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Salut Jacques Lacan

2018, Lettres à Lacan

Cette lettre parmi des lettres qui dessinent un état du champ freudien inséparable, pour le meilleur comme pour le pire, de « l'effet Lacan » et des retombées de son enseignement, en France autant qu'à l'étranger.

Salut Jacques Lacan In Lettres à Lacan, Laurie Laufer (compilation), Les édition Thierry Marchaisse, 2018 Fethi Benslama Salut encore, déclaré sur les portées du retrait infini, après tant d’autres saluts pensants adressés en compagnie de vos œuvres, depuis que vous m’êtes devenu lisiblement ami. Car cela avait mal commencé de prime abord, ce jour de juin au milieu des années soixante-dix, sortant de la bibliothèque de la rue Serpente à Paris, au bord des larmes d’avoir tenté de lire quelques pages des Écrits et de n’en avoir entravé couic. Ma fierté de nouveau licenciée ès lettre en psychologie, qui croyait avoir obtenu un permis de tout comprendre, en fut outragée. Pendant une dizaine d’années, je suis resté au bord de vos lettres. Je butais sans cesse dans le souvenir de mon échec contre des articulations déréglées proches du délire qui éberluaient ma lecture. Le paysage de vos textes est raviné, surface excavée plutôt que tramée, le sens y cahotait. Je recevais des mots cailloux. Ce n’est qu’au milieu des années quatrevingt, par la grâce amicale et contingente de Françoise et Jean-Michel Louka, qui me firent entendre un enregistrement de votre séminaire, que se produisit le déclic, la possibilité de franchir une insaisissable ligne entre illisible et lisible. Il y a donc un littoral Lacan. Il a fallu que ça tombe dans l’oreille, que ça passe par l’impression sur la voix pour que lire devienne cueillir (scriptum legere). A l’époque, je ne comprenais pas ce qui est arrivé avec ce changement, pas mieux d’ailleurs aujourd’hui, même si on peut supposer que la bascule du discours de l’écrit au parlé, laisse penser à un jeu d’aiguillage entre lettres et signifiants permettant l’ouverture de la destination. Depuis, je me suis recommandé de vous lire à haute voix. Ce rapport avec vos écrits a continué sa péripétie à mon insu, puisque c’est à partir de ce moment que je me suis retrouvé à affronter, sans préméditation ni 1 préparation, la question de la fondation de l’islam, à travers l’épreuve de son prophète, à la lettre. Certes, c’était le moment ou la fureur littéraliste de l’islamisme a commencé à se déchainer. J’en détectais quelques raisons : le lien antique au mythe religieux s’effilait, la pacification symbolique de la tradition se défaisait, la diablerie moderne distribuait le blasphème inconscient à qui mieux mieux, en pleine ivresse postcoloniale du progrès. C’est la littérature (joycienne), à travers Les Versets sataniques de Salman Rushdie (1989)1, qui a donné une représentation si fulgurante de cet état, que son auteur fut condamné à mort, comme il le prévoyait d’ailleurs dans son roman. C’était la fiction hilarante de l’exil du récit islamique (des musulmans mabouls tombent sur Londres d’un avion qui a explosé) et du dévoilement du tripot de la civilisation sous l’édifice de la sainteté prophétique. La vie du loué exemplaire est contée en amour de lupanar. Je n’avais pas lu encore Lituraterre2, même s’il est vrai que le changement de configuration qu’elle portait, transpirait et imprégnait les temps littéraires et philosophiques de sa nouveauté. L’enjeu autour de la lettre dans le récit de la fondation de l’islam m’avait requis avec une passion frénétique, avec un désir d’en savoir sans répit et le sentiment de devoir accomplir une tâche urgente au point où j’en étais avec la psychanalyse. Je n’avais aucune formation à la chose mahométane, mais je me suis retrouvé à en faire les tours et les détours avec une obstination qui me stupéfiait, n’ayant pour provision que la langue arabe, et une vague intuition issue d’un coup d’œil, que la fiction des origines de la prédication de Mahomet, où s’entremêlait la chronique et le mythe monothéiste, comportait quelques bribes sur le rapport entre lettre et jouissance de Dieu, que