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Evald Ilyenkov - L’idéel (1962)

2022, Evald Ilyenkov - L’idéel

Les tendances à la dématérialisation observables dans le capitalisme à partir des années 1960, de l'économie politique (le travail immatériel) aux pratiques artistiques (l'art conceptuel), ont suscité des tentatives pour repenser le matérialisme. Elles s'articulent autour de la recherche d'un matérialisme capable de rendre compte des rapports symbiotiques entre les objets matériels et leurs idéalisations. Les courants récents du tournant matériel, le réalisme agentiel de Barad par exemple, pourraient être lus comme une réponse à ce défi. Pourtant, l'absence notable de Marx dans ces théories crée un angle mort considérable. L'idéel (1962) du philosophe soviétique Evald Ilyenkov offre une perspective dialectique de ces problèmes en revenant à l'interprétation de Marx de ce concept en tant que forme de pratique sociale. En soulignant l'objectivité des formes idéelles contre leurs notions individualistes comme projections mentales, ou positivistes qui les réduisent à la structure neuronale du cerveau, Ilyenkov pose la nature irréductiblement sociale de la connaissance. Par une analyse des perceptions sensorielles, qui sont comprises comme possédant une histoire sociale, Ilyenkov ouvre la question de la convergence des paramètres idéels et matériels dans une société communiste. Le programme politique qui sous-tend son projet pourrait être défini comme une lutte pour des formes culturelles qui ne s'opposent pas au sujet comme étranger et hostile, mais devient sa fonction directe.

Astérion Philosophie, histoire des idées, pensée politique 27 | 2022 Critique et sciences sociales L’idéel The Ideal Evald Ilyenkov Traducteur : Giorgi Kobakhidze Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asterion/8825 DOI : 10.4000/asterion.8825 ISSN : 1762-6110 Éditeur ENS Éditions Ce document vous est fourni par Université Toulouse 2 - Jean Jaurès Référence électronique Evald Ilyenkov, « L’idéel », Astérion [En ligne], 27 | 2022, mis en ligne le 13 décembre 2022, consulté le 26 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/8825 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/asterion.8825 Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2023. Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire. L’idéel L’idéel The Ideal Evald Ilyenkov Traduction : Giorgi Kobakhidze Remarques biographiques sur Evald Ilyenkov Evald Ilyenkov est né en février 1924 dans la ville de Smolensk, d’un père écrivain et d’une mère institutrice. À partir de 1933, il grandit à Moscou, dans la première maison coopérative d’écrivains soviétiques, où il commence à connaître les traditions littéraires russes et européennes qui imprégneront plus tard ses écrits philosophiques. En 1941, Ilyenkov s’inscrit au département de philosophie à l’Institut de Philosophie, Littérature et Histoire de Moscou, mais ses études sont interrompues lorsqu’il est appelé par l’armée soviétique, pour participer à la Seconde Guerre mondiale. Les lettres qu’il rédige en temps de guerre témoignent des horreurs qu’il y endure. Il y décrit la quotidienneté de la mort et l’« agréable compagnie des cadavres ». En 1944, il envoie une lettre d’adieu à sa bien-aimée : « Maintenant, je suis là où je devais être. Maintenant, mes chances de rester en vie sont considérablement réduites. Mes chances de rester indemne sont pratiquement nulles ». Ce qui le console dans ces moments difficiles, ce sont ses livres et sa musique. Il lit Lermontov et Tolstoï, se plonge dans Hegel et écoute Wagner. Devant la ruine de Berlin, il se souvient du final de la Götterdämmerung [le Crépuscule des dieux] de Wagner. Ilyenkov combattra jusqu’à Berlin en tant que commandant de batterie d’artillerie et sera décoré plusieurs fois. Après la guerre, Ilyenkov applique son antifascisme militant au domaine de la philosophie. Il se lance alors dans une critique radicale de l’essentialisme et du déterminisme – ce qu’il appelle néo-positivisme – sous leurs formes conservatrices ou libérales, tant dans le marxisme soviétique que dans les traditions intellectuelles occidentales. Dans Le biologique et le social chez l’homme, il nous met en garde vis-à-vis du risque consistant à « déverser sur Mère Nature notre propre culpabilité ». La culpabilité à laquelle Ilyenkov fait référence réside dans notre mépris des conditions sociales et dans leur inadéquation avec le libre développement d’un être humain créatif. Sa Astérion, 27 | 2022 1 L’idéel conception de la personnalité fondée sur la définition par Marx de l’essence humaine comme somme totale de toutes les relations sociales était à la base de sa pratique pédagogique, plus connue sous le nom d’expérience Zagorsky. Avec des enfants malvoyants, malentendants et atteints de troubles du langage, il parvient à prouver qu’en dépit de tels états pathologiques, par une socialisation appropriée, les humains sont capables de développer leurs facultés créatives et de participer pleinement à la société. L’un de ses étudiants sourds-aveugles, Alexandre Souvorov, deviendra docteur en psychologie. L’idéel d’Evald Ilyenkov est l’un des textes phares du « marxisme créatif » soviétique, dont l’auteur est une figure clef. Ilyenkov entre ici en dialogue avec Hegel, Spinoza, Marx et d’autres pour construire un schéma dialectique, proposant un discours matérialiste sur les phénomènes non matériels. Le texte paraît en 1962, dans l’encyclopédie philosophique soviétique à laquelle Ilyenkov a contribué avec une section sur le matérialisme dialectique. Les philosophes russes contemporains, comme Valery Podoroga, se souviennent que la publication de cet article a suscité de vives discussions théoriques parmi les étudiants de l’époque, découragés par le marxisme soviétique officiel. Mais elle a également alimenté les accusations de « révisionnisme » et de « gnoséologisme » lancées par les philosophes du parti dit orthodoxe. Ilyenkov lui-même n’aurait pas été d’accord avec cet usage du terme. En tant que lecteur et traducteur attentif de Lukács, il était convaincu que l’orthodoxie se référait à l’adhésion à la méthode dialectique, et non pas à « une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx »1. Comme le dit Vessa Oittinen : Ilyenkov est un hérétique orthodoxe. Le gnoséologisme, dans le vocabulaire des philosophes soviétiques, était plus un idéologème qu’un concept. Ilyenkov en a été accusé en raison de son insistance sur la compréhension de la philosophie avant tout comme Logique. Une telle conception remonte à la période fondatrice de la philosophie soviétique lorsque l’Union soviétique nouvellement formée s’était donné pour tâche de développer une philosophie matérialiste qui était censée être une partie programmatique de l’État prolétarien. La place de Hegel était cruciale dans cette tâche. Comme Lénine l’a écrit : On ne peut pas appliquer telle quelle la logique de Hegel, ni la prendre comme un donné. Il faut en tirer les nuances logiques (gnoséologiques), après les avoir débarrassées de l’Ideenmystik : c’est encore un grand travail. 2 Cette directive de Lénine apparaît dans plusieurs des textes d’Ilyenkov et correspond en grande partie à ce qu’il essayait de produire. Il rejetait l’opinion, dominante à son époque, selon laquelle la philosophie représente une métascience qui devrait dicter des règles générales aux autres sciences, ou proposer des lois universelles régissant le monde. Il considérait au contraire la philosophie comme une « science spéciale », une science parmi d’autres, dont l’objet d’étude privilégié est l’idéel. Il faut noter ici que le mot russe pour science, Nauka, a plus d’affinités avec le mot allemand Wissenschaft, qui implique une recherche plus holistique des connaissances, et moins avec le mot anglais science avec ses connotations positivistes qui le séparent des sciences humaines. Ainsi, lorsqu’Ilyenkov qualifie la philosophie de science, il entend par là toute discipline engagée dans une recherche systématique visant à la connaissance dans les sciences naturelles et humaines. Ilyenkov défendait « l’intégrisme culturel » – une conception moniste de la science qui insiste sur une étroite relation entre la science et d’autres pratiques de la vie quotidienne comme l’économie, la culture et la politique – contre la différenciation des disciplines, qui dominait à son époque. Astérion, 27 | 2022 2 L’idéel Dès son apparition sur la scène philosophique, Ilyenkov s’est défini comme un penseur oppositionnel. Déjà en 1954, il s’était trouvé mêlé à un scandale avec son camarade Valentin Korovikov pour avoir déclaré, dans une conférence intitulée « Thèses sur le sujet de la philosophie »3, qu’il n’existe pas de diamat et d’ismat – les termes soviétiques désignant la philosophie officielle du parti communiste – et qu’il existe seulement une compréhension dialectique de l’histoire. La réaction ne s’était pas faite attendre : « [Ilyenkov et Korovikov] nous invitent à la sphère étouffante de la pensée » avait en effet déclaré le doyen du département de philosophie de l’époque, le professeur V. Molodtsov. « Nous n’y allons pas », assurait encore ce dernier. Ilyenkov a plus tard été forcé de quitter la Faculté, mais il n’a pas cessé pour autant de s’exprimer face au pouvoir chaque fois qu’il l’a jugé nécessaire. Il l’a fait avec une véhémence égale qu’il s’agisse d’une question aussi mineure que la traduction incorrecte par l’institut du marxisme-léninisme d’un mot dans l’une des éditions des Thèses sur Feuerbach de Marx – dans une lettre à l’institut du marxisme-léninisme, vers la fin des années 1950 – ou qu’il s’agisse d’une question aussi considérable et déterminante que le déclin de l’intérêt pour la philosophie chez les jeunes à cause de la « perversion positiviste » de cette dernière par le diamatchiki – dans une lettre au comité central du parti sur la condition de la philosophie, vers la fin des années 1960. Ilyenkov a adressé ces lettres à ceux-là mêmes qui le considéraient comme un ennemi et qui le qualifiaient déjà en 1955 d’« idéaliste menchevisant ». La chasse aux sorcières constante qui le prenait pour cible a bel et bien eu son effet. Et sa dépression, qu’il appelait son humeur hypocondriaque, s’alimentait d’ailleurs tant des attaques personnelles dirigées contre lui que des événements mondiaux, tels que l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie ou le conflit sino-vietnamien. Selon les termes de Hegel : « Le malheur extérieur doit devenir la douleur intérieure de l’homme »4. En mars 1979, Evald Ilyenkov se suicide en se tranchant la carotide. Dans une lettre commémorative, son ami proche le critique littéraire marxiste Mikhaïl Lifshitz décrit le suicide d’Ilyenkov comme un geste de refus catégorique et cite Thomas Mann : « On s’habitue à ne pas s’habituer » 5. Giorgi Kobakhidze * 1 L’idéel est l’image subjective de la réalité objective, c’est-à-dire le reflet du monde extérieur dans les formes de l’activité humaine, dans les formes de sa conscience et de sa volonté. L’idéel n’est pas un fait individuel-psychologique, et encore moins physiologique, mais un fait socio-historique, un produit et une forme de production spirituelle. L’idéel se réalise dans diverses formes de conscience sociale et de volonté de l’homme en tant que sujet de la production sociale de la vie matérielle et spirituelle. Selon Marx, « […] l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme »6. 