Astérion
Philosophie, histoire des idées, pensée politique
27 | 2022
Critique et sciences sociales
L’idéel
The Ideal
Evald Ilyenkov
Traducteur : Giorgi Kobakhidze
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/asterion/8825
DOI : 10.4000/asterion.8825
ISSN : 1762-6110
Éditeur
ENS Éditions
Ce document vous est fourni par Université Toulouse 2 - Jean Jaurès
Référence électronique
Evald Ilyenkov, « L’idéel », Astérion [En ligne], 27 | 2022, mis en ligne le 13 décembre 2022, consulté le
26 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/8825 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/asterion.8825
Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2023.
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers
annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’idéel
L’idéel
The Ideal
Evald Ilyenkov
Traduction : Giorgi Kobakhidze
Remarques biographiques sur Evald Ilyenkov
Evald Ilyenkov est né en février 1924 dans la ville de Smolensk, d’un père écrivain et
d’une mère institutrice. À partir de 1933, il grandit à Moscou, dans la première maison
coopérative d’écrivains soviétiques, où il commence à connaître les traditions
littéraires russes et européennes qui imprégneront plus tard ses écrits philosophiques.
En 1941, Ilyenkov s’inscrit au département de philosophie à l’Institut de Philosophie,
Littérature et Histoire de Moscou, mais ses études sont interrompues lorsqu’il est
appelé par l’armée soviétique, pour participer à la Seconde Guerre mondiale. Les lettres
qu’il rédige en temps de guerre témoignent des horreurs qu’il y endure. Il y décrit la
quotidienneté de la mort et l’« agréable compagnie des cadavres ». En 1944, il envoie
une lettre d’adieu à sa bien-aimée : « Maintenant, je suis là où je devais être.
Maintenant, mes chances de rester en vie sont considérablement réduites. Mes chances
de rester indemne sont pratiquement nulles ». Ce qui le console dans ces moments
difficiles, ce sont ses livres et sa musique. Il lit Lermontov et Tolstoï, se plonge dans
Hegel et écoute Wagner. Devant la ruine de Berlin, il se souvient du final de la
Götterdämmerung [le Crépuscule des dieux] de Wagner. Ilyenkov combattra jusqu’à
Berlin en tant que commandant de batterie d’artillerie et sera décoré plusieurs fois.
Après la guerre, Ilyenkov applique son antifascisme militant au domaine de la
philosophie. Il se lance alors dans une critique radicale de l’essentialisme et du
déterminisme – ce qu’il appelle néo-positivisme – sous leurs formes conservatrices ou
libérales, tant dans le marxisme soviétique que dans les traditions intellectuelles
occidentales. Dans Le biologique et le social chez l’homme, il nous met en garde vis-à-vis du
risque consistant à « déverser sur Mère Nature notre propre culpabilité ». La culpabilité
à laquelle Ilyenkov fait référence réside dans notre mépris des conditions sociales et
dans leur inadéquation avec le libre développement d’un être humain créatif. Sa
Astérion, 27 | 2022
1
L’idéel
conception de la personnalité fondée sur la définition par Marx de l’essence humaine
comme somme totale de toutes les relations sociales était à la base de sa pratique
pédagogique, plus connue sous le nom d’expérience Zagorsky. Avec des enfants
malvoyants, malentendants et atteints de troubles du langage, il parvient à prouver
qu’en dépit de tels états pathologiques, par une socialisation appropriée, les humains
sont capables de développer leurs facultés créatives et de participer pleinement à la
société. L’un de ses étudiants sourds-aveugles, Alexandre Souvorov, deviendra docteur
en psychologie.
L’idéel d’Evald Ilyenkov est l’un des textes phares du « marxisme créatif » soviétique,
dont l’auteur est une figure clef. Ilyenkov entre ici en dialogue avec Hegel, Spinoza,
Marx et d’autres pour construire un schéma dialectique, proposant un discours
matérialiste sur les phénomènes non matériels. Le texte paraît en 1962, dans
l’encyclopédie philosophique soviétique à laquelle Ilyenkov a contribué avec une
section sur le matérialisme dialectique. Les philosophes russes contemporains, comme
Valery Podoroga, se souviennent que la publication de cet article a suscité de vives
discussions théoriques parmi les étudiants de l’époque, découragés par le marxisme
soviétique officiel. Mais elle a également alimenté les accusations de « révisionnisme »
et de « gnoséologisme » lancées par les philosophes du parti dit orthodoxe. Ilyenkov
lui-même n’aurait pas été d’accord avec cet usage du terme. En tant que lecteur et
traducteur attentif de Lukács, il était convaincu que l’orthodoxie se référait à
l’adhésion à la méthode dialectique, et non pas à « une adhésion sans critique aux
résultats de la recherche de Marx »1. Comme le dit Vessa Oittinen : Ilyenkov est un
hérétique orthodoxe.
Le gnoséologisme, dans le vocabulaire des philosophes soviétiques, était plus un
idéologème qu’un concept. Ilyenkov en a été accusé en raison de son insistance sur la
compréhension de la philosophie avant tout comme Logique. Une telle conception
remonte à la période fondatrice de la philosophie soviétique lorsque l’Union soviétique
nouvellement formée s’était donné pour tâche de développer une philosophie
matérialiste qui était censée être une partie programmatique de l’État prolétarien. La
place de Hegel était cruciale dans cette tâche. Comme Lénine l’a écrit :
On ne peut pas appliquer telle quelle la logique de Hegel, ni la prendre comme un
donné. Il faut en tirer les nuances logiques (gnoséologiques), après les avoir
débarrassées de l’Ideenmystik : c’est encore un grand travail. 2
Cette directive de Lénine apparaît dans plusieurs des textes d’Ilyenkov et correspond
en grande partie à ce qu’il essayait de produire. Il rejetait l’opinion, dominante à son
époque, selon laquelle la philosophie représente une métascience qui devrait dicter des
règles générales aux autres sciences, ou proposer des lois universelles régissant le
monde. Il considérait au contraire la philosophie comme une « science spéciale », une
science parmi d’autres, dont l’objet d’étude privilégié est l’idéel.
Il faut noter ici que le mot russe pour science, Nauka, a plus d’affinités avec le mot
allemand Wissenschaft, qui implique une recherche plus holistique des connaissances, et
moins avec le mot anglais science avec ses connotations positivistes qui le séparent des
sciences humaines. Ainsi, lorsqu’Ilyenkov qualifie la philosophie de science, il entend
par là toute discipline engagée dans une recherche systématique visant à la
connaissance dans les sciences naturelles et humaines. Ilyenkov défendait
« l’intégrisme culturel » – une conception moniste de la science qui insiste sur une
étroite relation entre la science et d’autres pratiques de la vie quotidienne comme
l’économie, la culture et la politique – contre la différenciation des disciplines, qui
dominait à son époque.
Astérion, 27 | 2022
2
L’idéel
Dès son apparition sur la scène philosophique, Ilyenkov s’est défini comme un penseur
oppositionnel. Déjà en 1954, il s’était trouvé mêlé à un scandale avec son camarade
Valentin Korovikov pour avoir déclaré, dans une conférence intitulée « Thèses sur le
sujet de la philosophie »3, qu’il n’existe pas de diamat et d’ismat – les termes soviétiques
désignant la philosophie officielle du parti communiste – et qu’il existe seulement une
compréhension dialectique de l’histoire. La réaction ne s’était pas faite attendre :
« [Ilyenkov et Korovikov] nous invitent à la sphère étouffante de la pensée » avait en
effet déclaré le doyen du département de philosophie de l’époque, le professeur
V. Molodtsov. « Nous n’y allons pas », assurait encore ce dernier. Ilyenkov a plus tard
été forcé de quitter la Faculté, mais il n’a pas cessé pour autant de s’exprimer face au
pouvoir chaque fois qu’il l’a jugé nécessaire. Il l’a fait avec une véhémence égale qu’il
s’agisse d’une question aussi mineure que la traduction incorrecte par l’institut du
marxisme-léninisme d’un mot dans l’une des éditions des Thèses sur Feuerbach de Marx –
dans une lettre à l’institut du marxisme-léninisme, vers la fin des années 1950 – ou
qu’il s’agisse d’une question aussi considérable et déterminante que le déclin de
l’intérêt pour la philosophie chez les jeunes à cause de la « perversion positiviste » de
cette dernière par le diamatchiki – dans une lettre au comité central du parti sur la
condition de la philosophie, vers la fin des années 1960. Ilyenkov a adressé ces lettres à
ceux-là mêmes qui le considéraient comme un ennemi et qui le qualifiaient déjà en
1955 d’« idéaliste menchevisant ».
La chasse aux sorcières constante qui le prenait pour cible a bel et bien eu son effet. Et
sa dépression, qu’il appelait son humeur hypocondriaque, s’alimentait d’ailleurs tant
des attaques personnelles dirigées contre lui que des événements mondiaux, tels que
l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie ou le conflit sino-vietnamien. Selon les
termes de Hegel : « Le malheur extérieur doit devenir la douleur intérieure de
l’homme »4. En mars 1979, Evald Ilyenkov se suicide en se tranchant la carotide. Dans
une lettre commémorative, son ami proche le critique littéraire marxiste Mikhaïl
Lifshitz décrit le suicide d’Ilyenkov comme un geste de refus catégorique et cite
Thomas Mann : « On s’habitue à ne pas s’habituer » 5.
Giorgi Kobakhidze
*
1
L’idéel est l’image subjective de la réalité objective, c’est-à-dire le reflet du monde
extérieur dans les formes de l’activité humaine, dans les formes de sa conscience et de
sa volonté. L’idéel n’est pas un fait individuel-psychologique, et encore moins
physiologique, mais un fait socio-historique, un produit et une forme de production
spirituelle. L’idéel se réalise dans diverses formes de conscience sociale et de volonté de
l’homme en tant que sujet de la production sociale de la vie matérielle et spirituelle.
