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Percée de l'ego These Universite de Poitiers. Voir édition livre chez Hermann 2016

Maître Eckhart a donné à penser à trois grands ténors de la phénoménologie : Heidegger, Derrida et Michel Henry. Cette présence d’un penseur médiéval, philosophe et théologien, n’est pas sans poser question dans un contexte contemporain. Elle conduit à une double constatation : son influence est à la fois décisive et divergente. Loin d’être anecdotique, le recours à Eckhart concerne la méthode phénoménologique elle-même. Il surgit là où le pouvoir constituant de l’ego devient problématique. Les solutions apportées par Heidegger et par Henry sont antinomiques, tandis que Derrida reste dans une ambiguïté voulue. Ce conflit d’interprétations ne peut être démêlé qu’en revenant aux principes herméneutiques mis en œuvre par Eckhart. Grâce à sa « mystique spéculative », il est possible de penser un contrecoup théologal sur la phénoménologie de Husserl. Encore faut-il accepter la percée de l’ego.

THÈSE Pour l'obtention du grade de DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR de sciences humaines et arts Laboratoire Métaphysiques allemandes et philosophie pratique (Poitiers) (Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006) École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers) Secteur de recherche : Philosophie Présentée par : Yves Meessen Percée de l ego : Maître Eckhart en phénoménologie Directeur(s) de Thèse : Emmanuel Falque, Philippe Grosos Soutenue le 17 novembre 2014 devant le jury Jury : Président Jean Leclercq Professeur - Université de Louvain (Belgique) Rapporteur Jean Leclercq Professeur - Université de Louvain (Belgique) Rapporteur Julie Casteigt Maître de conférences HDR - Université de Toulouse 2, Le Mirail Membre Emmanuel Falque Professeur - Institut Catholique de Paris Membre Philippe Grosos Professeur - Université de Poitiers Membre Paul Gilbert Professore Ordinario - Università Gregoriana (Rome) Pour citer cette thèse : Yves Meessen. Percée de l ego : Maître Eckhart en phénoménologie [En ligne]. Thèse Philosophie. Poitiers : Université de Poitiers, 2014. Disponible sur Internet <http://theses.univ-poitiers.fr> Yves MEESSEN Thèse de doctorat conjointe Institut Catholique de Paris – Faculté de Philosophie Université de Poitiers – Département de Philosophie Percée de l’ego Maître Eckhart en phénoménologie Directeurs de thèse M. le Professeur E. Falque, Institut Catholique de Paris M. le Professeur Ph. Grosos, Université de Poitiers Soutenance : 17 novembre 2014 1 Nos remerciements vont tout d’abord à Emmanuel Falque, notre directeur de thèse. Tant ses encouragements que ses judicieux conseils ont été déterminants pour cette étude. Ses lectures attentives et la pertinence de ses questionnements ont contribué à l’éclaircissement de notre pensée, la conduisant ainsi vers une formulation plus adéquate. Nous remercions également Philippe Grosos, notre co-directeur de thèse, pour l’accueil enthousiaste qu’il a réservé à notre travail. Merci aussi à Jérôme de Gramont pour la qualité des rencontres de l’Ecole doctorale de l’ICP ainsi que pour la richesse inépuisable de nos échanges informels lors de nos déplacements sur Paris. Nous remercions ensuite Jean Leclercq de nous avoir généreusement ouvert les portes du Fonds d’Archives Michel Henry, de l’Université catholique de Louvain. Grâce à lui, nous avons pu effectuer un travail de recherche sur Maître Eckhart dans les manuscrits de Michel Henry. Outre l’opportunité de rencontrer d’autres chercheurs en participant à des colloques internationaux, nous avons également bénéficié d’un accès très précieux à la Bibliothèque de philosophie de l’UCL. Bien que nous ayons emprunté une voie sensiblement différente, par la méthode et le champ d’investigation, nous n’en remercions pas moins Marie-Anne Vannier, de l’Université de Lorraine, de nous avoir initiés à la pensée de Maître Eckhart. Notre collaboration à l’Encyclopédie des mystiques rhénans (2011) nous a ouvert un vaste chantier dont notre étude a largement bénéficié. Enfin, nous remercions Joseph Meessen pour sa relecture patiente et attentive de notre manuscrit. 2 Percée de l’ego Maître Eckhart en phénoménologie Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c’est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu. Martin Heidegger, Le chemin de campagne 3 Là où je ne veux pas pour moi-même, Dieu veut à ma place. En effet, qui laisse sa volonté propre et se laisse lui-même a aussi complètement laissé toutes choses que s’il en avait eu la libre propriété et qu’il les eût possédées en puissance. Car ce que tu ne veux pas demander, tu l’as abandonné et laissé pour Dieu. C’est pourquoi NotreSeigneur dit : « Bienheureux les pauvres en esprit », - c’està-dire les pauvres en volonté. Autant tu sors de toute chose, autant tu sors vraiment de tout ce qui est tien, autant, ni plus ni moins, Dieu entre en toi avec tout ce qui est sien1. Les gens ne devraient pas tant réfléchir à ce qu’ils ont à faire ; ils devraient plutôt songer à ce qu’ils pourraient être2. 1 M. ECKHART, Entretiens spirituels, trad. fr. A. de Libera, Traités et sermons, Paris, GF Flammarion, 1993 (TS), I, p. 78 ; II, p. 8081 ; IV, p. 81, cité par M. HEIDEGGER, Feldwege-Gespräche, GA 77, p. 158, selon l’édition allemande : Deutsche Mystiker, Bd. III : Meister Eckhart, Kemten/München, Kösel’sche, 1914, p. 77, 79 et 80. 2 M. ECKHART, Entretiens spirituels, TS, p. 81, cité par M. HEIDEGGER, ibid., selon l’édition allemande : Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, Bd. II : Meister Eckhart, Leipzig, F. Pfeiffer, 1957, p. 546. 4 Liste des sigles et abréviations AH MAITRE ECKHART, Sermons, introd. et trad. de J. Ancelet-Hustache, 3 tomes BA Bibliothèque augustinienne, œuvres de saint Augustin DW MAÎTRE ECKHART, Die deutschen Werke, 5 tomes EM M. HENRY, L’Essence de la manifestation GA M. HEIDEGGER, Gesamtausgabe Hua M. HUSSERL, Husserliana, Gesammelte Werke LW MAÎTRE ECKHART, Die lateinischen Werke, 5 tomes OLME 1 MAITRE ECKHART, Commentaire de la Genèse, précédé des Prologues (coll. « Œuvre latine de Maître Eckhart ») OLME 6 MAITRE ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean. Le Prologue (coll. « Œuvre latine de Maître Eckhart ») PL Patrologiae Cursus completus, series latina, J. P.Migne (éd.) PG Patrologiae Cursus completus, series graeca, J. P. Migne (éd.) ST THOMAS D’AQUIN, Summa theologica SZ M. HEIDEGGER, Sein und Zeit T MAITRE ECKHART, Traités et sermons, trad. de F. Aubier et J. Molitor TS MAITRE ECKHART, Traités et sermons, trad. d’A. de Libera 5 INTRODUCTION § 1. Problématique : le paradoxe de l’ego Que Maître Eckhart ait exercé une influence certaine au sein du courant phénoménologique husserlien n’est pas anodin. Si des phénoménologues aussi renommés que Martin Heidegger, Jacques Derrida et Michel Henry se sont souvenus du maître rhénan dans leur phénoménologie, n’est-ce pas parce qu’ils ont reconnu en lui un lointain précurseur de leur propre attitude de pensée ? Le fait mérite que l’on s’interroge. Avec les fondements philosophiques de la mystique médiévale 3, Heidegger ouvre une brèche vers une source cachée de la phénoménologie : Maître Eckhart apparait à la lumière comme un auteur qui donne à penser. De par son approche herméneutique, le jeune Heidegger s’autorise à quitter la réserve dont Husserl a fait preuve à l’égard du mystique rhénan. Tout en refusant l’éventualité d’un enseignement husserlien « ésotérique4 » différent d’un enseignement exotérique, il appert une sorte de contemporanéité de la naissance de la phénoménologie avec la pensée de Maître Eckhart. D’où vient cette contemporanéité et que peut-elle bien vouloir dire ? Jusqu’à présent, les introductions à la phénoménologie n’en font pas mention. Elles se concentrent sur l’influence décisive de Franz Brentano qui permettra à Husserl de s’ouvrir à la psychologie descriptive des vécus déployée dans les Recherches logiques5. L’affinité de Husserl avec ses 3 M. HEIDEGGER, « Philosophische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (1924-25), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, GA 60, p. 301-337, trad. fr. J. Greisch, « Les fondements philosophiques de la mystique médiévale », dans : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012, p. 343-381. 4 Voir N. DEPRAZ, « Edmund Husserl, Adversus haereses mystikes? », Laval théologique et philosophique, vol. 50, n° 2, 1994, p. 327-347 : « Le refus de tout ésotérisme phénoménologique » (p. 334-336). 5 Si Husserl a reçu de Brentano l’impulsion initiale de sa phénoménologie, elle prend d’emblée un tournant différent. L’objectif de Brentano est de poser la psychologie comme science autonome, tandis que celui de Husserl consiste à fonder la science phénoménologique en amont de la psychologie. Husserl n’entérinera nullement la ligne de démarcation entre les phénomènes psychiques, pourvus d’évidence, et les phénomènes psychiques, dépourvus d’évidence. Voir E. HUSSERL, Logische Untersunchungen. T. II. Untersuchungen zur Phänomelogie und Theorie der Erkenntnis, Martinus Nijhoff Publishers, 1984 (Hua XIX/2), trad. H. Élie, A. L. Kelkel & R. Schérer, Recherches logiques. T. II. Recherches pour la phénoménologie et la théologie de la connaissance, Deuxième partie, Paris, PUF, p. 231. Pour une mise au point de la convergence et de la divergence des deux penseurs, lire J. PATOCKA, Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Millon, 1992, IV, p. 77-95. 6 devanciers idéalistes est beaucoup moins mise en valeur6. C’est pourtant dans cette direction que peut apparaître la connivence de la démarche husserlienne avec la mystique eckhartienne. Ayant acquis une « haute estime7 » pour l’idéalisme, malgré le discrédit dans lequel Brentano et ses pairs le tenaient, Husserl n’a pu ignorer celui que le grand courant philosophique du XIXe siècle appelait le « père de la spéculation allemande8 ». Depuis la redécouverte du maître rhénan par Franz von Baader et de l’édition de ses sermons et traités allemands par Franz Pfeiffer en 18579, un grand pan de la pensée eckhartienne était désormais accessible à tout qui voulait s’en laisser imprégner 10. Une confidence tardive de Husserl à Dorion Cairns (juin 1932) laisse entrevoir que l’œuvre eckhartienne était loin de lui être inconnue : « Husserl déclara qu’il pourrait reprendre telles qu’elles des pages entières de Maître Eckhart11 ». Comme le montrent respectivement Natalie Depraz et Emmanuel Falque, le fait vaut la peine d’être souligné12. Husserl, lecteur de Maître Eckhart, voilà qui n’est pas habituel. En quoi Husserl était-il attiré par la pensée du mystique rhénan ? Y trouvait-il un écho de ses propres travaux, une sorte de confirmation, ou, au contraire, Eckhart le conduisait-il vers des terres inconnues à défricher ? Eckhart a-t-il été pour Husserl un simple miroir ou un maître à penser et à vivre ? L’absence du moindre écrit husserlien sur Eckhart (à moins que les Archives husserliennes ne viennent un jour démentir ce propos) ne clôture pas forcément cette problématique. Certains silences sont éminemment éloquents. Nous savons qu’il n’est pas possible de baigner dans une pensée sans qu’elle ne finisse par déteindre sur celui qui s’en laisse imprégner. Dès lors, la question devient : qu’en est-il de cette imprégnation eckhartienne dans l’œuvre du précurseur de la phénoménologie ? Pour 6 Voir cependant, A. DE WAELHENS, « Phénoménologie husserlienne et phénoménologie hégélienne », Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 52, N°34, 1954. P. 234-249 ; R. BOEHM, « Husserl et l'idéalisme classique », Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 57, N°55, 1959, p. 351-396 ; ou plus récemment, O. LAHBIB, « Husserl, lecteur de Fichte », Archives de Philosophie, 2004/3, tome 67, p. 421-443. 7 Voir E. HUSSERL, « Erinnerungen an Franz Brentano », dans : O. KRAUS (éd.), Franz Brentano: Zur Kenntnis seines Lebens und seiner Werke. Mit Beiträgen von Carl Stumpf und Edmund Husserl, München, Beck, 1919, p. 151– 167, ici, p. 159. 8 J. BACH, Meister Eckhart, der Vater der deutschen Spekulation, Vienne, Braumüller, 1864. 9 Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, édition F. Pfeiffer, Bd. 2 : Meister Eckhart, Leipzig, 1857. 10 Voir A. FRANZ, « Baader, Franz von », dans: Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, coéd. par M.-A. VANNIER, W. EULER, K. REINHARDT, H. SCHWAETZER, Paris, Cerf, 2011, p. 169-171. 11 « Wholes pages of Meister Eckhart, Husserl said, could be taken over by him unchanged. » (D. CAIRNS, Conversations with Husserl and Fink, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, p. 91 ; trad. fr. J.-M. Mouillie, Conversations avec Husserl et Fink, Grenoble, J. Millon, 1997, p. 185). 12 Voir N. DEPRAZ, « En quête d’une métaphysique phénoménologique : la référence henryenne à Maître Eckhart », dans : A. DAVID ET J. GREISCH (dir.), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Acte du colloque de Cerisy, 1996, Paris, Cerf, La nuit surveillée, 2001, p. 253-279 ; E. FALQUE, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2008, p. 137-199. 7 pouvoir resurgir chez des phénoménologues aussi différents que Heidegger, Derrida et Henry, cette imprégnation ne pouvait être accessoire, contingente. Elle devait au contraire faire corps avec l’attitude phénoménologique elle-même. En un mot, lui être contemporaine. Quoique relativement discrète, la pensée du mystique rhénan n’était pas inconnue des disciples du cercle de Göttingen. Le nom de « Meister Ekkehart » apparait à plusieurs reprises dans les écrits de Max Scheler 13. Ce dernier véhicule l’opinion assez commune d’un Eckhart spéculatif ayant donné lieu, à travers Böhme, à l’idéalisme allemand14. Aussi, Scheler porte-t-il un regard assez dépréciatif sur le mystique rhénan. Selon lui, la pensée de Maître Eckhart, ainsi que l’amour quiétiste, sont les deux seuls exemples du christianisme qui vont jusqu’à pouvoir être comparés au bouddhisme, dans lequel on observe une dissolution du moi individuel15. Dans le même sens, Scheler fait référence aux « écrits de Maître Eckhart » pour critiquer la surévaluation mystique de la « solitude » comme l’expérience d’un « solitaire » non « solidaire »16. Un discrédit est jeté sur le vécu religieux eckhartien. Il apparaît comme une expérience monadique, typique d’une subjectivité non ouverte à l’intersubjectivité, c’est-à-dire « solipsiste ». Pas plus que l’ego transcendantal de Husserl, le « Ich » eckhartien n’apparait à Scheler comme compatible avec une objectivité. Ces deux extraits montrent que les écrits eckhartiens n’étaient pas inconnus mais qu’ils étaient délaissés par « les ‘husserliens’ de Göttingen17 » comme impropres à déployer la 13 M. SCHELER, Wesen und Formen der Sympathie (1913), dans: Gesammelte Werke, Bd. 7, Bern, A. Francke AG, 1973, p. 88; Der Formalismus in der Ehik und die materiale Wertethik (1913-16), dans: Gesammelte Werke, Bd. 2, 1966, p. 550; Vom Umsturz der Werte (1919), dans: Gesammelte Werke, Bd. 3, 1972, p. 80; Schriften zur soziologie und Weltanschauungslehre (1923-24), dans: Gesammelte Werke, Bd. 6, 1963, p. 136, 208, 281; Philosophische Weltanschauung (1929), dans: Späte Schriften, Bd. 9, 1976, p. 73-182, ici, p. 102; Schriften aus dem Nachlass, dans: Gesammelte Werke, Bd. 12, 1960, p. 110, 219, 223. 14 Voir E. BENZ, Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Paris, Vrin, Coll. « Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie », 1987. 15 « La technique du bouddhisme cherche précisément à réduire la réalité du moi, jusqu’à en faire une ombre du moi d’autrui (…) la valeur et le but de l’amour enseigné dans le bouddhisme sont d’ordre individuel, voire solipsiste, parce que cet amour tire son ‘sens’ (…) de l’annihilation, de la suppression de la réalité et du mode d’être de celui qui aime (…) Note : Dans l’occident chrétien, on ne rencontre, à ma connaissance, que deux exemples d’une morale de l’amour analogue, bien que moins radicale dans son négativisme et ayant existé côte-à-côte avec une conception théiste du monde (theistischer Weltanschauung) : la mystique de l’isolement de maitre Ekkehart (in Meister Ekkeharts Abgeschiedenheitsmystik) et l’amour quiétiste de Molinos, Fénelon, Madame Guyon (…) » (M. SCHELER, Wesen und Formen der Sympathie (1913), p. 88, trad. fr., Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot, 1950, p. 121-123). 16 M. SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik (1913 – 1916), trad. fr. M. de Gandillac, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Paris, Gallimard, 1955, p. 562, note 2. 17 Voir E. STEIN, « La signification de la phénoménologie comme conception du monde » (Münster, 1932, Werke VI, p. 1-37), dans : E. STEIN, Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Cerf, 1987, p. 1-22, spécialement, p. 11. 8 phénoménologie. En effet, ne peuvent se réclamer de Maître Eckhart des philosophes qui interprètent le mot d’ordre « Zu den Sachen selbst » comme une attention immédiate au réel (res). Voilà pourquoi, lorsqu’il s’agit de faire dialoguer la phénoménologie husserlienne avec la philosophie médiévale, Edith Stein ne choisit pas maître Eckhart, comme Heidegger, mais Thomas d’Aquin18. Ce choix, pour légitime qu’il soit, est néanmoins symptomatique d’une visée qui consiste à vouloir s’affranchir de la subjectivité en opposant un réalisme transcendantal à l’idéalisme transcendantal19. Or, si les Recherches logiques pouvaient laisser penser que telle était la voie husserlienne, les Idées directrices le démentent20. En saluant les Logische Untersuchungen comme « un ouvrage de percée » (ein Werk des Durchbruchs), Husserl marque qu’il s’agit là d’un commencement à poursuivre et non d’une fin déjà acquise21. Le véritable « ébranlement » de la découverte de Husserl se situe dans la « corrélation » entre l’objet d’expérience et la modalité par laquelle il se donne à la conscience22. Selon cette radicale nouveauté, le monde accède à son sens au cœur de la vie 18 Voir E. STEIN, « Husserls Phänomenologie und die Philosophie des Hl. Thomas von Aquin » (Jahrbuch, Festschrift Husserl, 1929) ; trad. fr. Ph. Secretan, « La phénoménologie de Husserl et la philosophie de Saint Thomas d’Aquin », dans : E. STEIN, Phénoménologie et philosophie chrétienne, p. 31-55. Voir aussi la publication sous forme de dialogue avec le titre « Was ist Philosophie ? Ein Gespräch zwichen Edmund Husserl und Thomas von Aquino » (1929), Edith Steins Werke, Band XV, Freiburg, Herder, 1993, p. 19-48. Dans cette étude, Edith Stein dénonce l’incompatibilité entre la phénoménologie et la philosophie médiévale : « Le chemin de la phénoménologie transcendantale a abouti a poser le sujet au point de départ et au centre de la recherche philosophique. Tout ce qui suit est référé au sujet. Le monde que constitue l’activité du sujet demeure un monde pour un sujet. Il était impossible – comme ses disciples [cercle de Göttingen] n’ont cessé de le répéter au fondateur de la phénoménologie – de retrouver dans cette sphère de l’immanence l’objectivité dont précisément il était parti et qu’il s’agissait d’assurer : une réalité et une vérité affranchie de toute relativité à un sujet. » (trad. fr., p. 42-43). 19 Voir la correspondance entre Edith Stein et Roman Ingarden, E. STEIN, Briefe an Roman Ingarden, dans : Edit Steins Werke, Band XIV, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1991 ; R. INGARDEN, « Bemerkungen zum Problem ‘Idealismus-Realismus’ », dans : Jahrbuch für Philosophie und phämenologische Forschung, 1929 (Festschrift für E. Husserl), p. 159-190 ; voir aussi R. INGARDEN, Husserl, La controverse Idéalisme-Réalisme, trad. fr. P. LimidoHeulot, Paris, Vrin, 2001. Voir aussi M. SCHELER, Idealismus-Realismus, dans : Späte Schriften, Bd. 9, Bern, A. Francke AG, 1976, p. 183s. 20 Voir J.-F. LAVIGNE, Husserl et la naissance de la phénoménologie, des Recherches logiques aux Ideen, Paris, PUF, 2004 ; Accéder au transcendantal, Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées directrices pour une phénoménologie pure de Husserl, Paris, Vrin, 2009. 21 « Un ouvrage de percée, et, aussi bien, moins une fin qu’un commencement. » (E. HUSSERL, Entwurf einer Vorrede su den Logischen Untersuchungen (1913), trad. fr. J. English, dans : HUSSERL, Articles sur la Logique, Paris, PUF, 1975, p. 373. Cité dans J.-L. MARION, Réduction et donation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1989 : « La percée et l’élargissement », p. 11). 22 « La première irruption de cet a priori universel de la corrélation entre objets d’expériences et types (Weisen) de donnée (pendant l’élaboration de mes ‘Recherches logiques’ autour de 1898) m’a ébranlé si profondément que depuis tout mon travail a été dominé par cette tâche d’élaborer systématiquement cet a priori de corrélation. » (E. HUSSERL, Krisis, § 48, Hua VI, p. 169-170, trad. M. Richir, « Lebenswelt et Epochè phénoménologique transcendantale », dans : De Kant à la phénoménologie, Paris, Editions universitaires du Mirail, Kairos, n°22, 2003, p. 151-164, ici, p. 151). 9 de l’esprit. Chez Husserl, l’opposition entre réalisme et idéalisme est obsolète, pour la simple raison que la nature n’est plus à opposer à l’esprit : L’esprit n’y est pas esprit dans la nature où à côté d’elle, mais celle-ci entre elle-même dans la sphère de l’esprit. Le moi également n’y est plus une chose isolée à côté d’autres choses également isolées dans un monde préalablement donné ; l’extériorité et la juxtaposition expresses des moi personnels cèdent le pas à une relation intime entre des êtres qui sont l’un dans l’autre et l’un pour l’autre23. Prendre la mesure de l’ébranlement provoqué par la phénoménologie husserlienne consiste à renverser notre perception habituelle et naïve du monde. A savoir, l’esprit ne se trouve ni dans la nature ni en face de celle-ci, mais l’esprit est plus englobant que la nature 24. Or, l’ego seul accède à cet ancrage de la nature dans l’esprit, qui est en même temps l’ancrage du monde, caractérisé par son extériorité et sa juxtaposition (Ausser- und Neben-einander), dans l’intériorité réciproque des ego (In-einandersein). Le monde ne peut donc advenir à son sens que dans l’ego, dans la mesure où ce dernier est en concordance avec la communauté des ego(s). L’objectivité est atteinte au prix de l’intersubjectivité. Cette dernière semble finalement être, aux yeux de Husserl, plus originaire que la subjectivité 25. Ne peuvent donc accéder à la contemporanéité du geste phénoménologique avec le geste eckhartien que les penseurs qui ont résolument optés pour le renversement du primat de l’objectivité naturelle. Si la contemporanéité est communément définie par « le fait d’exister à la même époque », nous la traduisons, quant à nous, par le fait d’exercer la même épochè. L’épochè est un « point d’arrêt », non pas en tant qu’elle isole une portion temporelle d’une autre dont elle diffère, mais en tant qu’elle est la possibilité d’une ouverture vers une compénétration temporelle, et donc vers une con-temporanéité26. Chez Husserl, comme 23 E. HUSSERL, Die Krisis des europäischen menschentums und die Philosophie, conférence faite au Kulturbund de Vienne le 7 mai 1935, Archives Husserl à Louvain, trad. P. Ricoeur, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 96- 97. 24 Dans la Krisis, Husserl s’oppose farouchement à la dualité « nature et esprit » (Natur und Geist) comme deux sphères clauses (trad. fr. P. Ricoeur, Aubier, p. 18-19). Il salue l’avancée philosophique de « l’idéalisme allemand » comme tentative de dépassement de la naturalisation de l’esprit qui caractérise la pensée occidentale (p. 73). Selon Husserl, il est fondamentalement nécessaire de percer à jour « l’absurdité de la conception dualiste du monde, selon laquelle nature et esprit doivent être considérés comme des réalités de sens homogène » (p. 93). 25 Pour la tension entre une « réduction subjective » et une « réduction intersubjective » dans les Méditations et dans les écrits husserliens de cette période, Voir N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi, Paris, Vrin, 1995, chap. IV, p. 198-238. 26 Le terme « coaevus » apparait chez Eckhart pour traduire la contemporanéité de l’effet dans son principe : « L’effet qui est dans le principe et auprès de lui (in ipso et apud ipsum principium) doit être en vertu (opérative) contemporain de ce principe (coaevus principio). » (MAITRE ECKHART, Le commentaire de l’Evangile 10 chez Eckhart, un même geste se retrouve, celui de se détourner de la juxtaposition spatiotemporelle (transcendance), pour se tourner vers l’interpénétration égologique (immanence). Comment faire surgir cette contemporanéité ? L’alternative entre deux voies s’offre spontanément à la pensée : une confrontation entre les deux démarches ou alors une relecture phénoménologique de Maître Eckhart. Ces deux perspectives ont déjà été fécondes. Donnons-en deux aperçus : Voie 1 : Une « confrontation entre la pensée mystico-spéculative de Maître Eckhart et la recherche de la phénoménologie » a conduit Secondo Bongiovanni à mettre en évidence leur similitude (similitudo) malgré la divergence de leurs contextes et de leurs objectifs 27. Il existe entre Eckhart et Husserl une même disposition à vouloir « revenir à la source cachée et oubliée de la libre ouverture des choses 28 » qui les rend proches indépendamment des « visions du monde » (Weltanschauungen) de leurs époques respectives. Il en résulte que « le je pur husserlien et l’homme pauvre eckhartien » ne sont pas étrangers l’un à l’autre29. Si la réduction husserlienne aboutit à un « je originaire » (Ur-Ich) qui rassemble tout le flux du vécu dans une unité, cet Ur-Ich échappe lui-même à la temporalité. Il est une « transcendance au sein de l’immanence30 ». Eckhart, quant à lui, part du postulat selon lequel Dieu et l’âme sont unis dans le même « fond ». Cette union âme-Dieu exige la libération de toute image et de toute œuvre, laquelle permet paradoxalement de vivre un nouveau rapport aux choses. Par le détachement (abgeschiedenheit), l’homme découvre une nouvelle modalité de l’égoïté : « ego, le mot ‘je’ n’est propre à personne qu’à Dieu seul dans son unité31 ». Cet Ich est ambivalent : il « n’est pas dans le monde, ni hors du monde32 ». Dieu y est rencontré sur le mode de la « Déité » (Gottheit) : non séparée (ungescheiden) des choses, elle leur est pourtant distincte en raison de sa « pureté »33. La selon Jean. Le prologue, § 38, dans : dans : L’œuvre latine de Maître Eckhart, t.6, trad. et notes d’A. de Libera, E. Weber et E. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1984 (désormais OLME 6), p. 88-89). 27 S. BONGIOVANNI, « Phénoménologie et mystique spéculative. Edmund Husserl et Maître Eckhart : de la réduction au ‘je’ à la réduction du ‘je’ » dans : «L'anneau immobile». Regards croisés sur Maître Eckhart. Husserl - Hegel – Laozi, Paris, Ed. Facultés jésuites de Paris, 2005, p. 17-58. 28 Ibid., p. 24. 29 Ibid., p. 28. 30 E. HUSSERL, Ideen I, § 57, p. 110, trad. Ricoeur, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, p. 190, cité dans ibid., p. 34. 31 S. BONGIOVANNI, « Phénoménologie et mystique spéculative », p. 40-41. 32 M. ECKHART, Sermon 28, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Dieu au-delà de Dieu, Paris, Albin Michel, 1999, p. 254, cité dans S. BONGIOVANNI, « Phénoménologie et mystique spéculative », p. 42. 33 Ibid., p. 43. 11 Gelâzenheit est un « laisser-là » de toute appropriation où Dieu se révèle dans une « unio énergétique »34. Autrement dit, le « Je » eckhartien fait disparaître le dualisme, mais non l’altérité (la nuance est fondamentale), qu’il peut y avoir entre le sujet humain et Dieu comme objet. Ce dualisme est abandonné par une « percée » (Durchbruch) qui le situe endeçà du vouloir, de l’avoir, et du savoir (sermon 52) 35. Voie 2 : A travers la relecture de quelques textes eckhartiens fondamentaux, Emmanuel Falque se propose de manifester la proximité entre la « réduction phénoménologique » et la « conversion religieuse » 36 . En préambule, nous sommes avertis que « la transcendance dans l’immanence » n’interdit pas une ouverture à Dieu au cœur même de l’ego37. A) Selon la relecture des sermons allemands 2 et 86, il ressort que Marthe et Marie figurent respectivement « l’attitude naturelle » et « l’épochè phénoménologique »38. S’il y a un attachement fécond à Dieu, pour Eckhart, il ne peut s’opérer qu’au terme d’un détachement. Ainsi, contrairement à Marie qui « absorbée et attachée au Seigneur » est « perdue dans le monde », Marthe se détache de cette présence de telle manière qu’elle est libre d’agir : Marthe se tient « près des choses, non pas dans les choses » comme Marie39 . A la vacuité ouverte par le « détachement » (Abgeschiedenheit) correspond la plénitude d’une union à Dieu. B) De cette réduction, il en va d’une nouvelle constitution. La suspension de l’objectivité de Dieu (Ideen I, § 58) n’est pas un obstacle, mais la condition sine qua non pour la révélation de Dieu, comme inhabitation dans l’engendrement. Parce que « le « je » n’appartient à personne en propre sinon à Dieu seul » (Sermon 29), il est tout autant à l’homme qu’à Dieu. Il en résulte un « échange des propres », d’où la permutation des formules : « l’engendrement de soi à partir de Dieu » en « l’engendrement de Dieu à partir de soi »40. De ce « transfert de fonds » se dégage une nouvelle « générativité de Dieu en moi » qui est le centre de la pensée eckhartienne, la naissance de Dieu dans l’âme 41. Cette générativité est à la fois active et passive : « l’âme enfante Dieu à partir d’elle-même 34 Ibid., p. 43. Ibid., p. 49. 36 E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, Epiméthée, 2008, p. 137-199. 37 Ibid., p. 143. 38 Voir Ibid., p. 148-163. 39 M. ECKHART, Sermon 86, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Le château de l’âme, Paris, Carnets DDB, 1995, p. 69.73, cité dans ibid., p. 149, 151. 40 Ibid. 41 Ibid., p. 170. 35 12 Dieu42 » et « l’homme pâtit de par Dieu et pour Dieu seul43 ». C) Selon l’exégèse eckhartienne du sermon 71, l’absence de vision de Dieu va de pair avec sa présence : « Il ne vit rien, c’était Dieu44 ». Comme le « rien » des créatures est identique au « tout de Dieu », y a-t-il lieu de voir une radicalisation de la pensée heideggérienne du néant. Passer de ce rien au tout, s’effectue par un « abandon », une Gelassenheit, qui, contrairement à la critique heideggérienne, ne reste pas intérieure à la volonté, mais renonce au vouloir lui-même : « non-vouloir » (sermon 52). De cette Gelassenheit résulte une conversion vers un « Dieu » qui n’est pas seulement « final » (Ideen I, § 27) mais un « moi pur »45. Le « point source originaire » du flux des Leçons pour une phénoménologie de la conscience du temps est donc le lieu-non-lieu d’une ouverture46. Là où Husserl s’en tient au « flux », Eckhart opère une « percée » hors du savoir : « non-savoir ». Pour le mystique rhénan, c’est là que se situe la vraie noblesse de l’homme : « sa percée est plus noble que son fluer » (sermon 52)47. Menées parallèlement et sans concertation48, ces deux études convergent vers un point essentiel : l’ego transcendantal est l’enjeu d’une Percée de l’Ego. Le détachement (Abgeschiedenheit) se présente comme réduction à un « Je, Moi » (Ich, Ego) ambivalent : point originaire de la source du flux, il est le lieu-non-lieu d’une possible « union ». Cette possibilité se mue en effectivité dès lors que l’homme s’abandonne (Gelassenheit) au mode sans mode du « non-vouloir », « non-savoir », « non-avoir ». L’union nécessite donc une conversion de l’intentionnalité. Alors, au sein même du flux, s’opère la « percée » (Durchbruch)49. Sans quitter l’intériorité, l’ego découvre une altérité dans l’unité. Une telle convergence de résultats n’est sans doute pas complètement fortuite. Les deux chercheurs ne pouvaient ignorer les relectures heideggérienne et henryenne du maître rhénan. Cependant, si la référence à la Gelassenheit de Heidegger figure chez l’un et chez l’autre, seul Emmanuel Falque fait mention de Michel Henry, non sans précaution 42 M. ECKHART, Sermon 43, trad. J. Ancelet-Hustache, Sermons (31-59), t. II, Paris, Seuil, 1978 (désormais AH II), p. 85, cité dans ibid., p. 174. 43 M. ECKHART, Sermon 2, trad. Le château de l’âme, p. 84, cité dans ibid., p. 178. 44 M. ECKHART, Sermon 71, trad. G. Jarczyk et J.-P. Labarrière, Du détachement et autres textes, Paris, Rivages poche, 1995, p. 96, cité dans Ibid., p. 182. 45 Ibid., p. 195. 46 E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience du temps (1928), Paris, PUF, 1964, § 36, p. 99, cité dans ibid., p. 196. 47 Ibid., p. 197. 48 Voir note ibid., p. 139, note 1. 49 A. HAAS, « Durchbruch zur Ewigen Weisheit », dans: Meister-Eckhart-Jahrbuch 2 (2008), Stuttgart, Kohlhammer, p. 171-187. 13 cependant50. Qu’il soit permis de rappeler ici, avec Sébastien Laoureux, que le rapprochement entre le « détachement » (Abgeschiedenheit) eckhartien et la « réduction » husserlienne est déjà réalisé dans l’Essence de la manifestation51. Le phénoménologue de l’immanence a attiré l’attention sur un fait important : une manifestation de Dieu qui se fait au cœur de l’ego. Le statut de l’ego semble bien être d’un enjeu capital pour le lien entre maître Eckhart et la phénoménologie. Dans Husserl et l’idée de Dieu52, Emmanuel Housset ne cesse de nous rendre attentifs à cette conviction indiscutable : pour Husserl, c’est dans l’ego, et l’ego seul, que l’articulation entre l’homme, le monde et Dieu peut trouver son sens 53. Or, coup de théâtre, dès la première problématisation phénoménologique de Maître Eckhart, la pertinence de l’ego est complètement remise en question. Pour Heidegger, la corrélation sujet-objet approchée par Maître Eckhart n’est effective qu’à condition d’abandonner à la fois l’ego et l’intentionnalité. Aussi, selon lui, la pensée eckhartienne doit subir une « déconstruction » pour donner son fruit : « le vécu de l’expérience religieuse » (religiösen Erlebnis)54. Dans cette perspective, le « laisser-être », versus heideggérien de la Gelassenheit, sera interprété dans Sein und Zeit comme le transcendantal par excellence55. Il permet la co-appartenance du Dasein et du Sein. L’homme y apparaît comme un « être-aumonde ». L’effacement de l’ego signe l’impossibilité d’une ouverture à la transcendance de Dieu. La divinité, la Déité eckhartienne, réapparaîtra plus tard dans une nouvelle pensée du Sacré, sous la forme de l’enchevêtrement des mortels et des divins, et du ciel et de la terre. Le « Maître Eckhart » de Heidegger n’est pas ignoré par Michel Henry. Cependant, stratégiquement, la Gelassenheit heideggérienne est renversée sans qu’il n’en soit explicitement fait mention. Le « retrait » est inversé : le retrait vers le monde devient un 50 Ibid., p. 154-155. Voir E. FALQUE, « Michel Henry théologien. A propos de C’est moi la vérité », Laval théologique et philosophique, octobre 2001 (t. 57, 3), p. 225-536 ; « Y a-t-il une chair sans corps ? », Transversalités, 81/1 (2002), p. 43-75, repris dans : PH. CAPELLE (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2004, p. 95-133. 51 Voir S. LAOUREUX, « De ‘L’essence de la manifestation’ à ‘C’est moi la vérité’, La référence à Maître Eckhart dans la phénoménologie de Michel Henry », Revue Philosophique de Louvain, 123/2 (2001), p. 220-253. 52 E. HOUSSET, Husserl et l’idée de Dieu, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2010, p. 75. 53 Voir E. HUSSERL, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, PUF, 1957, p. 335-336, cité dans ibid., p. 75. 54 M. HEIDEGGER, « Philosphische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (1924-25), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, GA 60, p. 301-337, trad. fr. J. Greisch, « Les fondements philosophiques de la mystique médiévale », dans : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012, p. 343-381. 55 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 18. « Tournure et significativité la mondanéité du monde », trad. fr. Martineau. Voir infra. 14 retrait hors du monde. Aussi, le « Maître Eckhart » de Michel Henry prend le contrepied de son prédécesseur. Le champion de la transcendance devient champion de l’immanence. En deçà de la distance entre l’étant et l’être, il est une réalité qui est identique à son apparaître. C’est l’ego56. L’unité eckhartienne du fond de l’âme et du fond de Dieu est interprétée comme une « unité ontologique » sur laquelle la temporalité du monde ne peut mordre57. Nous voici donc avec deux phénoménologies antinomiques se revendiquant d’un même inspirateur de pensée. A moins d’être un pur sophiste, Eckhart n’aurait pu entériner à la fois la thèse d’un être-pour-le-monde ayant effacé tout ego et la thèse d’un être de l’ego ayant exclu tout monde58. Ou, pour le dire en termes de temporalité, Eckhart ne pouvait à la fois opter pour un être ayant le temps pour seul séjour et pour un être ayant l’éternité comme seule demeure. De ce double usage schizophrène de Maître Eckhart en phénoménologie, un constat s’impose. La pensée du mystique rhénan recèle assez de ressources pour dynamiser des phénoménologies dont l’incompatibilité est indéniable. Si tel est le cas, cela ne signifie-til pas que, à moins de lui faire tout à fait violence, le texte eckhartien se prête à de telles divergences de perspectives ? C’est ici qu’entre en scène un troisième phénoménologue dont la référence à Maître Eckhart est plus discrète, et donc moins connue. Il s’agit de Derrida59. En faisant dialoguer les thèses de Heidegger et de Lévinas, dans L’Ecriture et la différence, Derrida appelle Maître Eckhart comme le témoin d’un possible entrelacement d’une pensée de l’être et d’une pensée de l’au-delà de l’être60. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il puisse porter des thèses aussi différentes que celle d’Augustin ou de Denys l’Aréopagite. Pour Derrida, et c’est en cela que sa lecture est éclairante, ni l’ego ni le monde ne peuvent être 56 Voir M.G. VAN RIET, « Une nouvelle ontologie phénoménologique. La philosophie de Michel Henry », Revue philosophique de Louvain, 64 (1966), p. 436-457, ici, p. 442. 57 M. HENRY, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1963, 3ième rééd. 2003 (désormais EM), § 39, p. 386. 58 Nuançons d’emblée cette opposition trop frontale. Chez Heidegger, par la « mienneté », le Dasein est toujours présent au monde comme un moi. Chez Henry, l’ego agit dans le monde. Le moi et le monde ne peuvent donc être pensés comme complètement séparés. Cependant, le rapport de passivité et d’activité est inversé d’un phénoménologue à l’autre. Pour Heidegger, l’homme ne peut agir que sur le fond d’une passivité originaire qui est son immersion au monde. Pour Henry, l’homme agit sur fond d’une passivité originaire qui se situe dans l’ego. Résultat : le Dasein est pour la mort, tandis que l’ego en est déjà affranchi. Devons-nous en rester à cette alternative ? 59 Voir M.-A . VANNIER, « Derrida, Jacques », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 351-352. 60 Voir J. DERRIDA, L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, « De la violence ontologique », p. 196-228, spécialement, p. 216-217. 15 abandonnés61. Que le sujet se dérobe constamment à lui-même, signifie que la liberté est une tâche qui s’inscrit dans la temporalité. Cet enjeu paradoxal de l’identité-altérité de l’ego et du monde fait apparaître la possibilité, voire la nécessité, d’une expérience originaire où se manifeste l’identité-altérité de l’ego et de Dieu. Derrida serait-il en cela plus husserlien que ses confrères phénoménologues ? Partageant l’athéisme méthodologique de Husserl, Derrida s’engage plus loin que ce dernier dans la question de Dieu. La dénégation (comment ne pas parler ?), c’est l’impossibilité de ne pas parler d’un Dieu dont on ne peut pourtant pas parler62. Tel serait davantage l’usage derridien de Maître Eckhart. Le lexique ontologique paradoxal préserve l’ineffabilité (esse absconditus) de Celui dans lequel toutes choses se meuvent. La Déité en ressort à la fois plus proche et plus lointaine. Ainsi, la phénoménologie n’est pas la portée fermée à la question de Dieu, mais au contraire, la refonte de sa problématisation63. § 2. Objectif et méthode : la Percée Ce triple usage de Maître Eckhart en phénoménologie est suffisamment éloquent pour que, à côté d’une confrontation entre la phénoménologie de Husserl et la mystique eckhartienne (voie 1) ou d’une relecture husserlienne de Maître Eckhart (voie 2), une troisième voie s’impose à nous. Cette voie consiste à relire le « Maître Eckhart » des trois phénoménologues (Heidegger, Derrida, Henry) en pratiquant un processus d’émondage. L’objectif consiste à faire apparaît un « noyau » dur (Kern) de ce que Maître Eckhart peut apporter à la phénoménologie. Suivant la logique husserlienne, toute vue trop unilatérale doit être abandonnée. Observons le principe phénoménologique : plus il y a de concordances des vues subjectives, plus il y a d’objectivité. Pour ce faire, nous procéderont en trois étapes : 1) la relecture, la plus exhaustive possible, des occurrences de Maître Eckhart, successivement chez Heidegger, Derrida et Michel Henry ; 2) la résistance du texte 61 Voir ibid., p. 182-193. Comme le montre son premier ouvrage, cette question du rapport entre l’ego et le monde est au cœur de la pensée derridienne. Voir J. DERRIDA, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-54), Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990. 62 J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations » (Conférence How to avoid speaking, colloque Absence et négativité, Jérusalem juin 1986) dans : Psychè. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 535-595. 63 Voir F. NAULT, Derrida et la théologie. Dire Dieu après la déconstruction, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 2000, sur Eckhart, p. 238-239. 16 eckhartien à l’usage qu’en font les trois phénoménologues, avec, simultanément, la confrontation de leurs lectures respectives ; 3) la proposition, en choc-en-retour, d’une phénoménologie plus respectueuse du texte eckhartien. Relecture, résistance, choc-enretour, telles sont les trois parties de cette étude64. Si la méthode de notre première partie consiste à suivre pas à pas le commentaire phénoménologique en soulignant la référence eckhartienne, la démarche de notre seconde partie est différente. Elle exige de passer le Rubicon65. En effet, il est impossible de lire Eckhart pour lui-même en renonçant à l’unité à la fois philosophique et théologique de sa pensée. Comme l’affirme Alain de Libera, « il n’y a pas [chez Eckhart] un territoire du philosophe et un autre du théologien66 ». C’est là l’originalité de Maître Eckhart parmi les penseurs médiévaux. Contrairement à Thomas d’Aquin, qui distingue les deux sciences, Maître Eckhart propose d’« interpréter les enseignements de la sainte foi chrétienne et de l’Écriture des deux Testaments à l’aide de la raison philosophique 67 ». Une telle attitude n’exige pas de quitter le registre philosophique pour le registre théologique, mais bien de laisser se transformer le premier par le second. Le lecteur n’a donc pas besoin de faire un saut dans la foi pour suivre le développement eckhartien mais de laisser se déployer une logique adossée à une proposition principale (esse est Deus) dont tout le reste découle68. « Parier » à la manière de Pascal, voilà où doit s’engager le lecteur, sachant que nous sommes « embarqués »69. Autrement dit, « nous n’avons pas le choix d’avoir le choix 70 ». Cette décision est d’abord herméneutique. Ce choix est la seule possibilité pour découvrir la logique qui préside à des textes médiévaux écrits à la lumière de la Révélation. Une telle approche peut être qualifiée de théologale, puisqu’elle est fondée sur une herméneutique 64 Pour l’édition originale, nous nous référons à : MEISTER ECKHART, Die deutschen und lateinischen Werke (désormais DW ou LW suivi du numéro de volume), Stuttgart, Kohlhammer, 1936-. Les traductions françaises seront précisées au fur et à mesure de leur apparition dans notre étude. 65 Voir E. FALQUE, Passer le Rubicon. Philosophie et théologie. Essais sur les frontières, Bruxelles, Lessius, coll. « Donner raison », 2013. 66 A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », Revue des Sciences Religieuses, 70/1 (1996), p. 31-47, ici, p. 32. 67 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, II, LW III, p. 4. 68 Si le Prologue à l’œuvre des propositions fait montre d’un projet d’ « axiomatisation du savoir théologique » à la manière d’Alain de Lille (A. DE LIBERA, article « Scolastique », Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF Quadrige, éd. 2013, p. 1312-1317), l’œuvre conservée d’Eckhart manifeste cependant une autre logique. Plutôt qu’un enchainement argumentatif de propositions déduites les unes des autres, nous avons affaire à un discours constamment animé par la proposition principale. Esse est Deus signifie que l’usage du verbe « être » est régi par « Dieu » qui, en conférant la vie, donne aussi la raison à l’homme. C’est précisément ce point qui autorise un déploiement de la logique eckhartienne en phénoménologie. 69 BL. PASCAL, Pensées, L. 418/B.233, dans : Œuvres complètes, par Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 550. 70 E. FALQUE, Passer le Rubicon, p. 90. 17 de la parole de Dieu (logos tou theou). Sur base de cette découverte qui reste dans le domaine intellectuel, libre au lecteur de passer ou non le cap vers une autre rive, celui de « choisir d’être choisi71 ». La lecture théo-logale recèle un secret : le passage du génitif objectif au génitif subjectif. Passer de la parole sur à la parole à est une expérience personnelle qu’aucune argumentation ne peut commander. Preuve ne vaut là où épreuve se vit. Cependant, quelle que soit la réception de cette lecture théologale, il y aura fécondation de la phénoménologie par la Révélation. La troisième partie est, en effet, le choc-en-retour provoqué par la logique d’un Dieu qui se dit lui-même. Que la logique ne soit plus pensée de mais parole à, implique un renversement dans la manière d’accueillir la vie phénoménale. De ce pari, la phénoménologie peut s’en trouver renouvelée de fond en comble. S’explique ainsi le choix de notre titre : Percée de l’ego. Si Husserl saluait son premier grand ouvrage comme une « percée » (Durchbruch) à commencer, l’approfondissement de ce commencement n’est peut-être pas encore arrivé à sa radicalité ultime. L’emprunt husserlien à un terme éminemment eckhartien ouvre la voie de cette radicalisation : opérer la percée de l’ego. C’est précisément parce qu’il est irréductible à sa propre pensée que l’ego, en remontant vers son origine, doit finalement faire déboucher la réduction dans la donation72. Toute la difficulté du rapport entre phénoménologie et théologie se trouve là. Les partisans et les opposants d’une ouverture à la Révélation consentent tous deux au fait que l’ego soit résistant à toute réduction et qu’il soit lui-même la donation73. L’opposition se trouve ailleurs. Il s’agit d’accepter ou non l’identification du « phénomène originaire » (Urphänomen) comme « moi absolu présent à lui-même dans la fluence » avec Dieu74. Que l’ego ne soit pas seulement une pure forme, mais qu’il soit d’une autre manière que l’étant, voilà qui ne peut être conçu. In-concevable, in-constituable, tel est bien l’être de l’ego. Mais alors pourquoi cet acharnement sans cesse répété de Husserl à vouloir scruter cette source rebelle à toute constitution ? L’hypothèse que nous émettons est la suivante : la pensée, dans sa structure même, est faite pour être dépassée. Autrement dit, la pensée requiert elle- 71 Ibid., p. 137-138. Voir J.-L. MARION, Réduction et donation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1989. 73 Voir J. BENOIST, « Egologie et donation : premier essai en direction de la question de la présence », dans : Autour de Husserl. L’ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p. 62-91. 74 E. HUSSERL, C 7 II, p. 12 (1932), cité dans J. BENOIST, « Egologie et donation », p. 75. 72 18 même d’effectuer un Breaking-Through75. Il en est ainsi parce que l’ego n’a pas de fond, et ne peut donc trouver son identité sur le mode théorétique. Telle est la proposition de Maître Eckhart. Passer du mode théorétique au mode affectif, comme le font chacun à leur manière Heidegger et Michel Henry en se basant sur le mystique rhénan, conduit à déplacer et non pas à résoudre la question. Pour Eckhart, le mode fondamental de la vie de l’ego est l’engendrement. Cela signifie que l’ego vit sur le mode dynamique d’une genèse perpétuelle, d’un jaillissement en lui-même76. Le paradoxe à jamais insurmontable de cet ego est la présence de l’autre en lui sans qu’il ne soit jamais fait mention que d’un seul ego. Au sein de cet ego unique, se trouvent nécessairement (car « rien ne s’engendre soi-même ») à la fois celui qui engendre et celui qui est engendré : « celui qui est engendré devient l’autre (alius) de celui qui engendre, mais n’en devient pas autre (aliud) au neutre77 ». Dans cette altérité cachée de l’ego se trouve fondée la « Percée ». La Percée est originaire. Si l’essence de l’ego est considérée dans sa transitivité (oportet transire)78, alors plusieurs apories husserliennes s’en trouveront éclairées d’un sens nouveau : l’ambivalence de l’ego transcendantal/empirique, la réduction subjective/intersubjective, l’ego/alter ego. Voilà en quoi Maître Eckhart peut donner à penser à la phénoménologie. Ceci nous met totalement à l’aise quant à la méthode à adopter pour notre étude. Selon la méthode préconisée, voire même revendiquée, par Emmanuel Falque, nous ne pouvons avancer masqués devant les hommes (larvatus prodeo), mais nous avançons masqués devant Dieu (larvatus pro Deo)79. Non seulement, nous ne pouvons faire fi du fait que nous avons affaire à des écrits indissolublement spéculatifs et mystiques. Mais, plus encore, nous ne cachons pas que nous cherchons à mettre cette inséparabilité en évidence. Cependant, cet objectif ne signifie nullement que nous abandonnions la voie philosophique. En effet, 75 Voir B. MCGINN, The Mystical Thougt of Meister Eckhart. The Man from Whom God Hid Nothing, New York, Herder, 2001, p. 131-147. 76 Voir M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 16-17, LW II, p. 21-23. 77 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 161, OLME 6, p. 288-291. 78 Voir l’expression eckhartienne « oportet transire » analysée par S. BRETON, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart », Recherches de science religieuse, 67/3 (1979), p. 373-396 ; Deux mystiques de l’excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 1985 ; « L’itinéraire spirituel de Maître Eckhart », Revue de l’Institut Catholique de Paris, 28/4, 1988, p. 65-81 ; La pensée du rien, Kampen-Den Haag, Pharos, Studies in philosophical theology, 1992, p. 42-45. Voir aussi E. MANGIN, Maître Eckhart ou la Profondeur de l’Intime, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2012 : « Oportet transire. L’expérience de la percée », p. 84-91. 79 E. FALQUE, « Tuilage et conversion de la philosophie par la théologie », dans : E. FALQUE ET A. ZIELINSKI, (dir.), Philosophie et théologie en dialogue. 1996-2006. LIPT une trace, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 45-56, ici, p. 56 ; voir aussi « Philosophie et théologie. Nouvelles frontières », Etudes, Février 2006, n°4042, p. 201-210, spécialement, p. 204. 19 nous faisons nôtres les distinctions méthodologiques entre philosophie et théologie concernant les « départs », « modes de procéder » et l’approche plus descriptive du même « objet »80 : 1) Plutôt que de nous en tenir au primat de la révélation, nous optons résolument pour la méthode de réduction ; 2) Nous respectons le cheminement heuristique comme mode propre de notre réflexion ; 3) Nous nous en tenons à une phénoménologie descriptive en nous concentrant sur la phénoménalité de Dieu. Contrairement à l’option de notre ouvrage L’être et le bien. Relecture phénoménologique81, nous ne nous situons pas sur le versant théologique. Dans cette démarche, nous avions voulu relever combien une intentionnalité mue par la foi, et non par la raison seule, ouvrait la perspective d’une alternative concernant l’approche de l’être, non perçue par Heidegger. Sans renier la pertinence de cette approche, il nous paraît ici opportun de nous en tenir à l’épochè, au sens le plus strict de la phénoménologie husserlienne. Nous voulons mettre en évidence combien, par cette démarche, nous ne quittons pas la pensée eckhartienne. En effet, en restant spéculatif dans la description détaillée de la voie mystique, nous pouvons dire que Maître Eckhart n’abandonne jamais le sol philosophique. Au contraire, montrant la convergence des enseignements de Moïse, du Christ et du philosophe 82, il cherche la métaphysique qui se cache « sous l’écorce de la lettre » biblique83. A nous de montrer en quoi cette métaphysique ne s’oppose pas à la phénoménologie, mais la suppose comme la méthode la plus apte à la déceler. Si notre objectif premier est une tentative d’élucidation de la contemporanéité de la démarche husserlienne avec la pensée de maître Eckhart, nous ne pouvons ignorer la manière dont Husserl lui-même a essayé de revenir à l’« originaire » ou à l’« absolu » au cœur de l’expérience de l’ego. C’est là, pensons-nous, que le rapprochement entre la mystique médiévale et la phénoménologie peut s’avérer le plus fécond. Antimétaphysique en raison même de sa démarche descriptive intuitive, qui refuse la méthode constructive et déductive, la phénoménologie ne s’est nullement arrêtée 80 Ibid., p. 48-49. L’être et le bien. Relecture phénoménologique, Préface de Jean-Yves Lacoste, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 281, 2011. 82 Voir M. ECKHART, Commentaire selon l’Evangile de Jean, § 185, LW III, p. 155, OLME 6, p. 334-335. 83 Voir J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique et herméneutique hérité de Maïmonide, à l’opérateur métaphysique qu’est l’imago dans le Livre des paraboles de la Genèse de Maître Eckhart », dans : J. CASTEIGT (dir.), Maître Eckhart, Paris, Cerf, coll. « Les cahiers d’histoire de la philosophie », 2012, p. 257-297. 81 20 « devant les dernières questions les plus hautes » et donc, métaphysiques (MC, § 64) 84 . Elle les a abordées autrement85 : Je voudrais, en terminant, et afin d’éviter les malentendus, indiquer que la phénoménologie, (…), n’élimine que la métaphysique naïve, opérant avec les absurdes choses en soi, mais qu’elle n’exclut pas la métaphysique en général86. Amener la raison latente à la compréhension de ses possibilités et par là même montrer que la possibilité d’une métaphysique est une possibilité vraie – voilà l’unique chemin pour engager une métaphysique ou une philosophie universelle dans la voie laborieuse de la réalisation87. Aborder la métaphysique autrement, grâce à l’apport de Maître Eckhart en phénoménologie, tel est l’objectif de notre recherche. L’aporie due à l’ambivalence de l’ego, à la fois surgissement originaire et temporalité, est à recevoir comme un donné spécifique : à savoir, l’impossibilité pour la pensée de clôturer sur elle-même lorsqu’elle tente de constituer sa propre origine. Cette impossibilité, qui dénote l’irréductibilité de l’ego, est prise en compte dès lors même que Maître Eckhart n’est pas seulement le maître qui pourrait nous donner à penser à nouveaux frais la phénoménologie, mais aussi celui qui peut nous faire entrer dans une nouvelle démarche existentielle. Au dire d’un de ses contemporains, Eckhart aurait de loin préféré le statut de « maître de vie » (Lebemeister) à celui de « maître de lecture » (Lesemeister) : Maître Eckhart dit : Mieux vaudrait un maître de vie que mille maîtres de lecture, mais lire et vivre en Dieu, à cela personne ne peut parvenir. S’il me fallait chercher un maître ès Ecritures, je le chercherais à Paris, dans les hautes écoles, pour [apprendre] sa haute science. Mais si je voulais m’interroger sur la vie parfaite, il ne saurait pas quoi me dire. Où voudrais-je donc aller ? Nulle part ailleurs que dans une nature nue et libre : celle qui pourrait m’enseigner si je lui pose la question88. Cette distinction est devenue un leitmotiv des présentations de la vie du Thuringien. Après s’être demandé s’il fallait opposer l’œuvre universitaire latine et les sermons allemands, les scientifiques travaillant sur l’œuvre du Rhénan ont désormais acquis la conviction que 84 E. HUSSERL, « Phenomenology», dans : Encyclopaedia Britannica (1929), Hua IX, p. 253-54. Voir N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, op. cit., p. 338-340. 86 E. HUSSERL, Cartesianische Meditationen (1931), trad. fr. G. Peiffer et E. Lévinas, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1953, § 64, p. 133. 87 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), trad. E. Gerrer, Etudes Philosophiques, 1949, n°1 et 2, p. 139-140. 88 M. ECKHART, Deutsche Mysticker des vierzehnten Jahrhunderts, t. II, Meister Eckhart, Leipzig, éd. Pfeiffer, 1957, p. 599, trad. fr. A. de Libera, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Paris, Cerf, coll. « Initiation au Moyen Age », 2010, p. 25. Nous soulignons. 85 21 Maître Eckhart est « indissolublement et partout Lesemeister et Lebemeister89 ». Le philosophe n’est donc pas à séparer du mystique. L’enjeu de Maître Eckhart en phénoménologie se redouble. A travers sa mystique spéculative, le Rhénan nous convie à retrouver l’enracinement socratique de la philosophie. A savoir, la remise en question, non pas de « ce dont on parle », mais ce de « celui qui parle »90. Les sermons eckhartiens ont pour objectif de changer le comportement de ceux à qui ils s’adressent et non pas de les charger d’un bagage notionnel détaché de leur vécu. Or, il se fait que, chez Husserl, nous ne pouvons aborder le problème de l’ego sans l’envisager dans la perspective téléologique. L’enjeu d’une « métaphysique » de l’ego est la coordination possible entre physique, logique et éthique91. N’en déplaise à Heidegger, qui y voyait un gauchissement de la pensée vers un « exercice scolaire92 », cette tripartition n’a pas dit son dernier mot en philosophie. Elle peut encore donner à penser. En tous cas, entérinée par Eckhart, cette tripartition balise la voie pour qui veut se situer dans son sillage : L’être, la bonté et la vérité ont la même ampleur, car partout où est l’être, il est bon et il est vrai (wesen und güete und wârheit sint glîche breit, wan, als verre wesen ist, sô ist ez guot und ist wâr)93. Nous pourrions nous étonner qu’il n’y ait pas de traité d’éthique ou de logique chez Eckhart. La raison en est simple : tout discours sur l’être est d’emblée un discours sur la conversion de la créature appelée à s’achever en Dieu. C’est pourquoi, à l’instar de la pensée augustinienne, il est juste de qualifier l’expérience eckhartienne de la Percée de « métaphysique de la conversion94 ». Aussi le médiéval, à la suite d’Augustin, se situe-t-il 89 A. DE LIBERA, « Mystique et philosophie : Maître Eckhart », dans : E. ZUM BRUNN (éd.), Voici Maître Eckhart, Grenoble, J. Millon, 1998, p. 318-340, ici, p. 320 ; voir aussi la mise au point par M.-A. VANNIER, « Mystique rhénane » dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 827-829. 90 P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1955, p. 53-54. 91 ARISTOTE, Topiques I, 14, 105 b ; CICÉRON, Academica posteriora I, 5, 19. La tripartition naturalis-moralisrationalis se retrouve dans toute l’œuvre d’Augustin, par ex : Contra Academicos III, 17, 37, BA 4, p. 188-189. Voir Y. MEESSEN, « La triple Sagesse : Les interprétations d’Ambroise et d’Augustin », Connaissance des Pères 103 (2006), p. 34-52. 92 Voir M. HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, dans Questions III, Gallimard, 1966, p. 137-138. 93 M. ECKHART, Sermon 23, DW I, p. 400, trad. J. Ancelet-Hustache, Sermons (1-30), t. I, Paris, Seuil, 1974 (AH I), p. 200. Voir notre article « Vérité et dévoilement sans retrait (Sermon 11) », dans : M.-A. VANNIER (éd.), La Création et l’anthropologie chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines / Christianisme », 2011, p. 151-158. 94 Pour Augustin, voir E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1943, p. 316 ; E. ZUM BRUNN, « L’exégèse augustinienne de ‘Ego sum qui sum’ et la ‘métaphysique de l’Exode’ », dans : Dieu et l’Être. Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20,11-24, Paris, Études augustiniennes, 1978, p. 141-164, ici, p. 146. Pour Eckhart, E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, Paris, 22 dans une perspective métaphysique similaire à celle de l’Antiquité. Que la philosophie antique ait étroitement associé « exercice scolaire » et « exercice spirituel », voilà ce que nous ne pouvons oublier. Il revient à Pierre Hadot d’avoir rappelé combien l’acte philosophique est d’abord « une métamorphose totale de la manière de voir le monde et d’être en lui95 ». Oublier que la philosophie s’est déployée, et se déploie toujours, dans un lien intime entre praxis et theôria, c’est commettre un grave contresens ou point de tourner le dos à son essence même. Ainsi, la métamorphose du voir et de l’être vont-ils de pair. Autant dire que, transposés en termes phénoménologique : la « conversion du regard » (Umkehrung des Blickes) va de pair avec la conversion de l’agir. Selon les propres mots de Husserl : Peut-être même se montrera-t-il que l’attitude phénoménologique totale, et l’épochè en fait partie, sont appelées par essence à produire un changement personnel complet, qui serait à comparer en première analyse avec une conversion religieuse96. Beauchesne, Bibliothèque des archives de philosophie, 42, 1984, p. 36, 93 ; A. HAAS, « Percée », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 936-945, ici, p. 937. 95 P. HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Etudes augustiniennes, 1993, p. 9. Nous soulignons. 96 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (Krisis, 1936), trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, § 35, p. 156. 23 PREMIERE PARTIE LECTURES PHENOMENOLOGIQUES 24 § 3. Physis, Logos, Ethos Ne réponds pas avant d’avoir écouté, n’interviens pas au milieu d’un discours. Siracide 11, 8 Que la conversion du regard commence par une écoute, voilà qui n’est pas si facile à entendre. Si l’impératif phénoménologique consiste à ne pas se contenter de « simples mots » mais à « revenir aux choses elles-mêmes » (auf die ‘Sachen selbst’ zurückgehen)1, comment entendre ce que d’autres ont à dire sur les choses qu’ils voient ou expérimentent ? Alors que Husserl se consacre presqu’exclusivement à la description des actes de la conscience en prise directe avec les choses, Heidegger, Derrida ou Henry, choisissent le plus souvent la médiation de textes décrivant ces actes. L’attention aux choses se fait à travers l’attention aux mots. Aussi, voyons-nous un double sens au « tournant herméneutique de la phénoménologie2 ». Premièrement, comme les choses elles-mêmes restent recouvertes, elles sont toujours en attente d’une élucidation, laquelle s’effectue dans le langage (Heidegger). Deuxièmement, cette nécessité du langage comme lieu où s’élabore la pensée (Gadamer) autorise la phénoménologie à quitter le seul registre de la donation immédiate, pour s’impliquer dans l’interprétation des textes (Ricoeur). C’est bien pourquoi, nous trouvons en phénoménologie des textes de la tradition patristique ou médiévale, alors qu’ils sont rares chez Husserl3. Lorsque Heidegger, Derrida ou Henry interprètent un texte eckhartien, c’est désormais à travers leurs mots que nous advient la chose visée par Eckhart. Le conflit des interprétations en surgit. Ce conflit n’est pas facile à gérer car il fait intervenir un triple emboîtement de niveaux (expérience de la chose, texte eckhartien, textes des phénoménologues). Eckhart lui-même ne vise pas la chose sans faire référence à plusieurs 1 E. HUSSERL, Logische Untersunchungen. T. II. Untersuchungen zur Phänomelogie und Theorie der Erkenntnis, Martinus Nijhoff Publishers, 1984 (Hua XIX/1), § 2, p. 10, trad. H. Élie, A. L. Kelkel & R. Schérer, Recherches logiques. T. II. Recherches pour la phénoménologie et la théologie de la connaissance, Première partie, Paris, PUF, 1961, p. 8. 2 Voir J. GRONDIN, Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003. 3 En faisant explicitement appel au livre XI des Confesssions, les Leçons sur la conscience intime du temps font figure d’exception dans l’œuvre husserlienne. Ailleurs, on peut constater des références ponctuelles à certains auteurs. Par exemple : Aristote, comme dans les Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur (1904-1914), ou Augustin, comme à la fin des Méditations cartésiennes. 