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Frontières
Remède, poison et charme magique
Johanne Collin et Joseph J. Lévy
Remède ou poison ?
Volume 16, numéro 1, automne 2003
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1073754ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1073754ar
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Université du Québec à Montréal
ISSN
1180-3479 (imprimé)
1916-0976 (numérique)
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Collin, J. & Lévy, J. J. (2003). Remède, poison et charme magique. Frontières,
16(1), 5–8. https://doi.org/10.7202/1073754ar
Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2003
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P
R É S E N T A T I O N
REMÈDE,
POISON
ET CHARME MAGIQUE
se construisent socialement et culturellement en même temps
qu’il transforme les dynamiques et rapports sociaux dans
lesquels il s’inscrit (Van der Geest et al., 1996 ; Nichter et
Vuckovic, 1994). Signe tangible du pouvoir de guérir des
médecins et incarnation de la technologie moderne, le médicament représente beaucoup plus qu’un outil thérapeutique.
II constitue l’un des vecteurs de structuration de nos rapports
à la maladie (Mongeau et al.) et à la vieillesse (Collin). Il
médiatise et transforme la relation entre consommateur et
producteur, patient et professionnel mais éventuellement
aussi entre individu et société (Otero, Saint-Germain). On
peut également envisager ses effets structurants sur les
pratiques professionnelles (Lafortune et al.) ainsi que sur
les pratiques de soins et systèmes de santé, notamment à
travers l’usage politique des tensions que recouvre l’opposition entre biomédecine et thérapeutiques traditionnelles
(Monnais ; Laplante). Il importe dès lors de se pencher plus
attentivement sur chacun de ces angles d’approche.
Johanne Collin, Ph.D.
et Joseph J. Lévy, Ph.D.,
conseillers sur le thème.
Le médicament est désigné en grec par le mot pharmakon
auquel on attribuait jadis trois sens, ceux de remède, de poison et de charme magique. Il s’avère dès lors que cet objet
pluriel revêt des significations non seulement diverses mais
antinomiques ; oscillant entre croyances populaires et magie
d’un côté, rationalités scientifiques et savoirs professionnels
de l’autre, mais également entre pouvoirs de vie et de mort.
Il nous semblait dès lors pertinent d’aborder le thème dans
une large perspective en l’examinant à partir des usages
sociaux pluriels qu’il recouvre.
Les textes présentés dans ce numéro se modulent selon
deux angles d’approche du phénomène médicament. Le
premier envisage la substance chimique ou naturelle dans
ses usages sociaux en tant qu’outil dont on se sert pour
donner la mort ou maintenir la vie. Le caractère antinomique du médicament (poison et remède) est au cœur de
cette approche. Il est envisagé comme outil pour donner la
mort à travers des textes portant sur la place du poison dans
l’histoire et la littérature (Anglade ; Volant), mais également
sous l’angle du médicament-poison dont le recours conduit
au suicide ou à l’euthanasie (Pozo et al. ; Doucet). Susceptible de donner la mort, le médicament est également
abordé comme outil thérapeutique qui guérit ou qui soigne.
Son efficacité, et la perception qu’en ont les patients, ne va
toutefois pas sans soulever la question des effets secondaires
puissants qui souvent l’accompagnent (Argentier et al. ;
Proulx et al.).
Notre second angle d’approche consiste à appréhender
le médicament comme vecteur de structuration des rapports
sociaux. Il faut considérer, en effet, que le médicament est
autant un objet social que technique. Il traverse en quelque
sorte un cycle de vie au cours duquel son rôle et ses finalités
LES MÉDICAMENTS ET LES POISONS :
SOURCES DE MORT ET DE VIE
Les poisons ont joué un rôle significatif dans l’histoire
de l’humanité et ce, depuis les temps les plus reculés. L’histoire est ainsi parsemée d’intrigues où le poison, instrument
du pouvoir politique, contribue à l’élimination de rivaux ou
de témoins gênants ou est utilisé comme moyen d’éviter
l’esclavage, l’exil ou la torture. La mort de Socrate, à la suite
de l’ingestion d’une coupe de ciguë, ou celle de Cléopâtre
attribuée à la morsure d’un aspic ou d’un poison que, selon
Plutarque, elle avait caché dans une épingle à cheveux
creuse, sont autant d’épisodes célèbres. Les accusations
d’empoisonnement, réelles ou imaginaires, parsèment également les chroniques du Moyen Âge et des périodes ultérieures comme en témoignent les personnages de Lucrèce
Borgia, empoisonneuse, mise en scène par Victor Hugo, ou
la marquise de Brinvilliers.