Selon Marx, « […] l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la
tête de l’homme »6.
2
La solution matérialiste au problème de l’idéel a d’abord été développée par Marx et
Engels en se fondant d’une part sur le dépassement critique du concept objectifidéaliste – directement inspiré de Hegel – et d’autre part sur la théorie perceptivematérialiste du reflet de Feuerbach, du point de vue de l’activité concrète-objective de
l’homme social. Les grands principes de cette solution ont été formulés pour la
première fois par Marx dans les « Thèses sur Feuerbach » (1845) 7.
Astérion, 27 | 2022
3
L’idéel
3
Toutes les formes de résolution du problème de l’idéel dans l’histoire de la philosophie
gravitent autour de deux pôles : sa compréhension matérialiste et sa compréhension
idéaliste. Le matérialisme pré-marxiste, rejetant à juste titre les notions spiritualistes et
dualistes de l’idéel en tant que substance distincte s’opposant au monde matériel,
considère l’idéel comme une image, comme le reflet d’un corps matériel dans un autre
corps matériel, c’est-à-dire comme un attribut ou comme la fonction d’une matière
expressément organisée. Cette compréhension matérialiste générale de la nature de
l’idéel qui constitue l’essence de la ligne de Démocrite-Spinoza-Diderot-Feuerbach,
indépendamment des différentes variantes de sa concrétisation par les matérialistes
individuels, a également servi comme point de départ pour la solution marxisteléniniste du problème. Les points faibles du matérialisme pré-marxiste, apparus chez
les matérialistes français (notamment Cabanis, La Mettrie), plus tard présents chez
Feuerbach comme tendance, puis qui ont constitué une figure indépendante du
matérialisme dit vulgaire (Büchner, Vogt, Moleschott etc.) au milieu du XIX e siècle,
étaient liés à une compréhension anthropologique-naturaliste non historique de la
nature humaine. Ces points faibles ont conduit à un rapprochement et, finalement, à
une identification directe de l’idéel avec les structures matérielles nerveusesphysiologiques du cerveau. L’ancien matérialisme découlait de la compréhension de
l’homme en tant que partie de la nature ; mais sans associer le matérialisme à l’histoire,
il ne pouvait pas comprendre l’homme avec toutes ses particularités comme produit du
travail transformant à la fois le monde extérieur et lui-même. Par conséquent, l’Idéel
ne pouvait être compris comme le résultat et la fonction active du travail, de l’activité
concrète-objective de l’homme social – comme une image du monde extérieur
apparaissant dans le corps pensant, non comme le résultat d’une perception passive,
mais comme un produit et une forme de transformation active de la nature, à la fois
l’extérieur et la nature de l’homme lui-même, par le travail de générations se
remplaçant les unes les autres au cours du développement historique. C’est pourquoi la
principale transformation que Marx et Engels apportent à la compréhension
matérialiste de la nature de l’idéel concerne tout d’abord le côté actif des rapports de
l’homme pensant avec la nature, c’est-à-dire cet aspect qui a premièrement été
développé par un idéalisme « intelligent » selon le mot de Lénine et qui renvoie à la
ligne de Platon-Fichte-Hegel, laquelle a soulevé de façon abstraite et unilatérale ce côté
de la question.
4
Le fait principal sur lequel les systèmes classiques d’idéalisme objectif se sont
développés est le fait réel de l’indépendance de la culture entière de l’humanité et des
formes de son organisation par rapport à la personne individuelle, et plus largement :
le fait réel de la transformation des produits généraux de l’activité humaine en général
– tant matérielle que spirituelle – en une force indépendante de la volonté et de la
conscience des gens. Cette « aliénation » du produit de l’activité et des formes mêmes
d’activité humaine conduit au fait que les formes d’activités humaines s’opposent
réellement à un individu et lui sont imposées par la force en tant que nécessité
extérieure, et peuvent donc être représentées comme les forces et les capacités de
quelque sujet surindividuel : Dieu, l’Esprit absolu, l’« Ego » transcendantal, la
Conscience du monde, etc. Cette aliénation se trouve, comme l’a montré Marx, au sein
de la religion et de l’idéalisme. Dans ces deux formes de conscience sociale, une
personne est consciente de ses propres forces et capacités, mais elle en a conscience
sous le couvert des forces et capacités d’un être mystique autre qu’elle-même. Cette
aliénation philosophico-religieuse des capacités humaines n’est pas du tout le fruit de
Astérion, 27 | 2022
4
L’idéel
l’ignorance ou de l’incompréhension, à l’instar de ce que pensaient les matérialistes
français et Feuerbach, elle est plutôt une sorte de reflet de la réalité : l’aliénation réelle
de l’homme dans les conditions de développement naturelle des rapports sociaux, la
véritable attitude de l’individu face aux capacités socio-humaines et aux formes
d’activités dans ces conditions. Dans la forme de la religion et de l’idéalisme se reflète le
fait de l’indépendance de la culture sociale collective et des formes de son organisation
par rapport à une personne individuelle, et plus largement la transformation des
produits généraux de la production sociale (tant matérielle que spirituelle) en une force
sociale particulière, opposée aux individus, qui domine leur volonté et leur conscience.
C’est précisément parce que « cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais
naturelle » que cette force sociale s’oppose, et donc « elle leur apparaît au contraire
comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle
vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt
maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si
indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette
volonté et cette marche de l’humanité »8. Ce pouvoir de la totalité sociale sur un
individu est directement révélé et agit comme l’État, le système politique de la société,
comme un système de restrictions morales, éthiques et juridiques, de normes de
comportements publiques et, en outre, de normes et de critères esthétiques, logiques,
etc. Dès l’enfance, un individu devra tenir compte des exigences et des limites qui sont
exprimées et sanctionnées socialement, avec beaucoup plus de prudence que vis-à-vis
de l’apparence directement perçue des choses et des situations individuelles, ou encore
que vis-à-vis des désirs, des pulsions et des besoins organiques de son corps.
5
Le secret de la naissance de la conception spiritualiste de l’idéel est clairement
perceptible dans les enseignements de Platon. Platon constate que la vie et l’activité
humaine sont régies non pas directement par les lois de la nature, mais par les lois de
l’État. C’est la différence entre l’homme et l’animal. Par État, Platon entend donc non
seulement la structure judiciaire ou politique, mais aussi tout le système des formes
générales de la culture, déterminant de façon directe le comportement d’un individu,
sa volonté et sa conscience – y compris les normes grammaticales du langage, les règles
de l’artisanat et de l’art, les rituels religieux, etc. En ce sens, l’État, selon Platon,
s’oppose à l’individu comme une réalité surnaturelle particulière, à laquelle un individu
est obligé de s’habituer par imitation dès l’enfance. Dès lors, le problème de la
connaissance se pose de manière tout à fait différente. Avant Platon, la connaissance
est comprise comme un état intérieur de l’individu. Pour cette raison, on tente de
résoudre la question de la connaissance sur la base de l’étude de la relation d’une
personne individuelle avec le monde entier, ou d’une âme individuelle, comprise
corporellement, avec le monde qui lui est extérieur. À l’inverse, Platon en vient à
comprendre l’homme non comme un corps singulier, mais comme une personne
formée par l’État, c’est-à-dire une personne qui a appris les normes générales de la
culture et qui y obéit. L’individu devient en premier lieu une incarnation singulière de
l’État, ou un État incarné, et l’individu constitue le représentant plénipotentiaire de
l’État. C’est une opération idéaliste bien caractéristique : le sujet se présente comme
l’État sans-visage, alors que l’individu n’est que son instrument. Ainsi, la question de la
relation entre la connaissance et la réalité se pose comme une question de relation
entre les normes et les formes sociales directes de la culture humaine, individualisées
dans une personne, et le monde des corps singuliers perçus de manière sensorielle,
auquel appartient le corps singulier de la personne elle-même. Ce n’est pas par hasard
Astérion, 27 | 2022
5
L’idéel
que Hegel a loué Platon précisément pour le fait que dans sa doctrine « […] la réalité de
l’Esprit – de l’Esprit en tant qu’il est opposé à la nature – apparaissait à Platon dans sa
plus haute vérité, à savoir comme organisation d’un État […] » 9 et non dans
l’organisation d’une âme individuelle. En d’autres termes, la question platonicienne du
rapport de l’Esprit avec la nature s’est posée comme une question du rapport de la
nature humaine, c’est-à-dire de toutes les formes de choses perçues sensoriellement et
créées par l’homme, avec la nature vierge. Lors de l’énoncé d’une telle question,
l’activité de l’individu par rapport à la nature est mise en évidence. Mais l’activité
pratique réelle de l’homme est comprise par l’idéalisme comme une conséquence,
comme une expression externe de l’activité de ces normes et catégories générales, dont
le représentant particulier est la personne individuelle. Les normes universelles de la
culture, que Platon appelle les idées, qui organisent la volonté consciente d’un individu
– et à travers elle l’ordre des choses dans le monde humain – agissent comme des
« proto-figures », comme des « figures actives », qui forment la substance de la nature,
y compris l’être corporel de l’homme lui-même. De ce fait, la matière naturelle n’agit
pour l’idéalisme objectif que comme une possibilité pure, comme argile passive et sans
forme, façonnée par la puissance créatrice de proto-figures idéales. Le fondement d’une
telle mystification est le fait que toutes les figures communes – sans exceptions
enregistrées dans la parole et dans les formes de l’imagination spatiale – naissent en
réalité non pas dans l’acte de passivité de la perception de l’homme individuel non
touché par le travail de la nature, mais dans le processus de transformation pratique du
sujet de la nature par l’homme social : la société. Ces figures communes naissent et
fonctionnent comme des formes de détermination sociale-humaine de la volonté
intentionnelle d’un individu, c’est-à-dire comme des formes d’activité. En fait, toutes
les figures communes sont cristallisées dans le cadre de la culture spirituelle de
manière totalement non intentionnelle, indépendante de la volonté et de la conscience
des individus, alors même qu’elles sont cristallisées par leurs activités. Mais, dans la
perception, elles agissent précisément comme des formes de choses créées par l’activité
humaine, ou comme des « empreintes » apposées sur la matière naturelle par l’activité
de l’homme, aliéné dans les formes de matière extérieure de la volonté intentionnelle.
