« Je ne forme pas ici un homme pour le cloître 1»
Rééditer De La Sagesse de Pierre Charron dans son édition de 1827 ’est sauver de l’ou li
une pensée difficilement classable à qui, d’ailleu s, Emile Bréhier2 ’accorde que quelques lignes
dans le portrait consacré à Montaigne, le réduisant à un moraliste humaniste, un mélange de
Montaigne et Epictète. Héritier des biens de Montaigne, Montaigne ayant déshérité sa propre fille
pa d pit de e pas avoi d’h itie âle, on n’a vu longtemps e lui ue l’o
e de e de ie , ou
celui qui lui faisait di e e u’il e voulait pas di e3. Il suffit pour se convaincre du contraire de lire les
trois livres de La Sagesse. Déjà en 1827, l’auteu des o
e tai es des t ois volu es su la Sagesse,
Amaury Duval, s’ levait o t e ette le tu e du t i e de Cha o . De même pour les emprunts à
Epictète ou Sénèque. Si pour Charron l’ho
e appa tie t à la atu e, cela ne signifie pas une reprise
du stoïcisme. S’il a
essit o
e da s le stoï is e, il a aussi pla e pou la o ti ge e et do
l’i itiative hu ai e da s u
o de ui ’est pas e ti e e t soumis au déterminisme des lois de la
nature ou de Dieu. Ceci pose au moins la question de savoir à quelle tradition se rattache ce texte ou
s’il est novateur. C’est ce que nous allons entreprendre dans cette lecture. Autre question qui se
greffe à la première : Pierre Charron est-il philosophe ou appartient-il à la littérature comme semble
le manifester la difficulté des libraires qui classent en littérature le peu de commentateurs à son
sujet ?
D’auta t plus ue, à le li e de p s….et ’est la deu i e aiso de l’utilit de ette
ditio ,
on y ret ouve les sou es d’i spi atio de beaucoup de philosophes. Citons Les Règles pour la
dire tio de l’esprit de Descartes ( ainsi peut-on y lire par exemple, presque mot à mot la Règle 3),
ou encore la Dédicace à la République de Genève de Rousseau dans le Dis ours sur l’Origi e et les
fo de e ts de l’i galit par i les hommes. Même ironie, même incompréhension de la part de
certains lecteurs qui ne comprire t pas le se s de l’ loge de la sagesse du « du d’Espernon » dans
l’ pît e d di atoi e, o
e o e o p it pas l’ loge que fit Rousseau de la République de Genève
qui était dans les faits une oligarchie. O , da s la P fa e, Cha o p ise u’il a t ois t pes de
sagesse. C’est à la p e i e u’il pe se lo s u’il fait l’ loge du du . Ce duc dont le vrai nom était la
Valette, connu pour sa cruauté et son orgueil, était loin de pouvoir prétendre au titre de sage, au
sens commun du terme. Mais si on lit la définition de la sagesse selon Charron, dans la Préface aux
Trois livres, o d ouv e u’il a t ois t pes de sagesse. La p e i e est o dai e. C’est elle u’il
attribue au duc. Sagesse du vulgai e e ’est ie d’aut e ue e ui o espo d à la hai da s la
tripartition que fait Charron de la composition de l’homme au Liv e I. O la hai , ’est la ati e, le
al. L’ loge de la sagesse du du d’Espe o est i o i ue, au se s so ati ue. La se o de sagesse
est, tout o
e l’â e a u e pa tie at ielle se sitive et u e pa tie i telle tuelle, u e sagesse
humaine, u
la ge de o ti ge e et de
essit asso i es à u e volo t li e et la aiso . C’est
la sagesse de la prudence dont traitera le livre III. Enfin il y a la sagesse divine dont ne traitera pas cet
ouvrage, mais il en sera question dans Les Trois vérités.
1
2
Préface 1604, p.XXXIX
Histoire de la Philosophie (pp 684-685, PUF Quadrige, 6e ed, 1991)
3« Beaucoup, sinon même la plupart des passages les plus controversés de la Sagesse viennent pourtant directement de Montaigne,
comme par exemple cette page fameuse où Charron affirme que les religions sont toutes « tenues par mains et moyens humains .
