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Le premier manuscrit

1985, Lurelu : La seule revue québécoise exclusivement consacrée à la littérature pour la jeunesse

Document généré le 22 oct. 2023 07:09 Lurelu La seule revue québécoise exclusivement consacrée à la littérature pour la jeunesse Le premier manuscrit Robert Soulières, Cécile Gagnon, Darcia Labrosse, Raymond Plante, Bernadette Renaud et Daniel Sernine Volume 8, numéro 1, printemps–été 1985 URI : https://id.erudit.org/iderudit/12889ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Association Lurelu ISSN 0705-6567 (imprimé) 1923-2330 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Soulières, R., Gagnon, C., Labrosse, D., Plante, R., Renaud, B. & Sernine, D. (1985). Le premier manuscrit. Lurelu, 8(1), 28–29. Tous droits réservés © Association Lurelu, 1985 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ LE PREMIER MANUSCRIT omment s'est passée l'acceptation de votre premier manuscrit? Telle est la question que nous avons posée à quelques auteurs et illustrateurs. Cinq d'entre eux ont répondu à notre invitation. Leurs témoignages sont éloquents, et tout porte à croire qu'il n'y a pas de carrière sans... échecs. «Notre comité de lecture a lu avec beaucoup d'intérêt votre manuscrit intitulé XYZ. Malgré certaines qualités, il n'en recommande pas la publication. (...) Notre programme d'édition est complet pour cette année. (...) Nous vous remercions de l'intérêt que vous portez à notre maison d'édition. (...) C'est avec plaisir que nous étudierons le résultat de vos prochains travaux. Des formules toutes faites! Avait-il lu mon manuscrit au moins? Y avait-il vraiment un comité de lecture? Frustrations et désespoir. J'ai eu cent fois l'idée d'abandonner l'écriture pour me consacrer au tennis (et améliorer mes revers) ou à la guitare (pour trouver le ton juste). J'ai éprouvé cent fois l'envie de tout lâcher à cause de ces éditeurs qui ne comprenaient jamais rien. Et le temps a passé. La colère et la rage aussi. Et la passion est revenue parce qu'elle était toujours là. Comme Daniel Sernine et Raymond Plante, j'ai conservé dans mon classeur des dizaines de lettres de refus. Douze ans plus tard, en tant que responsables de collection, c'est à notre tour d'écrire des lettres de refusMais je suis persuadé qu'elles sont plus empathiques et beaucoup plus explicites que celles que nous recevions. Drôle de destin tout de même... Robert Soulières Cécile Gagnon Quand les mots rencontrent les images... 28 Voir naître l'illustration d'un de ses livres serait comparable, la douleur en moins, à un accouchement. À cause de la surprise et de l'inattendu. Un être qui fait partie de toi t'est arraché de façon soudaine et, à peine mis au monde, il entame sa propre existence. Je m'explique. Pendant des mois et des mois, tu imagines, dans le petit cinéma intérieur de ta tête, un personnage; tu rhabilles, tu te représentes son visage, sa tenue, sa mimique. Et voilà qu'une illustratrice te livre, d'un trait de crayon, d'une tache de couleur, une vision étrange, un personnage tout à fait autre que celui que tu as imaginé. D'un pas ferme et assuré, elle entre dans ce qui était fon territoire à toi toute seule, un monde bien jalousement bichonné et protégé, à l'abri de toute intervention. J'avoue que la première fois que j'ai jeté les yeux sur les esquisses que Darcia Labrosse avait faites de mon Barnabe, roi de Novilande (d'autres tentatives ayant été rejetées), j'ai ressenti un choc. Ni d'acceptation, ni de refus... un choc d'étonnement. Je me suis sentie dépossédée. — C'est lui, Barnabe? Il a les cheveux comme ça? Par la force des choses j'ai dû balayer en l'espace de quelques secondes toutes les images qui avaient lentement pris naissance dans ma tête au fil de mes réflexions et de la gymnastique des mots. Et puis, je suis entrée dans son monde, dans un monde non plus fragile et incertain mais, cette fois, tangible et définitif. En un éclair, j'ai été conquise par le petit air un peu perdu du personnage, par les d é t a i l s c o m i q u e s q u i amplifiaient l'histoire. J'ai vite saisi qu'entre mes mots et ses images un lien, instantanément, s'était tissé. Mon Barnabe