Voltaire et Lactance
Que la déconstruction du christianisme opérée par Voltaire dès la fin des années 1750, c'est-à-dire peu après son installation à Ferney, s'appuie en partie sur un recensement systématique des erreurs attribuées aux Pères de l'Eglise, n'est pas pour surprendre. Encore peut-on s'interroger sur l'érudition du maître de Ferney : certains emprunts sont issus de sources de seconde main, et l'on se demande toujours si sa connaissance des langues grecque et latine était suffisante pour lui permettre de démêler les subtilités bien connues des experts en patrologie. Le cas de Lactance est, sur ce point, particulièrement intéressant, puisque c'est en 1752 que paraît la traduction française, due à René Famé, des Institutions divines.
A cet intérêt d'ordre exégétique -le mot est-il bien approprié ?- s'adjoint un intérêt purement argumentatif. Lactance est un allié précieux pour Voltaire : antérieur à saint Augustin et aux conciles qui ont construit l'identité chrétienne, il appartient à une époque où le dogme ne s'est pas encore véritablement formé, où l'esprit du christianisme primitif lutte encore avec les tentations, et bientôt les tentatives, d'un nivellement perçu, à plus d'un millénaire de distance, comme résolument agressif. Dès lors, le précepteur du jeune Crispus peut être incorporé à l'armée des sages de l'Antiquité qui vient envahir le Traité sur la tolérance et, de manière plus nuancée, certaines pages du Dictionnaire philosophique. Référence historique incontournable, Lactance est par exemple embrigadé dans la légion des pourfendeurs de visions et de miracles. L'article « Vision de Constantin » du Dictionnaire le place aux côtés d'Optatien Porphyre et d'Eusèbe de Césarée qui, à l'instar de l'auteur du Traité de la mort des persécuteurs, ne disent mot de « l'apparition de la croix au ciel »
Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Vision de Constantin », dans Œuvres complètes, Paris, 1822, reproduction de l'édition de Kehl, tome XXII, p. 341. Nous utiliserons pour le Dictionnaire philosophique cette édition, désormais matérialisée OC. . Lactance était pourtant le mieux placé pour évoquer cette « merveille »
Ibid., p. 340. , puisque son traité fut composé « deux ans après la vision dont il s'agit. »
Ibid., p. 341. Bien plus, « il devait […] être parfaitement instruit de tout ce qui regarde Constantin, ayant été précepteur de Crispus, fils de ce prince. »
Ibid. La fin de l'anecdote développe, afin d'achever d'édifier le lecteur, un étrange paradoxe : tandis qu'il s'agit de se fier à l'absence, chez Lactance, d'une quelconque relation du miracle incriminé, il convient en même temps de mettre en doute la validité de son témoignage. C'est ce qui est fait, dans la suite du texte, où le propos se trouve amplement modalisé : « Il rapporte seulement que Constantin fut averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, et de livrer bataille ; mais, en racontant un songe dont la vérité n'avait d'autre appui que le témoignage de l'empereur, il passe sous silence un prodige qui avait eu toute l'armée pour témoin. »
Ibid.
Eusèbe et Sozomène, autres « témoins » de la bataille que se livrent Maxence et Constantin, sont alors, dans le prolongement de l'article, directement opposés à Lactance devenu, non sans quelque ironie, le seul rapporteur digne de foi : « Enfin, le rapport des historiens est opposé sur les suites de cette vision. Si l'on s'en tient à Eusèbe, Constantin, aidé du secours de Dieu, remporta sans peine la victoire sur Maxence ; mais, selon Lactance, la victoire fut fort disputée : il dit même que les troupes de Maxence eurent quelque avantage avant que Constantin eût fait approcher son armée des portes de Rome. »
Ibid., p. 344.