Pourtant, lorsque Garasse l’accuse d’avoir « dévalisé » Montaigne, il déplore que le disciple ait mis son maître « en mauvaise
posture », lui faisant dire ce « qu’il ne pensa jamais » » » Jean-Pierre Cavaillé (2006) http://dossiersgrihl.revues.org/280#ftn3
Censuré lors de sa première édition en 1601, car on lui reprochait un discours contraire à la religion,,
il produira une seconde édition qui e se a pu li e u’e 1604, corrigée et complétée , mais se
soumettant peu aux impératifs de la censure. En 1827, sont publiées les deux éditions,
accompagnées de otes et o
e tai es d’A au Duval. Aux éditions Rapilly. Ce dernier déplore
l’ou li dans lequel est tombé Charron aux XVIIIe et XIXe siècles. A ce jour, il ne semble intéresser que
peu de philosophes, les sujets de thèse étant à son propos quasi inexistants. L’ ditio de
avait
donné lieu à une publication au Corpus par Barbara de N g o i e
. L’ diteu suisse ous do e
désormais accès aux deux éditions en rééditant la publication de 1827.
Situation paradoxale que celle de Pierre Charron : censuré pa l’Eglise, cet homme d’Eglise qui signe
« Parisien et Chantre », se voit refusé le titre de philosophe par les philosophes qui le renvoient à la
th ologie. Sa se o de ditio e e o e pas et ’est ave vi ule e u’il pou suit sa d o iatio
d’u e eligio supe stitieuse, exposant une humaine sagesse, indifférente à la grâce divine, comme
’ tait alors la règle en théologie. Si sagesse il a, elle e peut t e ue l’a tio rationnelle de
l’ho
e. Il ’ a pla e pour aucun interventionnisme divin. Dans la Préface de 1601, on peut lire :
« puis ue j’e suis [philosophe] et e fais profession4 ».
Dans une des rares lettres qui nous sont parvenues5, il écrit « Je me suis mis depuis peu de jours à
t availle à o liv e, ue je o pose ave plaisi . Je e pe suade u’il plai a à e tai hu eu de
ge s. Il s’appelle a La Sagesse ». Ses propos sont clairs : il sait u’il e plai a pas à tout le o de, le
ton de son texte le montre en renouant avec la disputatio scolastique dans ses Préfaces, et en
refusant, en même temps,de s’i s i e da s la d a he t aditio elle de la scolastique.
A le lire de pr s, o d ouv e u to
e gi ue et di e t, sou ieu du d tail, o
e lo s u’il d it
les o ga es à l’i t ieu de e « fumier » u’est le o ps, ou lo s u’il d it « la sagesse » populaire.
U to i ag et pa fois ude u’il se p opose a d’ »adoucir » da s la se o de ditio …se o de
ditio do t il e ve a pas le jou puis u’il eu t e
. C’est son ami, de la Rochemaillet, qui se
ha ge a de veille à l’ ditio de l’ouv age.
T ois liv es o stitue t l’ouv age De la Sagesse. Ils sont introduits par deux Préfaces (1601 et 1604),
l’Epître dédicatoire et ironique au Du d’Espe o . Cet Epître permet de souligner la nature et la
responsabilité humaine du mal.
Le Livre I a pour titre « Qui est la o aissa e de soi et de l’hu ai e ature ».Le premier
chapitre est une Préface « E ho tatio à s’ tudie et se o aît e ». Le terme d’ « exhortation »
renvoie manifestement aux règles de la rhétorique. Quant au « connais-toi toi-même « c’est de
Montaigne dont il s’agit, mais un Montaigne repensé. Cette connaissance de soi est d’a o d d’o d e
iologi ue, u e fois pos e la o positio t ipa tite de l’ho
e : âme, esprit et chair. La science est
ai si au fo de e t de l’a th opologie de Cha o . Référence implicite à Aristote qui lui aussi
privilégie l’approche « biologique » des animaux dont l’homme, dans une perspective finaliste qui
n’est toutefois pas celle de Charron ici. La chair, « la matière et le mal » est e o flit ave l’â e,
perpétuellement « balancée entre le bien et le mal », du fait de ses deux parties : la haute et pure qui
4
P.LIII
Lettres i dites de Pierre Charro , pu li es d’apr s la opie de Ga riel Naudé, par L. Auvray, extrait de la
evue d’Histoi e litt ai e de la F a e, ° , juillet 1894. Pp 308-329. Texte accessible sur Gallica BNF. Adressées
à Gabriel Michel de la Rochemaillet, elles permettent de suivre l’ volutio des a tio s à la pu lication de
La Sagesse.
