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REVUE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE, 148 (2016), P. 433-448 DE REINACH A LEVINAS : HERING ET LE RÉALISME PHÉNOMÉNOLOGIQUE Federico Boccaccini Résumé L’objectif du présent travail est d’intégrer la figure de Jean Hering (18901966) au sein de la tradition phénoménologique naissante. On montrera que le phénoménologue Adolf Reinach (1883-1917) joue le rôle d’intermédiaire entre Husserl et Hering – alors que l’interprétation tend le plus souvent à tracer une ligne directe entre ces deux derniers. Mon but sera d’établir dans quelle mesure Hering a retenu l’interprétation réaliste de la phénoménologie propre aux cercles phénoménologiques de Munich et de Göttingen. Un certain nombre de concepts sera ainsi mobilisé afin de mener une comparaison critique qui mettra en lumière les points de contact et de continuité entre Reinach et Hering. En soulignant la manière dont Hering applique le concept de prise de position (Stellungnahme) au phénomène religieux en tant que réponse à un appel, je suggérerai, dans mes remarques conclusives, qu’une telle réaction à un appel sera incarnée par la conception levinassienne du visage d’autrui. Introduction L’objectif du présent travail est d’intégrer la figure de Jean Hering (18901966) au sein de la tradition phénoménologique naissante. Il s’agira de voir ce qu’il a apporté d’original à ce courant de la philosophie au début du XXe siècle et, indirectement, à ce que Ricœur, dans son autobiographie, a appelé « la nébuleuse » du monde philosophique en France des années d’avant-guerre 1. Mon interrogation au sujet de la phénoménologie de Hering a été suscitée par la difficulté que l’on rencontre lorsqu’il s’agit de définir son approche 1 Cf. P. ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p.18. C’est grâce à l’excellent ouvrage de N. Monseu, Les usages de l’intentionnalité. Recherches sur la première réception de Husserl en France, Louvain, Peeters, 2005, que nous disposons aujourd’hui d’une vision plus claire du contexte historico-conceptuel de la première phénoménologie de langue française. C’est à cet ouvrage que je renvoie d’ailleurs pour une présentation générale de Hering, notamment au chapitre 2 : « Hering et l’intuition des essences. Une fidélité contestée par Husserl », p. 16-78. Cf. aussi C. dupont, Phenomenology in French Philosophy. Early Encounters, Dordrecht, Springer, 2014,surtout p. 112-118 ; 218-230. 434 FEDERICO BOCCACCINI comme étant exclusivement « husserlienne » 2. Hering a été – on le sait – le premier à introduire la phénoménologie en France dans son ouvrage Phénoménologie et philosophie religieuse, publié en 1926 3. On montrera que le phénoménologue Adolf Reinach 4 joue le rôle d’intermédiaire entre Husserl et Hering – alors que l’interprétation tend le plus souvent à tracer une ligne directe entre ces deux derniers. Mon but sera d’établir d’abord dans quelle mesure Hering a retenu – ou simplement partagé – l’interprétation réaliste de la phénoménologie du cercle phénoménologique de Munich et de Göttingen. Ensuite et par conséquent, il s’agira de montrer que le nom de Hering devrait être placé aux côtés de ceux de Johannes Daubert (1877-1947), Alexander Pfänder (1870-1941), Moritz Geiger (1880-1937) et Dietrich von Hildebrand (1889-1977) 5. On connaît les détails biographiques ainsi qu’historiques, notamment la présence de Hering Cf. N. Monseu, op. cit. J. Hering, Phénoménologie et philosophie religieuse. Études sur la théorie de la connaissance religieuse, (Études d’histoire de philosophie religieuses publiées par la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg), Paris, Alcan, 1926 (abrégé dans la suite : PPR). 4 A. reinacH, Sämtliche Werke. Textkritische Ausgabe, éd. par K. scHuHMann et B. sMitH, 2 vol., Munich, Philosophia Verlag, 1989 (abrégé dans la suite : SW]. On peut trouver en français : A. reinacH, Les fondements a priori du droit civil, trad., introd. et notes par R. de Calan, Paris, Vrin, 2004 ; id., La phénoménologie réaliste. Recueil de textes publiés et posthumes, trad. de l’allemand sous la dir. de D. Pradelle, Paris, Vrin, 2012. Pour une introduction à la philosophie de Reinach, cf. K: Mulligan (éd.), Speech Act and Sachverhalt. Reinach and the Foundations of Realist Phenomenology, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1987 ; J. M. du Bois, Judgement and Sachverhalt : An Introduction to Adolf Reinach’s Phenomenological Realism, Dordrecht, Kluwer, 1995 ; J. Benoist (éd.), Reinach : philosophie du langage, droit, ontologie, N° thématique Études Philosophiques 72/1 (2005) ; J. Benoist, J.-F. Kervegan (éds), Adolf Reinach. Entre droit et phénoménologie, Paris, CNRS, 2008 ; A. salice, Urteile und Sachverhalte. Ein Vergleich zwischen Alexius Meinong und Adolf Reinach. Munich, Philosophia Verlag, 2009 ; K. Baltzer Jaray, Doorway to the World of Essence. Adolf Reinach and the early Phenomenological Movement, Düsseldorf, VDM Publishing, 2011 ; S. caMilleri, « The German Fathers of the Theological Turn in Phenomenology : Scheler, Reinach, Heidegger », The Heythrop Journal 55/4 (2014), p. 545–552 ; J. M. du Bois, B. sMitH, « Adolf Reinach », in : Edward N. zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2014 Edition), URL = http://plato.stanford.edu/archives/sum2014/entries/ phenomenology-mg/ (26 mai 2016) ; M. tedescHini, Adolf Reinach. La fenomenologia, il realismo, Macerata, Quodlibet, 2015 ; D. seron, « Adolf Reinach’s Philosophy of Logic », in : B. leclercq, S. ricHard, D. seron (éds) Object and Pseudo-Objects. Ontological Deserts and Jungles from Brentano to Carnap, Berlin/ New York, De Gruyter, 2015, p. 167-182. 5 Sur le cercle phénoménologique de Göttingen, cf. S. Besoli, L. guidetti (éds), Il realismo fenomenologico. Sulla filosofia dei circoli di Monaco e Gottinga, Macerata, Quodlibet, 2000 ; A. salice, « The Phenomenology of the Munich and Göttingen Circles », E. N. zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2015 Edition), URL = http://plato.stanford.edu/archives/win2015/entries/phenomenologymg/ (26 mai 2016). 