Dans le chapitre XV du Traité sur la tolérance, chapitre opportunément intitulé « Témoignages contre l'intolérance » (il s'agit, on le voit, d'utiliser à contresens les termes clés qui assurent, au-delà des aléas de l'histoire, la transmission du message évangélique), Lactance est convoqué derechef et sommé de rendre compte, à travers une citation des Institutions divines, du caractère d'abord personnel et intimiste de la relation à Dieu : « La religion forcée n'est plus religion : il faut persuader, et non contraindre. La religion ne se commande point. »
Voltaire, Traité sur la tolérance, chapitre XV, dans Mélanges, édition établie par Jacques van den Heuvel, Bibliothèque de la Pléiade, p. 618. Il est clair que cette formule n'est que la transcription, ou la reconduction, des leitmotiv dont le Traité se trouve par ailleurs abondamment pourvu. Elle rappelle que c'est précisément cette différence de la persuasion à la contrainte qui, dans le chapitre précédent, a permis de réduire le débat théologique à une simple dispute philologique : le « Compelle intrare » de la parabole de Luc
Luc XIV, 15-24. se trouve ainsi discrètement validé, du moins dans l'acception et le sens qu'en donnait le patriarche, et Lactance est réduit, à son tour, à servir malgré lui la cause déiste.
Il la sert d'ailleurs si bien que le vieillard de Ferney fait de nouveau appel à lui, quelques années plus tard, dans son Examen important de Milord Bolingbroke, texte également nommé Le Tombeau du fanatisme et qui n'est, dans la logique de composition qui est celle du Voltaire des années 60, qu'un prolongement du Traité sur la tolérance. Après avoir évoqué la « trinité » de Platon et avoir remarqué qu'elle ne correspondait en rien à l'idée de la Trinité chrétienne (« jamais Platon n'a été assez fou pour dire que cela composait trois personnes en Dieu »
Mélanges, op.cit., p. 1061. ), Voltaire en appelle à la caution de Lactance, entendu à la fois comme témoin devant l'histoire (l'insistance avec laquelle est mis en scène l'acte de parole du philosophe est à cet égard révélatrice) et devant le dogme (l'idée de la Trinité est d'essence païenne, puisqu'elle est imitée de Platon) : « Ce système resta si obscur dans les premiers siècles que Lactance, du temps de l'empereur Constantin, parlant au nom de tous les chrétiens, expliquant la créance de l'Eglise, et s'adressant à l'empereur même, ne dit pas un mot de la Trinité… »
Ibid. Suit une citation du livre IV des Institutions et une conclusion aussi brève que soudaine : « Le Saint-Esprit fut entièrement oublié par Lactance… »
Ibid. Le concile de Nicée n'en fera d'ailleurs lui-même, apprend-on par la suite, qu'une « commémoration fort légère »
Ibid. .
Il n'est bien entendu pas question, pour Voltaire, de se lancer dans une série d'arguties théologiques : le terrain est par trop miné. Il lui suffit de mettre en relief les incohérences des différents enseignements des Pères, d'établir ce qui, dans l'Ecriture même, vient contredire les assertions de tel ou tel (et l'on comprend dès lors l'importance d'un développement avant tout philologique), et de créer un système de représentation où la réalité des années 1760, faite de la roue de Calas et du bûcher de La Barre, pût trouver son reflet, ou son refrain, dans les anciennes litanies de ceux qu'il nomme, en note, « ces christicoles » et ces « infâmes idolâtres »
Note rédigée en 1771 et non reproduite par Jacques van den Heuvel. .
La seule idée force développée par Voltaire est en fait celle, très répandue chez les Lumières, d'un rejet pur et simple de la révélation au nom du platonisme dont se colore, quelques siècles après Jésus-Christ, le christianisme. Qu'un tel rapprochement soit possible ne doit pas être interprété comme la preuve de l'universalité du message christique, ce qui est, à l'époque, le sens de tout une partie de la théologie jésuitique (il n'est que de songer à la récupération du confucianisme, au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles, par les pères Couplet, Intorcetta et Rougemont, pour se convaincre que la filiation platonicienne pouvait tout à fait entrer dans le cadre d'une interprétation élargie de la parole de Dieu
Les pères Couplet, Intorcetta et Rougemont publient, en 1687, le Confucius Sinarum Philosophus, et sont pris à partie par Maigrot et Matthieu de Noailles. Pour de plus amples informations sur ce sujet, voir Etiemble, L'Europe chinoise, Gallimard, 2 vol., 1988, et la thèse de Virgile Pinot, toujours d'actualité, La Chine et la formation de l'esprit philosophique en France, Paris, 1932. ) : cela doit au contraire être la preuve de l'incohérence d'une doctrine que Voltaire a soin de circonscrire à la fois géographiquement (la religion chrétienne n'est due qu'à l'imagination de quelques brigands de Palestine), historiquement (elle est devenue incompatible avec l'essor des Lumières) et, bien entendu, moralement (Bayle avait montré l'indépendance du dogme et de la morale, le patriarche se propose d'en prouver l'incompatibilité).