5
est divine et intellectuelle, et la basse, « sensitive et bestiale » qui tient du corps (la forme) et la
ati e. Seul l’esp it est « Roi en cette République ». Jus u’au hapit e 4, l’auteu présente
biologiquement la chair (dont les « parties sont rondes ou orbiculaires » et de l’â e végétative et
sensitive, chapitres inaugurés par une explication de la génération, puis des organes internes du
corps, suivis des organes externes. Il y a contre Aristote, refus de ramener la nature à une explication
finaliste. Les yeux sont « des sentinelles », les oreilles, « les po ti es de l’esp it ». Mais si nous étions
aveugles ous ous se vi io s d’u aut e se s. Relativis e des se satio s dû au o te te ui les
entoure, mystère animal qui laisse à pe se ue l’ho
e e dispose pas de tous les se s, il a da s
es hapit es su la se satio l’id e d’u i a h ve e t de l’ho
e… ui fait e u’il peut ave les
sens dont il dispose. Ce qui expliquera aussi sa « misère ».
Le hapit e
a o de l’â e i telle tuelle « vraiment humaine », avec sa mémoire et sa raison, et du
hapit e
au hapit e , l’esp it hu ai , au uel aiso , i ve tio , v it , i agi atio et opi io
sont rattachés. Entre le chapitre 19 et 20 est glissé un « Avertissement » puis sont présentées dans
les chapitres suivants ha ue passio p op e à l’ho
e, le hapit e
s’a heva t su « la brièveté
de la vie » ;
Au chapitre 37 une Préface continue « la g
ale pei tu e de l’ho
e » qui conclut sur un portrait
de sa « misère » (ch 41), de « la différence et inégalité des hommes » (ch43). A pa ti de là, s’e suit
jus u’au hapit e
le de ie de e p e ie Liv e u e p se tatio des dive ses figu es des
différences et inégalités. A noter la Préface du chapitre 59 : « faveurs et défaveurs de la nature et de
la fortune ». C’est o seule e t la espo sa ilit hu ai e ui est ause du al, ais, et Cha o
tie t à e pas le glige , la o ti ge e et les lois de le hai et de l’â e ui ous d te i e t
aussi. Cette discussion autour de la contingence est une fois encore retour à Aristote.
Ai si e p e ie liv e tie t Dieu à l’ a t des affai es humaines. Le long développement sur la
« reproduction » i siste e fait su l’a se e de tout
ation is e divi . L’ho
e est le f uit de la
ati e… Le al appa tie t lui aussi à la ati e. Nulle t a e de p h originel. Le hasard aussi est
cause de cette « misère » humaine. Ce ’est pas e th ologie ue Cha o a o de la uestio du
mal, et encore moins celle de la sagesse dont vont traiter les deux livres suivants. Or, Alain de Libéra,
dans Penser le Moyen Age6, e pli ue à p opos de la sagesse u’elle e sau ait t e aut e u’u do
de Dieu selon la pensée théologique. Si la sagesse appartient à la grâce divine, nul besoin de fournir
des effo ts. Ce ’est pas à e o e u’i vite Cha o ,
e s’il a de la
essit i s ite da s la
matière. Il faut faire usage de sa libre volonté. Ainsi se renforce la différence avec le discours de la
théologie.
Revenons sur ce rapport philosophie-théologie. Pour bien comprendre où va Charron, il
faudrait prendre le temps de lire les trois autres livres qui sont com e l’e ve s, ou l’e d oit, des t ois
livres de La Sagesse. Il s’agit des Trois Vérités. De
e u’il a la sagesse o dai e, la sagesse
humaine et la sagesse divine (dernière sagesse dont les trois livres ne parlent pas), il y a trois vérités,
la vérité th ologi ue, la v it philosophi ue et la v it de l’opi io . La philosophie se donne à
o pe de o
e le dis ou s de l’e t e-deux : e t e Dieu et l’opi io . Mais de même que la
sagesse divine ne communique pas avec la sagesse humaine, faut-il en conclu e u’il ’ a pas de
passage e t e l’e p ie e de la foi et elle de la aiso ? En 1601 a-t-on oublié les travaux de
o iliatio d’Ave o s et Sai t tho as d’A ui à propos du rapport philosophie théologie ?