2 3 DE REINACH À LEVINAS 435 à Göttingen entre 1909 et 1912 en tant qu’élève à la fois de Husserl et de Reinach. Toutefois, au-delà des arguments factuels relatifs à sa présence à Göttingen, je voudrais mobiliser un certain nombre de concepts afin de mener une comparaison critique qui mettra en lumière les points de contact et de continuité entre Reinach et Hering. Si je suis tout à fait persuadé du rôle déterminant joué par Hering dans la réception de la pensée de Husserl en France, je voudrais en même temps suggérer que la conception de la phénoménologie chez Hering – et particulièrement sa conception de la phénoménologie religieuse – découle directement de la conception générale du rapport entre conscience et réalité chez Reinach. Dans la discussion qui suit, il s’agira d’abord de montrer que le désaccord de Husserl à l’égard de l’interprétation de Hering (concernant sa théorie des essences) peut être compris à la lumière du propos anti-idéaliste de Reinach. C’est pourquoi il est légitime, comme on le verra, de classer la figure de Hering au sein du cercle phénoménologique réaliste de Göttingen. S’il est vrai qu’en tant que disciple critique, Hering « s’inscrit dans le sillage des leçons d’Adolf Reinach » 6, il s’agit dans le présent travail de préciser dans quelle mesure Hering est essentiellement un disciple de Reinach plutôt que de Husserl. Dans les limites qu’impose cette étude, j’analyserai donc les questions suivantes : quelle conception de la phénoménologie trouve-t-on dans l’analyse du phénomène religieux de Hering ? Dans quelle mesure Hering est-il un disciple de Reinach ? En ce qui concerne la première question, l’enjeu est double. Il s’agira de montrer, d’une part, que la méthodologie philosophique traversant tout le travail de Hering et qu’il nomme « réalisme descriptif » 7 est un premier développement – et probablement aussi le seul en France – du réalisme phénoménologique proposé par Reinach ; et d’autre part, que l’idée d’expérience religieuse n’est pas de l’ordre du théorique – et c’est là une manière de se démarquer de l’intellectualisme husserlien : l’expérience religieuse peut être sensée sans pour autant être rationnelle 8. En ce qui concerne la deuxième question, Hering a retenu et développé deux concepts du réalisme de Reinach : d’un point de vue cognitif et concernant le rapport entre la conscience et la connaissance du monde, Hering reconnaît la notion d’état de chose (Sachverhalt) en tant que corrélat du jugement. Il placera d’ailleurs cette notion au cœur de sa phénoménologie. En revanche, du point de vue du rapport entre l’objet et la vie émotionnelle, le philosophe de Strasbourg met en valeur le concept de prise de position (Stellungnahme) en tant qu’acte révélant une valeur reconnue comme objective. Ce concept, présent N. Monseu, op. cit., p. 41. PPR, p. 63. 8 Cf. A. reinacH, SW, p. 593. Du même avis au sujet de la filiation entre Reinach et Hering, Antony J. steinBocK, Phenomenology and Mysticism. The Verticality of Religious Experience, Bloomington, Indiana University Press, 2007, p. 11. 6 7 436 FEDERICO BOCCACCINI dans les écrits posthumes de Reinach 9, a été développé ensuite par un autre de ses élèves, Kurt Stavenhagen (1885-1951) 10. En outre, il faut ajouter que le deuxième élément qui caractérise la proximité de Hering avec la phénoménologie réaliste est la possibilité d’une véritable psychologie descriptive au sein de la phénoménologie – une psychologie descriptive corrigée et reformulée par Reinach lui-même 11. Cette question est un autre pan de l’opposition entre la position du réalisme cognitif de Göttingen et Munich, et la phénoménologie de la conscience pure de Husserl qui, après son tournant transcendantal, dénie toute possibilité de relier le projet phénoménologique et la psychologie descriptive de tradition brentanienne. Tout cela implique donc de penser et d’étudier les analyses phénoménologiques proposées par Hering à la lumière de la phénoménologie de Reinach plutôt que de celle de Husserl. Nous pourrons ainsi reconstituer le lien entre ces deux figures de la phénoménologie en fonction de Hering. Pour cela, nous mettrons la phénoménologie de Reinach en avant-plan, tout en conservant l’influence de Husserl en arrière-plan. Dans la suite de cet article, je commencerai par montrer l’influence de l’enseignement de Reinach dans la formation de Hering pendant ses années à Göttingen. Ensuite, je me concentrerai sur le réalisme descriptif qui s’appuie sur la notion de Sachverhalt – état de choses – proposée par Hering 12. Enfin, je développerai le concept de Stellungnahme – prise de position – de Reinach en soulignant la manière dont Hering l’applique au phénomène religieux, en tant que réponse à un appel. Dans mes remarques conclusives, je suggérerai 9 Cf. A. reinacH, Zur Theorie des negativen Urteils (1911), in : SW, p. 95-142; trad. française par M. B. de Launay, Revue de métaphysique et de morale 101 (1996), p. 383-436 ; sur le concept de Stellungnahme dans la philosophie de la religion, id., Das Absolute (1916-17), in : SW, p. 605-610. Hering cite dans l’appendice bibliographique de son ouvrage (PPR, p. 148) ce fragment posthume de Reinach – particulièrement important pour la mise en valeur du concept de « prise de position » au sein du phénomène religieux – qui avait été publié avec des extraits de son journal (dans les Gesammelte Schriften, Halle, Niemeyer, 1921, p. XXVIII-XXXVII). 10 K. stavenHagen, Absolute Stellungnahmen. Eine ontologische Untersuchung über das Wesen der Religion. Erlangen, Verlag der Philosophischen Akademie, 1925 ; cité par Hering dans l’appendice bibliographique, PPR, p. 148. Sur la philosophie de la religion de Stavenhagen, cf. S. Bancalari, « Passion de l’Absolu. La notion de ‘‘prise de position’’ entre Reinach et Stavenhagen », in : F. Boccaccini (éd.), Voluntates sive affectus. Les passions de l’âme entre histoire de la philosophie et phénoménologie (en préparation). Si l’influence de Max Scheler, concernant le rapport entre des objets tels que les valeurs et la vie émotionnelle, est très claire, on ne peut pas ne pas rappeler aussi Dietrich von Hildebrand, pour son influence sur le réalisme de Hering. Sur la philosophie de D. von Hildebrand, cf. A. vendeMiati, Fenomenologia e realismo. Introduzione al pensiero di Dietrich von Hildebrand, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1992. 