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Mais l’usage du poison dans l’histoire
ne s’est certes pas limité à servir les desseins individuels. On le retrouve également
employé comme moyen de résistance et de
rébellion de la part des esclaves africains,
où il est dans les colonies antillaises qui
l’utilisaient pour assassiner leurs maîtres.
Lors des guerres mondiales, les armes
chimiques se fondaient sur l’utilisation de
poisons, comme le fameux gaz moutarde
ou ypérite pendant la Première Guerre
mondiale ou le zyklon B lors du génocide
des Juifs et des Tsiganes. Malgré les règlements internationaux interdisant l’utilisation
des poisons ou des armes empoisonnées,
ceux-ci ont continué de servir d’instruments
de combat dans des conflits contemporains
ou dans les attaques terroristes, ce qui fut
le cas en 1995 lors de l’attaque au gaz sarin
dans le métro de Tokyo par des membres
d’une secte religieuse dévoyée.
Au-delà de la réalité historique, les poisons ont frappé l’imagination populaire et
inspiré les œuvres littéraires. Est-il aussi
nécessaire de rappeler le rôle central des
poisons (arsenic, strychnine, cyanure, les
oxydes de carbone, les alcaloïdes, etc.) ou
des médicaments (barbituriques) dans les
fictions littéraires, en particulier les romans
policiers ou d’espionnage. On peut ici penser
à des œuvres d’auteurs comme Agatha
Christie, Conan Doyle, Georges Simenon
ou Ian Fleming.
Deux des textes présentés ici illustrent,
chacun à leur façon, les usages des poisons
à travers la littérature et l’histoire. Georges
Anglade, écrivain d’origine haïtienne, présente ainsi l’une de ses Lodyans, une forme
littéraire originale et propre à Haïti qui se
caractérise par une concision recherchée,
et qui met en scène un cas d’empoisonnement. Il situe, par la suite, le rôle du poison dans la genèse de la société haïtienne,
avec la figure historique de Makandal, l’un
des meneurs de la lutte pour les revendications nationales haïtiennes et pour qui le
poison constituait une arme politique privilégiée dans la lutte contre les planteurs
français au pouvoir. Ce personnage, tout
comme le thème du poison en lui-même,
occupe une place significative dans plusieurs œuvres romanesques de la littérature
haïtienne dont Georges Anglade esquisse
la généalogie.
Le thème du poison, tel qu’il est inscrit
dans l’histoire de la mort de Socrate provoquée par l’ingestion d’une coupe de ciguë,
sert de point de départ à la réflexion philosophique d’Éric Volant. Celui-ci situe cet épisode dans le courant des préoccupations
philosophiques de la Grèce antique et des
réflexions de Nietzsche sur cet acte pour
en faire ressortir les enjeux. Il soulève en
effet tout un ensemble de questions liées aux
rapports entre l’âme et le corps et à la valeur
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accordée à ce dernier. Mépris du corps ?
Geste politique démontrant sa liberté ? Foi
dans l’immortalité ? Refus de l’exil ? Acte
de raison en continuité avec sa philosophie ? Le geste mortel de Socrate est mis
en contraste avec la modalité d’affrontement de la mort chez Nietzsche qui s’accompagne d’un lent délabrement physique
et mental.
Deux textes abordent, quant à eux, la
problématique des médicaments-poisons et
leurs effets dans les processus thanatiques.
Michel Pozo, Brian Mishara et Anne SecondPozo analysent ainsi la place des médicaments dans le suicide et montrent que leur
usage est de plus en plus important. Cette
tendance est cependant modulée par de
nombreux facteurs (âge, genre, disponiblité
et facilité d’accès, etc.). Parmi les médicaments utilisés, les psychotropes et les
analgésiques / antalgiques sont les plus nombreux. Les représentations et les croyances
entourant les effets des médicaments dans
le processus thanatique peuvent aussi
intervenir en valorisant une mort douce et
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facile. Cette analyse suggère la complexité
des rapports entre les médicaments et les
conduites suicidaires, signalant une fois
de plus les dimensions contradictoires des
médicaments, source de guérison ou de
mort.
