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Cahiers d'études lévinassiennes, n°6, "L'universel"

Institut d'études lévinassiennes, 2007, 411 p.

L'universel, chez Lévinas, est le lieu d'un problème. Tel qu'il a été pensé par la tradition philosophique, dans l'horizon de la totalité, il équivaut à l'ordre impersonnel de la raison, dans lequel le sujet unique ne se reconnaît plus. Cet ordre universel, Lévinas le récuse comme « tyrannique »1. Il cherche alors à déployer une pensée de l'universel par-delà l'humanisme grécoromain, par-delà ce qu'il nomme l'universalité par englobement2, par-delà l'impérialisme3 de l'universel. Inspiré ici par les textes de la tradition juive, Lévinas trace au contraire les contours d'une universalité de « rayonnement »4, à penser à partir de l'Un, de l'unicité, et non plus à partir de l'indifférenciation du Même. Cette opposition de deux conceptions de l'universel – qui est aussi leur coprésence, et peutêtre leur proximité, dans l'œuvre de Lévinas – rejaillit sur l'anthropologie, la pensée de ce qu'est l'homme : sujet souverain ou créature ? Elle est également à l’œuvre dans l'opposition entre prophétisme et ontologie, mais encore dans la pensée du politique, entre exaltation du libéralisme et critique radicale de l'État et, à travers lui, du politique comme tel ; elle préside enfin à la mise en question de l'Histoire universelle à partir de la notion d'histoire sainte. L'Histoire universelle est l'histoire des vainqueurs. Sanctifiant la puissance, elle est incapable de conférer un sens à la défaite, de penser une positivité des vaincus. Cependant l'Histoire, parfois, s'interrompt et une énigmatique mais irrécusable persistance au sein de son mouvement perpétuel se révèle, dans les interstices de l'être. L'apocalypse réveille la sensibilité messianique enfouie. Le survivant, revenant à soi - le penseur se retrouvant « juif après les massacres nazis »5 - récuse l'Histoire universelle, en tant que témoin d'une présence immobile incompatible avec la marche triomphante de l'esprit universel. Au regard de ce dernier, le survivant constitue une exception : extérieur à l'Histoire, il ne s'y soumet pas, mais la juge. Sujet s'éprouvant à la première personne dans l'expérience de la passivité, il est le rappel, la trace du foyer d'intensité de l'universel. Ce sont les effets de cette ambiguïté de l’universel dans la pensée de Lévinas que nous avons voulu scruter dans ce sixième numéro des Cahiers d'Études Lévinassiennes, sans, pour autant, limiter la réflexion à Lévinas. En effet, si les problèmes posés par l’universel ont trouvé leur expression exemplaire chez Lévinas, la fécondité de sa réflexion réside, pour nous, en ce qu’elle constitue un tremplin et une invite à penser, à partir de Lévinas mais aussi sans lui, voire « contre » lui, en compagnie d’autres penseurs. Ainsi, comme à l’accoutumée, nos pages s’ouvrent à toute contribution autour de notre thème, même en dehors du champ des études lévinassiennes, pour 1 2 3 4 5 Cf. Lévinas (Emmanuel), Totalité et Infini, rééd. Paris, Le livre de poche, 1990, p. 87 « Pour la tradition philosophique de l'Occident, toute relation entre le Même et l'Autre, quand elle n'est plus l'affirmation de la suprématie du Même se ramène à une relation impersonnelle dans un ordre universel. » Lévinas (E.), « En exclusivité », Difficile liberté, rééd. Paris, Le livre de poche, 1997, p. 334. Idem. Ibid., p. 336. Lévinas (E.), « Avant-propos » à Difficile liberté, op. cit., p. 9. autant qu’elle se mesure à ces enjeux.