L'article « Christianisme » du Dictionnaire philosophique, après avoir ainsi rappelé que « quelques philosophes de la secte de Platon devinrent chrétiens »
OC, tome XVIII, p. 33. , s'empresse de tirer les conséquences de telles conversions : « C'est pourquoi les Pères de l'Eglise des trois premiers siècles furent tous platoniciens. »
Ibid. Rousseau, à la même époque, développe cet argument en se focalisant sur le seul Lactance, coupable, dans La Nouvelle Héloïse, de fournir à Saint-Preux un contre-argument majeur dans sa querelle avec Bomston. Il s'agit, on s'en souvient, de savoir si Dieu nous a permis de mettre fin à nos jours :
Bomston, j'en appelle à votre sagesse et à votre candeur ; quelles maximes plus certaines la raison peut-elle déduire de la religion sur la mort volontaire ? Si les Chrétiens en ont établi d'opposées, ils ne les ont tirées ni des principes de leur Religion, ni de sa règle unique, qui est l'Ecriture, mais seulement des philosophes païens. Lactance et Augustin, qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine dont Jésus-Christ ni les apôtres n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyèrent que sur le raisonnement du Phédon que j'ai déjà combattu ; de sorte que les fidèles qui croient suivre en cela l'autorité de l'Evangile, ne suivent que celle de Platon.
Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 384.
Cette étonnante discussion et l'idée d'un retour aux seuls préceptes de l'Evangile préparent, à ce stade du roman, la dispute finale de Julie et du pasteur, en même temps qu'elles perpétuent dans le récit le choix opéré par Rousseau d'un retour à l'Eglise réformée. Nous sommes loin des assauts voltairiens : de fait, tandis que la décennie 1760 s'ouvre avec la Julie et la Profession de foi du Vicaire savoyard, c'est-à-dire avec deux écrits qui rejettent la révélation christique mais tendent à concilier les actes de foi dans un mouvement qui transcende l'enseignement historique, elle se poursuit et se clôt avec des écrits voltairiens qui auront au contraire pour tâche essentielle de construire une théorie de l'histoire sur le cadavre de l'Infâme.
On comprend qu'il faille dès lors, pour Voltaire, après avoir tiré tout le fruit possible des écrits de Lactance, se dépêcher de jeter l'écorce
Selon l'expression que Frédéric II avait employée à l'égard de Voltaire, alors encore à Postdam. . Une fois associées les images du bon Père et de Platon, le philosophe de Ferney s'empresse de les disqualifier tous les deux. L'article « Trinité », s'il se plaît ainsi à énumérer les doctrines des différents Pères de l'Eglise touchant au Saint-Esprit, s'arrête brutalement sur le cas de Lactance : « L'avocat Lactance fleurit en ce temps-là. »
OC, tome XXII, p. 282. Et le patriarche de citer tel passage du quatrième livre des Institutions divines, à la traduction évidemment savoureuse : « Le verbe est un esprit proféré par une voix significative, l'esprit procédant du nez, et la parole de la bouche. »
Ibid. A cet impossible alliage du concret et de l'abstrait, du matériel et du spirituel succède, on s'en doute, une condamnation d'autant plus implacable qu'elle renferme une pointe contre l'héritage platonicien : « On conviendra que l'avocat Lactance plaidait sa cause d'une étrange manière. C'était raisonner à la Platon ; c'était puissamment raisonner. »
Ibid. L'article « Idée » avait déjà évoqué la question de l'âme et celle du lien des Pères à Platon pour conclure d'une formule définitive : « Pour moi, je n'ose être d'aucun avis, je ne vois qu'incompréhensibilité dans l'un et l'autre système, et après y avoir rêvé toute ma vie, je suis aussi avancé que le premier jour. »
OC, tome XX, p. 110.