2 La solution matérialiste au problème de l’idéel a d’abord été développée par Marx et Engels en se fondant d’une part sur le dépassement critique du concept objectifidéaliste – directement inspiré de Hegel – et d’autre part sur la théorie perceptivematérialiste du reflet de Feuerbach, du point de vue de l’activité concrète-objective de l’homme social. Les grands principes de cette solution ont été formulés pour la première fois par Marx dans les « Thèses sur Feuerbach » (1845) 7. Astérion, 27 | 2022 3 L’idéel 3 Toutes les formes de résolution du problème de l’idéel dans l’histoire de la philosophie gravitent autour de deux pôles : sa compréhension matérialiste et sa compréhension idéaliste. Le matérialisme pré-marxiste, rejetant à juste titre les notions spiritualistes et dualistes de l’idéel en tant que substance distincte s’opposant au monde matériel, considère l’idéel comme une image, comme le reflet d’un corps matériel dans un autre corps matériel, c’est-à-dire comme un attribut ou comme la fonction d’une matière expressément organisée. Cette compréhension matérialiste générale de la nature de l’idéel qui constitue l’essence de la ligne de Démocrite-Spinoza-Diderot-Feuerbach, indépendamment des différentes variantes de sa concrétisation par les matérialistes individuels, a également servi comme point de départ pour la solution marxisteléniniste du problème. Les points faibles du matérialisme pré-marxiste, apparus chez les matérialistes français (notamment Cabanis, La Mettrie), plus tard présents chez Feuerbach comme tendance, puis qui ont constitué une figure indépendante du matérialisme dit vulgaire (Büchner, Vogt, Moleschott etc.) au milieu du XIX e siècle, étaient liés à une compréhension anthropologique-naturaliste non historique de la nature humaine. Ces points faibles ont conduit à un rapprochement et, finalement, à une identification directe de l’idéel avec les structures matérielles nerveusesphysiologiques du cerveau. L’ancien matérialisme découlait de la compréhension de l’homme en tant que partie de la nature ; mais sans associer le matérialisme à l’histoire, il ne pouvait pas comprendre l’homme avec toutes ses particularités comme produit du travail transformant à la fois le monde extérieur et lui-même. Par conséquent, l’Idéel ne pouvait être compris comme le résultat et la fonction active du travail, de l’activité concrète-objective de l’homme social – comme une image du monde extérieur apparaissant dans le corps pensant, non comme le résultat d’une perception passive, mais comme un produit et une forme de transformation active de la nature, à la fois l’extérieur et la nature de l’homme lui-même, par le travail de générations se remplaçant les unes les autres au cours du développement historique. C’est pourquoi la principale transformation que Marx et Engels apportent à la compréhension matérialiste de la nature de l’idéel concerne tout d’abord le côté actif des rapports de l’homme pensant avec la nature, c’est-à-dire cet aspect qui a premièrement été développé par un idéalisme « intelligent » selon le mot de Lénine et qui renvoie à la ligne de Platon-Fichte-Hegel, laquelle a soulevé de façon abstraite et unilatérale ce côté de la question. 4 Le fait principal sur lequel les systèmes classiques d’idéalisme objectif se sont développés est le fait réel de l’indépendance de la culture entière de l’humanité et des formes de son organisation par rapport à la personne individuelle, et plus largement : le fait réel de la transformation des produits généraux de l’activité humaine en général – tant matérielle que spirituelle – en une force indépendante de la volonté et de la conscience des gens. Cette « aliénation » du produit de l’activité et des formes mêmes d’activité humaine conduit au fait que les formes d’activités humaines s’opposent réellement à un individu et lui sont imposées par la force en tant que nécessité extérieure, et peuvent donc être représentées comme les forces et les capacités de quelque sujet surindividuel : Dieu, l’Esprit absolu, l’« Ego » transcendantal, la Conscience du monde, etc. Cette aliénation se trouve, comme l’a montré Marx, au sein de la religion et de l’idéalisme. Dans ces deux formes de conscience sociale, une personne est consciente de ses propres forces et capacités, mais elle en a conscience sous le couvert des forces et capacités d’un être mystique autre qu’elle-même. Cette aliénation philosophico-religieuse des capacités humaines n’est pas du tout le fruit de Astérion, 27 | 2022 4 L’idéel l’ignorance ou de l’incompréhension, à l’instar de ce que pensaient les matérialistes français et Feuerbach, elle est plutôt une sorte de reflet de la réalité : l’aliénation réelle de l’homme dans les conditions de développement naturelle des rapports sociaux, la véritable attitude de l’individu face aux capacités socio-humaines et aux formes d’activités dans ces conditions. Dans la forme de la religion et de l’idéalisme se reflète le fait de l’indépendance de la culture sociale collective et des formes de son organisation par rapport à une personne individuelle, et plus largement la transformation des produits généraux de la production sociale (tant matérielle que spirituelle) en une force sociale particulière, opposée aux individus, qui domine leur volonté et leur conscience. C’est précisément parce que « cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle » que cette force sociale s’oppose, et donc « elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité »8. Ce pouvoir de la totalité sociale sur un individu est directement révélé et agit comme l’État, le système politique de la société, comme un système de restrictions morales, éthiques et juridiques, de normes de comportements publiques et, en outre, de normes et de critères esthétiques, logiques, etc. Dès l’enfance, un individu devra tenir compte des exigences et des limites qui sont exprimées et sanctionnées socialement, avec beaucoup plus de prudence que vis-à-vis de l’apparence directement perçue des choses et des situations individuelles, ou encore que vis-à-vis des désirs, des pulsions et des besoins organiques de son corps. 5 Le secret de la naissance de la conception spiritualiste de l’idéel est clairement perceptible dans les enseignements de Platon. Platon constate que la vie et l’activité humaine sont régies non pas directement par les lois de la nature, mais par les lois de l’État. C’est la différence entre l’homme et l’animal. Par État, Platon entend donc non seulement la structure judiciaire ou politique, mais aussi tout le système des formes générales de la culture, déterminant de façon directe le comportement d’un individu, sa volonté et sa conscience – y compris les normes grammaticales du langage, les règles de l’artisanat et de l’art, les rituels religieux, etc. En ce sens, l’État, selon Platon, s’oppose à l’individu comme une réalité surnaturelle particulière, à laquelle un individu est obligé de s’habituer par imitation dès l’enfance. Dès lors, le problème de la connaissance se pose de manière tout à fait différente. Avant Platon, la connaissance est comprise comme un état intérieur de l’individu. Pour cette raison, on tente de résoudre la question de la connaissance sur la base de l’étude de la relation d’une personne individuelle avec le monde entier, ou d’une âme individuelle, comprise corporellement, avec le monde qui lui est extérieur. À l’inverse, Platon en vient à comprendre l’homme non comme un corps singulier, mais comme une personne formée par l’État, c’est-à-dire une personne qui a appris les normes générales de la culture et qui y obéit. L’individu devient en premier lieu une incarnation singulière de l’État, ou un État incarné, et l’individu constitue le représentant plénipotentiaire de l’État. C’est une opération idéaliste bien caractéristique : le sujet se présente comme l’État sans-visage, alors que l’individu n’est que son instrument. Ainsi, la question de la relation entre la connaissance et la réalité se pose comme une question de relation entre les normes et les formes sociales directes de la culture humaine, individualisées dans une personne, et le monde des corps singuliers perçus de manière sensorielle, auquel appartient le corps singulier de la personne elle-même. Ce n’est pas par hasard Astérion, 27 | 2022 5 L’idéel que Hegel a loué Platon précisément pour le fait que dans sa doctrine « […] la réalité de l’Esprit – de l’Esprit en tant qu’il est opposé à la nature – apparaissait à Platon dans sa plus haute vérité, à savoir comme organisation d’un État […] » 9 et non dans l’organisation d’une âme individuelle. En d’autres termes, la question platonicienne du rapport de l’Esprit avec la nature s’est posée comme une question du rapport de la nature humaine, c’est-à-dire de toutes les formes de choses perçues sensoriellement et créées par l’homme, avec la nature vierge. Lors de l’énoncé d’une telle question, l’activité de l’individu par rapport à la nature est mise en évidence. Mais l’activité pratique réelle de l’homme est comprise par l’idéalisme comme une conséquence, comme une expression externe de l’activité de ces normes et catégories générales, dont le représentant particulier est la personne individuelle. Les normes universelles de la culture, que Platon appelle les idées, qui organisent la volonté consciente d’un individu – et à travers elle l’ordre des choses dans le monde humain – agissent comme des « proto-figures », comme des « figures