25 autorités (auctoritates), multiples explications possibles, tout en laissant au lecteur le soin de juger par lui-même dans quel sens les recevoir4. Nous ne serons donc guère étonnés des divergences d’interprétations qui apparaissent entre les trois phénoménologues. Cependant, ni Derrida ni Henry ne construisent en réalité leur interprétation du mystique sans avoir la position heideggérienne en toile de fond. Quant à l’attention latérale à chacune de leur visée phénoménologique, elle est très peu explicite, mais toutefois suffisante pour marquer à la fois leur accord et leur désaccord5. En mettant ce procédé en œuvre, notre prétention est la clarification, non la neutralité. Embarqués, nous le sommes 6. Nous n’avons sur cela aucune illusion. L’attention à certains textes plus qu’à d’autres, la manière de les agencer, de souligner telle ou telle proposition, etc., sont autant d’indices de notre engagement. C’est dans cet esprit que nous nous mettrons d’abord à l’écoute des lectures phénoménologiques eckhartiennes de Heidegger, Derrida et Henry (Première partie). Désireux de restituer à Eckhart sa propre parole (Deuxième partie), notre motivation première est de faire surgir une phénoménologie découvrant la chose même que le mystique entend mettre à jour (Troisième partie). Dès cette première partie, nous ne tairons pas notre étonnement là où un écart se fera entre ce que nous entendons et ce que nous voyons. Postposer la disputatio ne peut se faire sans souligner préalablement les éléments dont elle se nourrira. Là où l’interprétation proposée contredit volontairement le texte ou, inversement, est directement contredite par lui, bonne note sera prise. Il n’y va pas seulement d’une simple logique, mais de notre existence, de notre embarquement, justement. Pour Husserl comme pour Eckhart, la conversion du regard est le prélude à une transformation personnelle. C’est pourquoi, nous ne pouvons laisser de côté un des aspects de la tripartition phénoménologique : physique, logique, éthique7. A écouter successivement Martin 4 « Il faut noter que les autorités principales sont, en général, expliquées de nombreuses façons. Ainsi le lecteur peut-il prendre tantôt telle explication, tantôt telle autre, une ou plusieurs, comme il juge plus expédient de le faire. » (M. ECKHART, « deuxième prologue » de l’Œuvre des expositions, § 5, LW II, p. 321-322, trad. et notes d’A. de Libera, E. Weber et E. Zum Brunn, Le commentaire de la Genèse, précédé des Prologues, Paris, Cerf, 1984 (désormais OLME 1), p. 208-209. Nous soulignons). 5 Voir S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2005, « § 9. La phénoménologie matérielle, une quasi-déconstruction », p. 79-91. 6 Voir E. FALQUE, Passer le Rubicon, Bruxelles, Lessius, 2013, § 11. Le préjugé de l’absence de préjugé, L’impossible neutralité, p. 102-103. 7 Notons dès à présent que, si cette tripartite n’est nullement arbitraire, nous n’entendons pas non plus enfermer les trois phénoménologues dans un système. Il s’agit d’une présentation architectonique, qui a justement pour objectif de dépasser les clivages. Voilà pourquoi, dans la « deuxième partie », la tripartite sera toujours présente mais en abandonnant la compartimentation stricte des trois phénoménologues. A savoir, la physis, le logos et l’ethos seront successivement revisitées chez chacun des trois penseurs. 26 Heidegger, Jacques Derrida, et Michel Henry, il nous est apparu que chacun d’entre eux privilégiait l’une de ces trois dimensions. Dans cette tripartition, le Logos est évidemment médiateur. Il va sans dire qu’il n’est absent chez aucun des trois phénoménologues. Mais, tandis que Derrida questionne toujours à partir de la capacité du langage à atteindre le vrai, Heidegger et Henry soumettent leur discours à une autre question. Chez Heidegger, le Logos est approprié à la question de l’être. D’où, l’intérêt prioritaire pour la Physis. Chez Henry, le Logos dévoile l’action comme lieu d’accès à la béatitude. D’où, un dévoilement de l’Ethos8. Ces deux voies philosophiques sont marquées de manière opposée par un désintérêt, l’une pour l’éthique (l’Ethos est reconduit au séjour ontologique) et l’autre pour la physique (l’être est reconduit à l’action). Entre les deux, Derrida maintient un intérêt et pour la question de l’être et pour l’éthique. D’où, notre choix pour la trilogie suivante : Martin Heidegger et la Physis (chap. I), Jacques Derrida et le Logos (chap. II), Michel Henry et l’Ethos (chap. III). 8 Michel Henry cherche un ethos qui soit conforme à l’auto-donation de la vie. Voir R. KÜHN, « Ethos gemäss der Selbstgegebung des Lebens », dans : B. WALDENFELS, I. DÄRMANN (éd.), Der Anspruch des Anderen. Perspektiven phänomenologischer Ethik, Munich, W. Fink, 1998, p. 221-238. 27 CHAPITRE I : MARTIN HEIDEGGER ET LA PHYSIS Physis désigne ce règne entier par lequel l’homme lui-même est transi et dont il n’est pas maître, mais qui justement règne à travers lui – l’homme, qui toujours s’est déjà prononcé là-dessus. M. Heidegger9 Que, par un retour aux présocratiques (Schritt zurück), la phénoménologie heideggérienne soit une refonte de la Physis aristotélicienne n’est guère un secret. Les différentes études qu’il lui consacre en témoignent10. Comme le rappelle avec humour Rémi Brague, Heidegger a eu « l’outrecuidance insensée de ‘rattraper’ (überholen) Aristote, voire de l’ ‘attraper’ – comme on ‘attrape’ un enfant qui fait des bêtises 11 ». Ce tour de chenapan, Heidegger le met en œuvre par une fidélité encore plus grande aux Grecs qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Tel un leitmotiv, le dict héraclitéen : « la physis aime se cacher » (Fragm. 123)12, scande cette phénoménologie dans laquelle un nouveau rapport s’est installé entre la pensée et l’être. Et l’associer étroitement à cet autre dict présocratique selon lequel « le penser et l’être sont la même chose » (Parménide, Poème, Fragm. III)13, c’est aussi, du même coup, quitter les rivages de l’intentionnalité. Ainsi, il serait erroné de considérer le penser et l’être comme deux pôles l’un en face de l’autre, le premier décidant de courir après l’autre s’échappant à son emprise. L’image ne cadre pas avec la pensée de Heidegger. Elle est encore trop husserlienne, trop liée à la pensée moderne de l’ego cogito. Il faut lui subsister cette autre conception. La pensée a son site propre dans l’être (« la pensée et l’être co9 M. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA 29, § 8, trad. fr. D. Panis, Les concepts fondamentaux de la métaphysique: monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992, p. 50. 10 Voir M. HEIDEGGER, Aristoteles, Metaphysik Theta 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft (1931), GA 33, 1981, trad. fr. B. Stevens et P. Vandevelde, Aristote, Métaphysique Ɵ, 1-3, Paris, Gallimard, 1991 ; Vom Wesen und Begriff des Phusis bie Aristoteles, Physik B, 1, (1958), trad. fr. F. Fédier, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », dans : Questions II, 1958, p. 165-276 ; repris dans : Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, 1990, p. 472-582. 11 R. BRAGUE, « La phénoménologie comme voie d’accès au monde grec. Note sur la critique de la Vorhandenheit comme modèle ontologique dans la lecture heideggérienne d’Aristote », dans : M. CARON (dir.), Heidegger, Les cahiers d’histoire de la philosophie, p. 111-146, ici, p. 113. 12 Par exemple, M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), Niemeyer, Tübingen, 1952, p. 87 ; trad. fr. G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 122; Der Satz vom Grund (1955-56), GA 10, trad. fr. A. Préau, Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 154, 164. 13 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 104, trad. fr., p. 144. 28 appartiennent »), mais comme ce dernier se retire, la pensée ne peut faire autrement que de l’accompagner dans ce « retrait » : « Quand nous atteignons le mouvement du retrait (in das Ziehen des Entzugs), nous sommes déjà en mouvement vers ce qui nous attire en se retirant14. » Tout est dans le « déjà ». La pensée est dans une passivité à l’égard du site propre de la physis. Elle ne peut que « laisser être » ce qui est déjà en train de se passer15. Par ce « laisser être », se manifeste l’influence de Maître Eckhart. Il serait faux de faire de lui un précurseur de la modernité, car son geste n’est justement pas cartésien : Descartes : cogito sum ; le Je en tant que subjectum par excellence. On fait habituellement remonter à Descartes (1596-1650) le début de la philosophie moderne ; il était de la génération qui suivit celle de Galilée. Par opposition aux tentatives qui se manifestent de temps à autre de faire commencer la philosophie moderne avec Maître Eckhart ou dans l’intervalle séparant celui-ci de Descartes, il faut s’en tenir fermement à la fixation acceptée jusqu’à présent. La question est seulement de savoir comment on comprend par là la philosophie cartésienne elle-même16. Avec Eckhart, contrairement à Descartes, la pensée se détourne (bewende-lassen) de l’étant pour rejoindre la modalité sans mode de sa donation. Et même, la pensée ne décide pas. Elle se laisse revendiquer par l’être. Tel est ce qui deviendra pleinement explicite chez Heidegger à partir de la Kehre. Toute tentative de cerner l’être, de l’objectiver sous le regard de la pensée, est déjouée d’avance par le rapport de co-appartenance. D’où, dès le départ aussi, une certaine « déconstruction » de la pensée du mystique rhénan en raison de son cadre scolastique qui l’empêche, selon Heidegger, de quitter les rives du lexique métaphysique. L’objectivation est en effet vouée à l’échec car l’homme est « là » où « être » advient à la pensée (Da-sein). Cela ne signifie pas que la réduction soit complètement abandonnée. Au contraire, elle est modifiée. Cette modification apparaît dans la manière dont Heidegger rédige, en collaboration avec Husserl, l’article « Phénoménologie » en 1927. La réduction y est exprimée comme une action de se retirer (zuruckziehen) de la perception non réfléchie pour se diriger vers le « percevoir comme tel » : 14 M. HEIDEGGER, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, 1959, p. 135; trad. fr. Préau, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 159. Voir J.-L. CHRETIEN, « La réserve de l’être », dans Cahier de L’Herne, Heidegger, Paris, Ed. de l’Herne, 1983, p. 233-260, ici, p. 235. 15 De Être et Temps, § 18, à Temps et Être, dans : Questions IV, p. 19. 16 M. HEIDEGGER, Die Frage nach dem Ding, GA 41, 1962, § 18, p. 98, trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Qu’est-ce qu’une chose? , Paris, Gallimard, 1971, § 18, p. 108. 29 L’accès à l’étant, qui de par sa constitution fondamentale est intentionnel, s’accomplit sur le chemin de la réduction psycho-phénoménologique… Le renversement du regard, depuis la perception non-réfléchie d’une chose naturelle par exemple jusqu’au percevoir lui-même, a ceci de particulier que la tendance d’abord dirigée sur la chose à appréhender [science positive] se re-tire (zuruckziehen) de la perception non-réfléchie pour se diriger sur le percevoir comme tel. Cette ré-duction (Rückführung) de la tendance appréhensive hors de la perception, ainsi que le renversement de l’appréhender en direction du percevoir, ne modifient en rien la perception comme telle, mais c’est précisément la réduction qui le rend accessible en son essence17. Selon Heidegger, cette « conversion du regard » (Blickwendung) reste foncièrement attachée au dévoilement de l’étant par la description. Radicalisé, le retirement ne permet plus au regard de distinguer les éléments réduits. Heidegger ne cherche pas à élucider tel étant particulier dans sa connexion avec les autres, pour endiguer le relativisme comme le veut Husserl (Recherches logiques). Il se tourne d’emblée vers « l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire l’étant eu égard à son être18 ». Par ce geste, la réduction prend un nouveau nom, celui du retrait. Toute venue à la latence est accompagnée d’un mouvement de retirement dans le caché : la physis aime le retrait. La vérité de l’être (a-lèthéia), exige donc se détourner des étants eux-mêmes. Heidegger se sépare des étants pour se concentrer sur l’activité affective intérieure qui se déploie par rapport à eux. Le champ qu’il dégage n’est plus celui de la description eidétique, pas plus que celui de la réduction transcendantale. Il en est ainsi parce que l’ego n’a aucune possibilité de s’isoler ni du monde dans lequel il est jeté, ni de l’être par lequel il est un « être-au-monde » (in-der-Welt-sein). Etant donné le caractère de cette Geworfenheit, la situation du Dasein ne peut être appréhendée par la pensée, comme si elle se situait au-dessus de la mêlée. Le Dasein peut seulement éprouver sa situation, en être affecté. C’est donc par une « affection » que la situation est ressentie (Befindlichkeit) (SZ, § 29). D’où, l’angoisse et aussi, plus tard, la Gelassenheit, comme « tonalité » d’être-au-monde. S’il y a une possibilité que la sérénité remplace l’angoisse, il n’est cependant pas au pouvoir du Dasein de se soustraire à l’emprise de cette tonalité qui conditionne son rapport au monde : « nous nous ‘trouvons’ dans l’une ou dans l’autre 19 ». 17 M. HEIDEGGER, « Seconde version de l’article ‘Phénoménologie’ » (1918-19), Cahier de l’Herne, p. 55-69, ici, p. 60-61. 18 Ibid., p. 55. 19 J.-Y. LACOSTE, Être en danger, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2011, p. 139. 30 § 4. Phénoménologie religieuse et mystique La présence de maître Eckhart chez Heidegger est loin d’être anecdotique20. Sa phénoménologie fait fond sur un réseau de thèmes eckhartiens : le renoncement au rapport sujet-objet, la conversion du regard vers l’intériorité, un retirement de l’étant lié à une forme de séparation particulière, la nécessité de revenir à l’affection en-deçà de l’objectivation, la Gelassenheit comme tonalité affective capable de remplacer l’angoisse. Ces diverses composantes sont déjà présentes dans les notes préparatoires du cours de 1918-19 sur « les fondements de la mystique médiévale » 21. Dans la conclusion de sa thèse d’habilitation sur Duns Scot, Heidegger annonçait déjà son projet d’une mise en valeur philosophique d’une théorie de la connaissance à partir de la mystique d’Eckhart : J’espère pouvoir montrer, en une autre occasion, comment c’est à partir de là, en liaison avec la métaphysique, à laquelle on fera bientôt allusion, du problème de la vérité, que la mystique d’Eckhart est susceptible de sa première explication et mise en valeur philosophiques22. 20 Le corpus heideggérien compte plus de 30 renvois explicites à Maître Eckhart : GA 1, p. 218, 402, 415; GA 7, p. 178; GA 8, p. 153; GA 10, p. 56; GA 13, p. 42; GA 15, p. 325; GA 24, p. 127, 128; GA 26, p. 56; GA 31, p. 6, 51; GA 33, p. 46; GA 39, p. 123, 134; GA 41, p. 98; GA 46, p. 213; GA 50, p. 83; GA 60, p. 315–18, 336; GA 75, p. 282; GA 76, p. 11; GA 77, p. 109, 158; GA 79, p. 15, 16, 70; GA 81, p. 187, 286 (Voir F. JARAN, CH. PERRIN (éd.), The Heidegger Concordance, Londres/New Delhi/New York/Sydney, Bloomsbury, 2013. Merci à Christophe Perrin de m’avoir cordialement fourni ces références). Voici un aperçu non exhaustif des commentaires sucités par cette présence eckhartienne chez Heidegger : R. SCHÜRMANN, « Trois penseurs du délaissement: Maître Eckhart, Heidegger, Suzuki », Journal of the History of Philosophy, vol. 12/4 (1974), p. 455-477, vol. 13/1 (1975), p. 4360 ; J. D. CAPUTO, The mystical element in Heidegger’s thought, New York, Fordham University Press, 1986; Ph. CAPELLE, « Heidegger et Maître Eckhart », Revue des Sciences Religieuses 70/1, (1996), p. 113-124 (repris dans C. RUTA, El Maestro Eckhart en dialogo. Entre sombre de ser, sous l’intitulé « Heidegger y Meister Eckhart », Buenos Aires, Jorge Baudino Ediciones, 2006, p. 77-89) ; E. BRITO, Heidegger et l’hymne du Sacré, Leuven, University Press & Peeters, 1999, p. 448-454 ; Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 1998, rééd. 2001; V. VITIELLO, “Abgeschiedenheit”, “Gelassenheit”, “Angst”. Tra Eckhart e Heidegger, dans: C. ESPOSITO E P. PORRO (éd.), Heidegger e i medievali (Atti del Colloquio Internazionale Cassino 10/13 Maggio 2000), Quaestio 1/2001, Turnhout-Bari, BrepolsPagina, 2001, p. 305-316 ; R. SCHÜRMANN, « Heidegger and Meister Eckhart on Releasement », dans: H. DREYFUS & M. WRATHALL (éd.), Heidegger Reexamined, New York and London, Routledge, 2003, Vol. III, p. 295-319 ; S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger. Commentaire analytique des Fondements philosophiques de la mystique médiévale (1916-1919), Dordrecht, Springer, coll. « Phaenomenologica » 184, 2008 ; B. DALLE PEZZE, T. O'LEARY, Martin Heidegger and Meister Eckhart: A Path Towards Gelassenheit, Hardcover - Edwin Mellen Pr, 2009; E. CATTIN, Sérénité: Eckhart, Schelling, Heidegger, Paris, Vrin, 2012. 21 M. HEIDEGGER, « Philosophische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (1924-25), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, GA 60, p. 301-337, trad. fr. J. Greisch, « Les fondements philosophiques de la mystique médiévale », dans : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012, p. 343-381. 22 M. HEIDEGGER, Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus (1915), Mohr, Tübingen, 1916, repris dans: Frühe Schriften, GA 1, p. 130-353, ici, p. 344, trad. fr. F. Gaboriau, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard, 1970, p. 224. 31 Il s’agira précisément pour Heidegger de s’expliquer sur le rapport entre métaphysique et phénoménologique de la vie affective. Heidegger se rend d’emblée attentif « à la manière dont le Moyen Âge envisageait la vie émotionnelle23 ». En effet, il importe avant tout pour lui de dégager « une expérience vécue réellement vivante (Erlebnislebendigkeit)24. Tel est le terme original par lequel il désigne « le vécu mystique eckhartien25 ». Or, paradoxalement, pour Heidegger, Eckhart est à la fois le mystique tout trouvé pour mettre à jour cette expérience de la vie religieuse, cette « vivacité du vécu », mais aussi, en raison, de son appartenance à la sphère scolastique, un penseur qui opère une « destruction » (Zerstörung) de ce vécu26. L’irrationalité de maître Eckhart est donc à double entrée. Tout en permettant une nouvelle orientation vers une phénoménologie de la vie émotionnelle, elle en occulte aussi la voie. Voilà pourquoi, comme le montre Sylvain Camilleri, il y a une « destruction » (Abbau, Destruktion) de la position eckhartienne par Heidegger. Sans entrer dans le débat, exprimons seulement notre étonnement : l’inventeur de la déconstruction (Entbildung) serait-il susceptible de passer lui aussi au crible de la déconstruction (Destruktion) ? N’y a-t-il pas là une sorte d’ironie de l’histoire ? Heidegger s’engage dans le problème fondamental de la constitution. Sa question est : comment la mystique médiévale s’y prend-elle pour se détourner du monde (répulsion) et dégager la donation de son vécu spécifique ? Avant de parler explicitement de Maître Eckhart, Heidegger exploite deux termes spécifiquement eckhartiens : la « séparation » (Abgeschiedenheit) et la « sérénité » (Gelassenheit), pour tenter d’envisager la vie émotionnelle religieuse dans son authenticité. Ces deux termes sont mis en perspective avec la pensée de Luther. Via Tauler, notamment dans la Theologia deutsch (chap. 11), Luther a effectivement eu recours au langage de la mystique eckhartienne du détachement pour mettre à jour « un monde d’expériences intérieures27 ». L’humilitas, réalisée par la séparation, s’y présente comme une expression clef de la certitude du salut. La Gelassenheit 23 Ibid., p. 307, trad. fr., p. 350. M. HEIDEGGER, GA 60, p. 315, trad. fr. dans : J. GREISCH, Le Buisson ardent et les lumières de la raison, III, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2004, p. 532. Dans Phénoménologie de la vie religieuse, la traduction de Jean Greisch se simplifie : « vivacité du vécu » (p. 358). 25 S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, p. 304. 26 GA 60, p. 305.311, trad. fr., p. 348.354. Voir S. CAMILLERI, op. cit, p. 318-319. 27 Anfänge reformatischer Bibelauslegung, éd. par Johannes Ficker, t. I, Luthers Vorlesung über den Römerbrief 1515/16, Leipzig, 1908, p. LXXXIII, dans GA 60, p. 309. 24 32 n’est autre que l’abandon à Dieu pour le laisser totalement agir dans la faiblesse humaine incapable d’accéder par soi-même au salut. Il en résulte une « humble sérénité (Gelassenheit) », laquelle tourne certainement le dos à l’angoisse. Etant donné la réception dans l’œuvre heideggérienne de ces deux affections, notamment via la reprise kierkegaardienne, la tonalité luthérienne qui se dégage du texte est à prendre en considération. Elle teinte le problème de la constitution. Heidegger n’est-il pas ici en train de mettre en valeur la réception luthérienne de la mystique rhénane comme dégagement d’un vécu affectif, en opposition avec un retour à la pensée conceptuelle, théorétique ? Toujours est-il que quelques lignes plus loin, il montre, à partir du rapport entre foi et savoir, qu’ « en la personne de Luther fait irruption une forme originelle (Orignale Form) de religiosité qu’on ne rencontre pas non plus chez les mystiques28 ». Découvrir cette forme originelle, ne peut se faire, pour Heidegger, qu’en se dégageant de l’empreinte scolastique. La question cruciale consiste à se demander si la mystique promeut vraiment un « comportement face au monde » qui soit « répulsif ». N’est-elle pas plutôt une forme de « l’être-tourné-vers le monde » (Weltzugewandheit)29 ? C’est ici que se joue l’enjeu fondamental de la distinction entre la relecture heideggérienne et la relecture henryenne de Maître Eckhart. Heidegger donne les fondements d’une phénoménologie de « l’être-dans-le-monde » (in-der-Welt-sein) qui sera déployée dans Sein und Zeit. La « séparation » (Abgeschiedenheit) est alors interprétée comme l’envers et l’endroit (négatif/positif) d’une même attitude religieuse originaire. A savoir, elle n’est un « ne-pas-voir-théorétique » (négatif) que parce qu’elle est « quelque chose d’émotionnel » (positif)30. Autrement, il n’y a détachement d’un objet à voir (répulsion du monde comme objet) qu’en fonction d’une affection à vivre (vers le monde comme non-objet). Que cela signifie-t-il sinon que le détachement (Abgeschiedenheit) se transforme aussitôt en abandon (Gelassenheit) au monde ? Pour Heidegger, le vécu de l’expérience de Dieu, qui porte le nom eckhartien de « naissance en Dieu » (Gottesgeburt), n’est envisageable qu’en termes de gratia operans - gratia cooperans31. A savoir, la séparation, en tant qu’humilitas, permet une sérénité pour opérer dans le monde. C’est seulement ainsi, au cœur de la nouvelle « motivation » (motivation sans motif objectif) 28 GA 60, p. 310, trad. fr., p. 353. En traduisant l’expression « tournure-vers-le-monde » par « être-tourné-vers le monde », bien que le terme « sein » soit ici absent, Jean Greisch souligne déjà le rapprochement avec la question ontologique de la temporalité. 30 GA 60, p. 308, trad. fr., p. 351. 31 GA 60, p. 309, trad. fr., p. 351. 29 33 ouverte par cette coopération qu’une authentique « révélation » (Offenbarung), peut avoir lieu. Pour Heidegger, la forme originelle de la vie religieuse n’est donc pas un retrait du monde, mais, au contraire, un retrait vers le monde. Ainsi, Heidegger, bien avant Michel Henry, trouve déjà chez Eckhart, sa méthode réductive. Grâce à cette Abgeschiedenheit/Gelassenheit32, le monde n’est plus un monde à « voir » (nicht-sehen), mais un monde à vivre (leben). Le monde n’est plus un monde où règne la séparation entre la subjectivité et l’objectivité, mais un monde où tous les étants sont en connexion les uns avec les autres à même la vie. La physis n’est plus abordée comme un fait observable à distance de soi, mais de l’intérieur même du mouvement. Il en va d’une nouvelle situation de l’homme au monde, plus originaire, celle d’être toujours déjà au sein même de la vie : « La vie n’engendre que la vie, mais non la vision comme telle, c’est là une connexion des choses qui possède sa légitimité propre33. » De cette situation originaire résulte une nouvelle tâche pour la phénoménologie. La focalisation sur la « théorie de la connaissance » n’est pas encore le problème le plus authentique. Heidegger se démarque ainsi de Husserl tout en poussant très loin une de ses intuitions les plus fortes. Le monde-de-la-vie (Lebenswelt) est toujours pré-donné avant même que nous nous le visions de manière théorétique. L’intentionnalité fait toujours fond sur une donation plus originaire. La tâche prioritaire et la plus fondamentale de la phénoménologie est de se concentrer sur « le problème originaire de l’origine des mondes vécus » (das originäre Ursprungsproblem der Erlebniswelten)34. Selon Heidegger, ce noyau authentique de légitimité est déjà contenu dans la théologie, comme « science de la foi », mais il n’a pas encore été élaboré en sa pureté. Il en est ainsi parce que la théologie reste attachée à une attitude théorétique. Elle est sujette à un moule dogmatique qui l’empêche d’accéder à la sphère authentique du vécu religieux. Cependant, au sein de la théologie, la mystique assouplit l’objectité dans laquelle reste la scolastique. 32 Remarquons que, pendant son développement sur la mystique de maître Eckhart, Heidegger va continuellement employer le terme « Abgeschiedenheit » qu’il considère comme « concept central » (Zentralbergiff), et non pas le terme Gelassenheit. Cependant, il faut bien voir que le terme a reçu une nouvelle signification (négatif/positif) : celle d’une « intensification de la vie intérieure » (Steigerung der inneren Lebendigkeit) au cœur même du monde de la vie (GA 60, p. 314, trad. fr., p. 357). 33 GA 60, p. 309, trad. fr., p. 352. 34 GA 60, p. 310, trad. fr., p. 352 34 Heidegger montre que la mystique médiévale de Maître Eckhart se situe à la croisée des deux tendances contradictoires. Bien qu’il envisage la vie impressionnelle comme telle, il ne peut s’empêcher de la (re)traduire dans un langage intentionnel. Ainsi, Eckhart n’est pas indemne de cette attitude qui consiste à « détruire le vécu ». Le moule dogmatique peut venir écraser ce vécu, à partir de ses procédures démonstratives, mais il peut néanmoins aussi laisser apparaître une sphère d’un type nouveau malgré qu’il ne puisse la maîtriser avec des moyens radicalement nouveaux. C’est à ce point crucial que se trouve la question de l’objectité et du sujet dans la scolastique. Dans une annexe où l’influence de Luther est presque explicite, Heidegger s’en prend de front à la « métaphysique de l’être d’Aristote » (Seinsmetaphysik des Aristoteles)35. Selon lui, la scolastique a mis gravement « en danger » l’immédiateté de la vie religieuse, en s’intéressant surtout à une théologie spéculative dominée par le dogme. Se développant en marge de cette vie universitaire, la mystique s’est proposée comme « contre-mouvement » (Gegenbewegung)36. Or, pour qu’une nouvelle connexion du « sujet éprouvant » (erlebenden Subjekt) se dévoile, encore faut-il opérer une séparation de l’attitude ontique. Le détachement est alors présenté par Heidegger comme méthode d’« intensification de la vie intérieure37 ». Que veut dire intensifier sinon faire émerger cette vie intérieure dont l’affection est la seule phénoménalisation ? Le détachement détourne de l’attitude théorétique pour faire surgir « le caractère structurel de l’unité de l’objet et du sujet38 ». Ce caractère structurel ne peut s’obtenir qu’au terme d’une « configuration du sujet » à l’objet originel (Urgegenstand), laquelle est qualifiée de « devoir-être éthique »39. Tel le point délicat qui va conduire Heidegger à envisager explicitement « l’irrationalité chez Maître Eckhart40 ». Heidegger veut dissiper un malentendu sur ce que l’on entend par « irrationnel ». Il s’oppose à la définition qu’en donne Rudolph Otto41. Ce qui se soustrait à toute rationalité ne peut, pour Heidegger, se rassembler sous une catégorie synthétique reprenant tout ce qui est hétérogène (das Ganz 35 GA 60, p. 313, trad. fr., p. 357. GA 60, p. 314, trad. fr., p. 357. 37 Ibid., p. 314, trad. fr., p. 357. 38 Ibid. 39 Ibid. 40 Ce texte de trois pages (GA 60, p. 315-318) est le plus long écrit de Heidegger sur Eckhart dont nous disposons (voir annexe). Partout ailleurs, le rapport à Eckhart est plus allusif ou plus distendu. 41 R. OTTO, Das Heilige über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen (1917), C. H. Beck, Munich, 1932, trad. fr. A. Jundt, Le Sacré. L'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot, Paris, 1949. 36 35 Andere)42. L’irrationnel est, au contraire, ce qui est originairement libre de toute détermination (Bestimmungslose) : L’irrationnel n’est pas ce qui, comme profusion de la multiplicité, précède toute rationalité. Le moment décisif n’est pas l’impossibilité d’embrasser du regard, l’impossibilité de la maîtrise théorétique, l’enfouissement dans la profusion, mais – parce que ce qui est objectif est ancré dans l’essence, dans la forme en tant qu’elle est le général et l’universel – le moment décisif est celui de l’exclusion toujours plus large des particularismes par rapport à la forme, le vide toujours plus renforcé de cette forme. L’ob-jet originel, l’Absolu, n’est pas ce qui ne peut pas encore être déterminé, ni ce qui n’est pas encore déterminé, mais ce qui est essentiellement, de soi, libre de toute détermination (Nicht das Noch-nicht-Bestimmbare und Noch-nicht-Bestimmte, sondern wesentlich überhaupt Bestimmungslose als solches ist Urgegenstand, Absolutes)43. Se fait jour ici une sorte de renversement entre une logique de la détermination qui ne pourrait s’accommoder que momentanément de la profusion, jusqu’à ce que l’indéterminé soit assigné à une essence, et une logique où cette même profusion ne sera jamais assignée à un type catégorial. Ces deux logiques correspondent à deux visions du monde différentes. La première correspond à une Weltanschauung platonicienne, où les essences existent indépendamment de la multiplicité sensitive, la seconde à une Weltanschauung d’une toute autre facture, où le processus cognitif et son contenu sensible et affectif sont assignables à une seule source d’engendrement. Pour Heidegger, Eckhart se situerait à la croisée des deux logiques. Issu de la scolastique, Eckhart a encore des comptes à lui rendre. C’est pourquoi, tout en découvrant un nouveau rapport du sujet à la connaissance, somme toute beaucoup plus contemporain, le discours eckhartien garde des connivences avec l’objectité aristotélicienne. D’où ce constat de Heidegger : Or, il est remarquable que, dans un réalisme extrême comme celui d’Eckhart, on trouve une progression qui conduit au sujet. Sa motivation n’est pas théorétique, de même qu’en général le retour au fond de l’âme ne doit pas être compris comme un processus théorétique. Ce fond demeure athéorétique, mais Eckhart cherche à le saisir en termes rationnels et c’est pourquoi il l’oriente sur des connexions théorétiques 44. La louange dont Heidegger gratifie Eckhart s’accompagne d’une restriction qui laisse présager qu’une investigation phénoménologique du vécu mystique est encore à mettre en 42 Voir l’analyse de S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, chap. X, ici, p. 305. 43 GA 60, p. 316, trad. fr., p. 349. 44 GA 60, p. 317, trad. fr., p. 360. 36 œuvre. En effet, pour Heidegger, le vécu ne peut être dégagé que sur un mode « athéorétique », à partir de l’affectivité. L’expérience religieuse se vit immédiatement en tant que « vivacité irrépressible de l’abandon au sacré, au divin 45 ». Dans cet « abandon au sacré » (Hingabe das Heilige), il n’est plus question de dissocier le sujet et l’objet. Il n’y a plus de vision, mais seulement une vie originaire par laquelle le « moi » est affecté. Or, tout en la dégageant, Eckhart déchoirait aussitôt de la forme originaire engendrée par cette expérience immédiate du fond de l’âme en la traduisant à partir d’un « amalgame d’une théorie de la connaissance et d’une psychologie déterminée46 ». Cette théorie de la connaissance ne consiste justement pas à concevoir l’absolu comme ce qui est libre de toute détermination, mais lié à une détermination à laquelle le sujet n’est pas encore parvenu. Comme le rappelle Heidegger, cette théorie se résume dans l’axiome aristotélicien : « seul le semblable peut connaître le semblable47 ». Il consiste pour le sujet à abolir la multiplicité pour faire un retour à un fondement. Le temps est donc mis « hors circuit » pour découvrir une absoluité du moi qui se situe au-delà des oppositions qui le traversent : L’absoluité de l’objet et du sujet au sens d’une unité radicale qui, en tant que telle, est unité de l’un et de l’autre : moi je suis l’absolu, et l’absolu, c’est moi. D’où l’absence de noms pour Dieu et pour le fond de l’âme48. A l’endroit même où Eckhart exprime l’unité de l’âme et de Dieu dans un même fond, Heidegger pointe du doigt la notion d’un Ob-jet absolu. Cet Ob-jet est atteint par ce que le sujet est devenu cela même qu’il est. D’où, pour Heidegger, la « conception fondamentale » d’Eckhart correspond à une paraphrase d’Aristote : « Tu ne peux connaître que ce que tu es49. » Le grief principal que le phénoménologue adresse au médiéval est qu’il reste attaché à un cadre métaphysique, le cadre des transcendantaux. De ce fait, la mystique ne quitte pas le cadre scolastique, elle ne fait que l’adapter. Le sujet mystique ne se situe pas au sein même du multiple et de l’oppositionnel qui est le « ici et maintenant » de l’expérience. Il se dit sous la forme d’un « sujet qui transcende ou précède les oppositions 50». Par là même, se 45 GA 60, p. 315, trad. fr., p. 358. Comment ne pas entendre déjà ici, en germe, tout le développement tardif sur la Gelassenheit et le Sacré ? 46 GA 60, p. 315, trad. fr., p. 358. 47 ARISTOTE, Physique I, c. 1, 184 a, 10-21 ; PLOTIN, Ennéades VI, 9, 11, 31-32. 48 GA 60, p. 301-337, trad. fr., p. 359. 49 Heidegger cite H. LESER, « Das religiöse Wahrheit im Lichte der deutschen Mystik », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 160 (1916), p. 25. [N. de l’éd. : La suite de la citation est : « Donc tu peux seulement connaître Dieu si et pour autant que tu es de Dieu. »]. (GA 60, p. 316-317, trad. fr., p. 360). 50 GA 60, p. 318, trad. fr., p. 361. 37 dit une « destruction » (Zerstörung) du vécu qui provoque la destruction heideggérienne d’Eckhart51. Ce que vise Heidegger, c’est la connivence médiévale entre l’essence et la « supra-temporalité » (Überzeitlichkeit). Il reconnait donc « le sens que la théorie mystique donne au concept central de séparation52 », mais, précisément, pour mieux s’en séparer. Tandis que Heidegger envisage le retrait vers le monde en s’abandonnant totalement à sa temporalité, Eckhart propose une séparation qui nécessite un retrait du monde et de la temporalité. L’affinité déconstructive dont témoigne Heidegger à l’égard d’Eckhart, se résume à merveille dans la manière dont il recompose à sa manière une citation du sermon allemand 32 : « Le temps est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité53. » A l’instar de Rickert54, Heidegger place cette citation en exergue de sa leçon inaugurale du 27 juillet 1915 : Le concept de temps dans la science historique 55. Or, il pratique là un genre d’annonce tout à fait particulier puisqu’il modifie volontairement la citation eckhartienne en lui faisant dire ce qu’il veut retenir du mystique rhénan. Si en effet, nous comparons la phrase d’Eckhart et celle de Heidegger, surgit à la fois l’unité et la différence, dévoilant la convergence-divergence des deux penseurs. Faisant référence à Avicenne, Eckhart envisage la position intermédiaire de l’âme tendue entre le temps et l’éternité : Un maître ancien [Avicenne] dit que l’âme est placée entre ‘un’ et ‘deux’. ‘Un’, c’est l’éternité qui se maintient toujours seule et simple. Mais ‘deux’ c’est le temps qui change et se multiplie. Ce qu’il veut dire par là, c’est que l’âme, par ses puissances supérieures, touche à l’éternité, c’est-à-dire à Dieu ; mais, par ses puissances inférieures, elle touche au temps et elle est sujette au changement, elle incline aux choses corporelles et y perd sa noblesse 56. Chez Heidegger, la citation eckhartienne est épurée dans le sens d’une éternité de la temporalité, à la manière des présocratiques. Toute tension de la créature vers l’issue d’une unité qui la transcende est écartée. Au contraire, pour Eckhart, la créature est promise à une 51 « Zeit ist das, war sich wandelt und mannigfaltigt, Ewigkeit hält sich einfach. » (GA 60, p. 305.311, trad. fr., p. 348.354). Voir S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, p. 318-319. 52 Ibid. 53 M. HEIDEGGER, Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft, conférence du 27 juillet 1915: Le Concept du temps dans la science historique, dans : Frühe Schriften, GA 1, p. 355-375, ici, p. 357. 54 Voir H. RICKERT, Das Eine, die Einheit und die Eins. Bermerkungen zur Logik des Zalhbegriffes, dans : Logos II (1911-1912), p. 26s, cité dans : M. HEIDEGGER, Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus, GA 1, p. 218, trad. fr. F. Gaboriau, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, p. 50. 55 M. HEIDEGGER, Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft, dans : Frühe Schriften, GA 1, p. 355-375. 56 M. ECKHART, Sermon 32, DW II, p. 133-134, TS, p. 333. 38 destination où elle quittera le « deux » (le temps) pour arriver à l’« Un » (l’éternité)57. Or, la situation intermédiaire de l’âme manifeste que la forme de l’unité passe déjà en elle pour animer la corporéité. Comme le maître rhénan l’explique, si elle pouvait connaître Dieu comme les anges, l’âme n’aurait pas eu besoin du corps. La corporéité, et la temporalité qui y est liée, se présentent comme la possibilité d’exercer l’homme à la connaissance de Dieu. Cette dualité de l’âme est précisément la « psychologie déterminée », qui s’amalgame avec la « théorie de la connaissance », dont Heidegger entend se séparer. Pour lui, l’unité ne peut être atteinte qu’au cœur de l’opposition du multiple et de l’un, à la manière d’Héraclite. La question originaire de la temporalité est liée à la vivacité de l’expérience vécue et ne peut en aucun cas, être objectivée. Tout comme il prend congé de la physis aristotélicienne, sans jamais pourtant cesser d’en démordre avec elle, le phénoménologue prend aussi ces distances avec la physique scientifique, tant celle de Galilée que celle d’Einstein. C’est ce qu’il propose dans cette leçon inaugurale sur le temps. Au temps quantitatif, Heidegger oppose le temps qualitatif. En montrant que le temps « en soi » n’est observable par aucun appareil de mesure, le but est de dégager un espace phénoménologique propre à l’élucidation de la question du temps. Outre le domaine de la physique scientifique, le projet de Heidegger doit aussi être démarqué épistémologiquement d’un autre domaine, à savoir la théologie. Il ne peut s’agir de comprendre le temps à partir de l’éternité, mais de « comprendre le temps à partir du temps58 ». Cette précision, apportée dans la conférence « Le concept du temps » (1924), est essentielle. Comme l’affirme Heidegger devant un aréopage de théologiens, l’éternité n’est pas accessible. L’homme vit dans le temps. Le temps lui colle à la peau au point de faire un avec lui. D’où la certitude qui ne fait qu’un avec le Dasein : Je mourrai, je dois mourir59. Le Dasein ne s’atteint pas comme ego sum mais comme sum moribundus60. Cette certitude conditionne toute possibilité. Le « Je dois » (Ich muss) est un « Je peux » (Ich kan). La mort est la possibilité ultime du Dasein, à la fois la plus propre et la plus inappropriable, en tant 57 Voir M.-A. VANNIER, « L’expérience spirituelle de la non-dualité chez Eckhart », Revue des Sciences Religieuses, 74/3 (2000), p. 329-346. 58 M. HEIDEGGER, « Le concept de temps », conférence publique prononcée en juillet 1924 devant la Société de Théologie (Theologenschaft) de Marbourg, trad. fr. M. Haar et M. B. de Launay, Cahier de L’Herne, 1983, p. 3354, ici, p. 34. 59 Cours de Marbourg (1925), GA 20, p. 437. 60 Voir J.-F. COURTINE, « Voix de la conscience et vocation de l’être », dans : Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 305-325. 39 qu’elle peut survenir à chaque instant : « Je suis ce ‘Je peux ‘, à savoir ‘Je peux mourir à chaque instant’61 ». Dire que l’existence humaine (menschliches Dasein) est temporelle est déjà une tautologie. Le Dasein n’a donc aucune possibilité de surplomb par rapport à cette situation. Pas d’ego transcendantal chez Heidegger. Ainsi, ni le théologien, ni le philosophe ne peuvent prétendre partir de l’éternité pour considérer le temps62. Avec cette différence que le théologien cherche à atteindre l’éternité avec la foi grâce à « un événement qui s’est passé dans le temps », tandis que le philosophe, parce qu’il « ne croit pas » (épochè de la foi), est décidé à « comprendre le temps à partir du temps, et donc à partir de cet aei, qui ressemble à l’éternité, mais s’explique comme un pur dérivé de l’être temporel » 63 . Se tenant donc à la fois à l’écart de la science physique et de la théologie, Heidegger ouvre la voie d’une élucidation de l’être-là sur lui-même et sur le monde. L’option est on ne peut plus claire. Elle détermine tous les éléments qui seront développés dans Sein und Zeit : « être-là » (Dasein), « disposition » (Befindlichkeit), « souci » (Sorge), « être-avec » (Mitsein), « propriété/être-propre » (Eingenlichkeit), « être-vers-la fin/mort » (Zu-Ende/Tode-Sein), « étrangeté » (Unheimlichkeit) « possibilité » (Möglichkeit), « anticipation » (Vorlaufen), « Décision » (Entschlossenheit),…64 § 5. Laisser-être S’enquérir à nouveaux frais de la question de l’être, c’est, du même coup, s’engager dans un renouvellement de l’ontologie en se confrontant à la métaphysique. Il ne s’agit pas ici de dire autrement qu’être, mais de dire l’être autrement. Entrer dans Sein und Zeit par une porte inhabituelle consiste à découvrir que le « laisser » (lassen) eckhartien en irrigue des pages entières65. Or, cette présence du lassen demande à être mise en relief sur fond du rapport problématique de Heidegger avec la pensée de Maître Eckhart que nous venons de 61 Cours de Marbourg (1925), GA 20, p. 433. La méthode préconisée devra être confrontée avec celle de maître Eckhart. Parlait-il vraiment « à partir de l’éternité, et non à partir du temps », comme l’affirmait son disciple Jean Tauler ? Cette affirmation, ayant pour but de défendre le maître par rapport aux mésinterprétations dont sa pensée était l’objet, est lourde de conséquence. Elle demande à être critiquée pour que la méthode eckhartienne soit clarifiée. Voir § 13. Entbildung, Einbildung, Überbildung. 63 Ibid., p. 34. 64 « Dans cette conférence (…), Heidegger livre à la fois un premier raccourci, déjà très complexe, de son œuvre majeure Être et Temps, publiée trois ans plus tard, et un échantillon, pour ainsi dire, de l’essence de sa démarche. » (M. HAAR, notes, L’Herne, p. 52-53) 65 Voir la belle analyse d’ A. D’HELT, Heidegger et la pensée médiévale, Bruxelles-Paris, Ousia, 2010, p. 125-129. 62 40 mettre à jour. Au moment où parait Sein und Zeit, Heidegger s’explique parallèlement avec la « thèse de l’ontologie médiévale66 ». Selon lui, sans « la doctrine de l’essentia et de l’existentia », il n’est possible ni d’aborder la théologie médiévale, ni la théologie mystique du Moyen-Age, comme, par exemple, « celle de Maître Eckhart » : C’est un trait caractéristique de la mystique médiévale que d’essayer d’appréhender dans son essentialité elle-même l’étant qui a été ontologiquement déterminé comme l’essence (Wesen) proprement dite, à savoir Dieu. La mystique parvient ainsi à une spéculation spécifique ; spécifique en ce qu’elle transforme l’idée de l’essence (Wesen) en général – autrement dit, d’une détermination ontologique de l’étant, l’essentia entis – en un étant, et qu’elle fait ainsi du fondement ontologique de l’étant, de sa possibilité, de son essence, un étant véritablement effectif. Ce virage singulier de l’essentialité à l’étant lui-même est la condition de possibilité de ce que l’on appelle la « mystique spéculative ». C’est pour cette raison que Maître Eckhart par le plus souvent d’ « essence super-essentielle » (überwesentlichen Wesen) ; autrement dit, ce n’est pas Dieu (Gott) qui l’intéresse véritablement – Dieu (Gott) n’est encore pour lui qu’un objet provisoire (vorläufiger Gegenstand) – mais la Déité (Gottheit) 67. Ce texte est tout à fait remarquable. Alors même qu’il est en train d’analyser le rapport de l’essence et de l’existence, Heidegger se permet une belle digression (mais, en est-ce une ?) sur la pensée de Maître Eckhart comme le modèle même d’une « mystique spéculative » (qu’il distingue de l’emploi péjoratif du terme mystique). La marque fondamentale de cette mystique est sa capacité à habiter l’ontologie en lui faisant opérer un « virage singulier ». Ce tournant est la transformation d’une condition de possibilité en effectivité. L’essence est identifiée à un « étant véritablement effectif », mais un étant non existentiel. Tour de force improbable dans la théologie médiévale classique dans laquelle l’essence de Dieu est l’acte d’exister (actus essendi). Nous avons ici affaire à la mue d’un transcendantal en un transcendant qui pourtant n’en est pas un puisqu’il est immanent. C’est pourquoi, dans ce paradoxe, l’essence peut porter le nom dionysien de la sur-essentialité : überwesentlichen Wesen. Et Heidegger de prendre déjà la mesure de la distinction eckhartienne entre « Dieu » (Gott) et « Déité » (Gottheit), dont il se souviendra dans la Lettre sur l’humanisme68. Dieu n’est pas abordé comme un objet transcendant, mais de l’intérieur même de l’immanence. Il 66 M. HEIDEGGER, Die Grundprobleme der Phänomenologie (1927), GA 24, 1975, trad. fr. J.-F. Courtine, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1975, rééd. 1989, Chap. II : La thèse de l’ontologie médiévale, p. 103-153. 67 Ibid., 1975, p. 127-128, trad. fr, p. 118-119. 68 Voir infra, § 6. Du sacré à la Gelassenheit. 41 fait intimement partie de l’essentialité de l’étant. La Deitas n’est pas un ens mais une essentia libre de toute détermination existentielle : Quand Maître Eckhart dit « Dieu », il vise la déité, non pas deus, mais deitas ; non pas ens, mais essentia ; non pas la nature, mais ce qui est au-delà de la nature, c’est-à-dire le Wesen, l’essence dont il importe de retrancher, pour ainsi dire, toute détermination existentielle, dont il faut écarter tout additio existentiae. « Dire de Dieu qu’il est – écrit Maître Eckhart –, ce serait ajouter (hinzulegen) » (Meister Eckhart, Predigten, Traktate, éd. Fr. Pfeiffer, Leipzig, 1857, p. 659, 17-18). C’est ainsi qu’il traduit la formulation thomiste : ce serait une additio mentis. « Ainsi Dieu n’est pas dans le même sens et selon le même concept que toutes les créatures » (Loc. cit., p. 506, 30-31). Ainsi Dieu est-il pour lui-même son « ne… pas », c’est-à-dire qu’il est, à titre d’essence la plus universelle, à titre de possibilité la plus pure et encore indéterminée parmi tout ce qui est possible, le pur rien. Il est le rien par rapport au concept de toute créature, par rapport à tout ce qui est possible et à tout ce qui est effectif (en acte) de manière déterminée. Nous rencontrons ici encore un parallèle tout à fait remarquable avec la détermination hégélienne de l’être et son identification avec le néant. La mystique médiévale ou plus exactement la théologie mystique n’est pas mystique au sens péjoratif du terme, celui auquel nous nous référons couramment, mais elle est conceptuelle en un sens tout à fait éminent 69. S’appuyant sur deux passages de sermons eckhartiens dans l’édition de Pfeiffer, Heidegger souligne à quel point il n’est pas possible de « dire de Dieu qu’il est » sans lui « ajouter » (hinzulegen) une « détermination existentielle » qui, du coup, le ferait déchoir dans le registre ontique. L’essentia est à elle-même son propre esse sans ajout d’aucune existence70. Additio existentiae et additio mentis vont de pair. Aussi, en remarquant que Dieu « n’est pas » à la manière des créatures, Heidegger perçoit combien le mystique rhénan se dissocie d’une pensée objectivante de Dieu. Ontologiquement capable de toutes choses, la Déité n’est ontiquement « rien ». Pour Heidegger, cette mise en valeur de l’essence à l’écart de toute détermination existentielle permet qu’elle soit un hybride qui ne se laisse enfermer ni dans le possible ni dans l’effectif. Plutôt que le terme « hybride », qui conviendrait mieux à la démarche derridienne71, sans doute faudrait-il inventer l’oxymore « transcendantal effectif » pour la désigner72. Tout en n’étant pas une simple potentialité formelle, l’essence est, par son indétermination même, la condition de possibilité de toute détermination. Son 69 M. HEIDEGGER, Die Grundprobleme der Phänomenologie (1927), GA 24, 1975, p. 127-128, trad. fr, p. 118-119 Voir infra distinction entre esse et extra-stantia. Deuxième partie. § 16. Duplicité et duplex esse. 71 Comme nous le verrons, Derrida se tient dans une dialectique où ni le transcendantal ni l’empirique ne peuvent prendre le pas l’un sur l’autre. Ce qui n’est pas le cas d’Eckhart. 72 Nous aurons à y revenir car c’est tout l’enjeu du rapport entre phénoménologie et de la théologie. La Deitas est une effectivité dont le contour n’est pas figé. Elle est un jaillissement permanent de nouveauté. Son immutabilité même consiste à ne pas varier dans ce renouvellement incessant. 70 42 effectivité lui permet de rendre effectives ces mêmes déterminations. Aussi, nous pouvons nous demander si le rapprochement final que fait Heidegger avec la spéculation de Hegel tient bien le cap. La dialectique hégélienne de la possibilité et de l’effectivité n’est-elle pas orientée par une démarche téléologique qui fait de l’entéléchie (le devenir accompli), et non du telos (le résultat du devenir), le véritable effectif ? Faut-il voir dans le rapprochement opéré par Heidegger entre les deux penseurs la persistance d’une tradition interprétative qui fait de Maître Eckhart, via Boehme, un précurseur de la spéculation allemande et donc de l’idéalisme73 ? Cela est plausible. Toujours est-il que, proche ou non de Hegel, Eckhart est considéré par Heidegger comme un véritable hapax au sein de l’ontologie médiévale. En témoigne cet autre texte, légèrement postérieur à Sein und Zeit, dans lequel le phénoménologue se penche sur la manière originale dont le Thuringien résout le problème de l’analogia entis74. Il s’agit de l’analyse de livre IX de Métaphysique d’Aristote. Maître Eckhart y reçoit un phénoménal coup de chapeau. Pour Heidegger, il se distingue du lot de tous les auteurs médiévaux, au sens où il est « le seul à avoir cherché une solution » pour que l’analogie ne soit pas réduite à une simple « formule » : L’analogia entis – qu’on nous ressort aujourd’hui à la manière d’un slogan à bon marché – a joué un rôle au Moyen Âge ; toutefois pas comme question de l’être, mais comme moyen bien venu pour formuler en vocabulaire philosophique une conviction de la foi. Le Dieu de la foi chrétienne, bien que créateur et conservateur du monde, est carrément différencié et séparé de celui-ci ; mais il n’est pas l’étant au sens le plus élevé, le summum ens ; étantes sont également les créatures infiniment différentes de lui, l’ens infinitum. Comment l’ens infinitum et l’ens finitum peuvent-ils être tous les deux nommés ens, tous les deux compris dans le même concept d’ « être » ? L’ens vaut-il seulement aequivoce ou bien univoce, ou alors justement analogice ? On s’est sorti de la difficulté à l’aide de l’analogie qui n’est pas dans ce cas une solution mais une formule. Le seul à avoir cherché une solution, Maître Eckhart, dit ceci : Dieu 73 Sur cette conception, dont nous aurons à montrer qu’elle est une mésinterprétation, voir aussi : « Dans tout cela on sent la proximité et le retour en force de cette conception de l’Être qui a pris le pouvoir au commencement de la philosophie occidentale et qui depuis, avec des avatars plus ou moins authentiques, a particulièrement dominé la pensée et le savoir allemand depuis Maître Eckhart. C’est la conception de l’être de ce penseur dont Hölderlin se sentait proche : Héraclite. » (M. HEIDEGGER, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein » (1934-35), GA 39, 1980, § 10, p. 123, trad. fr. F. Fédier et J. Hervier, Les Hymnes de Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin », Paris, Gallimard, 1988, p. 120) ; « Mais Hölderlin aussi [comme Hegel] se tient dans l’aire de la puissance de la pensée héraclitéenne. Et dans cette même aire de puissance devait apparaître plus tard un autre penseur : Nietzsche. Sous cette puissance se trouvait aussi médiatement, au fond, le commencement de la philosophie allemande, chez Maître Eckhart. » (ibid., p. 134, trad. fr., p. 128) . Voir aussi la note de renvoi à Maître Eckhart et Hegel sur créativité philosophique de la langue grecque qui se retrouve dans la langue allemande (M. HEIDEGGER, Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie (1930), GA 31, 1982, p. 51). 74 Sur la problématique liée à l’interprétation de l’analogia entis chez Heidegger, voir J.-F. COURTINE, Inventio analogiae. Métaphysique et onto-théologie, Paris, Vrin, 2005. 43 n’« est » absolument pas, car « être » est un prédicat de la finitude, et ne peut donc absolument pas être dit de Dieu. (Cela ne fût assurément qu’un point de départ qui n’eut pas de suites dans le développement ultérieur à Eckhart, même si cette intuition est restée vivante dans sa pensée selon un autre point de vue.) Le problème de l’analogie a été transmis à la théologie médiévale par le biais de Plotin qui lui donna une explication – déjà erronée – dans la sixième Ennéade75. Heidegger dénonce tout d’abord l’analogia entis comme un slogan dans laquelle le vocabulaire philosophique de l’être ne serait qu’un moyen pour exprimer une conviction de foi. En effet, cette procédure rapproche deux conceptions différentes et séparées de l’être. Comment oser envisager la question de Dieu sous le biais de l’ontologie quand elle est régie par le présupposé d’un khôrimos, tel que Plotin le maintient dans la Sixième Ennéade76. Ce « dimorphisme », comme il le dira plus tard77, ne rend-il pas impossible l’approche même de la question ? Or, de tous les médiévaux, Eckhart apparaît comme celui qui cherche une vraie solution. La raison en est simple : la pensée eckhartienne est unitaire. Eckhart rompt avec la dualité entre l’ens finitum et l’ens infinitum, indigeste pour la phénoménologie. Chez le Rhénan, une équivocité radicale permet une univocité non moins radicale78. En n’étant « rien » sur le plan ontique, Dieu peut « être » présent à tous les étants immédiatement. Si Heidegger distingue bien la spécificité de la démarche spéculative eckhartienne au cœur de l’ontologie médiévale, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut la prendre comme telle, du moins comme il la perçoit, pour élaborer une phénoménologie ontologique. Heidegger reste circonspect quant à cet « effectif transcendantal ». Il va donc se passer ceci : ce qui peut être « über » ou « méta » dans l’ontologie eckhartienne sera reporté dans le temps. Le transcendantal revient ainsi dans la temporalité. Pourtant, Heidegger n’était pas ignorant du principe herméneutique de l’ontologie du mystique rhénan. Grâce à Gadamer, nous savons que l’auteur de Sein und Zeit n’a pas caché son enthousiasme lors de l’apparition de l’opus tripartitum en 192479. En abordant l’œuvre latine de Maître Eckhart, Heidegger a reconnu l’importance décisive de la première proposition qui orientait toute la pensée du Rhénan : 75 M. HEIDEGGER, Aristoteles, Metaphysique Theta 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft (1931), GA 33, p. 46-47, trad. fr. B. Stevens et P. Vandervelde, Aristote, Metaphysique Θ 1-3, p. 51-52. 76 Dans les 3 traités sur les genres de l’être, Plotin maintient la séparation entre l’essence sensible et l’essence intelligible (voir Ennéade VI, 1-3, Traités 42-44). 77 M. HEIDEGGER, « Was ist Metaphysik ? » (1929), dans : Wegmarken, GA 9, p. 103-121, trad. fr., « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1938), dans : Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 66-72, ici, p. 41. 78 Voir mon article « Analogie » dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 88-91. 79 Il s’agit de l’édition Cl. Baeumker, Munster, 1923, voir H. G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 229. 44 « esse est deus ». Cependant, il faut attendre le rapport du Séminaire de Thor, de 1968, pour connaitre son avis sur cette proposition : Qu’est-ce qu’une proposition spéculative ? Où est sa différence avec une phrase habituelle ? Heidegger prend alors comme exemple la proposition : Gott ist das Sein selbst. C’est là une phrase métaphysique normale, non spéculative (contrairement à ce que pourrait faire croire la « hauteur » de son thème). J’en arrive au spéculatif lorsque le prédicat de cette phrase (sein) est fait sujet, devient sujet. Soit : das Sein ist Gott. Mais il ne s’agit pas là d’un simple renversement de la structure grammaticale de la phrase normale. Quelque chose a changé. Ce qui a changé est le sens de « ist ». Le simple renversement voudrait dire : L’être est Dieu, comme le simple renversement de « La rose est une plante » donnerait : « La plante est une rose ». Mais il ne s’agit pas seulement d’un renversement (Umkehrung) mais d’un contrecoup porté par le second ist sur le premier. Mais alors que signifie : « das so umgestossene ist » ? (le est ainsi transformé grâce à un contre-coup). Istic-heit, disait Maître Eckhart. Das Sein ist Gott, maintenant entendu spéculativement, signifie : das Sein ‘istet’ Gott, c.-à-d. das Sein lässt Gott Gott sein. « Ist » est transitif et non actif. Erst Das entfaltet Sein selbst ermöglicht das Gott-sein : C’est seulement être développé jusqu’à lui-même (au sens où il l’est dans la Logique) qui (en un choc en retour) rend possible : être-Dieu80. Heidegger prend ici la pensée de Maître Eckhart en exemple pour illustrer ce qu’il faut entendre par une « proposition spéculative ». Le contexte ? La réflexion comme saisie de l’Absolu par la raison chez Hegel. La question qui se pose est : « de quelle manière la raison fait-elle apparaître pour elle l’Absolu 81 ? » Le capte-t-elle ou le reçoit-elle ? Captation et réceptivité se combattent. Auffängen contre empfängen. C’est le combat phénoménologique par excellence. Nous y reviendrons dans notre troisième partie. Soit la conscience laisse se « poser » l’Absolu comme tel, soit elle cherche à le « poser » comme représentation. Pour Heidegger, si l’ego est maintenu, d’office en résulte une pensée objectivante, une pensée de la représentation, et donc une captation. Il n’est pas pensable pour lui de tenir à la fois l’ego et le laisser-être82. L’ego empêche l’apophansis, la venue de la chose dans la présence. Dès lors, Heidegger montre que chez Hegel, la raison se contredit elle-même lorsqu’elle veut poser l’Absolu. Expérimenter l’Absolu dans la présence nécessite l’absence de toute construction ou production par l’ego. Or, la réflexion est une production. La proposition : « l’Absolu doit être réfléchi » (die Absolute soll reflektiert werden)83 80 Séminaire du Thor, 8 septembre 1968, protocole par J. Beaufret, dans : Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 258. 81 Ibid., Questions IV, p. 251-252. 82 Pour Heidegger, la Gelassenheit ne peut être égoïque. Aussi, comme nous le verrons (troisième partie), ne peut-il percevoir la pertinence du « choc en retour » provoqué par le renversement (Umkehrung) eckhartien. 83 Séminaire du Thor, Questions IV, p. 257. 45 maintient en elle une contradiction en fonction de l’acteur même de la réflexion. Si c’est l’homme, alors, la représentation demeure. Si c’est l’Absolu lui-même alors elle est levée. D’où : « Il faut lever cette contradiction, sans quoi l’Absolu ne serait pas posé mais supprimé (nicht gesetz, sondern aufgehoben)84. » Telle est l’Aufhebung, le mouvement même par lequel ce qui est posé, et donc conservé, ne peut l’être que par suppression. Pour accéder à l’apparaître de l’Absolu, la conscience doit devenir elle-même passive de l’activité de l’Absolu. Or, elle ne le peut qu’en se supprimant elle-même. La défaite se mue en victoire. Ce qui est supprimé se conserve : c’est la croix au cœur de la philosophie. Le contexte est primordial. En effet, Heidegger reconnaît que le renversement de la proposition eckhartienne sur l’identité de Dieu et de l’être (Esse est Deus) est un « contrecoup » spéculatif du même ordre que celui de Hegel. Le sens du « ist » a radicalement changé : « ‘ist’ est transitif et non pas actif »85. Cette transitivité signifie donc que Maître Eckhart dépasse la raison de l’intérieur même de la raison vers l’Absolu. Il n’y a plus ici de « construction » à partir de la pensée conceptuelle, mais une véritable manifestation, comme apophansis. Cependant, Heidegger interprète ce contrecoup comme une inversion qui confirme le locus classicus de la Lettre sur l’humanisme86. A savoir, le mot « Dieu » ne peut être appréhendé que dans la vérité de l’être. Autrement dit, pour Heidegger, Eckhart aurait reconnu que « l’être laisse Dieu être Dieu » (das Sein lässt Gott Gott sein). Une passivité (lassen) s’installe entre Dieu et l’être. L’istic-heit, pointée du doigt par Heidegger, permet l’interprétation d’un ist qui ne fait qu’un avec sa temporalité87. Ce dernier texte nous montre la continuité de la pensée heideggérienne à propos de Maître Eckhart. Comment expliquer dès lors que, affleurant ici et là dans bien des textes de Heidegger, Eckhart soit absent de Sein und Zeit ? A cette question, nous proposons l’hypothèse d’une double réponse. 1) Eckhart est explicitement absent de Sein und Zeit parce que l’Hauptwerk ne se présente pas comme un commentaire de textes, mais comme une phénoménologie en prise directe sur les choses, à la manière dont écrit Husserl. 84 Ibid. En décelant ce caractère « transitif » de l’être eckhartien (oportet transire), Stanislas Breton n’a-t-il pas pressenti une autre possibilité que celle entrevue par Heidegger ? Voir S. BRETON, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart », Recherches de science religieuse, 67/3 (1979), p. 373-396 ; « L’itinéraire spirituel de Maître Eckhart », Revue de l’Institut Catholique de Paris, 28/4, 1988, p. 65-81. 86 Voir infra, § 1 87 A partir de la forme verbale istes, Eckhart a forgé le terme isticheit, ou istikeit, qui désigne l’« être-Lui » de Dieu. Voir M.-ST. MORARD, « Ist, istic, istikeit bei Meister Eckhart », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 3 (1956), p. 169-186, ici, p. 173. 85 46 Autrement dit, dans Sein und Zeit, Heidegger met assez rapidement sa boîte à outils antique et médiévale de côté (elle y apparaît dans l’exposé de la question de l’être), pour se consacrer à une analytique de Dasein, dans laquelle seuls les penseurs de la modernité trouvent voix au chapitre. 