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GABRIELLE M. SPIEGEL L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE L a m a n i è r e d o n t l e s h i s to r i e n s entendaient traditionnellement la nature, les fondements épistémologiques, la valeur de vérité, les objectifs de la recherche et de l’écriture de leur discipline s’est vue confrontée à un sérieux défi à partir de la fin des années 1960 et des années 1970, avec l’affirmation de ce qui est désormais connu sous le nom de « tournant linguistique » : la conception selon laquelle le langage est l’agent constitutif de la conscience humaine et celui de la production sociale de signification, et la conviction que notre appréhension du monde, tant passé que présent, n’a lieu qu’à travers le prisme des perceptions précodées dans le langage. En outre, le langage, jadis compris comme un mode de communication relativement neutre, suffisamment transparent pour véhiculer une notion raisonnablement précise de la réalité, avait lui-même été reconceptualisé avec la naissance de la linguistique ou de la sémiotique structurale, un mouvement inauguré en 1916 par la publication du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Pour celui-ci, la langue n’est pas pensée comme un mode de référentialité transparent, mais comme un « système de différences sans termes positifs ». Ainsi, loin de refléter le monde auquel il appartient, le langage, pour Saussure, précède le monde et le rend intelligible en le construisant selon ses propres règles de signification. Puisque, selon lui, de telles règles sont en elles-mêmes arbitraires, au sens où elles sont des conventions sociales implicitement comprises de manières différentes par des communautés linguistiques différentes, l’idée d’un univers objectif existant indépendamment du langage et universellement compréhensible nonobstant l’appartenance à un système de langage particulier est une illusion. C’est sa croyance dans le caractère fondamentalement linguistique du monde et de la connaissance que nous en avons que l’on retrouve au cœur du défi lancé par le linguistic turn à la conception traditionnelle de l’historiographie consacrée par le paradigme rankéen. Certes la linguistique saussurienne n’a pas été la seule influence que l’on peut identifier à l’origine du « tournant linguistique ». Le mouvement a aussi été porté In : L'expérience historiographique. Autour de Jacques Revel. Paris, Éditions de l’EHESS, 2016 GABRIELLE M. SPIEGEL par le succès de l’anthropologie structurale telle que la proposait Lévi-Strauss, par la théorie du discours articulée dans les premières formulations du concept d’épistémê de Foucault, par l’école historique narrativiste redevables à divers titres à la métahistoire (metahistory) de Hayden White – avec ses préoccupations rhétoriques –, et aussi par le poststructuralisme et la déconstruction de Derrida, bien que de manière moins radicale. D’autres incitations à « suivre le tournant » sont venues des études culturelles (cultural studies) et de la poursuite du développement, de la part de l’école des Annales, du concept de « mentalités ». En outre, il faut noter qu’à l’époque où ces considérations commençaient à entrer dans le champ de vision des historiens, de claires distinctions critiques qui auraient dû être établies entre elles ont pu être oubliées dans la précipitation collective à rallier les nouvelles épistémologies et les méthodologies qui leur étaient associées, finalement rassemblées sous le label du « linguistic turn », une expression apparue pour la première fois dans un article du philosophe pragmatiste Richard Rorty 1 intitulé « Metaphysical Difficulties of Linguistic Philosophy », et généralisée à diverses disciplines pendant les années 1970 et suivantes. C’est ainsi que l’on a eu tendance à employer indifféremment l’un pour l’autre des termes tels que « postmodernisme » et « poststructuralisme » et à les confondre avec l’anthropologie symbolique que Clifford Geertz était en train d’élaborer. Tandis que toutes les « écoles » partageaient la conviction fondamentale que le langage faisait office de médiation entre les sujets, les textes et la réalité, la différence entre l’analyse culturelle et le « tournant linguistique » tendait à être occultée. Il n’est donc pas surprenant qu’un numéro récent de l’American Historical Review, consacré à la question de la validité et de l’utilité des « tournants historiographiques », conclut que dans une large mesure, l’influence de ceux-ci a été plus nuisible qu’utile 2. 1. Il vaut la peine de noter en passant que même Rorty, dont on considère généralement que l’article de 1967 a introduit le concept d’un « tournant linguistique » fondamental dans la philosophie et les disciplines apparentées, est revenu sur sa position de départ quant à l’importance durable de son texte. Dans un article rétrospectif, « Twenty-five Years Later », il avoue que l’importance qu’il avait attribuée au phénomène du « tournant linguistique » lui apparaissait déjà en 1975 – la date d’un premier article rétrospectif intitulé « Ten Years Later » – « n’avoir pas été beaucoup plus qu’une tempête dans une théière universitaire » et qu’il lui semblait désormais « positivement antique ». (« Twenty-Five Years Later », dans Id. (ed.), The Linguistic Turn : Essays in Philosophical Method with Two Retrospective Essays, Chicago, Chicago University Press, 1992, p. 31.) 2. Voir en particulier l’article de Judith Surkis « When was the Linguistic Turn ? A Genealogy », Forum de l’AHR sur les « “tournants historiographiques” dans une perspective critique », American Historical Review, vol. 117 (3), 2012, p. 700-722. En dépit des critiques adressées à la terminologie des « tournants » et de l’incohérence du concept de « tournant linguistique, en particulier, tel que le formulent tous ceux qui sont intervenus dans ce débat », on peut être d’accord avec Julia Adeney Thomas quand elle écrit : « Les vraies questions ne consistent pas à savoir si [le tournant linguistique] était cohérent mais s’il a modifié ce que nous tenions pour vrai. Nous ne devrions pas nous demander s’il était réel et uniforme, mais s’il a produit de nouveaux objets d’étude et de nouvelles manières de les commenter. Si l’on s’en tient à ce critère de fécondité, il me semble que la profession a effectivement vécu un événement majeur. Dans les années 1990, nous n’étions plus semblables à ce que nous avions été auparavant. Nous continuons à vivre et à travailler dans le sillage du tournant » (« Comment : Not Yet Far Enough », ibid., p. 798). 