avait engendré un autre Barnabe. Et le plus formidable, c'est que je l'aimais autant que le mien, ce Barnabe sur papier! Par cet accord subtil de mes mots avec les traits du crayon, mon personnage était vraiment vivant, cette fois, en chair et en os (en noir et en couleurs) et déjà... c'est ce qui me fait penser à l'enfantement... il ne m'appartenait plus. Il m'a quitté pour vivre sa propre vie... dans un album. Même s'il est parti et s'il a parcouru, depuis ce jour, mille chemins, je me sens toujours... sa mère! Darcia Labrosse La naissance d'un roi C'était le dernier samedi du Salon du livre de Montréal, en 1980. Il était cinq heures moins quart, je m'en souviendrai toute ma vie. Ça faisait trois jours que je transportais sous mon bras mon cartable de dessins, sans l'avoir vraiment montré à personne... La trouille, quoi! Après avoir longtemps marché, je m'arrête devant un stand rempli de livres pour enfants. Sur l'enseigne, je peux lire «Communication-Jeunesse». Je ne savais pas vraiment si c'était un éditeur, un distributeur ou un comptoir à beignets. J'étais fatiguée et franchement déçue de mon manque de courage! Je m'adresse donc à une représentante du stand (Marie-Jeanne Robin) et je me décide à lui montrer ma salade. Tout en regardant mes dessins, je l'entends qui rit et qui s'amuse. Tout à coup elle s'écrie: «Va voir Cécile Gagnon, voilà son numéro!» Cécile Gagnon? Mystère et boule de gomme, je ne la connaissais même pas... Je lui téléphone et elle me donne rendez-vous chez elle. En ouvrant la porte, j'aperçois son visage accueillant. Je déballe mon fourbi sans savoir vraiment pourquoi, et à ma grande surprise elle aussi se met à rire et à me complimenter. Mes images ont l'air de lui dire quelque chose. Avec enthousiasme, elle me propose une collaboration sur-le-champ. Elle me donne un texte intitulé Le roi de Novilande pour que je puisse le lire et lui dire ce que j'en pense. «J'aimerais bien que tu fasses quelques esquisses», me ditelle. Emballée, je m'imagine déjà en train d'illustrer un «vrai» livre. «Mais, ajoute Cécile, il y a déjà un illustrateur qui travaille à ce projet, et je ne suis pas certaine que j'aime son style d'illustration.» Je compris alors qu'elle aurait un choix à faire entre nous deux et qu'il fallait faire mes preuves. En rentrant chez moi, je me mets tout de suite à dessiner, gribouiller, barbouiller, et voilà que le roi de Novilande apparaît sur ma table à dessin, animé, habillé, avec sur son visage une expression bien à lui. J'envoie à Cécile mes croquis en attendant le verdict... Quelques semaines s'écoulent où je n'ose pas trop y penser. Un beau matin de janvier, Cécile m'appelle et m'annonce la bonne nouvelle. «Darcia, c'est toi l'heureuse élue!» Je suis folle de joie! À nous deux Barnabe! Et depuis ce jour-là, l'aventure continue de plus belle! Raymond Plante Comme un porte-bonheur J'ai cette manie de m'inventer des porte-bonheur. Peut-être pour me défendre, pour cocher des espoirs. Depuis toujours, j'imagine que le 26 est mon nombre chanceux. Je suis né un 26 juin, c'est normal. A 16 ans, mes premiers poèmes galopaient sur mon coeur. Ils cherchaient, fragiles, la tendresse et l'odeur des filles. À 16 ans, j'ai décidé de devenir écrivain. Naïvement. Prétentieusement. J'étais doué d'inconscience. J'échafaudais des romans que ces idiots d'éditeurs refusaient poliment, de la politesse des lettres stéréotypées. Six manuscrits en tout. Six petites bombes fortement artisanales qui n'ont éclaboussé personne, et que je suis content de savoir au creux de mon classeur. Je les détruirai, un jour, avant mon dernier souffle. En attendant, ils me rappellent que l'écriture n'est pas facile, qu'elle est bourrée de tâtonnements, de ratures, de recollages, de coups de tête. Bref, pour qu'elle ait l'air d'un jeu d'enfant, c'est un travail de fou, passionnant. En 1974, j'étais dans ma vingtsixième année... la chanceuse! Il y avait le prix de l'Actuelle. J'y ai fait parvenir une histoire intitulée La débarq u e . Mon p s e u d o n y m e : T i - c u l Boulamite. Et, un bon soir, M. JeanGuy Pilon m'a téléphoné. Le jury avait choisi mon roman. Renée-la-complice et moi, on a pleuré. On avait sur le coeur les six échecs, les heures de bruit à défoncer la petite machine à écrire, les hauts, les bas... et le livre enfin, comme un matin. 