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Charité, traduction radicale et prélogicité

2001

L’A. présente la pertinence anthropologique de la thèse d’indétermination de la traduction de Quine, en suggérant qu’elle joue contre le relativisme, mais aussi contre une certaine forme d’universalisme : c’est ce que montre une analyse de la notion de prélogicité, critiquée par Quine qui invente à cette occasion le « principe de charité ». L’examen des usages et de la portée d’un tel principe, et sa confrontation aux thèses de Lévy-Bruhl, permet, au-delà de Quine, de repenser l’invocation devenue trop courante et indéterminée d’une anthropologie en philosophie.

@ charit￉L@traduction@radicale@et@pr￉logicit￉ s。ョ、イ。@l。オァゥ・イ RPPQOQ@ョᄚ@RY@シ@ー。ァ・ウ@VS@¢@XS @ issn@PPSUMQUWQ isbn@YWXRQSPUQWVWR Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) aイエゥ」ャ・@、ゥウーッョゥ「ャ・@・ョ@ャゥァョ・@¢@ャG。、イ・ウウ・@Z MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM ィエエーZOOキキキN」。ゥイョNゥョヲッOイ・カオ・M、・Mュ・エ。ーィケウゥアオ・M・エM、・Mュッイ。ャ・MRPPQMQMー。ァ・MVSNィエュ MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM pッオイ@」ゥエ・イ@」・エ@。イエゥ」ャ・@Z MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM s。ョ、イ。@l。オァゥ・イL@ᆱ@cィ。イゥエ←L@エイ。、オ」エゥッョ@イ。、ゥ」。ャ・@・エ@ーイ←ャッァゥ」ゥエ←@@ᄏL@r・カオ・@、・ ュ←エ。ーィケウゥアオ・@・エ@、・@ュッイ。ャ・@RPPQOQ@Hョᄚ@RYIL@ーN@VSMXSN doi@QPNSYQWOイュュNPQQNPPVS MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM @ dゥウエイゥ「オエゥッョ@←ャ・」エイッョゥアオ・@c。ゥイョNゥョヲッ@ーッオイ@pイ・ウウ・ウ@uョゥカ・イウゥエ。ゥイ・ウ@、・@fイ。ョ」・N ᄅ@pイ・ウウ・ウ@uョゥカ・イウゥエ。ゥイ・ウ@、・@fイ。ョ」・N@tッオウ@、イッゥエウ@イ←ウ・イカ←ウ@ーッオイ@エッオウ@ー。ケウN l。@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョ@、・@」・エ@。イエゥ」ャ・L@ョッエ。ュュ・ョエ@ー。イ@ーィッエッ」ッーゥ・L@ョG・ウエ@。オエッイゥウ←・@アオ・@、。ョウ@ャ・ウ ャゥュゥエ・ウ@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、Gオエゥャゥウ。エゥッョ@、オ@ウゥエ・@ッオL@ャ・@」。ウ@←」ィ←。ョエL@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、・@ャ。 ャゥ」・ョ」・@ウッオウ」イゥエ・@ー。イ@カッエイ・@←エ。「ャゥウウ・ュ・ョエN@tッオエ・@。オエイ・@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョL@・ョ@エッオエ@ッオ@ー。イエゥ・L ウッオウ@アオ・ャアオ・@ヲッイュ・@・エ@、・@アオ・ャアオ・@ュ。ョゥ│イ・@アオ・@」・@ウッゥエL@・ウエ@ゥョエ・イ、ゥエ・@ウ。オヲ@。」」ッイ、@ーイ←。ャ。「ャ・@・エ@←」イゥエ@、・ ャG←、ゥエ・オイL@・ョ@、・ィッイウ@、・ウ@」。ウ@ーイ←カオウ@ー。イ@ャ。@ャ←ァゥウャ。エゥッョ@・ョ@カゥァオ・オイ@・ョ@fイ。ョ」・N@iャ@・ウエ@ーイ←」ゥウ←@アオ・@ウッョ@ウエッ」ォ。ァ・ 、。ョウ@オョ・@「。ウ・@、・@、ッョョ←・ウ@・ウエ@←ァ。ャ・ュ・ョエ@ゥョエ・イ、ゥエN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France pイ・ウウ・ウ@uョゥカ・イウゥエ。ゥイ・ウ@、・@fイ。ョ」・@シ@ᆱ@r・カオ・@、・@ュ←エ。ーィケウゥアオ・@・エ@、・@ュッイ。ャ・@ᄏ@ Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France RÉSUMÉ. — L’A. présente la pertinence anthropologique de la thèse d’indétermination de la traduction de Quine, en suggérant qu’elle joue contre le relativisme, mais aussi contre une certaine forme d’universalisme : c’est ce que montre une analyse de la notion de prélogicité, critiquée par Quine qui invente à cette occasion le « principe de charité ». L’examen des usages et de la portée d’un tel principe, et sa confrontation aux thèses de Lévy-Bruhl, permet, au-delà de Quine, de repenser l’invocation devenue trop courante et indéterminée d’une anthropologie en philosophie. ABSTRACT. — The A. examines the anthropological relevance of Quine’s indeterminacy of translation thesis, and shows how this thesis questions relativism, but also a species of universalism. Quine’s critique of the idea of prelogicity, and his specific use of the principle of charity, may help us (as appears in a comparison with Lévy-Bruhl’s views) in defining more precisely what a philosophical anthropology (an idea too often and easely invoked nowadays) should be. Maintenant qu’il est devenu courant d’invoquer le « principe de charité », voire d’y inscrire un enjeu moralisant, il est important d’en préciser l’exacte portée, qui dépasse certes le cadre de l’exemple proposé par Quine dans Le mot et la chose 1 (la fameuse histoire de l’ethnologue, du lapin et de Gavagai), mais n’a peut-être pas à être étendue à l’excès. On ne saurait plus guère mettre en doute, aujourd’hui, la pertinence anthropologique de la thèse quinéenne d’indétermination de la traduction : reste à percevoir le sens de cette pertinence, qui existe à plusieurs niveaux parfois contradictoires. Notre fil conducteur sera ici la notion de prélogicité, souvent attaquée par Quine. Sa critique étant le point de départ des interprétations et usages de la thèse de Quine en termes de charité, il est important d’en examiner le statut, voire les ambiguïtés dans son œuvre : et ainsi, de gagner une nouvelle perspective sur l’anthropologie logique de Quine, qui est bien une anthropologie non en un sens vague trop souvent de mise, aujourd’hui, en philosophie, mais en un sens précis voire technique — comme le montre sa relation aux thèses, notamment, de Lévy-Bruhl. 1. Word and Object, MIT Press, Cambridge, Mass., 1960. La traduction française, par J. Dopp et P. Gochet (1977), vient d’être rééditée chez Flammarion, collection « Champs ». Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2003 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Charité, traduction radicale et prélogicité 64 Sandra Laugier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Le problème posé par Quine dans sa thèse d’indétermination n’est ni ontologique, ni épistémologique, mais anthropologique : c’est celui d’un fact of the matter de la traduction radicale. Quine montre le caractère arbitraire de la projection qu’effectue un linguiste ou un ethnologue à la recherche des catégories d’une langue étrangère. Sa conclusion est devenue célèbre : la traduction commence at home, et l’argument de la traduction porte, paradoxalement, contre l’idée de prélogicité et en général les fantasmes de différences culturelles. Quine l’a souvent dit : la thèse d’indétermination de la traduction est une machine de guerre contre la notion de signification. La première occurrence de l’exemple de la traduction radicale se trouve dans From a Logical Point of View : « Supposez que notre grammairien travaille sur un langage non étudié jusqu’ici, et que son propre contact avec le langage se soit limité à son travail sur le terrain » 2. Dans ce texte, dix ans avant Le mot et la chose, Quine veut attaquer l’idée de signification et, par là, la linguistique. « La lexicographie s’occupe de l’identification des significations, et l’investigation du changement sémantique s’occupe du changement de signification. À défaut d’une explication satisfaisante de la notion de signification, les linguistes qui opèrent dans le domaine sémantique sont en situation de ne pas connaître ce dont ils parlent » 3. Sur quoi porte exactement la critique de la signification ? Quine a fait une nouvelle mise au point, dans une préface rédigée pour la dernière édition de From a Logical Point of View en 1980, notant que les essais « Two dogmas » et « The problem of meaning in linguistics » ont suscité des critiques indues. « Une réponse décourageante provenant en quelque sorte des marges de la philosophie a consisté à dire que mon problème venait de ce que je prenais les mots pour de simples suites de phonèmes au lieu de voir que ce sont des suites douées de significations. Une suite simple et identique de phonèmes peut avoir une signification, ou plusieurs » 4. Quine ne souscrit pas à l’idée (qui lui est souvent attribuée) que nous ne « signifions » pas ce que nous disons. Il est évident pour lui que nos énoncés « signifient » (mean), veulent dire. Dans « Le mythe de la signification », Quine 2. From a Logical Point of View (1953), p. 49. 