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déviance et société 2016, vol. 40, n° 1, pp. 51-77 51 Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris Annamaria Colombo Haute école de travail social Fribourg Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Noémie Pulzer Haute école de travail social Fribourg Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Michel Parazelli École de travail social, Université du Québec-Montréal La mobilisation des Enfants de Don Quichotte en hiver 2006-2007 visait à attirer l’attention politique et citoyenne sur les conditions des sans-abri à Paris. De par son caractère inhabituel, cette mobilisation a bouleversé les rapports entre les acteurs concernés par la question du sans-abrisme et du mal-logement à Paris et entraîné une reconfiguration de la prise en charge de ces populations. Sans nier les effets de cette mobilisation sur la prise en charge des sans-abri en France, cet article s’intéresse plutôt aux représentations des sans-abri et aux modalités de l’action à leur égard que l’analyse de ce « cas d’étude » permet de révéler. Paris, hiver 2006-2007. L’image de ces tentes rouges alignées sur les bords du canal Saint-Martin a fait le tour des télévisions du monde et marqué les imaginaires. Un groupe de citoyens1 qui se fait appeler « Les Enfants de Don Quichotte » (EDDQ) a appelé tous les citoyens, sans-abri ou non, à se mobiliser en occupant les bords du canal Saint-Martin pour dénoncer les conditions indécentes des mal-logés et à constituer « un véritable contrepouvoir [aux pouvoirs publics] s’attachant à proposer des réponses adaptées et à militer activement pour une autre politique du logement » (EDDQ, Site web). Cette action spectaculaire d’appropriation de l’espace public a attiré un peu moins de 300 personnes, principalement des personnes sans domicile fixe, qui ont campé au bord du canal durant environ cinq mois. Stars de cinéma et personnalités connues s’y succèdent, soutenant ce geste en faveur des plus démunis. Sceptiques au début, la plupart des organismes sociosanitaires actifs auprès des personnes sans domicile fixe à Paris rejoignent également la mobilisation et apportent leur aide. Dans son discours du Nouvel An, le Président de la République 2 annonce des mesures politiques en faveur des sans-abri. Deux « cellules de 1 La forme masculine est utilisée dans le présent document pour faciliter la lecture. Cette disposition ne reflète en rien une discrimination basée sur le genre et les termes s’appliquent aussi bien au genre féminin qu’au genre masculin. 2 Il s’agissait de Jacques Chirac. 52 déviance et société crise » sont mises en place pour trouver des solutions de relogement des campeurs. Sur le plan politique, le Plan d’action renforcé en faveur des sans-abri (PARSA) est mis en place, prévoyant notamment la création de 160 000 logements sociaux et la proposition d’une solution d’hébergement durable à toute personne vivant en centre d’hébergement d’urgence, et une loi instituant le droit au logement opposable (DALO) est adoptée. Cette loi est considérée comme une « véritable révolution dans la structure même du droit positif français » (Calais, 2007, 102), car il inscrit le logement comme un droit que l’État doit garantir. Autour du mois d’avril 2007, seuls quelques sans-abri demeurent sur le campement, mais la plupart ont disparu, officiellement relogés. C’est bien le cas pour une partie d’entre eux, mais d’autres se retrouvent quelques mois plus tard à nouveau dans les rues de Paris3. Malgré l’obtention d’avancées, dont principalement le PARSA et le DALO, le bilan général de la mobilisation du canal Saint-Martin est assez mitigé, car les engagements pris par le gouvernement n’ont pas été entièrement tenus. Concernant le PARSA, des places en centres d’hébergement d’urgence ont bien été transformées en centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ou en centres de stabilisation, toutefois aucune nouvelle place n’a été créée et ces changements profitent surtout à ceux qui étaient déjà pris en charge, alors que les autres ont toujours autant de difficulté à accéder à un soutien. Le DALO reste difficilement applicable, car le nombre de logements disponibles ne permet pas à tous ceux qui peuvent faire appel à ce droit de « sortir du système par le haut » : « l’insuffisance du nombre de logements sociaux pénalise au premier rang les personnes sans domicile, celles qui sont en queue de la file d’attente » (Alet-Ringenbach, 2008). Doutreligne (2010) explique la difficulté à appliquer la loi DALO notamment par le fait que même si elle correspondait à des revendications des associations et des réflexions des pouvoirs publics qui s’élaboraient depuis les années 1990 déjà, son adoption dans la précipitation a nui à sa qualité et à la performance de son application. Il n’en reste pas moins que cette irruption d’un nouvel acteur dans l’intervention auprès des sans-abri4 à Paris, des citoyens indignés, s’appropriant l’espace public pour dénoncer les conditions des sans-abri et « mal-logés », a obligé les autres acteurs – professionnels du secteur socio-sanitaire, acteurs politiques et sans-abri – à se (re)positionner au sujet des enjeux entourant le partage de l’espace public et la prise en charge de ces personnes. Un enjeu est entendu ici au sens d’une tension entre différentes façons de voir et de résoudre un problème entre deux groupes d’acteurs, à l’intérieur d’un groupe ou au sein d’une même personne (Parazelli et al., 2013). En ce sens, cette mobilisation constitue un révélateur intéressant des différentes représentations relatives au partage de l’espace public et à la prise en charge des sans-abri, qui peuvent être en tension. 3 Voir Colombo, Pulzer et Parazelli, 2012, pour l’historique détaillé des étapes de la mobilisation effectué sur la base d’une revue de presse des années 2005 à 2010, dans les quotidiens Le Monde, Le Parisien et Le Temps, complétée par différents documents produits par les acteurs impliqués dans la mobilisation, ainsi que des analyses scientifiques du mouvement. 4 Nous reprenons dans cet article l’appellation de « sans-abri » pour désigner les personnes à la rue en gardant à l’esprit qu’il s’agit bien d’une situation vécue de façon temporaire ou durable par certaines personnes et qui prend place dans des trajectoires complexes qui ne se réduisent pas à cette seule dimension d’absence de logement. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 53 Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche5 (Colombo et al., 2012) qui avait pour objectif de dégager les représentations des sans-abri et de l’action publique qui leur est destinée, à partir des positions exprimées par différents acteurs par rapport à l’occupation des bords du canal Saint-Martin par les EDDQ. Cet événement est donc considéré comme un « cas », au sens de la méthodologie de l’étude de cas, c’est-àdire des « contextes locaux d’interaction », qui « se forment dans le temps et dans l’espace et par lesquels s’éprouvent concrètement les rapports sociaux » (Hamel, 1989, 129) et qui permettent de fournir une analyse en profondeur des phénomènes dans leur contexte (Yin, 2002 ; Gagnon, 2008). L’approche adoptée considère que notre relation au monde et aux autres se fonde sur nos représentations sociales, système d’interprétation qui oriente et organise les conduites et les communications sociales (Jodelet, 1989, 53). Dans ce sens, l’objectif de cette recherche était de dégager les représentations des sans-abri et de leur prise en charge qui ont guidé (entre autres) les prises de position des acteurs dans le cadre de cette mobilisation6. Avant de présenter les résultats de cette recherche, il semble important de situer, dans la première partie de cet article, cette mobilisation dans un contexte international et local marqué par des enjeux concernant la régulation de l’espace public et l’intervention auprès des sans-abri, qui n’est pas sans influencer les représentations des acteurs. La deuxième partie de cet article présente les repères normatifs mobilisés par les acteurs pour comprendre, juger et agir face à l’occupation des bords du canal Saint-Martin. La dernière partie propose une mise en lumière des modalités d’action publique à l’égard des sans-abri qui se dégagent de cette étude de cas. Régulation de l’espace public et enjeux de l’action publique destinée aux sans-abri L’appel des EDDQ à occuper les bords du canal Saint-Martin avec des personnes marginalisées s’est caractérisée tout d’abord par son caractère inhabituel. Non seulement il était initié par de « simples » citoyens indignés, mais le lieu choisi pour l’occupation est un quartier associé par tous les répondants de notre enquête à la fois à un lieu touristique et à un quartier « bobo » (bourgeois-bohème), en d’autres termes, un quartier dégageant plutôt des prégnances de propreté et de prospérité. Ce lieu aurait également une importance symbolique, participant à nourrir l’imaginaire urbain parisien, puisqu’il a servi de décor à plusieurs films. Mais c’est aussi un lieu qui est perçu par les répondants de notre enquête comme dégageant des prégnances de tolérance, associées à la population qui y vit. Considérée comme 5 Cette recherche (non-commanditée) a été possible grâce au soutien financier de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), en particulier le Réseau d’études aux confins de la santé et du social (RECSS) et de la Haute école de travail social de Fribourg, ainsi que du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada. 6 Ces « théories spontanées » sont des versions de la réalité perceptibles à travers les images ou les mots (Jodelet, 1989, 52). 