29 Avant môme d'avoir touché mon chèque, j'avais versé ses mille dollars pour m'acheter une auto. Et puis, à la maison Sogides, on préparait une fête. Aux lancements de cette époque, on ne lésinait pas sur le buffet et les boissons. Le milieu littéraire s'y rendait donc. Je m'y sentis étranger. Un peu de trop. Qu'est-ce que je pouvais apporter à ces gens qui discutaient, s'amusaient, se connaissaient depuis la nuit des temps? Je me suis éclipsé en douce. Capricieuse, mon auto neuve n'avait pas démarré, ce matin-là. Je suis rentré chez moi en métro, un peu triste comme après les fêtes, les grands frissons... mais en sachant désormais que l'imagination a certaines raisons d'inventer des portebonheur. Moi, du coin de l'oeil, je surveille encore les 26. Bernadette Renaud Combien de pages, dites vous?... Ma première histoire se voulait un album pour les petits. Je ne connaissais pas grand-chose à l'édition sauf que ces albums se nomment des «seize pages». Ardûment, phrase par phrase, j'ai écrit Emilie, la baignoire à pattes. Seize belles pages, dactylographiées de haut en bas! Toute fière de mon oeuvre, je me présente aux éditions Héritage qui, m'avait-on-dit, recherchaient des textes pour enfants. Surprise: j'avais trop de texte; un album ne comprend que quelques lignes par page! À tout hasard, l'éditeur garde le manuscrit pour l'évaluer. Quelques semaines plus tard: bonne nouvelle. Mon histoire est très intéressante mais... trop courte. Une nouvelle collection destinée aux lecteurs plus vieux serait créée sous peu; si j'allongeais considérablement le texte, il y cadrerait très bien. Après plusieurs mois, la version étoffée est prête et acceptée, à condition... qu'elle atteigne une centaine de pages! Parce que, entre-temps, on avait décidé une fois pour toutes que la nouvelle collection s'adresserait aux enfants de 8 à 12 ans. Cette fois, j'ai vécu des mois de panne sèche. Puis, petit à petit, le meilleur de l'histoire a pris forme. J'ai produit un peu plus de quatre-vingts pages qui ont été acceptées d'emblée. C'était le premier texte de la collection et le premier «Pour lire avec toi» à être imprimé. Bref, mon premier texte a été quasiment accepté... avant même d'être écrit. P.S. Au fait, deux ans après le «livre» de la baignoire, on en a tiré une version... seize pages...! * Emilie, la baignoire à pattes. Héritage, coll. Pour lire avec toi, 1976. * * Emilie, la baignoire à pattes. Héritage, coll. Grands Albums Héritage, 1978. Daniel Sernine Il reste toujours des illusions à perdre L'importun Soulières m'oblige à exhumer de leur carton les lettres de refus qui ont ponctué le début de ma carrière. Je n'ai pas dû les garder toutes, ou peut-être les éditeurs n'ontils pas tous pris la peine de me signifier leur refus par écrit. Quoi qu'il en soit, lorsque Les contes de l'ombre ont été acceptés pour publication, une demi-douzaine d'éditeurs (sinon plus) les avaient déjà refusés — dont Marabout, de Belgique, qui éditait une collection consacrée au fantastique: je fantasmais de voir mon livre à côté des Ray, Owen, Seignolle et autres grands. Les contes de l'ombre, c'était un recueil de textes fantastiques; comme le manuscrit était assez volumineux, les éditions Sélect ont proposé d'en faire deux livres. Le second s'est intitulé Légendes du vieux manoir et a paru la même année avec quelques textes supplémentaires. J'ai appris la nouvelle par une lettre très laconique, à la fin de 1977, alors que j'avais posté les manuscrits au printemps, je crois, ou même plus tôt. C'est dire que mes espoirs avaient eu le temps de tiédir; surprise, donc. Ma joie? Elle a dû être considérable sur le coup. Ce qui m'en reste, toutefois, c'est la certitude d'avoir été cyniquement exploité parce que je débutais dans la carrière et que, bien sûr, rien ne m'était plus important que d'être publié une première fois. Le pourcentage de droits que j'ai accepté, je serais gêné de le révéler aujourd'hui. Enfin. C'était le métier qui rentrait; il a continué de rentrer et il rentre encore. Apparemment il reste toujours quelques illusions à perdre.