Multilinguales
12 | 2020
Varia 2019
L’enseignement du kabyle durant la période
coloniale et la méthode directe : l’exemple des
manuels de Boulifa
The teaching of the kabyle during the colonial period and the direct method : the
example of Boulifa manuals
Nadia Berdous et Claude Cortier
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/multilinguales/4352
DOI : 10.4000/multilinguales.4352
ISSN : 2335-1853
Éditeur
Université Abderrahmane Mira - Bejaia
Référence électronique
Nadia Berdous et Claude Cortier, « L’enseignement du kabyle durant la période coloniale et la méthode
directe : l’exemple des manuels de Boulifa », Multilinguales [En ligne], 12 | 2020, mis en ligne le 14
février 2020, consulté le 30 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/multilinguales/4352 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/multilinguales.4352
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L’enseignement du kabyle durant la période coloniale et la méthode directe : ...
L’enseignement du kabyle durant la
période coloniale et la méthode
directe : l’exemple des manuels de
Boulifa
The teaching of the kabyle during the colonial period and the direct method : the
example of Boulifa manuals
Nadia Berdous et Claude Cortier
1
Comme la plupart des méthodologies d’enseignement, la méthodologie directe s’est
élaborée en fonction de nouveaux besoins sociaux, alors suscités par la révolution
industrielle mais aussi en réaction à la méthodologie traditionnelle qui accordait une
place prépondérante à la traduction et qui nécessitait l’acquisition de connaissances
grammaticales et culturelles importantes. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle,
face à l’extension du commerce et de l’industrie et à l’internationalisation des
échanges, se développe sous l’impulsion des phonéticiens (Puren, 1988, Galazzi, 1991)
un important mouvement réformateur de l’enseignement des langues vivantes, d’abord
en Allemagne et en Scandinavie puis en France au début du XXe siècle :
On appelle méthodologie directe la méthode utilisée en Allemagne et en France vers
la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle. Elle s’est également plus ou
moins répandue aux Etats-Unis. En France l’expression “méthode directe” apparaît
pour la première fois dans la Circulaire du 15 novembre 1901, qui l’opposait
systématiquement à la méthodologie traditionnelle de grammaire-traduction en
raison de son principe direct. Dans cette circulaire, on oblige pour la première fois
tous les professeurs de langue étrangère à utiliser une méthodologie unique […]
(Rodriguez Seara, Ana)
2
Progressivement, se répand fortement l’idée que le but principal de l’enseignement des
langues consiste d’abord à apprendre à les parler, et seulement ensuite à les écrire, et
que leur connaissance pratique doit prévaloir sur l’acquisition d’une culture littéraire.
C’est pourquoi, la méthode directe (désormais MD) a été officiellement imposée dans
l’enseignement primaire et secondaire français par les instructions ministérielles de
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L’enseignement du kabyle durant la période coloniale et la méthode directe : ...
1902, et par extension, sous l’impulsion du ministre Jules Ferry, dans les colonies et
protectorats (Vigner, 2015 ; Cortier et al., 2016). En Algérie, elle sera intégrée aux
programmes d’enseignement d’abord pour le français et ensuite à l’enseignement des
langues parlées pour les Européens,
Contestée par les tenants du bilinguisme (Machuel, 1885), elle évoluera dans la plupart
des régions de France ou sous-domination française, très rapidement vers des
méthodologies mixtes (Verny & Lieutard, 2007), conservant des aspects traditionnels,
tout en introduisant l’enseignement de l’oral, comme nous allons le voir également
dans les manuels élaborés pour le kabyle par Boulifa.
3
Dans le présent article, nous nous intéresserons à l’enseignement du kabyle, comme
langue étrangère, avec la méthode directe. Nous ferons une lecture descriptive
analytique des deux manuels d’Amar Said Boulifa. L’objectif principal de cette étude est
de voir comment Boulifa a exploité une méthodologie d’enseignement, conçue
principalement pour les langues à large diffusion, comme le français, l’anglais…
enseignées dans des cadres scolaires officiels, ayant une longue tradition écrite, pour
l’enseignement du kabyle, langue orale et confinée dans des espaces domestiques et
régionaux.
1- L’enseignement du kabyle durant la période
coloniale et la méthode directe
L’extension considérable de l’espace colonial français à la fin du XIXe siècle, conduit
les autorités françaises à créer en 1894 un ministère des Colonies, chargé de donner
cohérence à l’action politique et administrative de la France dans ses colonies. La
même année est fondée l’École coloniale dont la mission sera de former les
administrateurs et les magistrats ayant à intervenir dans les colonies. (Vigner,
2015).