On ne traite la nature en tant que telle que dans la mesure où elle est, d’une manière ou
d’une autre, impliquée dans le processus du travail social, transformée en un matériau,
un moyen, une condition de l’activité humaine. Même le ciel étoilé, que le travail
humain impacte peu, ne devient un objet d’attention et de perception de l’homme que
lorsqu’il a été transformé par la société en un moyen d’orientation dans le temps et
l’espace – en « instrument » d’activité vitale de l’organisme socio-humain, à la fois
« organe » de son corps, horloge, boussole et calendrier naturel. Les formes
universelles, les régularités de la matière naturelle se manifestent, et c’est pourquoi
elles sont comprises précisément dans la mesure où cette matière a déjà été réellement
transformée en matériau de construction du « corps non organique de l’homme », le
« corps propre physique » de la civilisation, et c’est pourquoi les formes universelles
des « choses elles-mêmes » agissent pour l’homme directement comme des « formes
actives » du fonctionnement de ce « corps non organique de l’homme » 10. C’est
pourquoi il n’est pas difficile pour l’idéaliste platonicien-hégélien de mystifier les
formes et les tendances universelles de la nature elle-même – révélées et éprouvées par
la pratique de l’homme en tant que formes d’action expéditive, de volonté rationnelle,
comme les empreintes qu’il appose à la substance de la nature – en tant que produits de
« l’aliénation » des formes de cette volonté vers l’extérieur, dans la matière naturelle.
Astérion, 27 | 2022
6
L’idéel
Sous cette forme inversée, l’idéalisme dépeint le fait réel de l’activité humaine par
rapport à la nature, ce qui ne pouvait être pris en compte dans la théorie pré-marxiste
du matérialisme.
Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris
celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que
sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète,
en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi
l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme – mais
seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité
réelle, concrète, comme telle.11
6
Ne connaissant pas la pratique matérielle en tant que telle, l’idéalisme ne connaît et ne
prend en compte cette pratique que comme une expression extérieure de l’activité
spirituelle, comme une incarnation extérieure dans la substance de la nature, comme
des plans qui auraient supposément mûri dans les caches de la pensée créatrice et de
l’imagination, puis auraient été déployés avec l’aide des mains humaines à l’extérieur,
dans la matière naturelle. C’est le secret de l’idéalisme, la racine de tous ses vices, son
péché originel.
7
L’idéel n’existe directement que sous la forme (moyen, figure) de l’activité d’une
personne sociale, c’est-à-dire sous la forme d’un matériel assez concret, orienté vers le
monde extérieur. Ainsi, si l’on parle du système matériel, dont la fonction et le mode
d’existence est l’idéel, alors ce système n’est que l’homme social en unité avec le monde
concret, à travers lequel il mène son activité vitale spécifiquement humaine. L’idéel
n’est en aucun cas réductible à l’état de la matière qui se trouve sous la couverture
crânienne d’un individu, c’est-à-dire le cerveau. Ce n’est pas le cerveau en tant que tel
qui pense, qui agit de manière idéelle, mais une personne qui possède un cerveau, et
qui est en unité avec le monde extérieur. L’idéel est une fonction spécifique de l’être
humain en tant que sujet de l’activité du travail social, exercée sous des formes créées
par un développement antérieur. Afin d’exposer le fondement terrestre des illusions
idéalistes sur l’idéel, Marx et Engels écrivent : « Cette somme de forces de production,
de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération
trouve comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se
sont représentés comme “substance” et “essence de l’homme”, de ce qu’ils ont porté
aux nues ou qu’ils ont combattu […] »12.
8
En analysant le problème de la relation production-consommation, c’est-à-dire le
problème politico-économique et non le problème psychologique, Marx énonce la
formule suivante : « S’il est clair que c’est la production qui fournit du dehors son objet
à la consommation, il est donc tout aussi clair que c’est la consommation qui pose
idéalement l’objet de la production comme image intérieure, besoin, impulsion et fin » 13.
Mais la consommation, comme le montre Marx, n’est que le moment intérieur de la
production, ou la production elle-même, car elle crée non seulement un objet extérieur,
mais aussi un sujet capable de produire et de reproduire cet objet et de le consommer
de façon appropriée ; en d’autres termes, la production crée la forme d’activité
humaine elle-même, ou la capacité de créer un objet d’une certaine forme et de
l’utiliser adéquatement, c’est-à-dire en accord avec son rôle et sa fonction dans
l’organisme social. Sous la forme d’une capacité active de l’homme en tant qu’agent de
production sociale, l’objet considéré comme résultat de production existe idéalement,
c’est-à-dire en tant qu’image intérieure, en tant que besoin, en tant qu’incitation et but
de l’activité humaine. L’idéel n’est donc rien d’autre qu’une forme de chose, mais en
Astérion, 27 | 2022
7
L’idéel
dehors de cette chose, à savoir : dans l’homme, en tant que forme de son activité. C’est
une forme d’activité humaine socialement déterminée. Dans la nature elle-même, y
compris dans la nature de l’homme en tant qu’être biologique, il n’y a pas d’idéel. En
relation avec l’organisation naturelle du corps humain, cette forme a le même
caractère « externe » que dans sa relation avec la matière, dans laquelle elle est réalisée
ou objectivée sous la forme d’une chose externe et sensorielle. Ainsi, la forme d’une
cruche se dressant sous les bras d’un potier ne consiste à l’avance ni en un morceau
d’argile, ni en une organisation anatomique-physiologique du corps de l’individu
agissant comme un potier. Ce n’est que lorsque l’homme entraîne les organes de son
corps sur les objets créés par l’homme pour l’homme qu’il devient le porteur de
« formes actives » d’activité socio-humaine, qui crée ces objets. Il est clair que l’idéel,
c’est-à-dire la forme d’activité sociale et humaine active, est directement incarné, ou,
comme on aime à le dire aujourd’hui, « encodé » sous la forme de structures nerveuses
et corticales cérébrales, c’est-à-dire de façon tout à fait matérielle. Cependant cette
existence matérielle de l’idéel n’est pas l’idéel lui-même, mais seulement la forme de
son expression dans le corps organique de l’individu. C’est une forme d’activité
humaine socialement déterminée qui correspond à la forme de son objet et de son
produit. Il est clair qu’essayer d’expliquer l’idéel par des propriétés anatomiques et
physiologiques du cerveau est aussi ridicule que d’essayer d’expliquer la forme
monétaire du produit du travail à partir des caractéristiques physiques et chimiques de
l’or. Le matérialisme, dans ce cas, ne consiste pas du tout à identifier l’idéel avec les
processus matériels qui se produisent dans la tête. Le matérialisme s’exprime ici
précisément dans la compréhension du fait que l’idéel en tant que forme d’activité
humaine socialement déterminée, créant un objet d’une certaine forme, naît et existe
non pas « dans la tête », mais avec l’aide de la tête dans l’activité réelle de l’homme en
tant qu’agent réel de la production sociale. C’est pourquoi les définitions scientifiques
de l’idéel sont obtenues sur la base d’une analyse matérialiste de « l’anatomie et de la
physiologie » de la production sociale de la vie matérielle et spirituelle de la société, et
en aucun cas de l’anatomie et de la physiologie du cerveau en tant qu’organe du corps
individuel. C’est précisément le monde des produits du travail humain dans l’acte
constamment renouvelable de sa reproduction qui est, comme l’a dit Marx, « la
psychologie humaine qui est sensuellement représentée devant nous » ; la théorie
psychologique pour laquelle ce « livre ouvert » de la psychologie humaine est inconnu
ne peut pas être une vraie science. Lorsque Marx définit l’idéel comme « le matériel
transposé et traduit dans la tête de l’homme », il ne conçoit pas cette « tête » au sens
naturel, scientifique du mot. Nous entendons ici la tête de l’homme socialement
développé, dont toutes les formes d’activité sont des produits et des formes de
développements socio-humains, des formes directement sociales et généralement
significatives, depuis les formes de langage, le vocabulaire et le système syntaxique
jusqu’aux catégories logiques. Le matériel extérieur se transforme en un fait social, en
propriété de la personne sociale, c’est-à-dire en idéel, lorsqu’il est exprimé sous ces
formes. La « transformation » directe de la matière en idéel consiste dans l’expression
du fait extérieur dans un langage – cette « réalité directe de la pensée », c’est-à-dire
l’idéel. Mais le langage lui-même est aussi peu idéel que la structure nerveuse et
physiologique du cerveau. Là encore, ce n’est pas l’idéel, mais seulement la forme de
son expression, son existence matérielle-concrète. C’est pourquoi le néo-positivisme
(Wittgenstein, Carnap, etc.) qui identifie la pensée (c’est-à-dire l’idéel) avec le langage,
avec le système des « termes » et des « énoncés », commet la plus grande erreur
Astérion, 27 | 2022
8
L’idéel
naturaliste, tout comme les enseignements qui identifient l’idéel avec les structures et
les fonctions du tissu cérébral. Ici aussi, seule la forme de son expression matérielle est
prise comme idéel. Le matériel est vraiment « transposé » dans la tête humaine, et pas
simplement dans le cerveau en tant qu’organe du corps de l’individu, seulement dans le
cas où il est exprimé dans des formes de langage directes, universellement
significatives (le langage entendu ici dans un sens large, qui comprend le langage des
plans, schémas, modèles, etc.). En d’autres termes, la chose ne s’idéalise que lorsqu’on
la recrée activement à partir du langage des mots et des schémas, par la capacité de
transformer « la parole en acte » et l’acte en chose.