2 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE Abstraction faite des confusions inhérentes qu’il comportait, il m’avait semblé à l’époque que l’enjeu du débat provoqué par ce que j’ai auparavant nommé le « défi sémiotique » était un ensemble de concepts traditionnellement mobilisés par les historiens dans leurs tentatives pour comprendre le passé : « la causalité, le changement, l’intention de l’auteur, la stabilité de la signification, l’action humaine et la détermination sociale 3 ». L’une des conclusions communes aux historiens qui étaient hostiles au tournant linguistique était, comme l’avait soutenu John Toews dans un article au fort retentissement, que « la création du sens est impersonnelle, [qu’]elle opère “dans le dos” des locuteurs dont les actes linguistiques peuvent simplement fournir des exemples des règles et des procédures des langages qu’ils habitent mais qu’ils ne contrôlent pas 4 ». En ce sens, l’objectivité du modèle linguistique selon le schéma saussurien reste essentiellement virtuelle, mais elle est paradoxalement hypostasiée dans la priorité analytique et le réalisme que l’on accorde à la structure 5. Par conséquent, tout en rejetant la nature exagérément systématique et déterministe de l’histoire sociale, le « tournant linguistique » se contentait lui-même sur certains points d’inverser le lieu structural de la détermination historique en le déplaçant dans le langage – le discours et la culture – plutôt que dans les conditions matérielles. Marshall Sahlins, lui-même fortement influencé par le structuralisme et resté fidèle à quelques-uns de ses postulats fondamentaux, partage ce point de vue, et considère que « le postructuralisme, le postmodernisme et d’autres études “afterologiques” (afterological) ont développé une notion du déterminisme social si oppressante, une idée de l’ordre social si totalisante qu’elle évoque les notions de la culture “superorganique” (superorganic) élaborées dans les années 1950 6 ». Pour lui, « le nouveau concept de culture superorganique [est] rendu encore plus draconien en tant qu’expression d’un “pouvoir” omniprésent dans toutes les institutions et relations du quotidien 7 ». Dans une veine similaire, William Sewell déplore que les « structures », dans la terminologie structuraliste, tendent à « présupposer un déterminisme causal bien trop rigide dans la vie sociale […] tandis que les événements et les processus sociaux qu’elles structurent tendent à être considérés comme secondaires et superficiels ». Les structures paraissent « imperméables à l’action humaine, existant indépendamment, et néanmoins déterminant la forme essentielle des efforts et des transactions motivées qui forment la surface de la vie sociale telle qu’elle est 3. Voir Gabrielle M. Spiegel, « History, Historicism and the Social Logic of the Text », Speculum, 68, 1990, p. 59-86. Repris dans Id., The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1997. 4. John E. Toews, « Intellectual History after the Linguistic Turn : The Autonomy of Meaning and the Irreductibility of Experience », American Historical Review, 92, 1987, p. 882. 5. Au sujet de la manière dont cette compréhension virtuelle de la structure conduit à l’hypostasier, voir Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève-Paris, Droz, 1972. 6. Marshall Sahlins, « Introduction », Culture in Practice : Selected Essays, New York, Zone Books, 2001, p. 11. 7. Ibid., p. 12. 3 GABRIELLE M. SPIEGEL ressentie ». Il estime qu’une science sociale appuyée sur la notion de structure « tend à réduire les acteurs à des automates intelligemment programmés 8 ». Ainsi, parmi les historiens qui se sont impliqués dans ces débats, une réponse a vu le jour sous la forme, précisément, d’une recentrement sur les catégories de causalité, de changement, de l’action et de la subjectivité humaines, de l’expérience, et d’une compréhension renouvelée de la catégorie centrale de discours, qui met moins l’accent sur les aspects structuraux de ses constructions linguistiques que sur les dimensions pragmatiques de leur usage. C’est ainsi que la pratique et le sens ont été, au moins partiellement, dissociés du fonctionnement impersonnel des régimes discursifs et rattachés aux intentions actives des agents humains intégrés à des univers sociaux. Plutôt que régis par des codes sémiotiques impersonnels, on conçoit maintenant les acteurs historiques comme engagés dans la transformation des éléments sémiotiques (les signes) qui modèlent leur compréhension de la réalité, de manière à donner jour à une expérience du monde en termes d’une sociologie situationnelle du sens, ou ce que l’on pourrait appeler une sémantique sociale 9. Ce déplacement de la sémiotique vers la sémantique, de structures sémiotiques données vers l’interprétation individuelle et sociale des signes, en bref, de la culture en tant que discours à la culture en tant que pratique et réalisation, implique un nouveau recours à l’acteur historique intentionnel (même s’il n’est pas intégralement conscient). Ce qui a permis la réintégration de l’agent en tant qu’acteur social efficace, c’est la mise en relief du clivage entre les significations socialement données et leurs usages individuels selon des modes contingents et historiquement conditionnés. Les travaux qui adoptent cette perspective tendent à se concentrer sur les usages adaptatifs, stratégiques et tactiques de schémas culturels existants par des agents qui, dans l’acte même de déploiement des éléments d’une culture, les reproduisent tout en les transformant. La signification ne survient donc pas au niveau du code ou de la structure, mais à celui de la sémantique de l’usage courant du langage, en construisant le monde à travers un processus de création et de recréation pratiques et permanentes au fil du temps, puisqu’aucun usage passé d’un terme ne peut déterminer son application à la prochaine occurrence. De ce point de vue, la culture apparaît moins comme une structure systématique que comme un arsenal de compétences, une « boîte à outils », un régime de rationalité pratique ou un ensemble de stratégies guidant l’action, tandis que les symboles et les signes sont mobilisés pour identifier les expériences d’un agent qui, au cours de ce processus, sont investies de sens, c'est-à-dire qui sont « réelles » du point de vue de l’expérience. La culture est donc reformulée comme 8. William H. Sewell, « A Theory of Structure : Duality, Agency and Transformation », American Journal of Sociology, 98, 1992, p. 2. 