4
Une politique éducative va se mettre en place, en Algérie, et permettra l’ouverture
d’une chaire pour l’enseignement du berbère, du kabyle et de l’arabe algérien. Jusqu’à
cette période, la connaissance du berbère était resté l’apanage d’un milieu très
restreint, la production savante étant mal adaptée aux objectifs pratiques des
instituteurs et des administrateurs (Selles, 2013). Cet enseignement sera accompagné
par des primes conséquentes pour encourager les fonctionnaires français et européens
à suivre ces enseignements :
L’école normale inaugurée à Alger en 1866, destinée à former de futurs directeurs
d’écoles arabes-françaises, reste après le tournant politique de 1870 un pôle actif
d’enseignement de l’arabe et du kabyle, et ce avant même la mise en place, au début
des années 1890, d’une section spéciale pour les élèves-maîtres se destinant à
l’enseignement indigène. (Messaoudi, 2013 : 84)
5
Selon l’ouvrage Notions de kabyle (Mohamed El Hocine et Plault, 1960), plusieurs
instances délivraient des diplômes, brevets et certificats de berbère (tamazight) : la
faculté d’Alger, l’École Pratiques d’Études Berbères et l’École Nationale des Langues
Orientales. Chaker, quant à lui, parle surtout de deux écoles qui ont formé des
générations de berbérisants : l’Ecole normale de Bouzaréah et l’Ecole supérieure des
lettres qui allait devenir la Faculté des lettres d’Alger (Chaker, 1996 :01). Certains
Algériens, particulièrement des Kabyles, ont suivi ces formations et les dispenseront
par la suite, à l’instar d’Amar Said Boulifa et de Belkassem Ben Sedira.
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Cet enseignement avait d’abord un objectif utilitaire, il concernait surtout les
instituteurs qui allaient entrer en contact direct avec les kabylophones ou
berbérophones. Puis, il a été élargi à tous les fonctionnaires qui voulaient bénéficier de
la prime accordée aux titulaires de diplôme de langue berbère et/ou de langue kabyle,
notamment pour ceux et celles qui voulaient accéder à certains postes administratifs,
pour lesquels la maitrise du berbère et kabyle était une condition sine qua non
d’admission.
6
Les manuels d’enseignement de langue kabyle, durant la période coloniale, ont été
d’une manière générale élaborés avec des méthodologies conçues pour l’enseignement/
apprentissage des langues étrangères préconisées en France : « Il s’agissait de donner aux
jeunes diplômés, dont les instituteurs surtout, une formation spéciale qui devait les préparer à
enseigner dans les écoles kabyles ou ailleurs en Algérie. » (Berdous, 2017 : 228). Cela a
toutefois permis un travail linguistique important et la production d’outils didactiques
spécifiques :
Le renouvellement des modes d’enseignement des langues vivantes avec le primat
de la méthode directe, l’institution de primes pour les fonctionnaires
berbérophones (1881) et de certifications universitaires (avec un brevet et un
diplôme délivrés par l’école des Lettres d’Alger à partir de 1885) suscitent la
réalisation de nouveaux ouvrages […] (Selles, 2013 : 142).
Les différentes méthodologies de cet enseignement se sont inscrites dans une
continuité identique à celle des langues vivantes où la méthodologie traditionnelle a
d’abord été dominante, puis vint la méthode directe, « explicitement recommandée par les
nouveaux programmes arrêtés par le recteur d’Alger en 1898 » (Messaoudi, 1913 : 98), avec
plusieurs manuels pour l’arabe et, pour le kabyle, les manuels de Boulifa. Vers les
années 60, la didactique du kabyle, langue étrangère, s’est enrichie avec le manuel Tiziwuccen1 qui relève de la méthodologie audio-visuelle en vogue à l’époque en France.
7
Soulignons cependant, que le grand changement dans l’enseignement du kabyle durant
la période coloniale fut amorcé par les manuels de Boulifa qui orienta nettement
l’enseignement vers la pratique orale de la langue :
Au cours de ‘deuxième année’, l’élève étant suffisamment initié aux choses
théoriques de la langue, sera appelé à se livrer à des exercices beaucoup plus
pratiques et, partant, moins monotones. Basée sur la conversation, la méthode n’a,
en effet, d’autre but que d’habituer l’élève à la manœuvre pratique, à l’emploi, avec
ses propres moyens, des connaissances acquises pour l’amener graduellement, à
s’initier à la gymnastique spéciale du langage. (Boulifa, 1913 : VIII).
