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ABSTRACTION, CAUSALITE, ET INCOMPLETUDE

Cet article propose un modèle informel assimilant toute théorie axiomatique à un univers déterministe soumis au principe de causalité, et conduit à la conclusion que l'incomplétude de l'arithmétique, telle que posée par le théorème de Gödel, est incompatible avec ce modèle.

ABSTRACTION, CAUSALITE, ET INCOMPLETUDE Jean-Paul Bentz – 4 juillet 2024 Depuis l'antiquité, l'humanité s'est ingéniée à mécaniser le calcul, et nombreux sont les exemples de réalisations matérielles ou matérialisables qui témoignent de cet effort, des abaques romains aux ordinateurs modernes en passant notamment par les bouliers chinois et les machines de Pascal, de Babbage, de Lovelace, ou encore de Turing. Ce constat conduit inévitablement à la conclusion que le calcul arithmétique, bien qu'appliqué à une matière d'œuvre totalement abstraite, est en réalité un processus fondamentalement concret, déterministe, causal, donc soumis à toutes les contraintes matérielles du monde physique, y compris, à titre principal, aux contraintes relatives à l'irréversibilité du temps. L'avènement de l'intelligence artificielle, et la désacralisation qu'elle induit de la pensée humaine, obligent aujourd'hui à considérer que la même conclusion est identiquement applicable à tout raisonnement et à toute démonstration, notamment en mathématiques et en logique. Si le raisonnement qu'une personne décide de poursuivre silencieusement peut éventuellement apparaître comme échappant à ce déterminisme, c'est seulement en raison du caractère occulte du processus qui le constitue, et de l'impossibilité qui en résulte d'identifier les schémas mentaux de cette personne ainsi que les hypothèses de base, la construction et les étapes de son raisonnement. Comment, en revanche, pourrait-on douter que la démonstration explicite et par écrit d'un théorème dans une théorie axiomatique quelconque soit un processus intrinsèquement concret, déterministe, et donc soumis au principe de causalité ? En fait, toute théorie axiomatique peut être vue comme un univers causal constitué d'un langage, d'énoncés élémentaires ou "axiomes", par convention représentatifs de vérités premières, et de règles de transformation incluant des règles syntaxiques et des règles logiques, cet univers permettant la démonstration de théorèmes par application de ces règles sur ces axiomes au sein de ce langage. Dans ce schéma, les axiomes et les règles constituent donc des causes originelles dont les théorèmes sont les effets. Si la théorie est consistante, tous ses théorèmes peuvent être affectés de la même valeur de vérité que les axiomes, à savoir "vrai" par convention, et si les règles logiques de cette théorie sont celles d'une logique binaire, la négation de tout théorème est un énoncé "faux". En 1931, Kurt Gödel a proposé deux théorèmes, ici assimilés à un seul, qui affirment que toute théorie axiomatique binaire au moins aussi puissante que l'arithmétique de Peano est condamnée à contenir des énoncés indécidables, c'est-à-dire des énoncés que cette théorie ne peut démontrer ni comme étant vrais ni comme étant faux. L'incomplétude ainsi invoquée par Gödel a-t-elle un caractère général ? En réalité, tout processus causal est nécessairement "incomplet", au moins en ce sens qu'il existe des effets que ce processus ne pourra jamais produire. Cependant, non seulement ce constat n'est en rien regrettable, mais l'existence même du monde physique serait totalement compromise s'il en était autrement. 1 Par exemple, lors de l'élaboration de la première bombe atomique, les physiciens réunis autour de Robert Oppenheimer se sont penchés sur un problème dont personne ne saurait contester la gravité, à savoir l'évaluation du risque qu'une telle bombe remplisse la fonction d'un détonateur propre à déclencher l'embrasement de l'atmosphère terrestre toute entière. L'expérience a confirmé que même un processus causal aussi extrême et violent que l'explosion d'une bombe atomique était "incomplet" au sens où il existait fort heureusement des effets que ce processus ne pouvait pas engendrer, les effets réels étant déjà assez dramatiques en eux-mêmes. Ce principe général d'incomplétude est donc bien sûr tout aussi applicable au processus causal que constitue toute démonstration, de sorte que toute théorie axiomatique peut effectivement