9. Ici, le terme de « sémantique » ne renvoie pas uniquement au « sens » ou à la « signification » en tant que tels, mais inclut la relation des propositions au réel. 4 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE un « tournant performatif », qui ne se réalise qu’au cours d’un processus, sous forme de « signes mis en œuvre » pour « référencer » et interpréter le monde. Dans cette perspective, la recherche historique est donc appelée à prendre les pratiques (et non pas la structure) comme point de départ de l’analyse sociale, et la pratique elle-même prend ici la forme d’une sociologie de la signification, ou d’une « sémantique des situations », ainsi que la nomme Bernard Lepetit 10. En ce sens, le « tournant linguistique » laisse la place à un « tournant historique », puisque l’historicisme – compris comme la conscience du caractère contingent, temporellement et socialement situé de nos croyances, de nos valeurs, de nos institutions et de nos pratiques – reste attaché, d’une part, à un concept restreint du discours, en tant que ce qui crée les conditions de possibilités d’une culture donnée et les éléments constituants de cette culture, et, d’autre part, à l’insistance révisionniste placée sur la pratique, le rôle de l’action, et les usages adaptatifs de ressources culturelles historiquement spécifiques – en un mot sur l’expérience, comprise à la fois dans ses dimensions intellectuelles et sociales. On y parvient essentiellement en (re-)plaçant l’accent sur une perspective centrée sur les acteurs, qui exige une compréhension du fondement social autant que symbolique à partir duquel sont produits des textes et des comportements de toutes sortes, et qui accorde une attention particulière aux manières dont l’expérience pratique transforme constamment les systèmes dans lesquels elle opère 11. Le fondement de cette conception de l’action historique est donc une conception de l’expérience, comme ce par quoi « la structure est transformée en un processus, tandis que le sujet refait son entrée dans l’histoire 12 ». Je soutiens que ces révisions des théories de l’historiographie du « tournant linguistique », en centrant l’attention sur la perception individuelle, l’action du sujet et l’expérience, ont proposé une base philosophique et théorique à l’intégration 10. Bernard Lepetit, « Histoire des pratiques, pratiques de l’histoire », dans Id. (ed.), Les formes de l’expérience, Paris, Albin Michel, 1995, p. 14. 11. Pour une discussion plus complète de ces théories et d’autres théories apparentées, voir G.M. Spiegel (ed. et introduction), Practising History : New Directions in Historical Writing after the Linguistic Turn, Londres, Routledge, 2005. 12. Voir Ronald Grigor, « Back and Beyond : Reversing the Cultural Turn ? », American Historical Review, 107, 2002, p. 1479. La citation est tirée de E.P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz, 1963. Mais à la suite de l’ouvrage de Thompson, plusieurs chercheurs, parmi lesquels Gareth Stedman Jones, William Sewell et Joan Scott, se sont efforcés de donner un fondement à l’expérience elle-même, en tant que construite et discursivement articulée, en lui donnant une inflexion dans le sens des dimensions culturelles et linguistiques. Ce n’est que récemment qu’on en est revenu à une notion d’expérience antérieure à l’interprétation, en particulier dans l’œuvre de Frank Ankersmit, quand il analyse l’expérience du passé qui est celle de l’historien. Il soutient que « nous faisons l’expérience des grands événements de l’histoire de l’Occident avant d’en avoir un accès cognitif ; et nous en faisons l’expérience parce qu’ils pèsent sur nous à la manière d’un lourd fardeau dont nous ne pouvons nous soulager » (F.R. Ankersmit, « The Ethics of History : From the Double Binds of (Moral) Meaning to Experience », History and Theory, vol. 43 (4), 2004, p. 84-102). Voir aussi Id., Sublime Historical Experience, Cambridge, Stanford University Press, 2005. On peut supposer que pour Ankersmit, l’expérience du passé (et du présent) est semblablement antérieure à l’interprétation, ce qui fait de l’« expérience » une catégorie essentialisée. 5 GABRIELLE M. SPIEGEL de la mémoire dans l’étude du passé. Celle-ci avait été durablement tenue à l’écart des intérêts des historiens en raison de sa faillibilité et de son manque de fiabilité évidents, un point que ne contestent pas même les avocats les plus ardents de la place de la mémoire dans les études historiques. De fait, ainsi que l’ont soutenu Kerwin Klein et d’autres, la « mémoire » est la « nouvelle combinaison critique de l’histoire et de la théorie » et elle est devenue un terme clé de notre nouvelle histoire culturelle 13. La prise en compte de la mémoire, qui s’est manifestée de divers côtés, est devenue si dominante que bon nombre d’historiens considèrent, pour reprendre les termes d’Andreas Huyssen, qu’elle est aujourd’hui une « obsession culturelle de proportions monumentales » et même, comme l’a formulé Jay Winter, « la signature historique de notre génération 14 ». Certes, la préoccupation de la mémoire et des pratiques mémorielles n’est pas entièrement nouvelle. La mémoire, ainsi que l’a noté Jacques Revel, est devenue avec l’œuvre de Pierre Nora le « point focal d’un investissement considérable » dans l’historiographie française dans les années 1980 et au début des années 1990, à travers l’étude de la construction du passé français telle que l’incarnent les « lieux de mémoire » 15. Mais, ainsi que l’a indiqué Nora lui-même, les lieux de mémoire, dans la mesure où ils se fondent sur le sentiment d’une rupture avec le passé – dans ce cas, l’effacement d’une France à dominante rurale – signifie que « notre rapport au passé [n’est] plus une continuité rétrospective, mais la mise en lumière de la discontinuité 16 ». Les lieux de mémoire, tels qu’il les définit, naissent précisémént de « la conscience de la rupture avec le passé [qui] se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée 17 ». Le temps des lieux de mémoire advient donc au moment même où « un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire disparaît pour ne plus vivre que sous le regard d’une histoire reconstituée 18 ». Comme le souligne Nora : « Tout ce que l’on appelle aujourd’hui mémoire n’est donc pas de la mémoire, mais déjà de l’histoire 19. » L’étude contemporaine de la mémoire, par contraste, privilégie les témoignages vivants d’individus, en particulier de ceux qui ont subi des événements traumatisants. Ainsi, à l’instar de la réhabilitation du rôle de l’action, une expérience personnelle, individuelle, est au fondement de la valorisation de la mémoire, 13. Kerwin L. Klein, « On the Emergence of Memory in Historical Discourse », Representations, 69, 2000, p. 127-150. 