11 Cf. A. dewalque, « L’intentionnalité cognitive et ses modes : Reinach critique de Brentano », Philosophie, N° 128, 2016/1, pp. 20-33. 12 Sur l’histoire du concept de Sachverhalt au sein de la tradition brentanienne, cf. B. sMitH, « Logic and the Sachverhalt », The Monist 72/1 (1989), p. 52-69. DE REINACH À LEVINAS 437 qu’une telle réponse à un appel sera incarnée par la conception levinassienne du visage d’autrui. 1. Reinach et Hering Lorsque Hering donne, au paragraphe 2 de son ouvrage Phénoménologie et philosophie religieuse, consacré aux précisions terminologiques, une définition de la « philosophie religieuse », curieusement, il n’utilise pas la notion de « vécu » pour parler du phénomène religieux. Il utilise plutôt la notion de « proposition », afin de distinguer cette dernière de la philosophie de la religion, laquelle, pour sa part, en tant que connaissance empirique, ne fournira que le contenu aux concepts de ces propositions. Le passage n’est pas si clair et il convient de l’analyser : Tandis que nous réserverons le titre de « Philosophie de la religion » à un groupe de recherches ayant pour objet la religion elle-même, nous étendrons l’emploi de la désignation « Philosophie religieuse » de manière à ce qu’elle comprenne – en plus de la philosophie de la religion – l’ensemble des propositions ayant comme thème Dieu ou le monde ou l’homme ou quelque autre entité, vus sous l’angle d’une Religion naturelle ou positive, c’est- à-dire un groupe d’affirmations soutenues ou inspirées par une attitude ou une vérité exigée ou fournie par une Religion qui, elle-même, aura été préalablement justifiée par la Philosophie de la Religion. Cette dernière ne sera donc que le premier étage de tout l’édifice de la philosophie religieuse. 13 Il faut d’abord remarquer que Hering présente cette distinction conceptuelle entre la philosophie de la religion et la philosophie religieuse de manière légèrement confuse : pourquoi opposer au terme, très général, de « groupe de recherches », une définition très précise, « l’ensemble des propositions » ? Et si ces propositions sont inspirées, pour ainsi dire, par une religion positive, en quoi la philosophie religieuse se distingue-t-elle de la dogmatique, coïncidence que Hering exclut explicitement ? En introduisant son propos, Hering entend dire que la philosophie de la religion, en tant qu’étude empirique du sacré, précède la philosophie religieuse tout en lui fournissant des données provenant de recherches historiques et anthropologiques ayant pour objet la religion. En revanche, la philosophie religieuse sera une science théorique, au sens husserlien du mot, évoquée par Hering dans ses remarques préliminaires à la deuxième partie, qu’il désigne aussi par l’adjectif « hiérologique », désignant ce qui appartient à la théorie du sacré 14. Cela explique pourquoi il choisit la notion technique de « proposition » (Satz) dans sa définition de la philosophie religieuse. 13 14 PPR, p.7. PPR, p. 7, n. 5. 438 FEDERICO BOCCACCINI Or, la notion de Satz sur laquelle Husserl lui-même a longuement travaillé en vue d’élaborer sa théorie du jugement, renvoie notamment, chez celui-ci, au paragraphe 36 de la cinquième Recherche logique, où le jugement est défini comme « la signification d’un énoncé indépendant complet ». Pour désigner la signification de l’énoncé, Husserl emploie le concept de « proposition », hérité de ce qu’on appelle le propositionalisme bolzanien 15. Hering cite à ce propos le « principe des principes » de Husserl : Les prémisses vraies des résultats prétendus valables doivent se trouver formulées en des propositions qui satisfassent à cette expérience : que tout ce qu’elles énoncent soit susceptible d’une justification phénoménologique si possible adéquate, c’est-àdire d’une réalisation intuitive par l’évidence ; qu’en outre ces propositions ne soient jamais employées que dans le sens qui a été établi intuitivement. 16 La théorie de la proposition (considérée comme élément fondateur d’une science théorique) a de fait été reprise par Reinach : on peut la retrouver dans sa Théorie du jugement négatif (1911) ou dans Les fondements a priori du droit civil (1913). Mais ce qu’il faut davantage retenir ici, c’est le corrélat des actes propositionnels : l’état de choses. La philosophie de la religion précède donc la philosophie religieuse : parce qu’elle lui fournit des données de nature empirique, elle est donc justifiée par l’expérience. En revanche, les lois d’essence, indépendantes de ces données, résident parmi les corrélats de ces propositions. Elles doivent ainsi être justifiées par une intuition, de type non sensible, selon le principe intuitionniste de la phénoménologie. C’est la raison pour laquelle, à la fin de cette partie terminologique, Hering affirme que beaucoup de thèses en philosophie religieuse « seront d’ordre métaphysique » 17. Et par « métaphysique », il entend désigner un groupe de propositions affirmatives « concernant une entité représentée comme inaccessible à l’étude empirique, mais comme existant ‘‘actuellement’’ » 18. C’est également la raison pour laquelle la philosophie religieuse se différencie de la dogmatique, car le contenu des propositions de cette dernière ne peut être justifié que par la foi, alors que la philosophie religieuse, telle qu’elle est envisagée par Hering en tant que science du sacré, ne s’appuie pas sur un sentiment subjectif, mais plutôt sur l’intuition de la structure d’états des choses. Hering peut donc écrire : 15 Cf. C. Beyer, Von Bolzano zu Husserl. Eine Untersuchung über den Ursprung der phänomenologischen Bedeutungslehre, Dordrecht, Kluwer, 1996 ; M. textor, Bolzanos Propositionalismus, Berlin/New York, De Gruyter, 1996. 