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L’ambiguïtÉ chez Boris Pasternak et Paul Verlaine L’ambiguïté est un trait caractéristique de la poétique de Boris Pasternak, un grand poète russe du XXe siècle. Cette particularité lui a valu bien des critiques, voire des moqueries, pourtant elle constitue une partie de son originalité. Dans son article « Esthétique de la négligence dans la poésie de Boris Pasternak » [1], Maxim Chapir, linguiste et critique littéraire russe, étudie différents types d’ambiguïtés. Le plus souvent, les chercheurs se concentrent sur l’analyse des ambiguïtés voulues, sur les cas où l’auteur cherche à créer une sémantique double, à déployer l’éventail des sens. Maxim Chapir, en revanche, attire l’attention du lecteur sur des contextes, chez Pasternak, où l’auteur n’avait probablement pas l’intention de multiplier les sens. Le dictionnaire poétique d’Alexandre Kviatkovsky [2] nomme ce phénomène «surdité d’auteur » («авторской глухоты»). Cette expression a été proposée par Maxime Gorky pour désigner « d’apparentes fautes stylistiques et de sémantiques passées inaperçues auprès de l’auteur ». L’idée de Maxim Chapir n’est pas d’énumérer les fautes de Pasternak qu’il aurait voulu corriger immédiatement si quelqu’un les lui avait indiquées, mais de prouver qu’elles font partie intégrante de sa poétique, de son idiolecte. Les lignes les plus connues de Pasternak, les plus souvent citées dans des situations quotidiennes ou même dans des films : « Любить иных тяжелый крест,// А ты прекрасна без извилин,” - sont devenues si populaires justement à cause ou grâce à l’ambiguïté du mot « извилина». Comme le suggère le reste du poème, André Markowicz comprend « izvilina » comme « méandre » qui peut aussi avoir la signification « astuce, ruse » et traduit ces vers en français : Aimer certains, c’est un fardeau ; Toi, tu séduis sans insistance. Percer tes charmes équivaut A voir la clé de l’existence. La traduction littérale des vers de Pasternak donnerait: « Aimer certains c’est un fardeau, une croix//Et toi, tu es belle sans « IZVILIN » (détour, méandre, repli, sinuosité). En russe, ce mot peut avoir une signification : « gyrus ». Certains lecteurs comprennent ces vers ainsi : « il est difficile d’aimer les femmes intelligentes, tu es belle sans gyrus, malgré le manque d’esprit ou même grâce à ce manque », — ce qui ne va pas avec le sens du poème. En revanche, cités isolément, ces vers font ressortir cette équivoque et à ce titre sont souvent cités ironiquement. Chez Pasternak, on peut trouver toute une panoplie d’ambiguïtés, toutes sortes de déformations de liens syntaxiques : amphibologies, anacoluthes, chiasmes et d’autres encore. Un de ses poèmes les plus connus « Nuit » nous offre un exemple d’amphibologie. Не спи, не спи художник, Не предавайся сну, Ты – вечности заложник У времени в плену. Boris Pasternak Veille, reste à l’ouvrage Artiste prisonnier Du temps, tu es l’otage Pris à l’éternité. Traduction de M. Aucouturier L'amphibologie est une figure de style qui consiste en une ambiguïté grammaticale qui peut donner lieu à diverses interprétations d'une même phrase. Dans les lignes finales de « Nuit », il y a une confusion entre deux significations possible du cas génitif : Genitivus subjectivus et genitivus objectivus. Je donne la traduction littérale : « Ne dors pas, ne dors pas, artiste,//Tu es l’otage de l’Eternité, prisonnier du temps. » Beaucoup de lecteurs sont persuadés que c’est l’Eternité qui a pris l’artiste en otage, tandis que selon le sens du poème, l’artiste est ôté, enlevé à l’Eternité à laquelle il appartient, il est détenu par le temps comme le traduit Michel Aucouturier. Un exemple évoqué par Maxim Chapir présente un vers qui reste opaque si on essaie de l’interpréter du point de vue linguistique. C’est l’image énigmatique des drapeaux nu-pieds : Вдруг крик какой-то девочки в чулане. Дверь вдребезги, движенье, слезы, звон, И двор в дыму подавленных желаний В босых ступнях несущихся знамен. Boris Pasternak, Spektorsky Soudain le cri d’une fillette embrase La porte du réduit qui est brisée La cour fumant de désirs qu’on écrase, Et que