3. Ibid., p. 47. 4. Ibid., édition de 1980, p. VIII. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France De la signification à la logique Charité, traduction radicale et prélogicité 65 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « Une expression signifie ; signifier (meaning), c’est ce qu’elle fait, ou ce que font certaines expressions. [...] Il est significatif que lorsque nous demandons la signification d’une expression nous nous contentons d’une autre expression qui vaut la première — qui signifie de même. Nous ne demandons pas quelque chose que ces deux expressions signifient. L’expression française convient mieux : cela veut dire » 6. On pourrait alors poser des objets qui soient signifiés en commun par les énoncés qui « signifient de même ». « Une fois que nous comprenons en quoi consiste, pour des expressions, signifier de même (mean alike), il est facile et commode d’invoquer de manière arbitraire des objets spéciaux, et de les laisser être signifiés [...] Si nous y parvenons, nous pouvons alors dire sans problème que des expressions qui signifient de même ont la même signification » 7. Relisons le début de sa conférence de Royaumont intitulée, dans un style très anthropologique, « Le Mythe de la signification » : « Je me propose de démontrer que la notion de signification d’une façon générale est à la fois mal fondée et superflue ». C’est bien la signification des philosophes qui est visée. Quine, dans la discussion qui suit, affirme : « Mes objections s’adressent principalement à Church, Carnap, Frege ». Il dit alors à Ryle : « C’est bien aux théories que j’en ai : aux théories des philosophes sur la signification. Tout ce que j’ai dit là-dessus a un aspect surtout négatif » 8. La critique de la signification est une critique, « négative » et destructrice, de la philosophie. Comme dit Quine, un « point de philosophie », qui deviendra un point anthropologique. 5. La philosophie analytique (1962), p. 139. 6. En français dans le texte, Theories and Things (1981) p. 45. 7. Ibid. 8. La philosophie analytique, p. 171 et 181. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France affirme d’emblée : « Il n’entre pas dans mon intention de démontrer que le langage ne présente aucune signification. Que les mots et les phrases dont on se sert, au sens courant d’“avoir un sens”, aient un sens, je n’en disconviens pas » 5. Mais il vaudrait mieux pour Quine considérer le verbe « mean » comme intransitif : les énoncés veulent dire, signifient (et pas besoin de dire qu’ils signifient quelque chose). Dans Use and its place in meaning (1979), Quine propose : commençons avec le verbe « signifier » en tant qu’intransitif. 66 Sandra Laugier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Le problème de l’existence des significations est effacé pour faire place à une nouvelle question : la synonymie. Dès lors qu’on dépasse les limites d’une communauté linguistique ou culturelle, la synonymie est opaque : c’est, dans le prolongement de la critique des « Deux dogmes », une manière de formuler la thèse d’indétermination. Ce qui est visé dans cette question de la synonymie, c’est l’idée d’un noyau commun à plusieurs langages. Et ici, on retrouve peut-être le véritable mythe, qui n’est pour Quine pas linguistique, mais philosophique : un mythe de la pensée. C’est précisément sur la traduction et la synonymie qu’achoppe la notion frégéenne de pensée (Gedanke). La difficulté est perçue dans un passage de l’essai « La logique » où Frege expose par avance le problème posé par la thèse d’indétermination de Quine, et en détermine l’enjeu : le logique. « Il y a là une difficulté, qui tient à ce que nous pensons dans une certaine langue, et que la grammaire, qui a pour la langue une signification comparable à celle de la logique pour l’activité de juger, mêle ce qui est psychologique et ce qui est logique. Sans doute la même pensée peut-elle être exprimée dans différentes langues ; mais le harnachement psychologique, l’habillement de la pensée, seront souvent différents. C’est ce qui fait la valeur de l’apprentissage de langues étrangères pour l’éducation logique. En voyant que le vêtement linguistique de la pensée n’est pas constant, nous apprenons à mieux distinguer l’écorce verbale du noyau avec lequel il paraît s’être développé dans une langue déterminée. C’est ainsi que la diversité des langues facilite notre saisie de ce qui est logique » 10. Voilà exactement, à première vue, le mythe de la signification : la croyance en un noyau commun à toutes les langues, dont chacune ne serait qu’une « expression » différente. Pour Quine, il n’y a pas de langage prébabélien dont les langues seraient la « verbalisation ». La thèse d’indétermination de la traduction est donc une critique de l’idée de noyau linguistique, critique énoncée en termes de traduction radicale, mais qui vise un autre point : l’universalité du logique. Plus tard, dans « Use and its place in meaning », Quine semble commenter le début du Blue Book de Wittgenstein (que faisons-nous quand nous demandons la « signification d’un mot »). 9. Ibid., p. 139. 10. FREGE, Écrits posthumes, trad. fr. de J. Dubucs, p. 167. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « Ce contre quoi je m’insurge tout particulièrement, c’est l’idée d’une identité ou d’une communauté de sens sous le signe, ou d’une théorie de la signification qui en ferait une sorte d’abstraction supralinguistique, dont les formes du langage seraient le pendant, ou l’expression » 9. Charité, traduction radicale et prélogicité 67 « À titre provisionnel, considérons ce que nous faisons souvent lorsqu’on nous demande la signification d’un mot : nous le définissons en l’égalant à un mot ou un énoncé plus familier. Nous pouvons persister, donc, dans la vieille méthode qui consiste à donner des significations en citant des synonymes » 11. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « L’apport de la doctrine comportementale de la signification est théorique : elle tend à expliquer la relation de synonymie, la relation entre le mot dont on demande la signification et le mot ou l’énoncé plus familier que nous citons en réponse. Cette doctrine nous dit que cette relation de synonymie, ou de similarité (sameness) de signification, est une similarité d’usage » 13. Dans sa formulation même, c’est une question anthropologique : établir une équivalence entre des usages du langage. Le point est, à un premier niveau, anthropologique parce que ce qui est visé dans la question de la synonymie, c’est l’idée même d’un fondement commun à des usages, des langages et des cultures. Le véritable mythe de la signification n’est pas linguistique ni ontologique, c’est le mythe d’un noyau sémantique universel, l’illusion de Frege et Church — « selon laquelle nos énoncés si aisément intertraductibles seraient diverses incarnations d’un même verbalisme interculturel », que Quine appelle « mythe du musée ». « La sémantique non critique est le mythe d’un musée où les objets exposés sont des significations et où les mots sont des étiquettes. Changer de langage consiste à changer les étiquettes ». De ce point de vue, Quine critique ce qu’on appelle depuis Coffa la « tradition sémantique » plutôt que, comme on le croit souvent, la tradition empiriste. Le mot d’ordre classique de Schlick, par exemple, dont on a pris l’habitude de se moquer, selon lequel la signification d’un énoncé serait la « méthode de sa vérification », n’a rien d’incompatible avec l’indétermination et ne participe en rien au mythe de la signification. Comme l’a remarqué I. Hacking, la maxime de Schlick pourrait être parfaitement compatible avec une vision relativiste ou historique de la signification : si les méthodes changent, les significations aussi. L’argument anthropologique de la traduction s’avère ainsi le lieu d’un renver11. Theories and Things, p. 46-47. 12. Voir sur ce sujet S. LAUGIER, Du réel à l’ordinaire (1999). 13. Theories and Things, p. 47. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Comment établir la synonymie ? La réponse est simple, et quoique d’allure behavioriste, elle renvoie moins au comportement qu’en dernière instance à l’usage ordinaire 12 : Sandra Laugier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France sement philosophique radical, de la même portée que les thèses exprimées par T.S. Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques. Les deux ouvrages, celui de Quine (1960) et de Kuhn (1962) sont parus au même moment historique de mise en cause de la tradition sémantique, et attaquent tous deux, non pas (ce serait trop simple) la notion de vérité, mais, selon Quine, « une assurance de détermination ». Le fait que dans un texte plus tardif (« Reflections on my critics » 14) Kuhn revendique l’indétermination de la traduction, et construise un parallèle (problématique) entre indétermination et incommensurabilité, et que plus tard encore Quine et Kuhn aient été conjointement critiqués par Davidson sous le chef de l’« idée même de schème conceptuel », semble confirmer, malgré leurs différences, la proximité de leurs thèses au plan anthropologique. Pour mieux comprendre cet enjeu, il faut revenir aux origines des thèses de Quine. Dès 1937, dans les années qui suivent son retour à Harvard après sa rencontre avec Carnap, dans une de ses premières communications (« Is logic a matter of words ? » 15), Quine posait le problème du statut de la logique en rapport avec la traduction ; et il évoquait déjà (pour la première fois) la traduction radicale. L’enjeu est bien le fondement de la logique : si elle est fondée dans le langage, et, selon Quine, reprenant Carnap, « affaire de décision linguistique », cela règle-t-il son caractère a priori ? Telle est la difficulté à laquelle se heurte, comme le note d’emblée Quine, toute doctrine linguistique de la logique, et qui est examinée à l’époque dans « Truth by convention » (1935). Dans les années trente, l’argument qu’on peut appeler de la « logique sauvage » est mentionné à l’appui de cette doctrine : on ne peut faire autrement qu’attribuer aux mots logiques de la langue étrangère des significations similaires aux nôtres. « Une des principales vertus de cette doctrine est la clarté avec laquelle elle explique le caractère a priori de la logique. De plus, le fait que la logique soit inséparable du langage est indiqué par la difficulté à décider si certains sauvages partagent notre logique : car nous leur imposons notre logique à travers les critères utilisés dans la construction d’un dictionnaire de traduction ». La difficulté, qui va s’installer au centre de l’œuvre de Quine, est bien dans l’idée d’isoler une signification des connecteurs logiques. C’est l’objection que suggère Quine dès cette époque : « Cependant, dès lors que les faits ne sont pas exprimables sans l’aide de connecteurs logiques impliquant des lois logiques, on peut s’inquiéter de la restriction des lois logiques à la syntaxe ». 14. I. LAKATOS et A. MUSGRAVE, Criticism and the Growth of Knowledge (1970), p. 267. 15. Journal of Philosophy 34, 1937, p. 674 (il s’agit d’un bref abstract). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France 68 Charité, traduction radicale et prélogicité 69 « Une telle reconstruction donnerait substance à la doctrine linguistique de la logique — et pourrait, incidemment, rejoindre le programme empiriste de retracer les liens à l’observation de tous les énoncés ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France On retrouve l’argument de la « logique sauvage » quasiment à l’ouverture de « Carnap and Logical Truth », où Quine achève sa critique de la théorie linguistique (c’est aussi l’époque de From a Logical Point of View). Quine est conscient très tôt des enjeux conjointement logiques et anthropologiques de la traduction radicale, comme le montre l’allusion à Lévy-Bruhl que l’on trouve dans ce texte : la question de la vérité logique s’avère celle de l’identification du logique dans le cadre d’un langage ou d’une culture différents. En abandonnant, avec l’héritage de Carnap, la théorie linguistique ou conventionaliste des vérités logiques, Quine, paradoxalement, ne renonce pas pour autant à son argument contre la prélogicité. Il le revendique, au contraire, comme centre de sa thèse d’indétermination. L’argument de la prélogicité, renouvelé dans Word and Object, serait comme la survivance d’un noyau carnapien chez Quine. Mais Quine a alors élaboré sa perspective sur la traduction, et va associer, à l’argument de la logique sauvage, celui du fact of the matter. Le principe de charité va être le produit d’un mélange explosif — de la critique du mythe de la signification et de la question du logique : d’où la difficulté à en déterminer le sens anthropologique de manière univoque. Fact of the matter Dans « Carnap and Logical truth », l’exemple de la prélogicité était donné comme argument à l’appui de la théorie linguistique des vérités logiques (critiquée dans la suite du texte), pour preuve de l’« impossibilité de séparer les vérités de la logique des significations du vocabulaire logique ». L’interrogation sur la traduction de la logique est bien le point de départ de la réflexion de Quine sur la traduction radicale, non pas un cas particulier ou une étape du processus. Quine formule ensuite sa thèse de manière plus générale. La traduc- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France La critique de la signification qu’entreprend Quine à partir des années cinquante s’inscrit dans cette perspective ouverte en 1937 : avec la signification, ce seront les doctrines linguistiques de la logique qui se trouveront rejetées. La question devient alors celle de la possibilité de fonder la logique autrement que dans le langage, ou plutôt, dans la syntaxe : donc celle (des « Deux dogmes ») d’une redéfinition de l’empirisme, redéfinition conçue par Quine en 1937 comme une radicalisation plutôt qu’une révision. 