14. Les deux citations sont tirées de Gavriel Rosenfeld, « A Looming Crash or Soft Landing ? Forecasting the Future of Memory Industry », The Journal of Modern History, vol. 81 (1), 2009, p. 125. 15. Jacques Revel, « Introduction », dans Id. et Lynn Hunt (eds.), Histories : French Constructions of the Past, New York, The New Press, 1996, p. 50. 16. Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », dans Id. (ed.), Les lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. xvi-xlii, ici p. xxxi. 17. Ibid., p. xvii. 18. Ibid., p. xxiii. 19. Ibid., p. xxv. 6 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE une position qu’avait déjà exposée, ainsi que le note Allan Megill, le philosophe Maurice Mandelbaum, dont la « doctrine de l’immédiateté » soutient que « si l’on admet l’hypothèse que notre expérience comporte une authenticité, alors il en va de même de notre mémoire, et que cette authenticité de la mémoire atteint un genre de validité qui l’emporte sur tous les problèmes de précision dus à des perceptions fautives à l’origine ou à des distorsions introduites au fil du temps 20 ». De fait, il est intéressant de noter que John E. Toews, l’un des premiers et des plus influents parmi les historiens contemporains à s’engager dans le « linguistic turn » et sa place dans l’historiographie actuelle, considère que « l’on peut au moins faire l’hypothèse que le “tournant linguistique” dans les études historiques a perdu son élan parce qu’il a perdu sa capacité à écouter, à s’ouvrir à la voix des autres, à reconnaître la tangibilité, la matérialité et la présence de la “différence” et les manières selon lesquelles le passé disparu agit encore dans l’expérience du présent et peut être ranimé par des techniques qui évoquent de manière imaginative d’autres mondes et les voix qui les habitent 21 ». D’un point de vue formel, un résultat de la concentration sur la mémoire individuelle a été une valorisation de la microhistoire qui s’inspire du concept de « jeux d’échelle » proposé par Jacques Revel, comme le montre l’ouvrage récemment publié Pour une microhistoire de la Shoah 22. Comme l’indique Gavriel Rosenfeld, un facteur a clairement contribué aux progrès des études mémorielles au cours des dernières décennies : « la prolifération à l’échelle mondiale […] de polémiques publiques portant sur des héritages historiques controversés », des héritages de grande ampleur et de nature traumatique. C’est l’existence de ces « passés non maîtrisés » (unmastered pasts) – le plus fréquemment évoqué est celui de l’Allemagne et de l’Holocauste, mais ils concernent tout aussi bien l’Asie (la Corée, la Chine et d’autres), la Russie, l’Afrique (l’Afrique du Sud, le Congo par exemple), l’Argentine et d’autres encore – qui a laissé derrière elle des héritages d’atrocités et de ressentiments, résultats de violences et de génocides soutenus par des États et qui ne pouvaient sombrer définitivement dans l’oubli, même si leur apparition dans l’historiographie proprement dite 23 a pu connaître de considérables retards (y compris, à l’origine, la répression et le silence). Opérant à l’échelle globale de ces développements, il y eut aussi la 20. Pour une discussion approfondie de la « doctrine de l’immédiateté » de Maurice Mandelbaum, voir Allan Megill, « History, Memory, Identity », History of the Human Sciences, vol. 11 (3), 1998, p. 37-62, ici p. 47. 21. J.E. Toews, « Manifesting, Producing and Mobilizing Historical Consciousness in the “Postmodern Condition” », History and Theory, vol. 48 (3), 2009, p. 257-275, ici p. 269. 22. Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff et Nicolas Mariot (eds.), Pour une microhistoire de la Shoah, Paris, Seuil, 2012. Les responsables de l’ouvrage se sont tournés vers la microhistoire à partir de la conviction, ainsi qu’ils le déclarent, que « les relations entre les individus, en particulier au sein de la trilogie entre victimes, exécuteurs et témoins, ne sont pleinement saisissables et analysables qu’à l’échelle micro ou mésoscopique » (p. 12.) 23. G. Rosenfeld, « A Looming Crash or Soft Landing ? », art. cit., p. 126, 127. 7 GABRIELLE M. SPIEGEL décolonisation et ses amers héritages, l’émergence, pratiquement partout, de politiques identitaires, celle du multiculturalisme dans les années 1970-1980, qui furent pour une part portées par l’aspiration à satisfaire de vieux griefs concernant l’oppression et la discrimination 24. La valorisation de l’expérience individuelle que l’on trouve dans les études mémorielles appelle une conception renouvelée de la temporalité historique, telle que la propose l’ouvrage récent de Berber Bevernage 25. L’auteur y étudie ce qu’il nomme une « justice de transition », c'est-à-dire une « justice associée à des périodes de changement politique, caractérisée par des réponses légales destinées à faire face aux exactions de précédents régimes répressifs 26 ». De telles réponses légales ont fréquemment pris la forme de tribunaux de justice, ainsi les Commissions Vérité et Réconciliation (CVR) qui se sont efforçées d’éteindre des doléances anciennes, alors que des pays comme l’Afrique du Sud, la Sierra Leone, l’Argentine et d’autres connaissaient une transition vers de nouveaux « départs », mais ne pouvaient y parvenir sans se confronter aux injustices du passé ainsi qu’aux plaintes et aux souvenirs traumatiques persistants qui restaient liés à ce passé. En ce sens, on ressentait le besoin, en termes de politiques publiques, de régler l’héritage de passés violents. Ce qui était en jeu dans les initiatives des Commissions Vérité et Réconciliation, c’était