Le va-et-vient entre matérialité et spiritualité, entre description d'un fait réel et son interprétation théologique trouve, s'agissant de Lactance, un point d'ancrage d'autant plus intéressant qu'il permet à Voltaire de lier le discours du Traité ou celui du Dictionnaire aux tableaux troublés qu'offrent les temps présents. « Apocryphes » développe ainsi l'article des sibylles, où il s'était agi pour « plusieurs chrétiens » de « soutenir la meilleure des causes par la fraude la plus maladroite »
OC, tome XVI, p. 412. (rendre crédibles les prophéties des sibylles en les écrivant avec acrostiches, alors que c'est précisément cet effet rhétorique qui ruine toute vraisemblance). Lactance y est accusé d'avoir recueilli « presque tous les vers attribués aux sibylles »
Ibid. et surtout de les avoir regardés « comme des preuves convaincantes »
Ibid. . Le résultat de cette fraude, ou de cette illusion, est encore perceptible des siècles plus tard : « Cette opinion fut tellement autorisée, et se maintint si longtemps, que nous chantons encore des hymnes dans lesquels le témoignage des sibylles est joint aux prédictions de David. »
Ibid. Lactance n'est certes pas accusé de duperie, mais il reste inclus dans le nombre de ces gens « qui aimèrent à se tromper »
Ibid. et que Voltaire, grâce à la vision rétrospective que lui offre l'histoire du christianisme, condamne au même titre que leurs héritiers dans l'Eglise, les purs « trompeurs »
Ibid. .
Cette affaire des sibylles, qu'on retrouve ailleurs dans l'œuvre voltairienne, est d'autant plus utile à l'argumentation du vieillard de Ferney qu'elle entre dans une stratégie où il s'agit moins de convaincre que de vaincre, de démontrer que de simplement montrer les errements du christianisme. Les sibylles encensées par « l'avocat Lactance » sont ainsi, pour tout lecteur du dix-huitième siècle, les parentes lointaines de ces prophétesses d'un nouveau genre que sont les adeptes du cimetière de Saint-Médard. L'affaire des convulsionnaires est en effet présente, trente ans après les faits, dans tous les esprits, et Voltaire distille, dans le Traité d'abord puis dans son Dictionnaire, de légers rappels censés, par une juxtaposition apparemment dénuée de sens, créer une sympathie d'images propre à déconsidérer l'ensemble du système des « christicoles ». La scène de folie collective qui clôt, dans le premier chapitre du Traité, l'évocation de l'affaire Calas, n'a de sens que relue à la lumière de la querelle des convulsionnaires : « Une dévote, un peu sourde, dit qu'elle avait entendu le son des cloches. »
Traité sur la tolérance, chapitre I, dans Mélanges, op.cit., p. 566. Et les convulsionnaires sont eux-mêmes par la suite déchargés du poids d'une faute qui incombe toute aux premiers responsables de l'Eglise. Les querelles sur l'Esprit Saint ne sont ainsi qu'une « maladie de l'esprit »
Ibid., chapitre V, p. 581. qu'il s'agit de rendre « sain »
Ibid. en le mettant au « régime de la raison »
Ibid. .
C'est ici que Lactance est disqualifié pour la seconde fois. Le bon Père a toujours refusé de s'en remettre à la raison et a même professé pour le savoir expérimental un mépris dont on conçoit, à l'heure de l'Encyclopédie et du développement des sciences exactes, qu'il est un argument de poids pour Voltaire. Le passage, inclus dans l'article « Ciel matériel », mérite d'être cité in extenso :
C'est une chose curieuse de voir avec quel dédain, avec quelle pitié Lactance regarde tous les philosophes qui, depuis quatre cents ans, commençaient à connaître le cours apparent du soleil et des planètes, la rondeur de la terre, la liquidité, la non résistance des cieux, au travers desquels les planètes couraient dans leurs orbites, etc. Il recherche [Lactance, livre III, chapitre XXIV. N.d.V.] par « quels degrés les philosophes sont parvenus à cet excès de folie de faire de la terre une boule, et d'entourer cette boule du ciel. »
OC, tome XVIII, p. 54-55.