2) Or, dans cette analytique, les mêmes outils antiques et médiévaux ne sont pas véritablement absents mais transposés. C’est précisément le cas de la Gelassenheit dont le nom laïcisé est ici le lassen, le sehenlassen et, surtout, le bewendenlassen. Pour tout dire, Eckhart est le grand présent-absent de Sein und Zeit, car c’est à travers lui que se poursuit la méthode réductive choisie par Heidegger. L’expression sehenlassen est fortement présente au § 7 de Sein und Zeit, pour déterminer ce qu’il faut entendre par Logos. Elle consiste à mettre en place la fonction apophantique du discours. Le Logos est un faire-voir. Autrement dit, il n’y a pas de phénoménologie heideggérienne sans sehenlassen. Pour celui qui veut en pister la trace, le lassen réserve une surprise de taille. Il découvre que ce « laisser » se situe à la jonction de plan ontique et de l’ontologique. Il permet d’accéder à un « voir » qui est de prime abord oblitéré. Ce qu’il permet de voir, si tant est qu’il s’agit encore d’un voir puisque toute vue est disqualifiée, n’est autre que la différence ontologique elle-même, à savoir le rapport des étants à leur propre fond. Or, ce sehenlassen nécessite une condition sine qua non : se détourner de l’étant pour se tourner vers sa provenance. En effet, il faut que le Dasein se détache de la proximité avec l’étant, qu’il s’en éloigne, pour se retrouver dans une nouvelle spatialité, apte à un nouveau « sentiment de la situation » ou à une nouvelle « affection » (Befinlichkeit). L’affection consiste à se trouver jeté dans le monde au point qu’il ne peut jamais se retrancher comme un ego dans sa coquille. Le transcendantal est dans la corrélation. Autrement dit, l’être n’est ni du côté de l’objet, ni du côté du sujet. Comme y tendait déjà Husserl, le réalisme et l’idéalisme sont renvoyés dos-à-dos. Cela signifie que la spatialité et la temporalité appartiennent ensemble au Dasein et au Sein, pas plus à l’un qu’à l’autre. Cette nouvelle spatio-temporalité ouvre une nouvelle Physis. Désormais, au sein de cette Physis, tout mouvement extérieur d’un étant, et donc tout rapprochement ou tout éloignement par rapport à lui, est relativisé en fonction de l’intérêt éprouvé pour lui. Ce mouvement qui modifie la proximité et l’éloignement porte un nom : le « laisser-retourner ». Il se présente ni plus ni moins comme la condition a priori du mode d’être du Dasein lui-même : 47 Laisser-retourner (bewenden-lassen) signifie ontiquement : laisser, à l’intérieur d’une préoccupation factice, un étant à-portée-de-la-main être comme il est, et afin qu’il soit tel. Ce sens ontique du « laisser être », nous le saisissons de manière fondamentalement ontologique, et nous interprétons ainsi le sens de la libération préalable de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main à l’intérieur du monde. Laisser préalablement « être » quelque chose, cela ne veut pas dire commencer par le porter et le produire à son être, mais découvrir à chaque fois déjà de l’« étant » en son être à-portée-de-la-main et le laisser ainsi faire encontre comme l’étant de cet être. Ce laisser-retourner « apriorique » est la condition de possibilité requise pour que de l’àportée-de-la-main fasse encontre, de telle manière que le Dasein, dans l’usage ontique de l’étant ainsi rencontré, puisse le laisser retourner de... au sens ontique. Le laisserretourner compris ontologiquement, en revanche, concerne la libération de tout étant à-portée-de-la-main comme tel, soit qu’il retourne ontiquement de lui, soit qu’il soit plutôt un étant dont il ne retourne justement pas ontiquement — dont nous nous préoccupons de prime abord et le plus souvent, mais que nous ne laissons pas « être » comme étant découvert, en ce sens que nous le travaillons, l’améliorons ou le brisons88. S’il y a un « transcendantal » chez Heidegger, c’est là qu’il se situe. A savoir, non pas du côté de l’ego lui-même, comme chez Husserl, mais dans la connivence qui s’établi entre le Dasein et l’être par le laisser-être. La leçon est belle. Par le « laisser-retourner », le Dasein est désormais ouvert à la compréhension de l’être dans sa totalité. Il n’est plus tourné vers ceci ou cela, mais vers l’être. Ainsi, le bewenden-lassen provoque-t-il une modification dans le rapport aux choses. Elles ne sont plus uniquement des objets de production, instrumentalisées aux besoins humains, mais elles se découvrent dans leur propre mode de monstration, s’offrant telles qu’elles sont. La Vorhandenheit, cette disponibilité des choses pour qu’elles soient instrumentalisées (Zuhandenheit), s’estompe au profit d’une autre relation. Le Dasein est libéré du carcan technique pour habiter son environnement selon une modalité nouvelle. Or, quand le Dasein est justement libre de l’instrumentalisation des étants, une nouvelle affection, sans commune mesure avec les autres, l’étreint. Cette affection fondamentale n’est autre que « l’angoisse » (SZ § 40). Tant que les étants se renvoyaient les uns aux autres dans le réseau complexe de la technicité, le Dasein pouvait encore se sentir illusoirement en sécurité. Mais une fois ce réseau rompu, le Dasein découvre que « cela ne va plus », que l’activisme ne mène à rien, qu’il n’est qu’une fuite89. Ainsi, l’angoisse met-elle à nu les racines même de l’être du Dasein. « Ce qui angoisse 88 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 18. « Tournure et significativité la mondanéité du monde », trad. fr. Martineau. Voir J. GREISCH, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Seit, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1994, rééd. 2002, p. 231. 89 48 l’angoisse est l’être-au-monde comme tel90 ». C’est dire que ce n’est ni ceci ni cela de bien déterminé qui angoisse, comme c’est le cas pour la peur (peur du chien, peur de la foule, peur de l’obscurité,…). C’est donc le monde en tant que tel dans sa totalité, et donc aucun étant, qui saisit le Dasein à la gorge. Ainsi, « ce qui angoisse l’angoisse manifeste donc un ‘rien qui n’est nulle part’91 ». Ainsi, ouvert à ce « rien » comme à une béance sous ses pas, le Dasein éprouve-t-il un sentiment d’étrangeté vis-à-vis du monde. Par cette Unheimlichkeit, le Dasein ne sent plus « chez soi ». Mais cette mise à la porte n’est-elle pas aussi sa chance ? Tant que le Dasein reste dans la perspective de vouloir comprendre l’être, à la manière dont on veut saisir un étant, pourra-t-il ressentir une autre affection que cette aversion du rien ? Que se passe-t-il ? La Physis se donne en se retirant et le Logos est un combat de forces antagonistes. Autrement dit, le désir d’appréhension et de recueillement est contrarié par le retrait de l’être. Que reste-t-il au Dasein comme possibilité sinon « la plus inquiétante [=étrange] possibilité » (die unheimlichste Möglichkeit), celle qui consiste à « exercer la suprême violence contre lui-même »92 ? Cette possibilité ne peut que déboucher sur un ‘crash’ : le Dasein « se brise sur l’être93 ». Or, c’est là qu’un retournement s’opère. Ce que nous considérerions comme pessimisme ne l’est pas. En effet, il convient avec les Grecs, de revenir « en deçà du pessimisme et de l’optimisme94 ». Et, Heidegger de citer Schopenhauer pour le contredire : « la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais » (Das Leben ist ein Geschäft, das seinKosten nicht deckt)95. Comme la vie n’est pas du tout une « affaire », la défaite du Dasein, ce non-être-là (Nicht-Dasein), est du même coup sa plus haute victoire. Comme cela se peut-il ? Ce retournement n’est envisageable qu’au regard d’une prise au sérieux de l’« irrationalisme » comme tel. S’il est seulement traité comme une « faiblesse du rationalisme », alors son « abdication » est déjà signée96. Le rapport entre Logos et Physis ne peut plus être abordé à partir de l’idée comme évidence. Une transformation doit s’opérer. Que l’échec du Dasein soit aussi sa victoire ne peut signifier qu’une seule chose : le Dasein fait sienne la victoire de l’être contre lui-même. Qu’est-ce à dire sinon que, au lieu de se situer encore dans une logique de la « vérité-adéquation », une logique de la 90 SZ § 40, p. 186, trad. fr., p. 228. SZ § 40, p. 186, trad. fr., p. 229. 92 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), p. 135, trad. fr. G. Kahn, Introduction à la métaphysique, p. 182. 93 Ibid., trad. fr., p. 182. 94 Ibid., trad. fr., p. 182. 95 Ibid., p. 136, trad. fr., p. 182. 96 Ibid., p. 136, trad. fr., p. 183. 91 49 « désoccultation » lui a été substituée97 ? Ceci fait remonter le commencement du tournant philosophique de Heidegger presque juste après Sein und Zeit, voire même, dans le Hauptwerk lui-même98. Nul ne peut lire l’Introduction à la métaphysique sans percevoir que quelque chose a changé. Que le Dasein soit désormais dans la nécessité d’accompagner l’être dans son retrait, et que ce mouvement de retirement soit la seule possibilité de la compréhension comme alètheia, voilà où se situe la « volte-face de la pensée99 ». Tandis que la concordance entre l’énoncé et la chose consistait à ce que le premier soit la représentation du second, il n’est plus ainsi. L’énoncé ne représente plus, il rend présent. « Apprésenter » (vor-stellen) consiste à laisser la chose s’exprimer telle qu’elle est, sans la déterminer100. L’attitude d’apprésentation revient à s’ouvrir à un don, à accueillir plutôt qu’à prendre. Il s’en dégage un nouveau lien entre vérité et liberté. L’homme ne doit pas arracher sa liberté par la violence. Il est libre à partir de l’ouverture déclosante de l’être (a-lètheia). Cette liberté s’exprime dans la nouvelle attitude fondamentale du Dasein : « laisser être ». Tel est le leitmotiv de la conférence De l’essence de la vérité : La liberté vis-à-vis de ce qui se révèle au sein de l’ouvert laisse l’étant être l’étant tel qu’il est (läszt das jeweilige Seiende das Seiende sein, das es ist). La liberté se découvre à présent comme ce qui laisse-être l’étant. On parle ordinairement de « laisser » lorsque par exemple nous nous abstenons d’une entreprise que nous avions projetée. Nous « laissons cela » signifie que nous n’y touchons plus et cessons de nous en préoccuper. « Laisser » a ici le sens négatif de « se détourner de … », de « renoncer à … » ; il exprime une indifférence ou même une omission. Le mot qui est ici nécessaire pour rendre le laisser-être de l’étant ne vise cependant ni l’omission ni l’indifférence mais leur contraire. Laisser-être signifie « s’adonner à l’étant ». Ceci ne doit pas être compris comme une simple façon de manier, de conserver, de prendre soin, d’organiser l’étant rencontré ou recherché. Laisser-être l’étant – à savoir l’étant qu’il est – signifie s’adonner à l’ouvert et à son ouverture, dans laquelle tout étant entre et demeure et que celui-ci apporte, pour ainsi dire, avec lui. Cet ouvert, la pensée occidentale l’a conçu à son début comme ta alèthéia, le non-voilé101. Plus encore que Sein und Zeit, cette conférence manifeste l’influence de Maître Eckhart sur ce qui se trouve être un point essentiel de la phénoménologie heideggérienne : le dé97 Voir J. GREISCH, « De l’ontologie fondamentale à la métaphysique du Dasein. Le tournant philosophique des années 1928-1932 », dans : M. CARON (dir.), Heidegger. Les Cahiers d’histoire de la philosophie, Paris, Cerf, 2006, p. 417-447, ici, p. 438. 98 Voir J. GRONDIN, Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », Essais philosophiques, 1987. 99 M. HEIDEGGER, « Vom Wesen der Wahrheit », Wegmarken, trad. fr., « De l’essence de la vérité », Questions I, p. 175. 100 Ibid., Questions I, p. 169-170. 101 Ibid., Questions I, p. 175-176. Nous soulignons. 50 voilement de l’étant. Le « laisser-être » est la possibilité par laquelle la manifestation advient. Il ne vise pas à se rendre indifférent à l’étant, à le considérer comme une chose insignifiante. Il ne s’agit pas de le quitter, comme lorsqu’on affirme à quelqu’un au moment du départ : « bon, je te laisse ». Loin d’être une omission ou une indifférence, l’attitude qui consiste à « se détourner de » la chose en tant qu’étant, rend complètement libre pour s’en occuper vraiment. Cependant, il ne s’agit nullement d’une prise en charge à la manière de l’étant sous la main. Il n’y a plus aucun maniement possible, car il n’y a plus « rien » à prendre en main. Cette ouverture au rien est l’orientation par laquelle l’étant est adonné à l’ouvert. Entre le Bewenden-lassen de Sein und Zeit et ce Sein-lassen, une radicalisation du retournement s’est opérée. Tandis que le détournement de l’étant conduisait devant le rien angoissant, et donc, induisait le Dasein à une paralysie par rapport à l’engagement, la « volte-face » va beaucoup plus loin. L’angoisse manifestait le fait de se trouver (befinden) entre l’étant et rien, sans pouvoir trouver d’issue. Au contraire, le laisser-être dégage l’homme de cet entre-deux inquiétant vers une situation sereine par rapport au monde qui l’entoure. Il est d’ailleurs étonnant que Heidegger n’ait point perçu cette possibilité chez Eckhart. En voici pour preuve ce texte dans lequel il dégage uniquement une liberté négative à partir du Rhénan : Parmi les déterminations de l’essence de la liberté, il en est une qui, depuis toujours, ne cesse de s’imposer de nouveau. Suivant cette détermination, liberté signifie autant qu’indépendance. La liberté consiste à être libre de… « Daz dinc ist vrî dâ an nihte hanget und an deme ouch niht enhanget », dit Eckhart : « la chose est libre et ne dépend de rien et dont rien ne dépend » (Maître Eckhart, Von den 12 nutzen unsers herren lîchames, dans Deutsche Mystiker der vierzehnten Jahrhunderts, éd. Franz Pfeiffer, t. II, 3e éd. inchangée, Göttingen, 1914, p. 379, 1.7-8). Cette détermination essentielle de la liberté comme indépendance, non-dépendance, contient la négation de la dépendance vis-à-vis d’un autre. On parle donc ici du concept négatif de la liberté ou, plus brièvement, de la liberté négative. Et cette liberté négative de l’homme, de toute évidence, n’est pleinement déterminée que si l’on indique en quoi l’homme libre en ce sens est indépendant ou est conçu comme indépendant102. Au sens le plus courant, comme le rappelle Heidegger, la liberté signifie avant tout « indépendance ». Ainsi en est-il lorsque nous libres à l’égard de ce qui nous entoure. Pour Heidegger, extrait à l’appui, Eckhart s’en tiendrait à un concept négatif de la liberté. Est libre 102 M. HEIDEGGER, Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie (1930), GA 31, 1982, p. 6, trad. fr. E. Martineau, De l’essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, 1987, p. 15. 51 celui qui est non-dépendant et dont rien ne dépend. Or, selon Heidegger, ce versant négatif : « libre de », ne serait que le revers d’un versant positif : le « libre pour ». Maître Eckhart proscrirait-il cette dimension positive de la liberté ? La liberté serait-elle chez lui l’absence de toute « dépendance vis-à-vis d’un autre », comme le suppose Heidegger ? Ce glissement herméneutique du « rien » à l’« autre » cadre mal avec le contexte de l’extrait choisi. Pour Eckhart, l’âme doit être « libre de toute propriété » (vrî von aller eigenschaft) afin d’être accomplie dans la « liberté divine » (götlicher vrîheit)103. Ce qui entrave la liberté est le fait d’être propriétaire. L’appropriation aliène car elle rend indisponible. Être libre de tout, y compris de soi-même, c’est être entièrement disponible pour s’unir aux autres. Ainsi en estil de l’Isticheit de Dieu. L’âme qui est parvenue à son accomplissement en Dieu « est devenue tout amour » (aller minne wirdic ist). Si la liberté eckhartienne est une complète disponibilité pour aimer, Heidegger peut-il ne pas y voir un « souci pour » l’autre104 ? Pour Eckhart, cette absence de propriété qui rend disponible porte encore un autre nom : Gelassenheit. Qu’en est-il pour Heidegger ? § 6. Du sacré et de la Gelassenheit Cette liberté retrouvée ne va-t-elle pas de pair avec un nouvel humanisme ? Humanisme d’autant plus étonnant qu’il n’exclut pas la présence du sacré, mais qu’il la requiert au titre d’un nouveau séjour, plus favorable à la liberté humaine. En effet, pour Heidegger, l’humanisme ne consiste pas dans la transparence de l’homme à lui-même à la manière du cogito, mais tout au contraire, la redécouverte de la dimension mystérieuse et insaisissable de l’homme comme lui étant essentielle. Cette pensée de l’homme comme mystérieux à luimême et comme errant n’a pas cessé d’habiter Heidegger. Dans la philosophie du laisserêtre, un nouvel « humanisme » se fait jour peu à peu105. La pensée et l’être ne sont plus dans un face-à-face. Entre l’homme et l’être est entrevue une « co-appartenance » dont le mode 103 M. Eckhart, Von den 12 nutzen unsers herren lîchames, dans : Deutsche Mystiker der vierzehnten Jahrhunderts, éd. F. Pfeiffer, t. II, 3e éd. inchangée, Göttingen, 1914, p. 379. 104 Nonobstant toute la différence entre « amour/minne » (Eckhart) et « sollicitude/Fursörge » (Heidegger). Voir le rapprochement fait par Derrida entre Fürsorge et laisser-être, infra : § 7. Différence entre le Même et l’Autre. 105 Nous optons ici pour une présentation de la Lettre sur l’humanisme (1946), sachant que le premier texte sur Gelassenheit (1944) la précède. Notre première raison est celle d’une unification thématique et la seconde consiste à rassembler les références lexicales implicites à Eckhart dans le même paragraphe. 52 du « co- » trouve sa possibilité dans un « laisser-appartenir » (Gehören-lassen)106. En tant qu’il appartient à l’être, l’homme se met, ou plutôt devrions-nous dire se laisse aller, « à l’écoute de l’être », suivant le jeu de mot entre appartenance et écoute bien rendu par la langue germanique (gehören-hören)107. Ce déplacement de la vision vers l’écoute réoriente la question métaphysique. La Physis de l’homme doit toujours être abordée dans sa « provenance essentielle » et non pas comme s’il était un étant parmi d’autres. Cette provenance abyssale en fait l’être vivant le plus difficile à penser qu’il soit alors qu’il est si proche. Et, inversement, l’abîme dont il émerge se fait plus proche : De tout étant qui est, l’être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’il est, d’une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre essence ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l’essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants ; j’entends : plus proche selon une distance essentielle, qui est toutefois en tant que distance plus familière à notre essence ek-sistante que la parenté corporelle avec l’animal, de nature insondable, à peine imaginable 108. Le déplacement des frontières est gigantesque. Heidegger n’inverse-t-il pas le rapport entre le proche et le lointain ? Non seulement l’idée de l’homme transparent à lui-même est révolue, mais plus encore c’est le rationalisme, avec sa prétention à dominer et maîtriser le sens du vivant qui est obsolète. L’homme n’est pas un « animal rational », mais un vivant insondable. Qui plus est, cette impénétrabilité nous est toute proche, nous habite, nous est familière dans son étrangeté. Le divin est engagé dans notre perception de nous-même et du monde. Une véritable méprise doit donc être relevée sur Dieu (Deus est suum esse), puisque l’existence n’a rien de la réalisation d’une essence109. Le rapport entre essence et existence enseigné par la théologie chrétienne oblitère complètement la différence ontologique en pensant en termes de production. Or, penser production ou causalité instaure une coupure et interdit le jeu de l’éloignement et de la proximité. Ainsi Heidegger propose-t-il d’inverser l’élucidation habituelle qui consiste à partir de Dieu pour penser l’être : Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être (Wahrheit des Seins) que se laisse penser l’essence du sacré (Wesen des Heiligen). Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré 106 M. HEIDEGGER, Identität und Differenz, Neske, Pfullingen, 1957, trad. fr. A. Préau, « Identité et différence », dans : Questions I, p. 253-310, ici, p. 272. 107 M. HEIDEGGER, Über den Humanismus. Brief an Jean Beaufret (1946), Klostermann, Frankfurt am Main, GA 9, p. 311-360, trad. fr. R. Munier, « Lettre sur l’humanisme », dans : Questions III, p. 71-154, ici, p. 78. 108 Ibid., Questions III, p. 94. 109 Voir Ibid., Questions III, p. 96. 53 qu’est à penser l’essence de la Déité (Wesen von Gottheit). Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la Déité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot « Dieu » (Wort ‘Gott’)110. Ce passage est désormais un locus classicus111. Comment ne pas y entendre à nouveau l’importance du « se laisser penser » (lassen sich denken) ? Heidegger y propose une gradation en quatre étapes dont les deux dernières reprennent la distinction que Maître Eckhart fait entre « Dieu » (Gott) et « Déité » (Gottheit). Etant donné la position de ces deux termes dans la séquence, Heidegger montre à la fois son attachement pour la pensée du mystique rhénan mais aussi sa prise de distance. Force est de constater que la situation de Gott en dernière position, l’assimile à la place du « Dieu » construit par la pensée théorétique. C’est à la pensée de l’alètheia comme désoccultation que revient le rôle d’orienter toute élucidation ultérieure, à commencer par le Sacré. Le mot même de « Sacré » (Das Heilige) est sans conteste choisi par référence à Rudolf Otto pour rappeler le débat sur l’irrationalisme. L’essence du sacré ne peut pas résider dans un phénomène en attente de rationalité mais bien dans le jeu du dés-abritement. Et si la Déité apparaît comme une catégorie soumise au Sacré, elle ne peut prétendre s’identifier à l’« in-stance » (Innestehen) par laquelle l’homme ek-siste112. Pourquoi ? Parce que, même si elle se présente comme l’unité du fond de l’âme et du fond de Dieu, la Déité apparaît contaminée par la pensée théorétique. Si tel est le cas, ne sommes-nous pas en droit de nous demander quelle peut encore être la distinction entre « Dieu » et « Déité » ? Rappelons que, pour Eckhart, cette distinction est une question de point de vue. Dieu est appelé Gott lorsque la créature en parle à partir de l’extériorité créée, tandis qu’il est appelé Gottheit lorsqu’il désigne ce dont il n’est pas possible de parler car l’âme lui est unie dans l’intériorité. Ainsi Eckhart affirme-t-il cette distinction comme instauratrice de transcendance : Entre Dieu et la Déité, la différence est aussi grande qu’entre ciel et terre. Je dirai même plus : entre l’homme intérieur et l’homme extérieur, la différence est aussi grande qu’entre le ciel et la terre (…) C’est ainsi que toutes les créatures parlent de Dieu. Et pourquoi ne parlent-elles pas de la Déité ? Tout ce qui est dans la Déité, cela est Un et il n’y a rien à en dire. Dieu opère, la Déité n’opère pas, elle n’a rien à opérer, 110 Ibid., Questions III, p. 96. Nous soulignons. PH. CAPELLE, « Heidegger et Maître Eckhart », op. cit., p. 122. 112 Voir Questions III, p. 93. 111 54 il n’y a en elle aucune opération. Elle n’a jamais connu la moindre opération. Dieu et la Déité diffèrent comme l’opération et la non-opération113. Que la distinction entre « opération » et « non-opération » se superpose à la distinction entre « Dieu » et « Déité » est essentiel. Cela vient encore confirmer la passivité fondamentale du lassen dans le fond divin. Si « Dieu » peut être construit, la « Déité » ne le peut par aucun type de pensée. Et pourtant, tel est le paradoxe, elle est énoncée dans le discours eckhartien. Mais qu’est-ce qu’un énoncé qui s’annonce comme ce dont on ne peut parler ? Telle sera la question qui sera posée par Derrida dans Dénégations. Heidegger, quant à lui, a-t-il jaugé la modalité langagière de Maître Eckhart à sa juste mesure ? C’est ce dont nous ne pourrons pas ne pas reparler. Il en va de la distinction entre le Sacré et le Saint. Pour l’heure, continuons à écouter Heidegger s’aventurer vers cette nouvelle dimension de l’homme, dont la Gelassenheit est l’attitude fondamentale. Peut-être n’est-il pas anodin que, ce soit durant la période d’après-guerre (1945-55), que surgissent un ensemble de textes qui baignent dans l’atmosphère de la Gelassenheit114. Après l’angoisse, enfin la sérénité. L’homme peut à nouveau marcher tranquillement dans les chemins de campagne et se laisser aller au cours des choses (1948-49)115 : Der Feldweg116, Das Ding117, Die Kehre118. Le passage de l’angoisse à la Gelassenheit a pourtant ceci d’étonnant que rien n’est changé quant à la situation proprement dite. A savoir, le Dasein y est toujours disposé au rien comme à un abîme. Mais, ce qui a changé est la disposition fondamentale par laquelle il l’aborde. En abandonnant sa volonté de maîtrise conceptuelle et en se rendant à une attitude de « non-vouloir », le voilà prêt à se laisser revendiquer par son unité abyssale. Là où Nietzsche mettait un point d’honneur à défendre la « volonté de puissance », comme seule issue possible pour l’homme, Heidegger opte pour une tout autre voie. En effet, selon 113 M. ECKHART, Sermon Noli timere eos, trad. fr. A. de Libera (désormais TS), p. 388.389. M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit » et « Gelassenheit », dans : Gelassenheit, Günther Neske, Pfullingen, 1957, trad. A. Préau, Questions III, Gallimard, 1966, p. 159-182 et 183-225. 115 Rédigé à l’autonome 1948, « Der Feldweg » a été publié dans le recueil du 100ième anniversaire (1949) de la mort du compositeur Conradin Kreutzer, tandis que « Das Ding » et « Die Kehre » font partie d’un cycle de quatre conférences dont le titre est : Einblick in das, was ist (Regard dans ce qui est). Elles ont été prononcées en décembre 1949 au club de Brême et répétée au printemps 1950 à Bühlerhöhe. 116 M. HEIDEGGER, « Der Feldweg », Francfort, Klostermann, (tirage à part 1956), 1965, trad. fr. A. Préau, « Le chemin de campagne », dans : Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 7-15. 117 M. HEIDEGGER, Das Ding, dans : Gestalt und Gedanke, Munich, 1951, trad. fr. « La chose », dans : Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 194-223, ici, p. 209-210, cité dans : J. DERRIDA, Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 587, note 2. 118 M. HEIDEGGER, « Die Kehre », Pfullingen, Günther Neske, 1962, trad. fr., « Le tournant », dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 140-157, ici, p. 145. 114 55 sa relecture de Nietzsche, la volonté de puissance n’a d’autre essence que « rendre le devenir consistant dans la présence119 ». Autrement dit, Nietzsche ne rompt pas avec la tradition métaphysique de l’être comme présence, mais vient au contraire la porter à son achèvement120. Face à l’homme, ou plutôt au surhomme nietzschéen, qui se détermine par sa volonté de maîtrise, Heidegger répond par une dé-maîtrise, un abandon. L’homme ne peut vivre selon son essence s’il reste persuadé qu’il ne peut se conquérir que par une autoposition. Heidegger commence donc par dénoncer la coalition du « vouloir » et du « penser », tel qu’il se pose à partir de Kant : « Penser, c’est vouloir. Vouloir, c’est penser121. » Or, si l’essence de la pensée est autre chose que la pensée, au sens de théorétique, il faut donc que la pensée soit autre chose que vouloir. Plus encore qu’un « non-vouloir », la pensée ne peut que renoncer au vouloir lui-même. Ne pas vouloir tout court est encore autre chose que vouloir ne pas vouloir. Or, tel est le chemin proposé par Heidegger. Se déshabituer du vouloir lui-même, voilà en quoi consiste à la sérénité, et voilà aussi ce qui fait la difficulté de cette voie : S. Le passage du vouloir à la sérénité me paraît ici le point difficile. P. Tout particulièrement lorsque l’essence de la sérénité nous est encore inconnue. E. Inconnue surtout parce que la sérénité (Gelassenheit) peut être aussi considérée intérieurement au domaine de la volonté, comme on l’observe chez d’anciens maîtres de la pensée, par exemple Maître Eckhart. P. Chez qui pourtant il y a beaucoup de bonnes choses à prendre et à apprendre. E. Sans aucun doute. Toutefois la sérénité (Gelassenheit) dont nous parlons est manifestement autre chose que le rejet de l’égoïsme coupable ou que l’abandon de la volonté propre à la volonté divine (der sündigen Eigensucht und das Fahrenlassen des Eigenwillens zugunsten des göttlichen Willens)122. Tout en recourant cette fois explicitement au terme eckhartien de Gelassenheit, Heidegger s’empresse de se démarquer de tout ce qui pourrait encore connoter en lui de religieux, au 119 M. HEIDEGGER, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 509. Heidegger constate que Nietzsche tend déjà vers une prise de distance avec la métaphysique. En réponse à la question « qui est un génie ? » (wer ist Genius?), Nietzsche énumère successivement Maître Eckhart, Leibniz, Kant, Hegel et Schopenhauer, pour dire que ces différents penseurs allemands restent tous emprisonnés dans une conception de la vie liée à la métaphysique de l’étantité (M. HEIDEGGER, Nietzsche II. Unzeitgemässer Betrachtung (1938/39), GA 46, § 97, p. 213). Outre ce renvoi de Nietzsche à Eckhart, il en est un second où Heidegger affirme que la pensée nietzschéenne de la « Justice » (“Gerechtigkeit”) et de la métaphysique « chrétienne » (“christliche” Metaphysik) renvoie à « Meister Eckhart » (M. HEIDEGGER, Nietzsches Metaphysik (1941/42), GA 50, p. 83). 121 M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit », trad. fr., Questions III, p. 184. 122 M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit », trad. fr., Questions III, p. 187-188. 120 56 sens d’une relation entre deux volontés123. Il ne peut y avoir de volonté qui s’abandonne à une volonté plus puissante, mais seulement l’abandon de la volonté en tant que vouloir. Autrement dit, Heidegger fait état d’une Gelassenheit comme « non-vouloir » qui n’est plus soutenu par aucun vouloir antérieur. Il n’y a pas plus de sub-stance que de sub-jectum. Ainsi Heidegger prend-il avec un maximum de sérieux l’Abgrund eckhartien124. Cet abîme n’est pas un néant vide mais la co-appartenance elle-même. C’est par un « laisser-coappartenir » (Zussamengehörenlassen) que l’être accède à son dévoilement125. La Gelassenheit introduit l’homme au diapason du fond sans fond. Elle est l’affection fondamentale de celui qui s’abandonne à la déclosion de la physis comme telle. Là où aucune contrariété ne vient perturber le jeu du retirement dans l’épanouissement, règne la sérénité. La Gelassenheit est une affection qui modifie l’attention, et la tension, vis-à-vis de tout ce qui nous entoure. A savoir, elle fait entrer dans une « contrée » (Gegend) par laquelle les choses s’accordent les unes aux autres dans une « libre étendue » (Gegnet). Cette libre étendue signifie que les choses reposent en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres sans susciter une volonté particulière chez celui qui les traverse. Elles ne provoquent pas d’éloignement ou de rapprochement particulier en fonction d’un centre d’intérêt qui modifierait la disposition ou la disponibilité spatiale. A cette disposition disponible de l’espace, Heidegger ose donner le nom d’ « instance » (Inständigkeit) : « L’ ‘instance’ de la sérénité qui se confie en la libre Etendue serait la Noblesse elle-même. » Que l’instance soit considérée comme « Noblesse » est une surprise. Le terme est eckhartien. L’homme noble, du traité du même nom, renvoie à l’ « image de Dieu » (imago dei) qui se dévoile lorsque, par le détachement, sont ôtées toutes les images superficielles126. La noblesse renvoie donc à la véritable nature humaine. Cette nature primitive qui n’est jamais détruite n’est autre que la Physis de la donation. L’homme noble est donc « plus pauvre en apparence », puisqu’il s’est détaché de tous les étants, mais en vérité, il est ainsi « plus riche »127. Cette inversion de la pauvreté et de la richesse, typiquement eckhartienne, révèle la proximité de la démarche du mystique et du phénoménologue. Et, pour connaître encore davantage ce qu’il en est de cette noble 123 Si l’on s’en tient aux Entretiens spirituels, cette déconstruction peut s’adresser à Maître Eckhart (voir les citations de Heidegger, Feldwege-Gespräche, Beilagen, GA 77, p. 158, placées en exergue de l’ensemble de notre étude). Par contre, si l’on relit le sermon 52 qui fait une large part au « non-vouloir », il devient difficile d’expliquer comment cette déconstruction atteint encore Eckhart. 124 M. HEIDEGGER, Identität und Differenz, trad. fr., Questions I, p. 273. 125 Ibid. 126 M. ECKHART, De l’homme noble, TS, p. 179. 127 M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit », trad. fr., Questions III, p. 215. 57 instance, emboitons le pas à Heidegger dans son invitation à le suivre sur « le chemin de campagne128 ». Le promeneur qui s’engage sur ce « chemin de campagne » (Feldweg) est ramené aux années d’enfance et à son insouciance. Une sorte de « sollicitude discrète » veille sur tous les êtres, à la manière de « la main d’une mère »129. L’angoisse n’est-elle pas jusque-là inconnue ? Elle ne s’est pas encore immiscée dans le cœur de l’enfant. Au bord du chemin, les chênes croissent (phuô, physis) jusqu’à « s’ouvrir à l’immensité du ciel », tout en poussant ses « racines dans l’obscurité de la terre »130. L’arbre n’est-il pas la métaphore de l’homme, s’enracinant dans l’obscurité de la terre pour s’ouvrir au ciel ? Comment revenir à cette contrée du simple ? Où retrouver la simplicité de l’enfance ? Le Simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur. Il arrive chez les hommes sans préparation, bien qu’il lui faille beaucoup de temps pour croître et mûrir. Les dons qu’il dispense, il les cache dans l’inapparence de ce qui est toujours le Même. Les choses à demeure autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude, donnent le monde. Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c’est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu131. Pour Heidegger, Eckhart est autant un maître de vie que de lecture. Il se retrouverait dans la formule cité par nous en introduction selon laquelle le mystique rhénan est « indissolublement et partout Lesemeister et Lebemeister132 ». Sans doute, dans l’expression « vieux maître » pouvons-nous même entendre une sorte de tonalité affective. Eckhart est le maître avec qui Heidegger a longtemps cheminé. Ce long compagnonnage d’apprentissage l’autorise à une sorte de tendresse. Et quel est le testament laissé par le vieux maître, sinon ceci : c’est seulement dans ce que le langage des choses ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu. Ce n’est pas que le langage soit absent, non. Lorsque les choses ne parlent pas de Dieu comme objet de représentation, alors elles parlent bien de lui. Quelles sont ces choses qui parlent ? Heidegger ne le sait pas lui-même. Aussi, questionne-t-il : « Est-ce l’âme qui parle ? Est-ce le monde ? Est-ce Dieu133 ? » Fort est celui qui trouvera chez lui une réponse. La connait-il seulement lui-même ou cela fait-il partie du mystère du dé-voilement ? Tout ce 128 Ibid., trad. fr. Questions III, p. 224. M. HEIDEGGER, « Der Feldweg », trad. fr., Questions III, p. 9. Comment ne pas penser à la manière dont Edith Stein s’oppose à la pensée heideggérienne de l’angoisse en lui opposant l’enfant en sécurité dans les bras du père ? 130 M. HEIDEGGER, « Der Feldweg », trad. fr., Questions III, p. 10. 131 M. HEIDEGGER, « Der Feldweg », trad. fr., Questions III, p. 12. 132 A. DE LIBERA, « Mystique et philosophie : Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, op. cit., p. 320, voir infra. 133 Ibid., p. 14. 129 58 qu’il est possible de dire est que le langage parle bien de Dieu lorsqu’il ne le désigne pas directement. C’est seulement alors que le secret est gardé. Cette terminologie du secret, dont Derrida se souviendra, n’est-elle pas fondamentale pour établir le lien entre Eckhart et la phénoménologie ? Qu’est-ce à dire, sinon que ce n’est pas là où Eckhart déploie un langage sur la Déité qu’il se révèle être un maître de vie et de lecture pour Heidegger. La meilleure façon de parler de la Déité serait-elle de ne pas en parler ? Mais alors comment ne pas (ne pas) en parler ?, questionnera Derrida. Cela signifierait-il que les choses parlent en deçà du langage, dans l’affectif ? Toujours est-il que la Gelassenheit est une affection telle qu’elle peut supplanter l’angoisse sans que la question ne soit résolue sur un plan théorétique. Plus encore, le passage de l’angoisse à la Gelassenheit ne nécessite-t-il justement pas de quitter le plan théorétique ? N’est-ce pas seulement à partir du moment où l’âme, Dieu et le monde ne sont plus de l’ordre de l’ob-jet (Gegen-stand) qu’une révélation peut enfin se faire jour ? Là encore, la référence à Maître Eckhart se révèle primordiale : Le mot dinc, qui correspond à la res, a la même histoire que lui : car dinc veut dire tout ce qui est de quelque manière. Aussi Maître Eckhart emploie-t-il le mot dinc aussi bien pour Dieu que pour l’âme. Dieu est pour lui das hoechste und oberste dinc, (« la chose la plus haute et la chose suprême »). L’âme est ein gross dinc (« une grande chose »). Par là ce maître de pensée ne veut aucunement dire que Dieu et l’âme soient semblables à des roches : des objets matériels. Dinc est ici une dénomination prudente et réservée pour ce qui, d’une manière générale, est. C’est ainsi que Maître Eckhart dit en s’appuyant sur un passage de Denys l’Aréopagite : diu minne ist der natur, daz si den menschen wandelt in die dinc, die er minnet (« l’amour est de telle nature qu’il transforme l’homme en les choses qu’il aime »). Puisque le mot chose, dans le langage de la métaphysique occidentale, désigne ce qui, d’une façon générale, est quelque chose de quelque manière, la signification du mot chose varie suivant l’interprétation de ce qui est, c’est-à-dire de l’étant. Comme Maître Eckhart, Kant parle des choses et entend par ce mot ce qui est. Mais, pour Kant, ce qui est devient objet de la représentation (Gegenstand des Vortsellens)134. Le mot « chose » (dinc, ding, thing) est un nom générique qui peut renvoyer à tout et à n’importe quoi. Chez Eckhart, il peut aussi bien désigner « l’âme » ou « Dieu », sans pour autant les percevoir comme des objets matériels. Comme exemple, Heidegger va chercher chez Eckhart une citation de Denys l’Aréopagite : « l’amour est de telle nature qu’il 134 M. HEIDEGGER, « Das Ding », dans : Vorträge und Aufsätze (1936–1953), GA 7, p. 178, trad. fr. « La chose », dans : Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 209-210. Voir citation dans : J. DERRIDA, Psychè, op. cit. p. 587, note 2. 59 transforme l’homme en les choses (die dinc) qu’il aime135 ». Or, si l’on retrouve cette citation du Pseudo-Denys dans la conférence Das Ding, « ce n’est pas par hasard136 ». L’Aréopagite est le penseur par excellence de l’apophatisme, et c’est à lui que maître Eckhart doit la distinction entre « Dieu » et « Déité »137. Nous aurons à nous en rappeler en abordant cette question chez Derrida. Cela étant, la citation présente concerne l’amour et non l’intellect. Elle signifie par là une autre voie d’accès à Dieu que la conceptualisation. Si Dieu est incompréhensible, il faut donc prendre un autre chemin pour s’unir à lui que la voie intellective. Que Dieu se donne à connaître par l’amour (« Dieu connaissable comme aimable138 »), voilà qui oriente la possibilité d’une expérience de Dieu non pas du côté théorétique, mais du côté affectif. Nous y retrouvons l’axiome eckhartien considéré par Heidegger dans son cours sur la phénoménologie de la vie religieuse : Dieu ne peut être connu qu’à la condition d’être devenu ce qu’il est. Or, l’amour seul a ce pouvoir de transformer en la chose aimée. Dans l’amour, la chose aimée n’est plus représentée, car l’amour unit. Pourrions-nous oser dire que, par la transformation qu’il opère, l’amour « apprésente » ? Eckhart est-il perçu par Heidegger comme le maître qui peut penser « ce qui est » sans pour autant que cette « chose » (Ding) ne devienne « objet de représentation » ? La comparaison avec Kant (« comme »), parce qu’elle s’énonce en tant qu’opposition (« mais »), nous porte à répondre affirmativement à cette question. Kant ne pense pas la chose sans le regard objectivant de l’homme. Que la chose soit réduite à un « ob-jet » (gegen-stand) est confirmé par la désignation de la chose « en-soi ». L’ « en-soi » est l’objet en tant qu’il n’est pas en relation avec un acte humain. Cet objet reste un objet même s’il ne peut pas en être un pour nous. L’ « en-soi » ne peut être appréhendé que par une « intuition infinie », ce qui est le privilège de Dieu, et non par une « intuition finie »139. Face à cette interprétation kantienne de la chose comme objet140, Heidegger veut déployer 135 Jusqu’à présent, nous n’avons pas localisé cette citation dans l’œuvre eckhartienne. Elle ne se trouve (en tous cas sous cette forme) ni dans l’édition Pfeiffer, ni dans l’édition Quint. 136 Voir Y. DE ANDIA, Présence et Eschatologie dans la pensée de Martin Heidegger, Lille III, éditions universitaires, 1975, p. 198. 137 Voir DENYS LE PSEUDO-AREOPAGITE, Noms divins, 637 A-B, dans : Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, chap. II, p. 78. Voir PH. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 223. 138 Voir J.-Y. LACOSTE, « Dieu connaissable comme aimable. Par delà ‘foi et raison’ », dans : La phénoménalité de Dieu, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2008, Etude IV, p. 87-110. 139 Voir l’ensemble de la problématique dans M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, rééd. 2005. 140 Interprétation que nous retrouvons chez Husserl dans la distinction entre intentionnalité « unilatérale » et « omnilatérale » de la chose, avec la considération d’un « intellect infiniment parfait » dont le champ de vision 60 une toute autre signification du mot ding : « La chose rassemble » (Das Ding dingt). Tout comme l’amour unit parce que la chose aimée transforme l’intentionnalité en une sorte de passivité, retournant l’action en passion, la chose rassemble. « Rassemblant, elle retient le ciel et la terre, les divins et les mortels141. » Cette Quadriparti (Geviert) laisse les choses (sont-ce les âmes, Dieu, ou le monde ?) entrer les unes et les autres dans la présence (anwesen-lassen). Il n’est plus question de savoir qui anticipe quoi, car il n’y a plus de sujet ni d’objet, mais seulement le « jeu » ouvert de cette proximité ou les divins font signe aux mortels. Et comme l’affirme Heidegger, reprenant la logique de Gelassenheit : La volonté humaine d’expliquer ne pénètre aucunement dans le Simple et la simplicité du jeu du monde. Les Quatre, unis entre eux, sont étouffés dans leur être, dès qu’on les représente comme les morceaux épars de réalité, qu’il faut fonder les unes sur les autres et expliquer les uns par les autres142. Si cette pensée du divin prend ses distances à l’égard du Dieu des chrétiens, c’est finalement surtout parce qu’elle a tourné le dos à toute fondation réciproque de la philosophie et de la théologie : onto-théologie143. Et donc, là où à la fois la subjectivité et l’idée de substance sont balayées, il ne reste plus de possibilité ni pour un langage métaphysique traditionnel, ni pour une théologie qui s’appuie sur ce langage144. Mais ce refus d’un dieu conceptuel ne permet-il pas une autre ouverture, celle de l’expérience ? Autrement dit, Heidegger ne convierait-il pas nos contemporains à resituer la relation au divin dans son site, ou son « séjour », le plus approprié ? Lorsque la Quadriparti est laissée à son libre jeu, et que l’homme n’intervient pas le contrarier, l’homme peut œuvrer selon sa véritable Physis. C’est ce que donne à entendre la conférence Die Kehre (1949) : Pour que l’essence de la technique advienne à sa liberté l’homme est, il est vrai, requis à son tour. Mais l’homme est requis en son essence en tant que celle-ci répond à cette libération. C’est pourquoi l’essence de l’homme doit d’abord s’ouvrir à l’essence de la technique et la promouvoir. Mais afin que l’être-homme devienne attentif à l’essence de la technique, afin qu’entre la technique et l’homme se fonde, quant à leur essence, une relation qui leur soit essentielle, l’homme des temps modernes doit avant tout retrouver son chemin dans toute l’ampleur de l’espace qui lui est essentiel. Cet espace est « tridimentionnel ». Voir E. HUSSERL, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, PUF, Coll. « Epiméthée », 1989, § 30-33. 141 M. HEIDEGGER, « Das Ding », trad. fr., Essais et conférences, p. 211. 142 Ibid., p. 214. 143 Nous avons traité la question ailleurs. Voir notre livre L’être et le bien. Relecture phénoménologique, surtout, § 18, p. 123-129. 144 Voir H. BIRAULT, De l’être, du divin et des dieux, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2005, p. 513550. 61 essentiel de l’être-homme ne reçoit la dimension qui l’ajointe que de la connexion (Ver-Hältnis) selon laquelle la garde de l’être lui-même est remise en propre à l’essence de l’homme en tant que son être-homme est ce que l’être requiert. S’il en est autrement, c’est-à-dire si l’homme ne s’installe pas d’abord lui-même et en premier lieu dans son espace essentiel et n’y prend pas demeure, l’homme n’est capable de rien d’essentiel à l’intérieur du destin régnant à présent. En cette méditation avons égard à une parole de Maître Eckhart en la pensant à partir de son fond : « Ceux qui ne sont pas d’une grande essence (wesen) n’aboutissent à rien quoi qu’ils oeuvrent » (Reden der Unterscheidung, n°4) 145. Présenter Heidegger comme un penseur qui fuirait le monde technique et ses impératifs serait une absurdité. Il veut au contraire que l’homme puisse vraiment s’ouvrir à l’essence de la technique, mais il le met en garde contre le danger d’aliénation que lui fait courir la technique (courir, au propre comme au figuré). Une liberté lui est nécessaire. Pour cela, avant de se lancer tête baissée dans le monde technique, l’homme a d’abord à revenir à son « espace essentiel » et à y demeurer. Sans cette démarche prioritaire et fondamentale, l’homme « n’est (tout simplement) capable de rien ». Il aura beau se démener, rien n’en sortira. Et Heidegger de citer Maître Eckhart : « Ceux qui ne sont pas d’une grande essence (wesen) n’aboutissent à rien quoi qu’ils oeuvrent » (Die niht von grozem wesene sint, swaz werke die würkent, da enwirt niht uz)146. Cette affirmation est tirée du chapitre des Entretiens spirituels intitulé : « Utilité du délaissement (lâzenne) que l’on doit pratiquer intérieurement et extérieurement ». Eckhart y parle du « laisser » (lâzen) d’une manière pratique. A savoir, il constate que, concrètement, personne ne laisse les choses de cette vie au point de ne plus rien avoir à laisser. Autrement dit, il faut agir, et l’action concerne les choses. Or, l’erreur habituelle consiste à orienter sa réflexion vers un « faire » plutôt que vers un « être ». Eckhart propose donc d’inverser cette orientation. Toute l’action de l’homme consiste dans une transformation intérieure. Toute production extérieure est vaine si elle n’est portée par cette œuvre intérieure. Une telle reprise de la distinction aristotélicienne entre praxis et poièsis est liée à la question éthique. Nous aurons à nous en souvenir à propos de l’influence eckartienne sur Michel Henry. Ce qui intéresse Heidegger n’est pas la distinction entre actions bonnes ou mauvaises mais la question d’un nouveau « séjour ». Ainsi l’Ethos est-il reconduit à la Physis. Il s’agit de cette nouvelle Physis qui est 145 « Die Kehre », quatrième conférence d’un cycle de quatre conférences avec le titre : Einblick in das, was ist (Regard dans ce qui est), prononcée en décembre 1949 au club de Brême et répétée au printemps 1950 à Bühlerhöhe, Pfullingen, Günther Neske, 1962, trad. fr., « Le tournant », dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 140-157, ici, p. 145. 146 M. ECKHART, Die Rede der Unterscheidunge, DW V, p. 198. 62 abordée de l’intérieur, par une réceptivité de l’esprit. Pour percevoir ce mouvement intérieur, pour y être accordé, toute attitude d’investigation est proscrite. Aussi, grâce à Maître Eckhart, Heidegger prend-il ses distances avec le lexique de la psychologie habituelle : D’une certaine manière on ne pouvait jamais perdre tout à fait de vue ce qui trace ainsi l’être de l’homme. Nous allons voir bientôt dans quel endroit de l’homme et de quelle façon la philosophie range ce trait. Mais il y a une différence capitale à prendre aussi en considération ce trait de l’être vivant homme, ou bien à faire du rapport à ce qui est, comme trait fondamental de l’être-humain de l’homme, la proposition initiale, celle qui donne le tracé. Ce n’est le cas ni là où l’on représente le fondement de la détermination de l’être humain comme Anima, ni là où la représente comme Animus. Certes Animus signifie ces sentiments et ces aspirations de l’être humain qui demeurent de toute façon « disposés par… » ce qui est, c’est-à-dire « accordés à … » ce qui est. Le mot latin Animus se laisse traduire par notre allemand « Seele » (Ame). Ame dans ce cas ne signifie pas principe de vie, mais la présence de l’esprit, l’esprit de l’esprit, l’étincelle de l’âme de Maître Eckehart. L’âme ainsi étendue est évoquée par le poème de Mörike : Songez-y, mon âme… Parmi les grands poètes actuels, G. Trakl emploie volontiers le mot âme en un sens élevé. La troisième strophe du poème L’orage commence ainsi : O douleur, ô flamboyant regard. De l’âme grande…147 La Seele est la « présence de l’esprit », non pas l’esprit en tant qu’il cherche le « pourquoi » des choses, mais en tant qu’il les accueille telles qu’elles sont. A la formule de Leibniz : Nihil est sine ratione, Heidegger oppose une sentence d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit »148. Le distique du mystique est, à première vue, le contrepied du principe de raison suffisante (principium rationis sufficientis). Mais, à y regarder de plus près, le « sans pourquoi » n’est pourtant pas sans « parce que ». Autrement dit, s’il n’y a pas de pourquoi, il y a cependant une raison. Es gibt einen Grund : La rose – sans pourquoi, mais non sans parce que (…) Mais la raison qui cherche le « pourquoi » et celle qu’apporte le « parce que » sont-elles la même raison ? La réponse nous est donnée par le second vers de la sentence qui contient l’explication du premier. Toute la sentence est construite d’une façon si étonnamment claire et concise qu’on en arriverait presque à admettre qu’il n’y a pas de grande et 147 M. HEIDEGGER, Was heisst Denken? (1951-52), GA 8, p. 153, trad. A. Becker et G. Granel, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959, p. 151-152. 148 « Leibniz (1646-1716), dans ses écrits et dans ses lettres, parle assez souvent d’Angelus Silesius. Ainsi par exemple dans une lettre à Paccius du 28 janvier 1695 (Leibnitii opera, éd. Dutens, VI, p. 56) : ‘On rencontre chez ces mystiques quelques passages qui sont extrêmement hardis, pleins de métaphores difficiles et inclinant presque à l’athéisme, ainsi que je l’ai remarqué dans les poésies allemandes, belles d’ailleurs, d’un certain Angelus Silesius’. » (M. HEIDEGGER, Der Satz vom Grund (1955-56), GA 10, p. 56, trad. A. Préau, Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 103. Voir aussi M. HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (1928), GA 26, 1978, p. 56). 63 authentique mystique sans une extrême précision et profondeur de la pensée. Et telle est aussi la vérité. Maître Eckhart en témoigne. Dans la sentence d’Angelus Silesius, le second vers est le suivant : N’a souci d’elle-même, ni ne désire être vue. La première moitié du second vers nous dit comment il faut entendre le « sans » de la première moitié du premier vers : La rose est sans qu’elle doive penser à elle-même149. Une raison qui ne soit pas directement accessible, voilà ce qu’apporte cette mystique d’influence eckhartienne150. La pensée de Maître Eckhart est donc, aux yeux de Heidegger, d’une « extrême précision et profondeur de pensée ». C’est tout le contraire d’un irrationalisme. Les raisons de la floraison ne sont pas intelligibles, mais abyssales. En conclusion, « le principe de raison a seulement gagné à devenir encore plus impénétrable151 ». Il est un dire secret concernant l’être. Le Grund est un Ab-Grund. La nouvelle Physis convie donc l’homme à un double usage de la raison. A côté de la démarche explicative, la raison calculante, il est un usage tout aussi légitime, voire plus légitime de la raison : la raison méditante. Nous ne pouvons faire autrement que de dépendre des objets de la technique. Par contre, il nous appartient de nous libérer de notre asservissement à ces objets. Autrement dit, nous pouvons à la fois dire « oui » et « non » au monde technique. C’est ainsi que s’ouvre le chemin de la Gelassenheit : Mais si nous disons ainsi à la fois « oui » et « non » aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire : notre rapport au monde technique devient merveilleusement simple et paisible. Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c’est-à-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n’ont rien d’absolu, mais qui dépendent de plus haut qu’elles. Un vieux mot s’offre à nous pour désigner cette attitude du oui et du non dits ensemble au monde technique : c’est le mot Gelassenheit, « sérénité », « égalité d’âme ». Parlons donc de l’âme égale en présence des choses (die Gelassenheit zu den Dingen)152. La Gelassenheit est une attitude de sérénité. Elle permet de vivre en paix dans le monde technique sans que ses objets ne deviennent envahissants dans notre pensée. Nous pouvons laisser ces objets à eux-mêmes, comme des choses « qui dépendent de plus haut qu’elles ». 149 Ibid., trad. fr., p. 105-106. Cette influence est attestée par Heidegger qui rapproche les citations d’Angelus Silesius, Cherubinischer Wandersmann I, 289 et de Meister Eckhart, Predigt 13, éd. Pfeiffer, p. 66, dans M. HEIDEGGER, « Aus der Erfahrung des Denkens », dans : Gedachtes, GA 81, p. 53-275, ici, p. 187. Chez Eckhart, voir aussi : « C’est parce que la vie vit de son propre fond et jaillit de son être propre, voilà pourquoi elle vit sans pourquoi (âne warum) parce qu’elle vit pour elle-même. » (M. ECKHART, Sermon 5 b. In hoc apparuit caritas Dei, AH I, p. 78). 151 M. HEIDEGGER, Der Satz vom Grund, GA 10, trad. fr., p. 109. 152 M. HEIDEGGER, Gelassenheit, Günther Neske, Pfullingen, 1959, trad. A. Préau, Questions III, Gallimard, 1966, p. 177. 150 64 L’affairisme est une tentation omniprésente. Il revient à se croire indispensable dans la gestion des choses. Cette volonté de maîtrise conduit à un renversement. En voulant les rendre dépendantes de nous, nous leur devenons dépendants. La technique n’est plus au service de l’homme mais l’homme au service de la technique. L’enfermement dans ce cercle vicieux est fatal pour l’homme. L’alternative qui se présente est de troquer la « pensée calculante » (rechnende Denken) pour la « pensée méditante » (Nachdenkens). C’est seulement ainsi que le sens du monde technique se laisse entrevoir tout en se dérobant. Séjourner parmi les choses d’une manière nouvelle, telle est finalement la voie ouverte par la Gelassenheit. Ce séjour abrite contre l’envahissement technique, sans cesse menaçant, en promettant un « enracinement » paisible. L’attitude requise va de pair avec l’esprit ouvert au secret (die Offenheit für das Geheimnis) : L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret sont inséparables (Die Gelassenheit zu den Dingen und die Offenheit für das Geheimnis gehören zusammen). Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d’une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l’abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret nous dévoilent la perspective d’un futur enracinement (Die Gelassenheit zu den Dingen und die Offenheit für das Geheimnis geben uns den Ausblick auf eine neue Bodenständigkeit)153. 153 Ibid., p. 179. 65 CHAPITRE II : JACQUES DERRIDA ET LE LOGOS Avant d’être procédé rhétorique dans le langage, la métaphore serait le surgissement du langage lui-même. J. Derrida154 S’il est une pensée difficile à présenter, n’est-ce pas celle de Jacques Derrida ? Pourquoi ? Parce que cet enfant terrible de la phénoménologie remet complètement en question ce que penser veut dire. Lorsque résonne la proposition : « la ‘pensée’ ne veut rien dire155 », le Logos traditionnel n’est-il pas bousculé ? Plus encore, n’est-il pas littéralement mis « sens dessus dessous156 » ? Le « vouloir-dire » est remis en question, de fond en comble. Ce coup de boutoir à la pensée commence par une dénonciation : l’effacement de la dimension matérielle et sensible du Logos au profit de sa seule dimension rationnelle et intellective. La Voix est un phénomène tellement léger qu’il est aussitôt omis au point de donner l’illusion que la conscience pensante est immédiatement présente à elle-même dans le langage157. De cet oubli découle l’ensemble de couples bipolaires sur lequel est construite la métaphysique occidentale dans ses diverses variantes : intelligible/sensible, esprit/matière, essence/apparence, dedans/dehors, signifié/signifiant,… Si la parole, comme expression orale, est la représentation de la pensée, alors l’écriture en est un sous-produit, en tant que « représentation de la représentation158 » de la pensée. Se rebeller contre un tel « phonologocentrisme » ne peut consister à sortir du langage, car il n’y aurait plus d’autre voie que de se taire. Pourtant, contrairement à Wittgenstein, Derrida ne renonce pas à parler159. Emboitant le pas à Foucault, il dirige sa recherche « vers la racine commune du sens et du non-sens, et vers le logos originaire en lequel un langage et un silence se partagent160 ». Il accepte les limites du langage tout en ne s’y laissant pas asservir. Telle est l’ambivalence de 154 J. DERRIDA, L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 166. J. DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Ed. de Minuit, 1967, p. 142. 156 S. KOFMAN, Lectures de Derrida, Paris, Galilée, 1984, p. 25. 157 Voir J. DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1967. 158 M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 31. 159 « Ce dont on ne peut parler il faut le taire » (L. WITTGENSTEIN, Tractatus, 7, cité par J. DERRIDA, « Dénégations », dans : Psychè, op. cit. p. 544). Derrida poursuit : « C’est la nature de ce ‘il faut’ qui importera ici : il inscrit l’injonction du silence dans l’ordre ou la promesse d’un ‘il faut parler’, ‘il faut – ne pas éviter de parler’. » (ibid.) 160 J. DERRIDA, L’Ecriture et la différence, p. 68. 155 66 la déconstruction : « continuer de respecter les règles de cela même qu’elle déconstruit 161 ». Oserions-nous voir dans ce « double geste » d’acceptation et de refus, une sorte de reprise du « oui » et « non » heideggérien162, en le déplaçant de la technique au langage ? C’est une hypothèse que l’usage derridien de Maître Eckhart pourra élucider en raison même d’une sortie hors de la logique de la non-contradiction, une logique de la distorsion. Toujours est-il que l’option de Derrida ne peut se présenter dans un texte univoque, mais au contraire dans une écriture retorse, c’est-à-dire qui présente des torsions pour échapper à sa propre emprise. Que l’altérité habite toujours déjà au cœur de l’identité, et la « transcendance au sein de l’immanence » (Ideen, § 57)163, voilà ce qu’il faut tenter de dire, sachant qu’un tel dire échappe à la visée théorétique ou eidétique. Il en va de la manifestation d’une expérience originaire de l’ego qui se passe à la fois « dans le vécu et hors du vécu », « dans le temps » et « hors du temps »164. Pour combattre l’empire du monologue, une des parades est l’usage de l’intertextualité. Par cette pratique, s’opère à la fois une transformation des séquences structurelles d’autres textes antérieurs, mais aussi l’impossibilité de clôturer le réseau sémantique du texte composé. Ainsi, bien que ce soit toujours le Même qui parle, l’Autre l’empêche de s’installer dans un logocentrisme absolu. De l’aveu même de Derrida, il n’a jamais cessé d’être un tisserand qui tisse à l’envers. Dans ce tissage à l’envers, où l’interstice dit davantage que le texte, mais ne se dirait pas sans le texte, quelques tisserands experts sont convoqués, à commencer par Maître Eckhart : Certes, tout ce qui m’a, disons, intéressé depuis longtemps — au titre de l’écriture, de la trace, de la déconstruction du phallogocentrisme et de « la » métaphysique occidentale (que je n’ai jamais, quoi qu’on en ait répété à satiété, identifié comme une seule chose homogène et surveillée par son article défini au singulier, j’ai si souvent dit le contraire et si explicitement !), tout cela n’a pas pu ne pas procéder de cette étrange référence à un ‘ailleurs’ dont le lieu et la langue m’étaient à moi-même inconnus ou interdits, comme si j’essayais de traduire dans la seule langue et dans la seule culture franco-occidentale dont je dispose, dans laquelle j’ai été jeté à la naissance, une possibilité à moi-même inaccessible, comme si j’essayais de traduire dans ma ‘monolangue’ une parole que je ne connaissais pas encore, comme si je tissais encore quelque voile à l’envers (ce que font d’ailleurs bien des tisserands) et comme si les points de passage nécessaires de ce tissage à l’envers étaient des lieux de transcendance, donc d’un ‘ailleurs’ absolu, au regard de la philosophie occidentale gréco-latino-chrétienne, mais encore en elle (epekeina tes ousias, et au-delà - khôra —, 161 J. DERRIDA, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 280-281. Voir M. HEIDEGGER, « Gelassenheit », dans : Questions III, p. 177. 163 Cité par J. DERRIDA, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 150. 164 J. DERRIDA, ibid. 162 67 la théologie négative, maître Eckhart et au-delà, Freud et au-delà, un certain Heidegger, Artaud, Lévinas, Blanchot et quelques autres)165. Que Derrida reconnaisse en Maître Eckhart un virtuose du Logos ouvrant à un « au-delà » du texte, et même un epekeina tes ousias, sans pour autant négliger l’être pour le dire, n’est-ce pas la porte d’entrée toute trouvée pour faire le lien entre Derrida et Eckhart ? Cette façon d’ouvrir le texte à l’intertextualité va jusqu’au point où la parole semble se déjouer du rôle de censeur à qui revient le dernier mot. Les pensées contradictoires restent là, pêle-mêle, sans qu’une option tranchée ne soit définitivement acquise. D’où l’usage d’un Maître Eckhart pour un texte à plusieurs voix. Il revient au lecteur, lui qui est hors du texte, de s’interroger. Procédé socratique par excellence, où ne se livre pas d’abord une information, mais où s’opère une véritable (con)formation, une nouvelle naissance. Dans ce procédé, le langage métaphorique tient chez Eckhart comme chez Derrida une place de choix. Il signifie ceci : le concept n’a pas la préséance sur l’image. Corps et esprit s’abreuvent à une même source. Le travail du Logos ne consiste pas à émigrer du corps vers une région qui lui est étrangère mais à réaliser l’unité à même le symbole (sym-ballein). § 7. Différence entre le Même et l’Autre L’ouverture au secret : nous ne pouvions trouver de meilleure jointure entre le « Maître Eckhart » de Heidegger et celui de Jacques Derrida. Est-ce d’ailleurs en raison de sa trace secrète que le rapport entre Eckhart et Derrida a encore été peu étudié166 ? On y entre comme dans un désert. Est-ce un désert aporétique ? Nous ne pouvons le dire. A nous ne nous y frayer un chemin, sachant que, anéconomie oblige, nous n’aurons pas de quoi défrayer celui qui s’y engage en pensant pouvoir revenir sur ses pas. Il en ainsi car celui qui y 165 J. DERRIDA, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 131-132. Voir J. D. CAPUTO, « Mysticism and Transgression: Derrida and Meister Eckhart », dans : H. SILVERMAN (éd.), Derrida and Deconstruction, London, Routledge, Continental Philosophy 2, 1989, p. 24-39 ; I. ALMOND, « Negative theology, Derrida and the critique of presence, a poststructuralist reading », dans : The Heythrop Journal, 40/2 (1999), Oxford, UK and Boston, Blackwell Publishers Ltd, pp.150–165; F. NAULT, Derrida et la théologie. Dire Dieu après la déconstruction, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 2000, sur Eckhart, p. 238-239 ; M.-A. VANNIER, « Derrida (Jacques) », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 351-352 ; D. NEWHEISER, « Eckhart, Derrida, and The Gift of Love », The Heythrop Journal, 54/5 (2012) ; S. GERSH, « Maître Eckhart et Jacques Derrida : entendre des voix », dans : J. CASTEIGT (dir.), Maître Eckhart, Paris, Cerf, coll. « Les cahiers de la philosophie », 2012, p. 363-392. 166 68 pénètre se situe d’ores et déjà ailleurs que dans l’opposition entre identité et altérité. Dès sa thèse sur Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Derrida exprime cette dialectique étonnante dont toute sa phénoménologie sera imprégnée : L’altérité absolue est l’identité absolue. Plus l’identité s’affirme et s’approfondit, plus elle se donne l’être et s’étend, plus elle se détermine ; se différenciant, elle s’altère. Plus l’altérité se vérifie et s’authentifie dans son essence, plus elle « s’altère » ; s’altérant, elle tend vers l’identité167. Appliquée à Husserl, cette dialectique fait surgir l’impossibilité d’opter soit pour un commencement absolu de l’ego, soit pour sa temporalisation dans le flux. Une conscience close sur elle-même ne permet de rendre raison ni de la constitution transcendantale du monde, ni de l’intersubjectivité. Plus encore, la temporalité elle-même ne pourrait être synthétisée dans une unité. Plus que tout autre phénoménologue, Derrida constate à quelle point l’intentionnalité exige une attitude telle que ni l’ego ni le monde, ne peuvent devenir prioritaires : « L’altérité de la région ‘conscience’ comme immanence absolue, par rapport à la région « nature », est contraire à l’intentionnalité transcendantale168. » Aussi, tout l’effort tenté par Husserl d’établir soit une réduction plus originaire de l’ego, soit une donation, ou une pré-donation, plus originaire du monde, s’est-elle soldée sur l’aporie169. La phénoménologie ne peut quitter la corrélation originaire de l’ego et du monde, laquelle est précisément la corrélation intersubjective originaire. « Ni dans le temps, ni hors du temps », telle est la position d’une subjectivité absolue où puisse se déployer une vraie liberté170. Aussi, Derrida opte-t-il pour une dialectique a priori de la subjectivité et de la temporalité, dans laquelle Hegel et Husserl sont renvoyés dos-à-dos : Dans l’identité du sujet avec lui-même la dialectique temporelle constitue a priori l’altérité. Le sujet s’apparait originairement comme tension du Même et de l’Autre. Le thème d’une intersubjectivité transcendantale instaurant la transcendance au cœur de l’immanence absolue de l’« ego » est déjà appelé. Le dernier fondement de l’objectivité de la conscience intentionnelle n’est pas l’intimité du « Je » à soi-même mais le Temps ou l’Autre, ces deux formes d’une existence irréductible à une essence, étrangère au sujet théorique, toujours constituées avant lui, mais en même temps 167 J. DERRIDA, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-54), op. cit., p. 24. Ibid., p. 137. 169 Pour Derrida, l’aporie (a-poros, littéralement : sans issue) donne à penser dans la mesure où elle ne permet pas d’issue au raisonnement conceptuel. La déconstruction est elle-même une aporie, dans le sens où elle se déconstruit elle-même. Voir J. DERRIDA, Apories, Paris, Galilée, 1996. Voir aussi R. GASCHE, « L'expérience aporétique aux origines de la pensée. Platon, Heidegger et Derrida », dans : Études françaises, Derrida lecteur, Volume 38, numéro 1-2 (2002). 170 J. DERRIDA, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, p. 125. 