actives », qui forment la substance de la nature, y compris l’être corporel de l’homme lui-même. De ce fait, la matière naturelle n’agit pour l’idéalisme objectif que comme une possibilité pure, comme argile passive et sans forme, façonnée par la puissance créatrice de proto-figures idéales. Le fondement d’une telle mystification est le fait que toutes les figures communes – sans exceptions enregistrées dans la parole et dans les formes de l’imagination spatiale – naissent en réalité non pas dans l’acte de passivité de la perception de l’homme individuel non touché par le travail de la nature, mais dans le processus de transformation pratique du sujet de la nature par l’homme social : la société. Ces figures communes naissent et fonctionnent comme des formes de détermination sociale-humaine de la volonté intentionnelle d’un individu, c’est-à-dire comme des formes d’activité. En fait, toutes les figures communes sont cristallisées dans le cadre de la culture spirituelle de manière totalement non intentionnelle, indépendante de la volonté et de la conscience des individus, alors même qu’elles sont cristallisées par leurs activités. Mais, dans la perception, elles agissent précisément comme des formes de choses créées par l’activité humaine, ou comme des « empreintes » apposées sur la matière naturelle par l’activité de l’homme, aliéné dans les formes de matière extérieure de la volonté intentionnelle. On ne traite la nature en tant que telle que dans la mesure où elle est, d’une manière ou d’une autre, impliquée dans le processus du travail social, transformée en un matériau, un moyen, une condition de l’activité humaine. Même le ciel étoilé, que le travail humain impacte peu, ne devient un objet d’attention et de perception de l’homme que lorsqu’il a été transformé par la société en un moyen d’orientation dans le temps et l’espace – en « instrument » d’activité vitale de l’organisme socio-humain, à la fois « organe » de son corps, horloge, boussole et calendrier naturel. Les formes universelles, les régularités de la matière naturelle se manifestent, et c’est pourquoi elles sont comprises précisément dans la mesure où cette matière a déjà été réellement transformée en matériau de construction du « corps non organique de l’homme », le « corps propre physique » de la civilisation, et c’est pourquoi les formes universelles des « choses elles-mêmes » agissent pour l’homme directement comme des « formes actives » du fonctionnement de ce « corps non organique de l’homme » 10. C’est pourquoi il n’est pas difficile pour l’idéaliste platonicien-hégélien de mystifier les formes et les tendances universelles de la nature elle-même – révélées et éprouvées par la pratique de l’homme en tant que formes d’action expéditive, de volonté rationnelle, comme les empreintes qu’il appose à la substance de la nature – en tant que produits de « l’aliénation » des formes de cette volonté vers l’extérieur, dans la matière naturelle. Astérion, 27 | 2022 6 L’idéel Sous cette forme inversée, l’idéalisme dépeint le fait réel de l’activité humaine par rapport à la nature, ce qui ne pouvait être pris en compte dans la théorie pré-marxiste du matérialisme. Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme – mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle.11 6 Ne connaissant pas la pratique matérielle en tant que telle, l’idéalisme ne connaît et ne prend en compte cette pratique que comme une expression extérieure de l’activité spirituelle, comme une incarnation extérieure dans la substance de la nature, comme des plans qui auraient supposément mûri dans les caches de la pensée créatrice et de l’imagination, puis auraient été déployés avec l’aide des mains humaines à l’extérieur, dans la matière naturelle. C’est le secret de l’idéalisme, la racine de tous ses vices, son péché originel. 7 L’idéel n’existe directement que sous la forme (moyen, figure) de l’activité d’une personne sociale, c’est-à-dire sous la forme d’un matériel assez concret, orienté vers le monde extérieur. Ainsi, si l’on parle du système matériel, dont la fonction et le mode d’existence est l’idéel, alors ce système n’est que l’homme social en unité avec le monde concret, à travers lequel il mène son activité vitale spécifiquement humaine. L’idéel n’est en aucun cas réductible à l’état de la matière qui se trouve sous la couverture crânienne d’un individu, c’est-à-dire le cerveau. Ce n’est pas le cerveau en tant que tel qui pense, qui agit de manière idéelle, mais une personne qui possède un cerveau, et qui est en unité avec le monde extérieur. L’idéel est une fonction spécifique de l’être humain en tant que sujet de l’activité du travail social, exercée sous des formes créées par un développement antérieur. Afin d’exposer le fondement terrestre des illusions idéalistes sur l’idéel, Marx et Engels écrivent : « Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouve comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représentés comme “substance” et “essence de l’homme”, de ce qu’ils ont porté aux nues ou qu’ils ont combattu […] »12. 8 En analysant le problème de la relation production-consommation, c’est-à-dire le problème politico-économique et non le problème psychologique, Marx énonce la formule suivante : « S’il est clair que c’est la production qui fournit du dehors son objet à la consommation, il est donc tout aussi clair que c’est la consommation qui pose idéalement l’objet de la production comme image intérieure, besoin, impulsion et fin » 13. Mais la consommation, comme le montre Marx, n’est que le moment intérieur de la production, ou la production elle-même, car elle crée non seulement un objet extérieur, mais aussi un sujet capable de produire et de reproduire cet objet et de le consommer de façon appropriée ; en d’autres termes, la production crée la forme d’activité humaine elle-même, ou la capacité de créer un objet d’une certaine forme et de l’utiliser adéquatement, c’est-à-dire en accord avec son rôle et sa fonction dans l’organisme social. Sous la forme d’une capacité active de l’homme en tant qu’agent de production sociale, l’objet considéré comme résultat de production existe idéalement, c’est-à-dire en tant qu’image intérieure, en tant que besoin, en tant qu’incitation et but de l’activité humaine. L’idéel n’est donc rien d’autre qu’une forme de chose, mais en Astérion, 27 | 2022 7 L’idéel dehors de cette chose, à savoir : dans l’homme, en tant que forme de son activité. C’est une forme d’activité humaine socialement déterminée. Dans la nature elle-même, y compris dans la nature de l’homme en tant qu’être biologique, il n’y a pas d’idéel. En relation avec l’organisation naturelle du corps humain, cette forme a le même caractère « externe » que dans sa relation avec la matière, dans laquelle elle est réalisée ou objectivée sous la forme d’une chose externe et sensorielle. Ainsi, la forme d’une cruche se dressant sous les bras d’un potier ne consiste à l’avance ni en un morceau d’argile, ni en une organisation anatomique-physiologique du corps de l’individu agissant comme un potier. Ce n’est que lorsque l’homme entraîne les organes de son corps sur les objets créés par l’homme pour l’homme qu’il devient le porteur de « formes actives » d’activité socio-humaine, qui crée ces objets. Il est clair que l’idéel, c’est-à-dire la forme d’activité sociale et humaine active, est directement incarné, ou, comme on aime à le dire aujourd’hui, « encodé » sous la forme de structures nerveuses et corticales cérébrales, c’est-à-dire de façon tout à fait matérielle. Cependant cette existence matérielle de l’idéel n’est pas l’idéel lui-même, mais seulement la forme de son expression dans le corps organique de l’individu. C’est une forme d’activité humaine socialement déterminée qui correspond à la forme de son objet et de son produit. Il est clair qu’essayer d’expliquer l’idéel par des propriétés anatomiques et physiologiques du cerveau est aussi ridicule que d’essayer d’expliquer la forme monétaire du produit du travail à partir des caractéristiques physiques et chimiques de l’or. Le matérialisme, dans ce cas, ne consiste pas du tout à identifier l’idéel avec les processus matériels qui se produisent dans la tête. Le matérialisme s’exprime ici précisément dans la compréhension du fait que l’idéel en tant que forme d’activité humaine socialement déterminée, créant un objet d’une certaine forme, naît et existe non pas « dans la tête », mais avec l’aide de la tête dans l’activité réelle de l’homme en tant qu’agent réel de la production sociale. C’est pourquoi les définitions scientifiques de l’idéel sont obtenues sur la base d’une analyse matérialiste de « l’anatomie et de la physiologie » de la production sociale de la vie matérielle et spirituelle de la société, et en aucun cas de l’anatomie et de la physiologie du cerveau en tant qu’organe du corps individuel. C’est précisément le monde des produits du travail humain dans l’acte constamment renouvelable de sa reproduction qui est, comme l’a dit Marx, « la psychologie humaine qui est sensuellement représentée devant nous » ; la théorie psychologique pour laquelle ce « livre ouvert » de la psychologie humaine est inconnu ne peut pas être une vraie science. Lorsque Marx définit l’idéel comme « le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme », il ne conçoit pas cette « tête » au sens naturel, scientifique du mot. Nous entendons ici la tête de l’homme socialement développé, dont toutes les formes d’activité sont des produits et des formes de développements socio-humains, des formes directement sociales et généralement significatives, depuis les formes de langage, le vocabulaire et le système syntaxique jusqu’aux catégories logiques. Le matériel extérieur se transforme en un fait social, en propriété de la personne sociale, c’est-à-dire en idéel, lorsqu’il est exprimé sous ces formes. La « transformation » directe de la matière en idéel consiste dans l’expression du fait extérieur dans un langage – cette « réalité directe de la pensée », c’est-à-dire l’idéel. Mais le langage lui-même est aussi peu idéel que la structure nerveuse et physiologique du cerveau. Là encore, ce n’est pas l’idéel, mais seulement la forme de son expression, son existence matérielle-concrète. C’est pourquoi le néo-positivisme (Wittgenstein, Carnap, etc.) qui identifie la pensée (c’est-à-dire l’idéel) avec le langage, avec le système des « termes » et des « énoncés », commet la plus grande erreur Astérion, 27 | 2022 8 L’idéel naturaliste, tout comme les enseignements qui identifient l’idéel avec les structures et les fonctions du tissu cérébral. Ici aussi, seule la forme de son expression matérielle est prise comme idéel. Le matériel est vraiment « transposé » dans la tête humaine, et pas simplement dans le cerveau en tant qu’organe du corps de l’individu, seulement dans le cas où il est exprimé dans des formes de langage directes, universellement significatives (le langage entendu ici dans un sens large, qui comprend le langage des plans, schémas, modèles, etc.). En d’autres termes, la chose ne s’idéalise que lorsqu’on la recrée activement à partir du langage des mots et des schémas, par la capacité de transformer « la parole en acte » et l’acte en chose. 