l’espoir qu’en répétant des doléances passées, par la création d’un forum pour la mémoire, il serait possible de réconcilier l’exigence de prêter une voix au passé et celle que le pays continue d’avancer, évitant ainsi la simple déclaration d’amnistie fondée sur l’amnésie, sur l’oubli. Et de fait, ces Commissions devinrent des forums de jugement pour des impératifs politiques 24. Certains chercheurs ont en outre soutenu que l’essor des études mémorielles était dû à la disparition de ces sociétés « orientées vers le futur » (future-oriented) si centrales pour la mise en œuvre de l’histoire traditionnelle, dont l’une des fonctions était de servir l’avenir. De cette perspective, K. Klein estime que la prolifération des études mémorielles pourrait être comprise comme une tentative conservatrice pour compenser les ravages de la modernité et de la globalisation. Pour une discussion des divers courants qui ont contribué à l’émergence des études mémorielles et des multiples forces qui ont mené à sa prévalence dans le discours historique, voir K. Klein, « On the Emergence of Memory in Historical Discourse », art. cit. De fait, la focalisation sur la mémoire, en particulier sur la mémoire de l’Holocauste, a été si massive qu’elle a donné lieu à une vaste littérature critique, à commencer par l’article de Charles Maier sur l’excès de mémoire (surfeit of memory) dont, nous ne pouvons, selon lui, plus nous passer. (« A Surfeit of Memory ? Reflections on History, Melancholy and Denial », History and Memory, vol. 5 (2), 1993, p. 141). Aujourd’hui, on entend davantage parler des excès de mémoire que des limites de la représentation. Pour Maier, la politique américaine moderne « est devenue une compétition pour la conservation des doléances. Chaque groupe revendique son lot d’honneurs et de fonds publics en mettant en avant handicaps et injustices » (ibid., p. 147). L’envie victimaire (victim-envy) semble être devenue une pratique culturelle dans une large part de la population qui revendique cette victimisation comme moyen de négocier sa reconnaissance sociale et des droits politiques, créant une « culture des victimes » qui a pris un rôle central dans de nombreux contextes contemporains. Selon le sociologue John Torpey, on assiste à l’échelle mondiale à une « “fièvre” de réparations et d’excuses [qui a] largement supplanté l’élaboration de visions du futur » et de politique contemporaine dans notre époque de génocide et de criminalité de masse (cité par Berber Bevernage, History, Memory and State-Sponsored Violence : Time and Justice, New York et Londres, Routledge « Approaches to History », 2011, p. 76). 25. B. Bevernage, History, Memory and State-Sponsored Violence, op. cit. 26. Ibid., p. 6. 8 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE rivaux, l’un centré sur les injustices du passé, et l’autre orienté vers les développements futurs. Deux visions conflictuelles du passé étaient donc confrontées à partir de ces différents points de vue, l’une qui insistait sur la persistance de ce passé dans le présent – un passé non maîtrisé et qui ne passerait pas tant que l’on se refuserait à prendre en charge le fardeau de l’histoire –, l’autre qui affirmait que le passé n’existait plus, passé transitoire et évanescent fait de ce qui avait eu lieu et qui n’était plus (autrement dit, notre interprétation traditionnelle de l’histoire). En tant que telles, ces deux conceptions n’impliquaient pas seulement deux manières différentes de comprendre la relation entre passé et présent, mais, comme Bevernage s’emploie à le démontrer, deux politiques du temps différentes et rivales. Ce qui est éclairant dans le débat proposé par Bevernage à propos des Commissions Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud et des institutions comparables en Argentine, créées pour répondre à la question des « disparus », c’est le fait que ces institutions ne cessent d’invoquer l’histoire pour enterrer le passé, afin de parvenir à l’unité nationale et à la réconciliation. Les victimes, par contraste, restent attachées à la notion de la persistance du passé. C’est ainsi qu’en Argentine, les Madres (les mères des disparus) engendrent une notion de memoria fertile « qui ne se borne pas à résister à l’oubli, mais s’oppose aussi à toutes les formes de remémoration “historique” qui conçoivent le passé comme une entité close, absente du présent et qui ne peut être conservée qu’en classant dans des archives les traces qu’elle a laissées 27 ». La raison de leur attitude, c’est qu’elles redoutent le statut ontologique présumé inférieur du « passé mort » – par comparaison au « présent vivant » – parce qu’il favorise l’oubli et la négligence. Mais c’est précisément l’infériorité ontologique du passé qui explique l’attrait pour l’histoire des Commissions Vérité et Réconciliation, qui s’efforcent de se diriger vers l’avenir en laissant le passé définitivement derrière elles, et ce sont donc elles qui s’engagent dans un discours historique afin, comme l’indique Bevernage, de « faire que [le discours historique] restaure ou impose un temps irréversible, qu’il (ré)instaure la démarcation moderne entre le passé et le présent qui s’est vue menacée par une mémoire (particulière) qui résistait à la chronologie et se refusait à renoncer au passé 28 ». Ainsi, dans le contexte de la « politique de transition », l’histoire ne représente pas la continuité, mais elle est l’objet d’un usage performatif destiné à provoquer une rupture dans le temps et un sentiment de discontinuité, créant de la sorte un présent libéré d’un passé qui le hantait. En ce sens, la politique du temps et de l’histoire déployée par les Commissions Vérité et Réconciliation – que ce soit consciemment ou non (et Bevernage souligne qu’il se pourrait que cela soit non consciemment) – sert les intérêts des auteurs des 27. Ibid., p. 45. 28. Ibid., p. 47. 