9
C’est ce que Spinoza a très bien compris. Ayant établi que la pensée est l’activité du
corps pensant qui est en rapport avec des corps réels dans l’espace réel, et non avec des
« signes » ou des « concepts », il fait le lien entre les « idées adéquates », exprimées
dans les mots d’une langue, et la capacité de reproduire des formes verbales données
dans l’espace réel. C’est justement là qu’il procède à la distinction entre une
détermination exprimant l’essence de la chose, c’est-à-dire l’image idéelle de l’objet, et
des définitions nominales, formelles, qui fixent une propriété de l’objet, plus ou moins
accidentellement choisie. Il explique cette distinction par l’exemple d’un cercle, d’une
circonférence. Un cercle peut être défini comme « une figure dont les lignes tirées du
centre à la circonférence sont égales »14, mais cette définition « n’explique nullement
l’essence du cercle, elle ne montre qu’une de ses propriétés » 15. De surcroît, il ne s’agit
que d’une propriété dérivée, secondaire. Ce n’est pas la même chose lorsque la
définition comprend « la cause prochaine. » Le cercle doit alors être défini de la
manière suivante : « une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe et
l’autre mobile »16. Cette dernière définition établit une façon de construire une chose
dans l’espace réel. Ici, la définition nominale apparaît en même temps que l’action
réelle d’un corps pensant le long du contour spatial réel de l’objet de l’idée. C’est alors
que la personne possède une idée adéquate, c’est-à-dire une image idéelle d’une chose,
et non pas seulement des signes, des marques exprimés par des mots. C’est une
compréhension profonde – et matérialiste – de la nature de l’idéel. L’idéel existe là où il
y a une capacité à recréer un objet dans l’espace, en partant d’un mot, d’une langue –
en conjonction avec la nécessité de cet objet et la disposition matérielle de l’acte.
10
La détermination de l’idéel est donc essentiellement dialectique. C’est quelque chose
qui n’existe pas et qui existe simultanément. Une chose qui n’existe pas en tant
qu’extérieure, perçue par les sens, et qui existe en même temps comme une capacité
opérationnelle d’une personne. Il s’agit d’une existence qui est cependant égale à la
non-existence, ou à l’existence actuelle de la chose extérieure dans la phase de sa
formation dans l’activité du sujet, sous la forme d’une image intérieure, de ses besoins,
de ses incitations et de son but. C’est en ce sens que l’être idéel d’une chose est différent
de son être réel. Mais il diffère tout aussi fondamentalement des structures matérielles
du cerveau et du langage par lesquelles cette chose existe chez le sujet. Contrairement
aux structures du cerveau et du langage, l’image idéelle de l’objet est une forme d’objet
externe, et non une forme du cerveau ou du langage. En ce qui concerne la différence
entre l’image idéelle et l’objet extérieur, elle réside dans le fait que l’image idéelle n’est
pas directement objectivée dans la substance extérieure de la nature mais dans le corps
organique de l’homme et dans le corps du langage en tant qu’image subjective. L’idéel
immédiat est donc l’existence subjective d’un objet, ou son « existence étrangère »,
l’existence d’un objet dans un autre et à travers un autre, comme l’a exprimé Hegel. Il
convient en même temps de noter que dans les traductions de Hegel, le terme « idéel »
Astérion, 27 | 2022
9
L’idéel
(ideelle) est traduit par « idéalisé » afin de séparer ce sens de l’idéal, en tant que
problème associé à l’idéal, qui dans l’œuvre de Hegel est un problème d’esthétique.
L’idéel comme forme d’activité de l’homme social existe là où, comme le dit Hegel, se
trouve le processus de « suppression (Aufhebung) d’extériorité », c’est-à-dire le
processus de transformation du corps de la nature en sujet de l’activité humaine, en
sujet du travail, puis en produit de cette activité. Ceci peut être exprimé de la manière
suivante : la forme de la chose extérieure impliquée dans le processus de travail est
« supprimée » dans la forme subjective de l’activité concrète et cette dernière est fixée
concrètement dans le sujet par les mécanismes supérieurs de l’activité nerveuse. Puis,
le revers de ces mêmes métamorphoses : la signification exprimée verbalement se
transforme en action, et par l’action elle se transforme en forme de la chose extérieure,
perçue par les sens, c’est-à-dire en objet. C’est dans ce mouvement cyclique, renouvelé
sans cesse, que l’idéel – l’image idéelle d’une chose – existe.
11
Du point de vue de Marx, une chose – extérieure et indépendante de la conscience et de
la volonté d’une personne, existante et perçue sensoriellement – est le début et la fin de
ce mouvement cyclique, qui revient constamment « à soi-même ». Mais précisément
parce que ce mouvement est de nature cyclique, son début et donc sa fin ne se voient
pas dans les choses et les activités avec elles, mais dans les mots et les activités avec les
mots. Dans ce cas, le schéma est exactement l’inverse de celui de Marx : parole-actechose, et puis retour. Ce schéma est le secret de toute la construction hégélienne,
exposée dans la Phénoménologie de l’esprit et, plus largement, de tout idéalisme objectif –
y compris la théologie. La Bible elle-même commence par la thèse « au commencement
était la parole ». Sur ce point, Hegel ne se distingue des auteurs de la Bible que par le
fait que chez lui, au début, il n’y avait pas seulement la parole, mais une activité avec la
parole. Selon Hegel, c’est dans la parole et à travers elle que l’Esprit, idéel au début,
devient « un objet à soi-même », trouve une forme dans laquelle il peut se confronter à
lui-même et agir « en lui-même », en changeant activement sa propre « nature
aliénée ». La seconde métamorphose chez Hegel consiste en un changement de la chose
extérieure selon le plan et le schéma produit par l’activité avec les mots, au niveau du
langage, au niveau de la pensée. Dans ce cas, la forme de la chose extérieure créée par
le travail réel de l’homme commence également à apparaître comme une « nature
aliénée de l’Esprit », un « être extérieur », un « être-autre de l’idéel ». De ce fait, l’acte
final de « suppression de l’extériorité » consiste à retrouver et à reconnaître, dans le
monde qui nous entoure, le « miroir de l’Esprit », une copie extérieure du monde
intérieur idéel. C’est pourquoi les catégories universelles de logique fixées verbalement
(les formes universelles du développement de l’Esprit de l’humanité, c’est-à-dire la
culture spirituelle dans son ensemble) sont la cause cible de l’histoire, et donc le
« début absolu » de tous les cycles de l’activité humaine. Telle est la mystification à
laquelle est soumise, chez Hegel, la véritable essence de l’activité humaine. La relation
réelle entre l’activité immédiate-concrète avec les choses et l’activité avec les mots est
posée « la tête en bas ». La parole apparaît comme le premier « corps » (logiquement et
historiquement) de l’image idéelle, tandis que la forme du produit extérieur du travail
est la seconde incarnation corporelle dérivée de cette image idéelle. La troisième phase
consiste à « supprimer » à nouveau cette extériorité, à reconnaître sous la forme d’une
chose extérieure l’activité « aliénée », l’image de l’idéel, et à exprimer à nouveau cet
idéel dans la parole – dans une composition logique.
12
L’idéalisme, c’est-à-dire la représentation de la nature comme quelque chose d’idéel en
soi, est atteint par une substitution plus ou moins consciente : certains phénomènes
Astérion, 27 | 2022
10
L’idéel
naturels sont substitués à leur reflet idéel dans la science, c’est-à-dire dans la nature
idéalisée auparavant. Cela ressort clairement du raisonnement de Hegel concernant les
corps en collision, les masses matérielles : « Mais comme les masses se heurtent et se
pressent, et qu’il n’y a pas d’espace vide laissé entre elles, c’est dans ce contact que
commence à se produire l’unité idéale de la matière. Et il est important de voir
comment cette unité interne (Innerlichkeit) se produit, comme il est en général
important de voir comment la notion arrive à l’existence (Existenz) dans le sens
déterminé »17. Cette « arrivée à l’existence » consiste, selon Hegel, dans le fait qu’au
sein du choc que constitue l’acte du contact « deux points matériels ou atomes […]
coïncident en seul point, dans un seul moment d’identité » 18, ce qui signifie que « l’être
pour-soi n’est pas l’être pour-soi (Ihr Fürsichseyn ist nicht Fürsichseyn) » 19. Mais « être
autre », tout en restant « soi-même », implique de posséder, outre un être réel, un être
idéel. C’est le secret de « l’idéalisation » de la nature (matière) par Hegel : dès le début,
Hegel ne parle pas de la nature elle-même, mais de la nature telle qu’elle apparaît dans
la mécanique newtonienne, c’est-à-dire la nature déjà idéalisée auparavant et exprimée
à travers des concepts spécifiques de la physique newtonienne. C’est aussi le secret de
la vitalité d’une telle tournure idéaliste de la pensée : en parlant de la nature, nous
sommes toujours obligés d’utiliser les expressions et les concepts de la science
moderne. Mais l’idéalisme, en faisant passer ces expressions pour quelque chose de
directement en unité avec la nature elle-même, fétichise ainsi le stade atteint de la
connaissance de la nature, la transformant en un absolu, l’immortalisant.
13
C’est parce qu’il a mis ce schéma « la tête en bas » que Marx a pu apprendre toutes les
avancées formelles de Hegel dans la compréhension de l’idéel. L’idéel arrive
directement à l’existence dans le symbole et à travers le symbole, c’est-à-dire à travers
le corps extérieur de la parole, sensoriellement perçu, visible ou audible. Mais ce corps,
restant soi-même, se présente en même temps comme l’existence d’un autre corps, et
son existence idéelle comme signification est quelque chose d’absolument différent de
sa forme corporelle, perçue directement par les oreilles ou les yeux. La parole comme
signe, comme nom, n’a rien à voir avec ce qu’elle est. Le point commun ne peut être
trouvé que dans l’acte qui consiste à transformer la parole en acte et, par cet acte, en
une chose ; puis, par le processus inverse, par la pratique et l’assimilation de ses
résultats.