16 PPR, p. 41 (c’est Hering qui traduit). La référence renvoie à E. Husserl, Logische Untersuchungen, Halle a. S., Niemeyer, II, § 1, 1901, p.22. Hering renvoie aussi à Ideen I, § 26 pour l’anti-dogmatisme de ce principe, et § 24 pour « le principe de tous les principes ». 17 PPR, p. 8. 18 Ibid. DE REINACH À LEVINAS 439 Si nous rappelons, en effet, que d’après la phénoménologie, c’est toujours un Sachverhalt qui, à proprement parler, fait l’objet de la connaissance, on remarquera qu’un Sachverhalt purement empirique, même si on réussit à le constater avec évidence, c’est-à-dire indubitablement (par exemple la couleur rouge de mon buvard en tant que phénomène) ne nous dit absolument rien sur sa « raison d’être ». Nous constatons, sans même essayer de comprendre. 19 Or, cette relation chez Hering entre la cognition du Sachverhalt et l’acte de constater un état de choses sans besoin d’impliquer des concepts trouve sa source directe dans la première édition des Recherche logiques de Husserl ainsi que chez Reinach, dans sa réforme de la psychologie descriptive 20 : « La tâche de la phénoménologie, comme l’a formulée Reinach, n’est pas de ‘‘réduire’’ et d’ ‘‘expliquer’’, mais de ‘‘conduire’’ et d’ ‘‘explorer’’ ». 21 Mais il faut rappeler que, pour saisir cet emploi du concept d’état de choses dans toute sa portée, on doit remarquer d’abord que l’acte de constater ou de reconnaître avait été thématisé par Brentano avec la notion d’Anerkennung. Brentano avait souligné l’approbation, ou l’assentiment, comme étant la propriété du jugement affirmatif qui se dirige vers quelque chose de représenté dont on reconnaît la vérité intrinsèque 22. Une telle capacité implique une conception réceptive de l’esprit. En effet, il y a une action passive à la base de la psychologie descriptive du jugement et de la perception. Pourquoi est-il si important de définir le jugement en termes d’acte d’assentiment (ou de refus, pour la négation) d’une représentation ? Parce que nous pouvons ainsi neutraliser l’idée kantienne selon laquelle « connaître, c’est juger ». Par ce geste, on peut dès lors éviter de concevoir la connaissance comme une opération de synthèse entre concepts qui se déploie dans la conscience du sujet. L’épistémologie phénoménologique a, au contraire, une conception thétique du jugement, tributaire de la Psychologie du point de vue empirique (1874) de Brentano, et que Hering reprend ici par le biais de Reinach : « La phénoménologie rejette comme inexacte toute épistémologie qui veut identifier la connaissance avec un jugement. Pour juger que A est B, nous explique A. Reinach, il faut auparavant avoir reconnu que A est véritablement B » 23. 19 PPR, p. 110. Sur le concept de Sachverhalt, cf. PPR, IIe partie, ch. III, § 8, « L’acte de la connaissance; ‘‘Sachverhalt’’ et ‘‘Évidence’’ » (c’est nous qui soulignons). 20 PPR, p. 37 : « De fait, Husserl n’a-t-il pas, dans la première édition des Études Logiques [Recherches logiques], déterminé la phénoménologie comme une espèce de psychologie descriptive ? ». 21 PPR., p. 43. Cf. A. reinacH, Über Phänomenologie (1914), SW, p. 542 : « Deskriptive Psychologie soll nicht erklären und zurückführen, sondern sie will aufklären und hinführen. » 22 Cf. F. Brentano, Wahrheit und Evidenz, Leipzig, Meiner, 1930, p. 125. Cf. aussi id., Die Lehre vom richtigen Urteil, Bern, Francke, 1956, p. 34 sq. 23 PPR, p. 78. Cf. A. reinacH, « Zur Theorie des negativen Urteils » (1911), SW I, p. 95-140 ; « Paul Natorps ‘‘Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode’’ » (1914), SW I, p. 313-331. Cf. aussi A: pFänder, Logik (1921), Tübingen, Niemeyer, 19633. 440 FEDERICO BOCCACCINI La notion d’état de choses est introduite précisément après un exemple de psychologie descriptive sur la différence entre une couleur et un son. Cette couleur, qui ne peut être ni vue ni entendue, est cependant reconnue par l’esprit comme une donnée. D’après Hering, les états de choses sont donc des données de deuxième degré, c’est-à-dire quelque chose de très similaire aux objets d’ordre supérieur chez Meinong. Certes, Hering se réfère ici explicitement à la notion de « psychologie descriptive » de Reinach (en traduisant néanmoins Deskriptive Psychologie par « phénoménologie »). Cependant, il est important d’insister encore sur ce point. En effet, contrairement à Husserl, Reinach était convaincu qu’il y avait encore une possibilité de parler de psychologie descriptive en phénoménologie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il avait organisé un séminaire intitulé Zur Psychologie der Gesinnungen (à propos de la psychologie des sentiments), consacré à la contribution de Pfänder 24. Ce n’est probablement pas cette même préoccupation que l’on retrouve chez Hering quand il remarque que les perceptions de réalités psychiques (les cogitata) sont « le thème d’une ontologie psychique apriorique, qui coïncidera en définitive avec la psychologie ‘‘eidétique’’ dûment séparée de toute phénoménologie » 25. Et pourtant, Hering conserve l’adjectif « descriptif » pour définir son réalisme : « Si on veut faire rentrer ces recherches dans la psychologie descriptive, comme Husserl, lui-même a encore cru devoir le faire dans la 1ère édition [des Recherches logiques], il faut bien se rendre compte qu’il s’agit d’une psychologie d’un genre très particulier » 26. La « description » chez Reinach et Hering ne vise pas des objets d’ordre naturel ou historique, mais, dans sa structure intentionnelle, elle vise uniquement « ce qui caractérise la conscience en général ou les actes cognitifs en particulier [….] tout acte de conscience se révèle, de par son essence même, comme tendu vers un ‘‘objet’’ qui lui est transcendant » 27. En reconnaissant que le double rapport entre intentionnalité et intuition avait déjà été esquissé par Brentano, Hering affirme : « Après tout ce qui précède, nos lecteurs comprendront sans peine comment ce programme a engendré la ‘‘ méthode’’ d’intuition essentielle (Wesensschau) » 28. 