70 Sandra Laugier tion « est indéterminée en ce sens : deux traducteurs pourraient développer des manuels de traduction indépendants, les deux étant compatibles avec tout le comportement verbal [...], et pourtant l’un proposerait des traductions que l’autre rejetterait ». L’indétermination réside dans la multiplicité des traductions possibles, non dans l’impossibilité ou la difficulté de la traduction. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France La thèse d’indétermination signifie qu’on traduit toujours dans sa propre langue, de l’intérieur (from within). « La méthode des hypothèses analytiques consiste à se catapulter dans le langage étranger avec la force acquise de la langue d’origine » 16. Ce point, radical, se résume pour Quine par le mot « ex pede Herculem ». « En projetant Hercule à partir du pied, il y a risque d’erreur, mais nous pouvons nous consoler avec le fait qu’il y a quelque chose sur quoi avoir tort. Dans le cas du lexique, nous n’avons pas d’énoncé du problème ; nous n’avons rien sur quoi le lexicographe puisse avoir tort ou raison » 17. Il n’y a pas, dit Quine, de fact of the matter de la traduction. Cette idée de « fact of the matter », évoquée lors d’une controverse avec Chomsky, est au centre de la thèse d’indétermination. « Là où s’applique l’indétermination de la traduction, il n’est pas réellement question de choix correct ; il n’y a pas de réalité de la question (no fact of the matter) » 18. Là où le linguiste croit découvrir quelque chose, il ne fait que se « projeter » dans la langue indigène avec les catégories de sa langue. « Le lexicographe en vient à dépendre de manière croissante d’une projection de lui-même, avec sa Weltanschauung indo-européenne, dans les sandales de son informateur » 19. Les catégories de la langue indigène ne sont pas découvertes, mais inventées par le linguiste. « Il n’y a pas moyen de dire dans quelle mesure le succès des hypothèses analytiques est dû à une réelle parenté de conceptions entre les indigènes et nous, et dans quelle 16. Word and Object, p. 70. 17. From a Logical Point of View, p. 63. 18. D. Davidson et J. Hintikka, Words and Objections (1969), p. 303. 19. From a Logical Point of View, ibid. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « La traduction demeure, et est indispensable. L’indétermination signifie, non pas qu’il n’y a pas de traduction acceptable, mais qu’il y en a beaucoup ». Charité, traduction radicale et prélogicité 71 Il n’y a pas de sens, ou plutôt pas de fact of the matter à la question, puisque le traducteur « lit » sa propre langue à l’intérieur de la langue indigène. Tel est le « point philosophique », mais aussi anthropologique, de la thèse de Quine : la traduction demeure interne, « immanente » à notre langue. Il n’y a pas plus d’exil hors de la langue apprise, ou de schème conceptuel qu’il n’existe de « point de vue angélique ». L’un et l’autre relèvent de la même illusion, dénoncée par Quine après Wittgenstein : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « On croit parfois que le meilleur moyen, pour apprécier à sa juste valeur notre manière provinciale de poser (positing) des objets et de concevoir la nature, serait de se tenir au-dehors, et de les confronter à un arrière-plan cosmopolite de cultures étrangères ; mais cette croyance est réduite à néant, car il n’y a pas de poû stô » 21. Constat paradoxal, mais peut-être pertinent du point de vue anthropologique : la publication de Tristes tropiques, ou du Journal d’ethnographe de Malinowski 22, ont contribué à dissiper l’illusion de l’empathie de l’anthropologue avec le sauvage (cf. la dépression et l’ennui profond de Malinowski en expédition ; voir extraits). Le « mythe de la signification » est peut-être le mythe de l’exil hors de sa culture. La traduction (at home) ne permet pas de contempler sa propre langue et son propre schème conceptuel « du dehors ». C’est alors que revient, dans une perspective nouvelle, la question du logique. La traduction de la logique, devenue dans Word and Object une étape dans le processus de la traduction radicale, propose une sorte de « modèle réduit » d’indétermination : les données du comportement ne permettent pas de décider la traduction des connecteurs logiques de la langue indigène. Or Quine affirme à plusieurs reprises que la traduction préserve les lois logiques : « Pour prendre le cas extrême, supposons que l’on dise de certains indigènes qu’ils acceptent comme vrais des énoncés traduisibles dans la forme « p et non-p ». À présent l’affirmation est absurde dans le cadre de nos critères sémantiques » 23. On a, sous une forme renouvelée, l’argument de « Carnap and Logical Truth ». Si l’on trouve, dans le manuel de traduction, un énoncé de la forme « p et non-p », c’est que le connecteur de négation a été mal traduit. À la différence de « Carnap 20. Word and Object, p. 77. 21. Ontological Relativity (1969), p. 6. 22. Journal d’ethnographe, par exemple p. 33-34, 67-71. 23. Word and Object, p. 58. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France mesure il est dû à de l’ingéniosité linguistique ou à d’heureuses coïncidences. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait un sens à poser la question » 20. Sandra Laugier and Logical Truth », Word and Object propose des critères comportementaux de traduction des connecteurs, qui seront repris et précisés dans Roots of Reference. Mais le problème demeure, et les données empiriques ne suffisent pas. Les critères de traduction de la logique ne sont finalement pas fondés sur le seul comportement indigène, mais sur notre logique, nos critères. « Et, sans vouloir être dogmatique à leur propos, quels critères pourrait-on leur préférer ? » 24 La logique échappe à l’indétermination. Il ne s’agit plus alors pour Quine de fonder la logique sur des critères de comportement, mais de la constituer ellemême en critère de traduction. Il enfonce le clou dans Philosophy of Logic. « Une bonne traduction impose notre logique sur les indigènes » 25. Nous ne pouvons faire autrement qu’interpréter la logique de l’indigène sur le modèle de la nôtre. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « Nous lui imputons notre logique orthodoxe, ou l’imposons sur lui, en traduisant son langage de manière adéquate. Nous intégrons la logique à (build the logic into) notre manuel de traduction. Et il n’y a pas là raison de s’excuser. Il faut bien asseoir la traduction sur quelque espèce de preuve, et laquelle serait meilleure ? » 26 Ici précisément se renverse l’argument de « Carnap and Logical Truth » : ce n’est plus l’« imputation » nécessaire de la logique à l’indigène qui est l’argument pour le caractère a priori de la logique, mais, à l’inverse, cette imputation même qui s’avère à justifier. Et c’est alors qu’intervient le principe de charité. Si nous imputons nos lois logiques à l’indigène, c’est en obéissant à un « impératif », à une « maxime ». Les données du comportement laissant une marge quant au choix de la logique à imputer ainsi — « une traduction perverse peut rendre les indigènes aussi étranges que l’on voudra » — il faut bien un principe pour décider, en l’absence de fact of the matter. Car il est toujours possible de traduire les énoncés de la langue indigène de manière à ce qu’ils soient « illogiques ». « Considérez, à ce propos, l’espagnol avec son “No hay nada”. Les amateurs de paradoxe peuvent le représenter comme défiant la loi de la double négation. Des traducteurs plus modérés peuvent compter “no” et “nada”, dans ce contexte, pour les deux moitiés d’une même négation » 27. La « mentalité prélogique » étant une « caractéristique injectée par de mauvais traducteurs », elle n’est pas la découverte d’une autre logique, mais une projection malencontreuse de notre logique. C’était déjà la structure de l’argument de 1954 : 24. Ibid. 25. Philosophy of Logic (1969), p. 82. 26. Ibid. 27. Word and Object, p. 59. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France 72 Charité, traduction radicale et prélogicité 73 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France La référence anthropologique (ici à Lévy-Bruhl) change de sens à partir des années soixante, et deviendra la recherche chez Quine, et surtout chez ses successeurs, d’un principe d’attribution de la logique : principe anthropologique donc, qu’il s’agira alors de justifier, éventuellement en s’appuyant sur des thèses ou des méthodes anthropologiques. Quine ne cesse de qualifier son exemple d’« artificiel » 29, voire de « pervers ». Il dit ne pouvoir donner d’exemple d’indétermination de la traduction. Mais cela ne l’empêche pas de revendiquer la validité générale de sa thèse, notamment pour le cas de la prélogicité, et de citer, en note, Malinowski, qui aurait évité aux habitants des îles Trobriand l’imputation de prélogicité, « en variant sa traduction des termes [...] de façon à éviter la contradiction » 30. Quine renvoie ici aux Jardins de Corail, et au chapitre intitulé « Une théorie ethnographique du langage ». L’enjeu est toujours le même : choisir entre sauver la logique, ou la signification. Lorsque le linguiste ou l’ethnologue, comme c’est fréquemment le cas, a le choix entre une modification de la signification et un changement dans la logique, il doit renoncer à changer la logique. Citons Malinowski : « Notre conclusion est donc que [...] la multiplicité des usages de chaque mot n’est pas due à quelque phénomène négatif comme la confusion mentale, la pauvreté du langage, un usage pervers ou insouciant » 31. La perversité est du côté du traducteur et non pas de l’indigène : ce principe méthodologique de Quine résumerait le préalable théorique indispensable, pour Malinowski, à toute recherche ethnographique. L’on en retrouve un écho classique chez Lévi-Strauss, qui met en garde contre toute projection d’irrationalité dans la pensée indigène : « L’ethnographie se dissoudrait alors dans une phénoménologie verbeuse, mélange faussement naïf où les obscurités apparentes de la pensée indigène ne seraient mises 28. The Ways of Paradox and others essays (1976), p. 109. 29. Ontological Relativity, p. 30. 30. Word and Object, p. 58. 31. Coral Gardens (1935), p. 72. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « On peut mettre ce point en évidence en évoquant une caricature d’une doctrine de Lévy-Bruhl, selon laquelle il y a des peuples pré-logiques qui acceptent comme vrais certains énoncés auto-contradictoires. Supposons qu’elle affirme que ces indigènes tiennent pour vrai un certain énoncé de la forme “p et non-p”. Ou — pour ne pas trop simplifier — qu’ils tiennent pour vrai un certain énoncé indigène de la forme “q ka bu q” dont la traduction en anglais a la forme “p et non-p”. Mais qu’est-ce que c’est que cette traduction ? Quelle a pu être la méthode du lexicographe ? » 28 74 Sandra Laugier en avant que pour couvrir les confusions, autrement trop manifestes, de celle de l’ethnographe » 32. « En en retraçant les étapes, les anthropologues transforment en gouffres insurmontables les frontières culturelles vagues et irrégulières qu’ils n’avaient pas trouvées si difficiles à traverser, protégeant ainsi leur propre sens de l’identité et offrant à leur public juste ce qu’il a envie d’entendre » 33. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Il est donc clair que la thèse sceptique de Quine va contre certaines formes de différencialisme, qui consistent à attribuer des formes de pensée radicalement différentes des cultures primitives. On a parfois utilisé Lévy-Bruhl en ce sens, quant à l’idée du prélogique accréditant, comme le dit très bien Bruno Karsenti dans sa présentation des Carnets, « une version plus pernicieuse encore de l’ethnocentrisme — celle d’une ethnologie différencialiste pour laquelle la différence ne serait en définitive que l’alibi d’une expulsion ». La thèse de Quine serait alors un argument définitif contre ce différencialisme, et s’inscrirait contre une lignée ethnologique, représentée par exemple par ce que Lévi-Strauss a appelé l’« illusion totémique ». Dans Le totémisme aujourd’hui, il démontrait que le totémisme n’était qu’un artifice, une caractéristique « injectée », pour reprendre le mot de Quine, par des hypothèses de traduction malencontreuses. « Le totémisme est une unité artificielle, qui existe seulement dans la pensée de l’ethnologue, et à quoi rien de spécifique ne correspond au dehors » 34. Cette critique se prolonge naturellement dans La pensée sauvage, où Lévi-Strauss critique d’emblée l’illusion selon laquelle les primitifs seraient inaptes à la pensée abstraite. On se retrouve, apparemment, loin de Lévy-Bruhl, qui semblait ainsi réfuter dès 1949, l’année — celle des Carnets — où paraissent les Structures élémentaires de la parenté. Au départ, la thèse de Quine (notamment dans « Le mythe de la signification ») visait les thèses issues du relativisme linguistique sur les différences de Weltanschauung, et spécifiquement l’idée, que l’on trouve chez E. Sapir et B.L. Whorf, selon laquelle certains peuples, de par leur langage, auraient une vision du monde complètement différente de la nôtre, au point qu’il 32. Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss (1950), p. 46. 33. D. SPERBER, « Apparently irrational beliefs », in Rationality and relativism, éd. Hollis et Lukes, p. 180. 34. Le totémisme aujourd’hui, p. 14. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Et récemment chez D. Sperber, qui accuse les anthropologues de créer artificiellement la différence et l’irrationalité en décrivant leur travail sur le terrain a posteriori : Charité, traduction radicale et prélogicité 75 faudrait renoncer à nos catégories de pensée pour les comprendre ou en rendre compte. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Ce que critique Quine, c’est précisément l’illusion d’avoir découvert quelque chose lorsque, comme Whorf, on attribue, à partir d’une analyse arbitraire de leur langue, certaines conceptions par exemple aux Indiens Hopi. Il s’agit toujours d’une projection de nos propres catégories. « Il faut savoir si nous comparons des réalités culturelles, ou seulement des fantasmes, issus de nos modes logiques de classification », disait Lévi-Strauss, citant Löwie 35. À quoi on peut là encore comparer un passage sceptique de Word and Object : « Nous pouvons alternativement nous étonner de l’inscrutabilité de la pensée indigène et nous étonner de voir combien l’indigène nous est semblable, alors que dans un cas nous avons simplement raté la meilleure traduction, et que dans l’autre nous nous sommes mieux appliqués à lire nos propres modes provinciaux dans la parole indigène » 36. Mais précisément, comme on va le voir maintenant : il y a bien deux cas parallèles, et la thèse de Quine pourrait porter autant contre les prétentions universalistes de certains usages de la charité, que contre les illusions différencialistes. C’est ici qu’il peut être utile de revenir sur un point de départ de la thèse de Quine : Lévy-Bruhl et la prélogicité, qui ont constitué la première occasion pour Quine d’énoncer le principe de charité. Les limites de la charité : lectures de Lévy-Bruhl La thèse d’indétermination de Quine, et son corrélatif, le principe de charité, malgré leur allure prima facie relativiste, sont parfois utilisés contre l’idée de différence culturelle ou de « mondes différents » (expression fameuse de Sapir). En effet, s’il y a un arbitraire dans l’attribution des croyances à l’indigène, pourquoi alors lui attribuer un système de croyances différent du nôtre ? On 35. Ibid. 36. Word and Object, p. 77. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « B.L. Whorf a récemment souligné que les profondes différences qui séparent les langues reflètent en fin de compte les différences qui séparent les manières de penser, de concevoir le monde [...] Ce qui se présente, en réalité, c’est la difficulté d’établir une corrélation quelconque entre ces deux cultures, ou le caractère indéterminé de cette corrélation ». Sandra Laugier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France pourrait se dire que dans le doute (ou plutôt l’absence de fact of the matter), mieux vaut traduire la pensée indigène de manière proche, ou, dirait Quine, « parochial ». Mais Quine met en garde contre cette tendance aussi. Lors d’une conférence (non publiée), intitulée « Meaning and the alien mind », prononcée en 1965 devant le département d’anthropologie de Wesleyan University, Quine remarquait, à propos du contraste qu’établirait la traduction radicale entre deux langues : « plus grand le contraste, plus suspect il est, plus superficiel le contraste, plus inintéressant ». La traduction ne saurait être un instrument d’« assimilation » intégrale de la langue indigène à la langue du traducteur : comme le note Quine, la « découverte » de catégories semblables aux nôtres chez les indigènes est aussi arbitraire que celle d’une mentalité prélogique. Dans « Meaning and the alien mind », Quine critiquait par avance l’invocation devenue rituelle du principe de charité. « La charité, dans le domaine linguistique comme dans le domaine économique, ne doit pas être poussée à l’extrême ; elle efface la communication et détruit le langage » 37. On constatera que, très curieusement, la thèse d’indétermination de Quine, qui ressemble fort pour certains à un argument relativiste, peut aussi bien être utilisée dans une perspective inverse (c’est le cas de beaucoup d’arguments quinéens d’ailleurs). S’il y a un arbitraire dans l’attribution des croyances à l’indigène, pourquoi lui attribuer des croyances différentes de la nôtre ? Le débat sur le relativisme induit par les thèses de Quine et de Kuhn (par exemple, dans le recueil classique Rationality and Relativism) est probablement un résultat de cette ambiguïté de la thèse d’indétermination. On pourrait en effet se dire que dans le doute (ou l’absence de fact of the matter), mieux vaut traduire la pensée indigène de manière, comme dirait Quine, « parochial ». Le risque induit malgré tout par une telle attitude, on le voit assez nettement chez Malinowski, et plus tard, sur un plan plus général, chez Davidson, est, par une « rationalisation » excessive, d’effacer tout contraste intéressant entre la pensée sauvage et notre pensée, ou entre la langue étrangère et notre langue. À vouloir « imposer » la logique bivalente à la langue étrangère, par exemple, ne va-t-on pas éliminer toute différence de pensée ? On peut en effet se demander s’il est si aisé de mettre sur le même plan (alors que Quine a toujours bien distingué les différents niveaux de la traduction radicale) la traduction (ou l’imposition) de la logique dans la langue étrangère et l’attribution de croyances à l’étranger. Plus généra37. In « Meaning and the alien mind », 1965, texte inédit que je suis très reconnaissante au Pr. Quine de m’avoir communiqué. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France 76 77 lement, on peut se demander si le risque n’est pas tout aussi grand d’éliminer tout contraste entre les cultures que d’attribuer des croyances fantaisistes. La traduction ne saurait être un instrument d’« assimilation » intégrale de la langue indigène à la langue du traducteur : comme le fait remarquer Quine dans sa conférence « Meaning and the alien mind » (et il est dommage que ce texte ne soit pas plus connu des apôtres actuels de la « charité »), la « découverte » de catégories semblables aux nôtres chez les indigènes serait aussi arbitraire que l’attribution d’une quelconque mentalité prélogique. Quine conclut d’ailleurs par l’étonnante revendication d’une « morale pratique », qui n’a rien, justement, de moral : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « S’il y a dans tout cela, en attendant, une morale pratique pour nous guider, c’est qu’il nous faut être sceptique quant à tous les contrastes culturels fondés sur ce que disent les indigènes ». Penser que la « charité » est une solution au problème posé par Quine, comme en général aux questions d’interprétation, ressemblerait alors à un refus de voir la radicalité de sa thèse. Quine a bien vu qu’il était tout aussi impossible d’assimiler entièrement la pensée indigène que de la voir comme radicalement différente de la nôtre. Et l’on peut encore le rapprocher ici de Lévi-Strauss : « Entre l’absurdité foncière des pratiques et des croyances primitives, proclamée par Frazer, et leur validation spécieuse par les évidences d’un prétendu sens commun, invoqué par Malinowski, il y a place pour toute une science et pour toute une philosophie » 38. Sans entrer plus avant dans ces débats, nous souhaiterions revenir, pour finir, sur la question de la prélogicité. L’argument de Quine, dans « Carnap and Logical Truth », voulait « enlever toute signification à la doctrine selon laquelle il y aurait des peuples prélogiques » 39. À cette occasion, Quine parle, on l’a vu, de « caricature des doctrines de Lévy-Bruhl ». Il prend garde (précaution qui n’a pas été toujours celle de ses successeurs) de ne pas attribuer à Lévy-Bruhl l’idée que précisément il vise dans le passage, selon laquelle certains peuples n’auraient aucune logique, ou une logique radicalement différente de la nôtre. Or, il semble que ce ne soit pas un hasard : Quine, assez au fait de la culture européenne avant et pendant son séjour des années trente en Europe, connaît sans doute le débat autour de Lévy-Bruhl et de la mentalité prélogique. L’enjeu de l’idée de prélogique, pour Lévy-Bruhl, n’est pas seulement culturel, mais épistémologique : la question qu’il pose, exactement comme, à la même époque, 38. La pensée sauvage, p. 99. 