L’accent mis sur l’enseignement de l’oral dans le deuxième manuel de Boulifa l’inscrit
dans l’esprit de la MD, mais dans un deuxième temps, à la différence des autres
méthodes de ce courant : « Ce principe direct en effet ne se réfère pas seulement dans l’esprit
de ses promoteurs à un enseignement des mots étrangers sans passer par l’intermédiaire de leur
équivalent français, mais aussi à celui de la langue orale sans passer par l’intermédiaire de sa
forme écrite […] » (Puren, 1988 : 95).
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2. L’enseignement d’Amar Said Boulifa et la méthode
directe
Un berbérisant prolixe
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Né vers 1865 à Adni (Fort National, Grande Kabylie), orphelin très jeune, Amar Said
Boulifa fut élevé par son oncle maternel qui le scolarisa à Tamazirt, la toute première
école ouverte en Kabylie en 1875, un établissement qui formera de nombreuses
générations au savoir moderne. Instituteur formé à l’Ecole Normale de Bouzareah dans
les années 1890, il devint ensuite répétiteur de berbère à la même école, puis en 1901, à
la Faculté des lettres d’Alger :
Boulifa a été le prototype de l’instituteur et de l’érudit kabyle de formation
française, totalement acquis aux idéaux de l’école républicaine française, à ses
objectifs affichés de promotion et d’égalité, mais au même temps profondément fier
de sa culture et de sa langue d’origine auxquelles il consacrera toute sa vie (CRBCentre de Recherche Berbère : 02).
Il prit sa retraite en 1929 et mourut en 1931 à Alger où il fut inhumé.
9
Boulifa fut un berbérisant prolixe, il s’est intéressé d’abord à l’enseignement de la
langue kabyle, pour lequel il a élaboré deux manuels avec la méthode directe. Le
premier manuel est intitulé « Première année de langue kabyle » (Boulifa, 1897), le
deuxième est intitulé « Langue kabyle-cours de deuxième année, étude linguistique et
sociologique sur la Kabylie de Djurdjura » (Boulifa, 1913). Ces deux manuels sont
complémentaires et assurent un enseignement cohérent étalé sur deux années.
Il s’intéressa aussi à la littérature et à l’histoire. Il a écrit plusieurs ouvrages utiles pour
la connaissance du kabyle dont les plus connus sont : Recueil de poésies kabyles (texte
zouaoua)2, précédé d’une Etude sur la femme kabyle et d’une notice sur le chant kabyle (airs de
musique), Le Djurdjura à travers l’histoire (depuis l’Antiquité jusqu’à 1830), Organisation et
indépendance des Zouaoua (Grande Kabylie)…
Un didacticien innovant
10
L’enseignement du kabyle durant la période coloniale a connu diverses méthodes
comme nous l’avons souligné, toutefois, Boulifa, premier des instituteurs kabyles à
s’inscrire dans ce renouveau méthodologique, s’est affirmé comme une figure
incontournable de l’élaboration des manuels :
« Ses manuels scolaires constituent une référence incontestable pour ses
contemporains et les générations ultérieures. Ils mettent en œuvre la méthode
directe à partir de textes directement puisés auprès de locuteurs kabyles » (Selles,
2013 : 142).
Boulifa explique dans la préface de son premier manuel les objectifs de sa méthode :
Apprendre à parler et écrire correctement le kabyle, guider et encourager ceux qui
veulent s’adonner à l’étude de cette langue, les mettre dans le moins de temps
possible à même de converser avec les Indigènes, tel est le but que je me suis
proposé en rédigeant ce modeste ouvrage qui n’est que le résumé des leçons que j’ai
l’honneur de faire devant les élèves de la Section spéciale de l’Ecole normale
d’Alger-Bouzareah depuis décembre 1891(Boulifa, 1897, Préface : 1).