9 C’est ce que Spinoza a très bien compris. Ayant établi que la pensée est l’activité du corps pensant qui est en rapport avec des corps réels dans l’espace réel, et non avec des « signes » ou des « concepts », il fait le lien entre les « idées adéquates », exprimées dans les mots d’une langue, et la capacité de reproduire des formes verbales données dans l’espace réel. C’est justement là qu’il procède à la distinction entre une détermination exprimant l’essence de la chose, c’est-à-dire l’image idéelle de l’objet, et des définitions nominales, formelles, qui fixent une propriété de l’objet, plus ou moins accidentellement choisie. Il explique cette distinction par l’exemple d’un cercle, d’une circonférence. Un cercle peut être défini comme « une figure dont les lignes tirées du centre à la circonférence sont égales »14, mais cette définition « n’explique nullement l’essence du cercle, elle ne montre qu’une de ses propriétés » 15. De surcroît, il ne s’agit que d’une propriété dérivée, secondaire. Ce n’est pas la même chose lorsque la définition comprend « la cause prochaine. » Le cercle doit alors être défini de la manière suivante : « une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe et l’autre mobile »16. Cette dernière définition établit une façon de construire une chose dans l’espace réel. Ici, la définition nominale apparaît en même temps que l’action réelle d’un corps pensant le long du contour spatial réel de l’objet de l’idée. C’est alors que la personne possède une idée adéquate, c’est-à-dire une image idéelle d’une chose, et non pas seulement des signes, des marques exprimés par des mots. C’est une compréhension profonde – et matérialiste – de la nature de l’idéel. L’idéel existe là où il y a une capacité à recréer un objet dans l’espace, en partant d’un mot, d’une langue – en conjonction avec la nécessité de cet objet et la disposition matérielle de l’acte. 10 La détermination de l’idéel est donc essentiellement dialectique. C’est quelque chose qui n’existe pas et qui existe simultanément. Une chose qui n’existe pas en tant qu’extérieure, perçue par les sens, et qui existe en même temps comme une capacité opérationnelle d’une personne. Il s’agit d’une existence qui est cependant égale à la non-existence, ou à l’existence actuelle de la chose extérieure dans la phase de sa formation dans l’activité du sujet, sous la forme d’une image intérieure, de ses besoins, de ses incitations et de son but. C’est en ce sens que l’être idéel d’une chose est différent de son être réel. Mais il diffère tout aussi fondamentalement des structures matérielles du cerveau et du langage par lesquelles cette chose existe chez le sujet. Contrairement aux structures du cerveau et du langage, l’image idéelle de l’objet est une forme d’objet externe, et non une forme du cerveau ou du langage. En ce qui concerne la différence entre l’image idéelle et l’objet extérieur, elle réside dans le fait que l’image idéelle n’est pas directement objectivée dans la substance extérieure de la nature mais dans le corps organique de l’homme et dans le corps du langage en tant qu’image subjective. L’idéel immédiat est donc l’existence subjective d’un objet, ou son « existence étrangère », l’existence d’un objet dans un autre et à travers un autre, comme l’a exprimé Hegel. Il convient en même temps de noter que dans les traductions de Hegel, le terme « idéel » Astérion, 27 | 2022 9 L’idéel (ideelle) est traduit par « idéalisé » afin de séparer ce sens de l’idéal, en tant que problème associé à l’idéal, qui dans l’œuvre de Hegel est un problème d’esthétique. L’idéel comme forme d’activité de l’homme social existe là où, comme le dit Hegel, se trouve le processus de « suppression (Aufhebung) d’extériorité », c’est-à-dire le processus de transformation du corps de la nature en sujet de l’activité humaine, en sujet du travail, puis en produit de cette activité. Ceci peut être exprimé de la manière suivante : la forme de la chose extérieure impliquée dans le processus de travail est « supprimée » dans la forme subjective de l’activité concrète et cette dernière est fixée concrètement dans le sujet par les mécanismes supérieurs de l’activité nerveuse. Puis, le revers de ces mêmes métamorphoses : la signification exprimée verbalement se transforme en action, et par l’action elle se transforme en forme de la chose extérieure, perçue par les sens, c’est-à-dire en objet. C’est dans ce mouvement cyclique, renouvelé sans cesse, que l’idéel – l’image idéelle d’une chose – existe. 11 Du point de vue de Marx, une chose – extérieure et indépendante de la conscience et de la volonté d’une personne, existante et perçue sensoriellement – est le début et la fin de ce mouvement cyclique, qui revient constamment « à soi-même ». Mais précisément parce que ce mouvement est de nature cyclique, son début et donc sa fin ne se voient pas dans les choses et les activités avec elles, mais dans les mots et les activités avec les mots. Dans ce cas, le schéma est exactement l’inverse de celui de Marx : parole-actechose, et puis retour. Ce schéma est le secret de toute la construction hégélienne, exposée dans la Phénoménologie de l’esprit et, plus largement, de tout idéalisme objectif – y compris la théologie. La Bible elle-même commence par la thèse « au commencement était la parole ». Sur ce point, Hegel ne se distingue des auteurs de la Bible que par le fait que chez lui, au début, il n’y avait pas seulement la parole, mais une activité avec la parole. Selon Hegel, c’est dans la parole et à travers elle que l’Esprit, idéel au début, devient « un objet à soi-même », trouve une forme dans laquelle il peut se confronter à lui-même et agir « en lui-même », en changeant activement sa propre « nature aliénée ». La seconde métamorphose chez Hegel consiste en un changement de la chose extérieure selon le plan et le schéma produit par l’activité avec les mots, au niveau du langage, au niveau de la pensée. Dans ce cas, la forme de la chose extérieure créée par le travail réel de l’homme commence également à apparaître comme une « nature aliénée de l’Esprit », un « être extérieur », un « être-autre de l’idéel ». De ce fait, l’acte final de « suppression de l’extériorité » consiste à retrouver et à reconnaître, dans le monde qui nous entoure, le « miroir de l’Esprit », une copie extérieure du monde intérieur idéel. C’est pourquoi les catégories universelles de logique fixées verbalement (les formes universelles du développement de l’Esprit de l’humanité, c’est-à-dire la culture spirituelle dans son ensemble) sont la cause cible de l’histoire, et donc le « début absolu » de tous les cycles de l’activité humaine. Telle est la mystification à laquelle est soumise, chez Hegel, la véritable essence de l’activité humaine. La relation réelle entre l’activité immédiate-concrète avec les choses et l’activité avec les mots est posée « la tête en bas ». La parole apparaît comme le premier « corps » (logiquement et historiquement) de l’image idéelle, tandis que la forme du produit extérieur du travail est la seconde incarnation corporelle dérivée de cette image idéelle. La troisième phase consiste à « supprimer » à nouveau cette extériorité, à reconnaître sous la forme d’une chose extérieure l’activité « aliénée », l’image de l’idéel, et à exprimer à nouveau cet idéel dans la parole – dans une composition logique. 12 L’idéalisme, c’est-à-dire la représentation de la nature comme quelque chose d’idéel en soi, est atteint par une substitution plus ou moins consciente : certains phénomènes Astérion, 27 | 2022 10 L’idéel naturels sont substitués à leur reflet idéel dans la science, c’est-à-dire dans la nature idéalisée auparavant. Cela ressort clairement du raisonnement de Hegel concernant les corps en collision, les masses matérielles : « Mais comme les masses se heurtent et se pressent, et qu’il n’y a pas d’espace vide laissé entre elles, c’est dans ce contact que commence à se produire l’unité idéale de la matière. Et il est important de voir comment cette unité interne (Innerlichkeit) se produit, comme il est en général important de voir comment la notion arrive à l’existence (Existenz) dans le sens déterminé »17. Cette « arrivée à l’existence » consiste, selon Hegel, dans le fait qu’au sein du choc que constitue l’acte du contact « deux points matériels ou atomes […] coïncident en seul point, dans un seul moment d’identité » 18, ce qui signifie que « l’être pour-soi n’est pas l’être pour-soi (Ihr Fürsichseyn ist nicht Fürsichseyn) » 19. Mais « être autre », tout en restant « soi-même », implique de posséder, outre un être réel, un être idéel. C’est le secret de « l’idéalisation » de la nature (matière) par Hegel : dès le début, Hegel ne parle pas de la nature elle-même, mais de la nature telle qu’elle apparaît dans la mécanique newtonienne, c’est-à-dire la nature déjà idéalisée auparavant et exprimée à travers des concepts spécifiques de la physique newtonienne. C’est aussi le secret de la vitalité d’une telle tournure idéaliste de la pensée : en parlant de la nature, nous sommes toujours obligés d’utiliser les expressions et les concepts de la science moderne. Mais l’idéalisme, en faisant passer ces expressions pour quelque chose de directement en unité avec la nature elle-même, fétichise ainsi le stade atteint de la connaissance de la nature, la transformant en un absolu, l’immortalisant. 