54 déviance et société relativement aisée, son mode de vie est néanmoins caractérisé d’alternatif et les répondants lui attribuent les avantages de la jeunesse, une propension à l’écoute et une proximité avec les problèmes des sans-abri. Ces caractéristiques pouvaient laisser supposer une plus grande ouverture à des formes de marginalité que des quartiers axés sur les affaires ou des quartiers plus bourgeois, par exemple. Ainsi, malgré son caractère inhabituel, les occupants pouvaient espérer compter sur la solidarité du voisinage, ce qui semble d’ailleurs s’être avéré, particulièrement au début du mouvement. Ce caractère inhabituel de l’occupation, renforcé par une importante couverture médiatique, a permis d’établir un rapport de force avec les autorités politiques, parce qu’il en était d’autant plus visible et permettait d’interpeler la population. Les répondants estiment que son caractère massif a également contribué à augmenter à la fois la visibilité et la position de force du mouvement, de par son caractère dérangeant. La mobilisation a été d’autant plus visible qu’elle a duré plusieurs mois, ce qui a par ailleurs entraîné des enjeux de gestion du quotidien qui n’étaient pas prévus dans le projet initial, plutôt envisagé sur le court terme. Le choix stratégique du lieu était d’autant plus important que cette mobilisation est intervenue dans un contexte de globalisation de l’économie qui place les grandes villes dans une situation de concurrence économique qui n’est pas sans incidences sur la gestion de l’espace public (Rousseau, 2008). La concurrence entre les villes pour attirer acteurs et activités les plus rentables, ainsi que la création de nouveaux espaces de flux auraient pour conséquence une segmentation socio-professionnelle accrue, une fragilisation des ménages face au risque de pauvreté et une augmentation des phénomènes d’exclusion et d’isolement (Sassen, 2002 ; Brenner, 2004). Des auteurs comme Ghorra-Gobin (2000), Perraton et Bonenfant (2009) ou Parazelli (2009) constatent que cette pression économique entraîne une privatisation des lieux publics, de plus en plus considérés comme des espaces de consommation de biens, de services et d’expériences et qu’elle tend à considérer la présence des populations marginalisées comme des nuisances publiques ou des menaces pour la sécurité. En outre, Garnier (2008) constate que les logiques de « revitalisation » et de « réhabilitation » visent surtout à dissimuler une logique de classe : réserver les espaces « requalifiés » à des gens de qualité. […] Le quartier va donc mieux, mais pas pour les mêmes personnes. Une telle gestion de l’espace urbain remet en question la définition sociologique de l’espace public qui, selon Ghorra-Gobin (2000), représente une forme exemplaire d’urbanité, en tant que mise en scène de la société civile, ouverte à tous, sans discrimination. Or, si selon Abel (2005), le concept d’urbanité fait référence à l’idée d’une cohabitation qui tient compte de la diversité, sans renier les spécificités individuelles, ni s’enfermer dans des différences incompatibles, ce concept n’est pas doté d’emblée d’attribut démocratique. Il renvoie en effet aux […] relations que les êtres humains doivent entretenir entre eux quand ils habitent une ville et qu’ils doivent coexister dans cet espace (Capron, Monnet, 2000, 9). Il est donc question des modalités particulières du vivre ensemble en ville, lesquelles peuvent prendre la forme d’une privatisation partielle de l’espace public visant à y produire une « vibration heureuse » rendant l’expérience urbaine attractive (Simonnet, 2005). D’ailleurs, le contexte actuel pousse les grandes villes à investir dans les espaces publics non seulement pour assurer la cohésion sociale, mais aussi pour offrir un cadre de vie attractif et concurrentiel sur les plans culturel, résidentiel et commercial (Fleury, 2007). Cette tendance de mise en marché de l’espace public peut mettre à mal le principe Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 55 du droit d’accès à tous et toutes sans discrimination, caractéristique d’une définition démocratique de l’urbanité. Par exemple, l’appropriation de l’espace par les sans-abri7 est perçue comme un obstacle au développement des centres-villes (Mitchell, 1997 ; Parazelli, 2000 ; Doherty et al., 2008 ; Parazelli et al., 2013). C’est notamment le cas à Paris, où leur présence dans les gares, les métros ou les places publiques est l’objet d’une médiatisation importante contribuant à la visibilisation du phénomène (Garnier-Muller, 2000). À cette visibilité médiatique correspond aussi une plus grande visibilité physique, qui peut s’expliquer par une plus grande « porosité » des espaces publics, entraînant une plus grande ouverture physique des lieux à la présence des SDF (Damon, 2002 ; Rullac, 2008). Cette plus grande visibilité physique des SDF n’amène pas pour autant une plus grande visibilité politique, car elle engendre des réactions individuelles qui ne se transforment pas forcément en actions politiques. Cette visibilité ne signifie pas non plus que les gestionnaires des espaces publics et les citoyens soient plus tolérants face à la présence de SDF dans les espaces publics et cette situation crée des tensions liées au partage de l’espace public (Damon, 2002 ; Hatzfeld, 2005 ; ZeneidiHenry, 2005). Dans plusieurs sondages effectués entre 1996 et 2000, le nombre de SDF apparaît comme l’une des préoccupations principales des Parisiens concernant leur ville (derrière l’insécurité, la propreté, le trafic de drogue et l’immigration clandestine, notamment) (Damon, 2010, citant des chiffres de l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP) et de la Société française d’enquêtes par sondages (SOFRES)). Face à ces enjeux, les politiques d’intervention auprès des sans-abri oscillent entre sécurité et solidarité. Sur le plan de la sécurité, plusieurs auteurs constatent une tendance à limiter l’accès aux lieux publics pour les SDF en France (Damon, 2002 ; Gaboriau, Terrolle, 2007). Des pratiques de dissuasion d’utilisation de ces lieux s’observent, notamment par la construction de mobilier urbain empêchant les SDF de les détourner de leur usage prévu (Bouché, 2000 ; Terrolle, 2004) ou, par des mesures légales telles que l’adoption d’arrêtés anti-mendicité (Rullac, 2008). Ces attitudes visant à réduire l’accès des lieux publics aux populations jugées indésirables peuvent alors conduire à une privatisation de ces espaces publics qui se fait au détriment des personnes marginalisées (StavoDebauge, 2003 ; Fossier, Gardella, 2006 ; Pichon, 2010 ; Garnier, 2008 ; Rullac, 2008). Non seulement elles limitent leurs possibilités de survie en limitant leur accès aux ressources disponibles dans ces espaces (Pichon, 2010), mais elles questionnent également la démocratie, car les espaces publics sont l’un des rares lieux où ces populations peuvent revendiquer, par leur visibilité, une reconnaissance en tant que membres légitimes de la société (Mitchell, 1997, s’appuyant sur Fraser, 1990). 7 La question du terme à utiliser pour qualifier les personnes qui n’ont pas de domicile ainsi que les situations à prendre en compte est largement débattue dans la littérature (voir notamment Loison, 2006 ; Brousse, 2006 ; Damon, 2010). Le choix d’un terme n’est pas anodin, car il peut désigner des réalités différentes et par-là même, renvoyer également à des représentations différentes sur les situations à prendre en considération pour parler du phénomène évoqué, ainsi que sur les réponses à y apporter en termes d’intervention sociale et/ou de politique à l’égard de ces personnes. La dénomination « personne à la rue » ou « sans-abri » est privilégiée dans cet article, car elle met l’accent sur le rapport à l’espace. Les propos utilisés par les répondants eux-mêmes sont également privilégiés, afin de rester au plus proche de leurs représentations. 56 déviance et société La solidarité est surtout de type caritatif et peu de politiques ou de dispositifs visent à agir sur les causes structurelles de la pauvreté (Garnier-Muller, 2000). À cela s’ajoute la coopération difficile entre les villes qui tentent de se débarrasser de la responsabilité de porter secours à des populations jugées indésirables, les réactions de type NIMBY 8 de leurs citoyens étant susceptibles de constituer un coût politique important. Paris se trouve particulièrement confrontée à ce dilemme. Pour éviter un effet d’appel d’air, les gestionnaires du dispositif d’aide aux SDF de la capitale maintiendraient l’offre d’hébergement toujours en-dessous de la demande (Noblet, 2010). Le dispositif d’intervention auprès des SDF fait lui-même l’objet de nombreuses critiques de la part des milieux scientifique et associatif, principalement en ce qui concerne les interventions qui relèvent de l’urgence sociale (maraudes, hébergement dans les centres d’urgence, prise en charge médicale d’urgence…). Différentes critiques sont formulées par les auteurs, qui rapportent en partie aussi les reproches de personnes sans-abri, concernant les conditions d’hébergement dans les centres d’hébergement d’urgence : notamment les conditions d’hygiène souvent médiocres, la violence physique et symbolique à laquelle les SDF y sont exposés ou encore l’absence d’intimité (voir notamment Zeneidi-Henry, 2002 ; Benoist, 2009 ; Pichon, 2010). Les interventions qui ont lieu dans le cadre de l’urgence sociale s’axent souvent principalement sur la prise en charge sociale et sanitaire des SDF. Elles sont critiquées, car elles simplifient le problème des sans-abri en le réduisant à une problématique de soins psychologiques et psychiatriques, sans prendre en compte les variables structurelles (conjoncture économique, manque de logements sociaux, etc.) (Noblet, 2010). La logique du système est aussi critiquée, parce qu’elle ne permet pas de donner les moyens aux personnes qui ont le plus de difficultés de sortir du dispositif de l’urgence (Soulié, 1997 ; Damon, 2002). Paradoxalement, ce sont les structures qui s’occupent des personnes qui ont le plus de difficultés qui sont dotées du personnel le moins bien qualifié et au statut le plus précaire (Damon, 2002). On voit que le choix des modalités d’action publique à privilégier à l’égard des populations marginalisées ne se fait pas sans tensions entre ces populations, les professionnels socio-sanitaires qui interviennent auprès d’elles, les commerçants, les résidants et les acteurs politiques. Or, si certains de ces acteurs associent ces tensions à des enjeux de compétitivité et de globalisation, d’autres les comprennent davantage en termes d’appropriation différente des espaces publics (Fleury, 2010). C’est pourquoi il apparaît important de comprendre les représentations de ces acteurs, c’est-à-dire les repères qu’ils sollicitent pour expliquer, juger et agir face à la présence des sans-abri dans l’espace public. À cet égard, le cas de la mobilisation des EDDQ comporte l’avantage d’avoir cristallisé les positions des principaux acteurs concernés, notamment des citoyens (les EDDQ), des sans-abri, des acteurs socio-sanitaires et des acteurs politiques 9. C’est pourquoi nous 8 De l’anglais Not In My Back Yard. Acronyme apparu pour la première fois en 1980 dans le quotidien américain Christian Science Monitor et repris depuis tel quel dans plusieurs langues. Cette appellation se dit d’une attitude d’opposition qui ne dénonce pas une pratique ou un fait social en soi, mais plutôt les nuisances qui y sont associées dans le voisinage direct. 9 Les résidents et commerçants du quartier occupé ont également été impliqués, mais par manque de moyens, ils n’ont pas pu être inclus dans l’enquête. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 57 avons analysé les positions développées par ces acteurs dans le cadre de la mobilisation de EDDQ, dans le but de mettre au jour différentes représentations de la présence des sans-abri dans la rue sur lesquelles elles se fondent. Positions des acteurs face à la mobilisation des EDDQ et représentations de la présence des sans-abri dans la rue Ces résultats s’appuient sur les données récoltées lors d’une enquête de terrain menée à Paris entre 2009 et 2011, au cours de laquelle des entretiens ont été réalisés auprès de 28 acteurs impliqués dans la mobilisation10, dont 3 représentants de l’association Les Enfants de Don Quichotte, 8 personnes sans-abri ayant campé sur les bords du canal SaintMartin, 8 représentants d’organismes socio-sanitaires œuvrant auprès des sans-abri et 9 représentants des autorités politiques (Mairie et État11 ). Ces répondants ont été recrutés par le biais d’informateurs-clé, notamment pour les sans-abri, par des professionnels intervenants auprès d’eux, puis par le biais de la technique « boule de neige ». Les entretiens, semi-dirigés, ont été réalisés sur le lieu de vie ou de travail des personnes interrogées ou dans un lieu public (café, parc) choisi par l’interlocuteur. Les questions posées, de manière adaptée à chaque groupe d’acteurs, ont permis d’explorer les thématiques suivantes : historique de la mobilisation et motivations d’implication et/ou mandat, intentions et objectifs poursuivis, manière de comprendre et de juger ses propres stratégies d’actions et celles des autres acteurs impliqués, évaluation des résultats de sa propre action et des suites données à l’épisode. Les propos des acteurs ont été analysés à l’aide d’une grille inspirée de la méthode d’analyse transdisciplinaire des pratiques sociales de Karsz (2004), permettant de mettre au jour les repères normatifs sur lesquels s’appuient leurs représentations, soit leurs différentes façons de comprendre (repères cognitifs), de juger (repères éthiques) et d’agir (repères politiques) face à la présence des sans-abri dans l’espace public, à partir de la position développée dans le cadre de l’occupation des bords du canal Saint-Martin12. 10 Par souci de confidentialité, les répondants sont présentés dans leur fonction au masculin et leur position institutionnelle exacte n’est pas révélée. 11 Les représentants de la Mairie occupaient des fonctions au sein de la Direction de la Protection et de la Prévention, ainsi que du Cabinet de l’Adjoint du Maire à l’exclusion. Les représentants de l’Etat étaient issus de la Préfecture, ainsi que du ministère de la Cohésion sociale. Une partie de ces répondants occupaient des postes décisionnels et d’autres avaient des fonctions plus exécutives. 12 Il s’agit ici d’une reconstitution a posteriori d’un positionnement, puisque l’enquête a été menée après la mobilisation. Or, ce qui nous intéresse est moins la position « réellement » occupée par ces acteurs lors de la mobilisation que les représentations de la présence des sans-abri dans l’espace public que révèle leur discours sur ce positionnement. Il s’agit davantage de mettre à jour des logiques de sens que de vérifier la concordance des propos avec les actions menées au moment de la mobilisation. 58 déviance et société Positions et représentations des Enfants de Don Quichotte Le mouvement des Enfants de Don Quichotte a été initié par la famille Legrand (la mère et ses deux fils), principalement Augustin, comédien et leader à la fois charismatique et dirigeant le mouvement de façon ferme (selon les dires des répondants). Ils ont été rejoints par des amis et sympathisants pour former le « noyau » de cinq à six leaders de ce mouvement se voulant citoyens et apolitiques, dont font partie les trois répondants rencontrés dans le cadre de l’enquête. Pour deux d’entre eux, tout le monde, y compris les personnes à la rue, a besoin de pouvoir s’approprier un espace pour pouvoir y habiter, mais l’espace public n’est pas fait pour y habiter (repère cognitif ). La rue est considérée comme indigne et elle interpelle la responsabilité politique de l’État (repères éthiques). L’occupation de l’espace public constitue un moyen d’instaurer un rapport de force avec le gouvernement (repère politique) : Pour nous, ça a jamais été une solution d’hébergement, la tente. Ça a été une solution comme un moyen de manifester. Mais jamais on s’est dit qu’on allait créer un centre d’hébergement avec des tentes, non. S’il est d’accord sur le fond, le troisième répondant nuance cette position, en considérant que l’occupation de l’espace public avec des tentes n’est pas uniquement un moyen de protestation, mais qu’elle peut constituer une forme d’habitat précaire (repère cognitif ). Dans ce sens, l’occupation de l’espace public constituerait une manière alternative et citoyenne de « faire la ville » face à l’inaction du gouvernement (repères éthique et politique). Positions et représentations des sans-abri Parmi les personnes sans-abri ayant campé au bord du canal qui ont été interrogées, deux positions différentes relatives à la mobilisation des EDDQ ont pu être mises en évidence. La diversité de leurs profils donne un aperçu de l’hétérogénéité des campeurs ayant participé à l’événement. Les membres du premier groupe de campeurs s’inscrivent dans une dynamique qu’on peut qualifier de « rue affirmée ». Ils ont en commun un important parcours de rue. Ils n’ont pas de difficulté à s’afficher comme sans-abri et c’est d’ailleurs à partir de leur expérience de la rue et de leur bonne connaissance des difficultés qui y sont associées qu’ils expliquent leur implication dans la mobilisation des EDDQ. C’est notamment le cas de Roger 13, d’origine française, la cinquantaine avancée, qui a passé une trentaine d’années dans la rue. Il a rejoint le mouvement des EDDQ dès le début de leur action, en participant notamment à la bande-annonce qui visait à inciter les citoyens à camper sur le canal, et il y est resté jusqu’en mars 2007. À l’issue de l’événement, il a pu être logé dans un studio géré par Emmaüs, dans lequel il vit toujours au moment de l’entretien. Comme les campeurs partageant cette position, il considère sa participation à cette mobilisation comme une occasion d’affirmer son appartenance à la rue et de militer pour un changement social (repère politique) : « Quand j’ai vu qu’Augustin faisait ça, j’ai dit : “ Vaut mieux y aller, plus on est nombreux, plus on est solidaires, plus les pouvoirs vont être obligés de se dire, et lâcher du mou ”. » Leur appartenance à la rue est pour ces répondants un ressort leur permettant de s’engager de façon militante en vue d’améliorer leur situation et celle des autres personnes à la rue (repère éthique). L’idée de changement social est 13 Tous les prénoms sont fictifs afin de préserver l’anonymat des interlocuteurs. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 59 exprimée à travers des expressions comme faire avancer les choses, faire évoluer le truc, faire quelque chose qui se remarque, faire bouger les choses. Ces répondants expliquent leur situation de vie à la rue comme un choix contraint (Parazelli, 2002) qu’ils mettent en lien avec l’inaction du gouvernement et l’impuissance des institutions d’aide médicosociale à leur venir en aide (repère cognitif ). Le but de s’impliquer dans le mouvement initié par les EDDQ était de faire évoluer la situation de l’hébergement et du logement sur le plan collectif, en contribuant à l’action à partir de leur propre expérience de la rue et du système d’hébergement (repère politique). Ils se disent toutefois déçus des effets de la mobilisation. Momo, la cinquantaine et Laila, d’une vingtaine d’années plus jeune, tous deux d’origine maghrébine, forment un couple et ils ont vécu dans la rue durant plusieurs années et dans plusieurs pays européens. Habitant sous une tente sur les bords du canal dès le début de l’occupation, ils ont pu figurer sur la liste des personnes qui ont obtenu une solution d’hébergement en priorité. Depuis la fin de l’occupation, ils habitent ensemble dans un studio dans une maisonrelais mise à disposition par la Mairie de Paris, tout en militant en faveur des personnes qui sont encore dans la rue. Ils se disent néanmoins déçus par l’attitude du leader qui ne reconnaissait pas suffisamment leur implication et semblait poursuivre ses propres intérêts. Ils sont en outre plusieurs à dénoncer le fait que des solutions d’hébergement n’ont été trouvées que pour une partie des personnes qui campaient sur les bords du canal (en particulier les 280 personnes qui figuraient sur la liste prioritaire) et que les personnes qui ont pu bénéficier d’une aide n’étaient pas toujours celles qui en avaient le plus besoin. C’est notamment ce qu’exprime Pascal, chauffeur poids-lourds d’origine française, âgé d’une trentaine d’années et aux prises avec des problèmes de toxicomanie, qui alterne depuis une vingtaine d’années entre des séjours dans la rue, dans des squats et au sein de structures d’aide médico-sociale. Il a pu être logé dans un immeuble mis à disposition par la Mairie de Paris, après avoir été orienté dans un premier temps vers un établissement réquisitionné pour héberger les campeurs du canal, mais dont il juge les conditions indignes. Il estime néanmoins que les personnes les plus précarisées ont été oubliées dans les opérations dites de « relogement » qui ont suivi la mobilisation : On oublie toutes les personnes qui sont plus de 10 ans, 15 ans à la rue. Alors c’est sûr que il y a eu quelque chose de déclencheur. C’est bien qu’Augustin et son frère et les personnes autour aient déclenché ce truc, mais il y a toutes ces personnes dont on ne parle pas ou dont on ne parlait pas… Lorsque des solutions d’hébergement ont été trouvées pour des personnes sans-abri, elles n’étaient pas toujours appropriées, comme le montre la première proposition offerte à Pascal par exemple (il n’est pas le seul). Plusieurs raisons sont évoquées par les répondants, selon le type d’hébergement et la population concernée. Des contraintes associées au manque de liberté et à la rigidité des règles en hébergement sont relevées. En plus de ces contraintes, l’investissement du logement peut constituer une difficulté car « habiter dépasse la matérialité du logement, l’investissement domestique suppose une intégration dans un espace donné, des liens avec un environnement […] [alors que] la rue peut être dans les faits plus habitée et habitable qu’un logement. Les échecs de relogement se résument à des échecs dans la création d’un espace domestique » (Zeneidi-Henry, 2002, 69-70). 