6
Penser le Moyen-Age, Alain de Libéra, Point Seuil, 1991,
C’est u e ouvelle o eptio du appo t de la th ologie à la philosophie ue p opose e
texte. Du moins est- e l’h poth se ue ous suggérons. Les images et analogies relatives aux
activités humaines sont nombreuses dans le texte, accentuant la place de l’ho
e da s l’e e i e de
la sagesse et l’a se e de Dieu. Mais elles o t peut-être une autre dimension, comme le souligne la
P fa e de
. L’i age est p op e au dis ou s philosophi ue
ivait Cha o . La philosophie tie t
un langage poétique, plus agréable que le discours théologien.7 Ce dernier est au contraire
« taciturne ». Ai si pa u usage f ue t des i ages et a alogies, l’auteu e he he pas seule e t
à t e d’u e udit souve t di e te, ais à fo e le la gage à se fai e philosophi ue, à rénover le
discours de la scolastique. Ceci explique la différence de ton entre les Préfaces fort nombreuses dans
le p e ie liv e et les hapit es. St u tu e ue l’o et ouve da s les t ois Liv es. Les hapit es des
trois Livres pourraient alors avoir pour fonction « l’ positio » scolastique et les Préfaces la
« disputatio »,da s u e so te de etou e tifi à la h to i ue d’A istote et les Se te es de Pie e
Lo a d, fo dateu de la s olasti ue. A istote e esse d’ t e p se t da s les t ois Liv es, le dernier
lui étant presque entièrement consacré implicitement à des fins polémiques, dans la mise en valeur
des travaux des néo-stoïciens, tels Juste Lipse ou encore Guillaume du Vair. Pourquoi ces
références ? Parce que la troisième partie reprend leur projet de continuation de la religion
stoïcienne par le christianisme8. Quant à Pierre Lombard, les Sentences morales du second Livre
se le t e vo e . Si f e e à Mo taig e il a e e se ait pas alo s da s u sou i d’i itatio
mais peut-être de fondation scolastique de son discours. Le projet de Charron serait alors de
construire une « scolastique humaniste », li
e d’A istote
Le second Livre contient « les instructions et règles générales de sagesse ». « Celuy est donc sage
lequel se maintenant vrayement libre, franc et noble9 ». Il ’est pas sa s vo ue les Se te es de
Pierre Lombard, fondateur de la scolastique. Douze chapitres présentent ces règles renvoyant bien
souvent à Montaigne ou encore Sénèque (De la brièveté de la vie) . Là, n’est pas l’essentiel du Livre.
Comme le répète Charron, tout a déjà été dit dans le premier Livre, et il ne fait qu’en tirer les
conséquences.
C’est le Troisième Livre qui va donner à comprendre où veut en venir Charron. Il y traite des quatre
vertus que sont la prudence, la justice, la force et la tempérance, mais dans une autre perspective
que les Politiques ou l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Il est clair que cette lecture ne peut souligner
cette piste qu’à titre programmatique.
Un premier Livre qui se présente comme une « exhortation » à se connaître soi-même, et qui
atta he Cha o à l’hu a is e de Mo taig e, mais un humanisme qui se fonde sur la biologie,
délivrée de toute finalité aristotélicienne. Un second livre qui reprend Les Sentences de Pierre
Lo a d pou s’i s i e da s la filiatio de la s olasti ue do t il va repenser là encore la fondation
aristotélicienne, puis un troisième Livre, libérant la morale de tout lien avec Aristote. Pour un
humanisme scolastique néo stoïcien…ai si se o p e d peut-être la relecture que Pierre Charron
fait de Montaigne : ce sera mon hypothèse de lecture. Pierre Charron pose le projet anti-
7
De La Sagesse Préface 1601 p XL
On parlera d’automne de la Renaissance. L’e p essio est d’A d
L’auto e de la Re aissance (Paris, Vrin, 1981)
9
Deuxième Livre Préface p.7
8
STEGMANN et Jea LAFOND da s
aristotélicien, de construire une philosophie réconciliée à la théologie, d’une nouvelle
scolastique d’une nouvelle Ethique….pou suite des t avau d’Ave o s et de Tho as d’A ui , ais
sans transcendance divine et sans métaphysique, prolongement de Montaigne à qui il retire peutêtre une part des scepticisme.. On ne peut dès lors nier la dimension philosophique de ces trois
livres De la Sagesse de Pierre Charron et sa disputatio à propos des fondements aristotéliciens de la
scolastique. On comprend la colère des Pères de l’Eglise. En 1606 naissait Corneille….