14
L’homme existe en tant qu’être humain, en tant que sujet d’activité orienté vers le
monde qui l’entoure et vers lui-même, depuis et jusqu’à ce qu’il produise et reproduise
activement sa vie réelle dans des formes créées par lui-même, son propre travail. Et ce
travail, cette transformation réelle du monde et de lui-même, qui se déroule sous des
formes socialement développées et légitimées, est précisément ce processus qui
commence et continue en totale indépendance vis-à-vis de la pensée, au sein duquel
naît et fonctionne, au fur et à mesure de sa métamorphose, l’idéel, l’idéalisation de la
réalité, de la nature et des relations sociales, ainsi que le langage des symboles, comme
corps extérieur de l’image idéelle du monde externe. Voici le mystère de l’idéel ainsi
que sa résolution. Pour rendre plus compréhensible l’essence de ce mystère, aussi bien
que la façon dont il a été résolu par Marx, analysons le cas le plus typique d’idéalisation
de la réalité, l’acte de naissance de l’idéel : le phénomène politique et économique du
prix. « Le prix, ou forme-monnaie des marchandises, est, comme leur forme-valeur en
général, une forme qui diffère de leurs formes corporelles tangibles, une forme qui
n’est donc qu’idéelle ou imaginée »20. Tout d’abord, soyons attentifs au fait que le prix,
en tant que catégorie de l’économie politique, est une catégorie objective et non un
Astérion, 27 | 2022
11
L’idéel
phénomène psychophysiologique. Cependant, le prix est une forme « qui n’est
qu’idéelle ». Tel est le matérialisme de la conception marxiste du prix. L’idéalisme, au
contraire, consiste à affirmer que le prix, parce qu’il n’est « qu’idéel », existe seulement
en tant que phénomène subjectif-psychique. Cette dernière interprétation du prix a été
donnée par nul autre que Berkeley, qui a agi non seulement comme philosophe mais
aussi comme économiste. Critiquant la conception idéaliste de l’argent, Marx montre
que le prix est la valeur du produit du travail humain, exprimée en argent, par exemple
dans une certaine quantité d’or. Mais l’or en soi, par nature, n’est pas de l’argent. Il
n’est de l’argent que parce qu’il prend en charge une sorte de fonction sociale – une
mesure de la valeur de toutes les marchandises. La forme de l’argent n’est donc pas la
forme de l’or en tant que tel, mais la forme d’un autre objet, apposé comme un sceau,
de l’extérieur, sur l’or. Cet autre objet, dont la forme est en fait de l’or, est un système
de relations sociales entre les personnes dans le processus de production et d’échange
de produits. De là vient la forme idéelle du prix. L’or en circulation, restant lui-même,
est cependant directement la forme d’existence et de mouvement d’un « autre »,
représente et remplace cet « autre » dans le processus de circulation des marchandises
et de l’argent, et constitue sa métamorphose. « Dans le prix, d’un côté, la marchandise
se rapporte à l’argent comme à quelque chose qui est en dehors d’elle, et,
deuxièmement, elle est elle-même posée idéellement comme argent, puisque l’argent a
une réalité distincte d’elle […]. À côté de l’argent réel, la marchandise existe
maintenant comme argent posé idéellement »21. « Après que l’argent a été posé
réellement comme marchandise, la marchandise est posée idéellement comme
argent. »22 Ce placement idéel, ou le placement d’un produit réel comme image idéelle
d’un autre produit, se fait dans le processus de circulation de la grande masse des
marchandises. Ce placement émerge comme un instrument pour résoudre les
contradictions qui ont mûri au cours de ce processus, en son sein – non dans la tête,
certes, mais pas sans l’aide de la tête – comme un moyen de satisfaire le besoin qui est
apparu dans le circuit des marchandises. Ce besoin n’a aucun sens biologique. C’est la
nécessité d’un organisme social. Ce besoin, agissant comme une contradiction non
résolue de la forme de marchandise, est satisfait, est résolu par le fait qu’une
marchandise est « arrachée » à une famille égalitaire de marchandises et se transforme
en un étalon directement social des dépenses socialement nécessaires du travail,
légalisé d’abord par la coutume, puis par la législation. Le problème, comme le dit
Marx, surgit en même temps que les moyens de le résoudre. Dans l’échange réel, avant
même l’apparition de l’argent (avant la transformation de l’or en monnaie), une
certaine situation se présente :
Jamais ne s’instaure un trafic où des possesseurs de marchandises comparent et
échangent leurs articles contre d’autres articles différents sans que dans ce trafic
diverses marchandises appartenant à divers possesseurs ne soient échangées contre
une seule et même tierce marchandise et comparées à elle en tant que valeurs.
Cette tierce marchandise, en devenant l’équivalent d’autres marchandises
différentes, acquiert immédiatement – même si c’est dans d’étroites limites – la
forme d’équivalent universel ou social.23
15
C’est sur cette base-là que surgit la possibilité et la nécessité d’exprimer le rapport
d’échange mutuel des deux marchandises par la valeur d’échange de la troisième, et
cette troisième n’entre pas directement dans l’échange réel, mais sert seulement
comme mesure commune de la valeur des marchandises échangées. Et de la même
manière, cette troisième marchandise, quoiqu’elle n’entre pas physiquement en
échange, participe quand même à l’acte d’échange, présente seulement de manière
Astérion, 27 | 2022
12
L’idéel
idéelle, c’est-à-dire en représentation, dans le raisonnement des possesseurs des
marchandises, en parole, sur papier, etc. Mais ce faisant, elle devient un symbole des
relations sociales entre les gens. Toutes les théories dérisoires de l’argent et de la
valeur qui réduisent la valeur et ses formes au pur symbolisme, au « nom de la
relation », à un « signe » conventionnel ou légalement établi, sont liées à cette
circonstance. Ces théories, en fonction de la logique de leur naissance et de leur
construction, sont organiquement liées – et semblables comme le sont des jumeaux – à
ces enseignements philosophiques et logiques qui, ne sachant pas comprendre l’acte de
naissance de l’idéel à partir du processus de l’activité objective-pratique de l’homme
social, finissent par énoncer les formes d’expression de cet idéel dans le discours, en
termes et expressions de phénomènes conventionnels. Derrière ces phénomènes il y a
cependant quelque chose de mystiquement insaisissable : ou bien « l’expérience » des
néo-positivistes, ou bien « l’existence » des existentialistes, ou encore « l’essence
eidétique » de Husserl et de ses semblables, non corporelle, mystique, intuitivement
saisie. La logique de l’émergence de telles théories de l’idéel et de sa réduction au
symbole, au signe de relations sans objet – ou de liaisons en tant que telles, de liaisons
sans matière, de substrat – a été examinée par Marx dans Le Capital, où il démontre son
caractère extrême et sa vacuité :
Le fait que les marchandises, sous la forme de prix, ne sont transformées
qu’idéalement en or et que par suite l’or n’est transformé qu’idéalement en
monnaie, a donné lieu à la théorie de l’unité de mesure idéale de la monnaie.
Comme il n’entre dans la détermination des prix que de l’or ou de l’argent figuré,
que l’or et l’argent fonctionnent seulement comme monnaie de compte, on a
prétendu que les termes de livre, shilling, pence, thaler, franc, etc., au lieu de
désigner des fractions de poids d’or ou d’argent ou du travail matérialisé de quelque
manière que ce soit, désignaient au contraire des atomes de valeur idéaux. 24
16
Et puis il a été facile de passer à l’idée que le prix des marchandises correspond à de
simples « noms de relations » ou à des « proportions », de purs signes. Ainsi, les
phénomènes économiques objectifs se transforment en simples symboles, derrière
lesquels se cache la volonté qui fait leur substance, leur représentation, l’« expérience
intérieure » du « Moi » individuel, interprétée au sens de Hume et Berkeley. C’est
exactement par le même schéma que les idéalistes modernes transforment, en logique,
les termes et les énoncés – la coquille verbale de l’image idéelle d’un objet – en
« simples noms de rapports », dans lesquels « l’expérience » d’une personne
individuelle symbolise l’activité du langage. Les rapports logiques se transforment
simplement en « noms de connexions » – de quoi à quoi, on ne sait pas. Il faut souligner
en particulier que la transformation idéelle de la marchandise en or, et donc de l’or en
symbole des relations sociales, se déroule à la fois dans le temps et en essence plutôt
que par la transformation réelle de la marchandise en argent, c’est-à-dire par le
tintement de la pièce de monnaie. L’or devient la mesure de la valeur de toutes choses
en tant que marchandises plutôt qu’un moyen de circulation, il fonctionne comme
l’argent d’abord de manière « purement idéelle »25. « L’argent ne fait circuler que des
marchandises déjà transformées idéellement en argent, non seulement dans la tête de
l’individu singulier, mais encore dans la représentation de la société (immédiatement
dans la représentation des partenaires au cours du procès d’achat et de vente) » 26. C’est
un point fondamentalement important dans la compréhension marxiste du phénomène
du prix, mais aussi du problème de l’idéel, du problème de l’idéalisation de la réalité en
général. Cet acte d’échange suppose toujours le système déjà formé de relations entre
les personnes médiatisées par les choses et il s’exprime toujours en ce qu’une des
Astérion, 27 | 2022
13
L’idéel
choses perçues sensoriellement, le corps – ce peut être le corps de la personne
individuelle – « est arraché » à ce système et, ne cessant pas d’y fonctionner comme un
corps distinct perçu sensoriellement, se transforme en représentant de tout autre corps
de ce système, en corps sensoriellement perçu de l’image idéelle. Cette chose, restant
elle-même, est en même temps l’incarnation extérieure d’une autre chose, non de son
image directement corporelle, sensoriellement perçue, mais de son essence, c’est-à-dire
de la loi de son existence au sein de ce système, qui crée en général cette situation
originale. Cette chose devient ainsi un symbole, dont la signification reste toujours en
dehors de sa forme directement perceptible, dans d’autres choses perçues
sensoriellement et ne se révèle qu’à travers tout le système de relations des autres
choses à cette chose, ou, inversement, de cette chose à toutes les autres. Étant
réellement retirée de ce système, la chose sensoriellement perçue perd son rôle, la
signification d’un symbole, se transforme à nouveau en chose sensoriellement perçue
habituelle avec d’autres choses similaires. Cela montre que son existence et son
fonctionnement en tant que symbole ne lui appartenaient pas en tant que tels, mais
appartenaient seulement au système dans lequel elle se trouvait. Ses propriétés
intrinsèques, sa forme perçue physiquement et sensoriellement, n’ont donc rien à voir
avec son être en tant que symbole. La coquille corporelle, sensoriellement perceptible,
le « corps » d’un symbole (le corps de la chose qui a été transformée en symbole), est
pour son être en tant que symbole quelque chose de complètement insignifiant, fugace,
temporaire, « l’existence fonctionnelle » d’une telle chose absorbe complètement son
« existence matérielle »27. Et si cela a lieu, le corps matériel de cette chose est alors mis
en accord avec sa fonction. En conséquence, le symbole se transforme en signe, c’est-àdire en objet, qui ne signifie plus rien en soi, mais représente seulement, exprime un
autre objet avec lequel il n’a rien en commun, comme le nom de la chose avec la chose
elle-même. C’est la dialectique de la transformation d’une chose en symbole, et d’un
symbole en signe, qui est tracée dans Le Capital par la problématique de l’émergence et
de l’évolution de la forme monnaie de la valeur. L’existence fonctionnelle du symbole
est précisément qu’il n’est pas lui-même, il n’est pas son propre corps perçu
sensoriellement, mais un autre. Et en même temps il est un moyen, un outil pour
identifier l’essence des autres choses perçues sensoriellement, c’est-à-dire leur
signification universelle, socio-humaine – c’est-à-dire leur rôle et leur fonction au sein
du corps social – mais directement ; la loi de production et de reproduction des choses
par l’activité humaine. En d’autres termes, la fonction du symbole est simplement
d’être un corps direct de l’image idéelle de la chose extérieure, ou, plus précisément, de
la loi de son existence, de l’universel. Le symbole, retiré du processus réel de
métabolisme entre l’homme social et la nature, cesse d’être un symbole en général.