L'attaque contre Lactance n'a ici de sens que si l'on se souvient qu'il était particulièrement goûté par les autorités de l'Eglise entre 1750 et 1770, tandis qu'il s'agissait de lutter contre les effets dévastateurs de l'Encyclopédie et les écrits de la coterie holbachique. Une note rajoutée à son texte par Voltaire achève de lever le voile sur les véritables destinataires du pamphlet : « Et le clergé de France, assemblé solennellement en 1770, dans le XVIIIe siècle, citait sérieusement comme un Père de l'Eglise ce Lactance, dont les élèves de l'école d'Alexandrie se seraient moqués de son temps, s'ils avaient daigné jeter les yeux sur ses rapsodies. »
Ibid., p. 55. Rares sont toutefois les atteintes aussi directes : elles ont en effet pour danger, en livrant l'enseignement des Pères à la seule vindicte, d'ouvrir de nouveaux espaces à l'athéisme. Du Laurens, dans son Compère Mathieu, semble avoir retenu la leçon et, s'il s'empresse lui aussi de disqualifier Lactance, il le fait en des termes qui congédient le bon Père au seul nom de l'histoire, et où l'ironie le dispute à une vague bienveillance : « Lactance était aussi à moitié quaker. Il ne veut pas qu'un honnête homme, c'est-à-dire un vrai chrétien, porte les armes ; qu'il fasse commerce dans les pays éloignés, ni qu'il prête à quelqu'intérêt que ce soit. Il soutient en outre que c'est un homicide que d'accuser un homme coupable de mort. C'eût été un fort mauvais sujet à placer à la tête d'un tribunal de justice ou d'un conseil des finances, que ce Lactance. »
Du Laurens, Le Compère Mathieu, ou les Bigarrures de l'esprit humain, Patis, 1766, rééd. Par Didier Gambert, Au Paréiasaure bouddhiste, 2000, p. 351. On notera l'appellation de « quaker », assez positive dans la terminologie voltairienne. Le texte de Du Laurens a d'ailleurs été longtemps attribué à Voltaire. La notice qu'Ourry consacre à Du Laurens dans l'Encyclopédie des gens du monde (Paris, 1837, tome VIII, p. 686) mérite d'être en partie reproduite : « Dulaurens (Henri-Joseph), né à Douai en 1719, que la dévotion de ses parents avait fait entrer dans un couvent dès l'âge de 18 ans, jeta bientôt, suivant l'expression vulgaire, le froc aux orties, et se sauva en Hollande. Il y publia un assez grand nombre d'ouvrages libres ou irréligieux, qui lui firent une certaine réputation et lui valurent quelque aisance (…) Lors d'un voyage qu'il fit en Allemagne, la Chambre ecclésiastique de Mayence, inquisition au petit pied, le fit arrêter et le condamna, en réparation des divers scandales qu'il avait donnés, à une détention perpétuelle dans une maison d'asile pour les prêtres indigents, située près de Mayence. Dulaurens y est mort, dans un âge avancé, vers le milieu de l'année 1797. »
Un exemple des excès auxquels peut mener un rejet trop manifeste de l'enseignement des Pères est donné, à la même époque, par Diderot (frère Tonpla, faut-il le rappeler) dans certaines colonnes de l'Encyclopédie. Son article « Jésus-Christ » mêle ainsi Anatolius, Arnobe, Eusèbe, Didyme d'Alexandrie, Chalcidius, Augustin et Synésius dans une même proscription. Mais c'est Lactance qui, de toute évidence, a droit au coup le plus vif : « Lactance, qui prit en une telle haine toutes les sectes philosophiques, qu'il ne put souffir que ni Socrate ni Platon eussent dit d'eux-mêmes quelque chose de bien, et qui, affectant des connaissances de toutes sortes d'espèces, tomba dans un grand nombre de puérilités qui défigurent ses ouvrages d'ailleurs très précieux. »
Diderot, « Jésus-Christ », dans Œuvres complètes, édition chronologique de Roger Lewinter, Le Club Français du Livre, 1962, tome XIV, p. 350. La réserve est de pure rhétorique, et la condamnation sans appel : elle était d'ailleurs annoncée dans une très longue note liminaire où Diderot s'en prend à l'abbé Bergier, « abbé d'une crédulité stupide »
Ibid., p. 341. et qui « n'avait guère dans la tête que des erreurs et des absurdités auxquelles il attachait la même importance que les philosophes mettent à des vérités démontrées et d'une utilité générale et constante. »
Ibid. Bergier est de fait, en cette seconde moitié du dix-huitième siècle, le seul à concilier l'enseignement des Pères, apparemment inacceptable à la raison humaine, et la nécessité d'un abandon à la toute-puissance divine. Son Traité de la vraie Religion, où il s'embarrasse moins de répondre aux attaques de la coterie holbachique que de réfuter « l'apôtre de la tolérance »
Appellation commune à l'époque pour désigner Voltaire. , est sans nul doute l'un des points de départ d'une réflexion théologique qui trouvera ses principales ramifications au début du XXe siècle.