39. The Ways of Paradox and others essays (1969), p. 109. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Charité, traduction radicale et prélogicité 78 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France dans le champ de l’histoire des sciences, Meyerson (autre référence de Quine), est bien celle de la diversité des chemins de l’activité logique, et de l’unité du logique. Il semble donc que ce soit ce problème qui est repris par Quine en 1937, puis en 1954, pour ensuite acquérir sa forme définitive, bien différente, en 1960 dans le cadre de la thèse d’indétermination de Word and Object. Il est donc fourvoyant de voir l’usage fait par Quine du prélogique, à travers le prisme de la « charité » et des débats actuels, comme une arme dans le juste combat du rationalisme contre le relativisme (emblématisé ici par Lévy-Bruhl). D’abord parce que Quine ne parle quasiment jamais de rationalité ; ensuite, plus précisément, parce qu’il connaît bien la complexité des positions de Lévy-Bruhl, comme le montrent certaines de ses références à l’auteur. Word and Object (contrairement à « Carnap and Logical Truth ») renvoie de manière précise aux Carnets (p. 130 sq.) en signalant en note, de façon particulièrement lucide, l’abandon de la prélogicité par Lévy-Bruhl. P. Engel, dans un article très éclairant 40, a dissipé le malentendu qui pourrait faire croire que Lévy-Bruhl est un tenant du relativisme. La réédition récente des Carnets devrait permettre de régler la question. Lévy-Bruhl revient en effet sur l’idée du caractère prélogique, qu’il nomme une « hypothèse mal fondée » (p. 60), avec des arguments qui annoncent ceux de Quine. « En essayant de mieux définir la caractéristique de la mentalité primitive au point de vue logique, c’est-à-dire en quoi précisément elle diffère de la nôtre à ce point de vue, je comprends pourquoi le mot prélogique a soulevé tant d’objections, en partie justifiées. Je n’ai pas été suffisamment prudent en parlant de “contradiction” » (Carnets, p. 9). Le tournant le plus important a lieu p. 131, au moment où Lévy-Bruhl renverse les termes du problème anthropologique. Il ne s’agit pas de montrer, par l’examen de l’esprit primitif, la multiplicité contre l’unité des formes de pensée humaines — ou l’inverse. Vers la fin des Carnets, Lévy-Bruhl énonce d’ailleurs comme une évidence : « Les esprits des primitifs ont la même capacité de penser que les nôtres, et quand ils pensent en effet, ils pensent comme nous : ils sont hommes comme nous » (p. 229). Le problème n’est plus de savoir comment pensent les primitifs. Il est plutôt, pour citer B. Karsenti, « de savoir si nous ne pensons pas comme les primitifs ». Ainsi, dans le passage des Carnets auquel précisément renvoie Quine dans Word and Object, Lévy-Bruhl note : 40. « Interprétation et mentalité prélogique », Revue philosophique, 1989. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Sandra Laugier Charité, traduction radicale et prélogicité 79 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France La conclusion ultérieure de Quine — que l’indétermination commence, ou revient, at home, qu’elle affecte notre propre langue et culture, et que, en définitive, la multiplicité des traductions est interne à notre interprétation de nous-mêmes — semble faire écho à cette pensée du dernier Lévy-Bruhl, qui n’affirme pas tant l’unité de l’esprit humain que la complexité de toute mentalité collective. L’extraordinaire radicalité avec laquelle Lévy-Bruhl revient sur ses positions dans les Carnets ne doit cependant pas faire oublier celle de ses œuvres antérieures, qui furent probablement la première source anthropologique de Quine (avant les théories américaines), et qui ont tout aussi bien contribué à l’élaboration, chez lui, du problème de la traduction radicale. Dès Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), Lévy-Bruhl précisait : « Faut-il en inférer que ces représentations [des primitifs] obéissent à une logique autre que celle de notre entendement ? Ce serait trop dire, et l’hypothèse dépasserait ce que les faits permettent d’affirmer. [...] En outre, l’idée d’une logique autre que celle de notre entendement ne saurait être pour nous qu’un concept négatif et vide » (Les fonctions mentales, p. 68). Certes, la mentalité prélogique se définit comme n’évitant pas systématiquement la contradiction ; mais pas comme illogique. « Prélogique ne doit pas non plus faire entendre que cette mentalité constitue une sorte de stade antérieur, dans le temps, à l’apparition de la pensée logique. A-t-il jamais existé des groupes d’être humains ou préhumains, dont les représentations collectives n’aient pas encore obéi aux lois logiques ? Nous l’ignorons : en tout cas, c’est peu vraisemblable. Du moins, la mentalité que j’appelle prélogique, faute d’un nom meilleur, ne présente pas du tout ce caractère. Elle n’est pas antilogique ; elle n’est pas non plus alogique » (Les fonctions mentales, p. 79). Dans Les fonctions mentales, il s’agissait moins pour Lévy-Bruhl de promouvoir l’idée de prélogique en elle-même que de poser de manière nouvelle le problème du logique : de renoncer, contre l’école anthropologique anglaise (cf. son introduction, § IV), à rendre compte du fonctionnement mental par l’unicité (psychologique) de l’esprit humain, et à « ramener d’avance les opérations mentales à un type unique, et à expliquer toutes les représentations Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « Il n’y a pas une mentalité primitive qui se distingue de l’autre par deux caractères qui lui sont propres (mystique et prélogique). Il y a une mentalité mystique plus marquée et plus facilement observables chez les « primitifs » que dans nos sociétés, mais présente dans tout esprit humain » (p. 131). 