13 C’est parce qu’il a mis ce schéma « la tête en bas » que Marx a pu apprendre toutes les avancées formelles de Hegel dans la compréhension de l’idéel. L’idéel arrive directement à l’existence dans le symbole et à travers le symbole, c’est-à-dire à travers le corps extérieur de la parole, sensoriellement perçu, visible ou audible. Mais ce corps, restant soi-même, se présente en même temps comme l’existence d’un autre corps, et son existence idéelle comme signification est quelque chose d’absolument différent de sa forme corporelle, perçue directement par les oreilles ou les yeux. La parole comme signe, comme nom, n’a rien à voir avec ce qu’elle est. Le point commun ne peut être trouvé que dans l’acte qui consiste à transformer la parole en acte et, par cet acte, en une chose ; puis, par le processus inverse, par la pratique et l’assimilation de ses résultats. 14 L’homme existe en tant qu’être humain, en tant que sujet d’activité orienté vers le monde qui l’entoure et vers lui-même, depuis et jusqu’à ce qu’il produise et reproduise activement sa vie réelle dans des formes créées par lui-même, son propre travail. Et ce travail, cette transformation réelle du monde et de lui-même, qui se déroule sous des formes socialement développées et légitimées, est précisément ce processus qui commence et continue en totale indépendance vis-à-vis de la pensée, au sein duquel naît et fonctionne, au fur et à mesure de sa métamorphose, l’idéel, l’idéalisation de la réalité, de la nature et des relations sociales, ainsi que le langage des symboles, comme corps extérieur de l’image idéelle du monde externe. Voici le mystère de l’idéel ainsi que sa résolution. Pour rendre plus compréhensible l’essence de ce mystère, aussi bien que la façon dont il a été résolu par Marx, analysons le cas le plus typique d’idéalisation de la réalité, l’acte de naissance de l’idéel : le phénomène politique et économique du prix. « Le prix, ou forme-monnaie des marchandises, est, comme leur forme-valeur en général, une forme qui diffère de leurs formes corporelles tangibles, une forme qui n’est donc qu’idéelle ou imaginée »20. Tout d’abord, soyons attentifs au fait que le prix, en tant que catégorie de l’économie politique, est une catégorie objective et non un Astérion, 27 | 2022 11 L’idéel phénomène psychophysiologique. Cependant, le prix est une forme « qui n’est qu’idéelle ». Tel est le matérialisme de la conception marxiste du prix. L’idéalisme, au contraire, consiste à affirmer que le prix, parce qu’il n’est « qu’idéel », existe seulement en tant que phénomène subjectif-psychique. Cette dernière interprétation du prix a été donnée par nul autre que Berkeley, qui a agi non seulement comme philosophe mais aussi comme économiste. Critiquant la conception idéaliste de l’argent, Marx montre que le prix est la valeur du produit du travail humain, exprimée en argent, par exemple dans une certaine quantité d’or. Mais l’or en soi, par nature, n’est pas de l’argent. Il n’est de l’argent que parce qu’il prend en charge une sorte de fonction sociale – une mesure de la valeur de toutes les marchandises. La forme de l’argent n’est donc pas la forme de l’or en tant que tel, mais la forme d’un autre objet, apposé comme un sceau, de l’extérieur, sur l’or. Cet autre objet, dont la forme est en fait de l’or, est un système de relations sociales entre les personnes dans le processus de production et d’échange de produits. De là vient la forme idéelle du prix. L’or en circulation, restant lui-même, est cependant directement la forme d’existence et de mouvement d’un « autre », représente et remplace cet « autre » dans le processus de circulation des marchandises et de l’argent, et constitue sa métamorphose. « Dans le prix, d’un côté, la marchandise se rapporte à l’argent comme à quelque chose qui est en dehors d’elle, et, deuxièmement, elle est elle-même posée idéellement comme argent, puisque l’argent a une réalité distincte d’elle […]. À côté de l’argent réel, la marchandise existe maintenant comme argent posé idéellement »21. « Après que l’argent a été posé réellement comme marchandise, la marchandise est posée idéellement comme argent. »22 Ce placement idéel, ou le placement d’un produit réel comme image idéelle d’un autre produit, se fait dans le processus de circulation de la grande masse des marchandises. Ce placement émerge comme un instrument pour résoudre les contradictions qui ont mûri au cours de ce processus, en son sein – non dans la tête, certes, mais pas sans l’aide de la tête – comme un moyen de satisfaire le besoin qui est apparu dans le circuit des marchandises. Ce besoin n’a aucun sens biologique. C’est la nécessité d’un organisme social. Ce besoin, agissant comme une contradiction non résolue de la forme de marchandise, est satisfait, est résolu par le fait qu’une marchandise est « arrachée » à une famille égalitaire de marchandises et se transforme en un étalon directement social des dépenses socialement nécessaires du travail, légalisé d’abord par la coutume, puis par la législation. Le problème, comme le dit Marx, surgit en même temps que les moyens de le résoudre. Dans l’échange réel, avant même l’apparition de l’argent (avant la transformation de l’or en monnaie), une certaine situation se présente : Jamais ne s’instaure un trafic où des possesseurs de marchandises comparent et échangent leurs articles contre d’autres articles différents sans que dans ce trafic diverses marchandises appartenant à divers possesseurs ne soient échangées contre une seule et même tierce marchandise et comparées à elle en tant que valeurs. Cette tierce marchandise, en devenant l’équivalent d’autres marchandises différentes, acquiert immédiatement – même si c’est dans d’étroites limites – la forme d’équivalent universel ou social.23 15 C’est sur cette base-là que surgit la possibilité et la nécessité d’exprimer le rapport d’échange mutuel des deux marchandises par la valeur d’échange de la troisième, et cette troisième n’entre pas directement dans l’échange réel, mais sert seulement comme mesure commune de la valeur des marchandises échangées. Et de la même manière, cette troisième marchandise, quoiqu’elle n’entre pas physiquement en échange, participe quand même à l’acte d’échange, présente seulement de manière Astérion, 27 | 2022 12 L’idéel idéelle, c’est-à-dire en représentation, dans le raisonnement des possesseurs des marchandises, en parole, sur papier, etc. Mais ce faisant, elle devient un symbole des relations sociales entre les gens. Toutes les théories dérisoires de l’argent et de la valeur qui réduisent la valeur et ses formes au pur symbolisme, au « nom de la relation », à un « signe » conventionnel ou légalement établi, sont liées à cette circonstance. Ces théories, en fonction de la logique de leur naissance et de leur construction, sont organiquement liées – et semblables comme le sont des jumeaux – à ces enseignements philosophiques et logiques qui, ne sachant pas comprendre l’acte de naissance de l’idéel à partir du processus de l’activité objective-pratique de l’homme social, finissent par énoncer les formes d’expression de cet idéel dans le discours, en termes et expressions de phénomènes conventionnels. Derrière ces phénomènes il y a cependant quelque chose de mystiquement insaisissable : ou bien « l’expérience » des néo-positivistes, ou bien « l’existence » des existentialistes, ou encore « l’essence eidétique » de Husserl et de ses semblables, non corporelle, mystique, intuitivement saisie. La logique de l’émergence de telles théories de l’idéel et de sa réduction au symbole, au signe de relations sans objet – ou de liaisons en tant que telles, de liaisons sans matière, de substrat – a été examinée par Marx dans Le Capital, où il démontre son caractère extrême et sa vacuité : Le fait que les marchandises, sous la forme de prix, ne sont transformées qu’idéalement en or et que par suite l’or n’est transformé qu’idéalement en monnaie, a donné lieu à la théorie de l’unité de mesure idéale de la monnaie. Comme il n’entre dans la détermination des prix que de l’or ou de l’argent figuré, que l’or et l’argent fonctionnent seulement comme monnaie de compte, on a prétendu que les termes de livre, shilling, pence, thaler, franc, etc., au lieu de désigner des fractions de poids d’or ou d’argent ou du travail matérialisé de quelque manière que ce soit, désignaient au contraire des atomes de valeur idéaux. 24 16 Et puis il a été facile de passer à l’idée que le prix des marchandises correspond à de simples « noms de relations » ou à des « proportions », de purs signes. Ainsi, les phénomènes économiques objectifs se transforment en simples symboles, derrière lesquels se cache la volonté qui fait leur substance, leur représentation, l’« expérience intérieure » du « Moi » individuel, interprétée au sens de Hume et Berkeley. C’est exactement par le même schéma que les idéalistes modernes transforment, en logique, les termes et les énoncés – la coquille verbale de l’image idéelle d’un objet – en « simples noms de rapports », dans lesquels « l’expérience » d’une personne individuelle symbolise l’activité du langage. Les rapports logiques se transforment simplement en « noms de connexions » – de quoi à quoi, on ne sait pas. Il faut souligner en particulier que la transformation idéelle de la marchandise en or, et donc de l’or en symbole des relations sociales, se déroule à la fois dans le temps et en essence plutôt que par la transformation réelle de la marchandise en argent, c’est-à-dire par le tintement de la pièce de monnaie. L’or devient la mesure de la valeur de toutes choses en tant que marchandises plutôt qu’un moyen de circulation, il fonctionne comme l’argent d’abord de manière « purement idéelle »25. « L’argent ne fait circuler que des marchandises déjà transformées idéellement en argent, non seulement dans la tête de l’individu singulier, mais encore dans la représentation de la société (immédiatement dans la représentation des partenaires au cours du procès d’achat et de vente) » 26. C’est un point fondamentalement important dans la compréhension marxiste du phénomène du prix, mais aussi du problème de l’idéel, du problème de l’idéalisation de la réalité en général. Cet acte d’échange suppose toujours le système déjà formé de relations entre les personnes médiatisées par les choses et il s’exprime toujours en ce qu’une des Astérion, 27 | 2022 13 L’idéel choses perçues sensoriellement, le corps – ce peut être le corps de la personne individuelle – « est arraché » à ce système et, ne cessant pas d’y fonctionner comme un corps distinct perçu sensoriellement, se transforme en représentant de tout autre corps de ce système, en corps sensoriellement perçu de l’image idéelle. Cette chose, restant elle-même, est en