j’ai dénichées dans les poubelles de la théologie et de l’historiographie. J’ai commencé par prendre au sérieux que la lettre en arabe signifie littéralement le bord (ḥarf). Coïncidence : si aux prémices de la révélation, la chronique décrivait Mahomet en proie à la mélancolie, à des hallucinations où les pierres lui parlaient et mettait en scène un sujet tourmenté par l’angoisse d’être possédé, au point de songer à mettre fin à ses jours, l’allégorie de la révélation n’y est pas allée de main morte. Elle le représentait au comble du désespoir, se jetant du haut de la montagne, afin de figurer l’instant de la réception de la lettre comme chute interrompue dans le vide. On peut en déduire plusieurs versions du Vel : la lettre ou la mort, la lettre et/ou la mort, la lettre où le vide, la lettre ou bien le néant. L’instance de la lettre est ici entre le vide et l’aile de l’ange Gabriel qui a recueilli le prophète au moment du saut vers le précipice. L’ange arrêtait 1 2 Salman Rushdie, Les Versets Sataniques, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1989, 546 p. Jacques Lacan, « Lituraterre », Littérature, n° 3, octobre 1971, pp. 3-10. 2 l’anéantissement, lui donnait le temps de survivre à condition de lire, puisque le premier mot de la révélation coranique est l’injonction : « lis ! ». Il faisait nuit quand la chute est devenue élévation (dite « la nuit du destin »), de l’obscurité jaillissait l’éclat du jour de la lettre. C’est pourquoi j’ai intitulé l’essai qui rapportait cette conjecture : La Nuit brisée (1988)3. Cet ouvrage fut à vrai dire un tâtonnement enfiévré autour de l’Aufhebung coranique de Mahomet. D’autres indices concernant l’enjeu de la lettre pouvaient être relevés dans les démêlés de Mahomet avec l’ange terrible, émissaire du divin écrit. La révélation consistait en effet, en une obligation de lire imposée à un homme qui est supposé illettré. Aux protestations de Mahomet qu’il ne sait pas lire, Gabriel lui flanqua l’écrit sur la figure, le lui introduisit dans le corps dans un état convulsif comparable à une crise épileptique, d’où le prophète se réveillait avec de nouveaux versets. Ainsi, Mahomet était vierge de toute lettre comme Marie était innocente ou ignorante, selon la tradition chrétienne4 ; il recevait la révélation du même Ange Gabriel, et si l’on ajoute que le verbe lire, qui donna lieu à l’incipit coranique « Lis » (iqra‘), désigne aussi la conception, alors la réception de la lettre paraît passer par une féminisation de l’homme Mahomet. Bien des conséquences peuvent être tirées de cette lecture de la lecture de Mahomet que m’avait ouverte votre lecture, que je vous adresse aujourd’hui en guise de lettre sur vos lettres. Je mentionne cette conclusion : l’histoire des musulmans est une lutte autour de la fonction de la lettre positionnelle dans l’épreuve spirituelle du prophète et sa traduction théologico-juridique en littéralisme. Les mystiques, tel le génial Ibn Arabî (1165-1240)5, l’ont ainsi compris. C’est une guerre qui bat son plein sanglant Fethi Benslama, La Nuit brisée, Ramsay, 1988, 219 p. La question de la lettre et de la jouissance a été reprise d’une manière plus élaborée dans la chapitre III, de La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Aubier, Paris, 2002, Flammarion, Champs essais, 2012. 4 Pierre Legendre relève à propos de la vierge Marie dans la tradition chrétienne : « Si nous allons un peu plus loin dans l’inventaire de l’exégèse traditionnelle, nous constaterons que la doctrine de la pureté innocente est en même temps une doctrine de l’ignorance. [...] La mère de Dieu est une ignorante, exaltée en tant qu’ignorante. Ce nonsavoir : ne pas connaître la souillure se dit nommément jouir de Dieu. Pierre Legendre, « La Phalla-cieuse », La Jouissance et la Loi, UGE, 10/18, 1976, pp. 9-31. 3 Ibn Arabî, Les gemmes de la sagesse (fuçûs al-hikam), trad. sous le titre « La sagesse des prophètes » par T. Burckhardt, Albin Michel, 1955, p. 27. 5 3 aujourd’hui, parce qu’elle tient la question de l’émancipation du sujet d’un islam fini, vers l’infini des lettres... SLM Lacan. 4