168 69 seules conditions de possibilité d’une constitution de soi et d’une apparition de soi à soi171. Face à Hegel, Derrida opte pour l’intersubjectivité transcendantale, mais face à Husserl, cette intersubjectivité n’est jamais atteinte en amont de la temporalité. Toute intimité d’un « Je » essentiel identique à lui-même est proscrite. L’idéalisme, qu’il soit hégélien ou husserlien, doit se convertir en son contraire. Non seulement à titre de méthode, mais à titre définitif. « La séparation entre le transcendantal et l’empirique n’a aucun sens172. » L’expérience la contredit en tous points. Si l’ego, en tant que monade, était source unique du sens, il constituerait lui-même son histoire et il serait transparent à lui-même. A l’évidence, tel n’est pas le cas. L’ego échappe à lui-même, mais d’une autre manière encore que l’alter ego. Tandis que ce dernier n’est jamais présent à l’ego dans une donation en personne, l’ego lui n’est présent à lui-même que temporalisé sous la forme du flux. Il y a donc chez Derrida une percée de l’ego. L’altérité et la temporalité transpercent l’ego, sans qu’il ne soit jamais possible de passer outre. D’où une dialectique de l’altération, qui prendra le nom de Différance. Cette altération s’exprime par une altération du langage où le Même ne peut jamais constituer le sens à lui seul. Le Logos est précisément le lieu de la dialectique. Voilà pourquoi Maître Eckhart est accueilli chez Derrida dont l’écriture est conforme de à la différence. Son langage déjoue l’opposition rigide entre le Même et l’Autre, l’être et l’audelà de l’être, le temps et l’éternité, le monde et Dieu. L’année 1967 est une année faste pour Derrida. Coup sur coup, paraissent trois œuvres retentissantes : De la grammatologie, L’Ecriture et la différence, La voix et le phénomène. Ce triptyque impressionnant comprend en son sein une mention à Maître Eckhart. Derrida fait appel au mystique rhénan dans une discussion pour tenter de départager les positions de Heidegger et de Lévinas. La problématique peut se résumer ainsi : peut-on s’affranchir de l’être, c’est-à-dire penser autrement qu’être, quand il s’agit de parler de Dieu ou du divin ? Loin d’être anecdotique, cette question concentre l’ensemble du problème abordé par L’Ecriture et la différence173. Il en va ni plus ni moins du statut véritable de l’écriture ou, plutôt, devrions-nous dire, de l’étoffe de l’écriture. « Vouloir atteindre l’être hors de 171 Ibid., p. 126-127. Voir ibid., p. 231. 173 J. DERRIDA, L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. 172 70 l’étant », telle serait la ruse de la pensée 174. Croire qu’il y a une possibilité pour quitter la finitude, et rejoindre une sphère pure du sens sans affection, sans être affecté, là est le leurre. Le sens nous affecte et/ou l’affection signifie. La signification sans la sensation, c’est là l’oubli de la différence. Une enquête sur la qualité de l’étoffe structurelle de l’écriture est à mener. Comment l’écriture est-elle assemblée ? Quel est son maillage ? D’où le questionnement sur le « sens métaphorique de la notion de structure comme tel175 ». Lorsque la métaphore renvoie à une structure spatiale telle que haut/bas, superficie/profondeur, que fait-elle sinon désamorcer la priorité de l’intelligible sur le sensible ? Autrement dit, la métaphore se laisse-t-elle mesurer par autre chose qu’une métaphore ? La réponse est non. La métaphore est originaire. Le concept est donc déjoué. C’est dire que l’on peut désormais en jouer. Le concept trouve son lieu dans la quête de la vérité comme illumination, dévoilement. Le concept revendique la pleine clarté sortant de l’ombre. Parlons-en. D’où la métaphore de l’ombre et de la lumière, dont vit la philosophie occidentale, dans laquelle se situe la phénoménologie (se montrer/se cacher), tire-t-elle sa force176 ? Encore et toujours de la métaphore. L’écriture apparaît comme une différence radicalisée, celle d’une différance où le Même est investi par l’Autre, et où l’Autre est investi par le Même. Que cet événement-avènement de l’écriture se passe dans le désert n’est pas fortuit. Ce terrain vague est davantage un « non-lieu » qu’un lieu. Il est celui du nomade à la tente légère et l’abri éphémère en recherche, toujours différée, de la Terre de la Promesse. Dans le désert, le chemin se fait détachement. Ainsi, l’écriture, comme le désert, laisse-t-elle désemparé et démuni : Écrire, c'est se retirer. Non pas dans sa tente pour écrire, mais de son écriture même. S’échouer loin de son langage, l’émanciper ou le désemparer, le laisser cheminer seul et démuni. Laisser la parole. Être poète, c’est savoir laisser la parole. La laisser parler toute seule, ce qu’elle ne peut faire que dans l’écrit177. Davantage qu’elle ne ramène à soi, l’écriture est exodique. Déjà dégagée du volontarisme, la voici ici toute passive, dans le « laisser cheminer ». Laisser parler l’écriture, la laisser se frayer un passage dans le désert, c’est être comme Dieu, car « écrire, c’est se retirer178 ». Ce 174 Ibid., p. 24. Ibid., p. 29. 176 Ibid., p. 45. 177 Ibid., p. 106. 178 Derrida explique plus haut que le geste de briser les tables est une réserve que Dieu s’impose pour instaurer la liberté de l’homme : « Dieu s’est séparé de soi pour nous laisser parler, nous étonner et nous interroger. Il l’a 175 71 lien entre le « laisser » et le « désert » ne résonne-t-il pas d’une tonalité toute eckhartienne ? Que l’écriture de maître Eckhart laisse désemparé et démuni de tout attirail matériel, conceptuel, potentiel (avoir, savoir, vouloir), ne fait aucun doute. Elle ne renvoie pas le lecteur à une identité claire et consciente de soi, mais à un « désert » où tous les repaires s’estompent, y compris ceux du « moi ». Le « moi » n’a plus qu’à dé-camper, autrement dit, à changer de camp. Voyager, aller de site en site, sans trouver de terre d’accueil, voilà le lot de l’habitant de cette écriture. Mais, est-il seulement possible de sortir du Même pour aller vers un Autre complètement séparé ? Tel est le sujet de l’ « essai sur la pensée d’Emmanuel Lévinas » dans lequel Derrida recourt à maître Eckhart. Qu’il soit possible de s’extraire de la pensée ontologique, selon la thèse de Totalité et infini, voilà ce qu’interroge Derrida. Lévinas dénonce le geste phénoménologique qui consiste à rester sous la domination grecque du Même, où l’altérité ne peut que se résorber dans l’identité. Le « pensant » y est toujours déjà un « possédant »179. Pour Lévinas, la pensée grecque ne va jamais jusqu’à l’expérience dans ce qu’elle a de plus irréductible : le « passage et la sortie vers l’autre »180. Contre Husserl, Lévinas reconnaît déjà chez Heidegger cette sortie vers l’extériorité. Ce qui est refusé : la métaphore de la lumière et l’horizon de l’être dans lequel elle se déploie. Cette métaphore serait encore complice de la possession de l’Autre par le Même, à la fois dans la réduction et dans la compréhension : « Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait pas l’autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir » (E. Lévinas, Le Temps et l’Autre). Voir et savoir, avoir et pouvoir ne se déploient que dans l’identité oppressive et lumineuse du même et restent, aux yeux de Levinas, les catégories fondamentales de la phénoménologie et de l’ontologie181. Qu’une triade similaire aux trois actes eckhartiens (savoir, avoir et pouvoir)182 soit ici associée au « voir », n’est-il pas symptomatique d’une approche stratégique ? La manœuvre est habile. Ce qui est en question, c’est le refus pur et simple du langage métaphorique. Or, est-il possible de faire appel à Eckhart pour cautionner ce refus ? D’après Lévinas, le « voir » fait non pas en parlant mais en se taisant, en laissant le silence interrompre sa voix et ses signes, en laissant briser les Tables. » (Ibid., p. 103). Transposé dans le registre de l’Ecriture ce geste est similaire à la contraction de Dieu du Tsimtsoum, que l’on retrouve chez Lévinas. Voir E. LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1965, p. 77. 179 E. LEVINAS, Totalité et infini, p. 3. 180 Ibid., p. 123. 181 J. DERRIDA, Ecriture et différence, p. 136. 182 « Vouloir », « savoir », « avoir », dans : M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, AH II, p. 138-149. 72 n’ouvre que sur une extériorité illusoire, puisqu’elle doit être résorbée. Le Même doit l’assimiler. Or, le Moi et l’Autre ne peuvent se laisser surplomber par la totalité de la pensée. L’Autre, imprévisible, est réfractaire à la catégorie ontologique. Affirmer la priorité de l’être par rapport à l’étant, ce serait déjà lui avoir fait violence. Ce Logos de l’être est donc rejeté en bloc par Lévinas. Penser à l’Autre, et non pas penser l’Autre, ne peut se faire qu’en rompant la totalité. Cette rupture intervient par le désir de l’infini, qui n’a rien avoir avec le besoin du même. Le désir nous porte vers un ailleurs que nous n’avons jamais connu et dont nous ne procédons pas. Rupture totale avec le système, ouverture à l’epekeina tes ousias. L’Autre se manifeste à partir de lui-même et se manifeste dans le visage, « sans aucune métaphore ». Pour Lévinas, rappelle Derrida, « le visage n’est pas une métaphore183 ». Or, c’est bien cela qui fait difficulté : Qu’il faille dire dans le langage de la totalité l’excès de l’infini sur la totalité, qu’il faille dire l’Autre dans le langage du Même, qu'il faille penser la vraie extériorité comme non-extériorité, c’est-à-dire encore à travers la structure Dedans-Dehors et la métaphore spatiale, qu’il faille encore habiter la métaphore en ruine, s’habiller des lambeaux de la tradition et des haillons du diable, cela signifie peut-être qu'il n'y a pas de logos philosophique qui ne doive d’abord se laisser expatrier dans la structure Dedans-Dehors. Cette déportation hors de son lieu vers le Lieu, vers la localité spatiale, cette métaphore lui serait congénitale. Avant d’être procédé rhétorique dans le langage, la métaphore serait le surgissement du langage lui-même. Et la philosophie n'est que ce langage; ne peut dans le meilleur des cas et en un sens insolite de cette expression, que le parler, dire la métaphore elle-même, ce qui revient à la penser dans l’horizon silencieux de la non-métaphore : l’Être. Espace comme blessure et finitude de naissance (de la naissance) sans lequel on ne pourrait même pas ouvrir le langage, on n'aurait même pas à parler d'extériorité, vraie ou fausse184. Pour Derrida, la métaphore n’est pas optionnelle. En tant que « congénitale » au langage luimême, elle est incontournable. Ainsi, l’épiphanie du visage a beau venir de l’au-delà de l’être, il apparait cependant là devant moi. Et, pour exprimer ce surgissement de l’extériorité, c’est encore à la métaphore spatiale dedans/dehors que Lévinas recourt. Argument par rétorsion qui montre combien il n’est pas possible de parler de l’au-delà de l’être sans sortir de l’être. Comme nous allons le voir, c’est précisément pour entrelacer ontologie (être) et métaphysique (au-delà de l’être) que Derrida va faire appel à Eckhart 185. Cette référence explicite à la pensée eckhartienne n’arrive pas comme un aérolithe. La 183 Ibid., p. 149. Ibid., p. 166. 185 Voir Ibid., p. 216-217, citée infra. 184 73 terminologie heideggérienne du « laisser-être » la devance et la prépare. Comme nous l’avons vu, le sein-lassen, proche du bewende-lassen, sont la marque de l’influence eckhartienne chez Heidegger186. Derrida pressent à quel point la phénoménologie de Heidegger est imprégnée d’une capacité transitive qui ne demande qu’à venir à la lumière. Aussi, dévoile-t-il combien le « laisser-être » désamorce la violence possible du langage ontologique, au point de conditionner le respect de l’autre comme tel : Elle (la pensée de l’être) conditionne le respect de l’autre comme ce qu’il est : autre. Sans cette reconnaissance qui n’est pas une connaissance, disons sans ce « laisserêtre » d’un étant (autrui) comme existant hors de moi dans l’essence de ce qu’il est (d’abord dans son altérité), aucune éthique ne serait possible. « Laisser-être » est une expression de Heidegger qui ne signifie pas, comme semble le penser Levinas, laisserêtre comme « objet de compréhension d’abord » et, dans le cas d’autrui, comme « interlocuteur ensuite ». Le « laisser-être » concerne toutes les formes possibles de l’étant et même celles qui, par essence, ne se laissent pas transformer en « objets de compréhension ». S’il appartient à l'essence d'autrui d'être d'abord et irréductiblement « interlocuteur » et « interpellé », le « laisser-être » le laissera être ce qu’il est, le respectera comme interlocuteur- interpellé. Le « laisser-être » ne concerne pas seulement ou par privilège les choses impersonnelles. Laisser-être l’autre dans son existence et dans son essence d’autre, cela signifie qu’accède à la pensée ou (et) que la pensée accède à ce que c’est qu’essence et ce que c’est qu’existence; et à ce que c’est que l’être qu’elles présupposent toutes deux. Sans cela, aucun laisser-être ne serait possible et d’abord celui du respect et du commandement éthique s’adressant à la liberté. La violence régnerait à un tel point qu'elle ne pourrait même plus s’apparaître et se nommer187. S’appuyant sur la distinction entre Sorge, Besorge et Fürsorge du § 26 de Sein und Zeit, Derrida propose une interprétation du « laisser-être » heideggérien appliquée non seulement aux objets mais aussi à autrui. Nous pouvons trouver confirmation de cette position au § 60. Heidegger y affirme que la résolution à soi-même place le Dasein dans la possibilité « de laisser être les autres qui-sont-avec dans leur pouvoir-être le plus propre » (die mitseienden Anderen ”sein“ zu lassen in ihrem eigensten Seinkönnen) et par là d’ouvrir une « sollicitude » (Fürsorge) qui les libère188. Ce faisant, Derrida opte-t-il complètement pour Heidegger contre Lévinas ? Ne veut-il pas plutôt éviter une sorte de coupure épistémologique entre raison et religion en promouvant un schéma qui les entrecroise 189 ? 186 Voir infra, § 5. Laisser-être. Ibid., p. 202-203. 188 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, II, § 60, p. 298, trad. Martineau, § 60. La structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience. 189 Voir FR. NAULT, Derrida et la théologie. Dire Dieu après la déconstruction, op. cit., p. 216-217. 187 74 Il s’agirait alors d’opérer une sorte de correctif réciproque de l’un par l’autre. En identifiant la « relation avec l’être de l’étant » à une « relation de savoir », Lévinas se tromperait de cible190. Il est vrai qu’autrui ne nous affecte pas à partir d’un concept. Mais, l’être heideggérien n’est justement pas un concept. Il est sans fond. Et, pour cela, l’être n’est pas connu conceptuellement mais expérimenté affectivement, comme le montre la Befindlichkeit de l’angoisse ou de la Gelassenheit. Cependant, cette relation à l’être clôture la métaphysique en ne permettant aucune ouverture à l’être comme autre. Or, c’est bien là le projet de Lévinas. Ouvrir l’humanisme à la métaphysique de l’autre en tant qu’autre. Cette ouverture, il l’opère à partir de la ressemblance du visage humain avec Dieu. « ‘… Autrui ressemble à Dieu …’, questionne alors Derrida, n’est-ce pas la métaphore originaire 191 ? » Un visage, avec ses yeux et sa bouche, peut-il apparaître sans que celui qui le regarde ne le laisse être ce qu’il est ? Seul ce « laisser-être » peut faire en sorte qu’une interpellation jaillisse. Il faut donc aller jusqu’au bout du raisonnement : sans ce « laisser être » qui conditionne l’épiphanie du visage, Dieu n’apparaît pas. Autrement dit, l’anticipation de la pensée de l’être permet une rencontre avec Dieu, bien plus qu’elle ne l’occulte. Ainsi, par une sorte de contrecoup, la démarche heideggérienne ne vient pas au secours du dessein lévinassien ? Ne s’agit-il pas de reconnaître si l’obscurcissement de l’être fait intrinsèquement partie de son éclat au point que l’errance dont parle Heidegger ne peut déboucher sur aucune Terre promise ? Heidegger cultive-t-il le « Sacré » du paganisme au point de résorber en lui toute « Sainteté » ? L’être a-t-il résorbé en lui non seulement « Dieu » mais aussi la « Déité » ? En rappelant le locus classicus de la Lettre à l’humanisme, Derrida ne peut que le rapprocher de maître Eckhart : Que la déité de Dieu, qui permet de penser et de nommer Dieu, ne soit rien, ne soit surtout pas Dieu lui-même, c’est ce que Maître Eckhart, en particulier, disait ainsi : « Dieu et la déité sont aussi différents l’un de l’autre que le ciel et la terre... Dieu opère, la déité n’opère pas, elle n'a rien à opérer, il n’y a pas d’opération en elle, elle n’a jamais eu aucune opération en vue... » (Sermon Nolite timere eos). Mais cette déité est encore déterminée ici comme essence-du-Dieu-trinitaire. Et quand Maître Eckhart veut aller au-delà des déterminations, le mouvement qu’il esquisse reste enfermé, semble-t-il, dans la transcendance ontique : « Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était au-dessus de l'être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé » (Quasi Stella matutina...). Cette théologie négative est encore une théologie et, dans sa lettre du moins, il s’agit pour elle de libérer et de 190 191 J. DERRIDA, L’écriture et la différence, p. 205. Ibid., p. 211. 75 reconnaître la transcendance ineffable d’un étant infini, « être au-dessus de l’être et négation superessentielle ». Dans sa lettre du moins, mais la différence entre l’ontothéologie métaphysique, d’une part, et la pensée de l’être (de la différence), d’autre part, signifie l’importance essentielle de la lettre. Tout se passant à travers des mouvements d’explicitation, la différence littérale est presque le tout de la différence de pensée. C’est pourquoi, ici, la pensée de l’être, quand elle va au-delà des déterminations ontiques, n’est pas une théologie négative ni même une ontologie négative192. L’explication derridienne n’est pas facile à démêler. Essayons d’éviter la mésinterprétation. Derrida rappelle d’abord combien « Dieu » et la « Déité » sont différents l’un de l’autre, aussi différents que « la terre et le ciel ». Par cette différence, ne se marque-t-il pas une transcendance telle qu’une séparation fait voler le Quadriparti en éclats ? Sans aller jusqu’à cette limite de la séparation, Derrida ne voudrait-il pas plutôt, toujours dans son désir de ne pas opérer la rupture entre Grecs et Juifs, maintenir dans l’espace du Sacré la possibilité de voir venir un dieu à la rencontre de l’homme ? Un tel dieu arrive dans le lointain plutôt qu’il se tient déjà dans une proximité paisible. Voilà qui empêcherait le Sacré de tourner en rond, sans pour autant qu’il soit abandonné. « Ouvr(ir) la possibilité (l’éventualité) d’une rencontre de Dieu et d’un dialogue avec Dieu193 », tel est bien l’objectif envisagé par-delà la divergence entre Heidegger et Lévinas. Le texte rebondit sur la détermination de la déité comme « essence-du-Dieu-trinitaire ». En ardent défenseur de l’a-théologie, c’est-à-dire de l’impossibilité de dire Dieu, Derrida ne peut s’en accommoder. Il cherche donc à percer la logique eckhartienne jusque dans ses retranchements. Eckhart reste-t-il enfermé dans la transcendance ontique, autrement dit, considère-t-il Dieu comme l’étant le plus élevé, inaccessible à la pensée, de la théologie apophatique ? C’est là que l’argumentation derridienne devient plus complexe à suivre. Il semble admettre que maître Eckhart reste enfermé par l’ontique dans sa lettre du moins, sans pour autant s’y laisser conditionner. L’expression « être au-dessus de l’être » n’est-elle pas une entorse tant à Heidegger (être) qu’à Lévinas (au-delà de l’être) ? Ne les renvoie-t-elle pas tous deux à une fin de nonrecevoir, tout en les accueillant ? Pour déjouer les deux logiques opposées, Derrida introduit une différence entre l’onto-théologique métaphysique d’une part et la pensée de l’être (différence), d’autre part. Ce qui renvoie à une méta-différence, une différance imperceptible. Ainsi, Derrida finit-il par montrer la subtilité de la lettre eckhartienne : « Tout 192 193 Ibid., p. 216-217. Ibid., p. 216. 76 se passant à travers des mouvements d’explicitation, la différence littérale est presque le tout de la différence de pensée ». Tout est dans le « presque », dont nous savons, avec Jankélévitch, qu’il est le charme de la pensée qui fait toute la différance194. A savoir, ici, Derrida ne reconnait-il pas que l’autre habite la lettre eckhartienne du même. Que l’être de Maître Eckhart est et n’est pas plus l’étant ontique que le sur-étant. Duplicité de l’être (dans un autre sens que Michel Henry) qui rend impossible la fixation ontique. D’où la conclusion : la pensée eckhartienne de l’être « n’est pas une théologie négative ni même une ontologie négative ». Comme nous le verrons plus loin, Derrida a ici en vue Khôra qui se distingue de Khôrimos195. Vouloir la séparation de deux régions ontologiques, le fameux « dimorphisme » pointé par Heidegger196, consiste à rester prisonnier du logocentrisme. Il n’y a pas véritable laisser-être de l’autre. C’est toujours le même qui parle : ici, pour lui, là, à la place de l’autre. L’explication de Derrida avec Maître Eckhart est loin d’être close. Nous pourrions même dire qu’elle ne fait que commencer. Avant d’aborder cette nouvelle étape, insistons sur l’objectif derridien : une ouverture du Mitsein à la transcendance, « un laisser être les autres dans leur vérité, libérant le dialogue et le face à face197 ». § 8. Dénégations Psychè : inventions de l’autre, contient les deux textes où Derrida tisse véritablement la pensée de Maître Eckhart avec la sienne198. « Comment ne pas parler ? Dénégations » se présente en effet comme un dense et vaste tissage dans lequel le texte eckhartien occupe une place de choix. Derrida s’y défend de vouloir promouvoir une théologie négative : « Non, ce que j’écris ne relève pas de la ‘théologie négative’199. » Cette négation n’est que le côté pile d’une pièce dont la face enfile une série de dénégations qui ouvre, plutôt qu’elle ne 194 V. JANKELEVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, I-III, Paris, Seuil, 1980 ; voir aussi J. DERRIDA, « Le presque-rien de l’imprésentable », Entretien avec Christian Descamp paru sous le titre « sur les traces de la philosophie » dans Le Monde, 31 janvier 1982, et dans : Entretiens avec le Monde, I, Philosophes, Paris, La Découverte/Le Monde, 1984. 195 Voir infra, § 8. Dénégations. 196 Voir supra, § 5. Laisser-être. 197 Ibid., p. 216. 198 J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations » (Conférence How to avoid speaking, colloque Absence et négativité, Jérusalem juin 1986) et « Nombre de oui », dans : Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 535-595 et p. 639-650. 199 J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations », p. 540. 77 ferme, la possibilité d’une rencontre avec Dieu. Ici c’est moins Emmanuel Lévinas que JeanLuc Marion qui est visé200. L’interrogation ne se porte plus sur la pensée de l’au-delà de l’être mais sur la pensée de Dieu sans l’être sous-tendue par la mystique dionysienne. Derrida se méfie de la « surenchère ontologique de l’hyper-essentialité » qui reste attachée à usage classique du Logos. L’Autre ni altérerait pas le discours du Même, et la possibilité de la rencontre en serait dès lors désamorcée là où elle paraît la plus promue. Quoiqu’il puisse sembler de prime abord, la première référence au texte eckhartien consiste à différencier la pensée de Maître Eckhart et de Denys l’Aréopagite : Non, j’hésiterais à inscrire ce que j’avance sous le titre courant de la théologie négative, précisément en raison de cette surenchère ontologique de l’hyperessentialité qu’on trouve à l’œuvre aussi bien chez Denys que, par exemple, chez Maître Eckhart201. Et Derrida de citer Eckhart dans le sermon Quasi stella matutina plus largement encore que dans L’Ecriture et la différence pour appuyer sa conviction202. Loin de relever une séparation ou une scission entre l’être et l’au-delà de l’être, le texte eckhartien semble plutôt manifester que le registre de l’être est piégé. Il est en effet frustre d’en rester à une définition de Dieu comme « être » à la manière d’un étant : « Dieu n’est ni ceci ni cela » (Got enist weder diz noch daz). Aussi pouvons-nous dire qu’il est « au-dessus de l’être », mais cela ne signifie pourtant pas que nous lui contestions l’« être ». A l’instar de Heidegger, Derrida constate à quel point Eckhart brouille les frontières habituelles du lien entre ontologie et théologie. L’attention derridienne se concentre sur la « valeur à la fois négative et hyperaffirmative du sans » d’influence augustinienne : Dans le mouvement du même paragraphe, une citation de saint Augustin rappelle cette valeur à la fois négative et hyper-affirmative du sans : « Saint Augustin dit : Dieu est sage sans sagesse (wîse âne wîsheit), bon sans bonté (guot âne güete), puissant 200 Derrida fait à la fois référence à L’idole et la distance, Paris, Grasset, 1977 et à Dieu sans l’être, Paris, Fayard, 1982. Voir la réponse de J.-L. MARION, « Au nom. Comment ne pas parler de ‘théologie négative’ », dans : Laval théologique et philosophique, 55/3 (1999), p. 339-363, reprise dans : De surcroît, Etudes sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001, p. 155-195. Sur le débat entre Derrida et Marion, voir J. DERRIDA, « Dialogue avec J.-L. Marion », traduit et publié en annexe de J.-L. Marion, Figures de la phénoménologie, Husserl, Heidegger, Lévinas, Henry, Derrida, Paris, Vrin, 2012, p. 189-214. Texte de référence : « On the Gift : a discussion between Jacques Derrida et Jean-Luc Marion », moderated by Richard Kearney, dans : J. D. CAPUTO ET M. J. SCANLON (éd.), God, the Gift and Postmodernism, Indiana University Press, 1999. 201 J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations », Psychè, op. cit., p. 541. 202 Voir M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 101, cité dans ibid. Spécialement : « Mais quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et qu’il était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être (ich im nicht wesen abegesprochen), au contraire je lui ai attribué un être plus élevé (ich hân ez in im gehoetet). » 78 sans puissance (gewaltic âne gewalt). » Le sans ne dissocie pas seulement l’attribution singulière de la généralité essentielle : la sagesse comme être-sage en général, la bonté comme être-bon en général, la puissance contre être-puissant en général. Il transmue en affirmation, dans le même mot et dans la même syntaxe sa négativité purement phénoménale, celle que le langage ordinaire, rivé à la finitude, donne à entendre dans un mot tel que sans ou dans d’autres mots analogues. Il déconstruit l’anthropomorphisme grammatical203. Le mystique rhénan opère une déconstruction. Le mot « sans » du langage ordinaire est ici transmué. L’adjectif ne peut renvoyer à un substantif qui fixerait une essence séparée. A travers le triple « sans » associé à la puissance, la sagesse et la bonté (lesquels sont les trois attributs correspondant aux trois Personnes divines : Père, Fils, Esprit), Augustin, et Eckhart à sa suite, barre la pensée d’un être divin comme présence phénoménale. « Dieu n’est ni ceci ni cela » signifie que l’être ne lui est attribué que pour autant qu’il exclut toute référence ontique. L’usage du « sans » transmue l’opposition dichotomique entre l’affirmation et la négation. Or, il ne s’agit pas d’une théologie négative, à la manière dionysienne, puisque Maître Eckhart ne renonce pas au langage affirmatif pour parler de Dieu. La démarche eckhartienne ne cadre pas avec le procédé dionysien : affirmation, négation, éminence. L’enjeu est la dénégation. Pour Eckhart en effet, l’affirmation (le « oui ») est la négation de la négation. La démarche n’est pas dialectique mais paradoxale. Le oui et le non peuvent coexistés mais « sans » être sur le même plan. Denys l’Aréopagite ne pourrait nullement ratifier la proposition de l’opus tripartitum : Esse est Deus204. Cette mise au point fracassante sur l’interprétation du « sans » ouvre une voie du « secret » dans laquelle Denys et Eckhart sont à nouveau cités ensemble pour être départagés : On trouve des indices de cet ésotérisme dans le platonisme et dans le néo-platonisme, eux-mêmes si présents au cœur de la théologie négative de Denys. Chez Denys luimême, et d’une autre manière chez Maître Eckhart, il n’est pas fait mystère, si on peut dire, de la nécessité du secret – à taire, à garder, à partager. Il faut se tenir à l’écart, trouver le lieu propre à l’expérience du secret205. Qu’il y ait une « expérience du secret » chez Denys et chez Eckhart n’est pas à remettre en question. Par contre, la problématique se concentre sur la modalité du secret. Elle s’opère chez Eckhart « d’une autre manière » que dans « la théologie négative de Denys ». Dans la 203 J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations », dans : Psychè, op. cit., p. 542. Voir notre article « L’influence dionysienne sur la philosophie et la mystique d’Eckhart » dans : G. ROUX (dir.), Mystique et philosophie dans les trois monothéismes, Paris, Hermann, à paraître. 205 Psychè, p. 552. 204 79 Théologie mystique, Denys exhorte Timothée à une démarche ésotérique qui consiste à ne rien divulguer ni aux savants ni aux vulgaires. En cela, il propose une topologie du secret qui est en même temps une « topographie du lien social206 ». Le secret est partagé dans un petit groupe d’initiés. Autrement dit, Denys instaure une communauté d’élites séparés de la foule. « Se retirer avec une élite », tel est le projet de la Hiérarchie ecclésiastique207. Or, la démarche eckhartienne n’est-elle pas aux antipodes de celle de Denys ? Il parle à la fois aux universitaires et aux gens du peuple, employant leur langue propre, le latin et le moyenhaut-allemand. Cependant, dans cet exotérisme, il évite de parler de ce dont on ne peut parler. Nous avons donc affaire à deux mystagogies totalement différentes. Chez Denys, le mystère est ce qui est caché aux uns et dévoilé aux autres, tandis que chez Eckhart, le mystère est ce qui est révélé à tous, tout en demeurant caché pour tous. Cette distinction permet de bien recevoir l’affirmation de Derrida : Il y a un secret de la dénégation et une dénégation du secret. Le secret, comme tel, comme secret, sépare et institue déjà une négativité, c’est une négation qui se nie ellemême. Elle se dé-nie208. Qu’est-ce à dire sinon que le secret n’a pas besoin d’une instance humaine pour délimiter sa clôture ? Il se clôt lui-même en tant que secret alors même qu’il est révélé. L’erreur est de transposer la distinction entre ténèbre et lumière dans des catégories de sujets alors qu’elle concerne la temporalité. Que « Dieu habite une lumière inaccessible » (1 Tm 6, 16) signifie à la fois que Dieu est lumière et qu’il est inaccessible, mieux encore : Dieu est inaccessible en cela même qu’il est lumière. Ainsi, pourrions-nous dire, en inversant la mystique dionysienne, la Ténèbre lumineuse est aussi une Ténébreuse lumière. De cette phénoménologie, il résulte une herméneutique spécifique : celle d’une recherche d’un sens lumineux qui s’annonce déjà sans pouvoir être cerné, circonscrit. Suivant son aveu dans Le monolinguisme de l’autre, Maître Eckhart est présenté par Derrida comme le type même du tisserand, à savoir le jongleur de l’intertexte qui enchevêtre plusieurs voix simultanément au point que sa voix à lui ne soit plus repérable 209. La logique du « sans » se radicalise donc au point que le texte n’est plus adossé à sa propre voix. Le texte eckhartien est « sans » voix. 206 Ibid., p. 553. Ibid., p. 555. 208 Ibid., p. 557. 209 Voir S. GERSH, « Maître Eckhart et Jacques Derrida : entendre des voix », dans : J. CASTEIGT (dir.), Maître Eckhart, Paris, Cerf, coll. « Les cahiers de la philosophie », 2012, p. 363-392. 207 80 C’est une dénégation puisque les voix ne sont pas niées mais que la voix d’une dernière instance donnant le dernier mot des interprétations divergentes et conflictuelles se cache parmi les autres voix : Le principe du bien est au-delà de l’être mais il transcende aussi le bien (680 b). Dieu est le bien qui transcende le bien et l’être qui transcende l’être. Cette « logique » est aussi celle du « sans » que nous évoquions tout à l’heure dans les citations de Maître Eckhart citant Augustin (« Dieu est sage sans sagesse, bon sans bonté, puissant sans puissance ») ou saint Bernard (« Aimer Dieu est un mode sans mode »). La négativité sans négativité de ces énoncés sur une transcendance qui n’est rien d’autre et tout autre que ce qu’elle transcende, nous pourrions y reconnaître un principe de démultiplication des voix et des discours, de désappropriation et de réappropriation des énoncés, les plus lointains paraissant les plus proches, et réciproquement (…) Par là-même, la voix d’un énoncé peut en cacher une autre, qu’elle paraît alors citer sans la citer, se présentant elle-même comme une autre forme, voire une citation de l’autre210. Maître Eckhart cultive non seulement la polysémie, mais aussi la polyphonie : « la voix d’un énoncé peut en cacher une autre ». Une telle possibilité herméneutique de la multiplicité des interprétations, sans recours à une voix particulière est confirmée par le prologue de l’Œuvre des expositions211. Mais cette polyphonie, dans laquelle les autres sont présents, résonne par la voix (sermon) ou l’écriture (commentaire, traité) du même. Cependant, l’intertextualité déconstruit constamment son hégémonie. Maurice de Gandillac a montré combien la logique eckhartienne combine à la fois la juxtaposition « oui et non » (Ja und Nein) et la disjonction « ou-ou » (Entweder-Oder)212. Il en résulte une logique que l’on pourrait qualifier de logique de la distorsion. Cette stratégie est en fait commandée par l’impossibilité pour la voix humaine de parler du haut d’une chaire en lieu et place de Dieu. La chair humaine interdit cette position. La chair est inter-diction. La voix humaine est une voix comme les autres. D’où, comme nous le verrons en deuxième partie, le fait que Maître Eckhart reste jusqu’au bout sur le sol philosophique, bien que tout ce qu’il affirme puise aussi, selon un point de vue inaccessible à aucun être humain, se dire sur le plan théologique. D’où un éclairage sur le combat du maître rhénan avec les juges de Cologne et 210 Psychè, p. 575-576. « Il faut noter que les autorités principales sont, en général, expliquées de nombreuses façons. Ainsi le lecteur peut-il prendre tantôt telle explication, tantôt telle autre, une ou plusieurs, comme il juge plus expédient de le faire. » (M. ECKHART, « deuxième prologue » de l’Œuvre des expositions, § 5, LW II, p. 321-322, OLME 1, p. 208-209. Nous soulignons). 212 Voir M. DE GANDILLAC, « La ‘dialectique’ de Maître Eckhart », dans : La mystique rhénane, Colloque de Strasbourg, Paris, PUF, 1963, p. 59-94, spécialement, p. 61-64 ; voir notre article « Dialectique » dans Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 371-372. 211 81 les censeurs d’Avignon. C’est l’hégémonie même des clercs qui est ici en question. Eckhart est un adversaire du logocentrisme et de toute la machinerie institutionnelle qu’il charrie. Derrida l’a bien perçu : D’où la subtilité mais aussi les conflits, les rapports de force, les apories même d’une politique de la doctrine, je veux dire de l’initiation ou de l’enseignent en général, et d’une politique institutionnelle de l’interprétation. Maître Eckhart, par exemple (mais quel exemple !), en sut quelque chose. Sans même parler des arguments qu’il eut à déployer contre ses juges inquisiteurs (« Ils taxent d’erreur tout ce qu’ils ne comprennent pas… »), la stratégie de ses sermons mettait en œuvre cette multiplicité de voix et de voiles qu’il superposait ou soustrayait comme des pelures ou des pelages, thématisant et explorant lui-même une quasi-métaphore jusqu’à cet extrême dépouillement dont on n’est jamais sûr qu’il laisse voir la nudité de Dieu ou laisse entendre la voix propre de Maître Eckhart. Quasi stella matutina, qui fournit tant de prétextes aux juges de Cologne, met en scène vingt-quatre maîtres (Liber 24 philosophorum du pseudo-Hermès Trimégiste), réunis pour parler de Dieu. Eckhart choisit l’une de leurs assertions : « Dieu est nécessairement au-dessus de l’être… (got etwaz ist, daz von nôt über wesene sîn muoz). » Parlant ainsi de ce dont parle l’un de ces maîtres, il commente d’une voix dont rien ne permet plus de décider que ce n’est pas la sienne… (Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 102)213. L’herméneutique eckhartienne dérange. Le « non-savoir » est aussi un « non-pouvoir ». Que dire alors du « non-avoir ». Dieu est dans un dépouillement tel qu’il ne se dit que par la « nudité ». Ce n’est pas un Franciscain mais un Dominicain qui le dit. Parce qu’il se révèle sans voile, en soustrayant toute pelure ontique, Dieu ne peut donc s’apparenter à tout ce qui s’opposerait d’étant à étant : « Dieu est nécessairement au-dessus de l’être », au-dessus de la mêlée. Puisqu’il n’est pas étant, Dieu ne contredit pas et il ne peut être contredit (negatio negationis). La contra-diction n’est pas de Dieu. Aussi, sous cette autoritas qui lui donne d’être auctor : « Eckhart ne contredit pas le maître païen, il ne l’approuve pas non plus » (d’où la quasi-absence de sed contra chez Eckhart)214 : Mais voici ce que dit « un maître païen » : que l’âme qui aime Dieu « le prend sous le pelage de la bonté’ (nimet in under dem celle der güete), mais la raison ou la rationalité (Vernunfticheit) enlève ce pelage et prend Dieu dans sa nudité (in blôz). Il est alors dévêtu (entkleidet), dépouillé « de bonté, d’être et de tous noms ». Eckhart ne contredit pas le maître païen, il ne l’approuve pas non plus. Il remarque que, à la différence des « saints maîtres », le païen parle selon la « lumière naturelle ». Puis, 213 214 Psychè, p. 575-576. Voir Deuxième partie, § 13. 82 d’une voix qui paraît être la sienne, il différencie, je n’ose pas dire qu’il dialectise, la précédente proposition215. Ainsi y a-t-il justement place dans le texte eckhartien pour la « lumière naturelle » qui, en raison même de la partialité de ses points de vues, se contredit sans que Dieu ne doive se mêler à la lutte. Telle est « l’éclaircie de l’être », pour autant que le clair-obscur n’en soit pas le dernier mot. Autrement dit, pour autant que le dé-voilement ne colle si bien à l’être qu’il n’y ait plus moyen d’enlever le voile. Une lumière peut poindre à l’horizon annonçant un soleil sans déclin. La « règle » ou la « loi » consiste donc à « aller au-delà du voile ou du vêtement ». Cet « aller au-delà » est une Percée, mais, pour Derrida, elle est telle qu’elle ne s’évade pas du sol même de la phénoménologie : Dans les lignes que je m’apprête à citer, une certaine valeur de dévoilement, de mise à nu, de vérité comme l’au-delà du vêtement paraît orienter, à la fin des fins et au bout du compte, toute l’axiomatique de cette apophase. Sans doute ne peut-on parler, en toute rigueur, de valeur et d’axiomatique puisque ce qui ordonne et règle la marche apophatique excède justement le bien ou la bonté. Mais il y a bien une règle ou une loi : il faut aller au-delà du voile ou du vêtement. Est-il arbitraire d’appeler encore vérité ou sur-vérité ce dévoilement qui ne serait peut-être plus dévoilement de l’être [a-letheia] ? Lumière aussi, qui ne serait plus éclaircie de l’être ? Je ne le crois pas216. A l’appui de cette conviction, Derrida cite à nouveau le sermon Quasi stella matutina217. Il y est question de la capacité de l’intellect à pénétrer au-delà du voile, tandis que la volonté reste au pelage. L’intellect va plus loin car il ne veut plus rien. C’est cela qu’il faut souligner. A aucun moment, Eckhart n’abandonne l’intellect. La raison va jusqu’au bout, même là où il n’y a plus de fond, jusque dans l’Abgrund. Rappelons que la querelle de la priorité de l’intellect et de la volonté a été abordée par Heidegger pour montrer que, plus haut et plus profond que ces deux facultés, se tient le fond sans fond218. Derrida aborde la question autrement. Il montre que les deux facultés restent conditionnées par la « lumière », c’est-àdire la lumière naturelle et l’éclaircie de l’être. Tout en concédant la finitude de la connaissance, Eckhart montre en même temps qu’elle peut être réorientée de telle manière qu’elle accède à ce qui lui était inaccessible. Le passage au-delà du voile est un transfert. Il se 215 Psychè, p. 577. Ibid. 217 M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 103, cité dans : Psychè, p. 577. 218 Voir M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, p. 318. 216 83 fait par méta-phore. Il en résulte une nouvelle topologie : L’orientation nouvelle est celle de « l’étoile du matin » qui se place « à côté » du verbe219 : Lumière et vérité, ce sont les mots d’Eckhart. Quasi stella matutina, c’est cela, et c’est aussi une topologie (hauteur et proximité) de notre rapport à Dieu. Comme l’adverbe quasi nous sommes à côté du verbe qui est la vérité. L’usage de la métaphore est essentiel. Il est performatif. Il dit ce qu’il fait. Il trans-porte. Il fait quitter la région du concept, de la représentation220. Il ne s’agit plus de penser à mais d’être auprès de. Derrida constate combien la leçon eckhartienne du « quasi » (qui signifie « comme », mais aussi « à côté », « près de », et encore « presque ») est primordiale. L’adverbialité est une nouvelle orientation de notre être qui a une vertu initiatrice : Dans sa nécessité pédagogique et sa vertu initiatrice, le sermon supplée non pas tant le Verbe qui n’en a nul besoin, mais l’incapacité de lire dans le « Livre » authentique que nous sommes, en tant que créatures, et l’adverbialité que nous devrions être par là même. Ce supplément d’adverbialité, le sermon, doit s’accomplir et s’orienter (comme on s’oriente selon l’étoile du matin) par l’invocation du Dieu trinitaire. 221 Être un « ad-verbe » à côté du Verbe, telle est la ‘stance’ qui revient à la créature si elle veut se situer justement par rapport à Dieu. Jamais la créature ne peut se situer à la place du Verbe. Comme l’étoile du matin par rapport au soleil, telle sa situation comme « quasi ». La lumière vient du soleil. Il en est la source. Et l’étoile brille par lui, en tenant à la juste distance, ne cherchant ni le rapprochement, ni l’éloignement. Osons le dire en termes heideggériens, il en résulte pour la créature une Befindlichkeit particulière : l’indifférence à la fois au « bonheur » et au « malheur » ainsi qu’à toute « créature ». Cette situation affective restaure la créature en tant que livre (Buoch). Le lien entre créature et livre est exprimé dans le commentaire de l’Exode d’après le Guide des perplexe de Maïmonide. En 219 « Comme (als) à une étoile du matin au milieu du brouillard. » Je considère le petit mot « quasi », c’est-àdire « comme » (als) ; à l’école, les enfants le nomment un adverbe (ein bîwort). C’est ce que j’ai en vue dans tous mes sermons. Ce que l’on peut dire qui convienne le mieux (eigenlîcheste), c’est Verbe et Vérité (wort und wârheit). Dieu s’est lui-même nommé Verbe (ein wort). Saint Jean dit : « Au commencement était le Verbe », et il indique par là que l’on doit être un adverbe à côté du Verbe. » (M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 104, cité dans : Psychè, p. 578). 220 Seule la métaphore permet de trans-porter d’une « ontologie de substance » à une « ontologie de relation » (J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’ », dans : Maître Eckhart, op. cit., p. 257-297). L’ad-Verbialité est une topologie étrange. Celui qui la vit est tourné vers à la manière dont le Verbe est « tourné vers » Dieu. La pensée ne tente plus de regarder un esse in, mais en vivant sur le mode d’un esse ad, elle arrive précisément à voir ce qu’elle ne pouvait voir. C’est précisément en tant qu’elle accepte totalement la donation d’esse ad, et qu’elle cesse donc de se vouloir comme substance fixe, qu’elle vit au cœur de l’esse in. Cette lecture est influencée par l’approche de Maître Eckhart par Stanislas Breton. 221 Psychè, p. 578. 84 traçant les tables de son doigt, Dieu trace les cieux et la terre. L’écriture et la création ont la même origine : le doigt de Dieu. Or, les tables ayant été brisées, les créatures ne sont-elles pas dans « l’incapacité… à lire dans le livre » qu’elles sont222. C’est en tous cas, l’interprétation de Derrida. De plus, le phénoménologue explique que l’adverbialité, l’orientation vers le Verbe (ad-Verbe) ne peut s’accomplir que « par la prière ou l’invocation du Dieu trinitaire ». Ainsi reprend-il Eckhart à témoin dans la fin orientée de son sermon 223. Derrida suit donc Eckhart jusqu’au bout de cette « orientation » ad-verbiale. Le sermon ne se clôture pas sur une recherche intellectuelle ou sur une errance en solitaire, mais sur une prière. Cependant, la voie eckhartienne est une pédagogie différente de la mystagogie de Denys. Derrida montre que le mystique rhénan ne s’adresse pas directement à Dieu (« Que le Père… nous aide… »), à l’encontre de Denys dans la Théologie mystique : « Trinité surrentielle et plus que divine et plus que bonne, toi qui préside à la divine sagesse chrétienne, conduis-nous…224 » Se tournant vers Dieu, Denys peut aussi se tourner vers son destinataire pour lui dire dans une apostrophe : « Pour toi, cher Timothée, exerce-toi sans cesse aux contemplations mystiques…225 » Pourquoi Eckhart ne se permet-il pas cette relation du je-tu à l’intérieur même de son texte ? Parce que le retour vers l’intériorité eckhartienne dans le Gemüt, ne lui permet précisément pas cette extériorité. Le plan même du langage se trouve ailleurs. Il ne fait pas référence à un monde commun déjà objectivé. La transcendance, qu’elle soit celle de Dieu ou celle d’autrui est mise entre parenthèses. Il n’est dès lors pas possible de s’adresser directement à lui. Par contre, le fait que le Thuringien puisse dire « nous », à partir de son intériorité même, est signe de la proximité de sa pensée avec le registre derridien de l’intersubjectivité transcendantale reprise à Husserl. Si parler à Dieu comme à un autre est impossible, l’orientation ad-verbiale ouvre une disponibilité, une disposition. Elle permet à Dieu de venir dans l’âme, et de demeurer en elle. La question devient alors : qu’en est-il de cette capacité humaine à recevoir Dieu en lui ? Est-il un « réceptacle » disponible à Dieu ? Ce réceptacle serait-il comparable à la Khôra du Timée, ce lieu vide et impassible capable pourtant de recevoir toutes les formes ? Derrida observe un 222 Ibid. « L’âme doit être là un ‘adverbe’ et opérer une seule œuvre avec Dieu (mit gote würken ein werk), afin de puiser sa béatitude dans la connaissance qui plane en elle-même (…) Que le Père et ce même Verbe et l’Esprit Saint nous aident à demeurer en tout temps ‘l’adverbe’ de ce même Verbe. Amen. » (Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 105, cité dans Ibid.) 224 DENYS, Théologie mystique, 997 A-B, cité dans ibid., p. 578-579. 225 Ibid. 223 85 « déplacement » de la matrice de toutes choses vers un « réceptacle… psychique et créé ». Ce dernier n’est autre que la mens augustinienne. Et Derrida de citer le passage du sermon allemand 83 dans lequel Eckhart compare la mens ou Gemüt à un « réceptacle » (sloz)226. Si l’âme est une puissance capable de recevoir toutes les formes, remarque Derrida, l’impassibilité ne lui appartient pas en propre comme Khôra. Ceci est fondamental car, comme le montre Emmanuel Falque, Khôra laisse émerger « une autre logique227 ». Cette logique est précisément celle de l’ad-verbialité qui consiste à se mettre sur l’orbite du Verbe, lequel n’est autre que l’engendrement. Mais là, ne quittons-nous pas anticipativement Derrida pour Michel Henry. Affaire à suivre. Pour le moment, constatons combien le Gemüt peut s’orienter. A la fois passif et actif, il est intentionnalité et non pas neutralité. En raison de sa capacité, l’âme est passible autant de la multiplicité des choses que du Dieu unique. Cependant, qu’elle choisisse l’une ou l’autre voie, en fonction de son orientation, son adverbialité, il en résulte pour l’âme une souffrance toute différente. Si elle écarte toutes les images, elle ne souffre plus que le Dieu impassible. Sa passion s’ouvre à l’impassibilité de Dieu : La création du lieu, qui est aussi une puissance, fonde la ressemblance de l’âme avec le Père. Mais au-delà de la Trinité, si on peut dire, au-delà de la multiplicité des images, au-delà du lieu créé, l’impassibilité sans forme que le Timée attribuait, si on peut dire encore, à la Khôra, se trouve ici convenir à Dieu seul : « …quand toutes les images de l’âme sont écartées et qu’elle contemple seulement l’unique Un (daz einige ein), l’être nu de l’âme rencontre l’être nu sans forme (das blose formlose wesen) de l’unité divine qui est l’être superessentiel reposant impassible en lui-même (ein uberwesende weseen, lidende ligende in ime selben). » Cette impassibilité du sans-forme est la source unique et merveilleuse de notre passibilité, de notre passion, de notre souffrance la plus noble. Nous ne pouvons souffrir que Dieu, rien d’autre que lui : « Ah ! merveille des merveilles, quelle noble souffrance c’est là que l’être de l’âme ne puisse souffrir rien d’autre que la seule et pure unité de Dieu ! » (Sermon 83. Renovamini…spiritu mentis vestræ, AH III, p. 151) 228. 226 M. ECKHART, Sermon 83. Renovamini…spiritu mentis vestræ, trad. J. Ancelet-Hustache, Sermons (60-86), t. III, Paris, Seuil, 1979 (désormais AH III), p. 151, cité dans : Psychè, p. 583. 227 « Khôra désignant cette ‘logique autre que la logique du logos’ (Cf. J. Derrida, Khôra (1987), Paris, Galilée, 1996, p 30) ferait sortir non pas de la métaphysique seulement, mais de la philosophie elle-même. A force de penser l’impensable, on ne penserait alors pas du tout – et le dialogue, sur ce point précisément, demeurerait clos avant que d’être ouvert. Si une certaine lecture théologique de Jacques Derrida se plait à préférer l’apophatique au ‘chorétique’, ou la Théologie mystique de Denys au Timée de Platon, reste que dans le ‘grec’ aussi (khôra) se dit quelque chose du négatif, que l’apophase chrétienne certes n’atteint pas, mais à laquelle Dieu lui-même, dans sa kénose, ne saurait demeurer indifférent. » (E. FALQUE, Le combat amoureux. Disputes phénoménologiques et théologiques, Paris, Hermann, coll. « De visu », 2014, p. 34). 228 Ibid. 86 C’est en terme de passion, de souffrance, et donc d’affection, que maître Eckhart traite ici de l’union de l’âme avec Dieu. « Souffrir Dieu229 » est souligné par Derrida comme « notre souffrance la plus noble ». Qui plus est, cette noble souffrance est qualifiée de « merveille des merveilles ». N’est-il pas étonnant que Derrida puisse aller chercher cette expression qu’il a déjà lue chez Husserl ? « Merveille des merveilles », telle est précisément l’expression enthousiaste avec laquelle Husserl accueille la donation de l’ego pur230. Or, l’ego ne peut justement se donner à la compréhension, mais seulement à un pâtir. La souffrance et la compréhension ne peuvent aller de pair. Là où la représentation conceptuelle est disqualifiée, un autre type de connaissance peut enfin se dévoiler. Le concept et l’affection sont incompatibles. L’un chasse l’autre. Au risque d’anticiper sur le débat phénoménologique, osons déjà un rapprochement avec Michel Henry 231. A la fin du § 49 de L’Essence de la manifestation, il affirme : « L’absence de savoir n’est pas seulement contemporaine de l’union, elle en est la condition232. » Et Michel Henry de citer Eckhart : « On ne peut voir Dieu que par la cécité, le connaître par la non-connaissance, le comprendre par la déraison233. » Parce que la modalité de l’image conceptuelle est celle du comprendre, et donc d’une activité volontaire. Au contraire, la modalité affective est celle de la passivité. Cette distinction entre activité et passivité est primordiale et commande chez Eckhart la question de l’image. Lorsqu’elle n’a plus d’image, l’âme se laisse enfin être ce qu’elle est, à savoir l’image de Dieu. Or, une telle modalité se doit d’être indiquée. Il faut bien en parler. Cependant, une fois qu’elle est indiquée, la parole ne peut que se retirer. Il y a donc une sorte de dialectique de la parole et du silence 234. L’injonction au silence : « taistoi » est un devoir d’amour. L’amour n’est-il pas une volonté ? Oui, mais une volonté qui a abandonné toute captation, selon l’opposition augustinienne caritas/cupiditas. L’amour est 229 Voir J.-F. MALHERBE, Souffrir Dieu. La prédication allemande de Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1992. E. HUSSERL, Ideen III, § 12, Hua V, p. 75. Voir J. BENOIST, Autour de Husserl. L’ego et la raison, op. cit., Première partie : « Merveille des merveilles », p. 11-103. Voir spécialement, p. 89 : « C’est en ce sens que l’ego pur est qualifié par Husserl de ‘merveille des merveilles’, merveille pure qu’ ‘il y ait’, non pas au sens – métaphysique – du ‘qu’il y ait quelque chose plutôt que rien’, mais la profusion inentamée de l’avoir comme don. L’ego n’est rien d’autre que ce don, comme fond de la donation elle-même (…) » Nous aurons beaucoup à gagner à lire les notes de J. Benoist sur Derrida, Henry et Marion, et sur Eckhart (ibid., p. 81-91). 231 Voir infra la longue note sur le différend Derrida-Henry, Chap. III, § 10, Structure interne de l’absolu. 232 M. HENRY, L’Essence la manifestation, § 49, p. 548. 233 M. ECKHART, Sermon Expedit vobis, dans Traités et sermons, trad. Molitor et Aubier, p. 241, cité par M. HENRY, L’Essence de la manifestation, § 49, p. 548-549. 234 « Eckhart laisse parler saint Augustin : ‘Ce que l’homme peut dire de plus beau sur Dieu, c’est qu’il sache se taire (swigen) en raison de la sagesse et de la richesse intérieure [divine] 234.’ (…) » (M. ECKHART, Sermon 83. Renovamini…spiritu mentis vestræ, AH III, p. 154, cité dans : Psychè, p. 583). 230 87 donc capacité d’accueil où toute opposition, toute « dualité », s’estompe. Dans l’amour, Dieu n’est plus un objet pour un sujet. Ainsi est-il aimé comme un « un Non-Dieu, un NonIntellect, une Non-Personne, un Non-Image235 ». L’amour n’est donc pas l’abandon de la connaissance, mais sa transformation. L’amour corrige l’opposition frontale entre l’affection et le concept. L’amour empêche tout autant la dissolution de l’affection dans la multiplicité que la distinction du concept dans la multiplicité. Ainsi l’amour pénètre-t-il le lieu de la manifestation secrète. Cependant, cette unité affection-connaissance de l’amour en deçà de la dualité demande à être situé. Une parole doit donc précéder le silence pour indiquer le « lieu » de cette unité. Il faut donc « parler pour commander de ne pas parler » : Parler pour commander de ne pas parler, dire ce que Dieu n’est pas et qu’il est un nonDieu. La copule de l’être articule cette parole singulière et cet ordre de se-taire, comment l’entendre ? Où a-t-elle son lieu ? Où a-t-elle lieu ? Elle est le lieu, le lieu de cette écriture, cette trace (laissée dans l’être) de ce qui n’est pas, et l’écriture de ce lieu. Celui-ci n’est qu’un lieu de passage, plus précisément un seuil. Mais un seuil, cette fois, pour accéder à ce qui n’est plus un lieu. Subordination, relativisation du lieu, extraordinaire conséquence : le lieu, c’est l’être. Ce qui se trouve réduit à la condition de seuil, c’est l’être lui-même, l’être comme lieu. Seulement un seuil, mais un lieu sacré, le parvis du temple. Comme le montre Derrida en citant Eckhart, impossible de parler de cette expérience de connaissance sans métaphore spatiale : lieu, seuil, parvis, temple. L’être se révèle comme lieu sacré, non en tant qu’il est le « temple » de Dieu, mais comme son « parvis »236. L’éclaircie de l’être est un « seuil », c’est-à-dire l’entrée dans une demeure qui s’annonce en elle. Impossible d’échapper à la finitude. Mais tout aussi impossible de ne pas se sentir attiré par la lumière de ce temple où l’être brille dans sa sainteté. Ainsi, le sacré est le seuil de la sainteté, tout comme le clair-obscur est le seuil de la lumière. Le sacré est le seuil où être et non-être s’entremêlent. La sainteté est le temple d’où tout non-être est exclu : negatio negationis237. Le mélange d’être et de non-être est un « lieu de passage » à l’être dont le non-être exclu. Une transition est toujours possible. Mais pour la vivre, l’âme est invitée un passage au crible. Elle ne peut que s’exercer à voir « ce qui n’est pas présent » : L’âme, qui exerce sa puissance dans l’œil, permet de voir ce qui n’est pas, ce qui n’est pas présent, elle « opère dans le non-être et suit Dieu qui opère dans le non-être ». 235 Ibid. M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 102, cité dans : Psychè, p. 583-584. 237 M. ECKHART, Le commentaire du livre de l’Exode, § 74, LW II, p. 77 ; Le commentaire de l’Evangile selon Jean. Le Prologue (ch. 1, 1-18), § 556, LW III, p. 198, OLME 6, p. 485. 236 88 Guidé par cette psychè, l’œil traverse ainsi le seuil de l’être vers le non-être pour voir ce qui ne se présente pas. Eckhart la compare à un crible. Les choses doivent être « passées au crible » (gebiutelt) (O. C., p. 103). Ce n’est pas une figure parmi d’autres, elle dit la différence entre l’être et le non-être, elle la discerne, elle la donne à voir, mais comme l’œil même. Il n’y a pas de texte, surtout pas de sermon, pas de prédication possible, sans l’intervention d’un tel filtre238. Discernement. Il est un voir où il n’y a rien à voir. Le temple ne peut se dire autrement que « néant », pour celui qui est encore dans le mélange être et non-être, c’est-à-dire pour tout Dasein de sa naissance à sa mort. Eckhart en est pleinement conscient. Aussi interprète-t-il l’expérience de Paul sur le chemin de Damas : « il vit le néant et ce néant était Dieu239. » Voir « ce qui ne se présente pas » demande un passage « au crible ». La métaphore est belle. Il ne s’agit pas d’ôter de la matière pour trouver une sorte d’essence toute faite et circonscrite, à la manière de la statue qui émerge du bloc de pierre, mais de laisser s’écouler la matière dans un crible pour la retrouver tamisée. Laisser s’écouler, voilà qui résonne encore Gelassenheit. Seule cette disposition peut modifier l’angoisse qui affecte le Dasein devant le Rien. Comme le rappelle Derrida à partir de Heidegger, cette révélation de l’être comme abîme (Offenbarkeit) n’est-elle pas aussi la possibilité d’une révélation de Dieu (Offenbarung)240 ? Pourquoi alors évite-t-il d’en parler, alors que lui aussi fait référence à Maître Eckhart241 ? Pouvons-nous sans cesse éviter de parler de la manière dont l’expérience de l’être ou non donner accès à la rencontre de Dieu ? Aussi, la question de l’ouverture à la transcendance, et donc à la spiritualité, ne doit-elle pas être évitée. Dans la conférence qu’il prononça lors du colloque « Heidegger : questions ouvertes» (Collège International de 238 Psychè, p. 583-584. M. ECKHART, Sermon 71. Surrexit autem Saulus de terra, AH III, p. 75. 240 Psychè, p. 586. 241 « Heidegger cite parfois Maître Eckhart. C’est souvent à propos de la pensée de la chose. « Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c’est seulement dans ce que leur [celui des choses] langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu. » (Je souligne, « Der Feldweg », 1950, trad., Questions III, p. 12.) C’est toujours au sujet de la chose qu’il associe le nom de Denys (qu’à ma connaissance il ne cite nulle part ailleurs) à celui d’Eckhart : « Aussi Maître Eckhart emploie-t-il le mot dinc aussi bien pour Dieu que pour l’âme […] Par là ce maître de pensée ne veut aucunement dire que Dieu et l’âme soient semblables à des roches : des objets matériels. Dinc est ici une dénomination prudente et réservée pour ce qui, d’une manière générale, est. C’est ainsi que Maître Eckhart dit en s’appuyant sur un passage de Denys l’Aréopagite : diu minne ist der natur, daz si den menschen wandelt in die dinc, die er minnet (l’amour est de telle nature qu’il transforme l’homme en les choses qu’il aime) […] Comme Maître Eckhart, Kant parle des choses et entend par ce mot ce qui est. Mais, pour Kant, ce qui est devient objet de la représentation (Gegenstand des Vortsellens). » (« Das Ding », trad. fr., p. 209-210.) Je cite cette dernière phrase parce qu’elle n’est pas sans rapport avec la raison pour laquelle, nous le verrons, Heidegger rature le mot être. Quant au concept de Gemüt chez Heidegger et à une tradition qui reconduit aussi, parmi d’autres à Eckhart, cf. De l’esprit, Heidegger et la question, p. 125 et passim.) » (Psychè, p. 587-588, note 2). 239 89 Philosophie, 14 mars 1987) 242, Derrida questionne sur l’évitement (Vermeiden : éviter, fuir, esquiver) du mot « esprit » ou « spirituel » par Heidegger. Il cite la réponse qu’en donne ce dernier à propos de l’évitement de Trakl dans le poème A Hellburnn : Pourquoi donc évite-t-il (vermeidet er) le mot « geistig » ? Parce que le « Geistige » nomme le contraire opposé au matériel (Stofflichen). Ce contraire représente (stellt...vor) la différence entre deux domaines et nomme, dans un langage platonico-occidental, l’abîme (Kluft) entre le suprasensible (noeton) et le sensible (aistheton)243. Heidegger évite un lexique qui replacerait sa pensée dans le dualisme ontologique. C’est dire combien, pour lui, l’« esprit » et la « matière » sont un seul domaine ontologique. En cela, il se situe dans le sillage de Husserl, dont nous rappelé que, pour lui, la nature se situe au sein de l’esprit. Comme le fait remarquer Derrida, cette « déconstruction » de la thématique de l’esprit ne va pas sans l’emploi d’un autre vocabulaire préférentiel : le « Gemüt ». Dans Sein und Zeit (§ 6, p. 25), Heidegger dénonce l’oubli d’une « analytique ontologique du « Gemüt » (eine thematische ontologische Analytik des ”Gemütes“). Derrida constate que le fait de placer le mot entre guillemets permet à Heidegger d’assumer, c’est-à-dire d’éviter sans éviter, le spirituel. Pour Derrida, cet « évitement » se fait via Maître Eckhart dont il dénote « la lecture constante » chez Heidegger : Ce qui manque à la métaphysique de la subjectité, lisait-on dans Sein und Zeit, c’est une juste interprétation du Gemüt. Nul doute que Heidegger prétende la rencontrer ici à l’écoute de Hölderlin [note : Peut-être aussi dans la lecture constante de Maître Eckart. Celui-ci écrit par exemple: « Or Augustin dit que, dans la partie supérieure de l’âme, qui se nomme mens ou gemüt, Dieu a créé, en même temps que l’être de l’âme, une puissance (craft) que les maîtres nomment réceptacle (sloz) ou écrin (schrin) de formes spirituelles ou d’images [« idées »] formelles. » Renovamini... spiritu mentis vestrae, trad. Jeanne Ancelet-Hustache, in Sermons, Le Seuil, 1979, t. III, p. 151. Cf. aussi Psyché..., p. 583 et suiv.]. L’âme n’est pas le principe de la vie pour les animaux et les plantes mais l’essence du Gemüt qui accueille en lui les pensées de l’esprit: Des gemeinsamen Geistes Gedanken sind. Still endend in der Seele des Dichters 244. Si l’essence même du Gemüt est d’accueillir les pensées de l’esprit, alors une « spiritualité » du Dasein est possible. Le Dasein est « spirituel » (Geistig) dans sa manière de s’ouvrir à la spatialité (Sein und Zeit, § 70, p. 368). Cette spatialité ne se limite pas à la « chose corporelle étendue », puisqu’elle dépend de la manière dont le Dasein se rend proche ou lointain de ce 242 J. DERRIDA, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987. M. HEIDEGGER, Unterwegs zu Sprache, p. 59, cité dans Ibid., p. 155. 244 J. DERRIDA, De l’esprit. Heidegger et la question, p. 125. 243 90 vers quoi il se tourne. Le lien entre la Gemüt et l’espace, et non le temps, oriente déjà la pensée vers un « laisser-être » vers la libre étendue, vers la Gelassenheit. Derrida ne pouvait à ne pas se tourner lui aussi vers ce maître-mot de la spiritualité. § 9. Oui et Gelassenheit Dans Psychè : inventions de l’autre, Derrida réserve à ses lecteurs une nouvelle surprise concernant Maître Eckhart. Destinés d’abord au Cahiers pour un temps dédiés à Michel de Certeau, le texte « Nombre de oui » est un questionnement à partir de La fable mystique245. Mort en 1986, Michel de Certeau laisse une œuvre inachevée qui n’a pas laissé d’interroger ses successeurs. La période historique choisie va du XVIe au XVIIIe siècle. Une science nouvelle y apparaît lorsque l’adjectif « mystique » devient un substantif : « la mystique ». Cette tentative de reprise à l’intérieur de l’institution échoue car l’expérience mystique s’y renie. Dès lors, il convient de revenir au logos propre de la mystique. Ce logos est une « fable » (étymologiquement, fable vient de fari), non par une fiction, mais un énoncé de « ce qu’il faut dire »246. Comment dire l’expérience intraduisible ? Sur cette voie, le langage de la mystique ne peut que différer de la démarche conceptuelle habituelle : Alors que la connaissance dé-limite ses contenus selon une démarche qui est essentiellement celle du « non », travail de la distinction (« ceci n’est pas cela »), le postulat mystique pose l’illimité d’un «oui» 247. L’auteur emblématique de ce registre langagier d’un mode particulier est un mystique du XVIIe siècle : Angelus Silesius. Sous la forme de courtes sentences paradoxales, le Pèlerin chérubinique exprime la quête incessante de ce « pèlerin » ou de cet « errant » qu’est le mystique248. Ce marcheur (wandersmann) infatigable ne peut jamais s’arrêter à ceci ou à cela, tant ce qu’il découvre ne peut le contenter. Ainsi, son écriture est-elle davantage un passage qu’une résidence : « écrire, c’est passer plus qu’établir249 ». En route vers un « séjour… aux confins » de tout ce qui est, le logos en transit ne peut s’arrêter sur 245 M. DE CERTEAU, La Fable mystique, t. I : XVIe – XVIIIe siècle (1982), Paris, Gallimard, 1987. Ibid., p. 231. 