même temps l’incarnation extérieure d’une autre chose, non de son image directement corporelle, sensoriellement perçue, mais de son essence, c’est-à-dire de la loi de son existence au sein de ce système, qui crée en général cette situation originale. Cette chose devient ainsi un symbole, dont la signification reste toujours en dehors de sa forme directement perceptible, dans d’autres choses perçues sensoriellement et ne se révèle qu’à travers tout le système de relations des autres choses à cette chose, ou, inversement, de cette chose à toutes les autres. Étant réellement retirée de ce système, la chose sensoriellement perçue perd son rôle, la signification d’un symbole, se transforme à nouveau en chose sensoriellement perçue habituelle avec d’autres choses similaires. Cela montre que son existence et son fonctionnement en tant que symbole ne lui appartenaient pas en tant que tels, mais appartenaient seulement au système dans lequel elle se trouvait. Ses propriétés intrinsèques, sa forme perçue physiquement et sensoriellement, n’ont donc rien à voir avec son être en tant que symbole. La coquille corporelle, sensoriellement perceptible, le « corps » d’un symbole (le corps de la chose qui a été transformée en symbole), est pour son être en tant que symbole quelque chose de complètement insignifiant, fugace, temporaire, « l’existence fonctionnelle » d’une telle chose absorbe complètement son « existence matérielle »27. Et si cela a lieu, le corps matériel de cette chose est alors mis en accord avec sa fonction. En conséquence, le symbole se transforme en signe, c’est-àdire en objet, qui ne signifie plus rien en soi, mais représente seulement, exprime un autre objet avec lequel il n’a rien en commun, comme le nom de la chose avec la chose elle-même. C’est la dialectique de la transformation d’une chose en symbole, et d’un symbole en signe, qui est tracée dans Le Capital par la problématique de l’émergence et de l’évolution de la forme monnaie de la valeur. L’existence fonctionnelle du symbole est précisément qu’il n’est pas lui-même, il n’est pas son propre corps perçu sensoriellement, mais un autre. Et en même temps il est un moyen, un outil pour identifier l’essence des autres choses perçues sensoriellement, c’est-à-dire leur signification universelle, socio-humaine – c’est-à-dire leur rôle et leur fonction au sein du corps social – mais directement ; la loi de production et de reproduction des choses par l’activité humaine. En d’autres termes, la fonction du symbole est simplement d’être un corps direct de l’image idéelle de la chose extérieure, ou, plus précisément, de la loi de son existence, de l’universel. Le symbole, retiré du processus réel de métabolisme entre l’homme social et la nature, cesse d’être un symbole en général. Autrement dit, cette chose corporelle, sensoriellement perceptible, cesse d’être la coquille corporelle de l’image idéelle – son « âme » disparaît de son corps, car son « âme », qui existait dans la chose et à travers elle, était exactement l’activité concrète de l’homme social, cette même activité qui effectuait le métabolisme entre la nature « vierge » et la nature humanisée. Sans image idéelle, les êtres humains ne peuvent pas du tout métaboliser la nature et il n’est plus possible d’agir comme intermédiaire entre les choses de la nature, puisque ces choses sont impliquées et fonctionnent comme matériel, moyen ou instrument de la production sociale, et que l’image idéelle requiert précisément pour sa réalisation de la « matière matérielle » – ce qui comprend le langage avec ses symboles linguistiques. Ainsi, le travail social donne naissance à un besoin de langue, puis à la langue elle-même, la parole, et non l’inverse, comme dans la Astérion, 27 | 2022 14 L’idéel version néo-positiviste. Lorsqu’une personne agit avec un symbole ou un signe plutôt qu’avec un objet, en s’appuyant sur le symbole et le signe, elle n’agit pas de manière idéelle. Elle n’agit que verbalement. Il arrive souvent qu’au lieu de voir l’essence réelle d’une chose à l’aide d’un terme, un individu ne voie que le terme lui-même avec sa signification traditionnelle, il ne voit que le symbole, son corps perçu sensoriellement. Dans ce cas, l’ensemble des symboles linguistiques se transforme, en lieu et place d’un puissant instrument d’action réelle avec des choses réelles, en un fétiche qui bloque avec son corps la réalité qu’il représente. Par conséquent, au lieu de voir réellement et de changer consciemment le monde extérieur selon ses propres lois universelles exprimées sous la forme d’une image idéelle, cette personne commence à ne voir et à ne changer que l’expression verbale et terminologique de ce monde et pense qu’elle change le monde lui-même. Le monde et l’existence humaine pratique ne changent pas d’un iota et ne le remarquent même pas. Dans cette fétichisation de l’être verbal de l’idéel, Marx et Engels distinguent la philosophie hégélienne de gauche de l’époque de sa décadence. Cette fétichisation de l’être verbal de l’idéel, médiatisé par le système réel de relations sociales qu’il représente, constitue la fin absolument inévitable de toute philosophie qui ne comprend pas que l’idéel en tant que tel ne naît et ne se reproduit que par le processus de l’activité objective-pratique de l’homme social, changeant la nature, et que l’idéel n’existe en général qu’au cours de ce processus – et que tant que ce processus dure, continue, il se reproduit à une échelle élargie. Si, comme l’a noté Marx, ce processus s’arrête pendant même une semaine, non seulement l’idéel disparaît, mais aussi l’être humain lui-même en tant que sujet d’activité idéelle. Et lorsque la pensée, c’est-à-dire l’activité dans le plan idéel, l’activité avec des images idéelles, est interprétée différemment, non pas comme une activité avec des choses réelles basées sur et médiatisées par les symboles, mais comme une activité avec les symboles eux-mêmes, cela est puni par telle ou telle forme de fétichisation à la fois du monde extérieur et des symboles. L’état actuel des relations sociales, leurs formes actuelles, d’une part, et l’expression actuelle de ces formes de réalité dans le langage, dans la terminologie actuelle et dans les structures syntaxiques, d’autre part, commencent à apparaître comme des « saints », comme des idoles pour le sauvage, comme une croix pour le chrétien, c’est-à-dire comme les seules incarnations « terrestres » possibles de l’idéel – son aspect terrestre véritable, bien que quelque peu déformé. Le plus comique est qu’une telle fétichisation de l’idéel sous la forme de son existence verbale et symbolique ne capture pas l’idéel lui-même. Elle saisit les résultats de l’activité humaine, c’est-à-dire le mouvement produisant ces résultats, mais pas l’activité humaine elle-même, qui crée et reproduit ces résultats. Elle ne saisit donc pas l’idéel lui-même, mais seulement les produits aliénés, congelés dans des choses extérieures ou dans le langage. Cela n’est pas surprenant, car l’idéel, en tant que forme d’activité humaine, n’existe que dans l’activité, et non dans ses résultats, car l’activité est cette « négation » constante et durable des formes de choses actuelles, perçues sensoriellement, leur changement, leur « suppression » sous de nouvelles formes, procédant selon des lois universelles, exprimées dans les formes idéelles. Lorsqu’un objet a été créé, le besoin de la société a été satisfait, et l’activité s’est effacée dans son produit : l’idéel est mort. L’image idéelle du pain, par exemple, naît dans la tête d’une personne affamée ou d’un boulanger qui fait ce pain. Dans la tête d’un homme nourri et occupé à construire une maison, il n’y a pas de pain idéel. Mais si nous prenons la société dans son ensemble, il y a toujours un pain idéel, une maison idéelle et tout objet idéel dont l’homme réel s’occupe réellement dans le processus de production et de Astérion, 27 | 2022 15 L’idéel reproduction de sa vie réelle et matérielle, y compris le ciel idéel en tant qu’objet d’astronomie, comme le « calendrier naturel », « l’horloge » et « la boussole » de l’humanité. En conséquence, toute la nature dont s’occupe l’homme est idéalisée, et pas seulement la partie qu’il produit et reproduit ou utilise directement. Sans une idéalisation constamment renouvelée des objets réels de l’activité vitale socio-humaine, sans leur transformation en idéel, et donc sans symbolisation, l’homme ne peut absolument pas devenir un agent réel, sujet actif de la production sociale de la vie matérielle et spirituelle de la société, médiateur actif entre les corps de la nature et « la mesure de toutes choses » impliquées et impliquant dans le processus de production sociale. Des difficultés et des contradictions dialectiques qui surgissent dans le processus de l’activité socio-humaine naissent toutes les différentes notions fétiches de l’idéel, de la symbolisation primitive des rapports sociaux de production dans les symboles-fétiches des sauvages jusqu’au fétichisme éclairé des néo-positivistes, qui transforment les signes-symboles linguistiques en une force autonome, extérieure et indépendante de l’homme, existant et agissant comme un dieu, comme le diable, comme la source de tous les biens et de tous les maux de l’histoire. 