60 déviance et société Même s’il logeait toujours dans le studio qui lui avait été proposé à l’issue des événements, Roger avoue avoir eu beaucoup de difficulté à s’approprier son logement en raison notamment du temps passé dans la rue et de son sentiment d’appartenance important à ce milieu : « Régulièrement je sortais, j’oppressais ici. Puis tout doucement, ben voilà. Heureusement, il y a plein de gens qui m’ont aidé, aussi. » Le deuxième groupe de campeurs s’inscrit dans une logique qu’on peut nommer « rue honteuse ». Ces répondants considèrent la possibilité de participer à la mobilisation des EDDQ comme une opportunité de trouver une alternative à la rue. Contrairement aux répondants s’inscrivant dans une logique de « rue affirmée », ils considèrent le fait d’être à la rue comme une déchéance et une voie sans issue. Ils se considèrent comme les victimes d’un système inégal qui les a amenés à adopter ce mode de vie malgré eux (repères cognitifs). C’est par exemple le cas de Rachid, un homme d’une quarantaine d’années d’origine algérienne, père de deux enfants. Se disant « en galère » suite à sa rupture avec sa femme, il a néanmoins dormi pour la première fois à la rue lorsqu’il a rejoint le campement. Inscrit dans la liste des personnes rencontrées par la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) à l’issue de l’événement, il a obtenu une solution d’hébergement dans le même foyer que Pascal. Depuis, il a été hébergé dans trois foyers différents. Il considère qu’être dans la rue, c’est être en galère, au fond, vraiment dans la merde et qu’il est préférable de voler que de vivre à la rue. Fred, âgé d’une trentaine d’années, dormait sous une tente sous un pont depuis plus de dix ans avant de rejoindre le mouvement des EDDQ. Il considère la vie à la rue comme sans issue possible autre que la mort (ce mode de vie n’est pas une vie). Au moment de l’entretien, il dort toutefois encore sous une tente sur un quai de Paris. Ces répondants se distinguent des occupants de la rue comme les SDF et des clochards et ils considèrent leur passage à la rue, voire en foyer, comme provisoire. Se définissant plutôt comme un galérien que comme un SDF, Rachid explique que les personnes qui restent trop longtemps à la rue perdent toute volonté de s’en sortir. Karim, qui a réussi à maintenir un emploi durant les 25 jours qu’il a passés sur le campement, estime que vivre à la rue ne permet pas de construire la vie stable à laquelle il aspire et qui est notamment garantie par le fait d’avoir un emploi, mais aussi un logement. Il associe aussi la vie en foyer d’hébergement à quelque chose d’honteux. Au moment de l’entretien, il travaille comme chauffeur poids-lourds suite à une formation offerte par Emmaüs et il loge dans un centre d’hébergement géré par Emmaüs, forme d’habitat qu’il ne considère pas comme un logement et qu’il associe à un sentiment de honte : « Je veux bien être chez moi, par exemple, c’est honteux pour moi, j’aimerais bien si j’étais chez moi, vous inviter parce que dans neuf mètres carrés, même si toujours, il y a… J’aimerais bien être chez moi, je suis très pressé pour être chez moi, le temps que je serai chez moi, je serai un autre. » Davantage centrés sur la dimension individuelle que collective de l’expérience de la rue et de la mobilisation des EDDQ, ces répondants se réfèrent principalement aux valeurs de reconnaissance et d’égalité pour juger leurs actions et celles des autres (repères éthiques). Selon eux, les populations marginalisées ont surtout besoin d’attention et d’être reconnues comme des personnes « normales », à l’égal des autres citoyens, afin de pouvoir s’en sortir. C’est cette reconnaissance qu’ils ont trouvée sur le canal et de la part du leader des EDDQ, alors qu’ils ne l’avaient pas trouvée auprès des institutions d’aide socio-sanitaire. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 61 C’est notamment le cas de Lucian, d’origine roumaine, la cinquantaine. Expulsé de France au début des années 2000, il y est retourné en situation illégale. Vivant dans la rue, il a rejoint le campement du canal Saint-Martin depuis le début de l‘occupation, dans l’espoir d’obtenir un logement. Plusieurs solutions d’hébergement lui ont été proposées, mais les règles imposées, notamment les limitations de vie en couple, l’ont amené à retourner vivre dans la rue. Au moment de l’entrevue, il dort sous une tente dans la rue, sous les rails du métro aérien. Ces répondants s’expriment surtout dans le registre affectif. Lucian estime par exemple que la Mairie de Paris, c’est pas méchant, c’est des bonnes personnes. C’est comme si pour eux le plus important était d’être reconnu sur le plan affectif, avant de l’être sur le plan social, comme en témoignent ces propos de Rachid : « [Augustin,] je l’aime bien, c’est un mec gentil, il est cool. Quand je parle avec lui, il me prend pas pour un SDF. […] C’était genre, on a un lien, comme de la famille. » Dans cette logique, le fait de rejoindre le mouvement des EDDQ est moins considéré comme une occasion de mobilisation politique qu’une opportunité pour trouver une réponse personnelle à leur situation (plus de sécurité, la possibilité de partager ses soucis, un logement, une opportunité de gagner un peu d’argent) (repères politiques). Il s’agit toutefois pour eux d’une solution de dernier recours. Cette occupation demeure à leurs yeux une occupation de la rue, qu’ils interprètent davantage en termes d’effets potentiellement négatifs sur eux, si elle se prolonge, que dans sa dimension militante. Positions et représentations des organismes socio-sanitaires Le secteur de l’aide aux personnes sans-abri à Paris est constitué d’un grand nombre d’associations et organisations étatiques ou paraétatiques qui interviennent sur un continuum de pratiques allant du bas seuil et de l’intervention d’urgence (par exemple, maraudes du Samu Social) à des actions se situant davantage au niveau du conseil et du développement des politiques de logement et d’hébergement (par exemple, l’action de la Fondation l’Abbé Pierre), en passant par la gestion de centres d’hébergement, notamment. La politique de prise en charge des SDF et des mal logés est une constellation complexe d’acteurs publics, parapublics et privés, où il est difficile de distinguer qui oriente et prend les décisions (Hatzfeld, 2005 ; Noblet, 2010). L’action lancée par les EDDQ, association qui était jusque-là inconnue dans le milieu de l’intervention, a suscité la méfiance des acteurs de ce milieu. Toutefois, la majorité de ceux que nous avons rencontrés affirment qu’ils se reconnaissaient dans les revendications défendues par les EDDQ et il y a notamment un consensus clair sur le fait que les solutions d’hébergement et de logement au moment de l’entretien ne sont pas adaptées pour les personnes sans-abri. Cependant, simultanément, ces répondants éprouvaient des résistances à s’associer à cette action en raison de son caractère radical d’affrontement face au gouvernement (la plupart des associations dépendent financièrement de ce dernier), de l’absence de confiance en raison de leur non-connaissance de ses leaders et de leur crainte d’une instrumentalisation des personnes sans-abri. On peut également voir dans leur réflexe de retrait une attitude visant à défendre leur terrain d’intervention face à de 62 déviance et société simples citoyens qui pourraient être vus comme cherchant à se l’approprier. Plusieurs organismes se sont néanmoins décidés à rejoindre le mouvement, que ce soit dès le début lorsque les EDDQ les ont sollicités pour signer une charte contenant leurs revendications ou dans le courant de l’action, pour apporter leur aide à la gestion des problèmes se présentant sur le campement, ou enfin sur mandat de l’État, pour gérer le relogement des personnes ayant campé sur le canal (FNARS, Samu Social, Cœur des Haltes). Deux tendances principales se dessinent dans les représentations de la rue et de l’action des EDDQ des répondants rencontrés et deux autres tendances à la fois plus minoritaires et plus critiques. La première position, surtout défendue par des associations n’œuvrant pas directement sur le terrain et définissant leur mission comme plutôt politique (Fondation Abbé Pierre, FNARS), rejoint l’analyse des EDDQ en expliquant la présence de personnes à la rue par une défaillance de la politique du logement (repère cognitif ). La participation à la mobilisation est considérée comme un moyen de s’affirmer en tant qu’acteur politique, mais à la différence des EDDQ, elle se base sur un positionnement d’expert de l’intervention auprès des sans-abri. Il s’agit de constituer l’opposition politique qui n’existe plus réellement au niveau du gouvernement (repère politique). Les repères éthiques qui soustendent cette position sont la reconnaissance et la responsabilité politiques du problème des personnes sans-abri dans une visée démocratique. La plupart des répondants des associations œuvrant directement sur le terrain (Emmaüs, Médecins du Monde, Secours catholique, Cœur des Haltes, Samu social) se reconnaissent eux aussi dans ces revendications politiques et y voient aussi une opportunité de se positionner politiquement sans prendre trop de risques, puisque le rapport de forces avec le gouvernement semblait établi. Toutefois, leur positionnement professionnel les amène à accorder tout autant, si ce n’est davantage d’importance à la prise en charge des personnes à la rue. Dans cette perspective, la rue est considérée comme un lieu significatif pour les personnes qui y vivent (repère cognitif ). Les repères éthiques qu’ils sollicitent sont la dignité des personnes à la rue et la justice sociale, à travers la reconnaissance politique, mais aussi celle de la population, des problèmes que vivent les personnes à la rue. Mais ils mettent surtout de l’avant des valeurs associées à leur responsabilité sociale d’intervenants d’assurer la survie de ces personnes (responsabilité humanitaire), de les aider et leur offrir un accompagnement social, à travers une intervention basée sur la proximité, la participation, le respect de la particularité des situations et l’égalité, comme le souligne un travailleur social du Secours catholique : « Il y avait quelque chose de très positif, c’est que, la participation des gens. Là, nous, c’était qu’il fallait surtout pas rater, au moins suivre de près le fait que les gens soient impliqués eux-mêmes, des gens en difficulté impliqués. » S’ils n’adhéraient pas à tous les principes défendus par les EDDQ, ils considéraient que leur action s’intégrait dans une lutte commune pour apporter des changements à la situation des personnes à la rue et à la représentation sociale de celles-ci, comme l’exprime ce même répondant : – Alors il faut rester prudent, bien sûr, on n’allait pas emmener notre assoc’ n’importe comment, n’importe où. Et en même temps je trouvais dommage que nous, [nom de l’association], on soit pas là, à ce moment-là, parce que c’est vraiment quelque chose d’assez unique. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 63 – Pourquoi c’était important justement d’être là, parce que c’était quelque chose d’unique ? – Parce que c’était un moment, ouais, c’était un tournant, je pense, pour la vision qu’on pouvait avoir de ces gens-là. Leur participation à la mobilisation des EDDQ a été vécue comme une occasion de redéfinir les pratiques d’intervention, notamment en allant vers les personnes dans la rue, plutôt qu’en les recevant dans les institutions (repères politiques). Deux organismes ont défendu des positions qui s’écartent de ces positions majoritaires : le Samu social et Médecins du Monde. Ces deux organismes se sont montrés critiques vis-à-vis de la mobilisation des EDDQ, le premier considérant que les tentes distribuées étaient un obstacle à l’intervention, le second que le fait de déplacer les personnes sans domicile sur un campement ne respectait pas leur autonomie. Pour le représentant du Samu social, qui occupe un poste à responsabilité dans cet organisme, la présence des personnes à la rue est une situation qui pose problème sur le plan humanitaire et demande une intervention d’urgence (repère cognitif ) : « Il y a des gens qui sont à la rue, à qui on peut pas proposer un logement, parce que leur état de santé physique, psychique ou même leur état sanitaire leur permet pas. » Le risque d’instrumentalisation est particulièrement souligné (repère éthique), c’est pourquoi cet organisme s’est distancé des EDDQ (repère politique). Pour le représentant de Médecins du Monde, qui occupe lui aussi un poste à responsabilité au sein de l’association, la rue est considérée comme un lieu significatif pour les SDF, c’est pourquoi il est important d’intervenir auprès d’eux là où ils sont et non de les déplacer, par exemple dans un campement (repère politique). Ce répondant adhère à l’idée que l’occupation de l’espace par les personnes sans-abri doit être visibilisée pour leur conférer une existence sociale : « Un SDF, on peut l’enjamber, mais une tente, on va pas, on va la voir. » Toutefois, cette visibilisation n’a de sens que si elle rend compte des lieux que les personnes occupent réellement dans la ville. Ainsi, s’il adhère à des principes éthiques tels que la dignité, la proximité de l’intervention et la reconnaissance de l’existence sociale des personnes sans-abri, il estime que le moyen utilisé par les EDDQ (le campement) contredit d’autres principes importants qui sont ceux du respect de la liberté et de l’autonomie des personnes à la rue, ainsi que l’égalité dans la relation aidant-aidé (repères éthiques), d’où une position critique face à cette mobilisation. Positions et représentations des acteurs politiques Le point de vue des autorités politiques est représenté par des acteurs de la Mairie de Paris, ainsi que de l’État français. En effet, l’occupation de l’espace public initiée par les EDDQ comporte la difficulté de concerner plusieurs domaines d’intervention, qui relèvent pour certains de la responsabilité de l’État (problématiques du logement, de l’exclusion, de la sécurité) et pour d’autres de celle de la Mairie (gestion de l’espace aux abords du canal Saint-Martin), ce qui a rendu l’intervention plus complexe encore. 64 déviance et société En ce qui concerne la Mairie de Paris, un répondant est, au moment de la mobilisation, membre du Cabinet de l’Adjoint du Maire à l’exclusion et un deuxième est Chargé de mission à la Ville de Paris. Les trois autres répondants occupent des fonctions de cadres au sein de la Direction de la Protection et de la Prévention (DPP) au moment de l’entretien14. Deux tendances se révèlent à travers les propos de ces répondants. Comme ils n’occupaient pas ces fonctions lors de la mobilisation, les trois cadres de la DPP s’expriment peu sur le cas précis de la mobilisation, mais plutôt sur l’intervention face à la présence des sans-abri dans l’espace public. Ils partagent une position qui considère qu’aucun citoyen ne peut s’approprier l’espace public de façon privée, car il appartient à tout le monde. La présence de citoyens dans l’espace public doit se caractériser par le mouvement, ce qui entre en contradiction avec l’immobilité que représente l’installation des personnes sans-abri dans la rue (occupation privée de l’espace, insalubrité) (repères cognitifs). La référence à l’immobilité se traduit par le recours à des termes comme se fixer ou s’installer dans la rue, mis en opposition avec un mouvement d’aller et venir. Cette position est affirmée de façon particulièrement forte par l’un de ces trois répondants qui est cadre opérationnel de l’Unité d’assistance aux sans-abri de la DPP : « Je suis pas partisan de fixer les gens à la rue : distribuer des tentes, c’est pas forcément rendre, si vous voulez, rendre service aux personnes, parce qu’on va les fixer. Donc c’est bien gentil, vous savez, de dire : bon, ben on distribue plein de tentes, on fait venir les médias et vous avez toutes les vedettes qui viennent, qui sont filmées, etc. Et puis bon, les pauvres gens, ils restent à la rue. » L’immobilisme renvoie à une occupation privée de l’espace public, alors que les autorités politiques ont, du point de vue de ces répondants, la responsabilité de faire en sorte que celui-ci soit partagé de façon équitable entre tous les citoyens et qu’il ne soit pas approprié par une population au détriment des autres. En parlant de l’appropriation de l’espace public en termes d’emprise, les propos de ce même cadre renvoient à l’image de l’invasion de l’espace public par une population, au détriment des autres. Mais par ailleurs, ce répondant estime que la Ville se trouve face à un devoir d’intervention, alors qu’un autre cadre de la DPP parle de devoir moral, pour offrir aux sans-abri un meilleur environnement que la rue, considérée comme malsaine. Ainsi, sur le plan des repères politiques, les interventions de ces répondants visent à trouver un équilibre entre la nécessité de rendre l’espace public aux citoyens, comme l’exprime le Chargé de Mission de la Ville, et la volonté du maire d’assurer un traitement social des exclus. Les décisions prises par ces répondants quant aux interventions à privilégier visent à faire disparaître les sans-abri de l’espace public sans recourir à la force, en privilégiant, par exemple, la persuasion sociale, comme le dit un des cadres de la DPP, des actions sur le mobilier urbain visant à ne pas rendre la rue trop confortable ou encore, en prenant garde de préserver les biens personnels lors d’évacuations de campements, comme le mentionne le cadre opérationnel de l’Unité d’assistance aux sans-abri. La deuxième position est défendue surtout par le membre du Cabinet de l’Adjoint du Maire à l’exclusion, qui s’est impliqué également à titre d’élu dans la mobilisation et même à titre personnel. Sa position, soutenue par la Délégation du Maire à l’exclusion, était de 14 Malgré nos tentatives, il n’a pas été possible de rencontrer les personnes qui occupaient ces fonctions au moment de la mobilisation. Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 65 faire d’emblée confiance au mouvement. Cette position diffère néanmoins de la position institutionnelle de la Mairie, se tenant plutôt en retrait, de peur de devoir résoudre un problème relevant de la compétence de l’État. Cette position est en partie partagée par le Chargé de Mission, qui se dit « opérateur de terrain » en ce qui concerne les questions de sans-abrisme. Ce répondant a toutefois une position plus ambivalente, tenant parfois un discours allant davantage dans le sens de la première position. Leurs interventions lors de la mobilisation visent à assurer un accompagnement adéquat aux personnes sans-abri, en permettant le dialogue entre les différents acteurs intervenant auprès d’eux (repères éthiques et politiques). Malgré une réticence face aux moyens utilisés, ces répondants considèrent que les revendications des EDDQ sont en cohérence avec les préoccupations de la Ville. C’est ce qui leur permet de justifier leur intervention directe pour soutenir les interventions logistiques et humanitaires sur le campement, ainsi que les opérations de « relogement » des campeurs (repères politiques). Au sein de l’État, deux hauts cadres du Cabinet du ministre de la Cohésion sociale, ainsi qu’un haut cadre et un autre membre du Cabinet du Préfet de Paris15 ont pu être interrogés dans le cadre de l’enquête. On distingue trois positions parmi ces répondants, qui apportent toutes leur réponse à ce qui est perçu comme un enjeu majeur : la préservation de l’image de l’État. La première position, portée par les hauts cadres du Cabinet du ministre, qui ont été interrogés ensemble, met l’accent sur l’importance de reconnaître l’expertise de l’Etat dans la politique de prise en charge des sans-abri, en réaction aux accusations des failles politiques formulées par les EDDQ. Cette mobilisation est perçue par ces répondants comme un événement venant saper les efforts de prise en charge des sans-abri déployés par l’État, sans pour autant offrir de véritable alternative. Toutefois, elle a été l’occasion d’affirmer leur expertise dans la prise en charge des sans-abri et préserver ainsi l’image de l’État dans un rapport de forces qui lui est défavorable (repères politiques). Vivre à la rue est considéré comme un choix, mais également expliqué par des défaillances politiques (repères cognitifs), ce qui implique à leurs yeux une certaine responsabilité de l’État dans la prise en charge des sans-abri (repères éthiques) : « On avait réellement à cœur aussi de prendre en charge les publics pour lesquels on avait une mission politique, à savoir les SDF. On voulait pas que les gens meurent à la rue, on voulait que les gens soient pris dans des conditions correctes. » La deuxième position est portée par le haut cadre du Cabinet du Préfet de Paris, qui estime que l’enjeu principal pour l’État lors de la mobilisation était d’intervenir de façon irréprochable (repères politiques), en tant que garant de la démocratie, afin d’éviter de se voir reprocher la mise en place de mesures pouvant apparaître comme injustes ou inégalitaires (repères éthiques) : « La notion du paritaire, c’est de dire, j’ai une priorité qui est donnée, je l’adapte, mais en aucun cas je le saccage. En aucun cas, le règlement que je vais faire va me porter préjudice pour dire que je suis pas objectif, que je suis partisan ou autre chose. » C’est ce qui peut expliquer notamment qu’il n’a pris aucune décision de type répressif lors de la mobilisation (repère politique). Il ne considère toutefois pas la rue comme un lieu où il est possible de vivre (repère cognitif ). 15 Fonctions occupées lors de la mobilisation. 