Hubert Doucet, quant à lui, se focalise
sur les enjeux éthiques entourant la question de l’euthanasie en montrant la diversité
des points de vue en fonction des sensibilités nationales. Bien qu’il n’aborde pas
directement la question du médicament,
celle-ci peut s’inscrire en filigrane des
débats que soulève l’euthanasie. Doucet
souligne les questionnements quant aux
objectifs de la profession médicale. S’agitil de maintenir la vie à tout prix ou de reconnaître la place de la mort et du mourir, les
valeurs rattachées à la qualité de la vie et à
la dignité et donc à la mort volontaire ? Les
arguments complexes qui accompagnent la
reconnaissance ou non de l’euthanasie sont
aussi présentés, montrant les limites des
discours contemporains sur cette question
cruciale.
André Clément, Assemblée
En contrepartie, les médicaments sont
aussi source de vie. Prenant le relais de
l’arsenal thérapeutique complexe mais
archaïque et peu efficace qui caractérise
la fin du XIXe siècle, les médicaments
modernes constituent en quelque sorte une
révolution thérapeutique dans le traitement
des maladies physiques et mentales. Depuis
la découverte des sulfamides, en passant par
celle de l’insuline, des premiers antibiotiques et des neuroleptiques, les thérapies
se sont diversifiées pour s’attaquer aux
pathologies modernes (ou de la modernité) :
troubles mentaux, maladies cardiovasculaires, cancers, dysfonctions sexuelles et
VIH / sida. Les progrès majeurs introduits
par les médicaments modernes s’accompagnent cependant d’effets pervers liés à
ces consommations : qu’il s’agisse des effets
secondaires des médicaments eux-mêmes
ou de l’accroissement des risques d’interactions médicamenteuses et de surconsommation des médicaments.
Cette dualité remède-poison est dès lors
réintroduite, même lorsqu’il est question du
versant positif de ces produits. De fait, les
effets thérapeutiques qui caractérisent le
médicament par rapport à d’autres substances sont affaire de dosage. Les doses
thérapeutiques et les doses toxiques d’un
médicament s’inscrivent dans un continuum ; ce sont les variations en concentration ou en quantité qui déterminent dans
quelle mesure les effets « bénéfiques » –
c’est-à-dire recherchés au niveau thérapeutique – vont l’emporter sur les effets négatifs – c’est-à-dire non recherchés et que l’on
désigne généralement comme les effets
secondaires. Comme le faisait justement
remarquer Montagne (1997, p. 152) : « Il
semble exister une croyance répandue
qu’une drogue produit un seul effet, ou un
effet primaire considéré comme le principal
avec une connotation positive. Si d’autres
effets sont ressentis, ils sont tenus pour
secondaires, avec cette fois une connotation
négative. En fait, toute drogue produira un
ensemble de changements cellulaires, physiologiques et psychologiques chez qui en
fait usage. »
Abordant cette dualité du médicament,
l’article de Stéphanie Argentier et al. se
penche ainsi sur les représentations des
nouvelles thérapies contre le VIH / sida qui
ont été accueillies par les milieux biomédicaux comme une avancée majeure dans la
lutte contre l’épidémie, en contribuant à
réduire la mortalité et en accroissant l’espérance de vie. Les expériences des patients
montréalais, hommes ou femmes, mettent
en relief l’apparition d’effets secondaires
majeurs chez plusieurs personnes vivant
avec le VIH, ce qui contribue à remettre
en question l’efficacité de la thérapie, alors
que les représentations de ces médicaments
oscillent entre des perspectives contradictoires : source de vie et d’espoir pour certains, ils sont pour d’autres associés, au
contraire, à la maladie et à la mort qu’ils
devaient contribuer à effacer. Cette ambivalence montre bien les écarts entre les
discours biomédicaux et expérientiels et
met en évidence la perception polysémique
de ces médicaments modernes.