17 L’idéel agit toujours comme un produit et une forme de travail humain, un processus de transformation intentionnelle des matériaux naturels et des rapports sociaux effectué par l’homme social. L’idéel existe uniquement là où il y a un individu qui exerce ses activités sous les formes qui lui ont été données par le développement antérieur de l’humanité. C’est justement par le plan idéel de l’activité humaine qu’il se distingue de l’animal : « ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. Le résultat auquel aboutit le procès de travail était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée » 28. Il faut souligner une fois de plus que si nous comprenons la « tête » naturellement, c’est-à-dire comme un organe matériel du corps d’un individu, il n’y a pas de différence fondamentale entre l’architecte et l’abeille. La cellule de cire, que l’abeille fabrique, est également « à l’avance », sous la forme d’une activité d’insecte, « programmée » dans ses nœuds nerveux. En ce sens, le produit de l’activité de l’abeille est également fixé « idéalement » avant sa mise en œuvre réelle. Toutefois, les formes d’activité de l’animal propres à l’espèce à laquelle il appartient sont héritées en même temps que l’organisation structurelle et anatomique du corps, c’est-à-dire directement de manière matérielle. La forme d’activité, que nous pouvons désigner comme un être idéel d’un produit, n’est jamais séparée du corps de l’animal, sauf sous la forme de son produit réel direct. La principale différence entre l’activité humaine et l’activité animale est qu’aucune forme de cette activité, aucune aptitude n’est héritée avec l’organisation matérielle anatomique du corps animal. Ces formes d’activité – capacités actives – ne sont ici transmises qu’indirectement, par les formes d’objets créés par l’homme pour l’homme. Par conséquent, la maîtrise individuelle d’une forme d’activité définie par l’homme, c’est-à-dire une image idéale de son objet et de son produit, se transforme en un processus spécial qui ne coïncide pas avec le processus de formation directe d’un objet de la nature. C’est pourquoi la forme même de l’activité humaine devient un sujet particulier pour un être humain, un sujet d’activité particulière. « L’animal s’identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente […]. Ce n’est pas une détermination avec laquelle il se confond directement »29. Par conséquent, si l’idéel ci-dessus était défini comme une Astérion, 27 | 2022 16 L’idéel forme d’activité humaine ou comme une forme de chose dans le cadre d’une forme d’activité, alors cette définition serait, à proprement parler, incomplète. Elle ne caractérisait l’idéel que par son contenu réel conditionné objectivement. Mais l’idéel en tant que tel existe seulement là où la forme de l’activité elle-même, correspondant à la forme de l’objet extérieur, se transforme pour une personne en un objet particulier avec lequel elle peut agir particulièrement, sans toucher ou changer l’objet réel, cette chose extérieure, dont l’image est cette forme d’activité. C’est seulement l’homme qui cesse de « confluer » directement avec la forme de son activité vitale, en la séparant de lui-même et en la mettant devant lui, c’est-à-dire en la transformant en représentation. Puisqu’une chose extérieure n’est donnée à l’homme en général que parce qu’elle est impliquée dans le processus de son activité, parce qu’elle agit sous les formes de cette activité, dans le produit final, la représentation, l’image de la chose extérieure se confond toujours avec l’image de l’activité au sein de laquelle la chose extérieure fonctionne. C’est la base gnoséologique qui permet d’identifier la chose avec la représentation, le réel avec l’idéel, c’est-à-dire la racine gnoséologique des idéalismes de toutes sortes et de toutes nuances. Mais il est clair qu’une telle réification de la forme de l’activité elle-même, suite à laquelle il devient possible de prendre la forme de l’activité comme « la forme d’une chose » – et vice versa – la forme d’une chose ellemême en tant que produit et forme d’activité subjective, en tant qu’idéel, n’est pas encore de l’idéalisme. Ce n’est que ce fait réel, qui se transforme en tel ou tel type d’idéalisme ou de fétichisme uniquement sur la base de certaines conditions sociales et directement sur la base de la division spontanée du travail, où la forme d’activité est imposée à l’individu, indépendamment de lui et de processus sociaux qu’il ne comprend pas. La réification des formes sociales de l’activité humaine, caractéristique de la production marchande (fétichisme des marchandises), est similaire à cet égard à l’aliénation religieuse des capacités humaines actives dans la notion de dieux. Ce fait est déjà clairement réalisé dans les limites d’une perspective d’idéalisme objectif sur la nature de l’idéel. Le jeune Marx, tout en étant encore un hégélien de gauche, a noté que tous les dieux anciens avaient la même « existence réelle » que l’argent : L’antique Moloch n’a-t-il pas régné ? L’Apollon de Delphes n’était-il pas une puissance réelle dans la vie des Grecs ? Sur ce point, la critique de Kant ne prouve rien elle non plus. Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers […]. Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation universelle ou plutôt commune des hommes ?30 18 Cette analogie, dont la véritable nature a été révélée plus tard par Marx, sur la base de la compréhension matérialiste de la nature, de l’argent et des images religieuses, est ancrée dans le lien réel de la représentation des gens avec leurs activités réelles, avec les formes de pratique, dans le rôle actif de l’image idéelle (représentation). L’homme est capable de changer la forme de son activité – ou l’image idéelle de la chose extérieure – sans toucher à cette chose extérieure elle-même, jusqu’à un certain moment. Mais cela lui est possible uniquement parce qu’il peut séparer cette image idéelle de lui-même, l’objectiver et agir avec elle comme un objet existant, au lieu d’agir avec la chose extérieure réelle dont elle est l’image. L’exemple de l’architecte que Marx donne pour expliquer la différence entre l’activité humaine et celle de l’abeille en dit long sur ce point. L’architecte ne construit pas une maison uniquement dans sa tête mais avec l’aide de sa tête, en termes de représentations, directement sur papier Astérion, 27 | 2022 17 L’idéel Whatman, sur le plan de la planche à dessin. Il change ainsi son « état intérieur » en un « extérieur » avec lequel il peut agir comme il agirait avec un objet distinct. En modifiant cette image subjective (intérieure) objectivée, il modifie potentiellement l’image de la maison réelle également, c’est-à-dire qu’il la modifie de manière idéelle, dans ses possibilités. Cela signifie qu’il modifie directement un objet perçu sensoriellement au lieu d’un autre. La représentation avec laquelle la personne agit au lieu d’agir avec une chose réelle est objectivée sous la forme d’une parole perçue sensoriellement (audible ou visible), d’un dessin perçu visuellement, d’un modèle, etc. En d’autres termes, l’activité dans le plan de représentation qui modifie l’image idéelle d’un objet est également une activité sensorielle-objective qui modifie l’apparence perceptible de la chose sur laquelle elle est dirigée. Mais la chose dans le changement, la chose au sein de laquelle cette activité s’exprime, n’est qu’une notion objectivée ou une forme d’activité humaine fixée comme une chose. Cette circonstance permet de voiler la distinction philosophico-gnoséologique fondamentale entre l’activité matérielle et l’activité d’un théoricien ou d’un idéologue qui ne change directement que la forme verbale et la sémiotique de l’image idéelle. L’homme ne peut pas transmettre à une autre personne l’idéel en tant que tel, comme une forme pure d’activité. On peut observer les actions d’un peintre ou d’un ingénieur pendant cent ans, en essayant d’adopter la méthode de leurs actions, la forme de leur activité, mais de cette façon on ne peut copier que les techniques extérieures de leur travail et en aucun cas l’image idéelle elle-même, la capacité la plus active. L’idéel en tant que forme d’activité subjective ne s’apprend que par une pratique active avec l’objet et le produit de cette pratique, c’est-à-dire par la forme de son produit, par la forme objective d’une chose, par sa « désobjectivation » active. C’est pourquoi l’image idéelle de la réalité concrète existe seulement comme forme (méthode, image) de l’activité vivante, qui correspond à la forme de son objet, et en aucun cas comme une chose, pas comme un « état » ou une « structure » matériellement fixe. En tentant d’interpréter l’idéel comme une « chose idéelle » ou un « objet abstrait » figé, comme une forme rigidement fixée, un problème insoluble apparaît : de quoi cette forme est-elle la forme ? Car une telle démarche transforme l’idéal en une substance autonome qui existe indépendamment de l’activité vivante humaine, comme son prototype supra-sensoriel et non corporel. En même temps, c’est une forme d’activité humaine conditionnée par la forme du monde externe. Une fois que l’idéal est séparé de l’activité, il se transforme en une « chose sensorielle-suprasensorielle » avec des propriétés mystérieuses et mystiques. Un exemple en est la difficulté de comprendre les « chiffres », les « points » et autres « objets mathématiques abstraits », c’est-à-dire des images subjectives de la détermination quantitative du monde externe, interprétées comme des objets indépendants. L’idéal n’est rien d’autre qu’un ensemble de formes universelles d’activité humaine conçu par un individu, qui déterminent, en tant que but et loi, sa volonté et sa façon de mener son activité individuelle. Il est évident que le processus de réalisation individuelle de l’image idéelle, c’est-à-dire la forme générale abstraite de l’activité socio-humaine, est toujours lié à telle ou telle « déviation », ou, plus précisément, à la concrétisation de cette image, à sa correction en fonction de conditions concrètes, à de nouveaux besoins sociaux, à des caractéristiques matérielles, etc. Cela suppose la capacité à comparer consciemment l’image idéelle de la réalité avec la réalité elle-même, en dehors et indépendamment de cette image de l’existant, pas encore idéalisée, pas encore transformée en quelque chose d’idéel. C’est dans ce cas que l’idéel agit comme un sujet particulier pour l’individu, qu’il peut modifier Astérion, 27 | 2022 18 L’idéel intentionnellement en fonction des exigences et besoins liés à l’activité. Au contraire, si l’image idéelle n’est assumée par l’individu que formellement, seulement comme un schéma et un ordre d’opérations rigides, sans comprendre son origine et son lien avec la réalité concrète non idéalisée, l’individu est incapable de traiter l’image idéelle de manière critique, c’est-à-dire comme un sujet particulier et distinct. Alors, c’est comme s’il se confondait avec l’image, il ne peut pas la mettre devant lui comme un sujet comparable à la réalité concrète et la changer en accord avec la réalité. Dans ce cas, l’individu n’agit pas avec et sur la base de cette image, mais c’est cette image dogmatique qui agit en lui et à travers lui. Ici, ce n’est pas l’image idéelle qui constitue la fonction de l’activité de l’individu, mais, au contraire, l’individu devient la fonction de l’image qui domine sur sa conscience et sa volonté comme un schéma formel donné de l’extérieur, comme une image « aliénée », comme un fétiche, un système de « règles » indiscutables, tirées d’une source inconnue. C’est précisément ce type de conscience qui correspond à la compréhension idéaliste de l’idéel, en particulier depuis le prisme néo-positiviste. 