Voltaire ne peut donc, s'agissant des Pères de l'Eglise et, en particulier de Lactance, céder à la tentation de l'invective : ce serait se tourner, peu ou prou, vers le clan athée. Il se contente dès lors de regretter le « style emporté »
Traité sur la tolérance, chapitre IX, dans Mélanges, op.cit., p. 592. de Lactance ou son manque d'indulgence, faisant des particularités de l'homme autant de possibilités d'erreurs, ou d'errances. Mais il ne peut non plus cautionner un discours qu'il condamne non en vertu d'un progrès scientifique déjà circonscrit par Diderot et ses amis, mais en vertu d'une équation qui traverse, à partir de son installation à Ferney, toute son œuvre : la vérité doit être avant tout vraisemblable.
La condamnation de Lactance porte dès lors sur le seul terrain encore viable, encore vierge de tout outrage, de toute transgression : le terrain historique. Ce n'est plus comme Père de l'Eglise et témoin du Christ que la patriarche relit, à la fin de sa vie, l'œuvre de Lactance, mais bien comme témoin de l'histoire. Le long passage consacré, dans l'Histoire de l'établissement du christianisme, à la relation faite dans le Traité de la mort des persécuteurs de la renonciation de Dioclétien, passage considéré comme simple « digression »
OC, tome XXVII, p. 170. , réaffirme l'importance de Lactance comme point de départ d'une tradition historique : « D'où vient que dans les plates histoires de l'empire romain, qu'on fait et qu'on refait de nos jours, tous les auteurs disent que Dioclétien fut forcé par son gendre Galérius de renoncer au trône ? C'est que Lactance l'a dit. »
Ibid. Or Lactance n'était qu'un « avocat véhément, prodigue de paroles, et avare de bon sens »
Ibid. . Il ne reste plus à Voltaire, après avoir cité « l'entretien que son gendre Galérius eut avec [Dioclétien] dans le dessein de le faire enfermer »
Ibid. , que de relire le discours de Lactance selon les critères qui, depuis l'Essai sur les mœurs et surtout la Philosophie de l'histoire, président selon lui à l'analyse objective des faits : « Voilà une étrange conversation entre les deux maîtres du monde. L'avocat Lactance était-il en tiers ? Comment les auteurs osent-ils, dans leur cabinet, faire parler ainsi les empereurs et les rois ? »
Ibid., p. 171. La conclusion du patriarche lie de manière subtile dénégation du discours historique et nouvelle charge contre l'Infâme : « On a regardé ce Lactance comme un Père de l'Eglise, il fait voir qu'un Père de l'Eglise peut se tromper. »
Ibid., p. 172.
Pris entre la crainte de trop céder d'un côté aux tentations de ses frères athées et, de l'autre, de ne pas exploiter comme il convient les errements d'un des fondateurs de l'Eglise, Voltaire limite sa critique des Institutions divines à des remarques d'ordre rhétorique et n'en fustige que l'invraisemblance. Aller plus loin, c'eût été aller trop loin, et laisser libre cours aux transgressions de la coterie holbachique. Oublier Lactance, c'eût été en revanche refuser d'entamer le travail de lecture et d'exégèse indispensable au tableau qu'il s'agissait de brosser, et où se conjuguent, dans l'esprit voltairien, malheur des hommes et prospérité de l'Eglise. Le lecteur est alors évidemment pris d'une sensation de manque, d'un sentiment d'inabouti, d'inachevé. Il comprend, dès les premières pages du Traité sur la tolérance, que le christianisme et l'histoire sont en train, tant par leur discours que dans leur rapport à la réalité, de se dissocier de manière irrévocable. Et c'est précisément de cette fracture, de cette irrémédiable cassure que la lecture faite par Voltaire de l'œuvre de Lactance souhaite rendre compte.