247 J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 639-650. 248 ANGELUS SILESIUS, Le Pèlerin chérubinique, Paris, Albin Michel/Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 1994. 249 L. GIARD, Michel de Certeau, Paris, Centre Georges Pompidou, Cahiers pour un temps, 1987, p. 13-16. 246 91 l’affirmation distincte de la négation. La distinction du langage habituel ne lui convient pas. Ainsi, dans cette quête de l’Absolu, s’engage-t-il au plus loin en identifiant « le graphe du Séparé (Jah, ou Jahve) à l’illimité du oui (Ja)250 ». Il en résulte un effet inattendu : Le même phonème(Ja) fait coïncider la coupure et l’ouverture, le Non Nom de l’Autre et le Oui du Vouloir, la séparation absolue et l’acceptation infinie: Gott spricht nur immer Ja. Dieu ne dit jamais que Oui [ou: Je suis] [Citation de Angelus Silesius, dans M. de Certeau, La Fable mystique, p. 239]. Identité entre le « oui » christique et le « Je suis (l’Autre) » du Buisson ardent. Le Séparé se retourne en exclusion de l’exclusion. Tel est le chiffre du sujet mystique. Figure de l’ « abandon » ou du « détachement », le « oui » nomme finalement l’ « intérieur ». Dans ce pays-là, une population d’intentions crie de tous côtés « oui, oui », comme le Dieu de Silesius. Cet espace est-il divin ou nietzschéen ? La parole (Wort) instauratrice de ce lieu (Ort) participe de l’ « essence » qui, d’après Evagre, « n’a pas de contraire ». (p. 239-240.)251 Ce commentaire du commentaire (Angelus Silesius relu par Michel de Certeau relu par Derrida) appelle un nouveau commentaire, de précision. Si l’influence de Jacob Boehme sur Angelus Silesius est attestée, l’influence de Maître Eckhart reste controversée 252. Il n’en demeure pas moins que, influencée directement ou non, l’option silésienne du « double non » identifié à un « oui illimité » correspond exactement à l’interprétation eckhartienne du Nom de l’Exode révélé à Moïse au Buisson ardent. Pour Eckhart, le redoublement (reduplicatio) de l’affirmation s’identifie à la négation de négation (negatio negationis)253. Ainsi le « oui » en plénitude est-il aussi exclusif dans sa pureté. Pour Eckhart, c’est l’Un qui joue ce rôle. Croisé avec l’Être (esse), l’Un (Unum) se prête à la fois à la fonction de « pureté exclusive » et de « plénitude inclusive »254. Ainsi Dieu peut-il contenir en lui toutes les créatures, à la manière de l’être de tous les étants, tout en étant séparé d’elles. Immanence et transcendance vont de pair. Ceci contribue à différencier la démarche eckhartienne de la démarche dionysienne255. Nous pourrions dire aussi que la « différence ontologique » (Heidegger) n’oblitère pas nécessairement (Lévinas) la « différance » (Derrida). Pour Eckhart, 250 J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 641. Ibid. 252 Voir J. BARUZI, Création religieuse et pensée contemplative, Paris, Aubier, 1951 ; I. RAVIOLO, « Angelus Silesius », Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 94-100. 253 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 74, LW II, p. 77. 254 V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1998, p. 68, voir aussi, p. 217. 255 « Tandis que l’apophase de Denys, cherchant à atteindre Dieu dans sa nature anonyme, s’élève jusqu’à l’exclusion de l’être, celle de Maître Eckhart semble, au contraire, l’inclure dans la notion négative de Celui qui échappe à toute nomination, en faisant de l’esse le fondement de l’ineffabilité divine. » (V. LOSSKY , Théologie négative, p. 22). 251 92 la sainteté habite le sacré à la manière d’un ferment secret, puisque le Dieu Un, en raison même de son exclusivité, est aussi le Deus absconditus. Dieu est innommable, parce qu’il est « celui dont la nature est d’être caché (esse absconditum)256 ». Cette abscondité de Dieu n’empêche pas Eckhart de rapprocher le « Je suis celui qui suis » de l’Exode et le « Je suis » christique, à l’instar d’Augustin et de toute une tradition de lecteurs johanniques 257. Même quand le « Je suis » s’incarne dans le Christ, son invisibilité habite sa visibilité. Le secret demeure alors même qu’il est révélé. Cette précision apportée, le texte derridien peut s’éclairer d’une lumière nouvelle : Du oui illimité, Michel de Certeau dit à la fois qu’il « troue le champ des séparations et distinctions pratiquées par toute l’épistémologie hébraïque » et qu’il nous rappelle à « l’identité entre le “oui” christique et le “Je suis (l’Autre)” du Buisson ardent ». Ces deux propositions ne se contredisent pas, bien entendu. Une « épistémologie hébraïque » de la séparation n’est pas nécessairement accordée ou homogène à l’affirmation infinie. Et d’autre part, le oui illimité n’exclut pas, au contraire, la séparation. Entre l’affirmation judaïque et l’affirmation chrétienne, nous ne parlerons certes pas d’affinité ou encore moins d’affiliation. Mais est-ce que l’ « identité entre le “oui” christique et le “Je suis (l’Autre)” du Buisson ardent » n’ouvre pas, là encore, sur un événement ou un avènement du oui qui ne serait ni juif ni chrétien, pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre, ce « ni... ni » ne nous renvoyant pas à la structure abstraite de quelque condition de possibilité ontologique ou transcendantale, mais à ce « quasi » que j’insinue depuis tout à l’heure (« quasi transcendantal » ou « quasi ontologique ») et qui accorderait l’événementialité originaire de l’événement au récit fabuleux ou à la fable inscrite dans le oui comme origine de toute parole (fari)258 ? Lorsque l’écriture ne s’arrête plus à l’opposition du oui et du non, mais au « oui illimité », elle ouvre de nouveaux champs de rencontre « entre l’affirmation judaïque et l’affirmation chrétienne ». En effet, le « oui illimité » n’exclut pas la « séparation ». A condition qu’elle ne soit pas une « scission » (Khôrismos) totale entre le monde sensible et le monde intelligible. Toute la question est de voir comment le « oui » christique est aussi le « je suis (l’autre) ». Cela n’est possible, à nouveau, que si Khôra est ouverte. Le « oui » du Christ peut retentir au sein de Khôra dans laquelle le oui et le non sont mélangés. Aussi ce « oui » arrive-t-il à percer vers le Oui originaire dans son absolue pureté : « Je suis (l’autre) ». L’autre parce que dénué de toute séparation. D’où la structure « quasi ontologique » ou « quasi transcendantale » qui déjoue l’opposition trop brutale du transcendantal et de 256 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 300, LW I, p. 95-96, OLME 1, p. 638-639. Voir M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 490, LW III, p. 422. 258 J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 642-643. 257 93 l’empirique, dont Derrida est toujours en recherche. C’est en raison même de l’absence de toute séparation que Dieu est séparé. Tel est le paradoxe. Il est à remarquer que Derrida n’oppose plus ici les voies du paganisme et du christianisme mais réfléchit dans un cadre à trois composantes : paganisme, judaïsme, christianisme. Quoi d’étonnant alors que, s’écartant du texte de Michel de Certeau, il fasse appel à L’Etoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig259 : Le Oui est le commencement. Le Nom ne peut être commencement; car il ne pourrait être qu’un Nom du néant ; mais cela présupposerait alors un néant susceptible d’être nié, donc un néant qui se serait déjà décidé au Oui. [...] Et comme ce non-néant n’est évidemment pas un donné autonome — car absolument rien n’est donné en dehors du néant —, l’affirmation du non-néant circonscrit comme sa limite interne l’infinité de tout ce qui n’est pas néant. C’est un infini qui est affirmé: l’essence infinie de Dieu, sa facticité infinie, sa physis260. Le « oui » originaire n’est pas un « nom », car alors il serait une détermination. Or, c’est précisément la force du oui de n’émettre aucune détermination. Le oui sans limite circonscrit sa limite par son illimitation. Cette leçon n’est-elle pas étonnamment eckhartienne ? Pourtant, cette citation, qui se prolonge encore plus loin chez Derrida, est tronquée. Les points de suspension entre crochets contiennent ces mots : « Nous évitons soigneusement de lui [le ‘Oui’] donner un nom. Ce n’est pas un ‘fond obscur’ ou quelque chose d’autre qu’on puisse nommer avec des mots d’Eckhart, de Böhme ou de Schelling. Il n’est pas au commencement ». Rosenzweig semble ne pas pouvoir s’accorder avec Eckhart. Ce serait pour lui trop concéder à Hegel dont il se distancie 261. A contrario, le fait que Derrida souligne la proximité entre la logique de Rosenzweig et celle de Silesius, ne permet-elle pas d’envisager, par extension, une proximité avec maître Eckhart ? L’Etoile de la Rédemption contient deux fois la même citation du Pèlerin chérubinique : « Si le Christ cent fois à Bethléem était venu, si ce n’est pas en toi aussi, tu es toujours perdu 262. » De cette sentence 259 FR. ROSENZWEIG, Der Stern der Erlösung, Martinus Nijhoff, 1976, trad. fr. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, L’étoile de la Rédemption, Paris, Seuil/Esprit, 1982. 260 Ibid., p. 38. 261 Si Eckhart est associé aux noms de Böhme et Schelling, cela signifie que Rosenzweig classe le mystique rhénan comme le spéculatif qui a influencé l’idéalisme allemand. A sa décharge, Rosenzweig ignorait, d’une part, à quel point la spéculation eckhartienne était loin de correspondre à la dialectique hégélienne, et d’autre part, combien Kierkegaard était proche de la mystique rhénane sur la question de « l’instant », si décisive dans son œuvre. Voir notre article « Eckhart et Kierkegaard : la Percée et l’Instant », dans : J. LECLERCQ (éd.), Kierkegaard et la philosophie française, Université de Louvain-La-Neuve, à paraître. 262 ANGELUS SILESIUS, Le Pèlerin chérubinique, I, 61 (voir édition Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 1994, p. 46), cité dans FR. ROSENZWEIG, L’étoile de la Rédemption, p. 401 et 469. 94 où résonne l’axe fondamental de la mystique rhénane : la naissance de Dieu dans l’âme, Rosenzweig donne deux commentaires. Voici le premier : Ce mot du Pèlerin chérubinique n’est paradoxal pour le chrétien que dans l’audacieuse prégnance de l’expression, non par la pensée qu’il recèle. Ce n’est donc pas comme instant que l’instant représente pour le chrétien l’éternité, mais comme centre du temps pour le monde chrétien ; et ce temps du monde ne contient que ces « centres », dans la mesure où il ne passe pas mais au contraire tient ; tout événement se tient au milieu, entre début et fin de la voie éternelle, et grâce à cette place centrale dans le royaume intermédiaire de l’éternité, il est lui-même éternel263. Toujours « en route », « en chemin », tel un pèlerin, le chrétien n’en est pas moins à tout instant proche de l’éternel. Par la naissance de Dieu dans l’âme, par l’engendrement, sa demeure est déjà établie, sans qu’elle ne lui soit encore accessible. Cette demeure n’est pas un présent. Mais chaque instant qui s’écoule pour laisser place à un autre est un « jour unique », celui dont les Ecritures affirment : « Un jour est comme mille ans et mille ans sont comme un jour » (2 P 3, 8, reprise du Ps 90, 4). Ainsi la chrétienté peut-elle s’avancer « sereinement (…) toujours majestueusement consciente du fait que cette voie sur laquelle elle s’avance est une voie éternelle264 ». La Sérénité est directement relative à la nouvelle naissance, à la renaissance. Ceci nous conduit au second commentaire de Rosenzweig, lequel, par une dialectique entre naissance et renaissance, départage « la vie juive et la vie chrétienne265 ». Tandis que la vie chrétienne commence par la renaissance et doit donc lui donner le soubassement de la naissance, d’où la sentence de Silesius, la vie juive commence au contraire par la naissance et est en quête d’une renaissance située en des temps immémoriaux. Quelles que soient ici les orientations dialectiques données par Rosenzweig, une chose est sûre : il pointe l’axe principal d’une expérience de la Révélation fondée sur la naissance. Il perçoit aussi le lien entre cette naissance et la voie à la Sérénité. Cependant, toute la question, pour Michel de Certeau et Derrida, est de savoir à quoi cette Gelassenheit correspond. En quoi le « Oui » au commencement n’est-il pas une forme larvée de « oui » nietzschéen de la volonté de puissance ? Qu’est-ce qui le distingue de son homonyme ? Cette question rejoint Eckhart via la Gelassenheit heideggérienne : Michel de Certeau analyse la performance du oui au cours d’une interprétation du volo (« un “oui” aussi absolu que le volo, sans objets, ni fins », p. 239), dans les très 263 FR. ROSENZWEIG, L’étoile de la Rédemption, p.401. Ibid., p. 402. 265 Ibid., p. 468. 264 95 belles pages consacrées à « Un préalable: le “volo” (De Maître Eckhart à Mme Guyon266 » [M. de Certeau, La Fable mystique, t. I, p. 225sq]. La pensée de ce oui est-elle coextensive à celle d’un volo ? Le consentement originaire qui se laisse proférer ou entendre ainsi dans ce mot sans mot appartient-il à ce « volitif absolu » « équivalent », suggère Michel de Certeau, à « ce que Jacob Boehme pose à l’origine de tout exister: la violence, et même la fureur, d’un vouloir » [Ibid., p. 231] ? Dira-t-on alors que cette détermination du oui reste encore dominée par ce que Heidegger appelle une métaphysique de la volonté, autrement dit par l’interprétation de l’être comme volonté inconditionnelle d’une subjectivité dont l’hégémonie marquerait toute la modernité, au moins de Descartes à Hegel et à Nietzsche ? Et s’il en était ainsi, ne faudrait-il pas soustraire l’expérience et la description du oui à celles d’un volo ? Bien entendu, il s’agirait d’une expérience sans expérience, d’une description sans description: aucune présence déterminable, aucun objet, aucun thème possible. Faute de pouvoir m’engager ici dans cette immense et redoutable problématique, je situerai trois repères possibles267. La problématique est située : le « oui » et le « volo » sont-il identiques ? A savoir, l’affirmation mystique est-elle régie par une métaphysique de la volonté ? Est-elle anticipatrice de la modernité et de sa promotion de la subjectivité ? Que le nom de Jacob Boehme apparaisse à nouveau, avec ensuite ceux des grands ténors de la subjectivité et de sa contestation : Descartes, Hegel et Nietzsche, révèle d’où vient cette problématique. N’y at-il pas une métaphysique de la volonté chez Boehme ? Pour ce contemporain de Descartes en qui Hegel reconnaissait le « premier philosophe allemand268 », l’anéantissement du vouloir humain n’a d’autre but que de ne pas contrarier le vouloir absolu de Dieu : « par ton propre vouloir tu te coupes [dé-romps] du vouloir de Dieu269 ». Si Dieu se trouve lui-même sur fond d’un néant dont il émerge par son désir-volonté, l’homme, pour le trouver, ne peut qu’emprunter le chemin inverse, à savoir faire taire son désir (finden/Befindlichkeit)270. Schelling s’est largement souvenu de cette leçon mystique, et Rosenzweig a situé son « oui » par rapport au sien271. Cependant, entre Eckhart et Boehme, la différence n’est pas mince. Pour être, la Déité eckhartienne n’a pas besoin de s’arracher à un néant originaire. La Déité est éternellement « oui » dans son abîme, sans qu’aucune négation ne vienne la perturber 266 Ibid., p. 225 sq. J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 645. 268 G.W.F. HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Vol. 6, Paris, Vrin, 1985, p. 1304/ 300-301. 269 « Mit deinem eigenen Wollen brichst du dich von Gottes Wollen » (JACOB BOEHME, De la vie au-delà des sens, § 6, trad. G. Pfister, Paris, Arfuyen, 1997, p. 20-21). 270 Voir M. THURNER, « Böhme, Jacob », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 206-208. 271 Voir F.-W. SCHELLING, Les âges du monde, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1949, p. 32-33 et le comparer à F. ROSENZWEIG, L’étoile de la Rédemption, p. 38. 267 96 (negatio negationis)272. Si la créature est appelée à un laisser-faire, ce n’est pas pour que la Déité lui impose une volonté de puissance qui l’aliénerait. Au contraire, le laisser-faire la libère de toute négativité pour entrer dans la modalité même de la vie divine, révélée par la Gelassenheit. Se défendant de pouvoir s’engager dans cette « redoutable problématique » dans le cadre de son texte, Derrida propose néanmoins trois repères par rapport à Heidegger. Le premier repère est une mise en lumière d’une « modalité réceptive » de la pensée. L’attention à ce qui se donne à entendre, comme alternative à « l’activité entreprenante et inquisitoriale d’une requête ou une enquête », est une expérience d’influence eckhartienne : Cette dimension de l’« expérience » communique évidemment chez lui, dans ses derniers textes, avec celle de la Gelassenheit. Je rappelle le mot non seulement à cause du rôle majeur qu’il joue dans ces textes de Heidegger mais aussi pour évoquer Maître Eckhart dont il fut, plus encore sans doute qu’il ne l’a dit, le lecteur assidu273. Que Heidegger soit reconnu par Derrida comme un « lecteur assidu » du mystique rhénan s’accompagne chez lui d’une reconnaissance de la Gelassenheit comme une ouverture à une « dimension plus originaire de la pensée ». Ce qui est présupposé par toute parole, l’antéprédicatif, ne peut se vivre sans une modalité spécifique du vouloir. D’où le second repère. Pour Michel de Certeau, commente Derrida, la Gelassenheit ne se propose comme « nonvouloir » qu’en tant qu’elle est « le vouloir le plus inconditionnel ». Un renversement de la volonté en son contraire est ici pointé du doigt comme la caractéristique majeure de la Gelassenheit eckhartienne. L’absence d’objet de la volonté a pour corrélat un impact décisif du côté du sujet : Lorsqu’il n’est plus la volonté de quelque chose et qu’il ne suit plus les orbites organisées par des constellations de sujets et d’objets distincts, le vole est aussi un acte de, « renoncer à sa volonté ». C’est également un non-vouloir, par exemple avec le « délaissement » (Gelâzenheit) et le « détachement » (Abegescheidenheit) de Maître Eckhart. L’annihilation du complément (je veux rien) va d’ailleurs refluer sur le sujet : finalement, qui veut? Qu’est-ce que le « je » qui veut? Reste, désorbité, l’acte de vouloir, force qui naît. Le verbe n’est « lié à rien » et appropriable par personne. Il passe à travers les moments et les lieux. Au commencement il y a le verbe vouloir. Il pose d’emblée ce qui va se répéter dans le discours mystique avec beaucoup d’autres verbes (aimer, blesser, chercher, prier, mourir, etc.), actes itinérants au milieu 272 L’expression hégélienne Negation der Negation signifie que la première négation, par laquelle l’infini indéterminé est nié par le fini, doit être à son tour niée par une seconde négation, qui niera le fini dans l’infini déterminé. Voir G.W.F. HEGEL, Science de la logique, t. 1, Paris, Aubier, 1947, p. 112. 273 J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 646. 97 d’acteurs placés tantôt dans la position de sujets, tantôt dans la position de compléments : qui aime qui ? qui blesse qui ? qui prie qui ? Tantôt Dieu, tantôt le fidèle... 274 La conséquence qu’en tire Derrida pour un troisième repère est « sans mesure ». Il s’agit ni plus ni moins que du discernement d’une « epokhè interne » laquelle « partage, divise ou suspend le oui ». C’est précisément cette épokhè qui est la contemporanéité de Maître Eckhart et la phénoménologie. Il se situe en ceci que « l’inconditionnalité même du vouloir retourne celui-ci en non-vouloir ». Il n’y a plus ici aucune « métaphysique de la volonté » à dénoncer. Tout intérêt et toute calculabilité sont balayés. Le Oui donne l’incalculable même. Ce triple repérage de Derrida est un crescendo qui débouche sur l’irrecevabilité de la critique heideggérienne à l’égard de la Gelassenheit chez Eckhart275. Le mystique rhénan n’en reste nullement à un vouloir qui serait focalisé sur la volonté d’une autre sur le mode de la représentation. Au contraire, en tant qu’elle ne veut rien, ni « ceci » ni « cela », la Gelassenheit se retourne en « ne rien vouloir ». L’homme pauvre n’est pas celui qui se soumet à la volonté de Dieu, mais celui qui « ne veut rien276 ». Or, dans cette nolonté (de nolo opposé à volo), ce n’est pas seulement l’objet qui disparait dans sa singularité, mais aussi le sujet délimité. Au point que la question qui veut quoi ? ou qui prie qui ? ne trouve pas de réponse, car elle n’a pas de raison d’être. La relation sujet-objet laisse place à une autre expérience. Au troisième repère, pour Derrida, c’est l’ensemble de l’histoire de l’être, telle que la déploie Heidegger, qui s’en trouve affectée. Il n’est plus possible d’identifier « aucune ‘métaphysique de la volonté’ ». Plutôt que se tourner vers Schelling, Schopenhauer ou Nietzsche, Derrida avoue sa préférence pour la continuité entre Maître Eckhart et Angelus Silesius. Cette préférence est nettement exprimée dans Sauf le nom : Angelus Silesius avait son génie propre, mais déjà il répétait : il continuait, importait, transportait. Il transférait ou traduisait à tous les sens de ce terme parce qu’il post- 274 M. DE CERTEAU, La Fable mystique, p. 232-233, cité dans : « Nombre de oui », Psychè, p. 647-648. « Toutefois la sérénité (Gelassenheit) dont nous parlons est manifestement autre chose que le rejet de l’égoïsme coupable ou que l’abandon de la volonté propre à la volonté divine. » (M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit », trad. fr., Questions III, p. 188). 276 « Tout le temps que vous avez la volonté d’accomplir la volonté de Dieu et que vous avez le désir de l’éternité et de Dieu, vous n’êtes pas pauvres, car seul est un homme pauvre celui qui ne veut rien et ne désire rien. » (M. ECKHART, Sermon 52, AH II, p. 146). 275 98 écrivait déjà. Cet héritier gardait l’archive, il gardait en mémoire l’enseignement de Christoph Köler. Il avait lu Tauler, Ruysbroeck, Boehme et surtout Eckhart 277. Le tran-sfert, pour Derrida, est un autre nom de la méta-phore. Elle se poursuit dans la tradition de l’im-portation avec ses répétitions aux multiples variations. Silesius reprend le langage eckhartien en le prolongeant, en le dé-portant. Il le porte au-delà des frontières dans lequel le Même garde un brin d’hégémonie sur l’Autre. C’est sans doute à travers le Pèlerin chérubinique que la Gelassenheit atteint l’attitude tant recherchée du « sauf le nom », autrement dit, la possibilité de laisser Dieu être Dieu sans risque de retomber dans la métaphysique de la présence. Les mots sont ici à la limite des rives. Ils ne sont plus guère là que pour une « délinéarisation278 », une sorte d’embarcadère vers l’autre rive : Das etwas muss man lassen. Mensch so du Etwas liebst, so liebstu nichts fürwahr: Gott ist nicht diss und dass, drumb lass dass Etwas gar. Le quelque chose, il faut le laisser. Homme, si tu aimes quelque chose, alors tu n’aimes rien vraiment Dieu n’est pas ceci et cela, laisse donc à jamais le quelque chose. (I, 44) Die geheimste Gelassenheit. Gelassenheit fäht Gott : Gott aber selbst zulassen, Ist ein Gelassenheit die wenig Menschen fassen. L’abandon le plus secret. L’abandon est capable de saisir Dieu ; mais délaisser Dieu lui-même, Voilà un abandon que peu d’hommes sont capables de saisir. (II, 92) 279 277 J. DERRIDA, « Post-Sciptum. Apories, voies et voix », dans : H. COWARD, T. FOSCHAY (eds), Derrida and Negative Theology, University of New York Press, 1992, p. 50-51 (Voir dans le même volume: republication de « Comment ne pas parler. Dénégations », dans : Psychè, 1987). 278 Voir J. DERRIDA, Donner le temps. I. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 119. 279 Ibid., p. 100-101. Citations d’Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique. 99 CHAPITRE III : MICHEL HENRY ET L’ETHOS L’éthique chrétienne a (donc) pour but de permettre à l’homme de surmonter l’oubli de sa condition de Fils afin de retrouver, à travers celle-ci, la Vie absolue en laquelle il est né. M. Henry280 « L’éthique est la théorie de l’action281 ». Dès ses premiers travaux sur la philosophie et la phénoménologie du corps à partir de Maine de Biran, Michel Henry tente de reformuler la « philosophie de l’action » sur de nouvelles bases282. Selon l’ontologie biranienne, deux modes de connaissance se présentent à nous : soit la connaissance médiate, dominée par la représentation, soit la connaissance immédiate, perçue par la résistance à l’effort 283. Or, une phénoménologie de l’action ne peut que rejeter le préjugé d’une métaphysique qui se représente des buts pour agir. L’action n’est possible qu’en l’absence de la représentation. Le « je peux » humain s’origine dans une passivité préalable où le sujet se découvre luimême dans sa capacité à mettre en œuvre ses « pouvoirs ». Cette passivité originaire n’est pas connue dans un savoir théorétique, mais éprouvée dans la vie elle-même. Ainsi, pour Michel Henry, le cogito cartésien est évincé : « L’ego est un pouvoir, le cogito ne signifie pas un ‘je pense’ mais un ‘je peux’284. » L’ego ne se découvre pas dans l’exercice de ses cogitatae, mais dans l’effort du mouvement. Pour Maine de Biran, toutes nos sensations résultent du concours de deux facultés, la faculté de mouvoir et la faculté de sentir : Lorsque je me meus,… chaque pas fait est une modification très distincte qui m’affecte doublement et par elle-même et par l’acte qui la détermine : c’est moi qui meus ou qui 280 M. HENRY, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 216. M. HENRY, « L’éthique et la crise de culture contemporaine », paru dans : Urgence de la philosophie, Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 1986, reparu dans : M. HENRY, Phénoménologie de la vie, t. IV, Sur l’éthique et la religion, PUF, coll. « Epiméthée », 2004, p. 31-39, ici, p. 32. 282 M. HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1965, rééd. 2006, p. 282. 283 Ibid., p. 17. 284 Ibid., p. 73. 281 100 veux mouvoir, et c’est encore moi qui suis mû. Voilà bien les deux termes du rapport nécessaire pour fonder ce premier jugement simple de la personnalité : je suis285. L’action ne se représente pas. Elle est connue par une affection interne. Et cette affection interne renvoie la subjectivité à deux modalités : mouvoir et être mû. Cette distinction oriente Michel Henry vers sa découverte essentielle. Le dédoublement du corps en « corps subjectif » (mouvant) et « corps organique » (mû) ouvre la voie d’un « dualisme ontologique »286, qui sous-tend la duplicité de l’apparaître de toute l’œuvre henryenne 287. Cette découverte henryenne est décisive. Elle ne sera pas remise en question. L’essai sur le corps achevé en 1949 prépare le renversement opéré par L’Essence de la manifestation288. Les deux ouvrages, publiés à deux ans d’intervalle, constituent les deux parties d’un « diptyque », qui constitue « la clef de compréhension de toute l’œuvre ultérieure »289. C’est dire combien la question de la distinction entre immanence et transcendance est d’abord et avant tout, chez Michel Henry, une problématique de l’action, et donc, éthique. Que toute intentionnalité soit disqualifiée comme inapte à manifester l’essence de la vie comme telle, ne peut s’entendre qu’au regard de ce point de départ290. A la jonction des deux ouvrages, Henry explicite sa démarche. En note, il renvoie à Maître Eckhart. Cette unique référence au mystique rhénan, même si elle est en note, en dit cependant long sur son rôle dans la pensée henryenne291 : Si la connaissance de soi est une connaissance absolue, le problème se pose assurément de savoir si l’idée d’une connaissance que Dieu aurait de l’ego, à côté de la propre révélation immédiate de cet ego à lui-même, conserve un sens. L’approfondissement de ce problème ne conduirait-il pas plutôt à écarter l’idée d’une dualité véritable des deux connaissances en question, à l’affirmation que la ressemblance présuppose d’une certaine façon l’identité, ne nous permettrait-il pas, 285 P. TISSERAND, Œuvres de Maine de Biran, Paris, Alcan et PUF, 1920-1949, t. II, p. 22 ; voir G. FESSARD, La méthode de réflexion chez Maine de Biran, Paris, Bloud et Gay, 1938, plus spécialement, p. 22-25. 286 M. HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 161. 287 Nous n’entrons pas ici dans la distinction plus subtile des trois corps. Voir S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, « § 16 : La constitution du corps propre : la théorie des trois corps », p. 130-133. 288 M. HENRY, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1963, 3ième rééd. 2003 (désormais EM). 289 A. VIDALIN, Actes du Christ et actes de l’homme. La théologie morale à l’épreuve de la phénoménologie de la vie, Paris, Parole et Silence, 2012, p. 39. 290 En ce sens, voir G. MATHIAS, « La Praxis Michel Henry : corps et esprit de la phénoménologie matérielle », Revue internationale Michel Henry, n°4, 2013, p. 132-161. 291 Ce rôle est confirmé par les notes de Michel Henry consignées aux archives du Fonds Michel Henry à l’Université de Louvain-La-Neuve. M. Henry retranscrit de nombreuses citations des Traités et sermons de Maître Eckhart dans la traduction française F. Aubier et J. Molitor, introduction M. de Gandillac, Paris, AubierMontaigne, 1942 (désormais T, selon l’abréviation de M. Henry). Précisons que ce recueil est sa seule source de citations eckhartiennes. 101 enfin, de donner une interprétation ontologique rigoureuse de la similitude de la connaissance de Dieu et de celle qui est l’apanage de l’ego ? Si le biranisme ne s’est pas avancé jusqu’à cette interprétation ontologique ultime, il a du moins affirmé l’existence d’une telle similitude. Une philosophie qui s’est élevée au concept d’une subjectivité absolue a posé du même coup le fondement de la possibilité d’une connaissance absolue. C’est la reconnaissance, implicite ou explicite, d’une telle connaissance comme possibilité propre de l’être de l’homme qui a amené Maine de Biran à l’idée d’un rapport et peut-être d’une unité de la connaissance de soi et de la connaissance divine. (Note 1) : On trouve chez Eckhart une théorie explicite de l’identité de la connaissance de soi et de la connaissance divine ; là-dessus, cf. L’essence de la manifestation, op. cit., § 39, 40, 49 292. Appelée « phénoménologie de l’ego » au cours de son élaboration, l’Essence de la manifestation cherche précisément à exhumer « l’être de l’ego »293. En opposition à Sein und Zeit, Henry entend bien maintenir l’ego et établir une égologie qui ne doive rien à la temporalité. Selon cette thèse fondamentale : « la transcendance repose sur l’immanence294 », la manifestation dans l’extériorité, telle la silhouette qui se détache sur l’horizon, est précédée par une manifestation plus originelle de l’essence à elle-même. Contrairement à la philosophie de la conscience (Hegel) et la philosophie de l’être (Heidegger), l’étant doit disparaitre pour que l’essence se dénude. En deçà de la distance entre l’étant et l’être, il est une réalité qui est identique à son apparaître. C’est l’ego295. L’ego n’apparaît pas comme les choses du monde, pour lesquelles il faut toujours recourir à des conditions d’apparaître autres qu’elles-mêmes. L’ego s’apparaît à lui-même sans aucune distance, dans une totale solitude. L’émetteur de la manifestation est aussi le récepteur. Cette réceptivité précède toute extériorité. Sans monde, l’ego s’apparaît à lui-même de manière originaire. Auto-affecté, l’ego s’actualise comme un soi : « L’auto-affectation est la structure interne de l’essence dont le propre est de se recevoir elle-même296. » Cette autoaffection s’effectue au cœur même de l’action. Là où l’homme s’éprouve en possession de son action sur le fond d’une passivité inappropriable. Si Maître Eckhart est, pour Henry, un 292 M. HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 250. Voir G. JEAN, « La subjectivité, la vie, la mort », Revue internationale Michel Henry, n°3 (2012), UCL, p. 15-92. Cette belle étude introduit les « Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : « La subjectivité » (ibid., p. 93-279). Ce dossier exceptionnel met en relief l’importance décisive de l’ego dans la phénoménologie de Michel Henry. 294 EM, § 7, p. 52. 295 Voir M.G. VAN RIET, « Une nouvelle ontologie phénoménologique. La philosophie de Michel Henry », Revue philosophique de Louvain, 64 (1966), p. 436-457, ici, p. 442. 296 EM, § 31, p. 292. 293 102 penseur exceptionnel, c’est précisément parce qu’il prône l’union de l’homme à Dieu sur base d’une unité d’opération. L’âme n’a pas d’autre essence que d’être « opération de Dieu ». De ce fait, à travers toute action, l’homme est déjà enté dans l’opération divine. Pour que l’essence lui soit manifestée, il doit se dégager de toute extériorité non seulement en tournant son regard vers l’intérieur, mais plus encore en se détournant du regard lui-même pour se saisir sur le mode de l’auto-affection. Du coup, le détachement devient une méthode réductive. Il opère le retrait du monde. Dans ce retrait, l’homme accède à un pathos dans lequel la souffrance et la jouissance sont indissociables. § 10. Structure interne de l’Absolu L’influence de maître Eckhart sur l’œuvre henryenne n’est plus à souligner 297. « Un penseur d’exception », tel est Maître Eckhart au dire de Michel Henry. Pourquoi ? Parce que, dans 297 G. DUFOUR-KOWALSKA, « Michel Henry lecteur de Maître Eckhart », Archives de Philosophie 36 (1973), p. 603624 ; R. KÜHN, « Freiheits-“Dialektik’ und immanente “Nicht-Freiheit”. Analyse des Situationsbegriffs nach Michel Henry », ZPF 46/1 (1992), p. 7-23 ; « Zur Grundfrage der Phänomenologie. Michel Henrys Lebensphänomenologie im Überblick », Allgemeine Zeitschrift für Philosophie 17/3 (1992), p. 59-70 ; N. DEPRAZ, « En quête d’une métaphysique phénoménologique : la référence henryenne à Maître Eckhart », dans Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2001, p. 255-279 ; S. LAOUREUX, « De “L’essence de la manifestation” à “C’est moi la vérité”. La référence à Maître Eckhart dans la phénoménologie de Michel Henry », Revue philosophique de Louvain-la-Neuve 99/2 (2001), p. 220-253 ; J.-M. LONGNEAUX, « D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence », dans : P. AUDI (dir.), Michel Henry aujourd’hui, Paris, PUF, 2001, p. 291-316 ; R. KÜHN, « Réception et réceptivité. La phénoménologie et sa vie critique », dans P. AUDI (dir.), Michel Henry aujourd’hui, p. 295-304 ; E. FALQUE, « Y a-t-il une chair sans corps ? », Transversalités 81/1 (2002), p. 43-75, repris dans : Ph. CAPELLE (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2004, p. 95-133 ; S. LAOUREUX, « Le pli. Approche du sens de l’immanence chez Maître Eckhart », dans : A. DIERKENS ET B. BEYER DE RYKE (éds.), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroeck. Etudes sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe-XIVe siècle), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. « Problèmes d'histoire des religions » (XIV), 2004, p. 187-202 ; J. REAIDY, « Une relecture contemporaine de la naissance de Dieu dans l’âme par Michel Henry », dans : M.-A. VANNIER (dir.), La Naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme » (2006), p. 159-181 ; « Die absolute Erkenntnis und das Wesen der Wahrheit bei Meister Eckhart und Michel Henry », dans : Meister Eckhart – Erkenntnis und Mystik des Lebens, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 2008, p. 81102 ; « Die Geburt im Leben bei Meister Eckhart und Michel Henry », dans : Meister Eckhart –Erkenntnis und Mystik des Lebens, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 2008, p. 159-185 ; « La connaissance absolue et l’essence de la vérité chez Maître Eckhart et Michel Henry », dans : Studia Phaenomenologica, Vol. IX / 2009 : Michel Henry’s radical phenomenology, p. 287-301 ; L. LAVAUD, « Naître hors du monde : deux phénoménologies de la naissance : Maître Eckhart et Michel Henry », Revue des sciences philosophiques et théologiques, n°4, 2009, p. 757-777 ; V. MOSER, « L’ivresse de la vie selon Michel Henry : une pensée inouïe de l’individu », dans Revue des sciences religieuses, n°84/1, 2010, p. 85-105 ; Y. MEESSEN, « Henry (Michel) », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, coédité par M.-A. VANNIER, W. EULER, K. REINHARDT, H. SCHWAETZER, Paris, Cerf, 2011, p. 559-661 ; J. LECLERCQ, « L’immanence par dedans et par dehors : Remarques sur la lecture d’Eckhart par M. Henry et St. Breton », dans : PH. CAPELLE (dir.), Philosophie et religion : Stanislas Breton, Paris, Cerf, coll. Philosophie & Théologie, 2013 (à paraître). 103 toute l’histoire de la pensée, il est le seul chez qui se rencontre « la compréhension de la structure interne de l’immanence298 ». Tout en reconnaissant que l’élaboration d’une telle structure n’est pas l’objectif que se propose Eckhart, Michel Henry montre qu’il n’y en a pas moins chez lui une manifestation de l’absolu, car l’union de l’homme avec Dieu n’est possible que sur le fond de leur « unité ontologique299 ». Cette unité ontologique va permettre à Michel Henry d’accéder à une philosophie de la subjectivité300. Il s’attèle à cette tâche car, pour lui, le mode d’être de l’ego n’a pas encore été dévoilé. Une phénoménologie de l’ego ne peut que faire apparaître une origine ontologique indestructible. Là où Heidegger dévoile l’être-pour-la-mort, Henry affirme au contraire qu’aucune destruction ne peut atteindre l’essence de l’ego : La subjectivité est ce qui ne peut pas mourir301. Si fonder cette impossibilité de mourir n’est pas strictement la tâche fondamentale déployée par Henry dans L’essence de la manifestation, la recherche d’une essence originaire séparée de toute contingence y conduit. Or, c’est avec Maître Eckhart que la structure indestructible de l’ego se manifeste. L’ego ne provient pas d’une création. Il n’a rien à voir avec le temps. Il s’ancre dans l’opération divine, dans un procès de génération éternel : Tel est précisément l’enseignement d’Eckhart : c’est l’absolu dans l’accomplissement effectif de son œuvre qui constitue selon lui l’essence de l’âme, essence qui, comme telle, n’est pas différente de cette œuvre ou, comme le dit Eckhart, de l’opération de Dieu. « Quand Dieu fit l’homme, déclare-t-il, il opéra dans l’âme son opération propre, égale à lui-même et continûment opérante. Cette opération était si grande qu’elle ne devint rien d’autre que l’âme ; mais l’âme ne fut rien d’autre que l’opération de Dieu302. » L’essence de l’âme comme opération : voilà qui oriente toute l’approche henryenne de Maître Eckhart. L’âme n’est pas une production qui s’ajouterait à Dieu. Elle prend immédiatement naissance dans la vie divine au point de ne pas avoir d’autre essence que celle de Dieu. Eckhart affirme cette unité : « le Fond de Dieu et le Fond de l’âme (n’est) qu’un seul et même Fond303. » Il en découle que l’homme, dans son essence même, doit être considéré comme indépendant à l’égard de toute création. L’affirmation eckhartienne : « Je 298 EM, § 38, p. 385. EM, § 39, p. 386. 300 M. HENRY, « Philosophie et subjectivité », dans : Phénoménologie de la vie, tome II. De la subjectivité, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2003, p. 55. 301 « La destruction d’un ego est impossible en raison de sa structure ontologique elle-même. » (Ms A 6-124415, cité dans : G. JEAN, « La subjectivité, la vie, la mort », p. 30-31). 302 EM, § 39, p. 386 citant M. ECKHART, Sermon 15. Homo quidam nobilis, DW I, p. 253, T, p. 244-245. 303 EM, § 39, citant T, 252 et T, 191. 299 104 suis non-né304 » est à recevoir dans sa radicalité. Elle régit la différence entre l’immanence et la transcendance. L’opération interne exclut la condition de créature, laquelle est identifiée à un ajout, une adjonction. L’identité d’essence entre Dieu et l’âme autorise, via les variations de l’imagination éidétique, l’hypothèse d’une dépendance radicale de toutes choses à l’ego : Cette identité d’essence, Eckhart ne l’exprime pas seulement dans l’affirmation de l’indépendance de l’âme à l’égard de Dieu mais, d’une manière plus extrême, dans celle de la dépendance de Dieu à l’égard de l’âme. « La nature de Dieu [Gott], son Essence, sa Déité [Gottheit] dépendent de l’opération nécessaire qu’il effectue dans l’âme305. » Et s’identifiant avec l’homme considéré dans son essence, c’est-à-dire précisément de son indépendance à l’égard de toute création, Eckhart affirme, plus explicitement encore : « ici, je fus cause de moi-même et de toutes choses. Si je l’avais voulu alors, le monde entier et moi ne serions pas… Que Dieu soit ‘Dieu’ [Gott], j’en suis une cause. Si je n’étais pas, ‘Dieu’ [Gott] ne serait pas non plus »306. L’essence de l’âme étant Dieu, en effet, la suppression de celle-ci telle qu’il nous est loisible de l’opérer dans l’imagination éidétique, est la suppression de Dieu lui-même. C’est pourquoi la signification de ces thèses radicales, leur vérité, est bien celle qu’Eckhart exprime lui-même dans la suite du texte : « que Dieu et moi sommes un307. »308 Michel Henry inaugure-t-il une radicalisation de l’épochè husserlienne en élargissant la thèse de l’anéantissement du monde (Ideen, § 49) au moi et à Dieu ? Bien davantage qu’une épochè d’ordre méthodique, il affirme la dépendance de toutes choses à l’égard de cette opération essentielle où Dieu et l’âme sont indissociablement unis. Par là, un déplacement de la condition humaine est à constater. Indépendante à l’égard de la création, l’âme (=moi) se rend également indépendante à l’égard de Dieu. Plus encore, par un retournement de situation, c’est Dieu qui lui devient dépendant. Le « moi » est donc libéré de toute transcendance309. Il est à lui-même sa propre cause et, par là, la cause de tout le reste. L’égologie henryenne trouve ici son terreau originaire. Inconstitué et inconstituable, l’ego 304 T, 258, cité dans EM, § 39, p. 387. Voir l’extrait eckhartien du « non-né » dans M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, TS, p. 258. 305 Id., 245, souligné par Michel Henry. 306 T, p. 258. 307 T, p. 259. 308 EM, § 39, p. 387. 309 Cette thèse s’oppose frontalement à la thèse de Jean-Paul Sartre (La transcendance de l’Ego. Esquisse d’une déifinition phénoménologique, Paris, Vrin, 1966) selon laquelle l’ego transcendantal se constitue lui-même comme pôle unitaire de ses actes et de ses états. Voir G. JEAN, « Dossier thématique. M. Henry. Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : ‘La subjectivité’ », Revue internationale Michel Henry, n°3, 2012, p. 112, 114. Voir aussi S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, « § 8. La transcendance de l’ego et la question du noème. Henry et Sartre », p. 73-79. 105 est le seul constituant310. Encore faut-il enquêter sur les conditions de possibilité de la mise à nu de son identité. Par quelle méthode réductible l’ego manifeste-t-il son essence ? Cette réduction doit supprimer tout ce qui est destructible, à savoir toute temporalité, pour ne laisser apparaître que l’opération même de Dieu. Chez Maître Eckhart, la pauvreté et l’humilité sont les conditions éthiques de l’union de l’âme avec Dieu. Or, cette union nécessite la manifestation dans l’unité de l’essence. Le « dépouillement radical » est donc perçu par Michel Henry comme la réduction par laquelle se manifeste l’être de l’ego, en tant qu’il est l’opération même de Dieu : Comment l’union avec Dieu dépend-elle de la pauvreté, de l’humilité ? En tant qu’elle ne se réalise que dans l’homme qui renonce au monde et à lui-même de manière à n’être plus rien, car c’est seulement s’il n’est plus rien qu’il y a place en lui pour l’opération de Dieu, c’est-à-dire pour Dieu lui-même. Le dépouillement radical de l’homme compris comme la condition de la présence en lui de Dieu, n’est-ce point là le thème fondamental et en même temps le sens dernier de la « mystique » d’Eckhart. En tant que celle-ci présuppose un tel dépouillement comme sa condition, comme une condition qui doit s’accomplir d’abord pour qu’elle soit elle-même possible, elle se trouve liée à un devoir, suspendue, dans sa réalisation, à une éthique. Voilà pourquoi la pensée religieuse d’Eckhart revêt une forme édifiante, pourquoi elle s’exprime dans la prédication, parce qu’elle vise une transformation de l’existence au terme de laquelle seulement celle-ci pourra se trouver véritablement unie à Dieu311. Se dépouiller totalement, qu’est-ce sinon que « n’être plus rien » ? La réduction à « rien », telle est la « condition de la présence » de Dieu dans l’ego. Or, une telle réduction, en tant qu’elle est renoncement, est suspendue à une éthique. C’est un « devoir ». Sans ce renoncement, l’existence ne pourrait être transformée. L’homme ne pourrait espérer trouver l’union à Dieu au « terme » de son existence. Ce repérage henryen de la notion de « transformation » est fondamental. La mystique eckhartienne n’est pas une forme de quiétisme. Elle requiert l’engagement dans l’action. Aussi la phénoménologie de Michel Henry nous déporte-t-elle encore par rapport à Heidegger et Derrida. Le renversement du logos amorcé s’enfonce ici dans l’action. Ou plutôt, comme nous le verrons, l’action est le lieu même du logos. Le logos cède le pas à l’ethos. La raison ici se fait vie. La vie est « sans pourquoi », mais telle est sa raison. Est-ce à dire que la pensée s’incarne encore plus en descendant dans la chair ? A voir. Toujours est-il que l’action n’est pas jaugée à l’aune d’une 310 Michel Henry s’érige en faux contre la thèse husserlienne selon laquelle auto-donation du flux renvoie à une auto-constitution. Voir E. HUSSERL, Leçons pour une philosophie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964, p. 109, cité dans : M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990, p. 44-45. 311 EM, § 39, p. 389-390. 106 production extérieure, mais justement en tant qu’elle est transformative du sujet qui agit (poièsis-praxis). Or, cette transformation intérieure ne peut reposer sur la seule action de l’homme. Le devoir qui incombe à l’homme est de laisser Dieu opérer. C’est là que se trouve le retournement. D’où, la pauvreté ou la vacuité (ledigkeit) comme condition pour découvrir un nouvel ethos : « L’homme doit être vide, dit Eckhart, … il doit laisser Dieu opérer ce qui lui plaît et rester pour sa part entièrement disponible. » (T, p. 256, souligné par M. H.) Le vide que l’homme doit ainsi laisser se faire en lui doit être absolu, de telle manière que ce qui se trouve opéré en lui et lui-même ne soit plus rien d’autre que l’opération de Dieu, ne soit plus rien d’autre que Dieu. Si l’homme est « dépouillé de toutes choses » et « qu’il reste néanmoins en lui un lieu où Dieu puisse opérer », « c’est qu’il n’est pas encore pauvre de la pauvreté la plus intime… il n’y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque l’homme est à tel point dépouillé… que Dieu, s’Il voulait opérer dans l’âme, devrait être lui-même le lieu de son opération » (T, p. 257)312. Pauvreté, humilité, dépouillement, vacuité, autant de mots pour dire la même chose. Ces déterminations agissent comme une « destruction » : « elles accomplissent le retrait de tout ce qui n’est pas l’essence » 313. Ni l’usage du terme « destruction », ni celui de « retrait », ne sont anodins. Comme l’a souligné Sébastien Laoureux, Michel Henry entend déterminer sa propre « réduction phénoménologique314 ». Ne nous méprenons pas sur l’emploi du terme « retrait315 ». S’il annonce une prise de distance par rapport à la réduction de Husserl, ce n’est pas pour se conformer au retrait de Heidegger. En effet, avec ce dernier, Henry partage un refus de l’intentionnalité dans son sens théorétique. Mais, face à Heidegger, il prône un retrait hors de toute transcendance, pour une immanence radicale. Par la destruction du monde et de la temporalité, Henry opère aussi une destruction de la phénoménologie heideggérienne316. Le différend se trouve là. Les deux phénoménologues semblent lire un autre Eckhart. Chez l’un, le mystique est convoqué pour une phénoménologie dans laquelle la temporalité est indissociable de l’être, car il se manifeste 312 EM, § 39, p. 390. EM, § 39, p. 392. 314 S. Laoureux, « De ‘L’Essence de la manifestation’ à ‘C’est moi la vérité’, La référence à Maître Eckhart dans la phénoménologie de Michel Henry », Revue philosophique de Louvain, 123/2 (2001), p. 220-253, ici, p. 228. 315 EM, § 39, p. 392, 394, 396. 316 Cette destruction du retrait heideggérien est plus explicite au § 53 : « La réalité n’est pas soustraite aux conditions qui la définissent. Flottantes en effet sont les considérations selon lesquelles l’être se détourne de nous, se retenant, se retirant et se réservant. Si ‘se retirer est ici se réserver pour advenir’, il faut dire quel est l’être de ‘se retirer’, ce qui fait de lui un événement, l’Ereignis (…) Précisément, l’être n’est pas tel, énigmatique, invisible, en tant qu’il nous échappe et se retire loin de nous mais en tant qu’il nous affecte. » (EM, § 53, p. 597-598. Nous soulignons). 313 107 en se retirant. Chez l’autre, Eckhart est le penseur d’une essence excluant toute temporalité, car sa manifestation s’effectue comme auto-affection originaire. Chez le premier, l’ego se dissout dans le temps. Chez le second, il s’en sépare radicalement. Seul Derrida semble vouloir tenir les deux opposés dans une dialectique qui ne veut perdre ni l’ego ni la temporalité. D’où, chez ce dernier, la possibilité d’une altérité qui soit originairement présente à l’identité. Rien de tel chez Henry 317. L’immanence sans transcendance est exclusive de l’altérité : « Dieu, dit Eckhart, est immanent à cette pure essentialité de luimême qui ne renferme rigoureusement plus rien d’autre318. » Du coup, la structure interne de l’essence apparaît comme davantage déterminée négativement que positivement. Elle est entièrement qualifiée par « l’exclusion hors d’elle de l’altérité319 ». Or, cette exclusion de l’altérité n’est finalement rien d’autre que l’exclusion du monde hors de l’essence. L’altérité introduit la distance de l’horizon phénoménologique, rompant la présence immédiate à soi, dans l’affectivité. Dans l’horizon du monde, l’essence reste voilée. L’horizon est le cadre où la connaissance se fait par la représentation, l’image. Se basant sur la philosophie de Maine de Biran, Henry reste marqué par la distinction des deux modes de connaissance : la connaissance immédiate interne et la connaissance par la médiation de la représentation320. Tout ce qui n’est pas éprouvé dans une aperception immédiate interne se traduit par la représentation. Il n’y a qu’une seule alternative : soit la présence éprouvée dans une révélation de soi à soi, soit la représentation dans laquelle ce qui est vu est toujours à distance de soi. Avec pour distinction discriminatoire que seule la première des deux connaissances vaut comme critère d’évidence. Retrouver l’essence dans sa pureté, nécessite donc une « destruction » des images, une « désimagination » (Entbildung) : « Si tu veux trouver la nature sans voile, dit-il, il faut briser toutes les images ; plus on avance dans ce 317 Comme l’affirme S. Laoureux, bien que « Michel Henry ne cite pas Derrida », il n’en prend pas moins ses distances par rapport à la « Différance » : « Analysant les Leçons sur le temps, et en tentant de montrer que l’impression est déjà détruite dans le flux temporel, Michel Henry écrit : ‘Parce que ce glissement au passé est donné à une intentionnalité – la rétention -, [l’impression] est la venue au-dehors sous sa forme primitive, l’Ekstase dans son surgissement originel, la Différence qu’on peut en effet écrire Différance parce qu’elle n’est rien d’autre que le pur fait de dif-férer, d’écarter, de séparer – le premier écart.’ (M. HENRY, Incarnation, p. 75). » (S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, p. 82-83). D’où la thèse de S. Laoureux de voir chez Henry une « quasidéconstruction » (ibid., p. 83, n. 2) : Henry ne déconstruit (aux côtés de Derrida) un certain type de présence, la présence théorétique, que pour mieux en fonder une autre, inacceptable pour Derrida. Sur cette inacceptation, voir la longue note que Derrida réserve à Henry à propos de son Marx (Marx, t. I et II, Gallimard, 1976) dans J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 177-179, note 1. 318 T, p. 131, cité dans EM, § 39, p. 392. 319 EM, § 39, p. 393. 320 Voir M. HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps, op.cit., p. 17s. 108 travail, plus on approche de l’Essence 321. » « Briser les images » est une expression qui revient souvent chez Maître Eckhart. Toute la question est de savoir ce que veut dire briser la coque322. Quelle est la nature du lien qui unit le fruit caché, invisible, et la coque apparente, visible ? Pour Michel Henry, une dichotomie s’installe entre l’intériorité invisible et l’extériorité visible. Tandis que la première est le lieu de la « réalité » effective, la seconde n’est qu’une « apparence »323. Le fruit semble ainsi aussi étranger à la coque que l’ego est indépendant du temps. Pour étayer cette thèse de l’ego immortel, Michel Henry se tourne vers le « quelque chose dans l’âme » (Etwas in der seele), qui est un des points controversés de la pensée eckhartienne324 : C’est justement parce qu’ « il y a dans l’âme quelque chose [etwas] qui dépasse l’essence créée » (T, p. 231) qu’elle se trouve être identique en son Fond à celui de Dieu lui-même, identique à l’absolu. Et que le dépassement de l’essence créée signifie celui de l’être extérieur et de son milieu pur, c’est ce qui résulte de maints passages et, par exemple, de celui où il est dit, par opposition précisément au plan de la créature, qu’ « il faut qu’il y ait quelque chose [etwas] de plus intime et de plus élevé, quelque chose d’incréé qui échappe aux mesures et à la forme » (T, p. 85, souligné par M. H.)325. Eckhart affirme en effet que quelque chose dans l’âme, et non toute l’âme, ni tout l’homme, échappe à la temporalité. Ce « quelque chose » est-il un noyau permanent et indépendant que l’on peut découvrir une fois que l’extériorité a été ôtée ou bien la racine ontologique et noétique qui donne à la créature de pouvoir s’accomplir en Dieu par un devenir ? L’enjeu d’une telle question recouvre le mode d’articulation entre l’extériorité visible et l’intériorité invisible. Seule l’élucidation de l’opération, ou de l’action, peut en donner une réponse. Michel Henry reconnaît combien chez Eckhart, aucune vision théorétique de Dieu n’est à 321 T, p. 213, cité dans EM, § 39, p. 393. Si Michel Henry prend cette expression dans son sens phénoménologique, précisons qu’elle est d’abord une opération herméneutique d’influence maïmonidienne. L’axiome herméneutique est une métaphore : « Il faut briser la coque, pour que puisse sortir ce qui est caché dedans ; car si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque. » (T, p. 213). Voir. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique et herméneutique hérité de Maïmonide, à l’opérateur métaphysique qu’est l’imago dans le Livre des paraboles de la Genèse de Maître Eckhart », op. cit. 323 Cette disjonction affleure dans l’opposition entre « effectivité » et « non-effectivité » (EM, § 49, p. 534). Elle est affirmée très clairement dans Paroles du Christ : « Ainsi convient-il d’affirmer cette vérité à première vue déroutante : en ce qui concerne l’homme, c’est dans notre subjectivité invisible que se tient notre réalité effective, notre apparence extérieure n’est précisément qu’une apparence. » (M. HENRY, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, p. 25. Nous soulignons). 324 « Il y a dans l’âme quelque chose qui est incréé et incréable, si l’âme entière était telle, elle serait incréée et incréable ; et cela c’est l’intelligence. » (Bulle in agro dominico, XXVI, I, cite dans T, p. 266). Remarquons que Maître Eckhart ne dit pas que toute l’âme est incréée, mais que si elle l’était, elle serait l’intelligence, c’est-àdire le réceptacle absolument vide dans lequel Dieu pourrait naître à sa guise. Sur la question de l’incréé dans l’œuvre eckhartienne, voir I. RAVIOLO, L’incréé. La générosité du Père chez Maître Eckhart, Paris, Cerf, 2011. 325 EM, § 39, p. 394. 322 109 attendre. Mais, contrairement à Heidegger, il soutient que, par le biais de l’action, il est possible d’isoler une opération dont la structure interne ne comporte « aucune différence326 », « aucune distinction327 ». En excluant toute production extérieure, il est donc possible de revenir à l’opération où l’essence se constitue elle-même, s’engendre ellemême, antérieurement à toute entrée dans le monde : La détermination de la structure interne de l’essence comme unité à partir de l’exclusion hors d’elle de la différence trouve son fondement ontologique dans ce qui rend possible une telle exclusion, dans celle du processus ontologique sur lequel repose toute distinction et toute différence, processus pensé par Eckhart comme celui de la création, non plus au sens de la créature, mais de ce qui la crée et lui donne naissance dans le monde, au sens d’un pouvoir et d’une activité, celle-ci explicitement reconnue comme telle, comme « activité », comme « opération », ou comme « médiation ». Que l’unité de l’essence repose ultimement sur l’exclusion hors d’elle du processus ontologique créateur de l’extériorité, de ce qu’Eckhart appelle encore la « naissance », c’est là ce qui se trouve clairement énoncé. « Dieu, dit-il, est l’unité dans cette union naturelle antérieure à toute naissance328. »329 La « naissance », voilà ce qui, pour Michel Henry, conjugue à la fois le transcendantal et l’effectif de l’ego. Contrairement à ce statut d’effectivité qui lui est constamment refusé chez Husserl, l’ego n’est pas seulement ici une condition de possibilité, mais une réalité : « l’Ego est l’être (Réalité-possibilité)330. » Il en est ainsi parce qu’il jaillit d’une vie incréée qui lui ouvre tous les possibles, à commencer par celui qui permet tous les autres : la naissance. Sachant que vivre et naître sont indissociables, puisque la vie advient incessamment à ellemême dans un procès d’engendrement331. Aussi, toute naissance dans le monde est toujours déjà anticipée par un fondement ontologique pur de toute extériorité. Pour le phénoménologue de l’immanence, l’étant se trouve (c’est sa situation, une situation absolue, non mondaine332) en état d’exercer son « activité » et son « opération ». Cette Befindlichkeit se situe à la jonction d’une passivité et d’une activité. L’ego dit : « je peux » sur fond de quelque chose qui advient à lui-même comme ne l’ayant pas voulu, et donc en 326 T, p. 108, cité dans EM, § 39, p. 396. T, p. 149, cité dans EM, § 39, p. 397. 328 T, p. 81, souligné par M. H. 329 EM, § 39, p. 398. 330 M. HENRY, Notes préparatoires à l’Essence de la manifestation, Louvain-La-Neuve, Archives du Fonds Michel Henry, Ms A N°2637. Voir G. JEAN, « Dossier thématique. M. Henry », op. cit., p. 107. 331 « Vivre et naître sont, selon Michel Henry, une seule et même chose » (J. REAIDY, « Une relecture contemporaine de la naissance de Dieu dans l’âme par Michel Henry », dans : La Naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues, op. cit., p. 159-181, ici, p. 165). 332 Voir : § 41, Immanence et situation absolue. 327 110 dehors de son pouvoir333. La Geworfenheit, si tant est que le mot soit encore de rigueur, est donc complètement intériorisée : « Dans la pure Déité, dit Eckhart, il n’y a absolument aucune activité334. » La non-opération, ou la passivité, est la condition de possibilité du mouvement. Se mouvoir, pour l’homme, c’est pouvoir. Le « je peux » est vécu sur le mode d’une affectivité. Or, le détachement est précisément ce qui permet à l’homme de détourner non seulement son regard de toute extériorité, mais de se détourner du regard, c’est-à-dire de quitter le mode intentionnel pour le mode affectif. La réduction henryenne va jusque là. Revenir vers l’ « œuvre intérieure », c’est donc coïncider avec la source où l’activité prend naissance sur fond de passivité 335. Le « retrait » henryen reconduit de « l’œuvre extérieure », dans laquelle l’homme se trouve toujours déjà inséré, vers « l’œuvre intérieure »336. L’œuvre intérieure ne peut être affectée par quoi que ce soit d’autre qu’elle-même. Or, pour que l’âme ne fasse qu’un avec cette opération sans trouble, elle n’a d’autre choix que d’opérer selon le même mode : ne rien vouloir. Se fermant au regard théorétique, l’homme se tourne vers le mouvement actif en lui-même et il y reconnait l’essence à l’œuvre. L’unité de l’opération repose sur elle-même sans rien devoir au dehors, pas même sur le registre de l’intention de : Ne voulant rien et n’ayant, dans le calme où elle repose, aucun besoin, l’essence est, dans cette pauvreté, essentiellement démunie à l’égard d’un pouvoir quelconque de se rapporter à autre chose, à quelque chose qu’elle n’aurait pas ou qui ne serait pas encore. L’horizon de l’irréalité et la possibilité de se rapporter en lui à quelque chose d’irréel, la possibilité d’un manque en général, c’est là ce qui manque à l’essence dans sa pauvreté. « Ce Fond secret, dit Eckhart, n’a ni passé ni futur, il n’attend rien qui puisse s’ajouter à lui, car il ne peut ni gagner ni perdre… » (T, p. 256). » Un tel manque se comprend dès lors dans son vrai sens, comme appartenant en propre à la réalité, – l’absence d’un horizon, comme celle de toute finitude337. L’engendrement est le lieu (ou le non-lieu) par excellence du non-vouloir : l’essence « ne veut rien338 ». Le non-vouloir conduit l’homme à la nudité de l’essence, à sa pauvreté. 333 Voir EM, § 68, p. 811. T, p. 250, EM, § 39, p. 400. 335 EM, § 39, p. 403, p. 404. 336 Pour Michel Henry, l’œuvre extérieure et l’œuvre intérieure sont les deux modes fondamentaux de la manifestation : « L’œuvre extérieure ne peut jamais être petite quand l’œuvre intérieure [il s’agit des deux modes fondamentaux de manifestation] est grande. De toute éternité [= in immanence absolue], l’œuvre intérieure a déjà fixé en soi l’œuvre extérieure avec toute sa hauteur, sa largeur et sa longueur. » (M. ECKHART, Le livre de la consolation divine, II, T, p. 87 cité dans : Notes préparatoires à l’Essence de la manifestation, Louvain-La-Neuve, Archives du Fonds Michel Henry, Ms A N°5556). 337 EM, § 39, p. 405. 338 T, p. 254, cité dans EM, § 39, p. 405-406. 334 111 Radicalement sans activité et sans besoin, l’essence est « calme ». Elle est totalement démunie de tout pouvoir de se rapporter à autre chose qu’elle-même. L’immanence repose sur un manque : l’impossibilité de toute transcendance. L’incapacité à se rapporter à quoi que ce soit, tel est le fond duquel surgit l’ego. Si ce fond pouvait se rapporter à autre chose, il en résulterait la possibilité d’un manque. Or, c’est cette possibilité même qui doit être niée comme incompatible avec l’indépendance totale de l’essentialité fondamentale. L’intentionnalité prend naissance dans ce qui ne peut être intentionnel : l’hylétique. Une vie absolument exempte de tout gain et de toute perte repose sur elle-même. Cette vie n’a aucun égard pour quoi que ce soit. Dans cette vie, il n’a pas davantage de « finitude » (Heidegger) que d’« horizon » (Husserl). Installé dans le Fond secret, en plein abîme, cette vie s’appartient en propre. Mieux, elle est le propre absolu. Mais, Michel Henry n’en reste pas à une détermination négative (le manque du manque) de l’essence. L’exclusion ne suffit pas à déterminer le contenu positif de l’essence. Aussi Henry entrevoit-il une donation effective comme détermination éminemment positive de l’essence. L’unité de l’essence trouve son fondement dans « l’acte de se donner », qui plus est, de se donner totalement en totalité : Telle est précisément la réalité, l’acte de se donner dans l’unité la réalité de son propre contenu, la réalité et par suite la totalité de celui-ci. C’est la structure de cet acte que le pouvoir de l’altérité, celle-ci, l’irréalité et la finitude se trouvent exclus. Voilà pourquoi un tel acte, interprété d’une manière négative, ne saurait exhiber un contenu fini, pourquoi « Dieu ne peut donner peu », et pourquoi au contraire, déterminé d’une manière positive dans sa structure interne comme unité, « il doit donner tout à la fois » et se trouve être comme tel constitutif de Dieu lui-même, dont le « don est simple…, parfait, sans division, sans relation avec le temps… ». Et que ce don qui est le « tout » de la réalité constitue l’essence de celle-ci et, comme essentiellement déterminé en sa structure par l’unité, l’essence et la vie, c’est ce qui est affirmé quand, parlant de lui et de son caractère absolu, Eckhart dit : « de cela je suis aussi certain que de vivre (T, p. 138) »339. Une Gegebenheit sans restriction est ici entrevue340. Le « don » est à la fois le « tout » et l’« unité » de l’essence. C’est précisément en tant que « don » que l’essence échappe au temps. Seul le don est « simple » et « sans division ». Alors que l’œuvre extérieure débouche 339 EM, § 39, p. 406. Cette « donation » totale est à mettre en lien avec l’élucidation de l’ « auto-donation » (Selbstgegebenheit) immanente au cogito : « Cette donation de soi (auto-donation) dans laquelle il n’y a rien d’autre à considérer désormais que la donation elle-même – à l’exclusion de tout étant, de toute chose. » (M. HENRY, Phénoménologie matérielle, p. 73). 