19 Et inversement, la compréhension matérialiste de l’idéal s’avère naturelle pour l’homme dans une société communiste, où la culture n’est pas opposée à l’individu en tant que quelque chose d’extérieur qui lui est imposé, indépendant et étranger, mais est une forme de sa propre activité. Dans la société communiste – comme l’expose Marx – le fait que toutes les formes de culture ne sont que des formes d’activité humaine devient directement évident, alors que dans la société bourgeoise, ce fait n’est révélé que par une analyse théorique qui dissipe les illusions nécessaires à cette société. Tout ce qui a forme fixe, comme le produit, etc., n’apparaît que comme moment, moment évanescent de ce mouvement. Les conditions et les objectivations du procès sont elles-mêmes uniformément des moments de ce procès, et n’apparaissent comme sujets de ce procès que les individus, mais les individus dans des relations mutuelles qu’ils reproduisent aussi bien qu’ils en produisent de nouvelles. C’est le procès de leur propre mouvement perpétuel, procès au cours duquel ils se renouvellent tout autant qu’ils renouvellent le monde de la richesse crée par eux.31 20 Ici, tout fondement de l’idée de l’idéel en tant que substance autonome et indépendante de l’activité des individus, de l’idéel en tant que détermination extérieure de leur activité, disparaît. 21 L’idéel est uniquement là où il y a une personnalité humaine, une individualité. C’est pourquoi le développement du problème de l’idéel relève en particulier de la psychologie, de la recherche du processus de formation de la personnalité et du processus d’action personnelle dans le plan idéel de la réalité. Le plan philosophique du problème de l’idéel est épuisé par la résolution d’une question sur la nature générale, socio-historique de l’idéel ; sur le rôle et la fonction de l’image idéelle dans le processus de transformation réelle, matérielle et pratique de la nature par l’homme social ; et sur les conditions dans lesquelles un idéel est possible ou existe en général, en tant que forme d’activité de l’individu socialement déterminé. 22 Ce problème a été résolu pour la première fois uniquement sur la base du matérialisme, enrichi par les acquis de la dialectique philosophique, c’est-à-dire sur la base du matérialisme dialectique. Il ne pouvait pas et ne peut pas être résolu, en raison de sa nature même, sur une autre base. Astérion, 27 | 2022 19 L’idéel NOTES 1. G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, traduit de l’allemand par K. Axelos et J. Bois, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 17. 2. V. I. Lénine, Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 250. 3. Titre complet : Thèses sur le rapport entre la philosophie et les connaissances de la nature et de la société dans leur évolution historique. 4. G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, J. Gibelin trad., Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, p. 248. 5. Th. Mann, La montagne magique, C. de Oliveira trad., Paris, Fayard, 2016, p. 703. 6. K. Marx, Le Capital, tome 1, J. Roy trad., Paris : Quadrige/PUF, 1993, p. 17. 7. K. Marx, Thèses sur Feuerbach, dans L’idéologie allemande, K. Marx et F. Engels, H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle trad., Paris, Éditions Sociales, 1968. 8. K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle trad., Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 63. 9. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 3, P. Garniron trad., Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1972, p. 474. 10. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, traduits, présentés et annotés par F. Fischbach, Paris, J. Vrin, 2007. 11. K. Marx, Thèses sur Feuerbach, op. cit., p. 31. 12. K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 70. 13. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », J.-P. Lefebvre trad., Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 48. 14. B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, S. Auffret trad., Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 16. 15. Loc cit. 16. Loc cit. 17. G. W. F. Hegel, La philosophie de la nature, tome 1, A. Vera trad., Paris, Ladrange, 1866, p. 248. 18. Ibid. 19. Ibid., p. 249 20. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 108. 21. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 150. 22. Ibid., p. 151. 23. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 101. 24. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, M. Husson et G. Badia trad., Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 56. 25. Voir : K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 142. 26. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 147. 27. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 146. Astérion, 27 | 2022 20 L’idéel 28. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 200. 29. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. et notes d’É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 61. 30. K. Marx, Différence de la Philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure, J. Ponnier trad., Bordeaux, Éditions Ducros, 1970, p. 286. 31. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 668. RÉSUMÉS Les tendances à la dématérialisation observables dans le capitalisme à partir des années 1960, de l’économie politique (le travail immatériel) aux pratiques artistiques (l’art conceptuel), ont suscité des tentatives pour repenser le matérialisme. Elles s’articulent autour de la recherche d’un matérialisme capable de rendre compte des rapports symbiotiques entre les objets matériels et leurs idéalisations. Les courants récents du tournant matériel, le réalisme agentiel de Barad par exemple, pourraient être lus comme une réponse à ce défi. Pourtant, l’absence notable de Marx dans ces théories crée un angle mort considérable. L’idéel (1962) du philosophe soviétique Evald Ilyenkov offre une perspective dialectique de ces problèmes en revenant à l’interprétation de Marx de ce concept en tant que forme de pratique sociale. En soulignant l’objectivité des formes idéelles contre leurs notions individualistes comme projections mentales, ou positivistes qui les réduisent à la structure neuronale du cerveau, Ilyenkov pose la nature irréductiblement sociale de la connaissance. Par une analyse des perceptions sensorielles, qui sont comprises comme possédant une histoire sociale, Ilyenkov ouvre la question de la convergence des paramètres idéels et matériels dans une société communiste. Le programme politique qui soustend son projet pourrait être défini comme une lutte pour des formes culturelles qui ne s’opposent pas au sujet comme étranger et hostile, mais devient sa fonction directe. Tendencies of dematerialisation observable in capitalism from the 1960s, from political economy (the rise of immaterial labour) to artistic practices (the emergence of conceptual art) have prompted attempts at rethinking materialism. These attempts centre around the search for a materialism capable of accounting for the symbiotic relations between material objects and their idealisations. Recent trends in the so-called material turn, such as Karen Barad’s Agential Realism, could be read as responding to this challenge. Yet the peculiar absence of Marx from these theories creates a considerable blind spot. The Soviet thinker Evald Ilyenkov’s 1962 article “The Ideal” offers a dialectical perspective into these problems by returning to Marx’s broad interpretation of the concept of the ideal as a form of social practice. By stressing the objectivity of ideal forms against their individualist understanding as mental projections, or positivist views that reduce it to the neural structure of the brain, Ilyenkov posits the irreducibly social nature of knowledge. Through an account of sense-perceptions, which are understood as possessing a social history, Ilyenkov opens the question of how ideal and material parameters converge in a communist society. The political programme underlying his interpretation of the ideal could be defined as a struggle for cultural forms that do not oppose the subject as something alien and hostile but become its direct function. Astérion, 27 | 2022 21 L’idéel INDEX Keywords : ideal image, activity, inorganic body, money, form Mots-clés : image idéale, activité, corps inorganique, forme, monnaie AUTEURS EVALD ILYENKOV Evald Ilyenkov était l’une des principales figures du courant souterrain du marxisme en Union soviétique, appelé « Marxisme créatif ». Ilyenkov appartient à la génération d’intellectuels dite chestidessiatniki (les soixantards) dont le lecteur français connaît Merab Mamardachvili. Cette génération est étroitement liée à la période historique du « dégel », caractérisée par une brève ouverture relative qui a permis à Ilyenkov d’opérer un retour à Marx afin de dissiper les dogmes officiels du parti et de développer une alternative à ceux-ci. Comme cela exigeait une confrontation directe avec les représentants de la philosophie officielle du « diamat », Ilyenkov a dû endurer une persécution idéologique continue. On lui interdit souvent de participer à des conférences en Europe, ses œuvres sont fortement censurées et marginalisées par des étiquettes telles que « gnoseologisme » et « idéalisme menchevisant », jusqu’à son suicide en 1979. TRADUCTEUR_DESCRIPTION GIORGI KOBAKHIDZE (TRADUCTION) Université Toulouse-Jean Jaurès (ERRAPHIS) • Giorgi Kobakhidze est doctorant contractuel et chargé de cours en philosophie politique à l’université de Toulouse-Jean Jaurès, ERRAPHIS. Il travaille actuellement sur une thèse de doctorat intitulée Épistémologie clandestine : le problème de la dialectique dans l’œuvre d’Evald Ilyenkov à l’université de Toulouse Jean Jaurès et à l’université Ca'Foscari de Venise (Italie). Il a obtenu son master en philosophie à l’université de Toulouse Jean Jaurès et à l’université de Coimbra (Portugal) avec le travail intitulé Les hérétiques dans le marxisme : la logique du Capital dans les lectures d’Evald Ilyenkov et Louis Althusser et une licence en philosophie à l’université d’État Ilia (Géorgie). Il est également engagé dans des projets de traduction en français des œuvres d’Evald Ilyenkov. Il s’intéresse à l’histoire de la pensée marxiste, à la philosophie de la période soviétique et à l’histoire des mouvements ouvriers. Astérion, 27 | 2022 22