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Il insiste d’emblée sur la maitrise de l’oral, car le kabyle est une langue parlée, que l’on
doit enseigner comme telle. Mais comme toute langue, elle a des règles qui lui sont
propres :
Si l’on jette un coup d’œil sur la gradation des leçons et exercices, il semble de
prime abord, que l’ordre logique et grammatical n’a pas été suivi, il faut rappeler
que le kabyle, tout en étant une langue parlée, n’en a pas moins ses règles
particulières... C’est pour obvier à ces difficultés que j’ai cru devoir suivre une
méthode et un plan tout particulier (Boulifa, 1897 : 2).
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Il affirme ensuite la nécessité d’une connaissance solide du vocabulaire et de la
grammaire car il faut habituer dès le commencement l’élève ou l’apprenant à exprimer
ses idées au moyen d’un vocabulaire étudié : « Pour arriver à une possession solide et
pratiquement utilisable d’une langue il faut beaucoup de mots et assez de grammaire, (Boulifa,
1913 : VIII). Il souligne plus loin :
Pour préparer le Kabylisant à la conversation, j’ai écarté ce genre de phrase que l’on
ne trouve guère que dans les manuels et que l’on rencontre jamais dans la pratique ;
je me suis efforcé de faire un choix judicieux de tournures et d’expressions qui sont
d’un fréquent usage dans le langage courant (Boulifa, 1897).
Et puis Boulifa insiste, dans son premier manuel sur l’accent mis sur le volet oral de la
langue et non pas le volet de l’écrit, ce qui le rapproche, mais sans l’inscrire totalement,
dans l’esprit de la méthode directe.
13
Par ailleurs, et c’est la grande originalité de sa production, Boulifa a élaboré lui-même
les textes supports pour la lecture, il s’est inspiré de la vie quotidienne des Kabyles, de
leurs us et coutumes, comme il le souligne dans la préface du cours de deuxième année :
« nous estimons donc que l’étude de la vie pratique de ceux dont on veut connaître
la langue, est là, toute trouvée pour nous servir de base et pour nous procurer
toutes les matières voulues, devant composer notre deuxième année. » (Boulifa,
1913 : IX).
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Dans le manuel de première année, il commence par un cours introductif sur l’alphabet
et les adaptations qu’il a jugé nécessaires pour enseigner le kabyle. Il insiste sur la
prononciation (voir les Remarques en annexe n° 1). Chaque leçon se termine par des
exercices de prononciation comme le recommandent explicitement les instructions
officielles de 19021 :
Tous les efforts du professeur devront tendre à obtenir dès le début une
prononciation et une accentuation exactes. Afin d’y parvenir, il prononcera luimême les vocables lentement et en séparant les syllabes, les fera répéter tantôt par
un seul élève, tantôt par plusieurs, tantôt par l’ensemble de la classe, jusqu’à ce
qu’il ait obtenu une reproduction exacte des sons qu’il a émis.
Toutefois, il s’est éloigné de l’un des principes les plus courants de la méthode directe,
en recourant, comme le montre la page en annexe n° 1, à la langue française. Seuls les
exemples qui accompagnent les cours sont donnés en langue kabyle. Cela peut
s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’un manuel que l’apprenant pouvait être amené à
travailler seul.
Les leçons de vocabulaire se résument à la mémorisation d’un nombre de mots
présentés dans l’ordre naturel :
Ces mots ne sont pas pris au hasard ; leur classification est faite d’après l’ordre
naturel : ainsi le mot izzem, lion n’est évidemment pas classé dans la catégorie des
mots où se trouve par exemple afalkou, faucon (oiseau) mais la catégorie des
quadrupèdes (animaux sauvages) (Boulifa, 1897).
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Boulifa, s’alignant sur le principe de la MD a privilégié l’apprentissage du vocabulaire
courant et de proximité : la première leçon de vocabulaire porte sur les mots qui
désignent d’abord la classe, puis l’école, la maison… La méthode directe préconise de
commencer par les mots du vocabulaire concret qui désignent des réalités palpables,
d’abord des objets que l’enseignant peut montrer dans l’environnement proche, puis
progressivement et selon une gradation, on introduit des univers plus lointains, puis
d’autres mots plus abstraits qui seront explicités à partir des mots déjà connus. (Voir la
liste des mots à prononcer figurant dans la page annexe n° 2 où se retrouvent la salle de
classe, le corps humain, les animaux, etc.)