parcourent des drapeaux nu-pieds. Traduction de M. Aucouturier Sapir voit deux possibilités de lecture. Soit les drapeaux eux-mêmes qui ont des pieds nus courent dans la cour, soit les drapeaux sont portés par des hommes qui les tiennent avec leurs pieds nus. Je pourrais proposer encore deux variantes de créer l’image. Cela peut être expliqué par deux ellipses, une figure qu’on voit souvent chez Pasternak. Ce vers sous-entend que les drapeaux sont portés par des personnes qui les portent normalement dans leurs mains, et ces personnes courent nu-pieds. Ou bien, si l’on quitte le champ visuel, on pourrait supposer un rapprochement par ressemblance entre le martellement des pieds nus du coureur sur le sol et le claquement des drapeaux au vent. Ou tout simplement la jupe de la fillette qui court rappelle un drapeau au vent. Pasternak recourt souvent à des ellipses et des pléonasmes, que nous employons tous les jours en parlant, sans y faire attention. Il fusionne des styles, juxtapose des mots appartenant aux différentes couches lexicales, des poétismes et des termes de médecine, des mots de dialectes régionaux, des slavismes — pour lui, c’est un principe. Maxim Chapir en tire cette conclusion : « Des lapsus, des expressions gauches, incohérences, pléonasmes et ellipses, inégalités du style, je crois qu’ils indiquent la source principale et le repère de l’idiolecte de Pasternak. C’est le discours oral, libre, dégagé. Qui n’a pas de possibilité de se relire et de corriger ce qui a été énoncé. » [1] A mon avis, c’est le repère commun pour ceux qui veulent saisir la parole au vol, donner l’impression à l’état brut, avant qu’elle n’atteigne le niveau analytique de la conscience, avant qu’elle ne soit déformée. C’est ce que Pasternak apprécie surtout chez Verlaine. « Une phrase parisienne, intacte, avec toute sa fraîcheur et justesse d’expression, entrait par la fenêtre des rues et tombait dans sa ligne, s’y couchait toute entière, sans restriction, comme du matériel mélodique pour toute la construction ultérieure. Ce sans-façon est le plus grand charme de Verlaine. » [7] Ainsi écrivait Pasternak dans un article de 1944 sur le centenaire de Verlaine. L’importance de Verlaine pour la poétique de Pasternak est indéniable : son recueil de poèmes paru en 1922 lui doit son titre « Ma sœur – vie » (titre qui fait allusion à une ligne du poème Vas ton chemin sans plus t’inquiéter). Ces poèmes ont été écrits pour la plupart pendant l’été 1917. Mais ces traductions de Verlaine sont ultérieures, ce qui correspond à l'idée de Pasternak : « La traduction doit émaner d’un auteur qui a subi l’impact de l’œuvre originale bien avant son travail de traducteur. Elle (la traduction) doit être le fruit de l’original, sa conséquence historique ». [6] Son crédo de traducteur évoque une ligne de l’Art poétique de Verlaine : “A l’instar de l’original, la traduction doit donner un effet de vie, non pas de littérature. » [6] Pasternak traduit beaucoup pour des raisons historiques, ne pouvant pas gagner sa vie avec ses œuvres originales. Après 1914, il commence à traduire de grands drames de Kleist et Swinburne. Ce travail dans lequel il voyait une possibilité de perfectionnement professionnel lui permettait de rester indépendant, de se tenir à l’écart de groupes littéraires. Il traduisait énormément, on lui doit les versions russes de Shakespeare et de Goethe. Par exemple, à l’automne-hiver 1919-1920, en sept mois, il a traduit au total 12 000 vers (dont trois drames en vers de Kleist, trois intermèdes de Hans Sachs, quatre-vingts octaves de Goethe). Pasternak traduisait principalement de l’allemand et de l’anglais. Mais si, en traduisant de l’anglais et de l’allemand, Pasternak choisissait des périodes éloignées — le Moyen Age, la Renaissance, le Romantisme —, avec le français, il avançait vers la modernité : il a traduit Verlaine, André Gide, Verhaeren. Au printemps 1938, Pasternak traduit sept poèmes de Verlaine : Effet de nuit, Puisque l’aube grandit, Puisque voici l’aurore, Il pleure dans mon cœur, Dans l’interminable ennui de la plaine, Green, L’art poétique, Langueur. Les poèmes choisis par Pasternak donnent un