66 déviance et société Enfin, la troisième position est portée par le membre du Cabinet du Préfet qui était impliqué de façon plus directe et opérationnelle sur le terrain. Ce répondant considère la présence de sans-abri dans la rue comme une situation de précarité individuelle (repère cognitif ), face à laquelle l’Etat a la responsabilité d’intervenir, en partenariat avec d’autres acteurs (repères éthiques). Pour trouver une issue à l’occupation de l’espace initiée par les EDDQ, cet acteur a déployé des actions pour trouver des solutions individuelles adaptées aux problématiques des sans-abri, considérant l’hébergement comme une solution plus adaptée que le logement social dans certains cas (repères politiques). Explications de la présence des sans-abri dans la rue, positions face à la mobilisation et modalités d’intervention privilégiées par les acteurs L’analyse des positions développées par les enquêtés impliqués dans la mobilisation des EDDQ a permis de mettre au jour un certain nombre de représentations de la vie de rue, qui se révèlent à travers les repères normatifs qu’ils ont mobilisés pour comprendre, juger et agir face à la présence des sans-abri dans la rue. Le tableau 1 synthétise les différentes positions développées par les acteurs et les explications (repères cognitifs) de l’occupation de l’espace public par les sans-abri qui les fondent. On peut voir que les acteurs ne comprennent pas tous de la même façon la vie de rue et que les « théories » qu’ils développent pour expliquer la présence de personnes à la rue, qui alimentent et sont alimentées par leurs valeurs éthiques, peuvent même entrer en contradiction. Expliquer la vie de rue par des causes structurelles (défaillances de la politique du logement) renvoie à une représentation des sans-abri comme des citoyens capables de vivre en logement et par conséquent, à une explication de leur occupation de l’espace public comme un choix contraint d’habitat. Cette explication entre en contradiction, par exemple, avec celle qui met l’accent sur les carences individuelles des personnes à la rue (rue par défaut, voire honteuse), ou encore, avec celle mettant l’accent sur les nuisances publiques entraînées par la présence de personnes à la rue (risque d’invasion, d’insécurité). Ces explications de la vie de rue peuvent expliquer pourquoi ces acteurs ne privilégient pas les mêmes modalités d’intervention face à ces populations et, plus précisément, pourquoi ils n’ont pas tous adopté la même position dans le cadre de la mobilisation des EDDQ. Pour ceux qui considèrent que la vie de rue s’explique par des causes structurelles, la solution est de surmonter la crise du logement, afin d’offrir des alternatives acceptables à la vie de rue, plutôt que d’y répondre par un système d’aide d’urgence. La mobilisation était donc l’occasion de militer pour appeler la responsabilité politique de la mise en place de solution de logement : « Si on construit pas massivement du logement, on pourra toujours construire des centres d’hébergement, il n’y en aura jamais assez. […] On a des mesures à mettre en œuvre dès aujourd’hui, qui sont bonnes, qui sont approuvées par la majorité des experts, même par des politiques. Il faut juste une volonté politique. Et après des moyens pour les mettre » (Un leader des EDDQ). À l’opposé, une explication qui accorde plus d’importance aux facteurs personnels (problèmes psychiques, parcours de vie difficile, …) pour expliquer la situation des sans- Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 67 Tableau 1 : Positions face à la mobilisation des EDDQ et explication de la présence des sans-abri dans la rue Acteurs EDDQ Sans-abri Organismes socio-sanitaires Mairie Autorités politiques État Position face à la mobilisation des EDDQ Explication de la présence des sans-abri dans la rue Rapport de force envers l’État Vie à la rue comme résultat de défaillances de la politique du logement Acte politique d’habiter Vie à la rue comme résultat de défaillances de la politique du logement Engagement militant Rue affirmée Occasion d’améliorer sa situation personnelle Rue honteuse Occasion de s’affirmer comme acteur politique Vie à la rue comme résultat de défaillances de la politique du logement Occasion de redéfinir ses pratiques Rue comme lieu significatif pour les SDF Tente comme obstacle à l’intervention Vie à la rue posant problème sur le plan humanitaire Tente comme moyen de protéger les SDF là où ils sont Rue comme lieu significatif pour les SDF Rendre l’espace public aux citoyens et assurer un traitement social des exclus Rue comme lieu où on ne peut rester immobile (risque d’invasion) Occasion d’assurer un accompagnement adéquat aux sans-abri (autonomie) Vie à la rue comme résultat de défaillances de la politique du logement Occasion d’affirmer son expertise Vivre à la rue est un choix, mais qui peut poser des problèmes de sécurité Occasion d’intervenir de façon irréprochable Vivre à la rue est un choix, mais ce n’est pas un lieu où on peut vivre Occasion de réunir différents acteurs pour trouver des solutions adaptées aux SDF Vie de rue résultant de l’inadaptation des solutions de logement abri appelle une réponse en termes de prise en charge sociale et sanitaire, fondée sur des principes humanitaires. C’est ce qui explique que certains acteurs ont adopté une position face à la mobilisation fondée sur l’intervention humanitaire, plutôt que politique : « Parce que la situation, elle est compliquée, très vite on a eu 100, 150 tentes à gérer avec des difficultés pour l’alimentaire pour tout. Donc c’était plus au départ cette position-là, je pense: y aller, mais avec la casquette humanitaire (Secours catholique). » Cette explication de la vie de rue explique également que plusieurs répondants, notamment les professionnels socio-sanitaires intervenant directement sur le terrain, se disent opposés à l’idée revendiquée initialement par les Enfants de Don Quichotte d’un logement pour tous, car elle comporte le risque de simplifier la problématique en prétendant que tout SDF peut vivre de manière autonome dans un logement. Ces répondants préconisent 68 déviance et société plutôt des solutions intermédiaires au niveau de l’hébergement, assorties d’un accompagnement social. Les Enfants de Don Quichotte eux-mêmes ont nuancé leurs revendications au cours de l’événement, en demandant également une meilleure adaptation des centres d’hébergement et non plus uniquement un logement pour tous. À l’opposé, si on trouve chez certains répondants de l’enquête issus du milieu associatif une tendance à privilégier une intervention technique d’urgence à la mobilisation politique, on trouve aussi, chez plusieurs d’entre eux, l’expression d’un malaise, car ils se sentent souvent confinés dans un rôle de pompier social, selon les termes d’un travailleur social du Cœur des Haltes, qui ne leur permet pas d’agir sur le long terme. Enfin, une explication de l’occupation de la rue comme une nuisance publique permet de comprendre pourquoi plusieurs acteurs politiques privilégient des modalités d’intervention répressives à l’égard des sans-abri. Cette compréhension de la vie de rue est renforcée par l’observation d’attitudes d’intolérance ou de sentiments d’insécurité de la population face à la présence des sans-abri : « [La présence de populations marginalisées dans l’espace public], ça génère de l’insatisfaction auprès des citoyens qui vont forcément le redire, puisqu’on est dans un monde de démocratie, les gens vont se plaindre. Et du coup, le politique est obligé [d’intervenir à leur égard] » (Chargé de Mission à la Ville de Paris). Or, même si certains citoyens semblent souhaiter une intervention pour réduire la présence des sans-abri dans les espaces publics, Damon (2010) note qu’en France, la répression à l’égard des SDF, souvent affirmée par les responsables politiques, est globalement rejetée par la population. Loison-Leruste (2014) montre que cette attitude, dite NIMBY, se retrouve chez les personnes directement touchées par leur présence dans leur voisinage par exemple, ce qui ne les empêche pas d’avoir une attitude humaniste par ailleurs. Le fait que la mobilisation des EDDQ ait été initiée par des citoyens et le succès qu’elle a rencontré auprès de la population confirment cette lecture nuancée de l’attitude des citoyens. En effet, la présence des sans-abri dans l’espace public peut être vécue comme une « remise en question partielle de la civilisation urbaine occidentale dont les SDF seraient le produit, provoquant alors des sentiments de malaise et de culpabilité » (Zeneidi-Henry, 2002, 75 ; voir aussi Elie et Foscolo, 2007). Ces sentiments pourraient expliquer des attentes de la population en termes de prise en charge sociale des sans-abri, plutôt qu’en termes de répression de ceux-ci. C’est ce qui peut expliquer qu’il apparaît difficilement légitime16 pour plusieurs acteurs politiques de privilégier une intervention uniquement répressive. Dans ce sens, la mobilisation a été perçue par une partie des représentants politiques comme une occasion de répondre à la dénonciation d’impuissance de l’État à répondre aux problèmes de pauvreté et de mal-logement : « À chaque fois qu’on a ce genre de mouvement de personnes à la rue, c’est évidemment montrer la défaillance de notre société » (Un cadre de la DPP). Ainsi, la position adoptée par les acteurs politiques dans le cadre de la mobilisation des EDDQ révèle une position qui ne concerne pas seulement cet événement, mais la présence des sans-abri dans l’espace public et face à laquelle les acteurs politiques privilégient un équilibre entre la répression et la prise en charge. 16 Dans le sens où « le pouvoir politique ne s’impose plus de lui-même et il doit trouver une justification à sa propre existence » (Duran, 2009). Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 69 Modalités d’action publique : (in)visibliser les sans-abri dans l’espace public La visibilité des sans-abri dans l’espace public s’avère être un enjeu situé au cœur de l’action publique déployée à leur égard. En effet, notre analyse révèle que, quelles que soient les modalités d’action publique préconisées par ces différents acteurs à l’égard des sans-abri, elles se concrétisent à travers des modalités de contrôle de la visibilité de ces populations dans l’espace public. Ces dernières s’inscrivent dans un continuum allant de l’invisibilisation à la visibilisation des sans-abri, qui est représenté par la figure suivante17. Figure 1 : Modalités de contrôle de la visibilité des sans-abri dans l’espace public Normalisation (rappeler la norme) Rassemblement Localisation Représentation « Nettoyage » Dissuasion Visibilisation conditionnelle n io at m t or tu sf ta an s Tr du Invisibilisation Visibilisation revendiquée Dilution Fluidification Prévenance (négocier la norme) Invisibiliser en « nettoyant » l’espace public ou en dissuadant À un pôle du continuum, il apparaît légitime d’agir face à la présence de sans-abri dans l’espace public en cherchant à les rendre invisibles. Cette modalité d’action est privilégiée, dans notre enquête, par une partie des acteurs politiques. Elle se révèle notamment lorsqu’ils distinguent ce qui, dans l’espace public, relève du propre et du sale, ainsi que du sain et du malsain (Parazelli, 2009). Pour ces répondants, certains types de marginalité ne mettraient pas à mal l’image de propreté et au contraire seraient le signe d’un dynamisme et d’une créativité de la ville (Tremblay et Tremblay, 2010). Par contre, la présence de personnes sans-abri dans la rue est perçue comme étant malsaine et sale, comme le laissent entendre, par exemple, les propos d’un cadre de la DPP : [Si on laisse les sans-abri s’installer,] c’est des bidonvilles après. Ces acteurs mentionnent de nombreux exemples d’interventions visant à assurer la propreté de l’espace public, dans le but de dégager des prégnances indiquant la bonne santé de la ville et de ses habitants, dont le délogement des sans-abri, associé à un nettoyage de l’espace public. C’est le cas de ce haut cadre du Cabinet du Préfet, qui va même jusqu’à parler de leur « extraction » : « On a nettoyé les 17 Nous nous inspirons ici des modalités de contrôle de la mobilité des personnes en situation de marginalité identifiée par Parazelli et ses collègues à Montréal et à Québec (Parazelli et al., 2013, 25-27), adaptées au cas étudié. 70 déviance et société quais de la Seine par exemple. […] On avait des gens psys : là il faut évacuer doucement, il faut créer un espace. […] Donc il y a tout ce travail de sortie, d’extraction… ». Cette modalité de contrôle de la mobilité des sans-abri par leur évacuation des espaces publics peut être mise en lien avec la représentation que ces acteurs ont des usages de l’espace public, qui est associée aux enjeux de « marketing urbain » (Rosemberg, 2000 ; Mager, Matthey, 2010) dont nous avons parlé dans la première section de cet article. Dans le contexte de concurrence entre les villes, la sécurité et la propreté des espaces publics font partie des atouts majeurs à mettre en avant (Bourdin, 2009). Ainsi, pour les responsables politiques soumis à ces enjeux, la finalité prioritaire dans la gestion des espaces publics est de faire en sorte qu’ils contribuent à rendre la ville attractive sur le plan économique. Dans ce contexte, la présence des sans-abri dans l’espace public est considérée comme une entrave à ces efforts de marketing urbain et la solution envisagée est leur invisibilisation par leur évacuation des espaces publics. Une autre légitimation des expulsions qui se retrouve dans les discours des répondants est son association avec la responsabilité politique que ces répondants doivent assumer. L’expulsion est considérée comme juste et démocratique du moment qu’elle s’inscrit dans un devoir d’intervention politique. Celui-ci est opposé par certains de ces répondants à l’angélisme qui caractérise, selon eux, la seule prise en charge sociale prônée par les acteurs associatifs. Pour d’autres (ou les mêmes), il est présenté comme une alternative au renoncement à toute prise en charge (en termes d’hébergement ou de logement) au nom du respect de la liberté des sans-abri, car ceux-ci seraient tellement désocialisés qu’ils seraient incapables de réaliser ce qui est bon pour eux. La répression n’est toutefois considérée comme légitime que pour autant qu’elle se fasse de manière sociale et qu’elle soit combinée à une intervention sociale et sanitaire auprès de ces populations. Une autre manière d’invisibiliser la présence des sans-abri dans les espaces publics (non-exclusive du « nettoyage ») est de les dissuader de s’y installer. C’est dans ce sens que plusieurs responsables politiques préconisent de mettre en place des modalités de gestion de l’espace public qui évitent de rendre la vie de rue trop confortable, par exemple en évitant de distribuer de la nourriture et des vêtements chauds ou en aménageant l’espace urbain de manière à éviter qu’on s’y installe. C’est par exemple ce que préconise le cadre opérationnel de l’Unité d’assistance aux sans-abri de la DPP : « On met des mobiliers de jardin pour éviter qu’ils s’installent trop, on met des panneaux d’information, on enlève les panneaux publicitaires, parce que ça servait de pylônes aux baraquements. » Le haut cadre du Cabinet du Préfet que nous avons interviewé explique que la dissuasion a pour objectif de responsabiliser les sans-abri pour qu’ils optent d’eux-mêmes pour d’autres lieux que l’espace public. « Il y a deux thématiques : on accueille les personnes dans toute condition, on travaille sur elles, on les ressort. Ça, c’est une théorie. La deuxième théorie c’est : moins elles sont agréablement acceptées, plus elles vont se prendre en main pour sortir. » Une visibilité sous condition de discrétion et de fluidité Pour d’autres responsables politiques, voire les mêmes qui développent des positions différentes selon les cas évoqués, une certaine visibilité des sans-abri peut être tolérée, à Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 71 condition qu’elle soit discrète. Lucian fait régulièrement l’expérience d’une plus grande tolérance policière lorsque son occupation de l’espace public est plus discrète : « Mais quand je suis seul, la police est plus tolérante. Et quand il y a beaucoup de tentes, il y a des problèmes avec la police. » C’est pourquoi ces répondants favorisent une gestion de l’espace qui minimise la visbilité des sans-abri, de manière à « diluer » (Parazelli et al., 2013) leur présence dans le flux des passages d’autres occupants. Pour ce faire, plusieurs répondants privilégient une gestion des espaces publics en assurant leur fluidité maximale : « Ils ont le droit d’aller et venir. Mais on ne peut pas habiter la rue » (Chargé de Mission de la Ville). Des auteurs comme Poncela (2010) ou Gomes et Fort-Jacques (2010) expliquent que notre société accorde une valeur particulièrement importante à la mobilité et le stationnement est considéré comme suspect, sauf s’il est considéré comme utile selon la norme prédominante (par exemple, faire la file pour acheter un produit). C’est ce qui peut expliquer que, pour ces répondants, l’installation, par le biais de tentes notamment, tendrait par exemple à fixer les personnes sans-abri dans la rue et pourrait même conduire à l’invasion de l’espace public par une seule population, pour reprendre par exemple les propos des cadres de la DPP. L’espace public est considéré comme appartenant à tout le monde et il en va de la responsabilité du politique d’éviter qu’il soit approprié de manière privée par certains citoyens (les sans-abri), comme l’explique ce Chargé de Mission de la Ville : « [Par des aménagements dissuasifs], l’espace public est réapproprié par les politiques pour le rendre aux citoyens, à tout le monde en fait. » Rendre visible pour dénoncer ou revendiquer Au contraire, la modalité d’action privilégiée par plusieurs acteurs associatifs, ainsi que par les sans-abri revendiquant leur appartenance à la rue, est de rendre leur présence visible, de manière, à revendiquer cette forme d’habitat ou à dénoncer les conditions qui amènent certains personnes à y recourir. Cette modalité peut passer par le rassemblement, comme dans le cas de la mobilisation des EDDQ, par exemple. Mais, comme on l’a vu, d’autres répondants du secteur associatif préfèrent une visibilisation des sans-abri dans les lieux qu’ils occupent, jugeant leur rassemblement artificiel. C’était l’objectif de la distribution de tentes par Médecins du Monde en décembre 2005 (qui a inspiré l’action des EDDQ), comme l’explique un intervenant de cette association : « L’idée, c’est donner une visibilité très forte. Dans mon idée c’était : Paris se réveille avec des tentes partout. Mais dans les quartiers où les gens sont. […] On a essayé de voir le maximum de choses, de prendre en compte, aussi, les endroits qui pourraient être les moins gênants, etc., mais visibles. » Enfin, la visibilisation revendiquée prend chez certains répondants du secteur associatif la forme de la représentation, à travers des actions de défense de leurs droits des sans-abri et la sensibilisation de la population à leur situation. Si ces trois exemples visent la dénonciation des conditions des sans-abri et trouvent leur légitimité dans l’indignation de ceux qui les initient, d’autres acteurs considèrent que la visibilisation de l’occupation de l’espace par les sans-abri se fonde sur la revendication d’une légitimité de ces formes alternatives d’habiter. C’est ce qui a donné son sens à la mobilisation des EDDQ aux yeux d’une partie des sans-abri inscrits dans une logique de « rue affirmée », tout comme à ceux d’un des représentants des EDDQ, qui avait une position 72 déviance et société un peu divergente de celle de la famille Legrand. « On ne pose pas des tentes pour réclamer et après on enlève les tentes. […] C’est une poussée de sujets qui habitent là, qui ont la légitimité d’habiter là, qui prennent possession de l’espace de manière absolument légitime, si ce n’est légal, et qui construisent l’habitat là, parce qu’il est nécessaire qu’ils habitent là. […] C’était une irruption politique et c’était de la ville se faisant. » Ces divergences de positions s’expliquent par le fait que, dans le premier cas, la rue est considérée comme un lieu indigne pour y habiter, alors que, dans le deuxième cas, elle est appréhendée comme un lieu possible d’habitat choisi. Transformer le statut des sans-abri en rappelant ou en négociant la norme Enfin, la transformation du statut des sans-abri s’avère la modalité d’action sur leur visibilité dans l’espace public la plus légitime aux yeux de certains acteurs. On trouve dans les positions des répondants de l’enquête les deux modalités de transformation du statut identifiées par Parazelli et al. (2013, 25), que les auteurs nomment la normalisation et la prévenance. Les acteurs qui privilégient la normalisation déploient des actions visant à changer le statut de sans-abri par l’attribution d’un logement. C’est dans cette perspective que la mobilisation des EDDQ a trouvé son issue, par l’attribution de logements aux campeurs inscrits sur une liste établie par les associations présentes sur le canal. Dans cette perspective, la transformation du statut des sans-abri se justifie par le fait que l’écart à la norme constitue un manque (de logement, de capacité à prendre en charge sa santé et sa survie de façon autonome ou digne) qui entrave leur épanouissement humain. Cette modalité