24 Alexander pFänder, « Zur Psychologie der Gesinnungen », Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung 1 (1913), p. 324-404 ; 3 (1916), p. 1-125; rééd. Halle, Niemeyer, 1941. Cf. K. scHuHMann, B. sMitH, « Adolf Reinach : An Intellectual Biography », in : K. Mulligan, op.cit., p. 22. 25 PPR, p. 67. 26 Ibid., p. 60. 27 Ibid, p. 60 -61 (c’est nous qui soulignons). 28 Ibid. p. 60. Sur le rapport entre « intentio » et « intuitio », cf. Jean-François courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF), 1990, p. 157 sq. DE REINACH À LEVINAS 441 2. Le réalisme descriptif : la genèse intentionnelle des concepts religieux En quoi consiste au juste le réalisme descriptif de Hering ? Pour fonder une philosophie religieuse, il faut d’aborder justifier ses concepts. Si nous évitons la tradition kantienne selon laquelle l’origine des concepts est logique – au sens où les concepts doivent être justifiés à partir de la structure interne du jugement –, alors il nous faut trouver une autre source, mais qui ne se situera pas non plus dans la sensibilité de l’expérience externe. Ainsi, la découverte de l’intentionnalité devient la nouvelle source de justification des concepts qui n’ont ni une genèse empirique, ni une genèse transcendantale – tels que les concepts de matière, force, identité, espace, relation, ou les concepts religieux de péché, résurrection ou prière. Si l’on veut justifier de tels concepts et leur usage, une fondation phénoménologique relevant de la perception interne est nécessaire. Leur fondement se situe dans la conscience religieuse, dans la même mesure où, par exemple, les concepts de « bien » et de « valeur » trouvent leur fondation dans la conscience morale. Par « fondation », j’entends ici la manière dont un certain concept est justifié dans son usage et par rapport à la relation avec l’objet qu’il représente. Il ne s’agit pas d’une fondation strictement psychologique de la religion, de la morale, de la logique ou, en général, de la connaissance humaine, mais bien plutôt d’une fondation phénoménologique ou intentionnelle. C’est par l’analyse de ces états de conscience, appelés « vécus » par Husserl, que les « objectités » se révèlent à l’esprit. C’est la raison pour laquelle Hering peut affirmer ceci : Une étude impartiale de la conscience religieuse révélera sans aucun doute un trait, auquel seule la conception « intentionaliste » de la conscience peut rendre justice : à savoir qu’elle est toujours et essentiellement non pas un état d’âme pur et simple, ni la conscience de celui-ci, mais la conscience d’une entité transsubjective sui generis, avec laquelle elle entre en rapport. 29 Certes, on peut affirmer qu’une telle entité, c’est-à-dire une essence, n’existe pas au sens strict du mot – et dans ce cas nous devons renoncer à justifier les concepts des religions naturelles ou positives. Mais que cette entité – écrit Hering – « ne soit pas donnée, ou qu’elle soit ‘‘en réalité’’ (‘‘eigentlich’’ !) quelque chose d’immanent, voilà ce qu’on ne saurait affirmer sans fausser radicalement toute philosophie religieuse. […] Ce ne sont donc pas les états ou actes subjectifs seuls, dont l’analyse peut fournir une théorie de l’expérience religieuse. C’est l’objet intentionnel également que doivent décrire ces recherches. »30 29 30 Ibid., p. 128-129. Ibid. p. 129 et 130 (c’est Hering qui souligne). 442 FEDERICO BOCCACCINI L’enjeu consiste à démontrer que, pour la conscience religieuse, la sphère transcendante des actes, à savoir l’objet de la foi, peut être fausse, mais elle ne peut pas être insensée. Le phénomène religieux ne se fonde donc pas sur l’expérience sensible du monde mais s’appuie plutôt sur « la donnée de quelque entité ‘‘en dehors’’ de nous, que les sensations subjectives ont précisément la mission de ‘‘faire apparaître’’ » 31. La méthode est celle de l’induction, de l’effet (la donnée purement subjective) à sa cause transcendante : la croyance dans l’existence de Dieu est une simple induction à partir de l’acte de foi du fidèle. Ainsi, si Hering fait référence à l’énoncé de Luther : « je crois que Dieu m’a créé » 32, c’est en vue de montrer que cet énoncé est pourvu de sens – non pas qu’il est vrai – et qu’il peut justifier, par exemple, l’action du sacrifice 33. Mais si l’enjeu consiste à reconnaître et à fonder le sens de l’a priori religieux par les lois d’essence, il me semble que Hering s’exprime de manière malheureuse quand il utilise la notion de « synthèse a priori ». En effet, d’après lui, la justification de l’expérience religieuse – et donc des concepts qui y sont impliqués – ne se fait pas au moyen d’une proposition analytique trouvée par déduction, « mais d’une loi synthétique a priori dont la vérité ou la fausseté ne peut être démontrée que par une étude intuitive des essences des phénomènes visées par les termes ‘‘renaissance’’, ‘‘péché’’, ‘‘repentir’’ » 34. Or l’enjeu de la méthodologie des intuitions d’essence, telle que Brentano l’avait déjà conçue de manière confuse dans ses cours de psychologie descriptive (d’ailleurs on peut interpréter la classification et la subdivision entre représentation, jugement et mouvements affectifs comme une division en trois espèces de la pensée ayant chacune une essence différente par rapport aux autres et à l’égard de l’objet visé), consiste précisément à neutraliser l’introduction, en philosophie, de jugements synthétiques a priori. Le § 5 du deuxième chapitre du premier livre, consacré précisément aux essences 35, témoigne du fait que pour Hering la question relève d’un problème de psychologie descriptive – cette dernière ayant été appliquée aux phénomènes religieux en vue d’y déduire les concepts. Selon Hering, les essences sont à la fois la source et la justification « de ce que Kant appelait les jugements synthétiques a priori ». Bien que Hering cite la dissertation de Reinach au sujet des relations d’idées de Hume 36, l’exemple du lien entre le rouge, le bleu et le violet est typiquement d’école brentanienne. Ibid., p. 129. Dans le Petit Catéchisme, cf. M. lutHer, Œuvres, Genève, Labor et Fides, t. 7, 1962, p. 173. 