9 GABRIELLE M. SPIEGEL exactions. L’une des tâches de l’histoire, comme l’a montré Mark Philips, est de « parvenir à prendre de la distance 29 », et pour les CVR, la distance historique, avec sa thèse de la « mort du passé », sert les intérêts des perspectives d’avenir de la nation. Cela est dû, comme l’avait déjà affirmé Pierre Nora, à ce que « le mouvement de l’histoire, l’ambition historienne ne sont pas l’exaltation de ce qui s’est véritablement passé, mais sa néantisation 30 ». Si la « justice de transition » donne un exemple de la manière dont la mémoire et l’histoire s’entrelacent dans le discours contemporain, les dimensions sociales et politiques du « travail de mémoire » qu’elle accomplit montrent clairement que la mémoire n’est plus considérée comme un phénomène exclusivement individuel, mais qu’elle comporte une dimension collective qui, dans son insistance sur les groupes sociaux et sur les formes diverses d’intentionnalité et de stratégies politiques dans le cadre de politiques mémorielles concurrentes, fait de l’étude de la mémoire collective l’une des voies où l’histoire se voit rejoindre par la mémoire au centre des tentatives des historiens pour traiter, tant au plan de la méthode qu’à celui du contenu, des passés non maîtrisés. Il n’est donc pas surprenant que les auteurs qui s’intéressent à la mémoire collective, comme Kansteiner, Assmann et d’autres, aient réhabilité Halbwachs, qui soutenait, dès 1925, dans Les cadres sociaux de la mémoire, que toute mémoire est par nature sociale, un argument qu’il a repris dans La mémoire collective, ouvrage écrit pour répondre aux critiques du livre précédent 31. Selon Kansteiner, la mémoire collective doit être vue comme le résultat de l’interaction de trois types de facteurs historiques : les traditions intellectuelles et culturelles qui encadrent toutes les représentations du passé ; les producteurs et porteurs de mémoire qui adoptent sélectivement et manipulent ces traditions ; et les consommateurs de mémoire – les publics qui sont les agents de la réception des souvenirs exprimés – et qui « utilisent, ignorent ou transforment ces artefacts en fonction de leurs propres intérêts 32 ». Car, soutient Kansteiner, c’est par le biais de la réception de souvenirs collectifs que les représentations du passé acquièrent une valeur d’usage et sont incorporées en tant qu’élément de la tradition historique 33. De même que Halbwachs, Kansteiner souligne la nature sociale de la remémoration et de l’oubli individuels et s’efforce d’analyser la dynamique sociale de la mémoire collective comme produit de la relation changeante entre les trois facteurs esquissés 29. Mark Salber Philips, « Distance and Historical Representation », History Workshop Journal, 57, 2004, p. 123-141. 30. P. Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », art. cit., p. xx. 31. Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925 ; Id., La mémoire collective, Paris, Puf, 1967 [1950]. 32. Wulf Kansteiner, « Finding Meaning in History : A Methodological Critique of Collective Memory Studies », History and Theory, 41, 2002, p. 179-197, ici p. 180. 33. Ibid., p. 184. 10 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE ci-dessus, reformulant donc la mémoire collective « comme un processus complexe de production et de consommation culturelle qui reconnaît la persistance de traditions culturelles ainsi que l’ingéniosité des producteurs de mémoire et les intérêts subversifs des consommateurs de mémoire 34 ». Pour Kansteiner, « tous les souvenirs, y compris ceux de témoins oculaires, ne revêtent une importance collective que pour autant qu’ils sont structurés, représentés et utilisés dans un contexte social 35 », qu’ils sont donc liés à des groupes sociaux et à leur compréhension du passé. En tant que théorie de la mémoire saturée de social, cette version de la mémoire collective représente une fusion de l’histoire et de la mémoire qui voit en dernière instance la dimension historique particulière du souvenir de l’expérience sociale de l’individu comme sa force déterminante 36. Si nous admettons, dans la perspective de cet essai, la légitimité et l’utilité d’incorporer les mémoires collectives et individuelles dans l’histoire, quelles sont les questions méthodologiques, et finalement historiographiques que soulèvent les études mémorielles pour l’écriture de l’histoire, en faisant l’hypothèse qu’elles ont, de même que le tournant linguistique avec lequel elles partagent quelques traits notables, un effet durable, même s’il n’est que partiel, sur la manière dont nous comprenons et pratiquons l’histoire ? Comment les buts et les méthodologies différents propres aux études mémorielles et à l’histoire doivent-ils être compris ? Car je n’ai pas l’intention de soutenir que la « normalisation » de la pensée et de l’écriture historiques, en dépit de la puissance avec laquelle elle opère, soit un résultat inévitable de ces développements. Les questions impliquées se posent à différents niveaux, philosophique, épistémologique, temporel, portant sur les 34. Ibid., p. 179. Pour une contribution au débat sur l’importance de l’étude de la réception en même temps que la construction dans la création et l’interprétation des mémoires collectives, voir Alon Confino, « Collective Memory and Cultural History : Problems of Method », Forum de l’AHR, American Historical Review, vol. 102 (5), 1997, p. 1386-1403. 35. W. Kansteiner, « Finding Meaning in History », art. cit., p. 190. 36. Il faut souligner ici que tous les chercheurs qui s’intéressent à la mémoire collective ne partagent pas cette interprétation. Susan Crane, par exemple, préfère la voir comme « une conceptualisation exprimant un sentiment de la présence continuelle du passé, par opposition à la “mémoire historique” – autrement dit celle qu’engendrent les historiens – qui représente au contraire l’“objectivation” de l’expérience vécue du passé sous une forme narrative » (« Writing the Individual Back into Collective Memory », Forum de l’AHR, American Historical Review, 102 (5), 1997, p. 1373). Selon Crane, on a ici affaire à deux formes séparées de la conscience historique, proches, dans leurs dimensions temporelles, de la distinction qu’elle opère entre temps « irrévocable » et temps « irrésistible ». À partir de cette distinction, elle plaide en faveur d’un « concept révisé de la mémoire collective », susceptible de « constituer une base théorique permettant d’imaginer un genre différent de mémoire historique qui se concentrerait sur la manière dont les individus font l’expérience d’eux-mêmes en tant qu’entités historiques ». « On éviterait ainsi, affirme-t-elle, les pièges qu’évoque le concept de mémoire collective chez ceux qui redoutent les tentations révisionnistes nationales » (ibid., p. 1375). Ce qui est en cause ici, c’est précisément la politique de la mémoire que Kansteiner voit au cœur de la production et de la réception de la mémoire, élevée à un niveau national, un phénomène toujours plus prévalent dans le monde disputé d’aujourd’hui, ainsi que l’ont récemment soutenu Nikolay Koposov et Dina Khapaeva, et comme ils le formulent dans leur proposition (inédite) pour un Centre d’études européen de la politique mémorielle. Je les remercie de m’avoir permis de lire leur texte. 