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Comme nous le constatons, Boulifa a respecté certains principes de la méthode directe
mais il en a rejeté d’autres. Il n’a pas suivi comme un dogme les principes de la MD, la
langue française est toujours présente dans le manuel de la première année, bien que ce
soit comme l’a montré Puren « l’interdiction de l’utilisation de la langue maternelle des élèves
qui fonde réellement la MD en tant méthodologie nouvelle » (Puren, 1988 : 122). Cependant,
les exercices de grammaire qui consistent à travailler directement sur la langue elle même, sont récurrents dans son premier manuel, mais également les exercices de
thèmes et versions qui renvoient directement à méthode traditionnelle : « dans lesquels
les règles sont appliquées et les mots appris trouvent un emploi immédiat. » (Boulifa, 1897).
Dans son deuxième manuel de langue kabyle, Cours de deuxième année, étude linguistique
et sociologique sur la Kabylie du Djurdjura, Boulifa orienta sa méthode vers la pratique
orale de la langue, il élimina toutes les leçons de grammaire, considérées comme
acquises durant la première année, se rapprochant ainsi des principes de la méthode
directe, puisque :
Ce principe direct en effet ne se réfère pas seulement dans l’esprit de ses
promoteurs à un enseignement des mots étrangers sans passer par l’intermédiaire
de leur équivalent français, mais aussi à celui de la langue orale sans passer par
l’intermédiaire de sa forme écrite. (Puren, 1988 : 95).
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Comme l’a montré Puren (1988), le noyau dur de la MD est constitué de trois méthodes :
méthode directe, méthode active et méthode orale, une terminologie que nous
retrouvons dans le discours de Boulifa : « Basée sur la conversation, la méthode n’a, en effet,
d’autre but que d’habituer l’élève à la manœuvre pratique, à l’emploi, avec ses propres moyens,
des connaissances acquises pour l’amener graduellement à s’initier à la gymnastique spéciale du
langage. » (Boulifa, 1913 : VIII).
3. L’adaptation de la méthode directe au contexte
linguistique et culturel kabyle
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Boulifa a souligné dans sa préface l’importance de l’enseignement du vocabulaire pour
l’apprentissage d’une langue étrangère. Pour son manuel Méthode de langue kabyle - cours
de deuxième année il préconise un enseignement basé sur la connaissance de la Kabylie
(sa culture, son organisation sociale, ses coutumes…).
Pour ce faire, il a imaginé des échanges (des dialogues et de longs textes) entre un
instituteur étranger et les différents membres de la société kabyle (agriculteur, artisan,
femme…). Le personnage principal est
« un Français, un instituteur, ami des habitants dont il instruit les enfants. Ayant le
vif désir de s’instruire, il provoquera les questions, il interrogera les gens au milieu
desquels il vit (…) » (Boulifa, 1913 : X)
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Ces échanges qui portent sur le pays kabyle (dans toutes ses dimensions) permettent au
personnage nommé opportunément Afransis de connaitre et de se familiariser avec les
coutumes de ce pays et ses habitants.
Ce sont des textes grâce auxquels Amar Said Boulifa a su insérer les mots du lexique à
acquérir dans leurs contextes d’emploi, et pas seulement comme une liste de mots à
apprendre par cœur. L’exemple ci-dessous montre un texte qui met en scène
l’instituteur français dialoguant avec un villageois.
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La méthode directe mise en œuvre par Boulifa pour l’enseignement du kabyle est
originale par son adaptation au contexte kabyle. En effet, pour cet instituteur kabyle
connaitre une langue, c’est :
Connaitre la mentalité, l’esprit, le génie de ceux qui parlent cette langue ; or, la
mentalité d’un groupe quelconque d’individus, ne peut être pénétrée, saisie,
comprise que par une étude approfondie, une connaissance exacte de leur caractère
et de leurs mœurs. C’est là, pensons-nous, l’esprit de la méthode directe (Boulifa,
1913 : VIII)
C’est une définition qui donne à cet enseignement une dimension culturelle et sociale
et l’éloigne de l’objectif pratique assigné à l’enseignement de la langue étrangère dans
le cadre de la méthodologie directe qui se voulait un nouvel outil de maitrise effective
de la langue comme simple instrument de communication, parti pris contre lequel se
sont élevés beaucoup de pédagogues (Cortier & Puren, 2008, Costa, 2009).
Bien qu’il souligne explicitement la primauté de l’oral sur l’écrit, Boulifa maintient le
besoin de la grammaire pour une maitrise solide de la langue. Là encore, il ne s’éloigne
pas complètement de la méthode traditionnelle. On peut supposer retrouver dans ce
souci d’un enseignement théorique, une volonté de grammatisation, d’élaboration
linguistique, en même temps que didactique, inhérent à la mise en place de
l’enseignement d’une langue orale.