33 J. Hering, ibid., p. 130 : « Quand l’amour pour Dieu décide un fidèle à faire un sacrifice, ce processus serait insensé si Dieu n’était pas, comme dirait Husserl, ‘‘corrélat intentionnel’’ de cet acte d’affection, c’est-à-dire représenté de quelque manière » (c’est Hering qui souligne). 34 Ibid. p. 107. 35 Ibid. p. 51-56. 36 Ibid. p. 56, n. 36. Cf. A. reinacH, « Kants Auffassung des Humeschen Problems (1911) », SW I, p. 95-140. Cf. aussi Alexius Meinong, « Hume Studien II. Zur Relations31 32 DE REINACH À LEVINAS 443 L’argument est le suivant : si je vois du rouge, du bleu et du violet, je reconnaîtrai tout de suite que le violet se situe dans un point intermédiaire entre le rouge et le bleu. Le problème de Hume a été de justifier la source de cette connaissance qui n’est pas de l’ordre de l’expérience sensible. En effet, je dois avoir déjà le concept de « série bien ordonnée » pour voir que la place du violet est nécessairement entre le rouge et le bleu. C’est une question qui embarrasse en effet Hume, car elle compromet le rapport de fondation entre les impressions et les idées. En revanche, Kant permet de répondre à ce même problème grâce à sa théorie des jugements synthétiques a priori 37. Or la formulation de Hering est légèrement différente, car il utilise la notion de « vision claire de ce que c’est le rouge, le violet et le bleu… », à savoir : « si j’ai l’intuition de l’essence du rouge, du violet, du bleu ». Quoi qu’il en soit, même si le problème est le même, il serait davantage opportun d’utiliser ici le concept d’« a priori matériel » chez Stumpf, puisque Hering est bien en train de parler de ce type d’expérience 38. La structure de l’a priori matériel est différente de celle du jugement synthétique kantien. Effectivement, dans le premier cas, il s’agit d’une connaissance a priori fondée sur les contenus – ou matière – d’une expérience individuelle donnée. En revanche, dans le second cas, c’est-à-dire dans le cas d’un jugement synthétique, on parle plutôt de types de relation entre concepts. Il va de soi que les concepts « a priori » et « formel » ne coïncident pas entre eux (cette question est d’ailleurs au centre de l’éthique de Scheler). Par conséquent, je reconnais (ou plutôt constate, selon les mots de Hering) dans l’a priori matériel une structure qui est déjà à l’œuvre dans l’expérience sensible et au niveau de ses propriétés, même si je ne peux les saisir que par la visée intentionnelle. Je n’ai pas besoin de concept ici pour « voir » cet ordre dans les nuances et attribuer à une couleur sa place de manière correcte. Le phénomène que je vois, qui n’est pas de l’ordre du sensible, n’est pas non plus dans ma conscience en tant qu’état psychologique. C’est la structure même des theorie », in: Sitzungsberichte der philosophisch-historischen Klasse der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften in Wien, Vienne, 101, p. 573-752 ; puis republié dans : A. Meinong, Gesamtausgabe, éd. par R. Haller, R. Kindinger. avec la collaboration de R. M. cHisHolM, 7 tomes, Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 1968–78, t. II, p. 1-183. Cf. aussi R. de calan, « Causalité et nécessité matérielle : Reinach lecteur de Hume », Études philosophiques 72/1 (2005), p. 39-54. Sur Stumpf, cf. D. pradelle, « The Autonomy of the Sensible and the Desubjectification of the a priori by Stumpf », in: D. Fisette, R. Martinelli (éds), Philosophy from an Empirical Standpoint. Essays on Carl Stumpf, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, 2015, p. 229-262. 37 Cf. D. HuMe, A Treatise of Human Nature (1739-40), éd. par P. H. Nidditch, Oxford, Oxford University Press, 1978, p. 6. 38 Sur l’a priori matériel, cf. J. Benoist, L’a priori conceptuel : Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, notamment le chapitre premier : « Y a-t-il un a priori matériel ? » ; et aussi R. lanFredini (éd.), A priori materiale. Uno studio fenomenologico, Milano, Guerini e Associati, 2006. Cf. aussi D. pradelle, L’archéologie du monde, Constitution de l’espace, intuitionnisme et idéalisme chez Husserl, Dordrecht, Kluwer, 2000, notamment le chapitre II : « La critique husserlienne de Kant ». 444 FEDERICO BOCCACCINI lois du sensible à faire apparaître le phénomène face à notre conscience en tant qu’objet direct de la perception interne. Ce type de perception, qui n’est rien d’autre qu’une intuition catégoriale 39 et s’oppose à la perception externe, peut saisir aussi un autre type d’essence : les valeurs. 3. La perception des valeurs – la notion de Stellungnahme et la « réponse à un appel » Le criticisme a introduit la possibilité de connaître des éléments suprasensibles, ce que la phénoménologie qualifie d’objets qu’on ne saurait classer – observe Hering – « ni parmi les données sensibles ni parmi les données immanentes » 40. Les états de choses, les essences, nous l’avons vu, sont des objets de ce genre, ainsi que les valeurs. Une valeur n’a ni une nature empirique, ni une réalité purement formelle. Cette opposition entre la nature et la norme est expressément repoussée dans la phénoménologie de Hering, lecteur de Scheler. Or, la question sur laquelle je voudrais attirer l’attention, en rapport avec ma thèse concernant la présence directrice de Reinach dans la pensée de Hering, c’est l’introduction et l’usage de la notion de « prise de position » (Stellungnahme) par rapport à quelque chose d’autre, caractérisée comme « une réponse de l’âme à un appel qui se dégage de la valeur ». Les concepts clés sont ici ceux de « réponse » et d’« appel ». Selon Hering, Scheler et von Hildebrand ont démontré que les actes par lesquels nous percevons une valeur sont caractérisés par une certaine « chaleur émotive» qui – souligne Hering – a permis d’affirmer que « les valeurs sont ressenties par le cœur » 41. À ce propos Hering cite Scheler, lecteur de Pascal 42, mais l’on pourrait également rappeler à cet égard la fonction que Hume donne au « sens moral » (en tant que sens spécial capable de révéler les valeurs qui affectent notre vie émotionnelle). Toutefois, dans le sillage de