Autrement dit, cette chose corporelle, sensoriellement perceptible, cesse d’être la
coquille corporelle de l’image idéelle – son « âme » disparaît de son corps, car son
« âme », qui existait dans la chose et à travers elle, était exactement l’activité concrète
de l’homme social, cette même activité qui effectuait le métabolisme entre la nature
« vierge » et la nature humanisée. Sans image idéelle, les êtres humains ne peuvent pas
du tout métaboliser la nature et il n’est plus possible d’agir comme intermédiaire entre
les choses de la nature, puisque ces choses sont impliquées et fonctionnent comme
matériel, moyen ou instrument de la production sociale, et que l’image idéelle requiert
précisément pour sa réalisation de la « matière matérielle » – ce qui comprend le
langage avec ses symboles linguistiques. Ainsi, le travail social donne naissance à un
besoin de langue, puis à la langue elle-même, la parole, et non l’inverse, comme dans la
Astérion, 27 | 2022
14
L’idéel
version néo-positiviste. Lorsqu’une personne agit avec un symbole ou un signe plutôt
qu’avec un objet, en s’appuyant sur le symbole et le signe, elle n’agit pas de manière
idéelle. Elle n’agit que verbalement. Il arrive souvent qu’au lieu de voir l’essence réelle
d’une chose à l’aide d’un terme, un individu ne voie que le terme lui-même avec sa
signification traditionnelle, il ne voit que le symbole, son corps perçu sensoriellement.
Dans ce cas, l’ensemble des symboles linguistiques se transforme, en lieu et place d’un
puissant instrument d’action réelle avec des choses réelles, en un fétiche qui bloque
avec son corps la réalité qu’il représente. Par conséquent, au lieu de voir réellement et
de changer consciemment le monde extérieur selon ses propres lois universelles
exprimées sous la forme d’une image idéelle, cette personne commence à ne voir et à
ne changer que l’expression verbale et terminologique de ce monde et pense qu’elle
change le monde lui-même. Le monde et l’existence humaine pratique ne changent pas
d’un iota et ne le remarquent même pas. Dans cette fétichisation de l’être verbal de
l’idéel, Marx et Engels distinguent la philosophie hégélienne de gauche de l’époque de
sa décadence. Cette fétichisation de l’être verbal de l’idéel, médiatisé par le système
réel de relations sociales qu’il représente, constitue la fin absolument inévitable de
toute philosophie qui ne comprend pas que l’idéel en tant que tel ne naît et ne se
reproduit que par le processus de l’activité objective-pratique de l’homme social,
changeant la nature, et que l’idéel n’existe en général qu’au cours de ce processus – et
que tant que ce processus dure, continue, il se reproduit à une échelle élargie. Si,
comme l’a noté Marx, ce processus s’arrête pendant même une semaine, non seulement
l’idéel disparaît, mais aussi l’être humain lui-même en tant que sujet d’activité idéelle.
Et lorsque la pensée, c’est-à-dire l’activité dans le plan idéel, l’activité avec des images
idéelles, est interprétée différemment, non pas comme une activité avec des choses
réelles basées sur et médiatisées par les symboles, mais comme une activité avec les
symboles eux-mêmes, cela est puni par telle ou telle forme de fétichisation à la fois du
monde extérieur et des symboles. L’état actuel des relations sociales, leurs formes
actuelles, d’une part, et l’expression actuelle de ces formes de réalité dans le langage,
dans la terminologie actuelle et dans les structures syntaxiques, d’autre part,
commencent à apparaître comme des « saints », comme des idoles pour le sauvage,
comme une croix pour le chrétien, c’est-à-dire comme les seules incarnations
« terrestres » possibles de l’idéel – son aspect terrestre véritable, bien que quelque peu
déformé. Le plus comique est qu’une telle fétichisation de l’idéel sous la forme de son
existence verbale et symbolique ne capture pas l’idéel lui-même. Elle saisit les résultats
de l’activité humaine, c’est-à-dire le mouvement produisant ces résultats, mais pas
l’activité humaine elle-même, qui crée et reproduit ces résultats. Elle ne saisit donc pas
l’idéel lui-même, mais seulement les produits aliénés, congelés dans des choses
extérieures ou dans le langage. Cela n’est pas surprenant, car l’idéel, en tant que forme
d’activité humaine, n’existe que dans l’activité, et non dans ses résultats, car l’activité
est cette « négation » constante et durable des formes de choses actuelles, perçues
sensoriellement, leur changement, leur « suppression » sous de nouvelles formes,
procédant selon des lois universelles, exprimées dans les formes idéelles. Lorsqu’un
objet a été créé, le besoin de la société a été satisfait, et l’activité s’est effacée dans son
produit : l’idéel est mort. L’image idéelle du pain, par exemple, naît dans la tête d’une
personne affamée ou d’un boulanger qui fait ce pain. Dans la tête d’un homme nourri et
occupé à construire une maison, il n’y a pas de pain idéel. Mais si nous prenons la
société dans son ensemble, il y a toujours un pain idéel, une maison idéelle et tout objet
idéel dont l’homme réel s’occupe réellement dans le processus de production et de
Astérion, 27 | 2022
15
L’idéel
reproduction de sa vie réelle et matérielle, y compris le ciel idéel en tant qu’objet
d’astronomie, comme le « calendrier naturel », « l’horloge » et « la boussole » de
l’humanité. En conséquence, toute la nature dont s’occupe l’homme est idéalisée, et pas
seulement la partie qu’il produit et reproduit ou utilise directement. Sans une
idéalisation constamment renouvelée des objets réels de l’activité vitale socio-humaine,
sans leur transformation en idéel, et donc sans symbolisation, l’homme ne peut
absolument pas devenir un agent réel, sujet actif de la production sociale de la vie
matérielle et spirituelle de la société, médiateur actif entre les corps de la nature et « la
mesure de toutes choses » impliquées et impliquant dans le processus de production
sociale. Des difficultés et des contradictions dialectiques qui surgissent dans le
processus de l’activité socio-humaine naissent toutes les différentes notions fétiches de
l’idéel, de la symbolisation primitive des rapports sociaux de production dans les
symboles-fétiches des sauvages jusqu’au fétichisme éclairé des néo-positivistes, qui
transforment les signes-symboles linguistiques en une force autonome, extérieure et
indépendante de l’homme, existant et agissant comme un dieu, comme le diable,
comme la source de tous les biens et de tous les maux de l’histoire.
