La question patrimoniale
La question patrimoniale traverse tout l’espace méditerranéen, avec des similarités et des
spécificités. Elle s’exprime comme un processus de développement du rapport à l’altérité du
et dans le passé et subit des tensions permanentes, liées aussi bien à la modification continue
de la notion qu’aux multiples interprétations du contenu de ce qu’est le patrimoine.
La notion de patrimoine
La notion moderne de patrimoine, telle qu’entendue actuellement et qui est liée aux commons
(bien communs) et à la valeur publique de l’héritage culturel, apparaît au XIXe siècle comme
un vecteur mais aussi comme un produit de la modernité, elle devient importante et
signifiante dans les premiers pays industrialisés, en Europe notamment. Elle accompagne
d’autres phénomènes qui sont et font la modernité, notamment le colonialisme et la
mondialisation commerciale, devenue la globalisation d’aujourd’hui. En Méditerranée, c’est
le lien avec le fait colonial – et, bien entendu postcolonial – qui ressort le plus dans le
développement du fait patrimonial moderne. Les premières manifestations de la
transformation patrimoniale, de son intérêt autre que religieux ou privé, de sa considération
comme bien public, adviennent avec les missions archéologiques, les prospections de
chercheurs, savants et érudits – pour la plupart européens – intéressés par les mondes anciens
de l’antiquité classique, de l’Égypte ancienne et de la Mésopotamie. Avec des différences
chronologiques, mais avec le même désir de connaissance des sociétés et des mondes anciens,
couplé à une absence de conscience de la spoliation culturelle, les expéditions archéologiques
du XIXe siècle ouvraient le chemin à la découverte et à l’invention du patrimoine. Les mêmes
expéditions anticipaient, plus ou moins directement, la colonisation moderne. Impossible dans
ce contexte de ne pas mentionner les travaux de Jean-François Champollion qui dévoilent
l’Égypte antique, ainsi que ceux d’Heinrich Schliemann dans la Turquie et la Grèce
ottomanes. Il faut aussi se remémorer les expéditions françaises dans le désert maghrébin et,
in fine, la référence mythopoïétique à la grandeur de la Rome antique qui imprègne les
missions archéologiques italiennes dans la future Libye. C’est justement cette coïncidence
entre « patrimonialisateurs » et colonisateurs qui donne alors une connotation identitaire au
thème patrimonial. Nous devons préciser ici que, comme pour l’histoire de la modernité en
architecture et en planification urbaine, les questions patrimoniales ont été longtemps définies
selon une doxa dominante occultant des éléments considérés comme mineurs ou marginaux.
À la première vague patrimoniale caractérisée par l’intérêt porté aux antiquités classiques et
égyptiennes, s’est rapidement ajoutée l’attention envers les ouvrages monumentaux de la
période islamique ; à la fascination romantique pour les legs pittoresques du passé s’ajoute la
vogue orientaliste, qui envisage le monde culturel méditerranéen comme une source de
patrimoine monumental exotique. Les premières législations de protection du patrimoine
furent effectivement publiées par les puissances coloniales, comme ce fut le cas au Maroc, qui
voit la question patrimoniale abordée par un dahir chérifien de 1912, puis précisée avec un
dahir ultérieur, celui du 13 février 1914, ce dernier étant considéré comme le premier texte de
protection du patrimoine historique du pays. Au cas du Maghreb sous domination française,
on peut ajouter la Antiquities Law, promulguée en 1929 à l’époque du mandat britannique en
Palestine, modifiée plusieurs fois, avant que ne s’y substitue, en 2018, une loi de l’Autorité
palestinienne, affranchie du modèle mandataire (Law on Tangible Cultural Heritage). Au
moment des indépendances surgissent des thématiques patrimoniales nouvelles. Les nouveaux
États nationaux s’édifient sur des bases territoriales, et sans la principale référence culturelle
extérieure d’avant les colonisations européennes : la domination ottomane. Celle-ci avait
imposé, pendant des siècles, un cadre de référence territorial depuis Istanbul, empêchant
l’émergence d’autres cadres territoriaux et communautaires englobants.
Les cadres internationaux de référence
L’acte « patrimonialisant » de reconnaitre une valeur culturelle à des biens matériels –
mobiles et/ou immobiles – s’est très rapidement confronté au besoin de reconnaissance d’une
identité commune à la vaste échelle des États. Il s’agissait – et il s’agit toujours – de trouver
des valeurs culturelles d’un ensemble de communautés ; celle de l’État qui, à côté de la
composante majoritaire, inclut d’autres groupes, par ethnie, culture ou religion. Pour une
vision plus opérationnelle de la question patrimoniale, il faut citer les principaux documents
internationaux de référence. La première charte internationale, La Charte d’Athènes pour la
Restauration des Monuments Historiques (adoptée lors du premier congrès international des
architectes et techniciens des monuments historiques, Athènes 1931) inclut la zone
méditerranéenne, parce que signée par les pays européens colonisateurs. Dans sa révision et
mise à jour, La Charte Internationale sur la Conservation et la Restauration des Monuments
et des Sites (rédigée lors du deuxième congrès, Venise 1964), l’on remarque la présence de la
Tunisie, en tant que premier État signataire anciennement colonisé. C’est avec la
« Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel » (adoptée
par la Conférence générale de l’Unesco en 1972) que l’on parvient à une identification
formelle, reconnue par tous les États méditerranéens. Dans le groupe régional défini comme
celui des « États arabes » par l’Unesco (19 pays), la dernière des ratifications est celle de la
Palestine, membre depuis 2011. Actuellement, l’aspect le plus sensible de la question
patrimoniale dans le monde méditerranéen réside dans la dichotomie entre le rapport à une
tradition culturelle autochtone, parfois mythique, dont les caractéristiques peuvent être
complexes à évaluer, et le rapport à la période du développement de la modernité, souvent
considérée uniquement comme importée et imposée, donc illégitime. La Méditerranée non
européenne étant composée d’États à population musulmane majoritaire, l’attention à la
période préislamique et classique liée aux premières recherches archéologiques
« occidentales » est désormais moindre – sauf en Égypte sans doute –, alors que l’héritage
culturel des deux derniers siècles est souvent occulté. La difficile reconnaissance du courant
moderne dans ce cadre peut s’observer dans le principal registre international de
reconnaissance de la valeur patrimoniale : la liste Unesco du Patrimoine Mondial. Alors que
tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient font partie de cette agence des Nations unies et
que les biens culturels classés des États arabes sont au nombre de 77 en 2019 (auxquels
s’ajoutent dans la région, 22 sites en Iran, 18 en Turquie et 9 en Israël), le patrimoine
architectural et urbanistique récent n’est représenté que par un unique site : « Rabat, capitale
moderne et ville historique : un patrimoine en partage » (classé en 2012), même si l’Unesco a
défini un programme « Patrimoine des modernités urbaines et architecturales dans le monde
arabe » en 2013. Dans cette même zone géographique est également classée (en 2003) la
« Ville blanche de Tel-Aviv – le mouvement moderne », réalisée sous le mandat britannique
dans la ville fondée en 1909 à côté de Jaffa, mais son intégration dans un discours patrimonial
global et régional est très difficile, voire impossible, pour d’évidentes raisons politiques.
Israël et les États-Unis ont d’ailleurs quitté l’Unesco en 2019, leurs relations avec cette
institution s’étant détériorées depuis l’adhésion de la Palestine.
Romeo Carabelli
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Chartes et autres textes doctrinaux - International Council on Monuments and Sites,
https://www.icomos.org/fr/ressources/chartes-et-normes.