apparaît la meilleure solution aux yeux des acteurs qui considèrent que la rue et/ou les problématiques individuelles qui expliquent la présence des sans-abri dans la rue n’offrent pas les conditions permettant de vivre dignement. À l’opposé, la prévenance est également une modalité de transformation du statut, toutefois elle ne consiste pas à imposer ou rappeler la norme (comme celle du logement par exemple), mais à la négocier avec ces populations en reconnaissant leurs efforts pour s’intégrer par la marge, c’est-à-dire la nature potentiellement constructive des pratiques développées dans la rue, sans pour autant nier que celles-ci peuvent aussi comporter en même temps une dimension destructive. « Contrairement aux ambitions prédictives de la prévention, la prévenance a moins pour finalité d’empêcher que quelque chose d’indésirable n’advienne qu’à créer des contextes de socialisation visant à offrir des alternatives pouvant inciter les populations en situation de marginalité à ne pas tracer leur voie que dans la rue » (Parazelli et al., 2013, 28). Les acteurs privilégiant la prévenance ne décident pas des modalités d’action à l’égard des sans-abri à partir d’une définition de la vie à la rue comme étant bonne ou mauvaise en soi, ils prennent en compte le sens, souvent paradoxal, que les personnes qui y vivent attribuent à leur vie de rue : rue honteuse ou affirmée, souvent les deux à la fois. En effet, comme on l’a vu, l’analyse des positions adoptées par les sans-abri lors de la mobilisation des EDDQ révèle que l’occupation de la rue peut s’inscrire dans une quête de reconnaissance sociale, juridique ou affective visant à prendre sa Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 73 place de citoyen en s’affirmant comme militant pour les droits des sans-abri ou comme ayant droit à un logement et/ou un accompagnement social. C’est dans ce sens, par exemple, que cet intervenant du Secours catholique explique qu’il était important, à l’issue de la mobilisation des EDDQ, de ne pas obliger tous les campeurs à vivre en logement, mais de rester attentif aux rythmes et besoins de chacun : « Il y avait les autres qu’on disait irréductibles et là, il fallait du temps, et à mon avis, il fallait pas les enlever de là, quoi. Parce qu’on avait quand même réussi à les avoir ensemble. On avait quand même réussi à les stabiliser, même si c’est choquant pour la population. » Conclusion La mobilisation des EDDQ visait à attirer l’attention politique et citoyenne sur les conditions des sans-abri à Paris. De par son caractère inhabituel, cette mobilisation a bouleversé les rapports entre les acteurs concernés par la question du sans-abrisme et du mallogement à Paris et entraîné une reconfiguration de l’action publique face à ces populations. Elle a également eu des effets sur les personnes marginalisées qui ont participé à la mobilisation, dont certaines ont pu obtenir un logement. Sans nier l’intérêt de cet événement en soi et de ses effets, cet article s’est davantage intéressé à sa valeur heuristique, en tant que « cas d’étude » intéressant parce qu’il a permis de cristalliser les positions de ces différents acteurs par rapport à la présence des sans-abri dans l’espace public. L’analyse de leurs discours sur leurs prises de positions relatives à la mobilisation des EDDQ a permis de mettre en lumière les repères normatifs sur lesquels ils se fondent pour expliquer la présence des sans-abri dans l’espace public (repères cognitifs) et la juger (repères éthiques), ce qui explique leurs choix de modalités d’action à leur égard (repères politiques). Ces modalités d’action se concrétisent par des stratégies d’action sur leur visibilité dans l’espace public. La mise au jour de ces représentations explique que sortir les sans-abri de la rue en leur imposant un logement ou invisibiliser leur présence par leur expulsion de l’espace public, voire la diluer, peuvent constituer des modalités d’action légitimes pour les acteurs qui considèrent les sans-abri comme une entrave au développement urbain ou une menace pour la sécurité. Pour d’autres acteurs, à l’image des EDDQ, au contraire, il apparaît nécessaire de rendre leur présence visible afin de dénoncer les conditions indignes dans lesquelles ils vivent. Or, la diversité des trajectoires des personnes sans-abri ayant campé sur les bords du canal que nous avons pu rencontrer dans le cadre de l’enquête révèle que le rapport qu’elles entretiennent à la rue ne se réduit pas à une absence de logement, d’une part, et, d’autre part, que celle-ci n’est pas vécue comme (uniquement) indigne par tout le monde. La revendication d’un droit au logement pour tout citoyen, telle qu’elle était portée, initialement en tout cas, par les leaders des EDDQ, en particulier par la famille Legrand, peut apparaître légitime, voire souhaitable pour une partie des personnes vivant à la rue. Or, on voit bien le risque de présenter cette voie comme l’unique modalité considérée comme digne d’habiter la ville. En effet, quand il ne se réduit pas à des questions de sécurité, le débat public et politique concernant l’action publique à l’égard des sans-abri a tendance à réduire cette 74 déviance et société problématique à une vision binaire qui oppose une politique d’urgence à une politique du logement. De plus en plus de voix dénoncent une construction du système de prise en charge des sans-abri en France selon une logique d’urgence qui aurait créé une « confusion […] entre les situations d’urgence réelles, les situations nécessitant un accompagnement social de logue duré et l’hébergement de travailleurs pauvres sans logement » (Pliez, 2012, 112). L’amélioration de l’accès au logement apparaît alors à plusieurs acteurs la solution aux failles identifiées dans le système français d’action publique à l’égard des sansabri. En témoigne notamment l’engouement à l’égard de politiques dites du « Logement d’abord », dont les propositions ne sont pas sans rappeler les revendications qui ont motivé la mobilisation des EDDQ. Ce modèle, inspiré des programmes de Housing first nordaméricains, propose d’intervertir les étapes de l’accompagnement social en offrant d’abord un accès inconditionnel à un logement permanent, pour ensuite construire sur cette base l’accompagnement social. Cette logique se fonde sur le postulat que « l’intervention d’accompagnement social est plus efficace auprès de personnes qui habitent chez elles, parce qu’elles se sentent en sécurité et parce qu’elles ne sont pas préalablement dépossédées de leur autonomie et de leur vie privée » (Pliez, 2012, 114). S’il comporte l’avantage de ne pas considérer le logement comme l’aboutissement conditionnel d’un processus de changement de mode de vie, ce type de position postule toutefois la nature intrinsèquement dangereuse de la vie de rue. L’absence de sécurité, ainsi que le manque d’autonomie et d’intimité sont présentés comme des caractéristiques objectives de la vie de rue qui ne sont ni discutées, ni articulées avec l’expérience subjective des individus qui y vivent. Or, nous avons pu voir que si, en effet, pour certaines personnes l’expérience de la rue est vécue comme une honte et une déchéance, d’autres revendiquent une appartenance à la rue, considérée comme un lieu qui n’est pas dépourvu d’un potentiel de participation citoyenne. Colombo (2015) a également montré que l’accès à un logement stable peut constituer dans certains cas le ressort pour sortir de la rue, mais uniquement lorsqu’il revêt un sens dans une trajectoire subjective de « repositionnement identitaire » qui se construit déjà dans la rue. C’est pourquoi il nous semble que l’enjeu de l’action publique à l’égard des sans-abri est moins d’agir sur leur visibilité que de chercher à comprendre ce que cette visibilité révèle de l’invisible, c’est-à-dire des logiques subjectives qui permettent d’expliquer le rapport paradoxal que ces acteurs entretiennent avec la rue, afin de construire avec eux des perspectives pour en sortir, sans définir a priori la nature de ces voies de sortie. Annamaria Colombo Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR) Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Rue Jean-Prouvé 10 1762 Givisiez Suisse annamaria.colombo@hefr.ch Noémie Pulzer Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR) Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Michel Parazelli École de travail social, Université du Québec Montréal C.P. 8888, succursale Centre-Ville Montréal (Québec) H3C 3P8 parazelli.michel@uqam.ca Représentations sociales des sans-abri. La mobilisation des Enfants de Don Quichotte à Paris 75 Bibliographie ABEL O., 2005, On demande un peu d’urbanité, Archives de Réforme, 3 mars (en ligne). ALET-RINGENBACH C., 2008, Des sans-abris toujours à la rue, Alternatives économiques, 265, 36-37. BOUCHÉ S., 2000, Concevoir l’assise implantée sur les quais du métro, Les Annales de la recherche urbaine, 88, 77-81 BOURDIN A., 2009, Du bon usage de la ville, Paris, Descartes & Cie. 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Without minimising the effects of this on those in charge of the homeless in France, this article is more concerned with the ways in which the homeless are represented and the ways in which action is taken in relation to them, than the analysis of this particular case study can show. Zusammenfassung Die Aktionen der „Enfants de Don Quichotte“ im Winter 2006-2007 zielte auf die Mobilisierung von öffentlicher und politischer Aufmerksamkeit für die Lebensbedingungen der Wohnungslosen in Paris. Durch ihren ungewöhnlichen Charakter hat die Form der Mobilisierung zu einer Störung der Beziehungen zwischen den Akteuren, die mit Wohnungslosigkeit befasst sind, und den Betroffenen geführt und zu einer Neuorientierung der Behandlung der Wohnungslosigkeit in der Stadt beigetragen. Unabhängig vom Erfolg dieser Bewegung interessiert sich die Fallanalyse in diesem Beitrag im Wesentlichen für die Veränderungen der sozialen Repräsentationen von Wohnungslosigkeit, die durch die Art der Aktionen hervorgerufen wurden. Sumario The mobilisation of the ‘Enfants de Don Quichotte’ in the winter of 2006-7 aimed to draw political and public attention to the conditions in which the homeless lived in Paris. Its unusual character served to overturn previous understandings between the agencies concerned with homelessness and poor housing in Paris and brought about a reconfiguration of those in charge of these questions. Without minimising the effects of this on those in charge of the homeless in France, this article is more concerned with the ways in which the homeless are represented and the ways in which action is taken in relation to them, than the analysis of this particular case study can show.