17
L’idéel agit toujours comme un produit et une forme de travail humain, un processus de
transformation intentionnelle des matériaux naturels et des rapports sociaux effectué
par l’homme social. L’idéel existe uniquement là où il y a un individu qui exerce ses
activités sous les formes qui lui ont été données par le développement antérieur de
l’humanité. C’est justement par le plan idéel de l’activité humaine qu’il se distingue de
l’animal : « ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille,
c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. Le
résultat auquel aboutit le procès de travail était déjà au commencement dans
l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée » 28. Il faut souligner une fois de
plus que si nous comprenons la « tête » naturellement, c’est-à-dire comme un organe
matériel du corps d’un individu, il n’y a pas de différence fondamentale entre
l’architecte et l’abeille. La cellule de cire, que l’abeille fabrique, est également « à
l’avance », sous la forme d’une activité d’insecte, « programmée » dans ses nœuds
nerveux. En ce sens, le produit de l’activité de l’abeille est également fixé
« idéalement » avant sa mise en œuvre réelle. Toutefois, les formes d’activité de
l’animal propres à l’espèce à laquelle il appartient sont héritées en même temps que
l’organisation structurelle et anatomique du corps, c’est-à-dire directement de manière
matérielle. La forme d’activité, que nous pouvons désigner comme un être idéel d’un
produit, n’est jamais séparée du corps de l’animal, sauf sous la forme de son produit
réel direct. La principale différence entre l’activité humaine et l’activité animale est
qu’aucune forme de cette activité, aucune aptitude n’est héritée avec l’organisation
matérielle anatomique du corps animal. Ces formes d’activité – capacités actives – ne
sont ici transmises qu’indirectement, par les formes d’objets créés par l’homme pour
l’homme. Par conséquent, la maîtrise individuelle d’une forme d’activité définie par
l’homme, c’est-à-dire une image idéale de son objet et de son produit, se transforme en
un processus spécial qui ne coïncide pas avec le processus de formation directe d’un
objet de la nature. C’est pourquoi la forme même de l’activité humaine devient un sujet
particulier pour un être humain, un sujet d’activité particulière. « L’animal s’identifie
directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité.
L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience.
Il a une activité vitale consciente […]. Ce n’est pas une détermination avec laquelle il se
confond directement »29. Par conséquent, si l’idéel ci-dessus était défini comme une
Astérion, 27 | 2022
16
L’idéel
forme d’activité humaine ou comme une forme de chose dans le cadre d’une forme
d’activité, alors cette définition serait, à proprement parler, incomplète. Elle ne
caractérisait l’idéel que par son contenu réel conditionné objectivement. Mais l’idéel en
tant que tel existe seulement là où la forme de l’activité elle-même, correspondant à la
forme de l’objet extérieur, se transforme pour une personne en un objet particulier
avec lequel elle peut agir particulièrement, sans toucher ou changer l’objet réel, cette
chose extérieure, dont l’image est cette forme d’activité. C’est seulement l’homme qui
cesse de « confluer » directement avec la forme de son activité vitale, en la séparant de
lui-même et en la mettant devant lui, c’est-à-dire en la transformant en représentation.
Puisqu’une chose extérieure n’est donnée à l’homme en général que parce qu’elle est
impliquée dans le processus de son activité, parce qu’elle agit sous les formes de cette
activité, dans le produit final, la représentation, l’image de la chose extérieure se
confond toujours avec l’image de l’activité au sein de laquelle la chose extérieure
fonctionne. C’est la base gnoséologique qui permet d’identifier la chose avec la
représentation, le réel avec l’idéel, c’est-à-dire la racine gnoséologique des idéalismes
de toutes sortes et de toutes nuances. Mais il est clair qu’une telle réification de la
forme de l’activité elle-même, suite à laquelle il devient possible de prendre la forme de
l’activité comme « la forme d’une chose » – et vice versa – la forme d’une chose ellemême en tant que produit et forme d’activité subjective, en tant qu’idéel, n’est pas
encore de l’idéalisme. Ce n’est que ce fait réel, qui se transforme en tel ou tel type
d’idéalisme ou de fétichisme uniquement sur la base de certaines conditions sociales et
directement sur la base de la division spontanée du travail, où la forme d’activité est
imposée à l’individu, indépendamment de lui et de processus sociaux qu’il ne comprend
pas. La réification des formes sociales de l’activité humaine, caractéristique de la
production marchande (fétichisme des marchandises), est similaire à cet égard à
l’aliénation religieuse des capacités humaines actives dans la notion de dieux. Ce fait
est déjà clairement réalisé dans les limites d’une perspective d’idéalisme objectif sur la
nature de l’idéel. Le jeune Marx, tout en étant encore un hégélien de gauche, a noté que
tous les dieux anciens avaient la même « existence réelle » que l’argent :
L’antique Moloch n’a-t-il pas régné ? L’Apollon de Delphes n’était-il pas une
puissance réelle dans la vie des Grecs ? Sur ce point, la critique de Kant ne prouve
rien elle non plus. Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette
représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y
croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers […].
Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il
une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation
universelle ou plutôt commune des hommes ?30
18
Cette analogie, dont la véritable nature a été révélée plus tard par Marx, sur la base de
la compréhension matérialiste de la nature, de l’argent et des images religieuses, est
ancrée dans le lien réel de la représentation des gens avec leurs activités réelles, avec
les formes de pratique, dans le rôle actif de l’image idéelle (représentation). L’homme
est capable de changer la forme de son activité – ou l’image idéelle de la chose
extérieure – sans toucher à cette chose extérieure elle-même, jusqu’à un certain
moment. Mais cela lui est possible uniquement parce qu’il peut séparer cette image
idéelle de lui-même, l’objectiver et agir avec elle comme un objet existant, au lieu d’agir
avec la chose extérieure réelle dont elle est l’image. L’exemple de l’architecte que Marx
donne pour expliquer la différence entre l’activité humaine et celle de l’abeille en dit
long sur ce point. L’architecte ne construit pas une maison uniquement dans sa tête
mais avec l’aide de sa tête, en termes de représentations, directement sur papier
Astérion, 27 | 2022
17
L’idéel
Whatman, sur le plan de la planche à dessin. Il change ainsi son « état intérieur » en un
« extérieur » avec lequel il peut agir comme il agirait avec un objet distinct. En
modifiant cette image subjective (intérieure) objectivée, il modifie potentiellement
l’image de la maison réelle également, c’est-à-dire qu’il la modifie de manière idéelle,
dans ses possibilités. Cela signifie qu’il modifie directement un objet perçu
sensoriellement au lieu d’un autre. La représentation avec laquelle la personne agit au
lieu d’agir avec une chose réelle est objectivée sous la forme d’une parole perçue
sensoriellement (audible ou visible), d’un dessin perçu visuellement, d’un modèle, etc.
En d’autres termes, l’activité dans le plan de représentation qui modifie l’image idéelle
d’un objet est également une activité sensorielle-objective qui modifie l’apparence
perceptible de la chose sur laquelle elle est dirigée. Mais la chose dans le changement,
la chose au sein de laquelle cette activité s’exprime, n’est qu’une notion objectivée ou
une forme d’activité humaine fixée comme une chose. Cette circonstance permet de
voiler la distinction philosophico-gnoséologique fondamentale entre l’activité
matérielle et l’activité d’un théoricien ou d’un idéologue qui ne change directement
que la forme verbale et la sémiotique de l’image idéelle. L’homme ne peut pas
transmettre à une autre personne l’idéel en tant que tel, comme une forme pure
d’activité. On peut observer les actions d’un peintre ou d’un ingénieur pendant cent
ans, en essayant d’adopter la méthode de leurs actions, la forme de leur activité, mais
de cette façon on ne peut copier que les techniques extérieures de leur travail et en
aucun cas l’image idéelle elle-même, la capacité la plus active. L’idéel en tant que forme
d’activité subjective ne s’apprend que par une pratique active avec l’objet et le produit
de cette pratique, c’est-à-dire par la forme de son produit, par la forme objective d’une
chose, par sa « désobjectivation » active. C’est pourquoi l’image idéelle de la réalité
concrète existe seulement comme forme (méthode, image) de l’activité vivante, qui
correspond à la forme de son objet, et en aucun cas comme une chose, pas comme un
« état » ou une « structure » matériellement fixe. En tentant d’interpréter l’idéel
comme une « chose idéelle » ou un « objet abstrait » figé, comme une forme rigidement
fixée, un problème insoluble apparaît : de quoi cette forme est-elle la forme ? Car une
telle démarche transforme l’idéal en une substance autonome qui existe
indépendamment de l’activité vivante humaine, comme son prototype supra-sensoriel
et non corporel. En même temps, c’est une forme d’activité humaine conditionnée par
la forme du monde externe. Une fois que l’idéal est séparé de l’activité, il se transforme
en une « chose sensorielle-suprasensorielle » avec des propriétés mystérieuses et
mystiques. Un exemple en est la difficulté de comprendre les « chiffres », les « points »
et autres « objets mathématiques abstraits », c’est-à-dire des images subjectives de la
détermination quantitative du monde externe, interprétées comme des objets
indépendants. L’idéal n’est rien d’autre qu’un ensemble de formes universelles
d’activité humaine conçu par un individu, qui déterminent, en tant que but et loi, sa
volonté et sa façon de mener son activité individuelle. Il est évident que le processus de
réalisation individuelle de l’image idéelle, c’est-à-dire la forme générale abstraite de
l’activité socio-humaine, est toujours lié à telle ou telle « déviation », ou, plus
précisément, à la concrétisation de cette image, à sa correction en fonction de
conditions concrètes, à de nouveaux besoins sociaux, à des caractéristiques matérielles,
etc. Cela suppose la capacité à comparer consciemment l’image idéelle de la réalité avec
la réalité elle-même, en dehors et indépendamment de cette image de l’existant, pas
encore idéalisée, pas encore transformée en quelque chose d’idéel. C’est dans ce cas que
l’idéel agit comme un sujet particulier pour l’individu, qu’il peut modifier
Astérion, 27 | 2022
18
L’idéel
intentionnellement en fonction des exigences et besoins liés à l’activité. Au contraire, si
l’image idéelle n’est assumée par l’individu que formellement, seulement comme un
schéma et un ordre d’opérations rigides, sans comprendre son origine et son lien avec
la réalité concrète non idéalisée, l’individu est incapable de traiter l’image idéelle de
manière critique, c’est-à-dire comme un sujet particulier et distinct. Alors, c’est comme
s’il se confondait avec l’image, il ne peut pas la mettre devant lui comme un sujet
comparable à la réalité concrète et la changer en accord avec la réalité. Dans ce cas,
l’individu n’agit pas avec et sur la base de cette image, mais c’est cette image
dogmatique qui agit en lui et à travers lui. Ici, ce n’est pas l’image idéelle qui constitue
la fonction de l’activité de l’individu, mais, au contraire, l’individu devient la fonction
de l’image qui domine sur sa conscience et sa volonté comme un schéma formel donné
de l’extérieur, comme une image « aliénée », comme un fétiche, un système de
« règles » indiscutables, tirées d’une source inconnue. C’est précisément ce type de
conscience qui correspond à la compréhension idéaliste de l’idéel, en particulier depuis
le prisme néo-positiviste.