340 112 toujours sur une visibilité qui accapare le sujet vers un quelconque ceci ou cela, l’œuvre intérieure, comme acte de tout donner, n’est pas visible en tant que telle. L’œuvre intérieure n’exhibe aucun « contenu fini ». La donation ne se montre pas, parce qu’elle s’efface dans le don qu’elle fait. Simple et sans division, la donation constitue l’essence absolue, dans laquelle sont fondés tous les étants. Dès lors, le grand œuvre n’est-il pas de mettre à jour le rapport entre cet acte de tout donner et tout ce qu’il donne ? Quelle autre possibilité la créature a-t-elle que de ratifier sa situation d’étant donné et, de là, d’agir conformément à son essence : s’aban-donner ? Or, étonnamment, à la question du « caractère adéquat de l’expérience de l’être », qui est celle de « l’adaptation rigoureuse en elle de la forme au contenu », Michel Henry va répondre d’une autre manière que par l’abandon au don 341. Loin d’envisager à la Gelassenheit comme mode adéquat d’adaptation à l’être, Henry se tourne vers « l’expérience de l’être dans la jouissance de soi342 » qui prendra le nom d’autoaffection. § 11. Hétérogénéité eidétique et éthique En passant du § 39 au § 40 de L’Essence de la manifestation, un déplacement de perspective s’opère. Ayant décrit la structure d’immanence et la méthode réductive pour la rejoindre, Michel Henry s’attache maintenant à ce qu’il nomme la « présupposition ontologique fondamentale » de la pensée eckhartienne en lien avec « l’essence originelle du Logos »343. La révélation de Dieu se fait dans le processus immanent où Dieu se constitue lui-même dans sa « Raison vivante », c’est-à-dire une raison qui n’a aucun autre contenu qu’ellemême344. La raison est vie. Or, la vie est sans distance avec elle-même. Elle ne se comprend pas, elle s’éprouve. Comment ? Au cœur de l’action. Tout intermédiaire est ici proscrit. Pour accéder à cette auto-révélation de Dieu (identifié à la Vie), il n’y a d’autre voie que de quitter la dualité de la compréhension : 341 EM, § 39, p. 406. EM, § 39, p. 407. 343 EM, § 40, p. 407. 344 EM, § 40, p. 407. 342 113 « Tant que nous sommes encore occupés à regarder, nous ne sommes pas encore un avec ce que nous regardons. Tant que quelque chose est encore l’objet de notre intuition, nous ne sommes pas encore un dans l’Un345. » L’abandon de la distinction intention-intuition se réalise dans l’acte où Dieu se connaît luimême, c’est-à-dire l’engendrement de la Vie. Et, donc, l’expérience adéquate de l’absolu se fait précisément dans cette région ontologique originaire où l’âme « peut goûter Dieu avant qu’il devienne d’aucune façon Vérité ou cognoscibilité346 ». Voilà le point où se fonde la phénoménologie matérielle. Un goût précède la cognoscibilité. La vie s’éprouve avant d’être l’objet d’une visée ou d’un thème. Que l’homme, selon Eckhart, soit « théognoste » (ein Gottwissender Mensche) signifie qu’il connaît Dieu dans la connaissance par laquelle il se connaît lui-même347. Cette connaissance « sans image » ne dépend d’aucune vision, ni extérieure, ni intérieure. Eckhart explicite lui-même que le pouvoir de « se tourner vers », en tant que tel, est fondé dans la perception du « propre goût » de Dieu : Mais la signification ontologique en vertu de laquelle la distinction instituée par Eckhart entre l’intérieur et l’extérieur concerne le pouvoir de manifestation considéré en lui-même et sa structure pure, n’a pas à être induite par nous comme un fondement dernier pour les thèmes édifiants qui interviennent dans sa problématique, elle est explicitement affirmée par lui : « l’âme a deux yeux, dit-il, un œil intérieur et un œil extérieur. L’œil intérieur de l’âme regarde vers l’essence et la reçoit directement de Dieu ; c’est l’œuvre qui lui est propre. L’œil extérieur… se tourne au contraire vers les créatures et les perçoit en images. Mais l’homme qui rentre en lui-même de manière à percevoir Dieu dans son propre goût et dans son propre fond, celui-là est affranchi de toutes les choses créées et retranché en lui-même comme dans une véritable forteresse de Vérité. » (T, p. 169) La révélation de l’essence dans l’unité ne se juxtapose pas simplement, toutefois à la manifestation de l’horizon, elle la fonde 348. Les deux yeux de l’âme, l’œil intérieur et l’œil extérieur, correspondent respectivement à sa capacité de voir par image et de voir sans images. Le fait que l’âme elle-même soit capable de cette disjonction est à souligner. Pour Henry, cela signifie que la « révélation de l’essence » et la « manifestation de l’horizon » ne sont pas juxtaposées mais que la première fonde la seconde. Comme le souligne Jean Leclercq, de la bonne interprétation de cette fondation dépend la possibilité de lever les « ambigüités » de la phénoménologie de Michel 345 T, 241, cité dans EM, § 40, p. 408. Souligné par M. H. T, p. 131, cité dans EM, § 40, p. 409. 347 Voir EM, § 40, p. 410 et 411. 348 EM, § 40, p. 413. 346 114 Henry349. Pour ce faire, il y a lieu de dévoiler le « caractère décisif de la théorie du Verbe » qui détermine l’ensemble de l’Essence de la manifestation, et même de toute l’œuvre henryenne350. Comme nous l’avons vu avec Derrida, chez Eckhart, la négation trouve sa place dans une affirmation plus originaire, laquelle est négation de la négation. Il n’y a donc pas Khôrismos entre l’originaire et la temporalité, mais bien une perméabilité. Pour Henry, il n’y a « aucun arrière-monde », sinon la phénoménologie passerait en métaphysique. Si Maître Eckhart opère la distinction spatiale entre un « ici-bas » et un « là-haut », il en va de deux modalités de l’ontologie et donc, aussi, de la connaissance : « les choses qui sont ici-bas éloignées les unes des autres sont rapprochées là-haut, parce que toutes n’y sont que dans le présent351. » La distance, faite de juxtaposition et de succession, appartient à la phénoménalité du monde, tandis que la proximité dans le présent appartient à la phénoménalité de la vie. Or, l’effectivité se trouve là où toutes choses sont présentes dans l’Un, c’est-à-dire dans le Verbe. L’articulation entre la multiplicité phénoménale et l’unité ontologique se joue autour de la théorie du Logos. La révélation est l’œuvre de l’absolu. Contrairement à la phénoménologie hégélienne, cette révélation ne nécessite aucun processus de sortie et de retour. L’effectivité de la révélation est « l’acte de demeurer en soimême de l’absolu352 ». L’effectivité n’est autre que l’engendrement du Fils par lequel tous les hommes sont appelés à être engendrés comme fils. Cette affirmation a pour corrolaire le fait que l’effectivité ontologique ne puisse se jouer dans l’histoire : C’est avec cette signification ontologique ultime, comme radicalement exclusive de toute transcendance, que doit s’entendre l’unité, affirmée par Eckhart, du Père et du Fils, de l’essence et du Verbe. C’est pourquoi une telle unité n’a, malgré l’apparence, rien à voir avec celle que, par exemple, le jeune Hegel reconnaitra entre Jésus et Dieu et dont il affirmera, à l’encontre de la mentalité juive, l’existence353. En s’opposant à Hegel, Michel Henry réaffirme que ce qui se passe entre Jésus et Dieu ne peut conditionner ce qui se passe entre le Père et le Fils, entre l’essence et le Verbe 354. La vie 349 J. LECLERCQ, « L’immanence par dedans et par dehors : Remarques sur la lecture d’Eckhart par M. Henry et St. Breton », dans : Philosophie et religion : Stanislas Breton, op. cit., (à paraître). 350 Ibid. 351 T, p. 130, cité dans EM, § 40, p. 414). 352 EM, § 40, p. 415. 353 EM, § 40, p. 416. 354 C’est pour dépasser l’aporie fichtéenne d’une essence de la manifestation de « seconde main » que Michel Henry passe de Fichte (§ 38) à Maître Eckhart (§ 39). En effectuant ce passage, le phénoménologue reste marqué par l’interprétation fichtéenne du premier verset du prologue johannique comme rapport essence- 115 divine n’est pas événementielle. L’anéantissement du Fils ne peut être une condition nécessaire de la position de l’absolu. Aucune page eckhartienne ne pourrait le contredire. Cependant, s’appuyant sur l’impossibilité que la temporalité puisse jouer un rôle dans l’effectivité, Henry n’éprouve-t-il pas une certaine difficulté, voire une difficulté certaine, à considérer que l’inverse puisse être possible ? Si l’engendrement du Verbe fonde la temporalité, ne doit-il pas s’y trouver bien que sous un mode de présence tel qu’il ne soit pas évident ? Or, pour Henry, le fait que le Verbe se manifeste dans un anéantissement ne peut convenir avec l’effectivité de la vie. Pour tout dire, la mort contredit la vie. La vie ne peut se manifester par la mort. Nous sommes ici à la croix phénoménologique. S’y joue la possibilité d’un lien entre phénoménologie et théologie. Pour Henry, le Verbe prononcé ne peut laisser « aliéné et vide celui qui le prononce », comme c’est le cas chez Hegel355. Et alors d’entamer une sorte de disputatio entre Hegel et Fichte, ce qui montre à quel point la philosophie henryenne est beaucoup plus redevable de l’idéalisme allemand qu’il ne veut l’admettre356. La philosophie du dernier Fichte oppose un rempart à la Phénoménologie de l’Esprit357. Parce que le Père est identifié à l’essence et le Verbe à sa manifestation, toute sortie hors de cette unité est précisément l’absence d’effectivité. Autrement dit, et ceci est crucial, Henry ne peut envisager une demeure du Logos qui soit compatible avec une sortie effective et affective de lui-même. Dès qu’il est prononcé, le Logos se trouve à distance de sa manifestation (là où ce qui est dit n’est plus dans son dire, il n’est plus présent dans l’évidence auto-effective). L’auto-effectivité et l’auto-affection se conditionnent l’une l’autre en deçà de toute temporalité. La sortie contredit à la fois l’effectivité et l’affectivité. Cela signifie, comme nous allons le voir, que existence. Voir J. G. FICHTE, Die Anweisung zum seligen Leben oder auch die Religionslehre (1806), trad. fr. M. Rouche, Initiation à la vie bienheureuse, Paris, Aubier, 1944, p. 258. 355 HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, II, trad. G. Planty-Bonjour, 1805, p. 274, cité dans EM, § 40, p. 417. 356 Voir PH. GROSOS, « Michel Henry ou le dernier système », Etudes philosophiques, n°2, 1998, p. 197-218 ; Questions de système: études sur les métaphysiques de la présence à soi, Paris, L’Age de l’Homme, 2008, p. 165-166. 357 Michel Henry distingue la philosophie du premier Fichte, dans laquelle l’extériorité dans l’altérité est requise pour le maintien de soi de l’être, et la « nouvelle philosophie de l’existence » dans laquelle l’être se pose soimême sans se dépasser dans l’extériorité (voir EM, § 38, p. 375). Avec pour corrélat que cet originaire n’est plus accessible à l’homme : « L’œil de l’homme, dit Fichte, lui cache Dieu » (J. H. FICHTE, Initiation à la vie bienheureuse, trad. fr, p. 259, cité dans EM, § 38, p. 381). D’où le recours à Maître Eckhart pour dépasser cette aporie : « mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil » (T, p. 179, cité dans EM, § 49, p. 544). 116 toute temporalité est ineffective, et donc, se réduit à une apparence, à une image 358. La manifestation de l’essence s’effectue dans l’acte même par lequel le Verbe est proféré en lui-même. Michel Henry voit dans « la distinction des trois Verbes » thématisée par Eckhart la démonstration selon laquelle toute représentation dans l’extériorité du monde (Verbe prononcé), ainsi que toute connaissance humaine (Verbe pensé et non exprimé), repose sur l’unité du Verbe éternel en Dieu (impensé et inexprimé)359. Cette exploration de la théorie du Logos ne se clôt pas avec le § 40 de L’Essence de la manifestation. Tel un phoenix, elle resurgit au § 49, entièrement consacré à « la signification ontologique de la critique de la connaissance chez Eckhart ». La connaissance (Verbe pensé et non exprimé) occupe un statut médiateur entre la représentation du monde (Verbe prononcé) et l’unité de Dieu (Verbe impensé et inexprimé). En effet, le second niveau, est celui qui peut se tourner soit vers la représentation soit vers l’unité, suivant les deux yeux de l’âme. Si la « connaissance » se réduit à la visée intentionnelle d’un sujet se situant en face d’un ob-jet, alors sa modalité est totalement inadéquate à saisir l’essence puisqu’elle ne s’objective justement pas. L’exclusion de toute extériorité de la structure interne de l’essence impose « l’impossibilité de parvenir jusqu’à lui360 ». Il faut en prendre acte : Une telle impossibilité n’exprime pas autre chose que l’opposition irréductible de deux essences phénoménologiques : c’est parce que la phénoménalité qui constitue sa réalité n’a rien à voir avec celle que définit le milieu de la connaissance que l’être ne peut se montrer en celle-ci361. Michel Henry pose l’hétérogénéité radicale de deux essences phénoménologiques. Le milieu de la connaissance est inapte à la monstration de l’être : « l’effectivité de l’une implique chaque fois en elle… la non-effectivité de l’autre362. » L’apparition de l’être nécessite sa disparition dans le milieu de la connaissance. A chaque fois que la connaissance vise l’être, elle n’atteint que sa non-effectivité. Autrement dit, toute apparition dans l’horizon de la connaissance est aussitôt une disparition. La connaissance n’atteint pas l’effectivité de l’être 358 Il ne peut en effet y avoir d’autre alternative : soit la temporalité participe d’une manière ou d’une autre à l’effectivité (qui demeure en elle-même sans nécessiter la temporalité), soit la temporalité est non-effective, et donc, apparence. Michel Henry choisit cette seconde voie. C’est là qu’il se distancie de Maître Eckhart. 359 EM, § 40, p. 418. Chez Eckhart, la mansio précède le procès d’ebullitio et de conversio. Cela se traduit dans une belle expression : « L’émanation des Personnes en Dieu est un préambule à la création » (M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, LW II, p. 22, § 16). 360 EM, § 49, p. 534. 361 EM, § 49, p. 534. Souligné par M. H. 362 Ibid. 117 mais une « simple apparence363 ». Pour le dire avec la métaphore lumineuse, la lumière de l’être est la nuit de la connaissance. La révélation de Dieu est incompatible avec le mode de la connaissance. C’est pourquoi Eckhart aime reprendre le verset paulinien : « Dieu habite une lumière à laquelle il n’est point d’accès » (1 Tm 6, 16)364. Selon l’analyse de Michel Henry, cette inaccessibilité ne fonctionne pas uniquement dans le sens de l’homme à Dieu, mais également dans le sens inverse. L’incompatibilité d’essence phénoménologique rend impossible la manifestation de Dieu dans le monde. Plus encore, c’est dans l’essence originelle de la Déité que s’enracine l’impossibilité de se manifester : Parce que l’impossibilité pour Dieu de se manifester dans le monde s’enracine en lui, dans l’essence originelle de sa Déité, c’est la préservation de celle-ci, la préservation de sa propre essence que poursuit le Christ dans l’invitation adressée aux disciples de ne pas s’attacher « avec dilection » à sa propre personne, plus exactement comme dit Eckhart, à sa « forme humaine » (T, p. 240), c’est-à-dire à son apparence objective, dans l’interdiction qui leur est faite de confondre cette apparence avec son être propre365. Voilà pourquoi, toujours selon Henry, le Christ interdirait à ses disciples de confondre son « apparence » avec son « être propre ». Une telle affirmation est pour le moins étonnante. La « préservation de l’essence » dont il est ici question semble en effet contredire de manière flagrante la perspective d’une donation sans limite de Dieu entrevue au § 39. Cette contradiction est fondamentale car la « préservation » serait l’acte qui délimiterait le dualisme phénoménologique de l’être et l’apparence. Mais, si Henry avait poussé jusqu’au bout l’hypothèse entrevue d’une donation totale, n’y aurait-il pas eu aussitôt une présence de l’être au sein même de l’apparence ? L’apparence aurait donc part à l’effectivité. Dès lors, Henry ne serait-il pas retombé dans le « monisme ontologique » dont toute sa phénoménologie tend à se distancer ? Prenons acte d’un choix herméneutique dicté par un choix phénoménologique : c’est parce que la manifestation de l’être originaire ne peut être compatible avec le monde de l’apparence, que la « forme humaine » du Christ doit être réduite à une simple « apparence ». Cette incompatibilité eidétique, pour Henry, « fonde chez Eckhart la critique contre le concept de Dieu », et par là, une éthique spécifique366. L’éthique va de pair avec un affranchissement de toute conception transcendante de Dieu. 363 Ibid. T, p. 130, cité dans EM, § 49, p. 535. 365 EM, § 49, p. 537. 366 Ibid. 364 118 Les recommandations de Maître Eckhart : « nous devons nous affranchir de Dieu même 367 » ou « je prie Dieu de me libérer de Dieu368 » sont fondées dans l’impossibilité pour la Déité de se phénoménaliser dans l’extériorité de monde. Dieu ne faisant qu’un avec notre propre vie, l’immanence seule est son domaine : Que ces prescriptions et l’éthique qu’elles composent apparemment s’enracinent dans les structures eidétiques de la phénoménalité pure, que, pensé à la lumière de celle-ci, l’impératif qu’elles formulent d’abord n’exprime rien d’autre que le rejet du Dieu transcendant qui n’est pas l’essence, Eckhart l’affirme simplement : « Nous ne devons d’aucune façon saisir Dieu hors de nous-mêmes ni le supposer hors de nous, nous devons au contraire le considérer comme notre bien propre, comme une réalité qui nous appartient. » C’est pourquoi encore, « nous ne devons pas… œuvrer… pour Dieu… ni pour aucun bien extérieur à nous, mais uniquement pour l’amour de ce qui notre essence propre et notre propre vie et qui réside en nous » 369. La sphère du « propre » s’oppose ici radicalement à la sphère étrangère. Le geste est eckhartien : Dieu ne peut être abordé comme transcendant mais seulement comme immanent. Pour que l’œuvre soit intérieure, toute extériorité doit être rejetée, fut-ce l’intention d’œuvrer pour Dieu. La révélation de l’essence suppose la suppression et l’anéantissement de l’archétype370. L’ego est donc seul à se maintenir en s’opposant radicalement à tout anéantissement. Henry en déduit « l’hétérogénéité éidétique entre la réalité de Dieu et la manifestation transcendante de son concept 371 ». Affection effective et Dieu historique sont ainsi renvoyés dos à dos. Ainsi s’expliquerait « la critique dirigée par Eckhart contre la croyance et la foi372 ». L’enjeu est crucial. S’appuyant sur la seule raison, le phénoménologue ne cherche pas seulement à trouver son principe d’intelligibilité dans la transcendantalité sans avoir affaire avec l’empirique, mais, plus encore, en opposition avec lui (« phénoménologie de la vie »/« phénoménologie du monde »). A travers le refus du Logos hégélien, il y a ici l’enjeu d’une opposition entre le Logos en archè (identifié au bios) et le logos sarx egeneto. Comme Michel Henry le montrera plus tard dans Incarnation, la chair 367 T, p. 254, cité dans ibid. T, p. 258, cité dans EM, § 49, p. 538. 369 T, p. 150, cité dans EM, § 49, p. 538. Nous soulignons. 370 Sans entrer dans la disputatio, notons que, chez Eckhart, il n’y a pas seulement un anéantissement de l’archétype mais un anéantissement dans l’archétype : « Quand l’âme se fraie un passage et se perd dans son archétype éternel, c’est là cette mort que l’âme meurt en Dieu. C’est dans ce sens que saint Denis nous enseigne : Puisqu’alors Dieu n’existe plus pour l’esprit, cet archétype éternel n’est plus présent non plus à l’esprit, bien que l’âme tire davantage de lui son origine » (T, p. 249, extrait en italique cité dans : EM, § 49, p. 539). 371 EM, § 49, p. 539. 372 EM, § 49, p. 540. 368 119 (Leib) n’a rien à voir avec ce corps (Körper) pendu sur la Croix373. La vie, en tant que Leib, ne peut se manifester à travers ce Körper. Crux phaenomenologica374 du rapport Leib/Körper qui se redouble ici à travers un rapport entre raison et foi. La raison aurait pour elle le Leib, et la foi le Körper. Aucun dialogue ne serait possible de l’un à l’autre. La coalition entre transcendance et foi interdirait ici tout passage. La question est fondamentale. La possibilité d’une relation entre phénoménologie et théologie se jouerait-elle à l’intérieur de la phénoménologie ? Ou alors, la difficulté même dans laquelle la phénoménologie se débat trouve-t-elle son issue sur le plan théologique ? Pour tenter de démêler ce nœud, tâchons d’y voir plus clair dans la manière dont Maître Eckhart et Michel Henry se positionnent sur le rapport foi et raison. : C’est pourquoi encore il est dit de l’âme, qui désigne précisément dans l’homme cette réalité essentielle identique à la vie même de l’absolu, qu’ « elle n’est plus réduite à l’apparence, à la conjecture, à la foi… », que « tout ce qu’elle a jusque-là cru et connu à l’aide de simples mots et de simples démonstrations, tout ce qui lui est représenté sous forme de symboles… elle n’a plus besoin de le demander à personne », et cela, ajoute Eckhart, parce qu’ « elle est parvenue à la Vérité »375. Pour Eckhart, la foi peut devenir un obstacle à la vérité si elle consiste à avoir une relation avec un Dieu extrinsèque : « car c’est un grave inconvénient pour l’homme de croire Dieu loin de lui376 ». Gott étant une représentation, Dieu n’est présent que dans l’unité de la Gottheit. Michel Henry radicalise le propos en montrant que, grâce à l’identité de l’âme avec l’absolu, « Raison et Révélation » vont désormais de pair en opposition à la foi. La Raison (identifiée à la vie, faut-il le rappeler, puisque le Logos bascule en Ethos) atteindrait la Vérité là où la foi échouerait à cause de la modalité représentative à laquelle elle resterait liée. Le sermon 76, sur lequel s’appuie l’interprétation henryenne, est nettement plus nuancé377. Le 373 Voir par exemple, M. HENRY, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 26 : la chair (secret caché) est opposée au corps (aspect/apparence). 374 N. DEPRAZ, « La traduction de Leib : une crux phaenomenologica », Etudes phénoménologiques, 26, 1997, p. 91-109. Une difficulté de traduction est souvent l’indice d’une difficulté de pensée. E. FALQUE, « Y a-t-il une chair sans corps ? », Transversalités, 81/1 (2002), p. 43-75, repris dans : PH. CAPELLE (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2004, p. 95-133. 375 T, p. 242-243, cité dans EM, § 49, p. 541. 376 T, p. 47, dans EM, § 49, p. 540. 377 « Ecoutez maintenant à quoi l’on peut reconnaître que l’on est inséré dans la sainte Trinité. A ceci, d’abord : la contemplation du Saint-Esprit purifie l’âme de toute faute, en sorte qu’elle s’oublie elle-même et qu’elle oublie toutes choses. A ceci ensuite : ce qu’elle reçoit de la Déité, c’est la sagesse éternelle du Père, la connaissance et l’intelligence de toutes choses. De cette manière elle n’en est plus réduite à l’apparence, à la conjecture, à la foi, car elle est parvenue à la Vérité. Et tout ce qu’elle a jusque-là cru et connu à l’aide de simples mots et de simples démonstrations, tout ce qui lui est représenté sous forme de symboles, qu’il s’agisse d’hommes ou d’esprits, elle n’a plus besoin de le demander à personne, comme le doivent faire tant de 120 discernement de maître Eckhart porte sur deux modalités de la foi (« conjecture » et « foi chrétienne ») et non sur la foi et la raison. Et à travers deux modalités de la foi, c’est aussi deux modalités de la raison correspondantes qui sont distinguées. La première façon de croire est désavouée par Eckhart parce qu’elle s’appuie l’adéquation « de simples mots et de simples démonstrations ». Cette façon d’utiliser l’intelligence consiste à analyser ce qui est reçu par les sens. Elle ne peut convenir avec la « Vérité » qui s’atteste à la raison, qui est seule conciliable avec « la foi chrétienne ». Cette double distinction (conjecture/foi, adéquation/attestation) conduit finalement à associer foi et raison selon deux modes opposés (conjecture-adéquation/foi-attestation). Le contexte de la prière (« Dieu nous aide à obtenir cette vérité ! ») exclut d’ailleurs à lui seul toute opposition frontale foi/raison. Michel Henry l’a vu plus tard. Dans C’est moi la vérité, la foi n’est plus du côté de l’intentionnalité visant son objet à distance mais est désormais du côté du Pathos de la Vie378. La foi rejoint alors la jouissance de soi par laquelle Dieu s’affecte lui-même. Elle ne contrarie donc pas la vie absolue de l’ego comme « ce qui jouit de soi-même à la façon de Dieu379 ». Une pure jouissance de soi, une auto-affection sans extériorité, sans un voir et sans un vu, telle est la révélation de Dieu. La manifestation se fait au cœur même de l’effectivité de Dieu. La nonopération par laquelle la Déité est, est en même temps sa manifestation : Que la révélation de l’essence absolue réside dans le non-savoir et soit constituée par lui, ne détermine pas seulement l’œuvre de celle-ci comme la dissimulation originelle qui rend caduque l’entreprise de la connaissance. Parce que cette œuvre est celle de la révélation, sa détermination dans le non-savoir dit ce qu’est la phénoménalité gens qui n’ont pas reçu la Vérité. Ceux-là, quand la pure Vérité leur est révélée, veulent comprendre au moyen des sens humains, ce qui dépasse l’entendement de tous les anges. C’est pourquoi ils interrogent d’autres gens ; et s’ils leur apportent la Vérité, telle qu’ils l’ont reçue avec leurs sens grossiers, les autres la reçoivent aussi dans un sens grossier tel qu’ils l’entendent d’eux ; ils prétendent ensuite que ce qu’ils ont entendu est faux et inconciliable avec la foi chrétienne ; ils le tiennent pour erroné car ils le croient conforme à l’idée qu’ils s’en font, mais la Vérité leur échappe tout à fait et ils s’illusionnent absolument. Enfin, l’âme noble qui, en union avec le Verbe, est insérée dans la sainte Trinité, obtient, en un instant, de la Force et de la Puissance du Père, qu’il lui soit possible de tout opérer. C’est ce qu’exprime saint Paul : « Je puis toutes choses en celui qui me fortifie » (2 Co 12, 10). Alors ce n’est plus l’âme qui opère ; connaît et aime, c’est Dieu qui opère, connaît et aime en elle. C’est ce que proclame Jérémie : « Vous êtes vraiment des dieux en ce que vous connaissez et aimez Dieu ». Dieu nous aide à obtenir cette vérité ! Amen. » (T, p. 242-243). 378 Dans cet ouvrage, Henry propose de voir la foi non comme une « forme de pensée » mais comme une « détermination de la Vie » : « La Foi n’est pas une conscience signifiante encore vide, incapable de produire par elle-même son contenu. La Foi n’est pas du domaine de la conscience mais du pathos (…) La Foi est la certitude du vivant de vivre, certitude qui ne peut lui venir en fin de compte que de la propre certitude qu’a la Vie absolue de vivre absolument. Venue en lui de la propre certitude que la vie a de vivre, la Foi est dans la vie de chaque moi transcendantal l’épreuve qu’il fait de la Vie absolue. » (M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 242-243). 379 T, p. 256-257, cité dans EM, § 49, p. 547. 121 effective de l’essence en tant qu’elle ne se manifeste pas dans le monde et ne peut être connue, en tant qu’elle n’a pas de visage 380. Lorsque Michel Henry écrit ces lignes, a-t-il connaissance de Totalité et infini, paru en 1961 ? Que la réponse soit positive ou négative, que cette notion du visage soit intentionnellement dirigée vers Lévinas ou non, il n’en demeure pas moins une hétérogénéité entre les deux phénoménologies. L’infini ne peut laisser sa trace dans le visage d’autrui chez Michel Henry. Tout simplement parce que « l’essence… n’a pas de visage ». Elle ne peut se donner ailleurs que dans l’affectivité, comprise comme l’essence d’une non-liberté. En effet, si la vie est reçue dans une épreuve de passivité, elle est d’abord un pâtir. L’affectivité précède donc l’action. Cette antécédence rend impossible toute emprise de l’ego sur le sentiment qui la conditionne. C’est pourquoi « l’essence de l’affectivité réside dans le souffrir et se trouve constituée par lui381 ». Se trouver dans ce souffrir soi-même, c’est le pathos originaire, l’impossibilité de prendre distance à l’égard de soi. Or cette impossibilité, est le lieu de toutes les possibilités. La liberté s’enracine dans cette non-liberté. De la sorte, la vie reçoit une tonalité paradoxale, celle de l’identité de la souffrance et de la joie : La souffrance est joie parce que en elle, dans son contenu et dans ce qu’elle est, se réalise l’être-donné-à-soi, la jouissance de l’être, parce que son effectivité phénoménologique est cette jouissance. La joie est souffrance parce que l’être-donnéà-soi de l’être, sa jouissance réside et se réalise dans le s’éprouver soi-même de son souffrir, parce que le contenu phénoménologique effectif de la joie est la souffrance de ce souffrir382. Dans cette « tonalité affective fondamentale », cette Befindlichkeit paradoxale, s’enracine la diversité et la contrariété des Stimmungen. Tonalités positives et négatives y coexistent et peuvent passer les unes dans les autres : l’amertume se transformer en douceur, la joie en tristesse, la colère en mansuétude,… Oserions-nous ajouter : l’angoisse en sérénité ? La dette de Michel Henry envers Kierkegaard se fait ici sentir. Elle est accompagnée d’une autre dette. Cette découverte de la joie au cœur de la souffrance, cette Béatitude paradoxale (l’expression est tautologique), fait revenir une dernière fois Michel Henry à Maître Eckhart dans L’Essence de la manifestation : Le devenir de la souffrance, sa transformation intérieure en ce qu’elle est, en la joie de l’absolu, c’est la ce qu’exprime toute parole essentielle concernant l’être de la 380 M. ECKHART, Sermon Expedit vobis, T, p. 241, cité dans EM, § 49, p. 548-549. EM, § 70, p. 827. 382 EM, § 70, p. 833. 381 122 souffrance (…) Pour autant, toutefois que la souffrance persiste et se retrouve inchangé l’être, l’absolu, la jouissance de soi de l’être absolu, en elle, dans son souffrir, en tant qu’elle souffre, se produit le mouvement qui l’abolit. « Si ma souffrance est en Dieu, dit Eckhart, ma souffrance devient elle-même Dieu. Comment… la souffrance pourrait-elle encore être une peine, si la souffrance perd sa peine (T, 93, 95) ? » « Le fond des sentiments purs dit encore Eckhart, est Dieu lui-même (Id., 169). » La pureté du sentiment réside dans son fond. Purs, nos sentiments le deviennent dans le s’éprouver soi-même qui est l’être et la vie, la vie de Dieu lui-même, une vie absolue383. Ce dernier hommage n’en dit-il pas long sur l’influence de Maître Eckhart chez Michel Henry ? Le voici aux côtés de Kierkegaard, et même de Kafka 384, pour souligner que la souffrance est le chemin de retour à l’intériorité dans laquelle souffrance et joie ne s’opposent plus. Cependant, soulignons une prise de distance du phénoménologue à l’égard de Kierkegaard. Michel Henry rejette l’accès à cette intériorité par un « saut » : « les déterminations qualitatives ne surgissent pas dans le ‘saut’ et ne se produisent pas à partir de lui385. » Cet éloignement de Kierkegaard est à prendre en considération. L’ouverture à l’intériorité du Même empêche-t-elle la sortie vers l’Autre ? Ne peut-elle pas être les deux à la fois ? Qu’en est-il alors de la « Percée » eckhartienne vers le Fond sans fond ? N’est-elle pas une forme de « saut » ? La transformation intérieure ne demande-t-elle pas de s’en remettre à un autre ? De la réponse à cette question dépend la modalité même de l’éthique. L’épreuve de l’opération est-elle la découverte qu’un autre me meut au-dedans de moi ? La question va-t-elle s’éclairer dans les pages de C’est moi la vérité ? § 12. Dieu s’engendre comme moi-même L’Essence de la manifestation fait la part belle à Maître Eckhart. Cette situation exceptionnelle du mystique rhénan trouve-t-elle confirmation dans le reste de l’œuvre de Michel Henry ? Oui, mais à la manière du Petit Poucet. Nous entendons par là que les références à Eckhart y apparaissent seulement comme des petits cailloux semés pour retrouver son chemin. Et cette traçabilité se concentre presqu’uniquement sur une seule citation qui devient en quelque sorte la signature eckhartienne de Michel Henry : « Dieu 383 EM § 70, p. 842-843. Voir F. KAFKA, Journal intime, Paris, Grasset, 1945, p. 276, cité dans EM, § 70, p. 842-843. 385 EM, § 70, p. 842. 384 123 s’engendre comme moi-même et m’engendre comme lui-même386. » Cette citation est comme le précipité, au sens chimique, voire alchimique, de tout l’enseignement eckhartien développé dans L’Essence de la manifestation. Ce leitmotiv apparaît dans « Peindre l’invisible » (1989) : « Dieu s’engendre comme moi-même et m’engendre comme lui-même » déclare une proposition inouïe (inaudible d’ailleurs et pour cette raison condamnée) de Maître Eckhart. Nous distinguons dans la création l’incréé et le créé, et c’est cette distinction qui part en lambeaux. Si ma propre connaissance est celle de Dieu, de la Vie, en moi et n’est pas possible autrement (car comment pourrais-je bien vivre si la Vie ne me faisait vivre), si en conséquence ma naissance est nécessairement la naissance éternelle de Dieu (« si je n’étais pas, dit encore Maître Eckhart, Dieu ne serait pas ») c’est qu’il n’y a rien d’autre en tout le créé, en tout ce qui est, que l’incréé, que la fulguration de la vie387. « Comment pourrais-je bien vivre si la Vie ne me faisait vivre ? » s’exclame Michel Henry. Le déplacement de la terminologie de l’être vers la terminologie de la vie, qui est incontestable dans C’est moi la vérité, est déjà ici constatable. C’est encore Maître Eckhart qui permet de départager l’alternative : « preuve de l’Être ou épreuve de la Vie388. » Le terme de vie l’emporte car il présente l’avantage de dire l’être comme opération en se dégageant de la phénoménologie de l’être liée à la présence. Le cordon ombilical avec Hegel et Heidegger est définitivement rompu389. La phénoménologie de la vie a largué les amarres. Désormais, elle vogue avec son registre propre, celui de l’épreuve de la vie, qui fait le lien entre la vie divine (la Vie) et la vie humaine (la vie). La vie est entée dans la Vie. Autrement dit, la naissance est reconduite à la naissance éternelle. Et, Michel Henry de rappeler cette autre citation commentée dans L’Essence de la manifestation : « si je n’étais pas, dit encore Maître Eckhart, Dieu ne serait pas » (Sermon 52). Le créé n’est pas pour autant nié. Il est radicalement suspendu à l’incréé, sans lequel il ne serait « rien ». Comment dire avec plus de conviction la dépendance ontologique radicale de la créature à l’égard de Dieu ? La vie est invisible et silencieuse. Son langage n’est pas le logos grec, mais celui de l’épreuve pathétique : 386 M. ECKHART, Traités et Sermons, T, p. 146. M. HENRY, « Peindre l’invisible », dans : Pierre Magré, Poitiers, Diane Grimaldi, 1989, p. 7-43, ici, p. 16. 388 M. HENRY, « Acheminement vers la question de Dieu : preuve de l’Être ou épreuve de la Vie », Archivio di Filosophia, 1990, n°1-3, p. 521-531, ici, p. 528. 389 C’est beaucoup moins sûr concernant Fichte puisque le terme « Vie » désigne pour lui l’Absolu indépendant de toute extériorité. Voir EM, § 38. 387 124 Si la vie est invisible et si elle est ce silence – je me référerais notamment à Maître Eckhart qui a joué et qui joue toujours un très grand rôle dans ma pensée, le seul philosophe à vrai dire qui m’apprend encore quelque chose – alors comment puis-je en parler ? Comment puis-je faire une philosophie de l’affectivité, c’est-à-dire une phénoménologie de l’invisible ? (Par conséquent), et c’est ma grande réponse à tout genre d’objection, il y a un savoir fondamental – et ce n’est pas le langage qui me le donne. Ou alors, il faut appeler langage cette affectivité de la Vie elle-même, cette angoisse. Mais l’appeler langage, c’est jouer sur les mots. Car il s’agit là de l’épreuve d’une subjectivité pathétique, qui est ma vie – et qui est plus que ma vie dans la mesure où ma vie n’est pas seulement la mienne, elle est aussi une Vie absolue. Il s’agit d’un problème capital. Je crois que seul un penseur comme Maître Eckhart l’a traité. On le trouverait peut-être aussi dans l’Evangile de Jean. Quoiqu’il en soit, il y a là une réponse à la question du langage et du logos grec – le logos de Jean n’est pas le logos grec – et cette réponse invite à de nouvelles recherches qui constituent un tournant pour la phénoménologie (…) 390 Il est à nouveau ici question de ce basculement du logos grec dans un l’ethos absolu de la vie. La vie parle un langage silencieux en deçà de toute parole audible. Elle s’auto-éprouve au cœur de l’effort de l’ego. A chaque fois que le sujet éprouve sa vie en propre, il est aussitôt affecté par la Vie absolue qui le donne à lui-même. Autrement dit, la mienneté n’arrête pas le sujet à sa finitude mais le reconduit au procès absolu par lequel la Vie engendre le vivant. D’où, l’absolu ne se manifeste jamais comme un être transcendant. Si le transcendantal se mue en ego effectif, il ne peut s’agir du Dieu « le plus grand » dont on ne saurait parler et qu’il faudrait démontrer. Passer de l’hypothétique à l’effectivité ne demande aucune démonstration. La preuve ne vaut où l’épreuve se vit. Parmi les auteurs médiévaux, Maître Eckhart a eu cette perspicacité de s’en tenir à la phénoménalité intérieure : Ce qui dépasse le moi n’est pas du tout une sorte de transcendant, au sens du terme « le plus grand », qui serait hypothétique et qu’il faudrait démontrer. Tout au contraire, ce qui dépasse le moi est ce qui vient avant lui et en quoi il vient, qui est donc plus profond que lui et dont il surgit à chaque instant. Maître Eckhart est le seul à l’avoir dit. Le problème est de comprendre comment la Vie dans son éternel autoengendrement, c’est-à-dire dans son éternelle auto-affection, engendre par la voie de l’ipséité des ipséités singulières, des égaux qui ne cessent jamais d’appartenir à cette nature transcendantale de la Vie. C’est un mystère, mais je crois que l’on peut presque le pénétrer. Je suis arrivé à un point où j’ai l’impression que je le comprends. J’ai dû parler de Dieu à un colloque où il m’était demandé d’intervenir sur la preuve de Saint390 M. HENRY, « Entretien avec Olivier Salazar-Ferrer », Revue Agone, « Ethique et expression », 2-3, 1991, p. 4769, repris dans : M. HENRY, Entretiens, Paris, Sulliver, 2005, p. 55-77, ici, p. 59-61.68-69, réédité dans : M. HENRY, Pour une phénoménologie de la vie, bibliographie par J. Leclercq, Editions de Corlevour, 2010, p. 31-59, ici, p. 35-37. 125 Anselme. J’ai dû dire qu’elle n’était pas bonne et opposer à sa preuve une autre voie, proche de celle de Maître Eckhart, par laquelle j’explique qu’on n’a pas démontré Dieu par le moyen de l’intelligence. Tout cela est bel et bon mais ne convainc jamais personne. C’est seulement au plan de l’épreuve, qui fait qu’une Vie plus grande que ma vie donne sens à moi-même, que cela est possible391. Qui dit passage de l’hypothétique à l’effectivité, dit aussi la nécessité de rendre compte de l’avènement des « ipséités singulières » à partir de l’Ipséité fondamentale : le surgissement du Soi dans la Vie. Tous les ego(s) appartiennent à cette « nature transcendantale de la Vie » dans laquelle ils sont engendrés. Cette co-appartenance dans l’auto-engendrement de vie détermine un nouvel ethos commun, un nouveau vivre ensemble. Ainsi, dans « Parole et religion : la Parole de Dieu », l’insistance va à l’Ipséité de la vie. Il n’y a de « moi » humain que sur base d’un « Soi ». A savoir, que chaque sujet se reçoit sur base de l’auto-affection. Il ne se pose donc pas comme un « moi » surgit de lui-même, comme l’auto-énonciation fichtéenne. La Vie se communique par la filiation. La Vie engendre des Fils. La révélation de Dieu se fait à même cet engendrement : Si avec Eckhart on appelle la vie « Dieu », alors on dira avec lui : « Dieu s’engendre comme moi-même ». Mais ce Soi engendré dans la Vie, ne tenant la singularité de son Soi que de son ipséité et ne tenant son ipséité que de l’auto-affection éternelle de la vie, porte en lui celle-ci, pour autant qu’il est porté par elle et n’advient à chaque instant à la vie que par elle. Ainsi la vie se communique-t-elle à chacun des Fils en le traversant tout entier, de telle façon qu’il n’y a rien en lui qui ne soit vivant, rien non plus – pour autant que son Soi n’advient que dans l’auto-affection de la vie elle-même – qui ne contienne en soi cette essence éternelle de la vie. « Dieu m’engendre comme lui-même »392. Entre Dieu et moi, l’engendrement se fait réciproque. Tout « Soi » est engendré dans le procès même par lequel la vie jaillit sans cesse à nouveau. Aussi, s’opère-t-il une « communauté d’essence phénoménologique » entre l’homme et Dieu. Dans l’auto-affection du mystère, Dieu et l’homme échangent leur connaissance. Michel Henry paraphrase la métaphore eckhartienne de l’œil : « L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, … 393 » Sans doute, s’agit-il aussi d’un clin d’œil puisque cette citation renvoie à la 391 Ibid., p. 44-45. M. HENRY, « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans : J.-F. COURTINE (éd.), Phénoménologie et Théologie, Paris, Criterion, coll. « Idées », 1992, p. 129-160, ici, p. 137. 393 M. ECKHART, Sermon 12. Qui audit me, T, p. 179. 392 126 seule citation de Maître Eckhart chez Hegel 394. Devenu théo-gnoste, l’homme entre dans ce qu’on pourrait appeler une gnose impressionnelle. La fondation de l’Ipséité par l’autoengendrement induit une connaissance spécifique, celle de l’auto-affection. Il s’en suit non seulement qu’il n’y a aucune intentionnalité en Dieu, mais aussi que la connaissance que l’homme a de Dieu est sans intentionnalité : C’est cette communauté d’une essence phénoménologique entre l’homme et Dieu qui fonde leur relation phénoménologique, qui génère l’homme en tant qu’un homme qui connaît Dieu – « ein Gott wissender Mensch » ; « nous nous adorons ce que nous connaissons » (Jn 4, 23) –, tandis que, générant l’homme dans l’auto-affection de son auto-engendrement, Dieu connaît l’homme, lit au fond de son cœur dans l’acte même par lequel il le génère. Cette communauté d’essence phénoménologique, on pourrait l’exprimer métaphoriquement en disant ; l’Œil par lequel je vois Dieu et l’Œil par lequel Dieu me voit n’est qu’un seul et même Œil – étant entendu qu’il n’y a ici, phénoménologiquement parlant, ni Œil, ni vision, ni monde, ni quoi que ce soit de semblable395. Le déplacement entre Hegel et Michel Henry est manifeste. Là où le premier cite Eckhart pour confirmer que Dieu ne peut entrer dans la connaissance de lui-même sans le monde, selon l’adage « sans le monde, Dieu n’est pas Dieu » (Ohne Welt Gott ist nicht Gott)396, le second confirme que la connaissance se fait dans le régime d’immanence de la vie qui rejette le monde. Cette double phénoménalité : phénoménalité de la vie et phénoménalité du monde, est consacrée dans C’est moi la vérité. Michel Henry y met en évidence « la relation de la vie au vivant » comme dimension fondamentale du christianisme 397. Parce qu’il n’existe qu’une seule et unique Vie, cette relation s’établit d’abord en Dieu pour s’établir ensuite dans l’homme. Pour en parler, le langage de l’être est obsolète. A proprement parler, la vie « n’est » pas car « elle advient et ne cesse d’advenir398 ». En Dieu s’accomplit l’éternel procès de la Vie, dans une auto-génération. Cette auto-génération est identiquement une auto-révélation dans laquelle il n’y a pas de distance entre ce qui révèle 394 « Des théologiens plus anciens ont saisi cette profondeur [du concept] à son niveau le plus intime […]. Maître Eckhart, un moine dominicain du XIVe siècle, dit entre autres choses dans un de ses sermons, au sujet de cette intimité : “L’œil avec lequel Dieu me voit et l’œil avec lequel je le vois ; mon œil et son œil ne font qu’un. Dans la justice je suis pesé en Dieu et lui en moi. Si Dieu n’était pas, je ne serais pas ; si je n’étais pas, il ne serait pas. Il n’est toutefois pas nécessaire de savoir cela, car ce sont des choses qui sont facilement mal comprises et qui ne peuvent être appréhendées que dans le concept” » (G.W.F. HEGEL, Leçons sur la Philosophie de la religion, Glockner, 1927, t. XV, p. 228, trad. fr., 1996, p. 232). 395 M. HENRY, « Parole et religion : la Parole de Dieu », op. cit., p. 140-141. 396 G.W.F. HEGEL, Vorlesung über die Philosophie der Religion, éd. G. Lasson et J. Hoffmeister, Hambourg, I, 1932, p. 148. 397 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 71. 398 Ibid., p. 74. 127 et ce qui est révélé. La Vie se révèle à elle-même dans une première Ipséité, un Soi vivant. « Vie » et « Premier Vivant » sont dès lors les noms phénoménologiques du Père et du Fils399. Ils sont corrélatifs d’un même procès où la puissance d’auto-engendrement (Père) s’auto-éprouve en se jetant en Soi (Fils)400. Nous ne pouvons donc pas parler d’une véritable altérité de Personnes, puisque ne surgit qu’une seule Ipséité. Cette interprétation de l’originaire va orienter toute la philosophie du christianisme de Michel Henry. En effet, chaque homme étant non-né, indépendant par rapport à la création, va trouver sa propre ipséité dans cette Ipséité originaire qu’est le Fils. Dire que l’homme est fils signifie ni plus ni moins qu’il est engendré dans cette même vie que Dieu est. Cependant, une telle assertion, aussi abrupte, n’est pas acceptable dans le christianisme. Où serait la distinction entre le Verbe éternel du Prologue, le Fils unique de Dieu, et les hommes, en tant que fils de Dieu ? Pour résoudre cette question épineuse, Michel Henry met en relief deux modalités de l’autoaffection. La première est celle de l’Archi-Fils. Cet auto-accomplissement de la Vie dans le Premier Vivant est la condition de possibilité d’une seconde auto-affection, qui en dérive, l’auto-affection de chaque homme comme « fils de Dieu » : Moi-même je suis ce Soi singulier engendré dans l’auto-engendrement de la Vie absolue, et ne suis que cela. La vie s’auto-engendre comme moi-même. Si avec Maître Eckhart – et avec le christianisme – on appelle la Vie de Dieu, on dira « Dieu s’engendre comme moi-même. » La génération de ce Soi singulier que je suis moimême, Moi transcendantal vivant, dans l’auto-génération de la Vie absolue, celle qui fait de moi l’homme véritable, l’homme transcendantal chrétien. Pour autant cependant que cette naissance transcendantale s’accomplit à partir de la Vie, dans le procès de venue en soi de cette Vie, alors le Soi singulier que je suis n’advient à soi que dans la vie absolue et porte en lui comme sa présupposition jamais abolie, comme sa condition. Ainsi la Vie traverse-t-elle chacun de ceux qu’elle enfante de telle façon qu’il n’y a rien en lui qui ne soit vivant, rien non plus qui ne contienne en soi cette essence éternelle de la Vie. La Vie m’engendre comme elle-même. Si avec Eckhart –et avec le christianisme – on appelle la Vie Dieu, on dira : « Dieu m’engendre comme lui-même. » Mais c’était précisément là la condition de l’Archi-Fils co-engendré dans l’autoengendrement de Dieu, de telle façon que sa génération était l’auto-génération de Dieu lui-même, qu’il était Dieu. Ici se répète notre question : Moi, ce Soi transcendantal vivant que je suis, suis-je le Christ401 ? » 399 « Le Père – si nous entendons par là le mouvement que rien ne précède et dont nul ne connaît le nom par lequel la Vie se jette en soi pour s’éprouver soi-même –, le Père engendre en lui éternellement le Fils, si nous entendons par là le Premier Vivant, Celui en l’Ipséité originelle et essentielle de qui le Père s’éprouve luimême. » (Ibid., p. 76). 400 Voir M. HENRY, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, p. 108. 401 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 132-133. 128 Michel Henry distingue deux modalités de l’auto-affection : un « concept fort » et un « concept faible »402. Selon le premier, la vie produit elle-même le contenu de son affection. Suivant le second, le moi est affecté par une vie qu’il ne produit pas lui-même. Dans ce cas, le sujet s’éprouve lui-même sans être source de cette épreuve. Il y a donc la vie du Fils, et la vie du « Fils en tant que Fils403 ». Cette différenciation de deux modes de l’auto-affection est peut-être la nouveauté principale de C’est moi la vérité par rapport à L’Essence de la manifestation404. Même s’il y a une immédiateté de l’épreuve du Soi dans le processus d’auto-génération, elle est médiatisée par la personne du Christ : « Le rapport de l’homme transcendantal à Dieu n’est pas un rapport direct mais seulement médié dans le Christ.405 » Cette médiation christique s’inscrit pourtant dans l’immédiateté de la donation de la vie. Chaque « Je » est capable de dire « Je peux » en tant qu’il dispose du pouvoir d’agir qui lui est donné par l’Archi-Fils : « La source de tout pouvoir consiste dans le Soi de l’Archi-Fils, c’est-à-dire dans l’Ipséité originelle de la Vie absolue406. » Dès lors qu’il est en possession de ce pouvoir, l’ego peut sombrer dans une illusion, « illusion par laquelle il se prend pour le fondement de son être »407. Cette « illusion transcendantale » a pour cause l’Oubli par l’homme de sa condition de Fils. Dans cet Oubli, l’homme vit selon « le système de l’égoïsme408 ». Son action repose uniquement sur lui-même. Il se projette à l’extérieur dans le monde. Comme la Marthe de l’Evangile, le « moi » s’agite à l’extérieur dans le « Souci »409. Se jetant dans le « Souci », il ne rencontre, au bout du chemin, que la mort. Le salut consiste à revenir à l’Immémorial de la Vie. C’est là tout l’enjeu du lien entre éthique et religion dans 402 Ibid., p. 135. Voir ibid., Chapitre 7 : « L’homme en tant que ‘Fils dans le Fils’ », p. 142-168. 404 Faut-il voir dans cette distinction un « tournant théologique » ? (voir S. LAOUREUX, Immanence à la limite, § 29, p. 209-213 ; E. FALQUE, « Michel Henry théologien (à propos de C’est moi la vérité) », Laval théologique et philosophique, vol. 57, n° 3, 2001, p. 525-536). Si oui, il ne concerne que la christologie et non le mystère trinitaire. La distinction des deux modalités de l’auto-affection fait effectivement place à la médiation du Christ. Comme le rappelle E. falque (ibid., p. 526-527), le terme « Trinité » n’apparaît pas, mais bien celui de « Christ médiateur » (C’est moi la vérité, p. 138). Pour Henry, il s’agit de mettre en œuvre « une philosophie du christianisme ». Son introduction de la christologie ne vient nullement remettre en question l’ensemble de l’acquis de l’Essence de la manifestation. A savoir, elle ne déplace pas l’affirmation d’une hétérogénéité ontologique entre la Vie et le Monde, qui fait la spécificité de sa pensée. De ce fait, nous aurions plutôt tendance à parler de « théologie philosophique » (comme on le fait pour Hegel auquel Henry s’oppose) davantage que de « théologie » pour désigner la phénoménologie de Michel Henry. 405 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 138. 406 Ibid., p. 175. 407 Ibid., p. 177. 408 Ibid., p. 185. 409 Voir E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, p. 151-153. 403 129 une phénoménologie de la vie410. Pour sortir de l’illusion transcendantale, « une transition du moi à l’ego » doit s’opérer, et cette transition est un « retournement »411. A savoir, le « moi » doit cesser de se prendre pour le « point source » de son action et se rendre entièrement passif de l’action même de Dieu. C’est alors que le sujet découvre sa véritable identité : celle de Fils de Dieu. Désormais libre, il reçoit de Dieu toute son activité. Dans cette « seconde naissance », l’agir est libéré dans la donation. Il retrouve ainsi sa Puissance de vie : Oublieux de son Soi dans l’agir miséricordieux, il n’est plus rien d’autre en ce nouvel agir que sa donation à lui-même dans l’Archi-Donation de la Vie absolue et dans son Archi-Ipséité. Il a retrouvé la Puissance dont il est né et qui elle-même ne naît pas. Il est né une seconde fois. En cette seconde naissance il a retrouvé la Vie de telle sorte que désormais il ne naîtra plus et qu’il est vrai de dire en ce sens qu’il est « non né » (T, 258)412. Que l’homme soit « non né » signifierait qu’il a « retrouvé la Vie ». Dans cette Vie absolue, il retrouve la Puissance qui ne naît pas, la naissance éternelle. Là il est né une seconde fois. Dans cette seconde naissance, l’homme ne se vit plus sur le mode d’un participe passé : « né », mais selon un mode de participation à une naissance présente toujours nouvelle : en train de naître. Dans ce « naître incessant à soi-même », se découvre une nouveau mode d’expérience de la temporalité, un nouvel Ethos, où chaque instant est riche de nouvelles possibilités inédites et inattendues 413. Avec Michel Henry, toute la question de l’éthique chrétienne se concentre sur la possibilité de permettre à l’homme de « surmonter l’oubli de sa condition de Fils414 » et lui faire découvrir cette naissance qui l’ouvre à la vie éternelle. La problématique change en fonction de l’interprétation que l’on donne à cette « seconde naissance ». Si elle est interprétée dans le sens où elle rend la première naissance immédiatement obsolète, cela signifie que l’homme, pour autant qu’il exhume cette naissance de l’Oubli, est désormais éternel. Si, au contraire, cette seconde naissance est présentée comme la perspective ultime de l’achèvement ontologique, l’homme doit encore mourir. Or, il faut bien dire que le sermon 52 de Maître Eckhart, si on le considère à lui seul, 410 M. HENRY, « Ethique et religion dans une phénoménologie de la vie », dans : Phénoménologie de la vie, t. IV, Sur l’éthique et la religion, PUF, coll. « Epiméthée », 2004, p. 53-64. 411 Ibid., p. 58. 412 Ibid., p. 214. 413 N. DEPRAZ, « En quête d’une métaphysique phénoménologique : la référence henryenne à Maître Eckhart », dans : Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2001, p. 255-279, ici, p. 274-275. 414 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 216. Voir l’ensemble du chapitre 10 : « L’éthique chrétienne », p. 216-239. 130 laisse la porte ouverte à l’une ou l’autre de ces interprétations 415. Pour Michel Henry, la nouvelle naissance modifie l’ethos de l’homme. En entrant dans l’agir que lui donne la puissance de la vie absolue, il est un nouvel homme contre lequel la mort n’a plus de pouvoir. D’où la nécessité de définir l’éthique chrétienne qui lui confère la condition de Fils. Cette éthique ne se révèle pas dans un ensemble de commandements qui interpelleraient l’homme du dehors, mais le mouvement même par lequel la vie se donne à elle-même. Contre Hegel, Michel Henry rappelle que l’action n’est pas régie par un « processus d’objectivation et d’extériorisation416 ». L’action ne se sépare jamais de soi dans l’Ipséité : « L’homme est un moi transcendantal invisible, c’est ce moi qui agit417. » Ainsi, l’opposition radicale entre la vérité du monde et la vérité de la vie se retrouve-t-elle dans le dédoublement de l’action dans son apparence extérieure et l’action secrète et invisible. Cette distinction est le fondement d’une critique de la Loi. C’est ici qu’il est possible de déceler la distinction henryenne entre judaïsme et christianisme, mais à travers elle, plus radicalement encore, la critique d’un christianisme attaché à un Dieu transcendant. A travers la Loi, c’est la foi elle-même qui est fondamentalement mise en question418. En tant que transcendante, la Loi est impuissante à produire l’agir qu’elle prescrit. Ainsi, la Loi place-telle l’homme dans une « situation dramatique » : l’homme voit ce qu’il faut faire sans disposer du pouvoir de le faire419. Et Michel Henry de s’appuyer sur l’exégèse paulinienne pour montrer que la Loi révèle la transgression. D’une telle « Loi de malédiction420 », l’homme ne peut que prendre « congé421 ». Or, prendre congé ne signifie pas l’abandon de la Loi, mais sa transformation : « ce n’est pas l’idée de Loi, à vrai dire, qui est en cause, mais la représentation qu’on s’en fait422. » Ainsi, faut-il que surgisse une « Loi Nouvelle », c’est-àdire une Loi capable de mouvoir l’homme de l’intérieur, de le mettre en pouvoir d’agir selon elle. Or, l’homme n’est en disposition de ce « Je peux » que s’il est engendré dans la Vie par l’Archi-Fils. Ainsi l’éthique chrétienne, et elle seule, ouvrirait à « la naissance transcendantale 415 Voir infra, § 19, Logos et relation. M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 218. 417 Ibid., p. 219. 418 Voir supra § 11. La « réciprocité entre Dieu et la vie » (Auto-donation. Entretiens et conférences, p. 148-149) dont Michel Henry se réclame interdit la relation d’altérité dialogale entre l’homme et Dieu, et donc, la foi. Cette interdiction est dérivée d’une interdiction plus originaire : l’identification du Père à la Vie interdit au Fils, comme Premier vivant, d’entrer avec lui en dialogue. 419 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 224. 420 Ibid., p. 224. 421 Ibid., p. 227. 422 Ibid., p. 229. 416 131 de l’ego423 ». Son commandement consiste à vivre selon ce Soi vivant, afin d’entrer dans le « bien vivre » qui découle de la mise à disposition de son pouvoir. La morale kantienne du devoir est donc aussi congédiée. Le respect de la loi n’est pas plus facile que l’amour. Si le christianisme n’a plus pour unique loi que le commandement de l’amour, c’est parce que ce commandement est adressé à des fils en capacité d’aimer424. L’éthique chrétienne se concentre donc sur la question de l’auto-donation de la vie. Et, même si cette auto-donation est transcendantale, l’homme ne peut vérifier qu’il se laisse effectivement engendrer dans la vie a priori. N’est-ce pas seulement au regard a posteriori des œuvres qu’il pose qu’il peut dire s’il se laisse engendrer dans la vie ? En effet, selon la parole johannique, est menteur celui affirme : « je le connais » sans observer ses commandements. Le critère selon lequel l’homme est en Dieu, consiste à vivre comme lui a vécu425. C’est dire combien l’agir conditionne la révélation divine. Ainsi, ce chapitre sur l’éthique se termine-t-il par ces mots de l’évangile de Jean : « Celui qui m’aime mettra en pratique ce que je dis, et mon Père l’aimera, et nous viendrons en lui, et nous nous établirons chez lui à demeure » (Jn 14, 23). Manifestation et agir vont donc de pair. L’agir introduit dans une vie qui demeure pour toujours, car il s’agit de l’amour. Au moment de la parution de C’est moi la vérité, des propos de Michel Henry permettent de situer le lien entre cette vie immanente et la question de la mort : Non, il n’y a pas de mort, justement. Il n’y a pas de mort, ou alors il faut en parler tout autrement, il faut travailler avec une philosophie radicalement différente. Parce que la butée de la mort, c’est la butée de la mort devant moi dans le monde. Je me dis : je suis âgé, dans six mois peut-être, ou plus tard, je serai mort. Mais on raisonne alors dans l’ek-stase. Or, là où il y a la vie, dans son essence intérieure, il n’y a plus d’ekstase, ni passé, ni futur. C’est très difficile à comprendre, mais certains auteurs en ont eu l’intuition. Par exemple Maître Eckhart quand il dit : « Ce qui s’est passé hier est aussi loin de moi que ce qui s’est passé il y a quinze mille ans ». Cela montre qu’il n’y a pas de rapport entre moi et le temps, le temps ek-statique, il n’y a pas de mesure de l’écart…426 423 Ibid., p. 230. « Dans le Commandement d’amour, le christianisme d’adresse à un Fils, à celui qui, donné à lui-même dans l’auto-donation de la vie et ainsi dans l’amour infini que la Vie se porte à elle-même, porte en lui cet amour comme ce qui l’engendre à chaque instant. » (Ibid., p. 235). 425 1 Jn 2, 4-6 cité dans EM, p. 237. 426 M. HENRY, « Art et phénoménologie de la vie », dans : Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, Beauchesne, 2ième éd., 2004, p. 197-222, ici, p. 221. Propos recueillis par M. Uhl et J.-M. Brohm. Entretien réalisé à Montpellier, le 6 juin 1996. Initialement publié in Prétendaine, n°6 (« Esthétiques »), décembre 1996, p. 27-43. 424 132 Chez le phénoménologue de la vie, la mort n’a plus aucun pouvoir. Nous sommes loin du Dasein, de l’être-pour-la-mort. Ainsi à la question : Mais là on tombe sur la butée de la mort ? Michel Henry répond de manière catégorique : « il n’y a pas de rapport entre moi et le temps ». On ne peut davantage séparer ego et temporalité. La mort ne peut mordre sur l’ipséité, laquelle se donne dans l’engendrement de la vie. La temporalité immanente qui ne se sépare jamais de soi ne peut être détruite par la mort. Tout au mieux, la mort vient-elle enfin libérer l’homme de son éloignement avec le procès interne qui le fait vivre. Il est vrai que surmonter la mort n’est pas l’apanage de l’homme, mais celui de Dieu. Ainsi, la grande thèse du christianisme n’est-elle autre que de faire découvrir à l’homme sa « condition de fils », « la génération de l’homme en Dieu ». Cette thèse est précisément l’axe de la pensée de Maître Eckhart, dont, affirme-t-il, « une série d’intuitions fondamentales rejoignent la phénoménologie » : S’il n’y avait pas un vivre qui soit capable de s’apporter soi-même dans la vie, aucun vivant ne pourrait être. Pour Eckhart, la vie s’engendre ainsi elle-même. Cela signifie phénoménologiquement que la réalité de la vie consiste à s’éprouver soi-même (…) Il faut alors, comme le disent certains phénoménologues de la dernière génération, mettre le moi à l’accusatif. Il n’est ainsi plus question d’ego, mais de moi, parce que le moi n’est possible que dans le Soi de la vie. C’est seulement parce qu’il y a une vie qui s’éprouve soi-même que tout individu vivant peut s’éprouver soi-même dans la vie, non pas de pas ses propres forces mais de par la force de la vie. Chacun de nous est un Soi vivant, invisible et réel, mais ce Soi vivant ne peut l’être que dans la venue en Soi de la vie, dans son auto-affection. La proposition de Maître Eckhart est alors la suivante : « Dieu s’engendre comme moi-même » (Sermon 6, T, p. 146). L’autogénération de la vie, son auto-révélation, s’accomplit ainsi dans une ipséité qui est forcément singulière : cette ipséité est moi. Toute autre conception du moi est totalement naïve et aveugle427. La phénoménologie de l’ego, dont Henry était en recherche dans L’essence de la manifestation a-t-elle fait place à une phénoménologie, plus modeste, de l’ipséité ? Le « moi » se démet de sa maîtrise sur lui-même afin de se recevoir comme un « soi ». Mais ce « soi » entièrement passif est justement l’accès à la pleine activité de l’ego qui est Dieu. Les deux modalités de l’auto-affection (concept fort/concept faible) obligent en effet à admettre que le moi humain ne coïncide avec l’ego divin. Il est une ipséité originaire dont aucun moi humain ne peut se prévaloir à la première personne. Cependant, en reconnaissant l’illusion transcendantale, le « moi » peut accéder à la nouvelle naissance. 427 Ibid. 133 Dans celle-ci, il y a « réciprocité entre Dieu et la vie » (Deus sine vita). Dépourvu de ses propres forces, le moi, mort à lui-même (et donc mort à la mort), peut renaître à la vie : Sur Dieu, Maître Eckhart énonce deux autres propositions : « L’essence de Dieu est la vie » et « l’essence de la vie est Dieu ». Ces propositions en appellent à l’identité, à la réciprocité entre Dieu et la vie. La première proposition de Maître Eckhart était : « Dieu s’engendre comme moi-même », autrement dit la vie se révèle à soi dans un soi singulier qui peut être précisément le mien, mais Maître Eckhart ajoute : « Dieu m’engendre comme lui-même » (…) Dans cet événement, je prends naissance. La grande thèse du Nouveau Testament – « L’homme est fils de Dieu » - implique alors que la vie génère un Soi vivant, Dieu m’engendre. Dieu m’engendre comme lui-même parce qu’inévitablement le Soi ne peut être vivant que si la vie s’accomplit en lui. Dès que l’auto-donation ne s’accomplit plus dans un Soi, dès que l’auto-révélation en nous de la vie s’interrompt, il n’y a plus ni Soi, ni vivant, ni moi, ni ego – ne subsiste qu’une chose inerte, morte428. « L’homme est fils de Dieu », voilà la grande thèse néo-testamentaire pour Michel Henry. Et ce présent (« est ») constitue véritablement la Selbst-Gegebenheit henryenne. Le vivant est donné à lui-même comme un « soi », sans qu’il ne puisse prendre distance avec lui. Comme nous l’avons déjà remarqué, le vocabulaire de l’ipséité (« Soi ») prend le pas sur celui de l’égologie (« ego »), au point même ici d’éclipser le « moi ». Par ce déplacement, qui serait l’admission tacite d’une sorte d’opacité première inaccessible à l’ego, Henry se rapproche de Heidegger mais sans le rejoindre429. Le Soi n’est pas jeté dans le monde, comme le Dasein, mais étreint dans la Vie. En dehors de cette étreinte, ne subsiste qu’une chose morte. La question est de reconnaître s’il y a une quelconque temporalité possible pour l’ego puisqu’il ne doit rien au monde : Comment dès lors la vie, qui est en elle-même pure immanence, peut-elle avoir quand même une temporalité ? Le christianisme m’a aidé à élucider ce problème parce qu’il implique le procès interne de la vie absolue qui est la génération en elle du Verbe. C’est une temporalité sans différence, un mouvement immanent se mouvant en soimême et qui ne se sépare jamais de soi. Et c’est ce que nous sommes. J’ai repris sur ce point les thèses de Maître Eckhart : Dieu s’engendre comme moi-même. J’appartiens à 428 M. HENRY, « Christianisme et phénoménologie », Conférence prononcée à l’Université Paul Valéry – Montpellier III, le 12 décembre 1996, publiée dans : Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, ième Beauchesne, 2 éd., 2004, p. 139-158, ici, p. 148-149. 