bel aperçu de l’œuvre de Verlaine, permettent de saisir ses sujets, ses images et intonations particulières. Quand on parle de l’ambiguïté chez Homo duplex de Paul Verlaine, il s’agit surtout des hésitations entre deux pôles, entre deux images contradictoires, de l’atmosphère du vague dont est baigné l’image de la femme de Mon rêve familier qui « n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». On peut voir des oscillations de sens selon la segmentation dans le poème « Clair de lune » pour créer cette atmosphère nuancée de bonheur et de tristesse : Jouant du luth et dansant et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques Tout en chantant sur le mode mineur L'amour vainqueur et la vie opportune, Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur. Si l’on emploie le mot ambiguïté en parlant de l’œuvre de Verlaine, ce n’est pas au sens linguistique du terme : « Mais si, de par son style, Verlaine est le poète de l'ambiguïté, cela doit également être pris au sens moral : d'abord attiré vers le bonheur conjugal que lui promet Mathilde Mauté, puis cédant aux attraits du scandale avec Rimbaud, jusqu'à ce qu'une peine de trois ans de prison le ramène à la foi catholique, conversion qui ne l'empêche d'ailleurs ni de retomber dans les pires vagabondages ni de vanter ses amours homosexuels, Verlaine a toujours été l'être des convictions fuyantes. » [9] On peut aimer ou ne pas aimer la manière de traduire de Boris Pasternak, mais la réalité est telle que ses traductions sont de vrais poèmes avec toute leur vigueur mnémonique. Quand on a envie de citer en russe l’Art poétique ou Il pleure dans mon cœur, ce qui vient à l’esprit en tout premier lieu, ce sont des lignes de Pasternak, et, pour citer une autre variante, il vaut mieux consulter le texte. Aujourd’hui, je voudrais m’arrêter sur deux traductions les plus souvent citées et le plus souvent critiquées d’ailleurs : Il pleure dans mon cœur et L’art poétique. Dans le premier, la difficulté linguistique de la première ligne consiste dans la déformation des liens syntaxiques du verbe « pleurer » qui est employé impersonnellement, ce qui fait transparaître l’expression « il pleut ». Le cœur existe comme à part, contre la volonté du sujet qui n’a aucun pouvoir. Pasternak crée cet impersonnel autrement Il pleure dans mon cœur Comme il pleut sur la ville. Quelle est cette langueur Qui pénètre mon cœur ? Paul Verlaine Na serdtse rastrava I dozhdik s outra. Otkuda zhe pravo Takaia khandra? Traduction de Boris Pasternak Le nom « rastrava » n’est pas fixé dans la plupart des dictionnaires contemporains. Mais on ne peut pas dire que c’est un néologisme, une invention pasternakienne, puisque ce mot est reconnu par des natifs comme dérivé du verbe « rastravlivat’ » qui signifie envenimer, raviver ou corroder. Dans le dictionnaire d’Efremova [3], on le trouve marqué comme populaire : « ce qui peut envenimer, raviver au sens propre et figuré : raviver la plaie, raviver le chagrin » (« ж. разг. 1) То же, что: растравление. 2) а) Растравляющее вещество. б) перен. То, что растравляюще действует на кого-л., что-л. ») Dans le dictionnaire de Dal [8] il est donné comme synonyme du mot « raspoutitsia » – mauvaise route glissante et pleine de boue à cause de la pluie. De sorte que Pasternak transpose le procédé verlainien, il trouve une expression impersonnelle avec une sémantique d’un effet de mauvais temps appartenant au langage parlé. Les deux sémantiques transparaissent dans ce contexte. Une autre expression souvent critiquée, c’est « doucha bestalannaia » : Pasternak remplace le mot « cœur » par le mot  « âme », ce qui est inadmissible du point de vue de l’école formelle. Pour rendre la ligne « Un Cœur qui s’ennuie » (s’ennuyer : éprouver de l’ennui, se morfondre, être affecté par l’absence de quelqu’un, de quelque chose), la subordonnée est remplacée par une épithète qui a deux significations : « bestalannaia », selon sa morphologie, signifie « sans talent ». Mais à côté de cette signification qui rend un jugement à la fois modeste et sévère, en allusion « au cœur qui s’écœure » (se dégoute, est fatigué) de lui-même, l’autre signification