19
Et inversement, la compréhension matérialiste de l’idéal s’avère naturelle pour
l’homme dans une société communiste, où la culture n’est pas opposée à l’individu en
tant que quelque chose d’extérieur qui lui est imposé, indépendant et étranger, mais est
une forme de sa propre activité. Dans la société communiste – comme l’expose Marx –
le fait que toutes les formes de culture ne sont que des formes d’activité humaine
devient directement évident, alors que dans la société bourgeoise, ce fait n’est révélé
que par une analyse théorique qui dissipe les illusions nécessaires à cette société.
Tout ce qui a forme fixe, comme le produit, etc., n’apparaît que comme moment,
moment évanescent de ce mouvement. Les conditions et les objectivations du
procès sont elles-mêmes uniformément des moments de ce procès, et
n’apparaissent comme sujets de ce procès que les individus, mais les individus dans
des relations mutuelles qu’ils reproduisent aussi bien qu’ils en produisent de
nouvelles. C’est le procès de leur propre mouvement perpétuel, procès au cours
duquel ils se renouvellent tout autant qu’ils renouvellent le monde de la richesse
crée par eux.31
20
Ici, tout fondement de l’idée de l’idéel en tant que substance autonome et indépendante
de l’activité des individus, de l’idéel en tant que détermination extérieure de leur
activité, disparaît.
21
L’idéel est uniquement là où il y a une personnalité humaine, une individualité. C’est
pourquoi le développement du problème de l’idéel relève en particulier de la
psychologie, de la recherche du processus de formation de la personnalité et du
processus d’action personnelle dans le plan idéel de la réalité. Le plan philosophique du
problème de l’idéel est épuisé par la résolution d’une question sur la nature générale,
socio-historique de l’idéel ; sur le rôle et la fonction de l’image idéelle dans le processus
de transformation réelle, matérielle et pratique de la nature par l’homme social ; et sur
les conditions dans lesquelles un idéel est possible ou existe en général, en tant que
forme d’activité de l’individu socialement déterminé.
22
Ce problème a été résolu pour la première fois uniquement sur la base du matérialisme,
enrichi par les acquis de la dialectique philosophique, c’est-à-dire sur la base du
matérialisme dialectique. Il ne pouvait pas et ne peut pas être résolu, en raison de sa
nature même, sur une autre base.
Astérion, 27 | 2022
19
L’idéel
NOTES
1. G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, traduit de
l’allemand par K. Axelos et J. Bois, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 17.
2. V. I. Lénine, Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 250.
3. Titre complet : Thèses sur le rapport entre la philosophie et les connaissances de la nature et
de la société dans leur évolution historique.
4. G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, J. Gibelin trad., Paris, Librairie
Philosophique J. Vrin, 1998, p. 248.
5. Th. Mann, La montagne magique, C. de Oliveira trad., Paris, Fayard, 2016, p. 703.
6. K. Marx, Le Capital, tome 1, J. Roy trad., Paris : Quadrige/PUF, 1993, p. 17.
7. K. Marx, Thèses sur Feuerbach, dans L’idéologie allemande, K. Marx et F. Engels,
H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle trad., Paris, Éditions Sociales, 1968.
8. K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et
R. Cartelle trad., Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 63.
9. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 3, P. Garniron trad., Paris,
Librairie Philosophique J. Vrin, 1972, p. 474.
10. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, traduits, présentés et annotés
par F. Fischbach, Paris, J. Vrin, 2007.
11. K. Marx, Thèses sur Feuerbach, op. cit., p. 31.
12. K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 70.
13. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », J.-P. Lefebvre trad., Paris, Éditions
Sociales, 1980, p. 48.
14. B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, S. Auffret trad., Paris, Mille et une
nuits, 1996, p. 16.
15. Loc cit.
16. Loc cit.
17. G. W. F. Hegel, La philosophie de la nature, tome 1, A. Vera trad., Paris, Ladrange, 1866,
p. 248.
18. Ibid.
19. Ibid., p. 249
20. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 108.
21. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 150.
22. Ibid., p. 151.
23. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 101.
24. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, M. Husson et G. Badia trad.,
Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 56.
25. Voir : K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 142.
26. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 147.
27. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 146.
Astérion, 27 | 2022
20
L’idéel
28. K. Marx, Le Capital, tome 1, op. cit., p. 200.
29. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. et notes d’É. Bottigelli,
Paris, Éditions sociales, 1972, p. 61.
30. K. Marx, Différence de la Philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure, J. Ponnier
trad., Bordeaux, Éditions Ducros, 1970, p. 286.
31. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 668.
RÉSUMÉS
Les tendances à la dématérialisation observables dans le capitalisme à partir des années 1960, de
l’économie politique (le travail immatériel) aux pratiques artistiques (l’art conceptuel), ont
suscité des tentatives pour repenser le matérialisme. Elles s’articulent autour de la recherche
d’un matérialisme capable de rendre compte des rapports symbiotiques entre les objets matériels
et leurs idéalisations. Les courants récents du tournant matériel, le réalisme agentiel de Barad
par exemple, pourraient être lus comme une réponse à ce défi. Pourtant, l’absence notable de
Marx dans ces théories crée un angle mort considérable. L’idéel (1962) du philosophe soviétique
Evald Ilyenkov offre une perspective dialectique de ces problèmes en revenant à l’interprétation
de Marx de ce concept en tant que forme de pratique sociale. En soulignant l’objectivité des
formes idéelles contre leurs notions individualistes comme projections mentales, ou positivistes
qui les réduisent à la structure neuronale du cerveau, Ilyenkov pose la nature irréductiblement
sociale de la connaissance. Par une analyse des perceptions sensorielles, qui sont comprises
comme possédant une histoire sociale, Ilyenkov ouvre la question de la convergence des
paramètres idéels et matériels dans une société communiste. Le programme politique qui soustend son projet pourrait être défini comme une lutte pour des formes culturelles qui ne
s’opposent pas au sujet comme étranger et hostile, mais devient sa fonction directe.
Tendencies of dematerialisation observable in capitalism from the 1960s, from political economy
(the rise of immaterial labour) to artistic practices (the emergence of conceptual art) have
prompted attempts at rethinking materialism. These attempts centre around the search for a
materialism capable of accounting for the symbiotic relations between material objects and their
idealisations. Recent trends in the so-called material turn, such as Karen Barad’s Agential
Realism, could be read as responding to this challenge. Yet the peculiar absence of Marx from
these theories creates a considerable blind spot. The Soviet thinker Evald Ilyenkov’s 1962 article
“The Ideal” offers a dialectical perspective into these problems by returning to Marx’s broad
interpretation of the concept of the ideal as a form of social practice. By stressing the objectivity
of ideal forms against their individualist understanding as mental projections, or positivist views
that reduce it to the neural structure of the brain, Ilyenkov posits the irreducibly social nature of
knowledge. Through an account of sense-perceptions, which are understood as possessing a
social history, Ilyenkov opens the question of how ideal and material parameters converge in a
communist society. The political programme underlying his interpretation of the ideal could be
defined as a struggle for cultural forms that do not oppose the subject as something alien and
hostile but become its direct function.
Astérion, 27 | 2022
21
L’idéel
INDEX
Keywords : ideal image, activity, inorganic body, money, form
Mots-clés : image idéale, activité, corps inorganique, forme, monnaie
AUTEURS
EVALD ILYENKOV
Evald Ilyenkov était l’une des principales figures du courant souterrain du marxisme en Union
soviétique, appelé « Marxisme créatif ». Ilyenkov appartient à la génération d’intellectuels dite
chestidessiatniki (les soixantards) dont le lecteur français connaît Merab Mamardachvili. Cette
génération est étroitement liée à la période historique du « dégel », caractérisée par une brève
ouverture relative qui a permis à Ilyenkov d’opérer un retour à Marx afin de dissiper les dogmes
officiels du parti et de développer une alternative à ceux-ci. Comme cela exigeait une
confrontation directe avec les représentants de la philosophie officielle du « diamat », Ilyenkov a
dû endurer une persécution idéologique continue. On lui interdit souvent de participer à des
conférences en Europe, ses œuvres sont fortement censurées et marginalisées par des étiquettes
telles que « gnoseologisme » et « idéalisme menchevisant », jusqu’à son suicide en 1979.
TRADUCTEUR_DESCRIPTION
GIORGI KOBAKHIDZE (TRADUCTION)
Université Toulouse-Jean Jaurès (ERRAPHIS) • Giorgi Kobakhidze est doctorant
contractuel et chargé de cours en philosophie politique à l’université de Toulouse-Jean
Jaurès, ERRAPHIS. Il travaille actuellement sur une thèse de doctorat intitulée
Épistémologie clandestine : le problème de la dialectique dans l’œuvre d’Evald Ilyenkov à
l’université de Toulouse Jean Jaurès et à l’université Ca'Foscari de Venise (Italie). Il a
obtenu son master en philosophie à l’université de Toulouse Jean Jaurès et à
l’université de Coimbra (Portugal) avec le travail intitulé Les hérétiques dans le marxisme :
la logique du Capital dans les lectures d’Evald Ilyenkov et Louis Althusser et une licence en
philosophie à l’université d’État Ilia (Géorgie). Il est également engagé dans des projets
de traduction en français des œuvres d’Evald Ilyenkov. Il s’intéresse à l’histoire de la
pensée marxiste, à la philosophie de la période soviétique et à l’histoire des
mouvements ouvriers.
Astérion, 27 | 2022
22