11 GABRIELLE M. SPIEGEL preuves, et elles soulèvent en dernière instance des questions éthiques longtemps exclues de l’examen dans le contexte de l’historiographie professionnelle. Le défi le plus évident proposé aux concepts « positivistes » (et, à vrai dire, postructuralistes) postulés par le « paradigme mémoriel » et par la temporalité différentielle qu’il implique est la croyance dans la persistance du passé, ou d’une manière plus générale dans la permanente « présence du passé ». Car en s’efforçant de garder vivant le sentiment des dimensions affectives, vécues d’événements et de catastrophes traumatiques passés, les historiens qui traitent ces sujets défient la logique même de l’histoire tant moderne que postmoderne : celle-ci est tributaire de la mort du passé et de sa re-présentation, nécessairement médiatisée, dans le présent, le lieu unique où se rencontrent l’historicisme et le postructuralisme, tout au moins dans une perspective épistémologique. Mais on peut au moins soutenir la thèse que « la reconnaissance du passé dans le présent est un ingrédient nécessaire de la conscience historique moderne et par conséquent de la liberté moderne 37 », ainsi que l’affirme Michael Roth, une position qui semble impliquer l’intégration ou la fusion de l’histoire et de la mémoire. Mais Roth lui-même se rétracte lorsqu’il déclare qu’« il n’y a pas de récupération de l’immédiat, et le traumatisme ne peut fonder une théorie de l’histoire 38 ». L’historien n’est pas le gardien de la mémoire, mais un critique du passé, qu’il soit récent ou distant, et renoncer à l’historiographie comme entreprise critique reviendrait à renoncer à cette activité dans son ensemble. En outre, intégrer la « mémoire » et le traumatisme dans la représentation historique impliquerait de reconnaître et d’accepter comme historiquement légitimes les statuts différents de « faits » récupérés analytiquement et le témoignage de victimes. Comme le soutient Roth, « les recours à la mémoire ne sont pas soumis aux mêmes critères de jugement que les recours à des preuves historiques. Ils revendiquent une authenticité immédiate, non susceptible d’une critique universitaire », même s’il reconnaît en même temps que dans le sillage de critiques sur la légitimité de l’histoire, « les démarches commémoratives n’ont cessé de prendre de l’importance 39 ». L’ouverture des historiens au témoignage mémoriel doit, selon Roth, être vue comme « une réponse éthique à la fragilité de la représentation », et il se demande si les tentatives pour faire une place aux événements traumatiques au sein de la conscience historique « peuvent jamais devenir autre chose qu’une aspiration 40 ». De ce point de vue, identifier la mémoire et l’histoire comme deux 37. Michael S. Roth, The Ironist Cage : Memory, Trauma, and the Construction of History, New York, Columbia University Press, 1995, p. 211. 38. Ibid., p. 154. 39. Michael Roth et Charles Salas (eds.), Disturbing Remains : Memory, History and Crisis in the Twentieth Century, Los Angeles, Getty Research Institute, 2001, p. 3. 40. Ibid. 12 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE dimensions également valides et comparables au plan cognitif mènerait à réviser intégralement les critères de la preuve en vigueur chez les historiens de métier. Cela exigerait en outre de trouver une manière de théoriser, ce qui reste à faire, la matérialité et la réalité de « voix » du passé sans présupposer la nécessaire « vérité » de ce qu’elles véhiculent, du moins pour ce qui concerne leur contenu factuel 41. Mais que sont en réalité ces « voix », et comment les entendons-nous ? On notera avec intérêt que ceux qui se sont le plus préoccupés de la mémoire des traumatismes ont au contraire eu tendance à mettre l’accent sur le silence, à commencer par Lyotard, pour qui « l’Holocauste » et « Auschwitz » sont les noms d’un silence 42. La responsabilité éthique due aux morts ne consiste donc pas à s’efforcer de représenter l’horreur, mais à s’assurer qu’elle nous hantera à jamais 43. 41. Dans son article « Historical Fiction and the Future of Academic History », David Harlan avait déjà suggéré que ce que nous recherchons dans le passé, ce sont des voix avec lesquelles nous puissions nous engager dans nos luttes pour donner sens à nos vies. Pour lui : « La voix est cruciale. Tout le reste, la vie et l’époque, les circonstances et les contextes, les motifs et la raison, le sentiment et la sensibilité sont conduits par et découlent des voix que nous entendons dans les romans que nous lisons », et c’est en prêtant attention à ces « voix que l’histoire rejoint sa véritable vocation en tant que mode de réflexion morale » (Keith Jenkins, Sue Morgan et Alun Munslow (eds.), Manifestos for History, Londres, Routledge, 2007, p. 117). 42. Voir Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, 1988. 43. Voir à ce sujet la discussion dans l’article de Keith Jenkins, « Historical Responsibility and the Historian : On the Possible End of History “Of a Certain Kind” », History and Theory, 43, 2004, p. 43-60. Pour être précis, selon Jenkins, les historiens en tant que tels – c'est-à-dire en tant qu’historiens professionnels – n’ont pas de responsabilité éthique à l’égard du passé. Mais s’ils aspirent à être des intellectuels dans le sens qu’il juge souhaitable, il leur faudra abandonner leurs pratiques actuelles. Ainsi, comme il l’affirme, être « éthique […] indique peut-être la fin possible d’une histoire d’un certain genre et, comme corollaire inévitable, également la fin d’un historien d’un certain genre » (ibid., p. 43). Il est symptomatique de ce « tournant éthique » dans l’historiographie actuelle que Hayden White, toujours bon baromètre des forces à l’œuvre dans le métier d’historien, ait récemment plaidé en faveur de la notion de « passé pratique » face au « passé historique » tel qu’on le comprenait traditionnellement dans la profession (H. White, « The