21
Et pour conclure, Boulifa a proposé, dans ses méthodes et manuels, une conception
originale et propre à lui de la méthode directe, il ne s’est pas emprisonné dans les
principes qui ont guidé son application en France, comme le non recours à la langue
maternelle du locuteur, en première année notamment, année où les élèves – maitres
prennent contact avec le kabyle pour la première fois. On sait que ce principe a été
critiqué par nombre de pédagogues et didacticiens et que son application dans les
régions allophones a été largement contestée en France et même en Tunisie, où le
Directeur de l’enseignement public Louis Machuel préconisera un enseignement
« bilingue » pour ne pas interrompre le développement intellectuel des enfants. La
Revue pédagogique se fera d’ailleurs l’écho de ces contestations, plus particulièrement
entre 1888 et 1894, comme le soulignent Cortier et al. (2016).
22
Boulifa a également adapté cette méthode conçue principalement pour l’enseignement
des langues étrangères à large diffusion pour enseigner une langue orale et minorée.
Dans ses manuels, il n’y pas d’illustrations comme c’est l’usage dans les manuels
élaborés avec la méthode directe. Son public est constitué d’élèves-maîtres, jeunes
adultes qui pouvaient se passer facilement des illustrations pour saisir le sens des
leçons. Il a, cependant, exploité des textes culturels « anthropologiques » comme
supports didactiques, dans une vision moderne de l’enseignement des langues, où
l’enseignement institue l’importance de la tradition orale :
» Dans les différents processus de l’élaboration didactique des langues minoritaires,
mêlant ainsi très souvent les avancées les plus significatives en matière de
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méthodes et les savoir- faire ancestraux de la transmission orale » (Di Meglio, 2015 :
6)
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Il ne s’est pas limité dans son enseignement au seul aspect linguistique, il a intégré la
dimension socio-culturelle de la langue enseignée, une démarche construite visant
l’acquisition de compétences socio-culturelles : « où l’enseignant ou le formateur doit
devenir, par excellence, pour l’apprenant, le relais nécessaire, le médiateur privilégié, vers une
autre culture, celle dont il enseigne la langue » (Gohard-Radenkovic, 2004 :11), une
approche moderne de l’enseignement des langues étrangères.
BIBLIOGRAPHIE
La lecture descriptive et critique que nous avons proposée des manuels de Boulifa, à la lumière
des études plus récentes portant sur les manuels de langue berbère (Selles, 2013 ; Berdous, 2017 :
199), montre des points de vue contrastés sur la façon de concevoir la méthode directe. Boulifa ne
l’avait ni contestée ni adoptée telle qu’elle. Il l’avait adaptée au contexte qui était le sien prenant
en considération un public de jeunes adultes, le statut du kabyle, l’environnement socioculturel
et les tensions socio-politiques de l’époque.
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L’enseignement du kabyle durant la période coloniale et la méthode directe : ...
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URL : http://journals.openedition.org/dhfles/4273
NOTES
1. - La méthode directe a été officiellement imposée en 1902 mais elle été employée et
recommandée la fin des années 1890. Voir (Messaoudi, 1913 : 98)
RÉSUMÉS
Cet article propose une lecture descriptive analytique de l’enseignement du kabyle durant la
période coloniale. Nous nous sommes intéressées aux manuels de Boulifa élaborés avec la
méthode directe, imposée en France par les instructions ministérielles de 1902. En Algérie, elle
sera intégrée aux programmes d’enseignement pour le français et à l’enseignement des langues
parlées comme le kabyle.
This article offers a descriptive analytical reading of Kabyle teaching during the colonial period.
We were interested in the Boulifa textbooks developed with the MD imposed in France by the
ministerial instructions of 1901. In Algeria, it will be integrated into the teaching programs for
French and then to the orals languages as Kabyle.
INDEX
Mots-clés : Méthode directe, enseignement du kabyle, manuels d’enseignements, programmes
d’enseignement, période coloniale
Keywords : Direct method, Kabyle education, teaching manuals, teaching programs, colonial
period
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L’enseignement du kabyle durant la période coloniale et la méthode directe : ...
AUTEURS
NADIA BERDOUS
Université de Bouira, Algérie
CLAUDE CORTIER
Université de Lyon, France
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