80 Sandra Laugier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France « Je ne soutiens pas (aujourd’hui moins que jamais) qu’il existe une mentalité propre aux « primitifs ». Il y a dans leur mentalité une partie considérable qui leur est commune avec la nôtre. Pareillement, il y a dans la mentalité de nos sociétés une partie (plus ou moins considérable) qui lui est commune avec celle des « primitifs ». On peut, pour la commodité de l’exposé, séparer cette partie du reste, et pour la décrire et l’analyser plus aisément, la considérer de préférence chez les « sauvages », en lui laissant l’appellation de mentalité primitive — étant bien entendu que c’est quelque chose d’humain et qui ne se rencontre pas exclusivement dans les sociétés dites primitives, et qu’on la rencontre aussi chez les autres » (Carnets, p. 165). On serait encore tenté de rapprocher ce point de la thèse de Quine : l’ethnographie, comme la traduction radicale, n’a pour but ni de mettre en évidence des différences radicales du penser, ni de démontrer à l’inverse l’unité psychologique de l’espèce humaine. Elle veut faire surgir, par l’affirmation de la communauté du primitif et du non-primitif, une pluralité immanente de la pensée. Ce qui revient, en quelque sorte, pour citer Quine, à nous reconduire at home, et à nous rendre notre culture étrangère à nous-mêmes. Qu’il n’y ait là rien de relativiste, au sens actuel et polémique du terme, on peut le constater en associant Lévy-Bruhl et un philosophe des sciences dont il fut très proche, Émile Meyerson. Tout un chapitre du Cheminement de la pensée 41 est consacré au rapport entre « Le physicien et l’homme primitif » 42, où Meyerson compare sa démarche à celle de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive, suggérant que l’homme de science du passé, comme le primitif, « ne sort pas pour cela du moule général de notre intellect » 43. Lorsque nous attribuons au primitif (comme à l’homme de science du passé) une pensée radicalement différente de la nôtre, nous ne voulons pas voir qu’il pense comme nous, ou plutôt que nous pensons comme lui : 41. Le cheminement de la pensée (1931). 42. Ibid., p. 49-88. 43. Ibid., p. 83. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France collectives par un mécanisme psychologique et logique toujours le même » (p. 20). La question du logique va donc se poser, non à partir de la psychologie individuelle, mais de l’« étude comparée de divers types de mentalité collective ». C’est ce comparatisme qui détermine la méthode de Lévy-Bruhl, et il n’a rien de différencialiste : il s’agit bien plutôt de montrer, comme le diront les Carnets, la difficulté d’une définition du logique, dès lors qu’on renonce à le fonder ou à le définir par un fonctionnement univoque de l’esprit humain. Charité, traduction radicale et prélogicité 81 « Le primitif a mal jugé, mais il n’en a pas moins pensé comme nous avons l’habitude de le faire, et l’on ne peut prétendre qu’il est illogique qu’en l’affirmant en même temps de notre pensée à nous » 44. « C’est là que l’histoire des sciences est susceptible de nous tirer d’embarras, car elle nous montre une pensée dont le progrès s’opère selon les principes mêmes qui dirigent la nôtre, alors que les conclusions auxquelles elle aboutit sont si différentes de celles dont nous avons l’habitude » 45. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Cette problématique de Meyerson, s’appropriant ainsi les thèses de Lévy-Bruhl, associe de manière novatrice l’anthropologique et l’épistémologique, pour faire de l’identité du logique une condition de la diversité conceptuelle. Cette similitude entre la pensée de Meyerson et celle de Lévy-Bruhl a été relevée dès 1926 par Koyré 46, et il est clair qu’elle s’est en quelque sorte confirmée par la suite, lors de l’émergence, dans les années soixante, de deux épistémologies anthropologiques : celle de Quine bien sûr, qui cite Meyerson dans « Les deux dogmes » et celle de Kuhn, qui cite Identité et réalité comme un des livres qui l’a le plus influencé, avec Word and Object. Kuhn reprend le thème de la traduction radicale dans « Reflections on my critics » 47, où il identifie la tâche de l’historien des sciences à celle du traducteur. L’habitude est plutôt de rapprocher Quine et Kuhn sous l’accusation commune de relativisme ou de « schème conceptuel ». Mais il semble pertinent de relever cet héritage commun, qui montre peut-être quelque chose de la difficulté théorique qu’il y a à se fonder sur Quine, et sur le principe de charité, pour en tirer des « conséquences » pour l’anthropologie ou les sciences humaines aujourd’hui. C’est en réalité que la thèse de Quine s’enracine dans une problématique anthropologique : la question paradoxale, ouverte au début du siècle, d’un fondement anthropologique du logique — inséparable de l’idée, qui émerge alors, que la diversité même des voies de l’activité logique pourrait faire surgir son unité, et si l’on ose reprendre l’expression de Frege, « faciliter notre saisie de ce qui est logique ». Et la charité dans tout ça ? — serait-on maintenant en droit de demander. Il semble pour finir que l’idée même d’un principe de charité (qu’il soit méthodologique voire moral) prenne les choses à l’envers, et évite la difficulté soulevée 44. Ibid., p. 84. Voir aussi les remarques de B. Karsenti, présentation des Carnets, p. XIII. 45. Ibid., p. 85. 46. A. KOYRÉ, compte rendu de La Scolastique et le Thomisme par L. ROUGIER, Gauthier-Villars, 1925, Revue philosophique, 1926, p. 462-468. 47. In I. LAKATOS et A. MUSGRAVE, Criticism and the Growth of Knowledge, op. cit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France L’ethnologue va alors procéder comme l’historien des sciences, en montrant comment l’unité de la pensée se donne précisément sous l’aspect du divers. 82 ici. La question n’est pas tant celle des justifications du principe de charité (on en trouvera toujours, ou jamais) que celle de son sens même. La thèse d’indétermination est bien, en tant que telle, une position anthropologique, et pas un argument à « servir » (de manière arrogante ou modeste, peu importe) aux sciences humaines. Elle porte aussi bien contre le relativisme que contre l’universalisme. Quine, avec son ironie habituelle, mentionnait, au début de son autobiographie, à propos d’un souvenir d’enfance en Ohio, l’« excitation du chemin étrange vers chez soi » qui structure, en quelque sorte, toute sa démarche — the strange way home. Ce serait finalement l’inverse exact de la charité : non pas rendre l’étranger aussi proche de nous que possible, mais nous rendre le familier aussi étranger que possible. Tel pourrait être le but d’une anthropologie philosophique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.158.144.112 - 05/10/2016 22h26. © Presses Universitaires de France Sandra LAUGIER Université d’Amiens BIBLIOGRAPHIE Cahiers de Royaumont (1962), La philosophie analytique, Paris, Minuit. DAVIDSON, D. et HINTIKKA, J. (1969), Words and Objections, Dordrecht, Reidel. DAVIDSON, D. (1994), Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, trad. fr. de P. Engel, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon. ENGEL, P. 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