être déclarée "incomplète", au moins au sens où il existe des vérités qu'elle ne pourra jamais atteindre. Toutefois, cette conclusion est elle aussi d'une insignifiance et d'une banalité totales dans la mesure où personne ne pourrait sérieusement s'attendre, par exemple, à ce que la géométrie euclidienne permette de démontrer tous les théorèmes de la géométrie de Riemann. La situation à laquelle aboutit le théorème d'incomplétude est en revanche très loin d'être aussi anodine car, si l'on adopte le point de vue exposé ici et qui consiste à assimiler toute théorie axiomatique à un univers totalement causal et déterministe, alors ce théorème conclut en substance que cet univers contient des effets (les énoncés indécidables) qui ne peuvent pas être reliés (en raison de leur nature) aux seules causes existantes (les axiomes et les règles de l'arithmétique) qui puissent légitimement les engendrer. Bien que cette conclusion "magique" fascine le monde entier depuis 1931, elle n'en reste pas moins inconcevable. Lors de la construction d'une théorie axiomatique, et donc préalablement à toute démonstration de tout théorème, les seuls énoncés qui appartiennent à cette théorie sont les axiomes dont elle a été dotée, de sorte que, pour pouvoir appartenir à cette théorie, tout autre énoncé, c'est-à-dire tout énoncé non axiomatique, doit être validé par un processus permettant de "l'instancier", c'est-à-dire, en quelque sorte, de le reconnaître comme légitime au sein de cette théorie. Ce processus d'instanciation consiste tout d'abord à appliquer au moins une règle de transformation de la théorie concernée sur au moins un énoncé appartenant déjà à cette théorie pour pouvoir écrire un nouvel énoncé résultant de l'application de cette règle, puis à prendre acte du fait que le nouvel énoncé ainsi obtenu a été démontré et appartient donc dorénavant lui aussi à cette théorie. Même si la seconde de ces deux opérations n'est pas nécessairement formalisée, il est absolument crucial, dans toute théorie axiomatique, de faire, avec la plus grande rigueur, la distinction entre les énoncés déjà instanciés, donc démontrés et appartenant à cette théorie, et les autres énoncés, qui n'ont pas encore été démontrés, c'est-à-dire qui sont toujours totalement étrangers à cette théorie et qui n'ont donc pas la moindre légitimité à jouer le rôle de causes pour la démonstration de nouveaux énoncés de cette théorie. Or, ce modèle interdit radicalement qu'un énoncé instancié appartenant à une théorie axiomatique binaire et présumée consistante, telle que l'arithmétique de Peano, puisse être indécidable. En effet, un énoncé indécidable ne peut ni être instancié comme étant vrai, ni être instancié comme étant faux. La seule valeur de vérité qui pourrait lui être affectée en tant qu'énoncé instancié devrait donc nécessairement s'écrire (Non-Vrai) Et (Non-Faux), c'est-à-dire Faux en logique binaire. 2 Il en résulte que la formule indécidable G invoquée par Gödel dans la démonstration de son théorème d'incomplétude ne peut en aucun cas être assimilée à un énoncé instancié appartenant à l'arithmétique de Peano. Cette conclusion est d'ailleurs aisément confirmée par la simple observation du fait que la formule G, bien qu'utilisant le langage de l'arithmétique, a été construite par Gödel de manière à n'être vraie que si et seulement si elle est indémontrable. Il est donc radicalement exclu, par construction, que la formule G ait pu être obtenue en appliquant des règles de transformation de l'arithmétique sur un ou plusieurs énoncés instanciés appartenant déjà à cette théorie car, si tel était le cas, cette formule devrait bien sûr être considérée comme ayant effectivement été démontrée, et donc aussi être reconnue comme démontrable. Or, dans ce cas, elle devrait finalement être déclarée fausse puisqu'elle ne peut, par définition, être vraie que pour autant qu'elle ne soit justement pas démontrable. Et puisqu'il est exclu que la formule G ait été instanciée dans la théorie axiomatique binaire et supposée consistante que constitue l'arithmétique de Peano, rien n'autorise à considérer que cette formule "appartient" à cette théorie. De même et pour la même raison, rien n'autorise donc non plus à conclure que l'arithmétique de Peano serait incomplète au motif, en l'occurrence irrecevable, qu'elle "contiendrait" l'énoncé indécidable que représente la formule G. 3