L’article de Michelle Proulx et al. sur la
construction du risque chez des hypertendus qui ne suivent pas avec fidélité leur traitement montre que, parmi ces patients, les
risques associés à l’hypertension artérielle
sont considérés comme faibles sinon nuls
et ce, en raison de l’absence de symptômes
susceptibles de signaler au patient l’importance de suivre le protocole thérapeutique.
La non-adhésion au traitement est aussi
liée aux représentations problématiques du
médicament considéré comme une source
d’effets néfastes sur l’organisme et perçu
comme un produit toxique. À ces représentations viennent s’ajouter les contraintes
du régime thérapeutique qui contribue à
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dissuader les patients de le suivre avec
fidélité. Cette analyse met aussi en relief
l’ambivalence face aux médicaments qui
recoupe les données d’autres études.
LES MÉDICAMENTS COMME
VECTEURS DE STRUCTURATION
DES RAPPORTS SOCIAUX
La symbolique du médicament transcende les propriétés thérapeutiques de ces
substances. Pellegrino (1976) note que peu
d’expériences humaines comportent une
charge symbolique aussi forte que le geste
ordinaire d’ingérer des médicaments. Les
représentations sociales du médicament
constituent à la fois des interprétations de
la réalité concrète et des phénomènes complexes qui ont un sens pour les acteurs. Par
conséquent, elles orientent leurs pratiques
et façonnent les politiques et institutions qui
les sous-tendent. Ces représentations s’inscrivent alors dans un double travail de traduction et de construction de la réalité :
travail de traduction à travers le regard
direct qu’elles procurent sur les perceptions,
attitudes et valeurs d’acteurs inscrits dans
des rapports sociaux spécifiques face aux
médicaments et donc sur les processus symboliques organisant ces rapports ; travail de
construction à travers les pratiques sociales
qu’elles contribuent à forger. Représentations et effets tangibles associés aux
médicaments concourent donc à moduler
et structurer les rapports sociaux entre
groupes et entre individualités et collectivités, comme en témoigne la deuxième série
de textes que nous présentons ci-dessous.
Suzanne Mongeau et al. se penchent sur
les patients cancéreux face à leur traitement.
Ils mettent ainsi en évidence des relations
problématiques avec le personnel soignant
et un certain évitement dans l’expression
de la souffrance. Les traitements, fortement
investis, malgré les effets secondaires, s’inscrivent dans une perspective associée à un
combat contre la maladie et constituent
un mode de structuration du rapport à la
maladie. Leur arrêt en cas de progression
de la maladie est considéré comme une
défaite et entraîne un sentiment d’impuissance et d’abandon face à une mort que
l’implication dans les soins palliatifs, et donc
le passage à un autre type de médication,
vient confirmer.
Johanne Collin met en évidence, quant
à elle, le rôle structurant des médicaments
dans notre rapport au vieillissement et à la
mort. Nos sociétés modernes avancées se
caractérisent notamment par un rapport au
temps ancré dans le présent et un rapport
au corps visant l’ultime de l’apparence et
du confort ; caractéristiques qui ne sont
guère propices à la valorisation de ce qu’incarne la vieillesse. Dans cette phase de
l’existence où le temps – à travers son travail
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sur le corps – devient une donnée incontournable, le médicament occupe une place
centrale. Il représente le rempart contre la
mort, l’assurance d’un contrôle, d’une
certaine prise sur l’évolution de la maladie
chronique. Son recours devient alors
d’autant plus incontournable pour les
personnes âgées, qu’il ne fait que traduire,
de façon exacerbée, la préoccupation
majeure que nourrit l’individu en contexte
de modernité avancée, pour sa corporéité,
son apparence, son confort et sa santé.
La réflexion sur le lien social, déjà
esquissée à travers le rapport entre médicament et vieillesse, se poursuit à partir de
deux textes portant sur psychotropes et
société. L’individualité de masse qui caractérise la modernité avancée conduit à se
pencher sur l’exigence d’autonomie et de
performance qu’impose la normativité
contemporaine ; normativité qui soulève
la question de la mort du sujet, à travers la
standardisation des comportements et des
émotions. Le psychotrope contribue ici
largement à structurer les rapports entre
individu et société.