Practical Past », Historein, 10, 2010, p. 10-19). S’inspirant de la distinction entre ces approches de l’histoire d’abord formulées par Michael Oakeshott dans les années 1930, auxquelles ce dernier est revenu dans les années 1950 puis à nouveau dans les années 1960, le « passé pratique » était pour Oakeshott, comme l’a montré David Harlan, le passé « que nous créons pour valider des croyances pratiques concernant le présent et l’avenir, et le monde en général » (D. Harlan, « The “Burden of History” Forty Years Later », dans Frank Ankersmit, Ewa Domanska et Hans Kellner (eds.), Refiguring Hayden White, Palo Alto, Stanford University Press, 2009, p. 173). Ce que la notion de « passé pratique » semble offrir à White ce n’est pas seulement la capacité cruciale des protagonistes de se situer eux-mêmes dans le temps et par conséquent de disposer d’une histoire dans un monde postmétaphysique, mais aussi d’avoir accès à la mémoire, qui, dans la formulation originale de Oakeshott, compose les fragments et les traditions dans lesquels nous puisons pour former un passé pratique, et donc personnel. Cet argument concorde avec la conviction constante de White selon laquelle « nous choisissons notre passé de la même manière que nous choisissons notre futur. Le passé historique, par conséquent, est comme nos divers passés personnels, au mieux mythique et justifiant notre pari sur un avenir spécifique, au pire mensonger, une rationalisation rétrospective de ce que nous sommes effectivement devenus à travers nos choix » (H. White, « The Burden of History », History and Theory, vol. 5 (2), 1966, p. 111-132, ici p. 122- 123). De même que Jenkins, White met en cause la capacité des historiens professionnels à relever le défi d’une approche éthiquement responsable de l’histoire. Comme il l’affirmait à l’occasion d’un débat avec A. Dirks Moses : « Moses déclare que je mets en cause “le rôle de l’historiographie professionnelle lorsqu’elle détermine la manière dont le passé est invoqué dans le présent en faveur de projets politiques”. C’est indiscutablement ce que je fais. Je ne me contente pas de récuser l’autorité des “historiens professionnels” à régenter quoi que ce soit. Je nie également que les historiens, dans leurs compétences professionnelles actuelles, possèdent les ressources nécessaires 13 GABRIELLE M. SPIEGEL De manière analogue, Paul-André Rosental a soutenu que le silence était un thème classique de la littérature des survivants, et de celle qui est consacrée aux conditions de transmission ou de non-transmission de la mémoire, que l’on parle de la Shoah ou, plus généralement, d’autres événements traumatiques majeurs, individuels ou collectifs 44. Mais, plutôt que de considérer le silence comme un échec de la transmission, Rosental l’interprète comme un acte de symbolisation, un mode de reformulation du passé, et donc une source possible pour l’historien 45. Il semble, tout au moins actuellement, que les revendications de « justice » inhérentes aux témoignages et à la mémoire des traumatismes soient suffisamment puissantes pour justifier qu’elles soient accueillies dans le discours historiographique normal, en dépit des notoires errances de la mémoire, sans parler de son caractère culturellement et socialement médiatisé. Mais, dans la mesure où le tournant linguistique a déjà modifié notre compréhension des revendications de vérité impliquées dans le travail historique, et où il a plus ou moins enterré la notion d’« objectivité » qu’il dénonce comme une illusion, il y a longtemps que la recherche historique traditionnelle est soumise à des révisions épistémologiques. Si l’on admet que l’histoire est le produit de représentations mentales contemporaines du passé absent, qui sont porteuses de fortes traces idéologiques et/ou politiques – et il paraît peu probable qu’un historien, de nos jours, soit en désaccord avec cette thèse, qu’on l’interprète en termes de discours, de situation sociale, ou d’une quelconque autre forme propre à la démarche historique –, il semble alors logique d’intégrer parmi les déterminants de la pratique historique l’empreinte des forces psychologiques individuelles dans le codage et le décodage de ces normes et de ces discours socialement produits. L’historien est donc aussi impliqué que la victime dans les forces culturelles et psychologiques qui sont en jeu dans la construction du passé 46. En dernière instance, l’enjeu de ces discussions n’est pas un problème épistémologique de « vérité », mais une réponse éthique face aux catastrophes du siècle passé, et, en un sens plus général, un tournant qui mène d’engagements épistémologiques à des engagements éthiques dans l’étude du passé. Il fait une place à pour rendre des jugements “éthiquement responsables” sur l’“histoire”, quoi que nous entendions par ce mot » (H. White, « The Public Relevance of Historical Studies. A Reply to Dirk Moses », History and Theory, 44, 2005, p. 355). Sur cet aspect des positions récentes de White, voir G.M. Spiegel, « Above, About and Beyond the Writing of History : A Retrospective View of Hayden’s White Metahistory on the Fortieth Anniversary of Its Publication », dans Rethinking History (à paraître). 44. Paul-André Rosental, « Généalogies mentales à l’épreuve de la Shoah. La distribution du silence comme source de l’histoire familiale », dans C. Zalc et al., Pour une microhistoire de la Shoah, op. cit., p. 19. 45. Ibid. 46. L’inévitabilité d’une relation transférentielle avec le passé, en en particulier avec l’Holocauste, a longtemps été le thème du travail de Dominic LaCapra, de la manière la plus convaincante dans Representing the Holocaust : History, Theory, Trauma, Ithaca, Cornell University Press, 1994, et plus récemment dans Writing History, Writing Trauma, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 2001. 14 L’EXPÉRIENCE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE (et il plaide pour) une nouvelle éthique historique qui n’implique pas nécessairement – elle ne peut sans doute ni ne doit le faire – de renoncer à la recherche de preuves, à l’effort responsable de « trouver la bonne réponse » dans nos investigations du passé, non plus qu’à l’exigence d’une approche critique du savoir dans toutes ses formes manifestes, qui sont essentielles à la pratique de l’historien. Traduit de l’anglais (américain) par Didier Renault. 15