Hamann, de Jacobi et de Novalis, le sentimentalisme est précisément ce que Hering veut éviter : fonder l’expérience religieuse sur le sentiment de la foi reviendrait à la fonder sur un élément psychologique, anthropologique et subjectif. La première partie de l’ouvrage de Hering est consacrée précisément à la neutralisation de cette possible fondation de la sphère de conscience du religieux. Mais le fait que l’éthique matériale de Scheler (qui inspire ces pages de Hering) soit une éthique anti-kantienne – et donc anti-formaliste – ne doit pas nous inciter à penser que cette même éthique soit proche du courant sentimentaliste 39 40 41 42 PPR, p. 45. Ibid., p. 93. Ibid. p. 94 (c’est Hering qui souligne). Ibid. p. 94, n. 14. DE REINACH À LEVINAS 445 de tradition empiriste ou romantique. Hering et Scheler s’opposent précisément à la mise en avant, dans cette tradition, de l’élément subjectif et psychologique de l’expérience humaine liée à la perception des valeurs. L’enjeu d’une phénoménologie réaliste consiste, tout au contraire, à éclairer l’objet de l’acte. Cet aspect est très explicite chez Hering : Cependant ne les confondons pas [les valeurs] avec ce qu’on appelle communément un sentiment. Celui-ci, en tant qu’il n’est pas complètement étranger à ce domaine, constitue une réaction du sujet par rapport à une valeur perçue. C’est ainsi que la joie que m’inspire un beau tableau présuppose une perception émotive de sa beauté. 43 Cette perception émotive dont parle Hering, en traduisant le concept schelerien de Fühlen, se situe au niveau cognitif de l’esprit – et donc au niveau de la connaissance, dans la mesure où je dois reconnaître que quelque chose est beau. Ma réponse à cette valeur (par exemple la beauté de l’objet) est, quant à elle, un acte conatif et émotionnel. C’est précisément dans ce passage que Hering introduit le concept de Stellungnahme en vue d’expliquer la nature de ce moment structuré de l’esprit : Cette dernière [la perception émotive] se range parmi les actes qui prennent connaissance d’une donnée, c’est-à-dire parmi les actes intentionnels cognitifs (Kenntnisnahmen), tandis que la joie elle-même implique une réponse de l’âme à un appel qui se dégage de la valeur (Stellungnahme respectivement Antwortreaktion). 44 Le fait que Hering retienne l’idée de Scheler selon laquelle la valeur occupant le sommet de l’édifice cognitif soit la sainteté (das Heilige) n’est pas important dans le cadre de cette analyse. Ce qu’il faut retenir ici, d’un point de vue historique et conceptuel, c’est davantage sa conception des valeurs-essences, conception qui découle directement de la phénoménologie de Reinach. Certes, Hering ne cite pas ici le fragment de Reinach sur l’Absolu ; cependant, il le mentionne dans la référence bibliographique de son ouvrage, et il cite également le livre de Stavenhagen qui en représente le développement philosophique le plus direct en matière de phénoménologie de la religion 45. Ce qu’il faut retenir peut donc être résumé en trois éléments : l’existence d’actes qui ont pour objet un être actuel incarnant une essence divine ; le fait que cette classe d’actes ne soit pas de type scientifique mais religieux ; et la tâche simplement descriptive de la phénoménologie religieuse au sujet de ces actes. 4. « Une réponse de l’âme à un appel » : de Hering à Levinas L’image de la voix morale dans l’impératif catégorique – appelant la conscience à l’action et à l’aboutissement de son devoir – est une représen43 44 45 Ibid. p. 95. Ibid. Cf. supra, n. 9 et n. 10. 446 FEDERICO BOCCACCINI tation kantienne, et il est probable que cette image ait joué un rôle dans la notion d’appel chez Levinas 46. Il serait difficile de reconstruire ici de manière complète la question de l’influence indirecte de Reinach sur l’œuvre de Levinas (en passant par Hering). Je me bornerai donc à n’offrir que des points de repère pour l’ouverture d’une piste de recherche historico-conceptuelle entre la phénoménologie réaliste de Munich et Göttingen et la phénoménologie française par le biais de la réflexion de Levinas. La première question me semble se manifester dans l’héritage du réalisme, alors que Levinas affirme partager le même avis que Hering au sujet de l’idéalisme husserlien : une conscience sans monde, une conscience réduite à la pure immanence, n’est pas concevable. « [La thèse husserlienne] se trouve dans [l]e célèbre § 49 des Ideen, qui donna lieu à tant de réserves et à tant d’accusations d’idéalisme. Avec M. Hering, nous croyons aussi ne pas devoir suivre Husserl dans cette thèse. » 47 Mais à la différence de Hering, qui croit que les choses sont nécessaires pour l’existence de la conscience 48, Levinas ne croit pas que la conscience ait besoin des choses pour exister. « Nous sommes en cela d’accord avec Husserl. » 49 C’est précisément l’intentionnalité qui déploie l’indépendance de la conscience par rapport à la structure sujet-objet ; par conséquent, elle la rend aussi indépendante de l’opposition réalisme-idéalisme 50. Selon Levinas, c’est précisément en cela que consiste la différence entre Brentano et Husserl : alors que le premier reste sur « un terrain empiriste et naturaliste » où nous ne pouvons qu’étudier « la sphère immanente de la conscience » par l’objet mental, « numériquement distinct de l’objet réel » dont il n’est que l’image 51, le deuxième – Husserl –, en revanche, a mis en contact la conscience avec le monde 52. Selon Levinas, s’il faut s’écarter, avec Hering, de la thèse de l’idéalisme, il faut aussi reconnaître à Husserl le mérite d’avoir concilié le caractère personnel de la conscience avec l’intentionnalité – et ainsi d’avoir abandonné le descriptivisme pur sans subjectivation de la psychologie brentanienne 53. Cf. J. de graMont, L’appel de la loi, Louvain, Peeters, 2014. E. levinas, La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930, p. 80 (abrégé dans la suite : TIP). Cf. aussi J. Hering, « Recension d’E. Levinas, La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 113 (1932), p. 474-481. 48 J. Hering, ibid. Cf. PPR, p. 85-86. 