429 Avant d’être explicitée chez Ricoeur en lien avec la mêmeté, l’ipséité est d’abord heideggérienne. Le Dasein a « à chaque fois à être son être comme le sien » (SZ, § 4, p. 12). Cette manière d’être « je », et pas un autre, est aussi le refus de la thèse de la subjectivité comme subjectum (SZ, § 25). 134 cette temporalité immanente qui ne se sépare jamais de soi. Ce mouvement est le procès interne de Dieu, car Dieu s’engendre nécessairement comme un Soi 430. Michel Henry parle d’une « temporalité sans différence ». Etrange temporalité dans laquelle il y a effectivement un mouvement, puisque le procès interne est une vie, mais sans séparation d’avec soi. Faut-il dès lors distinguer deux temporalités, l’une immanente et l’autre transcendante ? En définissant la vie interne de Dieu comme un « bouillonnement », une bullitio, Maître Eckhart parle effectivement d’une vie jaillissante dont la caractéristique n’est pas l’immobilité431. Dès lors qu’il y a jaillissement, comment ne pas parler d’une forme de temporalité ? Et, comment en parler s’il s’agit d’éternité ? Là où la distinction entre repos et mouvement est perturbée pour distinguer éternité et temps, comment procéder ? A cette question, nous ne pouvons encore tenter d’élaborer une réponse. Tout au plus pouvonsnous ici manifester notre étonnement devant les problématiques phénoménologiques que nous ouvre la pensée eckhartienne. Que cette temporalité soit sans différence induit un autre aspect de la vie : la vie n’est pas soucieuse d’un but ou d’un objectif particulier. La vie se justifie elle-même sans nécessiter aucun autre fondement. La vie veut vivre parce qu’elle est désirable pour elle-même. Aussi la référence à la mystique eckhartienne surgit-elle dans un ouvrage où on ne l’attend pas, auprès d’auteurs (Maupassant et Marx) avec lesquels le rapprochement ne vient pas d’emblée à l’idée : Cette réalité, c’est celle de la vie au sens où tout le monde l’entend, dont on déclare qu’elle est difficile, ou pénible, ou brève ou, comme Maupassant, qu’elle « n’est ni si bonne ni si mauvaise qu’on le dit » - cette vie dont un mystique dit au début du XIVe siècle : « De tous les biens, aucun ne nous est si cher ni si désirable que la vie. Il n’est vie si misérable et si dure qu’un homme ne veuille cependant la vivre. Il est écrit quelque part : ‘Plus on est près de la mort, plus on éprouve de la peine.’ Si dure que soit la vie, on veut néanmoins vivre. Pourquoi manges-tu ? Pourquoi dors-tu ? Pour vivre. Pourquoi demandes-tu biens et honneurs ? Tu le sais fort bien. Mais pourquoi vis-tu ? Pour vivre, dis-tu, et cependant tu ne sais pas pourquoi tu vis. Si désirable est la vie en elle-même qu’on la désire pour elle-même. Ceux qui sont en enfer, dans les tourments éternels, âmes et démons, ne veulent pas perdre leur vie ; car leur vie à eux aussi est si noble…’ » (Maître Eckhart, Sermon 6, Justi autem…, dans : Traités et sermons, Aubier, Paris, 1948, p. 148) Ce qui caractérise une telle vie, ce qui fait qu’elle est si désirable et si noble, c’est qu’elle s’éprouve elle-même, ne cessant ainsi de souffrir ce qu’elle est, c’est-à-dire aussi bien d’en jouir (…) C’est dans cette mesure que 430 M. HENRY, « Entretien avec Virginie Caruana », Revue Philosophique, janvier 2000, repris dans : Autodonation. Entretiens et conférences, p. 113-123, ici, p. 118-119. 431 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, LW II, p. 22, § 16, voir V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, op. cit., p. 115. 135 la vie biologique diffère entièrement de la vie dont parlent Maupassant, Eckhart ou le sens commun, et qui est aussi celle que Marx place au fondement de l’économie432. Dans ce passage, la vie éprouvée est opposée à la vie biologique, selon la distinction entre immanence et transcendance. La vie n’est aucunement observable ou mesurable. Dans son interprétation de Marx, Henry a fait valoir combien ce dernier avait reconnu l’irréductibilité du travail vivant à toute représentation quantifiable dans l’économie433. Si la praxis est à l’origine de toutes les économies, elle ne peut se réduire à elles. La praxis n’appartient pas au concept mais à l’essence originaire de la réalité. Identique à son faire, l’action s’éprouve continûment elle-même434. La subjectivité n’est pas ailleurs que dans cette épreuve. Que la vie ne soit jamais réductible au domaine de l’intérêt se retrouve chez Maître Eckhart. La vie veut vivre parce qu’elle veut vivre, au point que, même en enfer, la vie continue à être noble. Comme Heidegger et Derrida, Michel Henry recourt au fameux verset d’Angelus Silesius : « La rose [qui désigne métaphoriquement la vie] n’a souci d’elle-même… ni ne désire être vue435. » Or, Michel Henry use du Pèlerin chérubinique à l’encontre de Heidegger en insistant pour dire que la vie n’a pas « souci » d’elle-même car elle ne se rapporte pas à soi dans l’écart d’un monde. Il y a donc un déplacement de l’usage du « sans pourquoi » entre Heidegger et Henry. Pour Heidegger, la sentence confirmait le non-recours à un fond, un fondement ou une raison (Grund), puisque l’être est « sans-fond » (Ab-Grund). Pour Michel Henry, le « sans pourquoi » est la confirmation que la Vie ne doit rien à autre chose qu’elle-même. Ce différend, explicitement précisé par Michel Henry dans Généalogie de la psychanalyse436, réapparait dans Incarnation, la dernière grande œuvre de Michel Henry : 432 M. HENRY, Du communisme au capitalisme, théorie d’une catastrophe, Paris, éd. Odile Jacob, rééd. L’âge d’homme, 2008, p. 27-28. 433 Voir M. HENRY, Marx, vol. I : Une philosophie de la réalité, vol. II, Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, 1976. Voir aussi le raccourci que Michel Henry en donne dans Phénoménologie matérielle, p. 134. 434 G. DUFOUR-KOWALSKA, Philosophie de la vie et la praxis chez Michel Henry, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1980, p. 187. 435 ANGELUS SILESIUS, Le Pèlerin chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières, 1er livre, distique n°289, cité dans : C’est moi la vérité, p. 182. 436 « Dans Le principe de raison Heidegger, comme on sait, a proposé un commentaire de ces vers d’Angelus Silesius (Le pèlerin chérubinique, description sensible des quatre choses dernières, premier livre). Ne prenant pas en considération le second verset, lequel exclut explicitement l’ek-stasis de l’œuvre intérieure de l'être, ce commentaire ne peut, selon nous, exhiber ce en quoi la parole d’Angelus Silesius se rapporte à l'essence originelle de la vie, en l'occurrence la rose. » (M. HENRY, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 359. Merci à Grégori Jean de m’avoir fait connaître cette occurrence). 136 L’auto-révélation de la vie est son auto-justification. Si la vie est « sans pour-quoi », si elle ne demande rien ni à personne, à aucun savoir ek-statique, à aucune pensée intentionnelle en quête d’un sens quelconque, à aucune science, le pourquoi de sa vie, c’est parce que, s’éprouvant elle-même, ce n’est pas seulement ni d’abord ce qu’elle éprouve quand elle s’éprouve elle-même, mais le fait même de s’éprouver soi-même, le bonheur de cette épreuve qui est sa jouissance de soi qui lui dit qu’elle est bonne. Tel est l’enracinement phénoménologique des propositions radicales de Maître Eckhart : « Si dure que soit la vie, on veut néanmoins vivre […] Mais pourquoi vis-tu ? Pour vivre, dis-tu, et cependant tu ne sais pas pourquoi tu vis. Si désirable est la vie en elle-même qu’on la désire pour elle-même. » (…) Traités et sermons, trad. fr. Aubier et Molitor, Paris, Aubier, 1942, p. 48). Est-il besoin de rappeler les fameux versets d’Angelus Silesius – « La rose est sans pourquoi / fleurit parce qu’elle fleurit / n’a souci d’ellemême ni ne désire être vue » - procèdent directement des intuitions fulgurantes de Maître Eckhart, la rose n’étant que le nom de la vie ? »437. La condition originaire de la vie s’exempte de toute dimension ekstatique : ni le souci ni le voir, ne lui correspondent. Elle ne peut se rapporter au souci ou au voir « sans se détruire immédiatement »438. Le souci est étranger à la vie au sens où il induit une préoccupation de l’extériorité sous la forme d’une convoitise. L’Ecriture propose une opposition Vie/Souci : « Qui de vous d’ailleurs pourrait, à force de soucis, augmenter d’une coudée la longueur de sa vie » (Luc, 12, 25)439. Mais, la question du « souci » (Sorge) ne se diffracte-t-elle pas en « préoccupation » (Besorge) et aussi en « sollicitude » (Fürsorge)440. Dans ce cas, demanderons-nous, si la sollicitude ne le touche pas, comment l’ego se laisse-t-il affecter par autrui ? Pour le dire simplement, comment l’homme peut-il être sensible au besoin de l’autre si aucun souci ne peut entamer son auto-affection ? Pour Michel Henry, la relation à autrui ne peut être abordée en ces termes. Elle consiste à affirmer que la condition de fils de Dieu ne me concerne pas moi uniquement sans les autres. Au contraire, elle me fait découvrir chaque homme comme fils de Dieu. Et, dés lors, conduit à une nouvelle épreuve pathétique qui correspond à « l’être-en-commun des Fils ». Ce nouvel « être-en-commun » dans la vie disqualifie complètement le Mitsein établi sur la co-appartenance au monde441. Il a pour conséquence que la « relation du Soi à l’autre est de même nature que sa relation à soi442 ». De la sorte, tous les vivants sont unis dans la relation intérieure de la vie : 437 M. HENRY, Incarnation, p. 320-321. Ibid. 439 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 185. 440 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 26. 441 Voir J. REAIDY, Michel Henry. La passion de naître, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2009, « Septième partie : naissance et communauté », p. 197-220. 442 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 319. Souligné par M. H. 438 137 C’est cette extension à tous les vivants de la relation intérieure d’amour du Père et du Fils que demande le Christ dans une de ses dernières prières au Père : que leur communauté d’amour reprenne en elle tous ceux qui, nés de la Vie, sont appelés à revivre en eux l’éternel procès de la génération du Vivant dans la Vie. Alors sera accomplie la condition de Fils, telle qu’elle sera aperçue treize siècles plus tard dans la vision fulgurante de Maître Eckhart : « Dieu s’engendre comme moi-même », « Dieu m’engendre comme lui-même » (Sermon n°6)443. 443 M. HENRY, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, p. 140. 138 DEUXIEME PARTIE LECTURE THEOLOGALE 139 § 13. Entbildung, Einbildung, Überbildung L’homme, lorsqu’il s’unit totalement à Dieu avec amour, est détaché des images, formé et transformé dans la conformité divine en laquelle il est un avec Dieu. M. Eckhart1 A l’issue de la première partie, un bilan s’impose : la vitalité exceptionnelle de la pensée eckhartienne pour la phénoménologie. Quelle que soit leur interprétation de Maître Eckhart, ni Heidegger, ni Derrida, ni Henry ne doutent du profond ressourcement qu’il peut apporter à la philosophie contemporaine. Son actualité fait l’unanimité. Ce n’est pas un mince constat. En suivant Eckhart, la phénoménologie ne se déporte pas de son courant mais, au contraire, approfondit tant sa méthode que ses questions les plus fondamentales. Depuis leur introduction en phénoménologie par Heidegger, l’Abgeschiedenheit et/ou la Gelassenheit sont intégrées comme de véritables méthodes réductives. Point besoin de quitter Maître Eckhart pour voir se déployer la différence ontologique, la différance ou la manifestation de l’essence. Pourtant, que de divergences entre l’une et l’autre de ces phénoménologies. Un triple enjeu se dessine qui rend perméable notre triple cloisonnement de départ (Heidegger-Physis/Derrida-Logos/Henry-Ethos) : la possibilité ou non de sortir de l’être-pour-la-mort (Physis), la possibilité ou non pour la connaissance d’atteindre Dieu (Logos), la possibilité ou non pour l’agir de vivre ensemble (Ethos). Comment expliquer qu’un même auteur puisse donner à penser ces contradictoires ? Que le texte eckhartien puisse alimenter à la fois une philosophie où l’ego est abandonné pour/à l’être dans la temporalité (Heidegger) et une philosophie où l’ego éprouve son essence par le détachement du temporel (Henry), ne laisse pas d’étonner. Ne la devons-nous pas à cette capacité de la pensée eckhartienne à ne pas imposer un langage univoque et totalisant (Derrida) ? La logique qui sous-tend l’œuvre eckhartienne ne cesse de déconcerter. Que des voix dissonantes puissent concorder à une harmonie, sans que la négation ne soit nécessaire à l’affirmation, est un art que peu d’hommes sont capables de pratiquer. Il ne peut se réduire à l’habileté à manier une technique dont le résultat serait une production autonome. Le 1 M. ECKHART, Sermon 40, AH II, p. 64. 140 texte eckhartien n’appartient à la poièsis que parce qu’il est d’abord une praxis. Son œuvre transpire d’une capacité transformative. Eckhart a vécu au sein de sa propre expérience cet accueil de voix divergentes. Pourtant le mystique rhénan ne cultive pas la multiplicité pour la multiplicité. Au contraire, s’il est une tonalité qui ne trompe pas dans sa pensée, c’est le goût de l’Un. Il est si présent au sein de sa prédication que d’aucuns ont voulu voir en lui une sorte de Proclus redivivus. Mais, c’est mal connaître l’usage spécifique de l’hénologie chez Eckhart. Se situant à la croisée des pensées augustinienne et dionysienne, il déploie une véritable « métaphysique de la conversion » au sein même du christianisme2. Comme nous l’avons dit en introduction, celui qui chercherait chez Eckhart « un territoire du philosophe et un autre du théologien » en serait pour ses frais3. Sa tripartition n’est pas : physique, logique et éthique, mais plutôt : divina, naturalia (et artificialia), et moralia4. Voilà qui est à recevoir comme un guide de lecture. La logique est théo-logique. Non pas que le maître rhénan refuserait sa place à la logique philosophique. Tout au contraire, et c’est bien là ce qui est déroutant. Pour Eckhart, il n’y a d’animal rationale qu’en vertu du fait que Dieu est la « Raison » même5. C’est le Logos divin lui-même qui donne à l’homme d’être logique. Du point de vue humain, la pensée eckhartienne est philosophique de bout en bout. Simultanément, elle est aussi entièrement théologique. Les deux points de vue ne peuvent s’opposer car ils ne sont pas sur le même plan : la temporalité est englobée dans l’éternité. D’où la nécessité de bien entendre la sentence de Tauler : « Il parlait du point de vue de l’éternité, et vous l’avez entendu du point de vue du temps » (Sermon 15) 6. Cela pourrait-il signifier que l’homme soit capable de tout voir à partir de l’œil de Dieu ? Non, mais que l’homme puisse dès à présent reconnaître qu’il y a un point de vue inaccessible où le multiple spatio-temporel est unifié. Aussi, toute la structure noético-ontologique eckhartienne tient dans ce verset du Psaume 61, 12 : « Dieu a parlé une seule fois, et j’ai 2 Voir A. DE LIBERA, Introduction à la mystique rhénane, d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, O.E.I.L., coll. « Sagesse chrétienne », 1984. Chap. II : Les sources de la théologie rhénane, p. 25-72, spécialement, p. 33-37. 3 A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32, cité dans § 2. Objectif et méthode : le paradoxe de l’ego. 4 « C’est de la même source que proviennent la vérité et l’enseignement de la théologie, de la philosophie naturelle, de la philosophie morale, des savoirs pratiques et théoriques, et même du droit positif. » (M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 444). Voir OLME 6, p. 28-30, note § 3,1. 5 Voir M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 95, OLME 6, p. 190-191. 6 JEAN TAULER, Sermon 15, dans : Sermons, trad. fr. de E. Hugueny, G. Théry et M.A.L. Corin, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1991, p. 113. 141 entendu deux7. » Le point de vue théologique n’est pas l’opposé du point de vue philosophique mais plutôt l’unité de tous les points de vue philosophiques. Là, il n’y a plus de contradiction. Le deux disparaît dans l’Un. C’est pourquoi, à une exception près dans son œuvre, le sed contra est absent de la pensée eckhartienne8. Sa méthode requiert plutôt une place d’expression pour les différentes pensées philosophiques, qu’elles soient chrétiennes ou non. Augustin, Maïmonide, Aristote et Denys sont les penseurs les plus cités. Avicenne, Averroès, Proclus et bien d’autres encore font partie de cette longue liste. Dans cette agora, Eckhart recueille toutes les propositions sans les contredire de front mais en les laissant se contredire les unes par les autres. D’où l’impression de kaléidoscope. Le point de vue théologique n’offre pas une proposition parmi les autres qui pourrait être contredite. Il n’y a pas de « pré carré » de la Révélation9. Paradoxalement, organiser le discours théologique comme étant délimité par rapport au discours philosophique, revient à manquer le theologos. Eckhart en est convaincu. Quoique maître en théologie, il ne revendique pas le statut de théologien. Barthien avant l’heure, il considère Dieu comme seul à bien parler de Dieu. Cependant, Eckhart n’en reste pas là. Sa pensée n’est pas apophatique. Derrida a parfaitement raison d’affirmer que la pensée eckhartienne, contrairement à la pensée dionysienne, « n’est pas une théologie négative ni même une ontologie négative 10 ». L’homme est autorisé à user de philosophie pour parler de Dieu (theo-logein) dans la mesure où il reconnaît à la fois que tout langage trouve sa source en Lui et que tout langage reste partiel et donc susceptible de contradiction. Dieu peut être dit « l’être même » (ipsum esse) ou « néant au-delà de l’être » (überwesende nihteit) sans que la théo-logie ne prenne parti pour l’une ou l’autre des propositions. Des multiples voix qui peuvent s’élever pour parler de Dieu, il n’en est pas une qui parviendra à les concilier toutes rationnellement 11. Même là où Dieu se dit comme « Un » (Unus), ce nom ne suffit pas à lui seul pour rassembler tous les 7 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 7, LW I, p. 191 ; OLME 1, p. 250-251 ; Livre des Paraboles de la Genèse, § 16, LW I, p. 486 ; Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 73, LW III, p. 61, 135, OLME 6, p. 148149 ; Sermon 30, DW II, p. 98 ; Sermon 53, DW II, p. 536. PS 61, 12 exprime le plus souvent la dualité du créé par rapport à l’unité de l’incréé mais il peut aussi exprimer la distinction des personnes ou des processions en Dieu. Par ex. : Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 163, LW III, p. 135, OLME 6, p. 294-295. 8 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 66, LW II, p. 70. 9 Voir J. CASTEIGT, « ‘Ce qui fut en lui était la vie’ (Jn 1, 3-4) : que signifie une vie qui ne corrompt pas ? Réflexion sur la vie dans le principe chez Albert le Grand et Michel Henry », Anabases [En ligne], 6 | 2007. URL : http://anabases.revues.org/3285). 10 J. DERRIDA, L’écriture et la différence, p. 216-217. 11 Nous verrons cependant que la première proposition de l’opus tripartitum : esse est Deus, ne consiste pas en une proposition parmi d’autres. Par son renversement, elle les intègre toutes. Elle ne donne pas un nom à Dieu, mais affirme que tous les noms peuvent être dits de Dieu (innommable-omninommable). 142 noms. Il n’est pas de nom qui soit plus approprié à Dieu que les autres. Dire que Dieu est « au-dessus de tout nom » (super omne nomen) signifie aussi qu’il « contient d’avance tous les noms » (praehabet omne nomen)12. Dieu est « omninommable » parce qu’« innommable »13. D’où le fait que l’apophatisme se transmue aussitôt en son contraire. Maître Eckhart entrecroise les gammes du registre ontologique, méontologique et hénologique sans qu’une de ces logiques ne prenne le pas sur les autres14. Passer le Rubicon, pour Eckhart, ne consiste donc pas à quitter la rive du langage philosophique pour la rive du langage théologique. « L’autre rive » est sans mode. « Dieu habite une lumière vers laquelle il n’est pas d’accès » (1 Tim 6, 16), aime à répéter Eckhart15. « Dâ enist kein zuoganc ». Entre la multiplicité et l’unité, réside une discontinuité. Accéder à Dieu ne se fait point progressivement. Comme ce « là est un y arriver » (dâ ist ein dar komen), soit nous sommes en chemin, soit nous sommes « là ». Dès lors, traverser le Rubicon revient à opérer une « Percée ». Percée signifie en effet « traversée » (Durchbruch). La Percée n’est cependant pas un « saut » qui annulerait tout « discours sur Dieu » (theologia) au profit du seul « discours de Dieu » (theo-logia)16. Parce qu’il est lui-même le Logos, c’est-à-dire la « Raison », Dieu donne raison à l’homme. Sans ce préalable, il n’est pas possible d’entendre l’affirmation suivante : L’auteur se propose, comme dans tous ses écrits, d’expliquer par les raisons naturelles des philosophes (exponere per rationales philosophorum) les affirmations de la sainte foi chrétienne et de l’Ecriture des deux Testaments17. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Eckhart ne se propose pas de réduire la Révélation à un discours conceptuel18. Se basant sur le livre VII des Confessions où Augustin 12 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 84, OLME 1, p. 342-343. Voir ST. BRETON, « Le rapport : être-Dieu chez Maître Eckhart », dans : L’être et Dieu, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 1986, p. 43-58, ici, p. 52. 14 Voir W. BEIERWALTES, « Deus est esse, Esse est Deus », dans : Platonismus und Idealismus, Frankfurt am Main, Klostermann, 1972, p. 5-82, trad. fr. J.-F. Courtine & Co. dans : Platonisme et Idéalisme, Paris, Vrin, 2000, p. 1187; E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l’ontothéologie, Paris, PUF, 1984, p. 84-108. 15 Par exemple, M. ECKHART, Sermon 70, DW III, p. 196, AH III, p. 71 ; Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 75 ; OLME 6, p. 152-153. Voir note complémentaire n°1, OLME 6, p. 366. 16 Voir E. FALQUE, Passer le Rubicon, § 19. Du seuil au saut, p. 180. 17 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 2, OLME 6, p. 26-27. 18 Hegel se méprend grandement sur la pensée eckhartienne lorsqu’il s’exclame : « Voilà exactement ce que nous voulons ! » (F. VON BAADER, Sämtliche Werke, Bd. 14, Leipzig, Franz Hoffmann, 1850, p. 93). L’usage originaire de la métaphore exclut que la pensée eckhartienne puisse ramener la « représentation » 13 143 montre la proximité du prologue johannique et du libri platonicorum19, il promeut la raison humaine à sa tâche la plus haute, celle de pouvoir se hisser à l’expositio de l’Ecriture. Puisqu’« une même et unique source20 » anime à la fois la Nature et l’Ecriture, il n’y a pas hétérogénéité entre les deux. Le discours sur Dieu ne peut se dire d’une autre rive que celle de l’homme, mais en tant que Dieu l’autorise à parler de Lui. Par son autorité, Dieu donne à l’homme l’autorisation d’être un vrai auteur (auctor et auctoritas sont issus du verbe augere : « augmenter, accroître »)21. Ce qui est vrai pour l’inspiration, l’est aussi pour l’interprétation. Tout ce qui est fragmentaire et exprimé par les auctoritates « de plusieurs façons » peut trouver sa « concordance » (concordantiae scripturae) dans la raison, pour autant que cette dernière soit ouverte à la Source qui l’anime22. L’usage de l’intelligence ne fait pas exception à la dépendance ontologique radicale de la créature. Celle-ci ne possède pas plus sa raison que son être. Elle la reçoit continuellement. Il faudrait parler d’illumination continuée comme on parle de création continuée. L’occultation de cette dimension perturbe le fonctionnement intellectuel. L’appropriation de l’intellect dispose à une intentionnalité de la saisie, ou de l’accaparement. Or, comprehendere et intelligere ne sont pas synonymes. D’où la nécessité du « détachement » comme méthode inhérente à une intellection rectifiée. Le fait de vouloir accaparer ou saisir les objets séparément les rend indisponibles à leurs relations mutuelles. Or, le sens réside dans la relation et non dans la définition d’essences séparées de l’être dans son unité. L’exercice qui consiste à exposer l’Ecriture par la raison philosophique est en réalité médicinal. Le réseau méta-phorique du langage scripturaire oblige constamment la raison à se déloger de ses saisies particulières pour se laisser trans-férer vers la Vérité toute entière. Autrement dit, les choses n’ont pas de sens en elles-mêmes si elles ne sont pas reliées les unes aux autres. Cette interaction ne se fait pas dans un arrière-monde, au-delà de la physis. La métaphysique naïve est évacuée. Le métaphysique se situe au cœur même du physique, mais en tant que mise en relation de ce qui se disloque, ou se distend, à cause de la propension de la créature à vouloir s’arrêter sur ceci ou cela. Une même logique circule au sein de la physique et de l’éthique. Eckhart en est lui- (Vorstellung) au « concept » (Begriff). Chez Eckhart, l’unité du sensible et du sens est originaire (voir Livre des Paraboles de la Genèse, § 33, LW I, p. 501). 19 AUGUSTIN, Confessions, VII, 11, 13, BA 13, p. 608-609. 20 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 185, LW III, p. 155, OLME 6, p. 334-335 21 Les hagiographes sont de « vrais auteurs » de l’Ecriture (VATICAN II, Constitution dogmatique Dei Verbum, chap. III). 22 M. ECKHART, « deuxième prologue » de l’Œuvre des expositions, § 5, LW II, p. 321-322, OLME 1, p. 208-209. 144 même convaincu. Cette conviction transparaît dans la méthode qu’il propose pour s’unir à Dieu : L’homme, lorsqu’il s’unit totalement à Dieu avec amour, est détaché des images (entbildet), formé (îngebildet) et transformé (überbildet) dans la conformité divine en laquelle il est un avec Dieu23. Entbildung, Einbildung et Überbildung sont les trois facettes, plutôt que les trois phases, du mouvement d’accomplissement de l’homme en et par Dieu. Physique, logique et éthique en sont bousculées. En effet, la Physis est véritablement déconstruite pour se retrouver transposée sur un plan méta-physique. Le Logos reçoit une conformation qui le transpose sur le plan méta-logique. L’ordre méta-logique n’est pas seulement « choquant » pour le sens commun, plus encore, il le « scandalise »24. C’est la raison même du Logos qui est mise en cause. Le paradoxe est un bousculement de la vie habituelle, où l’on pense avoir, savoir et vouloir (par soi-même). L’habitus, ou l’ethos, est lui aussi transformé dans une méta-éthique. Dans les trois cas, la préposition « méta- » indique que l’ « au-delà » en question est à situer au sein de la structure unité-dualité (Ps 61, 12). Donc, le méta ne s’oppose strictement ni à la physis, ni au logos, ni à l’ethos. Il est leur unité dans l’ultime, qui déroute les catégories spatiales et temporelles. Cette proposition ne pourra être entendue que sur fond d’une altérité cachée. Cachée, ou plus exactement discrète. Cette discrétion signifie une discontinuité au sein même de l’être, de l’intellect et de l’agir. La métaphore relie les deux rives qui sont discontinues. Dire cette altérité dans l’horizon de la continuité revient immanquablement à la manquer en la réduisant à l’altérité de distinction. D’où la proposition eckhartienne presqu’inaudible d’une « distinction sans distinction » (underscheit âne underscheit)25. Paradoxalement, c’est précisément en suivant cette trace discrète que 23 M. ECKHART, Sermon 40, AH II, p. 64. Vladimir Jankélévitch propose trois ordres de connaissance : ordre empirique, ordre métempirique et ordre métalogique. Tandis que du premier au second ordre, la pensée se détourne de l’objet ceci ou cela pour accéder à l’intellection des essences, le second passage consiste à quitter le mode du quid pour le mode du quod. D’où la proposition de franchir un second Rubicon : « Au-delà du dépassement de l’empirie par la géométrie, la métaphysique n’admet-elle pas un surpassement de la pensée elle-même et de l’être en général ? Il s’agit donc bien d’un second Rubicon à franchir, d’un aléa numéro Deux à courir… - ou mieux c’est maintenant seulement que l’aventure commence ; car on ne peut décemment appeler aventure la conscience que notre raison prend de son ordre propre. Ce qui nous attend sur la rive ultérieure, ce n’est plus seulement le paradoxe métempirique, mais c’est en quelque sorte la paralogie, laquelle est paradoxe du deuxième ordre ou paradoxe sur le paradoxe ; le paradoxe du premier ordre n’était qu’un logos ‘choquant’ le simple sens commun : le paradoxe paralogique ou métalogique ‘scandalise’ le logos lui-même, devenu sens commun second pour une réflexion de la deuxième puissance. » (V. JANKELEVITCH, Philosophie première. Introduction à une philosophie du « presque » (1953), Paris, PUF, Quadrige, 2011, p. 31). 25 M. ECKHART, Sermon 10. In diebus suis placuit Deo, DW I, p. 173, AH I, p. 112. 24 145 nous trouverons la continuité de la pensée de Maître Eckhart. Parler de trace discrète, n’estce point là un pléonasme ? La trace n’est-elle pas par définition discrète ? En tant que l’empreinte d’un passage, d’un transit, n’est-elle pas la présence d’une absence ? Ce faisant, à la suite de Lévinas et de Derrida, nous prenons un risque, celui de thématiser ce qui ne peut pas l’être, mais que nous ne pouvons cependant pas taire. Comment ne pas en parler ? Ou plutôt, comment en parler tout en n’en parlant pas comme d’un thème ? Comment parler de la lumière diaphane et tamisée sans la transposer dans une lumière crue qui la détruirait aussitôt ? Non pas qu’elle doive rester dans le clair-obscur. Tout au contraire, elle cherche à venir en pleine lumière, mais nos yeux de chouette sont si habitués à la pénombre que la lumière les effraie. Il faut donc beaucoup de détours et de complexité pour dire le simple. Il est une duplicité qui ne se déjoue que par un labyrinthe mental aux circonvolutions compliquées. Le discret ne se laisse justement pas aborder de front. Il faut de la discrétion pour la traversée de la triade physique, logique, éthique sur le plan théologique. D’où les trois chapitres de cette deuxième partie : « Déconstruction de la physis » (Chap. I), « Configuration du Logos » (Chap. II), « Transformation de l’Ethos » (Chap. III). 146 CHAPITRE I : DECONSTRUCTION DE LA PHYSIS Même mobile et muable, toute chose est, à titre d’étant, l’objet d’étude du métaphysicien, même la matière, qui est la racine des choses corruptibles. De même, l’être de toutes choses, en tant qu’être est mesuré par l’éternité, nullement par le temps. M. Eckhart26 Dans la première partie (lectures phénoménologiques), chaque chapitre était consacré à un phénoménologue : Martin Heidegger (chapitre I), Jacques Derrida (chapitre II), Michel Henry (chapitre III). Dans cette deuxième partie (lecture théologale), cette subdivision est modifiée. Chaque chapitre abordera successivement les trois auteurs. Disons-le d’emblée : l’abandon de l’ego par Heidegger au profit du sum est un geste de rupture avec l’axe même de la pensée eckhartienne. L’ego est le lieu même de l’unité avec Dieu. Si une phénoménologie veut s’inscrire dans la ligne du mystique rhénan, elle ne peut que revoir la déconstruction heideggerienne vers une radicalité qu’il n’a pas envisagée (§ 14. Ego sum et déconstruction). Cette déconstruction s’approfondit avec la pensée de Derrida qui perçoit que l’être et la pensée ne peuvent s’identifier dans le Même sans faire appel à l’Autre. Il en résulte un renouvellement de la physis aristotélicienne par retournement. La corruption ellemême est prise en compte pour une génération qui se fait entéléchie (§ 15. Dédevenir pour devenir). D’où la possibilité d’un nouveau regard sur l’ego eckhartien repris par Michel Henry. Considérée sous l’angle du duplex esse (temporalité/éternité), la duplicité de l’apparaître se déplace. Loin de s’exclure de l’immanence de la vie, le flux temporel s’y inscrit en tant qu’il est la phénoménalité du flux relationnel dont la stance est l’être-même. La duplicité relève donc de l’obnubilation par la résistance au don qui se manifeste comme corporéité matérielle. L’écran entre chair et corps est appelé à se résorber dans une unité téléologique. Il y a donc lieu de revoir le rapport entre immanence et transcendance à partir de la relation (§ 16. Duplicité et duplex esse). 26 M. ECKHART, Prologue général, § 9, OLME 1, p. 50-51. 147 § 14. Ego sum et déconstruction « Un point de départ qui n’eut pas de suites », tel est, selon Heidegger, l’intuition fulgurante d’Eckhart lorsqu’il affirme que Dieu n’ « est » absolument pas27. S’il avait poursuivi sur cette lancée, le mystique rhénan aurait pu penser l’« être » comme un « prédicat de la finitude », mais il n’en a pas été ainsi. Il a en effet maintenu l’identité de Dieu et de l’être. Désappointement de Heidegger qui l’oblige à une « déconstruction » à l’égard de Maître Eckhart. Déconstruction paradoxale, car Heidegger ne cesse à la fois de déconstruire avec et contre Eckhart. Déconstruction avec Eckhart, car Heidegger a bien vu que le maître médiéval proposait une nouvelle analogia entis dans laquelle Dieu n’était aucun étant ceci ou cela. Heidegger a accueilli la substitution de l’ « Abîme » (Abgrund) au « Fondement » (Grund). C’est dire combien il a perçu que Maître Eckhart n’identifiait pas Dieu à une présence de l’étant, fût-ce un étant dans un arrière-monde. Mais, déconstruction contre Eckhart, car Heidegger a refusé la discontinuité entre le temps et l’éternité enseignée par le Thuringien (sed contra). Sur ce point, il est impossible de concilier Eckhart et Heidegger. En témoigne à elle seule la transposition de la citation du sermon 32 : « Le temps est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité 28. » Pour le phénoménologue, cela signifie que le temps n’a aucune possibilité de déboucher dans l’éternité. Non seulement Maître Eckhart professait l’inverse, mais plus encore, selon lui, « l’être en tant qu’être est mesuré par l’éternité, nullement par le temps29 ». Inutile de dire qu’une telle proposition ne peut convenir à l’auteur de Sein und Zeit. Cette opposition s’enracine dans une décision complètement différente quant à la rationalité. La même constatation de l’indétermination de l’Absolu aboutit à deux logiques opposées (du moins, empressons-nous de le dire, en ce qui concerne le point de vue humain). Eckhart pourrait, sans aucune restriction, contresigner la proposition de Heidegger : « L’ob-jet originel, l’Absolu, n’est pas ce qui ne peut pas encore être déterminé, ni ce qui n’est pas encore déterminé (Noch-nicht-Bestimmte), mais ce qui est essentiellement, de soi, libre de toute détermination (Bestimmungslose)30. » Cela ne 27 M. HEIDEGGER, Aristoteles, Metaphysique Theta 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft (1931), GA 33, 1981, p. 46-47, trad. fr. B. Stevens et P. Vandervelde, Aristote, Metaphysique Θ 1-3, Paris, Gallimard, 1991, p. 51-52. 28 M. HEIDEGGER, Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft, conférence du 27 juillet 1915: Le Concept du temps dans la science historique, dans : Frühe Schriften, GA 1, p. 355-375, ici, p. 357. 29 M. ECKHART, Prologue général, § 9, OLME 1, p. 50-51. 30 GA 60, p. 316, trad. fr., p. 349. 148 l’empêcherait aucunement d’ajouter aussitôt que l’Absolu est l’« essence pure » (puritas essendi). Or, c’est cela que ne peut entériner Heidegger. Le phénoménologue se tient dans l’alternative : soit l’indétermination, et donc l’impossibilité de l’essence, soit la détermination, et donc l’essence. Il en ainsi parce que Heidegger ne remet nullement en question l’identité de l’essence et de la détermination. Or, n’est-ce pas là un « préjugé » (Vor-Urteil) qui échappe à la déconstruction ? En va-t-il autrement pour Eckhart ? Que l’essence réponde à la question de la « quiddité » (quidditas) chez le Thuringien, oui certes. Mais, là où toutes les essences particulières se trouvent unifiées dans l’essence pure, la quiddité est complètement transformée par son identification avec l’« anité » (anitas)31. Aussi, l’altérité des Personnes ne fait-elle qu’un avec son identité essentielle. Avec la puritas essendi, nous avons donc affaire à une déconstruction radicale de l’essentialité. Voilà pourquoi Heidegger ne peut en découdre avec Eckhart. Si le mystique rhénan l’accompagne jusque dans ces derniers écrits, ce ne peut être qu’en raison de la force déconstructive de la pensée eckhartienne. Cette force, Heidegger ne cesse de la pressentir et d’en jouer, entre ombre et lumière. Il perçoit combien la démarche de Maître Eckhart et de Descartes sont différentes, au point de refuser de faire du Médiéval un précurseur de la Modernité. Cependant, Heidegger n’osera jamais reprendre le terme spécifique de la déconstruction eckhartienne : l’Entbildung. Le fait a de quoi étonner. Alors qu’il importe tout un pan du lexique eckhartien (Abgrund, Gelassenheit, Gottheit, etc.)32, Heidegger choisit d’autres mots pour qualifier sa déconstruction : Abbau et Destruktion (Sz, § 6)33. Dans une attitude ambivalente, le phénoménologue pressent que le Rhénan se situe dans une autre dimension que la « représentation ». Pourtant, il n’envisage jamais la Bild autrement que comme représentation34. Voilà où se situe le malentendu qui, selon nous, aurait pu faire opérer à Heidegger un « tournant » plus fondamental encore que la Kehre. La Bild revêt, chez Eckhart, une portée métaphorique qui, non seulement en transforme la notion, mais de plus, opère 31 Voir R. MANSTETTEN, « Essence », Encyclopédie des mystiques rhénans, trad. fr. Y. Meessen, p. 459-464, ici, p. 462. 32 Voir J. CAPUTO, The Mystical Element in Heidegger’s Thought, Athens, Ohio, 1978. 33 Sur la confusion possible entre Destruktion et Zerstörung, voir M. HEIDEGGER, « Zur Seinsfrage », dans : Wegmarken, op. cit., p. 213-254, GA 9, p. 385-426, trad. fr. G. Granel, « Contributions à la question de l’être », dans : Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 195-252, ici, p. 240. 34 Voir M. HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik (1929), trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1981, spécialement, « La quatrième étape de l’instauration du fondement », p. 146-171. L’image est associée à la « vue en général », et par suite, à la « reproduction » (p. 151). Comme reproduction, elle s’offre comme « représentation » valable pour plusieurs (p. 152). Elle est toujours liée à ce qui est « fixe et immuable » et « ne s’écoule pas » (p. 165). 149 une transformation à travers elle. La méta-phore est à prendre dans le sens le plus fort, celui de trans-porter ailleurs. La Bild est transitive. La Bild ne représente pas ; elle rend présent. De ce fait, elle ne peut se laisser enfermer dans aucune définition. A-conceptuelle, la Bild renvoie à une « vision » hors de portée. Mais, avant de dégager une phénoménologie qui puisse y conduire, il nous revient de considérer le cadre méta-physique qui permet le surgissement de cette pensée méta-phorique de l’image. Ce cadre, nous n’avons pas à le chercher. Il nous est donné par Eckhart lui-même comme préalable d’étude dans le Prologue général de l’Opus tripartitum35. De ce fait, la méthode pour lire l’œuvre eckhartienne est toute tracée. La lecture du Prologue offre les clefs herméneutiques de sa pensée. Grâce à Gadamer, nous savons que, dès 1924, Heidegger a eu accès à l’édition de ce Prologue général. Cela signifie-t-il que Heidegger ait développé son interprétation de la pensée eckhartienne en pleine connaissance de sa démarche herméneutique ? Nous ne pouvons répondre à cette question à la place de Heidegger. Sans pouvoir juger de l’intention de l’auteur, un texte peut nous donner des éléments de réponse : il s’agit d’un extrait des notes du séminaire de Thor. Quoique tardif, ce texte nous renseigne sur la manière dont Heidegger interprète la première proposition de l’Opus tripartitum : Esse est Deus. Il souligne la portée hautement spéculative de la proposition en tant qu’elle inverse sujet et prédicat. En devenant sujet, le verbe « Sein » porte un « contrecoup » à la copule « ist » qui relie « Sein » et « Gott ». Heidegger interprète l’Istic-heit eckhartienne dans le sens où « l’être laisse Dieu être Dieu » (das Sein ‘istet’ Gott, c.-à-d. das Sein lässt Gott Gott sein). Là est le malentendu et/ou la mésinterprétation (Missverständnis), car Eckhart propose exactement l’inverse : Dieu laisse être. C’est à partir de Dieu que l’être se laisse dire être. La théologie englobe l’ontologie. L’Isticheit est le terme spécifique par lequel Eckhart désigne la « simplicité » de Dieu, c’est-à-dire que, selon la formule trinitaire, « Dieu est une essence en trois Personnes36 ». Si le « ist est transitif », comme le souligne Heidegger, cette transitivité est radicale. A savoir, que Dieu est (istet sous le mode de la) relation, au point que l’unité d’essence de Dieu ne peut être pensée sans les trois Personnes. Or, l’originalité eckhartienne consiste à dire constamment l’altérité divine sous la modalité de l’unité de l’essence (Isticheit) : 35 Pour une présentation de l’Opus tripartitum, voir notre article « Œuvre tripartite (Opus tripartitum) », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, op. cit., p. 884-891. 36 Voir A. DE LIBERA, Traités et sermons, note 14, p. 418. 150 C’est avec Dieu même que Dieu est connu dans l’âme ; ainsi avec cette sagesse, l’âme se connaît elle-même et toutes choses, et cette même sagesse, elle la connaît avec Dieu Lui-même ; et c’est avec cette même sagesse, qu’elle connaît la souveraineté du Père dans la fécondité de sa puissance génératrice, et l’étantité essentielle dans son unité simple, sans aucune différence (die weselîche istikeit nach einvaltiger einikeit âne einigen underscheit)37. Pour Eckhart, la connaissance est une : la connaissance que Dieu a de lui-même est la possibilité même par laquelle l’homme peut se connaître et connaître Dieu. Cette unité de la connaissance de soi et de la connaissance de Dieu (laquelle est inséparable, selon la belle formule d’Augustin : Noverim me, noverim te38) impose à Eckhart un langage de l’unité dans lequel l’altérité est sans cesse présente presque sans être thématisée. Rares sont effet les passages où elle affleure, mais cet affleurement est suffisant pour tout changer. Donnons-en pour preuve cette belle proposition du Commentaire de l’Evangile selon Jean : « il était nécessaire que si, dès le commencement, fut l’un, l’autre aussi toujours ait été » (necesse est [quarto] quod ab initio quo fuit unum, fuerit semper et alterum)39. Pour le dire de manière plus lapidaire : pas d’Un sans l’Autre. Mais cet Autre ne peut être cerné ou circonscrit par l’intellect. L’altérité est précisément l’indéterminable de l’essence. Véritable trace, elle s’absente de la présence. Elle instaure une discontinuité dans la continuité de la pensée. En tant qu’indéterminable, l’altérité ne peut être définie. Le vrai « contrecoup » est alors porté à l’essence comme telle. L’isticheit affirme discrètement (discret et discontinu sont synonymes) à qui peut l’entendre que toute ontologie est désormais inséparable de l’affirmation de Dieu sous le mode des Personnes 40. D’où le fait que la première proposition (esse est Deus) sous-entend quelque chose que sa réciproque (Deus est esse) ne peut laisser supposer. Si cette dernière affirmation est aussi vraie chez Eckhart, elle est teintée par la première proposition. Sans ce préalable, il n’est pas possible de commencer à suivre sereinement le fil de la pensée eckhartienne. Esse est Deus est véritablement à la fois « commencement de la pensée et clef de la Révélation » (Anfang des Denkens und Schlüssel 37 M. ECKHART, Sermon 1. Intravit Iesus in Templum, DW I, p. 19, TS, p. 229. AUGUSTIN, Soliloques, II, 1, 1. 39 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 137, OLME 6, p. 258-261. Cette nécessité est fondée dans le premier verset du Prologue johannique : « Le verbe était Dieu » et « Il était dans le principe auprès de Dieu » (ibid.) 40 Voir A. BECCARISI, « Philosophische Neologismen zwichen Latien und Volksprache: istic und isticheit bei Meister Eckhart », Recherches de Théologie et Philosophie Médiévales, 70 (2003), p. 329-358. 38 151 der Offenbarung)41. Indépendamment de toute conviction quant à la véracité de ce point de départ (celle-ci devant être mise entre parenthèses), le lecteur qui voudrait suivre les méandres de la pensée eckhartienne est averti. Quelles que soient les possibilités d’interprétations ultérieures, avec leurs divergences, la cohérence de la pensée de Maître Eckhart trouve là son fondement. Mieux encore, Eckhart fait une promesse au lecteur désireux d’observer la « première proposition » : En dernier lieu, il faut observer qu’à partir de la première proposition énoncée plus haut, si elles sont bien déduites, toutes ou presque toutes les questions qu’on pose au sujet de Dieu se résolvent facilement, et que ce qui est écrit de lui, même la plupart des passages obscurs et difficiles, s’explique clairement par la raison naturelle 42. Une proposition ne s’impose pas. Elle se propose. Dans une perspective qui sera plus tard celle de Pascal puis de Ricoeur, Eckhart invite à un « pari ». Si le lecteur admet le point de départ, il verra s’éclairer toute autre question qui se présente à lui. Choisir la bonne entrée dans l’inévitable « cercle herméneutique » peut seul donner à penser43. L’usage de la « raison naturelle » suffira à expliquer les passages les plus « obscurs et difficiles » : naturali ratione clare exponitur. Il s’agit bel et bien d’une démarche herméneutique qui fait appel à la liberté du lecteur et à l’usage de sa raison, sans autre soutien. Eckhart ne cherche pas à convaincre son auditoire par une argumentation charpentée. Sa démarche est autre. A qui veut bien respecter la méthode, une logique éclairante ira jusqu’à dissoudre presque toute obscurité. Est-il dès lors nécessaire de souligner l’incompatibilité avec l’option de Heidegger pour qui : « l’obscur est le séjour secret du clair44. » Sortir du clair-obscur (Hell-Dunkel ausfahren), tel serait le mot d’ordre phénoménologique de Maître Eckhart. Parce que l’être est Dieu, il est lumineux en lui-même (esse lux est)45. Cette luminosité se transmet à toute la nature, la Physis, en tant qu’elle est le lieu du déploiement de l’être : L’être est Dieu. Cette proposition s’établit comme suit. Premièrement, si l’être est un autre que Dieu lui-même, Dieu n’est pas et il n’est pas Dieu. En effet, comment est ou 41 R. MANSTETTEN, Esse est Deus. Meister Eckharts christologische Versöhnung von Philosophie und Religion und ihre Ursprünge in der Tradition des Abendlandes, Freiburg-München, Alber, 1993, p. 49-53. 42 M. ECKHART, Prologue général, § 22, trad. fr. OLME 1, p. 68-69. 43 « Et pourtant, voir dans ce cercle un cercle vicieux et chercher les moyens de l’éviter, ou même simplement l’«éprouver » comme une imperfection inévitable, cela signifie mécomprendre radicalement le comprendre. » (M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 32, p. 153, trad. Martineau). 44 M. HEIDEGGER, « Grundsätze des Denkens » (1958), dans : Jahrbuch für Psychologie und Psychotherapie, n°6, Fribourg-Munich, p. 33-41, trad. fr. F. Fédier, « Principes de la pensée », dans: Cahier de l’Herne, 1983, p. 73-80, ici, p. 73. 45 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 151. Voir aussi § 20-22. 152 est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est autre, étranger et distinct ? Ou si Dieu est, il est nécessairement par un autre, puisque l’être est un autre que lui. Donc, Dieu est l’être sont identiques ou bien Dieu tient l’être d’un autre. Et dans ce cas, ce n’est pas Dieu lui-même qui est, comme on l’a dit plus haut, mais c’est un autre que lui, antérieur à lui, et cet autre est pour lui la cause en vertu de laquelle il est. Ensuite. Tout ce qui est, a par l’être et de l’être le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc, si l’être est un autre que Dieu, la chose a l’être par un autre que Dieu (…) En dehors de l’être et avant l’être, il n’y a que le néant. Donc, si l’être était autre que Dieu et étranger à Dieu, Dieu ne serait rien ou, comme plus haut, il serait par un autre que lui et par un antérieur à lui. Et cela serait Dieu pour Dieu lui-même et serait le dieu de toutes choses. Ce verset d’Exode 3 fait allusion à ce qui précède : « Je suis qui suis »46. La proposition esse est Deus est fondée sur l’impossible altérité de l’être et de Dieu, laquelle est aussi l’impossible antériorité de l’être sur Dieu, mais aussi du contraire47. Si l’être était autre que Dieu, alors Dieu devrait son être à un autre qui lui serait antérieur. Ce qui ne se peut car la perfection de Dieu consiste à être par soi-même. Il s’agit de l’« aséité » (aseitas) dont le nom allemand est l’Isticheit. Eckhart la reçoit, via le Liber de causis, de la pensée proclusienne48. Tant s’en faut cependant, qu’elle puisse être interprétée comme l’autoconstitution d’un étant. Parce que l’esse est Dieu, et non le contraire, il n’est pas plus étant que super-étant. Et, pour cette raison également, Dieu peut conférer l’être à toutes choses. Le plus étonnant est que cette donation n’est pourtant pas une émanation. Pour Eckhart, la donation est une création : « Créer, en effet, c’est donner l’être à partir de rien » (creare quippe dare esse ex nihilo) 49. Il y a création, parce que l’être n’appartient pas comme tel à l’étantité temporelle. Dieu fait surgir de l’étant hors de rien en donnant l’être, c’est-à-dire lui-même. C’est là qu’intervient la métaphore (le terme est préférable à l’analogie car elle engage un transfert) de la blancheur et du blanc : tout ce qui est blanc participe à la blancheur sans être la blancheur50. Autrement dit, pour Eckhart, toute chose a sa racine dans l’être au point qu’elle n’est rien sans lui mais, aussi, sans s’identifier à lui. Cette absence de consistance ontologique de tout étant signe sa dépendance ontologique radicale. 46 M. ECKHART, Prologue général, §12, OLME 1, p. 54-57. Concernant le développement de la proposition esse est Deus, voir F. BRUNNER, Maître Eckhart. Approche de l’œuvre, Genève, Ad Solem, 1999, p. 26-28. Voir aussi notre article « Creatio est collatio esse. L’interprétation eckhartienne de la création dans le Prologus generalis », dans : M.-A. VANNIER (éd.), La Création et l’anthropologie chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines / Christianisme », 2011, p. 21-31. 48 Sur l’importance décisive du Liber de causis dans la pensée médiévale, voir P. MAGNARD (dir.), La demeure de l’être, Etude et traduction du Liber de causis, trad. O. Boulnois et al., Paris, Vrin, coll. « Philologie et Mercure », 1990, introduction, p. 9-28. 49 M. ECKHART, Prologue général, §12, OLME 1, p. 54-57. 50 « Or, il est évident que toutes choses tiennent l’être de l’être lui-même, comme toutes choses sont blanches par la blancheur. » (Ibid.). 47 153 Pensée de l’être et Révélation ne peuvent être séparées chez Eckhart. Il faut même dire que la pensée de l’être est une révélation. L’homme n’est en effet un animal rationale qu’en tant qu’il pense grâce à la « Raison » qu’est Dieu lui-même. Ce dynamisme intellectif lui est conféré à même la donation de l’être : l’être luit de sa propre lumière. Cette illumination n’est pas une lointaine participation, mais bien une relation immédiate, sans aucun intermédiaire, entre Dieu et l’homme. Immédiateté paradoxale au sens où « la génération et la conservation de la lumière » se fait « par un processus continu du fait qu’il est discontinu » (eo ipso continue, quia non continue)51. Aussi, Dieu peut être présent à chaque animal rationale sans que ceux-ci ne soient confondus avec lui et sans qu’ils ne soient confondus entre eux. Ce paradoxe de la discontinuité continue habite la totalité une de l’être, en tant que « l’être est Dieu ». Il est fondamental pour s’interroger sur l’ensemble des problèmes phénoménologiques à partir de la pensée de Maître Eckhart. Indispensable à la pensée de la différence ontologique, au rapport de l’être au temps, il est aussi essentiel pour l’interprétation phénoménologique de l’intersubjectivité transcendantale. La première proposition eckhartienne a ceci de particulier qu’elle ne délaisse ni la question de l’ego ni la question de l’être, mais qu’elle les résout simultanément. La problématique husserlienne et la problématique heideggérienne ne peuvent être abordées séparément. Il en est ainsi parce que, chez Eckhart, l’être se révèle lui-même sous la modalité de l’ego sum qui sum (Ex 3, 14). Oser identifier l’être et Dieu, pour un penseur médiéval, n’est envisageable que sous l’auctoritas scripturaire. L’originalité de Maître Eckhart n’est pas d’avoir commenté le nom de l’Exode. En cela, il se situe dans une tradition déjà bien établie depuis l’antiquité, tant juive que chrétienne52. Que l’être soit conjugué à la première personne : « Je suis », et non à l’infinitif, avait déjà retenu l’attention des maîtres parisiens, tels que Alexandre de Halès ou Albert le Grand53. Cependant, Maître Eckhart va pousser cette investigation dans une direction nouvelle en insistant sur le redoublement de la forme ontologique, mettant ainsi 51 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 18, OLME 6, p. 50-53, voir note 2, p. 52-53. Voir E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Celui qui est. Interprétations juives et chrétiennes, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines/Religions du Livre », 1986. 53 Voir E. WEBER, « L’herméneutique christologique d’Exode 3, 14 chez quelques maître parisiens du XIIe siècle », dans : Ibid., p. 46-101. 52 154 en relief la dimension dynamique du Nom de l’Exode 54. Tâchons de respecter les étapes de cette argumentation pour en percevoir la pertinence : L’on doit faire ici quatre remarques. En premier lieu, il faut noter que les trois termes : « je, suis, celui qui » conviennent à Dieu d’une manière tout à fait propre. Le « je » est le pronom de la première personne, le pronom discrétif désigne la substance pure, pure, dis-je, sans aucun accident, sans rien d’étranger, la substance sans qualité, sans cette forme-ci ni cette forme-là, sans ceci ni cela. Ces termes conviennent à Dieu seul, qui est au-dessus de l’accident, au-dessus de l’espèce, au-dessus du genre ; à lui seul, dis-je. C’est pourquoi il est écrit dans le Psaume (140,10) : « Moi, je suis d'une manière unique ». Ensuite le « celui qui » est un nom infini. Or être infini et immense convient à Dieu seul55. La première remarque concerne le pronom « je » (ego). Il désigne la substance elle-même, dans sa pureté. Si tel est le cas, l’ego n’est pas attribuable à une seule Personne mais convient à la fois au Père, au Fils et à l’Esprit Saint56. Le « je » manifeste l’exclusivité de la substance divine par rapport à toute autre. Selon le Psaume (140,10), Dieu est « d’une manière unique », sur le mode de l’infinité. La seconde remarque se concentre sur le « (je) suis » (sum). Pour Eckhart, le sum ne sert pas seulement de copule entre le sujet (ego) et le prédicat : « qui je suis » (qui sum). S’appuyant sur Jn 1, 1 (deus erat verbum), Eckhart substantifie le verbe : verbum est substantivam. Cela signifie que Dieu n’est pas le sujet de l’Être57. Il est l’Être lui-même : Ispum subjectum. Ainsi, ce qui est affirmé n’est plus ni moins que l’identité de l’esse et de l’essentia. Contrairement à Thomas d’Aquin, Maître Eckhart ne fait pas de la distinction entre essence et existence la pierre d’angle de son ontologie. Dans la perspective avicennienne, Eckhart identifie la « quiddité » (quidditas) divine avec son « anité » (anitas). Par le fait même que Dieu s’énonce comme : « je suis », il est : Ensuite le « je suis » est le verbe substantif. « Dieu était le verbe », Jean (1,1) le substantif : « portant toutes choses par le Verbe de sa puissance », Hébreux (1,3). En second lieu, ce qu’il faut noter c’est que le « je suis » est ici le prédicat de la proposition, puisqu’il est dit : « moi, je suis » et est le second terme de la proposition. Toutes les fois que c’est le cas, le « je suis » signifie l’être pur et l’être simple dans le 54 Voir A. DE LIBERA, « L’être et le bien : Exode 3, 14 dans la théologie rhénane » : « III. Ipséité de l’être et solipsisme ontologique chez Maître Eckhart », dans ibid., p. 151-162 ; P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme », 2006, « L’ontogénie de l’Absolu », p. 108-116. 55 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 14-15, LW II, p. 20-21, trad. fr. P. Gire. 56 Ce qui sépare Eckhart de l’exégèse traditionnelle des commentateurs des sentences que sont Alexandre de Halès et Albert Le Grand (voir A. DE LIBERA, « L’être et le bien : Exode 3, 14 dans la théologie rhénane », p. 153). 57 Ibid., p. 152. 155 sujet et du sujet, et l’être sujet lui-même, c’est-à-dire, l’essence du sujet, c’est la même chose que l’être et l’essence, ce qui ne convient qu’à Dieu seul dont la quiddité est son anité, comme le dit Avicenne et qui n’a pas de quiddité en dehors de la seule anité que l’être signifie58. L’énonciation auto-référentielle est performative59. Il en résulte une herméneutique ontologique révolutionnaire par rapport aux autres penseurs médiévaux. L’être auquel participent les créatures n’est autre que l’ipsum esse. Autrement dit, à travers l’être qui lui est conféré, la créature se reçoit comme un « Je ». L’ipséité lui est donnée en même temps que l’être, et indissociablement de lui. Au risque d’inventer un néologisme, nous pourrions dire que la donation de l’être est ‘ipséique’. Cette ipséité ontologique rend possible un contact immédiat avec Dieu. La créature peut être touchée, affectée, par cette énonciation du « Je » au-dedans d’elle-même sur un mode athéorétique. Autrement dit, être est toujours déjà actualisé par l’ego. Il n’y a pas de sum sans ego, et pas d’ego sans sum. La formule est forte car elle renvoie Husserl et Heidegger à leurs propres apories. L’ego transcendantal ne peut être une « pure forme ». Pour que chaque ego soit, il faut que l’ego transcendantal luimême ne reste pas une possibilité, mais soit une actualité. Il doit être sur le mode d’un sum. D’ego transcendantal, il devient ego transcendant sans pourtant cesser d’être immanent. En prolepse au choc-en-retour (Troisième partie), annonçons déjà que la difficulté de la sphère du propre et de l’étranger sera levée par la discontinuité continue, à savoir par la présence de l’altérité cachée au sein de tout ego. Par conséquent, pour que le Dasein soit, il ne peut abandonner l’ego pour le sum (Sz, § 10, p. 46). S’il en était ainsi, le Dasein renoncerait aussitôt à être une singularité autre que celle d’un fragment de l’être. Seul l’ego assure à l’être la discontinuité. Lévinas n’a pas manqué de souligner cette faille dans la pensée de Heidegger. La solution lévinasienne a été de faire précéder l’ontologie par la métaphysique. Un « au-delà de l’être » lui est apparu comme nécessaire à la séparation des étants. Il en est ainsi parce que Lévinas a choisi de conjuguer Athènes et Jérusalem à travers le Bien epekeina tès ousias de Platon (République VI, 509b) et le Tsimtsum de la Kabbale60. En repartant de Maître Eckhart, la solution s’avère toute différente. Nul besoin d’aller chercher une altérité 58 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 14-15, LW II, p. 20-21, trad. fr. P. Gire. Bien que Fichte ne se réfère pas explicitement à Eckhart, son influence se fait sentir sur la Tathandlung : « Sans le thématiser comme fondement d’une science, Eckhart considère déjà le Moi (Ich) sur un mode autoréférentiel. Le Ich n’est pas représentable. Il ne fait référence à rien d’autre que lui-même. Le Ich désigne « la pureté nue de l’être » (S. 77, DW III, p. 341, AH III, p. 119) » (Y. MEESSEN, « Fichte, Johann Gottlieb », Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 489-491). 60 Sur l’influence du Tsimtsum chez Lévinas, voir C. CHALIER, La trace de l’infini. Emmanuel Lévinas et la source hébraïque, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2002, p. 26. 59 156 discrète « au-delà de l’être ». S’il arrive à Eckhart d’employer l’expression « superessence » à partir de Denys l’Aréopagite, c’est toujours pour intégrer cet autrement qu’être dans l’horizon même de l’être. Pas de métaphysique au-dessus de l’ontologie, mais une métaphysique. A savoir, une discrétion au cœur même de la physique. Derrida l’a très bien entrevu en faisant recours à Eckhart au cœur du débat entre Heidegger et Lévinas sur l’usage de l’ontologie. Pour Eckhart, cet être autrement n’a d’autre raison que la discrète altérité relationnelle en Dieu. L’émanation est Personnes divines est le « préambule » de la création : En troisième lieu, ce qu’il faut noter c’est que la répétition qu’il y a dans : « je suis celui qui suis » indique la pureté de l’affirmation, toute négation étant exclue de Dieu luimême, ensuite quant à l’être-même cela signifie une certaine conversion réflexive de l’être en lui-même (in se ipsum et super se ipsum reflexivam conversionem), et sa manence et sa fixation en lui-même (in se ipso mansionen sive fixionem) ; ensuite la répétition : « je suis celui qui suis » désigne un certain bouillonnement ou parturition de soi (bullitionem sive parturitionem sui), s’échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par soi-même et en soi-même, lumière dans la lumière et vers la lumière se pénétrant totalement tout entière, réfléchie tout entière sur elle-même totalement et renvoyée de partout, selon ceci du sage : « la monade engendre la monade ou a engendré la monade – et réfléchit sur elle-même son amour ou son ardeur. » C’est pourquoi il est dit dans l’Évangile de saint Jean (1,4) : « en lui était la vie », car la vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s’enflant intérieurement par soimême, se répand en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l’extérieur (effundat et bulliat extra). D’où il suit que l’émanation des personnes dans la divinité est la raison et le préambule de la création, car il est écrit dans l’Évangile de saint Jean (1,1-3) : « au commencement était le verbe ». Et ensuite seulement : « par lui toutes choses ont été faites »61. Dans ce passage, fidèle à sa démarche qui consiste à expliquer l’Ecriture à l’aide de la rationalité philosophique, Eckhart réussit le tour de force d’exprimer le mystère trinitaire presque sans employer la terminologie de la théologie. Ni les noms de Père, Fils ou Esprit n’apparaissent, ni le terme « relation ». Une seule exception, le mot « personne » apparaît dans la conclusion du paragraphe. L’ego sum qui sum est exposé à l’aide du langage de Proclus et du Livre des XXIV philosophes. Sachant pertinemment que Proclus est le penseur de la causa sui (aition héautou)62, Eckhart le choisit néanmoins pour exprimer la vie trinitaire où, selon Thomas d’Aquin et les docteurs scolastiques, « l’essence n’engendre pas » 61 62 M. ECKHART, Commentaire du livre de l’Exode, § 16-17, LW II, p. 21-23, trad. fr. P. Gire. Liber de causis, XXV, n. 189, p. 76-77. 157 (essentia non generat)63. Si l’être « demeure » (mansio) grâce à une « conversion » (conversio) en lui-même, il n’est l’agent de sa propre auto-constitution (aut’hypostaton) qu’en tant qu’il est ego sum qui sum. La précision est essentielle au su de ce qui précède. Dieu « iste » en tant que sujet personnel. Au redoublement du sum correspond une double négation : negatio negationis. Cette affirmation pure d’un « oui » originaire exclut toute impureté, autrement dit toute co-appartenance de l’être avec la temporalité. En effet, contrairement au second Un de Proclus, le procès de l’être ne nécessite aucune « sortie » (bullitio) pour sa « manence » (mansio). De plus, cette conversion de l’être est lumineuse par elle-même. Tel une « lumière qui se pénètre toute entière » (lux in luce et in lucem se toto se totum penetrans), l’être n’a pas besoin de chercher sa connaissance en dehors de lui-même. L’être est trans-lucide64. Il s’auto-révèle à lui-même et cette connaissance s’effectue dans une ardeur d’amour. D’une manière très habile, Eckhart fait passer cette précision à travers la première proposition du Livre des XXIV philosophes : « la monade engendre la monade ou a engendré la monade – et réfléchit sur elle-même son amour ou son ardeur » (Deus est monas monadem gignens, in se unum reflectens ardorem)65. Le terme « monade » s’en trouve transformé. Qui a suivi le raisonnement pas à pas reconnait en effet qu’au travers des deux emplois du terme « monade » le Père et le Fils sont désignés. Or, c’est là un véritable « contrecoup » porté à la philosophie d’influence proclusienne, puisque, comme toute pensée néoplatonicienne qui se respecte, le premier Principe n’admet aucune altérité dans son unité. Mais ce n’est pas tout car, inversement, Eckhart importe aussi une donnée proclusienne en théologie. L’option pour le terme de « monade » implique une unité substantielle, vitale et cognitive. Eckhart signifie par là que chaque Personne porte en elle à la fois être, vie et pensée. La suite coule alors de source. Ce jaillissement interne (bullitio) à la vie trinitaire déborde généreusement à l’extérieur (ebullitio). Remarquons que le terme emanatio n’est pas utilisé pour la création, mais au contraire pour la bullitio interne des Personnes divines. Il ne s’agit nullement d’un épanchement de la substance en tant que telle. La continuité discontinue empêche qu’il en soit ainsi. La vie inséparablement 63 THOMAS D ’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 39, a. 5, cite par M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, § 11, LW II, p. 241 ; Commentaire du livre de la Sagesse, § 65, LW II, p. 393. 