L’article de Marcelo Otero s’attarde à la
question des antidépresseurs pour en situer
l’usage dans le contexte des transformations
socioéconomiques que connaissent les
sociétés contemporaines. L’instabilité qui
caractérise ces sociétés contribuerait à
amplifier les problèmes d’adaptation des
populations qui ont alors recours à une
gestion thérapeutique qui vise non pas un
sujet qui exprime ses malaises mais un corps
dont il s’agit de moduler l’humeur et les
capacités à agir soit par une intervention
psychothérapeutique, soit par le recours à
des médicaments psychotropes, en particuliers les antidépresseurs, une tendance
associée à la reformulation des troubles et
des diagnostics psychiatriques.
Christian Saint-Germain, dans son
article sur les antidépresseurs, montre
aussi comment ces médicaments jouent un
rôle central dans le déploiement du contrôle biomédical contemporain qui, s’inscrivant dans un imaginaire narratif et
publicitaire et se fondant sur des processus
de marketing, vise à la standardisation du
comportement et la normalisation de la
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pensée dans une tentative problématique de
favoriser le bonheur, une valeur inscrite
dans l’idéologie dominante. Cette analyse
critique met en évidence comment les
médicaments antidépresseurs participent
d’un imaginaire social puissant dont les
finalités ne font plus référence à une subjectivité assumée mais à une standardisation
mentale et comportementale.
Le médicament comme vecteur de structuration des rapports professionnels et
éventuellement de redéfinition des frontières et des juridictions de pratiques est un
thème abordé par Denis Lafortune et al. Les
auteurs s’interrogent sur la question des
risques suicidaires chez les jeunes en centres
jeunesse et les enjeux pratiques et éthiques
liés à l’usage des substances pharmacologiques. Les intervenants sont d’accord avec
la mise en place d’un protocole d’intervention qui stipule qu’un médecin doit être
impliqué dès qu’un jeune présente le
moindre risque suicidaire, mais plusieurs
s’interrogent sur les conséquences du recours aux médicaments psychotropes qui
accompagne cette prise en charge, sur leur
rôle professionnel et leur responsabilité
dans le suivi de l’enfant. Le manque d’informations sur les effets des médicaments ; les
possibilités de surdoses et d’interactions
avec d’autres substances, le suivi médical
et les effets démobilisants sur l’équipe et
l’entourage sont autant de questions que
soulève le recours aux médicaments.
Dans son article sur les fonctions de
l’arsenal thérapeutique dans le Viêtnam
colonisé, Laurence Monnais montre le rôle
structurant de celui-ci par rapport aux pratiques de soins et à l’établissement d’un système de santé en régime colonial. Elle
analyse comment un événement associé à
l’empoisonnement de soldats français par
leurs subalternes vietnamiens conduit à la
mise en place d’un contrôle de la pratique
médicale et pharmaceutique locale par
l’administration coloniale. L’incident donne
lieu au déploiement d’un discours sur les
dangers des pharmacopées locales. Leur
dimension toxique, alliée à l’automédication, est ainsi opposée à la médecine occidentale scientifique, efficace et fondée sur
une connaissance précise des substances.
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De ce fait, ce contrôle devient l’expression
d’une mission civilisatrice associée à l’interdiction de l’usage de certains produits pharmaceutiques et de pratiques médicales
jugées non conformes aux canons occidentaux, contribuant ainsi à restructurer les
pratiques de santé.
L’étude de Julie Laplante sur la dynamique de l’usage des médicaments et des
remèdes locaux en Amazonie analyse la
contribution de ces deux classes aux enjeux
associés à la vie et à la mort et met en relief
comment chacun des paradigmes (biomédical ou traditionnel) structure le rapport à
la mort, envisagée comme conséquence de
l’inaccessibilité, soit aux médicaments, soit
aux pouvoirs des chamans maîtrisant les
propriétés des plantes. À partir d’exemples,
elle met en évidence les frontières floues
qui séparent les propriétés curatives et mortifères des produits utilisés, et ce dans un
contexte de changements rapides du champ
des représentations de la maladie liés à la
pénétration des modèles biomédicaux occidentaux remettant en question les savoirs
locaux.
Ces textes, dans leur ensemble, mettent
en relief la complexité des rapports aux
poisons, aux remèdes et aux médicaments
dont les représentations et les usages soulèvent des questions liées à la dialectique
mort-vie.
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