49 E. levinas, ibid., p. 80. 50 Ibid. : « l’intentionnalité a pour fonction de caractériser la conscience en tant que ce phénomène premier et original, dont l’objet et le sujet de la philosophie traditionnelle ne sont que des abstractions. Autrement dit, il nous semble que s’il ne faut pas suivre le idéalisme husserlien, ce n’est pas parce qu’il est idéalisme, mais dans la mesure où il préjuge contre le mode d’exister de la conscience comme intentionnalité. » (C’est Levinas qui souligne.) 51 Ibid, p. 72. 52 Ibid, p. 73. 53 Ibid. p. 82 : « La description de la structure de la conscience et de l’intentionnalité ne peut passer sous silence le caractère personnel de la conscience ». [C’est Levinas qui souligne.] Mais ensuite il reconnaîtra que « la logique que le mathématicien-logicien 46 47 DE REINACH À LEVINAS 447 Il va de soi que cette représentation de la théorie de l’objet immanent chez Brentano est fausse et caricaturale, mais ce n’est pas le sujet de cet article. L’important est de remarquer que, pour Levinas et grâce à cette opposition, l’intentionnalité est la source de la transcendance de la conscience : elle est principe d’extériorité. Quand Levinas explique la notion d’« acte objectivant », il passe par l’idée de primauté du théorique chez Husserl – qui passe encore, comme chez Hering, par la notion de Sachverhalt et par la question de sa donation dans l’intuition catégoriale 54. Cela pose problème : les actes non théoriques (actes de volonté, désirs, affections) ne sont pas pris en compte dans les Recherches logiques : « les actes objectivants atteignent l’être, qui existe indépendamment de la conscience, et laissent aux actes non-objectivants la fonction de se rapporter à ces objets, sans contribuer, en quoi que ce soit, à leur constitution réelle. […] Le monde existant, qui nous est révélé, a le mode de l’existence de l’objet qui se donne au regard théorique. Le monde réel, c’est le monde de la connaissance. » 55 Cette accusation d’intellectualisme, très explicite d’ailleurs, selon laquelle « l’acte de l’intuition, celui qui nous met en contact avec l’être, sera avant tout un acte théorique », concerne la deuxième loi descriptive de la psychologie brentanienne. Cette deuxième loi dit que, dans la conscience, chaque acte est soit une représentation (Vorstellung), soit fondé sur une représentation. Selon la lecture que fait Levinas de Brentano et de Husserl, rien ne peut être aimé de manière correcte sans une représentation adéquate. On comprend alors le problème de la justification de la religion par rapport à l’idée de Dieu en tant qu’objet d’amour. D’une certaine manière, le premier ouvrage de Levinas montre une tension que l’on retrouvait déjà chez Reinach et Hering. Cette tension s’exerce entre les limites de la rationalité husserlienne et la description du phénomène religieux. C’est la question de la représentation de l’Infini. Cette question et sa difficulté amènent aussi bien Hering que Levinas à se tourner vers Bergson 56. Quoi qu’il en soit, l’appel à l’âme dont parle Hering ainsi que la joie répondant à cet peut mener à bien sans s’occuper d’actes psychiques dans lesquels sa théorie est vécue, exige donc ‘‘une psychologie descriptive’’ réfléchissant sur ce vécu » (E. levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 19862, p. 41). 54 Ibid., p. 95-97, 114-116. 55 Ibid. p. 98. 56 PPR, p. 131 : « Il conviendrait également de mettre en lumière un autre problème effleuré par Troeltsch et abordé depuis lors par la phénoménologie : celui de l’essence du réel en tant que réel. Dans ce cas, il s’agirait de saisir le moment ‘‘irrationnel’’, qui distingue une religion ou un événement religieux en tant que réels, de leur préfiguration idéale. […] Mais nous n’avons pas l’intention d’aborder ici la discussion de ce problème qui, on le sait, a profondément empreint de ses exigences la philosophie de M. Bergson, complémentaire peut-être, sur ce point, de la phénoménologie » ; TIP, p. 219 : « Mais le point qui révèle combien l’intuitivisme de Husserl est profondément intellectualiste, est ailleurs. L’intuition philosophique de Bergson se trouve étroitement liée à la vie concrète de l’homme et à sa destinée. Ce fondement métaphysique de l’intuition, manque dans la phénoménologie de Husserl, et le lien de l’intuition avec toutes les forces vitales, définissant l’existence concrète, est étranger à sa pensée ». 448 FEDERICO BOCCACCINI appel ne semblent pas trouver de place dans la phénoménologie de Husserl. Les limites de la rationalité – que Levinas désigne par « vigilance » – et la conception de l’être comme présence trouvent leur première racine dans la phénoménologie naissante elle-même. Plus précisément, elles trouvent leur première racine dans cette tradition réaliste 57 où Hering s’inscrit. Ensuite, dans l’immanence absolue du sujet comme héritage cartésien, le génie de Levinas découvre l’appel de l’Autre et transforme ainsi le concept abstrait reinachien de Stellungnahme en quelque chose de concret : la présence du visage – l’Infini de l’Autre 58. 57 Sur le rapport entre conscience théorique et éthique chez Reinach, cf. Jean-Louis gardies, « De quelques voies de communication entre l’être et le ‘‘devoir-être’’ », Revue philosophique de la France et de l’étranger 157 (1976), p. 273-292. 58 E. levinas, De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 48 : « Ici l’Autre, au lieu d’aliéner l’unicité du Même qu’il inquiète et tient, l’appelle seulement du plus profond de lui-même, là où rien ni personne ne peut le remplacer. Serait-ce déjà à la responsabilité pour autrui ? L’Autre appelant le Même au plus profond de lui-même ! » ; cf. aussi id., Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 125 : « « L’idée de l’Infini – se révélant dans le visage – n’exige pas seulement un être séparé. La lumière du visage est nécessaire à la séparation. Mais en fondant l’intimité de la maison, l’idée de l’Infini ne provoque pas la séparation par une force quelconque d’opposition et d’appel dialectique, par la grâce féminine de son rayonnement ».