apparaît, celle que l’on trouve dans des chants folkloriques: « malchanceux ». De nouveau, Pasternak introduit un mot qui fonctionne comme chez Verlaine dans le vers verlainien : il a deux sens et cette ambiguïté est intuitivement résolue par le lecteur. On peut faire à toute traduction maints reproches : dans les cas ici évoqués, même l’alternance de rimes n’est pas respectée, mais c’est par l’ambiguïté, par le registre d’un discours naturel, sans astuces, que Pasternak rejoint Verlaine et gagne son lecteur. Sa traduction de l’Art poétique a fait couler beaucoup d’encre pour les mêmes raisons que ses autres traductions : il y a trop de Pasternak dans ses traductions, il n’arrive pas à s’effacer. Rien n’est plus cher que la chanson grise Ou l’Indécis au Précis se joint. Paul Verlaine Всех лучше песня. Где немножко И точность точно под хмельком. Traduction de Boris Pasternak Dans les lignes citées, la polysémie de l'adjectif « gris » permet à Verlaine de susciter l'ambiguïté entre ivresse et absence de contraste. En russe, nous disposons de huit traductions de ce poème, dont les plus connues appartiennent à Brussov, Pasternak, Chengeli et Levik. Dès la première, celle de Brussov, les traducteurs russes ont opté pour la signification « ivresse ». Pasternak est le premier à choisir une expression idiomatique, laquelle, traduite littéralement, donne « sous le petit houblon » et signifie – « être dans l’état d’une légère ivresse », ce qui correspond mieux au ton du poème, à l’idée de nuance. Ayant étudié les ambiguïtés chez Pasternak, Maxim Chapir en tire une conclusion importante : « Le substrat de la poésie de Pasternak n’était pas le discours oral en général, ses poèmes font penser à une conversation intello, qui aime à mélanger burlesquement le langage des livres et le langage populaire, le haut et le bas, le pathétique et le prosaïque » d’où viennent ses agrammatismes, anacoluthes, déformations de liens syntaxiques, ellipses et pléonasmes, etc. Chez Verlaine, Pasternak apprécie surtout son oralité, son refus de l’éloquence : « Verlaine est naturel de manière imprévisible, sur-le-champ, il est naturel comme on cause, à un degré surnaturel, c'est-à-dire qu'il est simple non pour qu'on le croie, mais pour ne pas faire obstacle à la voix de la vie qui cherche à jaillir hors de lui ». [7] Chez Verlaine, l’ambiguïté consiste surtout dans l’alliance d’images qui auraient dû s’exclure, la « chanson grise où l’Indécis au Précis se joint ». Le substrat de son idiolecte est la langue de la bohème de son temps, les paroles qu’il entend autour de lui, d’où viennent ces anglicismes entendus lors des voyages en Angleterre, comme par exemple A poor young shepherd qui ressemble à la première ligne « J’ai peur d’un baiser comme d’une abeille ». Orientés vers le même repère — le langage parlé, l’oralité — Verlaine et Pasternak puisent dans des sources différentes, chacun dans le discours de son milieu et de son époque. De là provient la différence de constructions des ambiguïtés. Mais les deux écrivains tiennent au langage naturel quotidien sans éloquence. C’est l’intention qui les rapproche : saisir l’impression du moment, la parole au vol, l’idée qui reste chère à tous les impressionnistes, quelle que soit leur langue. Bélavina Ekaterina, Moscou, MGU, Faculté de Lettres, kat-belavina@yandex.ru BIBLIOGRAPHIE CHAPIR M. Esthétique de la négligence dans la poésie de Boris Pasternak// revue Novyi Mir, 2004, №7. Dictionnaire de termes poétiques par A. KVIATKOVSKY (1966), 2-ème réédition, Moscou : URSS, 2010. Dictionnaire de la langue russe par T. EFREMOVA, Moscou :Russki yazyk, 2000. Dictionnaire de la langue russe vivante par V. DAL slova.ru/article/32109.html PASTERNAK E., Avant-propos// Poésie étrangère traduite par Boris Pasternak, Moscou: Radouga, 1990. PASTERNAK B., Notes sur la traduction// Poésie étrangère traduite par Boris Pasternak, Moscou: Radouga, 1990. PASTERNAK B., Avant-propos// journal Littйrature et Art  1/04/1944. Dictionnaire de la langue russe vivante par V. DAL slova.ru/article/32109.html consultй le 21.06.2011 Lemaire J. poetes.com/verlaine/ consulté le 10.06.2010. PAGE 6 PAGE 5