64 J’emprunte l’expression à la traduction de Stanislas Breton : « lumière dans la lumière, il se pénètre dans une translucidité parfaite » (ST. BRETON, Deux mystiques de l’excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, op. cit., p. 102). Cette traduction va de pair avec l’interprétation transitive (oportet transire) de la pensée de Maître Eckhart. 65 Le Livre des XXIV Philosophes, prop. 1, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1989, p. 89 ; Voir M. MAURIEGE, Article « Livre des XXIV philosophes », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 728-732. 158 égologique et ontologique de la Trinité est le « préambule » pour penser le rapport entre Dieu et la création : « l’émanation des personnes dans la divinité est la raison et le préambule de la création ». Nous voici donc avec une rationalité surprenante. Que l’être « iste » à même une raison partagée interdit à la rationalité classique de tourner rond. « Être et penser » (einai kai noein) n’est pas « le même » (to auto) dans une raison solitaire. Ce préjugé parménidien va de pair avec une conception de l’essence comme définition. Avec Eckhart, l’indétermination de l’être reçoit un sens spécifique. Elle est due à la discrétion des Personnes divines. Connaître, pour Dieu, est identique à être, et à être dans l’amour. De par cette discrétion des Personnes, Eckhart déploie une méta-physique qui n’a plus rien à voir avec la métaphysique déconstruite par Heidegger. Eckhart opère une déconstruction de la Physis beaucoup plus radicale encore. Sur un certain plan, il est possible d’admettre avec Heidegger la formule : « Le mouvement est dans le repos » (Bewegung ist in Ruhe)66. Cependant, dès lors que la Physis est habitée de l’intérieur par une discontinuité. Le continu s’ouvre à une entéléchie de la transcendance. Aussi, la « Percée » heideggérienne peut-elle retrouver son sens perdu. En effet, pour opérer « une percée dans la véritable effectivité et la vérité effective » (Druchbruch in die wahre Wirklichkeit und wirkliche Wahrheit)67, encore faut-il que la continuité elle-même s’ouvre à la discontinuité. Là où l’immanence ne s’ouvre pas à la transcendance, là où le Même n’a pas reconnu l’Autre, peut-on vraiment employer le terme eckhartien de « traversée » (Durchbruch) ? 66 M. HEIDEGGER, Platon : Sophistes, cours du semestre d’hiver 1924/25 à Marbourg, éd. par I. Schüssler, Francfort, Klöstermann, 1992, GA 19, p. 491. Voir I. SCHÜSSLER, « Le Sophiste de Platon dans l’interprétation de M. Heidegger », dans : J.-F. COURTINE (éd.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996, p. 91-111 ; A. BOUTOT, « L’interprétation heideggérienne du Sophiste de Platon », dans : Etudes sur le Sophiste de Platon, Bibliopolis, 1991, p. 535-559. 67 M. HEIDEGGER, Dei Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus, dans: Frühe Schriften, GA 1, p. 130-353, ici, p. 348, trad. fr. Fl. Gaboriau, p. 227, modifiée par Ph. Capelle, « Heidegger et Maître Eckhart », p. 115. Voir le commentaire, ibid. 159 § 15. Dédevenir pour devenir Derrida radicalise la démarche heideggérienne, en ce sens qu’il redouble la déconstruction. Elle n’est plus seulement « neutralisation » de l’ordre des représentations, détachement de l’image, mais aussi, « renversement » du réseau linguistique sous-jacent au rapport entre le représenté et le non-représenté. La pensée de Derrida est une radicalisation de la différence ontologique vers une « différance » encore plus fondamentale. Cette différance renvoie à l’extérieur du discours vers le locuteur ou, mieux, vers les interlocuteurs en présence. Autrement dit, Derrida réintroduit du relationnel là où Heidegger l’évacue. Or, dans la découverte de cette différance, Derrida fait appel à Maître Eckhart. Le contexte de ce recours est celui de la thèse de l’antériorité de la métaphysique sur l’ontologie, thèse dirigée par Lévinas contre Heidegger dans Totalité et Infini68. Comme le résume Derrida, « dans l’existence, le rapport avec l'étant qui s'exprime précède le dévoilement, la pensée explicite de l'être lui-même69. » Plus simplement dit, le dialogue avec l’Autre devance la différence ontologique, qui reste tributaire de la pensée du Même. Or, pour qu’un dialogue soit possible, une transcendance doit intervenir. Cette transcendance, Derrida la trouve chez Maître Eckhart70. Le mystique rhénan ne rejette pas le vocabulaire ontologique pour parler de Dieu. Paradoxalement, Dieu est à la fois « être » et « au-delà de l’être ». Cette découverte permet à Derrida de ne pas s’opposer à Heidegger en optant pour son contrepied. Il propose plutôt de considérer la différence ontologique comme le lieu même où la différance peut se dire. Quoi que nous fassions, observe Derrida, nous ne pouvons sortir du réseau langagier dominé par la copule « est ». Et, c’est dans la pensée du Même que l’Autre a une chance de pouvoir se dire. Le Thuringien affirme que Dieu est « au-delà de l’être ». Mais, il n’en reste pas là. Il corrige cette affirmation de transcendance en acceptant que Dieu soit thème du discours tout en lui échappant : « Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était audessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé71. » La double attribution « être » et « au-delà de l’être » résulte de la double influence augustinienne et dionysienne. Plutôt que de hiérarchiser les deux propositions, 68 ième E. LEVINAS, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 2 éd., 1965, p. 12-18. J. DERRIDA, L’écriture et la différence, p. 212. 70 Ibid., p. 216-217. 71 M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 101. 69 160 comme le fait Thomas d’Aquin, Eckhart propose une autre voie, inédite et originale 72. Cette originalité consiste à supprimer la médiation de l’esse commune entre les étants et l’esse divinum. Il en résulte une proximité, voire une immédiateté relationnelle, entre l’homme et la Déité73. Tandis que l’Aquinate s’appuie sur la physique aristotélicienne en la surmontant d’une métaphysique (« être au-delà de l’être »), Eckhart transforme l’hylémorphisme au niveau de la substantialité des créatures 74. Pour Thomas d’Aquin, le composé matièreforme, qui est la substance des créatures en elles-mêmes (non ab alio), est surmonté de l’acte d’exister qui vient de Dieu (ab alio). Pour Eckhart, il n’y a pas de véritable composé ontologique de la créature car les deux principes (matière-forme) sont divisés entre créé et incréé. Pour le percevoir, encore faut-il entrer dans une intelligence parabolique (parabolice), c’est-à-dire une intelligence pour laquelle l’unité du sensible et du sens est plus originaire : Les mots : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1, 1) s’exposent encore quatrièmement de la manière suivante. « Ciel » signifie par quoi une chose est ou l’être de la chose ; tandis que « terre » signifie par parabole (parabolice) ce qu’est une chose ou l’essence de la quiddité. Car l’être (esse) et l’essence (essentia) diffèrent en tout créé et sont les principes et les propriétés de toutes les choses créées. Tandis que, dans l’incréé seul, le « ce par quoi c’est » (id quo est) et le « ce que c’est » (id quod est) sont identiques, à cause justement de son caractère incréé (…) Car ces deux principes sont deux et non un en tout créé et dans le seul créé. La raison en est la suivante : tout ce qui vient d’autre chose et est créé tient d’autre chose (ab alio) l’être ou « ce par quoi c’est », tandis que le « ce que c’est » ou la quiddité (quidditas), il ne le tient pas d’autre chose (non ab alio), comme le dit Avicenne75. Selon Eckhart, la forme confère l’esse et la matière l’essentia. De ce fait, on assiste à une véritablement déconstruction de la Physis aristotélicienne. En effet, si la matière est identique à l’essentia, ce n’est plus la forme qui est le principe de détermination. La forme donne le fait d’être. Elle actualise la détermination passive. Tout créé est potentia esse. Au niveau temporel, la créature est toujours une mendiante ontologique tout comme la matière 72 Pour une comparaison entre les pensées de Thomas d’Aquin et de Maître Eckhart sur la manière de concilier Augustin et Denys, voir notre livre L’être et le bien, § 14, p. 95-100 ; § 21, p. 149-159. 73 Voir, par exemple, ce que dit Kurt Flasch dans une formule ramassée : « Chez Thomas, quelque chose est immédiatement créé par Dieu ; chez Eckhart, Dieu même advient immédiatement dans l’âme » (K. FLASCH, Maître Eckhart. Philosophe du christianisme, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophes », 2011, p. 88 ; voir aussi, p. 135-136). 74 Voir V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, « Essentia et Esse », p. 146157. 75 M. ECKHART, Livre des Paraboles de la Genèse, § 33-34, LW I, p. 501-502, trad. F. Brunner, dans : Maître Eckhart, Genève, Ad solem, 1999, p. 132-133. 161 aspire à la forme. Mais cette aspiration est modifiée par rapport à Aristote car, d’une certaine manière, la créature est déjà essentialiter ce qu’elle deviendra76. Par ailleurs, si l’actualisation cesse, cette essence n’est presque rien, pure passivité à devenir quelque chose. Voilà pourquoi, dans un raccourci suggestif, Eckhart va jusqu’à dire que la créature est néant. Dans l’entéléchie seule, là où la puissance est passée à l’acte, se trouve à la fois l’unité du sens et du sensible, et l’unité de l’être et de l’opération. La condition de la créature est donc une distension du sens et de sensible, mais aussi une distension de l’être et de l’opération. Ce constat détermine un axe phénoménologique : sensation et signification sont deux dans le devenir et un dans l’entéléchie. L’unification de la sensation et de la signification suppose donc une direction spécifique. C’est aussi là, dans ce triple sens, que se joue l’unité de la physique, de la logique et de l’éthique. La créature ne trouve sa consistance ontologique qu’en Dieu où réside l’unité de l’esse et de l’essentia. La physique elle-même est investie par la méta-physique. A l’instar d’Augustin, Eckhart ne s’arrête pas à la consistance des créatures mais les présente dans leur transit. Il désire avant tout montrer comment la créature peut passer de la vie transitoire et changeante à la vie éternelle. « Oportet transire : Passe et meure sans mourir », tel est le mot d’ordre par lequel Stanislas Breton se propose d’emboîter le pas à Maître Eckhart 77. Extraite du Sermon latin XXIV, l’expression oportet transire désigne d’abord un mouvement ascensionnel de l’intelligence vers Dieu : Selon Jean Damascène, la prière est « Une ascension de l’intellect en Dieu » (intellectus in deum ascensus). Donc, s’il ne s’élève pas, l’intellect n’atteint pas Dieu en lui-même. Or s’élever, c’est aller vers (ad) ce qui est supérieur. Il faut donc outrepasser (transcendere igitur oportet) non seulement l’imaginable, mais aussi l’intelligible. De même, comme l’intellect se résout vers l’être (resolvat ad esse), il faut aussi le transiter (oportet et hoc transire). L’être n’est en effet pas la cause de l’être, comme le feu n’est pas non plus la cause du feu, mais quelque chose de bien plus haut, vers lequel il faut s’élever (oportet ascendere). Ensuite, l’intellect reçoit Dieu sous le vêtement de la vérité, et à cause de cela, il faut s’élever (oportet ascendere). D’où il est dit : « en Dieu » (in deum). C’est pourquoi l’âme doit transiter Dieu lui-même (ipsum deum… debet transire anima) sous ce nom, bien plus, sous tous les noms78. 76 C’est pourquoi, comme nous le verrons, si on abstrait l’extra-stantia du créé, l’étant ceci ou cela révèle déjà son essence. 77 ST. BRETON, Deux mystiques de l’excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, op. cit., p. 163. Voir aussi, « Passe et demeure », ibid., p. 168-177. 78 M. ECKHART, Sermon latin XXIV, LW IV, § 247, p. 226, trad. J. Devriendt modifiée, p. 228-229. 162 Pour Joseph Quint, transire se traduit en allemand par durchbrechen79. Le transit est donc la percée. L’intellect ne peut atteindre Dieu s’il ne dépasse pas non seulement l’imaginable mais aussi l’intelligible. Autrement dit, l’intellect doit non seulement laisser toute image (Abgeschiedenheit, Entbildung), mais laisser aussi le fonctionnement intellectif de la compréhension pour se faire réceptacle vide et non actif (Gelassenheit). Il s’agit pour l’intellect de devenir une pure transitivité dans laquelle l’actif et le passif ne dont plus qu’un. La spéculation est inséparable de la mystique. Par la percée, l’intellect anticipe le mouvement complet de toute la créature appelée à transiter en Dieu s’abandonnant totalement, dans une perte complète de soi. C’est là où logique et physique se rejoignent. Seule cette perte totale, autrement dit la mort, est à même de faire entrer dans la vie stable. La Physis aristotélicienne doit être déconstruite car, si elle rend compte du cycle de la génération et de la corruption, elle n’offre pas la manière d’en sortir. Avec la Physis comme telle, il n’y a aucune échappatoire à la corruption. Eckhart propose donc d’ancrer chaque étant dans une génération qui ne subit aucune altération80 : L’altération (alteratio) et la génération (generatio) se rapportent l’une à l’autre comme être en mouvement et avoir été mû, comme être en train de se faire et avoir été fait, comme l’informe et l’imparfait se rapportent à la forme et au parfait81. Le passage de l’altération à la génération modifie considérablement le couple puissanceacte. Il ne se fait pas de manière continue, mais par une percée. Cette percée nécessite que l’étant corruptible se détache de lui-même pour trouver une nouvelle modalité d’être, incorruptible. Ce n’est donc pas la matière en tant que telle qui doit être abandonnée au profit de la forme. Nous ne sommes pas dans le registre platonicien d’une dualité entre le sensible et l’intelligible et pour cause puisque la matière est essentia. Il faut donc se rappeler que la physis aristotélicienne repose sur trois principes et non deux : forme (morphè), privation (stérèsis) et matière (hylè)82. La contrariété ne se situe pas entre la matière et la forme, mais entre la forme et la privation. Pour Eckhart, le mouvement arrive à sa 79 Dans son édition des sermons, il renvoie notamment au sermon allemand 10 : « Pourquoi donc ne devenonsnous pas sages? Il y a beaucoup d’obstacles. Le principal, c’est que l’homme doit traverser et dépasser (muoz durchgân und übergân) toutes choses et les causes de toutes choses et cela finit par le contrarier. » (Sermon 10, DW I, p. 164, TS, p. 283) ; et au Livre de la Consolation divine, § 12, 4-5 : « il doit apprendre à traverser les choses » (er muss lernen die ding durchbrechen). 80 Voir « Altération et génération : La physique et la grâce », OLME 6, note complémentaire n° 1, p. 366-371. 81 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 13, OLME 6, p. 266-267. 82 « Ainsi il y a trois causes, trois principes : deux constituent un couple de contraires, dont l’un est définition et forme, et l’autre, privation ; le troisième principe est la matière. » (ARISTOTE, Métaphysique, L, 1069b). 163 perfection lorsque la matière a abandonné toute résistance à se laisser informer (Gelassenheit)83. La matière informée s’est laissé débarrasser de toute imperfection liée à la temporalité et la corporéité. Or, il s’agit là d’une sortie de la physique d’Aristote84. Chez le Philosophe, le cycle génération-corruption a le dernier mot. Le premier moteur immobile a beau mettre le monde en mouvement, il n’en est pas l’ultime destination. Eckhart commet une déconstruction de la physis. Cette déconstruction ne signifie pas la négation de la finitude. Au contraire, Eckhart prend au sérieux la finitude humaine et l’horizon de la mort. Par lui-même, l’étant n’a pas d’autre issue que le néant. La néantisation de l’étant ne peut être évitée par aucun moyen. La mort est inéluctable. En prendre acte ne consiste pourtant pas uniquement à « anticiper » (Vorlaufen) cette fin pour accueillir les diverses possibilités de l’étant dans sa temporalité. La position de Maître Eckhart consiste au contraire à espérer contre toute espérance. L’étant n’est pas seulement jeté dans l’existence, son existence ellemême témoigne du fait qu’il est appelé à une plénitude. La facticité en est transformée. Sans l’être dont il dépend radicalement, la créature est un pur néant. Ainsi, voyons-nous apparaître dans le texte eckhartien deux logiques disjonctives. Tantôt, l’étant est attribué aux créatures et le néant à Dieu, tantôt, inversement, l’être est attribué à Dieu et le néant aux créatures. Ces deux thèses du « dialecticien » coexistent85. Ce « ou bien - ou bien » (entweder-oder) est une disjonction qui n’est surmontée par aucune réconciliation logique. Ou bien, Eckhart part de la proposition augustinienne pour qui Dieu seul est l’ipsum esse, ou bien, il part de la proposition aristotélicienne pour qui l’être se catégorise dans les étants. Le pivot entre les deux logiques se joue à la fois grâce à la théologie apophatique et grâce à la pensée néoplatonicienne. A la suite de l’Aréopagite, Eckhart peut déclarer : Si j’ajoute : Dieu est un être, ce n’est pas vrai. Il est un être suréminent et un Néant superessentiel. (Got ist ein wesen. Es ist nit war : Er ist ein uber swebende wesen und ein uber wesende nitheit)86. Par rapport à la physis de la créature, Dieu est en effet Néant suressentiel. Cependant, par rapport à lui-même, Dieu est la pureté de l’être (puritas essendi). Il est l’Un, c’est-à-dire celui en qui il n’y a aucune privation d’être. Maître Eckhart entrecroise les gammes du registre 83 Il conviendra de nous en rappeler dans le rapport entre le « corps » (Körper) et la « chair » (Leib). Voir notre article sur « Aristote » dans : Encylopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 138-146. 85 Voir A. CHARLES-SAGET, « Non-être et Néant chez Maître Eckhart », dans : E. ZUM BRUNN (éd.), Voici Maître Eckhart, Grenoble, J. Millon, 1998, p. 301-318. 86 M. ECKHART, Sermon 83, DW III, p. 442, AH III, p. 152. 84 164 ontologique, méontologique et hénologique. Comme l’affirmait Emilie Zum Brunn, il n’y a pas lieu de voir chez Eckhart un quelconque « ‘tournant’ ontologique ou méontologique87 ». Vouloir découper son œuvre en périodes ontologique et apophatique est une impasse. Les antagonismes sont voulus. Ils ont pour but de faire sortir la pensée, trop discursive, vers une « percée » hors du champ rationnel, un saut dans la vie divine. En effet, le langage arrive à ses limites. Il n’est donc pas étonnant que Derrida ait repéré l’équivocité langagière du mystique rhénan. Qui plus est, cette polysémie est en effet proposée dans une polyphonie. En fonction de telle ou telle proposition, c’est un maître ou un autre qui en est le porteparole. Cette multiplicité de voix place l’auditeur ou le lecteur en situation de liberté. Le texte se révèle à différentes entrées. L’aristotélicien ou le néoplatonicien sont pris en charge dans leur logique. Ils se promènent dans le texte jusqu’au moment où ils sont pris au dépourvu par la logique paradoxale qui s’y déploie. L’ironie eckhartienne est subtile et ne manque pas d’humour. Lorsque le Thuringien affirme : « le Néant, c’est Dieu » (niht, daz was got)88, il ne lui ôte pas l’être89. Il dit non seulement que Dieu est autrement que l’étant, mais aussi que l’étant ne trouvera sa plénitude ontologique qu’en se néantisant. Quitter « l’étant ceci et cela » (ens hoc et hoc) est la condition sine qua non du véritable « devenir » (werden). Cette déconstruction de tout étant particulier et concret s’exprime par un « devenir rien » (nicht werden) ou un « dédevenir » (entwerden) : Dans tous les dons qu’il reçoit, l’homme doit apprendre à sortir de lui-même, à ne plus rien garder de personnel et à ne plus chercher pour lui-même, ni profit, ni plaisir, ni intimité, ni douceur, ni récompense, ni le royaume du Ciel, ni sa propre volonté. Dieu ne s’est jamais donné, jamais Il ne se donne à une volonté étrangère, – Il ne se donne qu’à sa propre volonté. Mais là où il trouve sa volonté, là Il se donne et s’abandonne (dâ gibet er sich în und laezet sich) avec tout ce qu’Il est. Et plus nous nous défaisons de ce qui est nôtre, plus véritablement nous nous faisons en elle (Und ie wir mêr des unsern entwerden, ie mêr wir in disem gewaerlîcher werden) 90. 87 E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l’ontothéologie, Paris, PUF, 1984, p. 84-108. Si nous emboîtons le pas à Stanislas Breton concernant l’oportet transire, nous émettons des réserves quant à sa proposition de différentes phases chez Eckhart. Stanislas Breton a d’abord vu trois étapes clairement distinctes dans le langage eckhartien : un langage centré sur l’être (base), ensuite sur le Verbe (métabase) et enfin sur le lieu (anabase). (voir S. BRETON, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart », Recherches de science religieuse, 67/3 (1979), p. 373-396). S’étant rétracté sur ce point, il n’en considère pas moins trois phases qui « s’interpénètrent » dans l’itinéraire du langage eckhartien (ST. BRETON, « Le rapport : être-Dieu chez Maître Eckhart », op. cit., p. 47). 88 M. ECKHART, Sermon 71, DW III, p. 226, AH III, p. 78. 89 Voir W. BEIERWALTES, « Deus est esse, Esse est Deus », trad. fr. J.-F. Courtine & Co. dans : Platonisme et Idéalisme, op. cit., p. 48. 90 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, XXI, DW V, p. 281, TS, p. 116. 165 Se défaire de ce qui est sien, de son étantité propre, est l’unique voie pour se faire à l’être non séparé. Il s’agit littéralement se « dé-devenir » du fait de vouloir être en propre à soimême, pour enfin « devenir » ce que nous sommes vraiment, c’est-à-dire être en commun avec les autres91. Cette dialectique dé-devenir/devenir (entwerden/werden) est une innovation radicale par rapport à Aristote, car elle intègre la corruption dans l’accomplissement de l’être92. Dans son introduction aux Sermons et Traités allemands, Joseph Quint avait résumé le devenir eckhartien par cette formule lapidaire : « Stirb und werde » 93. Il ne s’agit ni plus ni moins que de mourir à ce qui est déjà mort pour ne laisser subsister que la vie. Ce « laisser » (lâzen/lassen) oriente le sens de la gelâzenheit/Gelassenheit chez Maître Eckhart. Elle est ici exprimée comme abandon de la « volonté propre », ce dont Heidegger s’est volontairement écarté. Or, Derrida s’est opposé à la déconstruction heideggérienne de la Gelassenheit eckhartienne en montrant combien ne plus vouloir aucun objet particulier, ou « vouloir rien », s’invertit en « ne rien vouloir »94. Derrida met donc en évidence combien la Gelassenheit ne peut être déconstruite, car elle fait état d’une déconstruction achevée. En effet, pour Eckhart, il n’y a pas d’Entbildung sans Gelassenheit. Le « détachement » des images ne peut s’accomplir que dans un « laisser » qui introduit l’homme dans la Gelassenheit. Tandis que le détachement (Abgeschiedenheit) est encore lié dialectiquement à l’attachement, ou à l’appropriation, le « laisser » se situe déjà dans l’acte de non résistance. Pour le dire en termes aristotéliciens, il n’y a plus de « privation » (stérèsis) dans la Gelassenheit. L’abandon et le don sont les actes qui mènent l’étant à son « entéléchie » (entélécheia). Or, le terme entélécheia présente une ambiguïté puisque, selon une lecture maïmonidienne d’Aristote, il peut y avoir une « fin propre », qui correspond à la « forme spécifique » de l’étant, et une « fin suprême », qui correspond à la « permanence éternelle de cette forme »95. Mais, si l’on interroge chacune de ces fins, on constate que la privation joue un double jeu. D’une part, quant à la forme spécifique, la privation est une résistance à la pleine possession corporelle et temporelle, laquelle n’est 91 Sachant que l’identité entre l’esse divinum et l’esse commune opère une transformation de celui-ci. L’être commun est un être en commun, il admet la discontinuité au cœur de la continuité. 92 Voir Y. MEESSEN, « L’incarnation chez Eckhart : du phénomène à l’être », dans : M.-A. VANNIER (éd.), La christologie chez les Mystiques rhénans et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme », 2013, p. 49-62. 93 M. ECKHART, Deutsche Predigten und Traktate, Zurich, Diogenes Verlag, 1979, p. 28, 48. 94 Voir J. DERRIDA, « Nombre de oui », dans : Psychè, p. 647. 95 MAÏMONIDE, Guide des perplexes, III, c. 14, cité par M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 141, OLME 1, p. 422-423. Nous verrons plus loin que ces deux fins correspondent à deux niveaux différents de la connaissance. 166 jamais que temporaire. D’autre part, quant à la forme ultime, la privation est toute autre. Puisqu’elle suppose la « permanence » (permanentia), il n’y a de forme ultime que là où il n’y a plus de privation. D’où une sortie du devenir, de la physis (de phuein). Or, cette sortie de la physis suppose aussi l’absence de possession d’une forme spécifique. En effet, cette possession nécessite toujours un étant ceci ou cela, lequel, par définition, est privé de tous les autres : omne ens est aliquid96. Cette altérité est une privatisation qui doit aussi être éliminée pour aboutir à la permanence, car la permanence nécessite l’unité. Il faudrait donc une dépossession de la nature propre de chaque forme spécifique. Les espèces doivent donc trouver une unité non privative. Cette duplicité de la privation, à la fois privation et privatisation (priva-tisa-tion), perturbe la perception de la Physis97. Pour Aristote, la privation se définit par « l’impossibilité absolue de posséder98 ». Sans privation, l’étant devrait aboutir à la possession accomplie. Selon la définition heideggérienne, l’entéléchie est le « se-posséder-dans-la-fin » (en-telei-echein)99. Or, Eckhart propose exactement le contraire. L’entélécheia est consommée lorsque toute possession a cessé car, précisément, la possession privatise. Le retournement eckhartien de la physis aristotélicienne n’est-il pas un atout fondamental pour la phénoménologie ? Eckhart ne modifie-t-il pas complètement le rapport de l’être à la présence ? L’avènement véritable de la forme ne se situe pas dans l’horizon temporel, mais en dehors de cet horizon. L’unité matière-forme accomplie se situe dans l’invisible et non dans le visible. Ce faisant, Eckhart ne propose pas une « scission » (Khôrismos) entre le visible et l’invisible, à la manière dont Platon sépare l’intelligible et le sensible. Dans Dénégations, Derrida scrute Khôra comme lieu énigmatique « qui n’appartiendrait ni au sensible ni à l’intelligible, ni au devenir ni au non-être (Khôra n’est jamais décrite comme un vide) ni à l’être100 ». A la fois présente et absente, Khôra pourrait être rapprochée du 96 Voir P. W. ROSEMANN, Omne ens est aliquid. Introduction à la lecture du « système » philosophique de saint Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, Peeters, 1996. 97 S’il est une question du mal, elle commence dans cette duplicité de la privation. Rappelons-nous que le « mal » est privatio boni pour Augustin. Mais l’homme ne s’engage dans cette privation qu’en pensant trouvé un bien. La duplicité consiste précisément en une séduction du regard qui inverse la privation. 98 ARISTOTE, Métaphysique, X, 4, 1055 b. 99 « La mobilité d’un mouvement consiste alors éminemment en ceci que le mouvement de ce qui est mû se reprend en sa fin, télos, et en tant qu’ainsi repris, dans la fin, se « possède » : en telei echein : entélécheia « se-posséder-dans-la-fin ». » (M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la physis », dans : Questions II, p. 165-276, ici, p. 246). 100 J. DERRIDA, « Dénégations » dans : Psychè, p. 566. Voir E. FALQUE, Le combat amoureux, Paris, Hermann, 2014 : Khôra ou la « grande bifurcation » (Chapitre premier). 167 Gemüt eckhartien101. Le Gemüt serait le « là » où l’être est ouvert à la transcendance, sans pour autant que cette transcendance s’échappe de l’immanence. Khôra et Khôrismos seraient entremêlés dans un nœud inextricable. La modalité de « l’être comme lieu » serait celle du « parvis » ou du « seuil », c’est-à-dire un lieu de passage, de transit102. Dépassant la « différence » par la « différance », Derrida pressent un Da-Sein à la fois continu et discontinu. Cette pensée de l’entrelacement de l’être et du non-être se rapproche étonnamment de celle d’Eckhart. Cependant, la tournure dialectique derridienne laisse de côté toute téléologie. Or, pour Eckhart, la créature ne peut rester indéfiniment dans un transit transitoire. Il faut encore que le seuil fasse accéder à une vie entièrement transitive. Autrement dit, la priva-tisa-tion, qui est la contrariété de la forme, doit avoir une fin. Tant que l’homme se situe au sein de la Physis, tout ce qui est visible ne l’est qu’en raison de la forme, mais de la forme contrariée par la priva-tisa-tion. C’est dire combien la clairière spatio-temporelle, si nous pouvons employer ce pléonasme, est toujours soumise à la privatisa-tion. Dès lors, sortir de la priva-tisa-tion, c’est sortir du visible. Précisons : sortir du visible pour notre regard. La phénoménologie nous a suffisamment mis en garde par rapport à la Physis aristotélicienne. Grâce à l’influence de Brentano sur Husserl, nous savons que tout objet est tel parce qu’une intentio le vise103. Or, ce regard, parce qu’il appartient au monde des étants privés de leur forme accomplie, est lui-même une intention inaccomplie. Kant est passé par là. L’oubli de la finitude intentionnelle est une source constante de méprise en philosophie. Est-il utile de rappeler que notre regard est adapté à une phénoménalité de la priva-tisa-tion ? Ce que nous nommons le visible est le résultat d’un corrélat intention finie - intuition finie. En prendre acte signifie du même coup que nos yeux sont inaptes à une phénoménalité de la non-priva-tisa-tion. Bref, le clair-obscur convient à nos yeux de chouette. Chaque fois que nous tentons de regarder la pleine lumière, nous sommes aveuglés et nous n’y voyons « rien », alors que ce « rien » est l’être en plénitude. C’est exactement la manière dont Eckhart décrit l’expérience de Paul sur le chemin de Damas : 101 Ibid., p. 582-583. Ibid., p. 584. 103 Voir P. MCCORMICK, « Sur le développement du concept de l’intentionnalité chez Brentano et Husserl », Philosophiques, vol. 8, n° 2, 1981, p. 227-237. 102 168 Cette parole que j’ai prononcée en latin est écrite par saint Luc in Actibus au sujet de saint Paul et signifie : « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le néant104. » Il me semble que ce petit mot a quatre significations. L’une d’elles est : quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu, car lorsqu’il vit Dieu, il le nomme un Néant. La seconde signification : lorsqu’il se releva, il ne vit rien que Dieu. La troisième : en toutes choses il ne vit rien que Dieu. La quatrième : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant105. Le sermon allemand 71 est un des textes les plus célèbres de Maître Eckhart. Il est peut-être aussi un de ceux qui se prêtent le mieux à une relecture phénoménologique 106. Le texte n’est pas directement charpenté par la distinction entre le visible et l’invisible, mais plus précisément, il interroge les conditions de possibilité d’une vision de Dieu, autrement dit, d’une théophanie. Le mystique rhénan y déploie le registre métaphorique de la lumière d’une façon magistrale. Pour Eckhart, la métaphore ne signifie pas un niveau moindre que le niveau originaire. Comme il le précise dans l’œuvre latine, si l’Ecriture parle de « lumière véritable » (Jn 1, 9) pour désigner Dieu, cette désignation n’est pas « métaphorique », mais « originaire »107. C’est seulement à partir de cette originarité lumineuse que peut se déployer le sens métaphorique. Deux lumières sont distinguées : la « lumière émanante » (lux) et la « lumière émanée » (lumen)108. Or cette distinction joue un rôle ontophénoménologique. A l’ontologie d’autoposition de la pensée proclusienne, Eckhart substitue une « ontologie théophanique ». A savoir, une ontologie où l’être est identifié à la lumière : Les essences des choses créées, sans lumière (sine luce), c’est-à-dire sans être (sine esse), ne sont que ténèbres, et c’est par l’être même qu’elles sont formées, brillent et plaisent109. Sine luce est synonyme de sine esse. Ainsi, retrouvons-nous dans le sermon 71, cette affirmation : « par sa lumière est toute lumière ; par son être sont tous les êtres110 ». L’être 104 Ac 9, 8. M. ECKHART, Sermon 71. Surrexit autem Saulus de terra, AH III, p. 75. 106 Voir E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, « La réduction au rien : la vision de Paul », p. 179-197. 107 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 86, OLME 6, p. 172-173. 108 Ibid., § 74, 87, OLME 6, p. 150-151 ; 174-175. « Eckhart a sans doute hérité de cette distinction entre lux et lumen, qui s’écrit aussi sous la forme « lumière illuminante et lumière illuminée », d’un lieu commun transmis via Isidore de Séville (Etymologiae XIII, X, § 14) aux théologiens rhénans (Albert le Grand, In Evang. s. Joanem Exp., I, 8 ; Ulrich de Strasbourg, De summo bono II, 3, 5). » (Y. MEESSEN, « Lumière », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 749-752, ici, p. 750). 109 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, I, § 33, OLME 1, p. 291. 110 M. ECKHART, Sermon 71. Surrexit autem Saulus de terra, AH III, p. 80. 105 169 est donc une vie lumineuse et illuminante par laquelle sont et apparaissent toutes les choses. Or, paradoxalement, les étants humains sont doués pour voir l’apparition des choses créées, mais pas la racine de cet apparaître, la source lumineuse par laquelle elles brillent. Le lumen est visible, la lux est invisible. Si le sermon 71 fait état de cette limitation de la vision inhérente à la condition créée, il n’en reste néanmoins pas là. S’appuyant sur le texte scripturaire, Eckhart constate que la théophanie paulienne est établie sur une vision du néant : « il vit le néant ». Mais que cette vision du néant est simultanément une vision de Dieu : « ce néant était Dieu… il vit Dieu ». Le raccourci est fulgurant. Nous le constatons, au niveau objectif « rien » n’est changé, c’est-à-dire que « rien » n’est pas remplacé par « quelque chose »111. Si ce « rien » se mue en « Dieu », cela ne peut donc venir que du regard. L’enjeu en est crucial. Il concerne le rapport entre phénoménologie et théophanie. Toute théophanie, quelle qu’elle soit, est toujours une corrélation entre ce qui est vu et celui qui regarde. Toute apparition est toujours sous-tendue par un apparaître, lequel peut, dans des circonstances exceptionnelles, se manifester clairement comme divin. Ajoutons à cela que, sans un se détourner par lequel toutes choses sont « laissées », il n’est pas possible de se tourner vers la théophanie. L’expression se tourner est encore trompeuse. Elle sousentend trop facilement que l’étant regardant devrait être orienté dans une direction de l’espace. Or, il n’en est pas ainsi. Eckhart insiste pour dire combien la lumière qui saisit Paul est enveloppante : Or il (l’auteur des Actes) s’exprime ainsi : « Une lumière du ciel l’enveloppa. » Il veut dire : tout ce qui appartenait à son âme fut saisi. Un maître dit que, dans cette lumière, toutes les puissances de l’âme bondissent, les sens extérieurs s’élèvent, par lesquels nous voyons et entendons, de même les sens intérieurs que nous nommons pensées : à quel point elles sont vastes et insondables, c’est merveille. Je peux aussi bien me représenter ce qui est au-delà de la mer que ce qui est ici près de moi. Au-delà des pensées se situe l’intellect lorsqu’il est encore en recherche. Il va de tous côtés et cherche ; il épie ici et là, il acquiert et perd. Au-dessus de l’intellect en recherche est un autre intellect qui ne cherche pas, qui demeure dans son être pur et simple, saisi dans cette lumière. Et je dis que, dans cette lumière, toutes les puissances de l’âme 111 « Passant du ne rien voir à voir le rien, saint Paul atteint ainsi, et progressivement, cet état de détachement suprême (Abgeschiedenheit), qui paraît parfois ‘à ce point proche du rien qu’aucune chose n’est si ténue qu’elle puisse se loger dans le détachement, si ce n’est Dieu seul’ (Traité du détachement, dans : Du détachement et autres textes, trad. G. Jarczyk et J.-P. Labarrière, Paris, Rivages poche, 1995, p. 51). » (E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, op. cit. p. 188). 170 s’élèvent. Les sens bondissent dans les pensées : à quelle hauteur et dans quel abîme sont celles-ci, nul ne le sait que Dieu et l’âme 112. Eckhart parle ici d’un usage tout à fait particulier de l’intellect (Vernünfticheit). Habituellement, notre intellect s’agite à la recherche d’objets pensés (cogito cogitatae). Eckhart en parle comme d’un chien qui hume une piste pour lever du gibier : « Il va de tous côtés et cherche ; il épie ici et là, il acquiert et perd. » La conscience est toujours conscience de quelque chose. Or, il est un usage de l’intellect tout à fait particulier où il ne s’agite plus113. Complètement détaché de toute image, il se laisse faire. Là, il est pris en charge. Paradoxalement, entièrement passif, l’intellect atteint son activité la plus parfaite. Abscolor, il peut recevoir toute couleur114. Telle Khôra, l’intellect devient pur spaciement, réceptacle entièrement réceptif. Dans cet état, la distinction entre sensible et intelligible est dépassée : « Les sens bondissent dans les pensées » (Die sinne entspringe nt in die gedenke). Sensation et signification s’embrassent dans ce lieu atopique et diaphane 115. Diaphanum-transparens est aussi la manière dont s’exprime une différence ontologique surprenante116. Transposée dans le lexique lumineux, la manifestation de l’être n’a plus rien à voir avec l’opposition d’un sujet et d’un objet. L’être et l’intellect ne sont plus deux réalités se faisant face mais ils sont donnés ensemble selon la même modalité. Comme Dieu n’est aucun étant et peut ainsi être présent à tous, l’intellect n’a aucune couleur et peut donc les recevoir toutes. Alors être et pensée s’entrelacent et s’étreignent. Dans la lumière est vue la lumière. Cette lumière (lux) va de pair avec la plus grande ténèbre, car la lumière des choses (lumen) s’est éteinte : Il n’est pas de nuit qui n’ait une lumière, mais elle est cachée. Le soleil brille dans la nuit, mais il est caché. Il brille de jour et cache toutes les autres lumières. Ainsi fait la 112 M. ECKHART, Sermon 71. Surrexit autem Saulus de terra, DW III, p. 215-216, AH III, p. 75-76., A l’instar d’Aristote, selon l’exemple de l’œil et de la couleur (De anima, III, c. 4, 429 a 17 et b 17), la connaissance eckhartienne repose uniquement sur l’activité du connu et sur la passivité totale du connaissant (M. Eckhart, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 396, LW III, p. 338 ; voir J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 2006, « La paradoxe de la nudité : ne rien être pour tout posséder », p. 174176). Lorsque la connaissance est appliquée à Dieu, le rapport de passivité et d’activité se redouble (reduplicatio) : l’intellect agent devient lui-même passif de l’action divine. Dieu se substitue lui-même à « l’intellect agent » et opère la connaissance au point qu’il s’engendre lui-même dans « l’intellect passif ». Dans ce cas, l’intellectus agens aristotélicien perd son agere. Devenu pure réceptivité, l’intellect humain ne conduit plus rien mais se laisse conduire. C’est alors que s’opère la naissance de Dieu dans l’âme. 114 M. ECKHART, Questions parisiennes, II, Utrum in Deo sit idem esse et intelligere, § 12, LW V, p. 47, citant Aristote, De anima, II, c. 7, 418 b. 115 Voir A. VASILIU, Du Diaphane: image, milieu, lumière dans la pensée antique et médiévale, Paris, Vrin, 1997. 116 Ibid., p. 175-176. 113 171 lumière divine : elle cache toutes lumières. Quoi que nous cherchions dans les créatures, tout est nuit117. Voir de nuit, ce n’est plus voir selon un mode théorétique. La connaissance eckhartienne se tient à l’unité originaire de l’être, du vivre et du penser. Serait-ce une connaissance « affective » ? Oui, pour autant qu’elle ne soit interprétée comme un rejet du « penser » pour se plonger dans le « vivre ». Eckhart ne propose pas de remplacer la morphè par la hylè. La matière n’est pas plus originaire que la forme. L’originaire est l’unité hylémorphique inaccessible à nos yeux de chouette. Toute déconstruction n’a d’autre but que de dégager cette unité originaire. Sortir du « clair-obscur » par une Percée vers la lumière, oui, mais comment ? § 16. Duplicité et duplex esse Au regard du geste derridien, peut-on parler de « déconstruction » ou de « quasidéconstruction » chez Michel Henry118 ? Oui, à condition de voir à quel point la présence déconstruite fait place nette à une nouvelle présence : l’essence nue et pure dégagée de toute extériorité. Si, pour Derrida, l’originaire est à la fois ce que l’on ne peut taire et ce dont on ne peut parler, pour Henry, au contraire, l’originaire trouve un langage approprié : l’engendrement de l’ego. L’engendrement est le lieu de refondation du sujet perdu de la postmodernité. La dissémination de l’ego n’est que superficielle car l’ego humain est engendré là où Dieu s’engendre lui-même. La déconstruction eckhartienne conduit à entrer dans une nuit de toutes choses pour découvrir Dieu. Michel Henry a retenu cette leçon du Maître. Pour lui, la révélation de l’essence ne doit rien à la lumière du jour. Cette manifestation s’accomplit dans la nuit où brille « la vraie lumière119 ». Si l’essence se révèle par une Nuit, alors elle demeure cachée dans sa révélation. Les Hymnes à la nuit de Novalis sont là pour en témoigner120. En ayant son propre mode de révélation, l’invisible est libre de toute antithèse. L’effectivité phénoménologique de l’invisible n’a nul besoin de se poser 117 M. ECKHART, Sermon 71. Surrexit autem Saulus de terra, AH III, p. 76. Voir S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, op. cit., § 9. La phénoménologie matérielle, une quasidéconstruction ? Henry et Derrida, p. 79-91. 119 M. ECKHART, Sermon de l’homme noble, T, p. 108, cité dans EM, § 50, p. 552. 120 Voir les différentes citations des Hymnes à la Nuit, dans EM, § 50, p. 554-556. 118 172 dans son contraire, le visible. Toute dialectique est rejetée, qu’elle soit hégélienne ou heideggérienne121. Michel Henry met le doigt sur une thèse profondément eckhartienne. La lumière divine (Lux) n’entretient aucun rapport dialectique avec lumière du monde (lumen). Cependant, entre Eckhart et Michel Henry, un différend demeure. L’homme ne peut prétendre à une indépendance vis-à-vis de la création qui lui soit déjà acquise. Lorsqu’il affirme avec Eckhart : « Dieu et moi nous sommes un dans l’opération », Michel Henry omet la suite de la proposition : « il opère et je deviens » : L’opérer et le devenir, c’est tout un. Si le charpentier n’opère pas, la maison n’advient pas. Quand la hache s’arrête, le devenir s’arrête aussi. Dieu et moi sommes un dans l’opération : Il opère et je deviens (Got und ich wir sint ein in disem gewürke; er würket, und ich gewirde) Tout ce qu’on y jette, le feu le transforme en lui-même et lui fait prendre sa nature. Ce n’est pas le bois qui transforme le feu en bois, mais le feu qui transforme le bois en feu. De même, c’est nous qui sommes transformés en Dieu, de manière à le connaître tel qu’il est. Saint Paul dit : Voici comment doit être notre connaissance – je dois le connaître exactement comme il me connaît, ni plus ni moins, à complète égalité122. Le sermon d’où Michel Henry tire son leitmotiv « Dieu m’engendre comme lui-même et s’engendre comme moi-même » s’appelle : « Les justes vivront éternellement et leur récompense est auprès de Dieu » (Sg 5, 6). Ce sermon est donc placé à l’enseigne d’une temporalité du devenir. Un futur est promis aux justes. Ils pourront vivre « auprès de Dieu » (apud Dominum). Connaître Dieu à complète « égalité » n’est pas l’apanage de l’homme dès aujourd’hui. L’homme ne deviendra théognoste qu’au terme d’une « transformation ». Cette métamorphose a cependant déjà commencé (1 Jn 3, 2 et 2 Co 3, 18). Dieu en est l’auteur : er würket, und ich gewirde. Là où Heidegger ne voit que la réalité du devenir, Henry lui oppose une fin de non-recevoir en supprimant son effectivité123. Or, si Eckhart pose une entéléchie au devenir, c’est bien parce qu’il distingue alteratio et generatio. Henry souligne le point 121 Voir EM, § 51, p. 559. M. ECKHART, Sermon 6. Justi vivent in aeternum, DW I, p. 114-115, TS, p. 263-264. 123 « L’erreur phénoménologique de Michel Henry, sur ce point, est un effet de son radicalisme, et traduit l’impatiente exigence avec laquelle il tient pour nul, sans réalité, ce qui n’a pas l’effectivité suprême de l’impressionnalité pathétique actuelle – le mode de donation du Présent vivant. Mais ce radicalisme intransigeant est excessif, car il fait fi de ce caractère eidétique fondamental, essentiel à la temporalité incarnée et subjective, de se phénoménaliser en tant que flux ; non pas seulement ni même principalement comme impression affective originaire, mais comme processus unitaire du flux, dans l’unité processuelle du passage. Le véritable irréalisme est de s’accrocher à l’instant vécu impressionnel, comme s’il était l’unique paradigme admissible de la réalité, comme si l’effectivité du vivre n’avait lieu qu’en lui, dans l’actualité immédiate de son pathos. » (J.-F. LAVIGNE, « Incarnation et historicité », dans : G. JEAN, J. LECLERCQ ET N. MONSEU (éd.), La vie et les vivants. (Re-)lire Michel Henry, UCL Presses universitaire de Louvain, 2013, p. 455-474, ici, p. 463). 122 173 névralgique de la pensée du mystique rhénan. La créature est entièrement enracinée dans la generatio divine, et donc ne doit rien à elle-même. Cela signifie-t-il que sa Vie lui soit garantie indépendamment de sa corruption ? L’inconsistance radicale de la créature doit être soulignée. Cela ne signifie pourtant pas qu’elle soit déjà entièrement consistante. Eckhart se tient à l’écart d’un « monisme panthéiste » en confessant un « non-dualisme » chrétien124. Pour Eckhart, Dieu, en tant qu’être-lumière, est seul à donner consistance aux choses : « les essences des choses créées, sans lumière (sine luce), c’est-à-dire sans être (sine esse), ne sont que ténèbres, et c’est par l’être même qu’elles sont formées, brillent et plaisent125. » Sans la generatio divine qui les fait advenir, les choses ne sont rien. Eckhart va jusqu’à oser affirmer que « les créatures sont un pur néant 126». Presque rien, les créatures sont pareilles à une terre désolée et vide qui mendie sa forme127. Non pas qu’elle puisse recevoir une forme à la manière d’une acquisition, comme si elle pouvait la posséder une fois donnée. Au contraire, les choses créées ne reçoivent l’être qu’en étant enracinées dans ce qu’elles ne sont pas. Elles sont aussi légères que l’air translucide qui laisse passer la lumière : C’est pourquoi la lumière n’inhère pas au milieu, et c’est pourquoi rien n’hérite de la lumière ; c’est pourquoi aussi le corps lumineux ne fait pas hériter le milieu de son action, qui est d’illuminer. Certes il communique au milieu d’être et d’être dit illuminé comme par emprunt et de façon transitoire (in transitu), sur le mode de ce qui est passif, transitoire et en devenir (transeuntis et fieri) ; cependant il ne communique pas sa lumière à ce milieu sur le mode de l’enracinement et de la qualité passible inhérente, comme si la lumière demeurait, inhérait et continuait à illuminer de façon active en l’absence du corps lumineux128. Quoi de plus inconsistant que l’air diaphane ? Leur « qualité passible » (qualitas passibilis) leur est inhérente. Passibles de fond en comble, elles ne sont pas à proprement parler des substances. Michel Henry, en mettant à jour cette passibilité, cette passivité première antérieure à toute action, est tout proche de Maître Eckhart. Si proche et pourtant, en même temps, si éloigné. Ce qui lui échappe est la modalité ontologique entièrement 124 Cette expression de « non-dualisme » est de R. OTTO, West-Ostliche Mystik, Gotha, 1926, trad. fr. J. Gouillard, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, Paris, Payot, 1951, cité par V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, op. cit., p. 263 ; voir aussi, p. 255-256. 125 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, I, § 33, OLME 1, p. 291. 126 M. ECKHART, Sermon 4, AH I, p. 65. Voir Bulle in agro dominico, prop. XXVI. 127 Voir MAÏMONIDE, Dux neutrorum III, 9. 128 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 70, OLME 6, p. 144-145. Eckhart emprunte cette notion d’« enracinement » à Thomas d’Aquin (Somme théologique, Ia, q. 104, a. 1). Voir V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, p. 154-155. 174 « transitoire » de cette passivité. Transitoire ne signifie pas seulement que la créature doit d’abord transiter par un sas au terme duquel elle pourra enfin posséder l’être à titre substantiel. Au contraire, pour Eckhart, la modalité transitoire est précisément la modalité définitive. C’est là que tout se renverse. La sagesse s’affole car la folie de Dieu est plus sage que la sagesse du monde (1 Co 1, 20-25). L’être et le temps sont entrelacés de manière paradoxale. Plus il y a de fluidité, plus il y a de consistance. Pourquoi ? Parce que l’être « iste » à même la bullitio, lequel est un flux129. L’Ego sum qui sum n’est pas une présence fixe. L’Ego iste à même la fluidité intégrale qui est le fond sans fond de la spatio-temporalité. S’il avait perçu cette originarité du fluxus, Michel Henry n’aurait pu écrire « l’Ego est réel, le flux non130 » sans être obligé d’opérer une « déconstruction » en règle de la pensée du maître rhénan. Le rapport entre l’immanence et la transcendance se trouve là. Est éternel ce qui flue dans une donation intégrale, tandis qu’est temporel ce qui flue avec résistance au don. C’est donc le flux relationnel qui assure la cohésion à la fois ontologique et phénoménologique entre l’être et le temps. L’être se communique sur le mode qu’il est : pure transitivité. En raison de cet enracinement transitif, aucune créature ne peut donc se saisir comme une substance en elle-même131. En pensant maintenir l’être, elle ne saisirait que du vide. C’est justement parce que les créatures tentent de se maintenir, dans un « maintenant », qu’elles n’arrivent pas à vivre dans le « présent » qu’elles sont. Telle est la folie de l’être. Se donner est la modalité par laquelle il se tient. La donation est sa stance. Du coup, phénoménologiquement, tout se renverse. L’apparition disparaissante n’est pas l’absence effective de l’être, mais au contraire, sa présence 132. Pourquoi, dés lors, cette phénoménalité n’est-elle pas évidente ? Non en raison de la « matière », laquelle est pure passivité de recevoir la forme, mais de la « privation ». La privation passe dans la matière et s’intègre à elle au point d’en faire partie. Comme la matière est « pouvoir d’être » (posse ad 129 Maître Eckhart se distingue d’Albert le Grand en intégrant le flux à la vie divine (voir par exemple, ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, l. 2, tr. 3, c. 14, Editio Coloniensis, XVII/2, p. 151). Plus haut que le flux temporel dans lequel il y a transition spatiale, se trouve le flux relationnel qui coïncide aussi avec le repos spatio-temporel. La priorité de cette transitivité relationnelle sur toute vie implique une révision phénoménologique. Voir J. CASTEIGT, « «Ce qui fut en lui était la vie » (Jn 1, 3-4) : que signifie une vie qui ne corrompt pas ? Réflexion sur la vie dans le principe chez Albert le Grand et Michel Henry », Anabases, op. cit., § 57. 130 Ms A 6-2-3618, cité dans G. JEAN, « La subjectivité, la vie, la mort », p. 54. 131 Voir la description « Du moi comme histoire », par J.-Y. LACOSTE, Être en danger, op. cit., p. 175-182. 132 « En tant que la présence lumineuse émerge dans le visible et s’efface dans l’invisible presque simultanément, c’est-à-dire à l’intérieur du même instant, nous pourrions appeler cette brévissime révélation l’apparition disparaissante. » (V. JANKELEVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, II, Paris, Seuil, 1980, p. 168). 175 esse)133, elle revêt une certaine négativité134. Selon Augustin (Confessions, XII, 7, 7), elle est un « néant-quelque-chose » (nihil aliquid) ou un « c’est-ce n’est-pas » (est non est)135. Positivement la matière n’attend qu’à être formée, mais négativement elle ne l’est pas encore. Or, ce non est résiste à la venue complète de la forme et donc, simultanément, à sa perception. La privation enténèbre la lecture phénoménologique dans tout ce qui est muable : La privation est sur la face de la matière, parce qu’elle recouvre dissimule ou voile d’ombre la face de la matière, parce qu’elle rend la matière inconnaissable. (Privatio est super faciem materiae, quia operit et occultat sive obumbrat faciem materiae, quia facit materiam incognoscibilem)136. La privation est la ténèbre qui rend la matière abyssale : tenebrae erant super faciem abyssi (Gn 1,2b). De cette dissimulation naît une duplicité phénoménologique. Parce que la matière est dissimulée par la privation, le visible semble complètement s’opposer à l’invisible. Or, il ne peut en être ainsi. L’apparence ne s’oppose pas à l’être : « Rien n’apparaîtrait s’il n’y a avait rien137. » Le visible lui-même ne serait pas donné. La manifestation elle-même prouve sa réalité : Autant de donation, autant d’être. Qu’il y ait dissimulation de la matière, soit. De là à en déduire une « hétérogénéité ontologique radicale138 » entre le visible et l’invisible, non. Tel est le sed contra que la pensée eckhartienne oblige à adresser à la phénoménologie henryenne. Le phénomène est une « ontophanie139 ». La création ne peut être non-effective. Il n’y a pas lieu d’identifier création et privation, car la création est une potentia ad esse. Une phénoménalité du « monde » doit donc prendre en compte cette duplicité : la potentialité à être est dissimulée par la privation. Connaissant cette duplicité de l’apparaître et de l’être, Eckhart propose une duplicité ontologique des créatures : Note que toute créature a un être double (duplex esse). Le premier dans ses causes originaires, c’est-à-dire (en tant qu’elles sont) dans le Verbe de Dieu, et c’est un être 133 L’expression posse ad esse est paradoxale. Chez Eckhart, la créature n’est pas une « substance » proprement dite, car elle n’a pas d’être en elle-même. Elle est un « accident » qui s’enracine dans l’unique esse qui est Dieu. C’est pourquoi, à propos d’Eckhart, il faut parler d’analogie d’attribution extrinsèque (voir F. BRUNNER, « L’analogie selon Maître Eckhart », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 16/1969, p. 333-349 ; E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, op. cit., p. 78-80). 134 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 36, OLME 1, p. 294-295. 135 Ibid., § 37, OLME 1, p. 294-295. 136 Ibid., § 41, OLME 1, p. 298-299. 137 V. JANKELEVICH, Philosophie première (1953), Paris, PUF, Quadrige, éd. 2011, p. 14. 138 EM, § 51, p. 564. Souligné par M. H. 139 V. JANKELEVICH, Philosophie première, p. 14. 176 consistant et stable (esse firmum et stabile). C’est pourquoi la science des réalités corruptibles et incorruptibles est elle-même consistante et stable (firma et stabilis) : la chose y est connue dans ses causes. L’autre est celui des choses à l’extérieur, dans la nature. C’est l’être qu’elles ont dans leur forme propre. Le premier est un être virtuel, le second un être formel qui, la plupart du temps, est inconsistant et variable (infirmum et variabile)140. Toute créature peut être approchée de deux manières : dans sa cause ou dans sa forme temporelle. Selon le premier cas, elle est connue comme esse uirtuale, selon le second, comme esse formale. Ce duplex esse régit le rapport entre ce qui est « consistant et stable » et ce qui est « inconsistant et variable » dans l’ontologie eckhartienne. Cette duplicité ontologique est établie par Eckhart pour permettre de connaître les choses abstraction faite de leur existence. Connaître une chose revient à connaître sa quiddité, grâce à sa « cause formelle », indépendamment de son existence extérieure (extra-stantia)141. Cette abstraction mérite toute notre attention. Il s’agit d’une véritable épochè. Elle inaugure la contemporanéité de la pensée de Maître Eckhart avec la phénoménologie. L’expression duplex esse peut introduire un malentendu. Il ne s’agit guère de penser une hétérogénéité ontologique mais, au contraire, de répondre à « la duplicité de l’apparaître142 ». La formule henryenne est ici envisagée de manière plus paradoxale que dichotomique. Si l’inconstance des choses dupe la connaissance, il est cependant possible de les recevoir dans leur « cause formelle », appelée aussi « cause essentielle », et plus précisément encore : « principe essentiel » (principium essentialis)143. Cette réceptivité n’est pas de l’ordre métaphysique (cause à effet) mais phénoménologique. A savoir, les choses peuvent être perçues dans leur donation fluante à partir de leur principe éternel. Par cette réception est évitée l’opacité occasionnée par la privation. Dans l’esse uirtuale, la créature laisse percevoir la 140 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 77, LW I, p. 122, OLME 1, p. 334-335. La traduction est légèrement modifiée. L’adjectif firmum ne signifie pas « fixe » mais bien « ferme » ou « consistant ». La traduction de infirmum par « inconsistant » le confirme. 141 « Il ne faut pas oublier que, pour Maître Eckhart, la notion de cause implique l’extranéité de l’effet ; ce terme ne saurait désigner, au sens propre, que l’efficience et la finalité, cause ‘extérieures’ dont le métaphysicien doit faire abstraction en considérant l’être (ens) en lui-même, indépendamment du fait de son ‘existence’ (extra-stantia). » (V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu, p. 158). 142 M. HENRY, Incarnation, « § 38 – La duplicité de l’apparaître et le redoublement de l’angoisse ». 143 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 38, OLME 6, p. 86-87. Nous savons qu’il est dangereux en phénoménologie d’user du vocabulaire de la causalité toujours suspecté de métaphysique. En intériorisant la notion de causalité comme mode d’engendrement, Eckhart déjoue l’opposition frontale entre phénoménologie et métaphysique. Ceci est confirmé par sa réceptivité en phénoménologie. La prudence s’impose d’autant plus pour ne pas galvauder cette originalité. 177 « diaphanéité » ou la « translucidité »144 qu’elle a/aura éternellement145. Cette possibilité noétique n’implique aucunement que les trois autres causes (efficiente, matérielle et finale)146 ne soient pas nécessaires à l’effectivité des créatures. En effet, dans la cause essentielle, les créatures sont à l’état de « raisons séminales147 ». Pures formes, elles n’ont pas d’effectivité. A lui seul, l’esse uirtuale est un pur eidos qui doit encore devenir réalité. L’eidos suffit pour connaître mais non pour conférer l’être. C’est la cause efficiente qui assure le flux ad extra de la forme en actualisant toutes choses. Or, cette actualité ne peut se faire sans la matière. Eckhart l’affirme très explicitement : Derechef il faut remarquer, troisièmement, que, dans sa cause essentielle ou originale, une chose ne possède pas l’être, et pas davantage dans son procédé de fabrication ou dans sa conception intellectuelle. Une maison dans l’esprit n’est pas en effet une maison, la chaleur dans le soleil, le mouvement ou la lumière n’est pas la chaleur. Mais l’être de la maison ou bien l’être de la chaleur, lui, il est reçu formellement, dans la mesure où il est produit au dehors et qu’il provient d’une cause [extrinsèque] et par une cause efficiente. Mais toutes les choses sont en Dieu comme elles le sont intellectuellement dans leur cause première et dans l’esprit de l’artisan. Elles ne tiennent donc pas leur être propre de quelque chose de formel, si elles ne proviennent pas d’une cause et ne sont pas produites au dehors, pour qu’elles soient. Et c’est ce qui est dit ici : Dieu a créé pour que toutes les choses soient (Sg 1, 14) 148. Pour Eckhart, il est clair que la possibilité cognitive offerte par le duplex esse n’est pas fondée dans une dualité ontologique. Si, en prononçant son Verbe, Dieu prononce éternellement la raison des choses, il lui faut encore produire les choses au dehors pour qu’elles soient (producantur extra, ut sint). A proprement parler, les raisons ne sont « pas créables » (nec creabiles). En tant que telles, elles ne peuvent passer de l’incréé au créé. C’est pourquoi, la méta-physique transparaît à travers la science de la Physis : « Pour cette raison, on les connaît par le biais des choses muables comme des causes par une science de 144 Voir M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 54, OLME 1, p. 312-313. En Dieu, le commencement est la fin. L’esse virtuale peut donc être considéré comme potentialité (virtualité) mais aussi comme actualité dans l’entéléchie. La prise en compte de l’unité comme de la dualité (a/aura) permet d’éviter la mésinterprétation d’un esse fermé sur lui-même dont l’actualité éternelle n’a pas besoin de se réaliser à travers le temps. 146 ARISTOTE, Métaphysique, V, 2, 1013a 24 – b 4, dans : Prologue à l’œuvre des propositions, § 24, OLME 1, p. 92-93). 147 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 98, LW I, 1, p. 67-68, OLME 1, p. 360-363. Eckhart emprunte l’expression à Augustin (De genesi ad litteram, V, XXIII, 44) en lui donnant un sens nouveau. Tandis que les raisons séminales augustiniennes sont les germes latents de toutes les choses qui vont se développer, elles sont chez Eckhart une condition nécessaire de la cognoscibilité des créatures. Voir V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, p. 234. 148 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Sagesse, LW II, p. 342-343. § 21-22, trad. fr. J. Devriendt et J.-Cl. Lagarrigue (à paraître). 145 178 l’immuable, comme il apparaît dans la science des choses naturelles. » (Propter quod per ipsas res mutabiles cognoscuntur ut per causas et scientia immutabili sicut patet in scientia naturalium)149. Cette patence de l’immuable dans le muable nécessite l’abstraction de l’existence (extra-stantia), qui caractérise la démarche phénoménologique. Par là, sont distinguées les deux phases de l’esse formale150. Soit le regard peut se tourner vers la « forme spécifique » de l’étant. Chaque étant possède une forme déterminée qui le distingue des autres et qui correspond à la « fin naturelle ». Là s’obtient une connaissance d’adéquation entre la chose et l’intellect. Soit le regard peut se tourner vers cette forme dans sa « fin ultime ». Là s’obtient une connaissance où le connaissant s’identifie avec le connu. Cette connaissance n’est plus une adéquation mais une naissance ou un engendrement151. Dans le premier cas, la forme mise à jour correspond à l’acmé de la courbe génération-corruption de la Physis aristotélicienne. En l’occurrence, les « espèces » et les « genres » peuvent être distingués essentialiter par abstraction des « suppôts » créés152. Dans le second cas, les espèces et les genres, bien que distincts, ne se distinguent plus car ils sont réunis essentialiter dans la plénitude unitaire de la « génération153 ». Ce niveau est celui de la « distinction sans distinction » qui caractérise le rapport de Dieu à son Logos : J’ai prêché un jour en latin, et c’était le jour de la Trinité, et j’ai dit : la distinction provient de l’Unité : la distinction dans la Trinité. L’Unité est la distinction et la distinction est l’Unité. Plus la distinction est grande, plus grande est l’Unité, car c’est une distinction sans distinction. S’il y avait mille personnes, il n’y aurait cependant rien que l’Unité154. 149 Ibid. Voir la reprise d’Aristote par Maïmonide (Guide des perplexes, III, c. 14) cité par M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 141, OLME 1, p. 422-423. Eckhart propose deux interprétations de Catégories 5, 4b8 (Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 619-620, LW III, p. 540-542) selon que l’on envisage la condition extérieure ou intérieure de la vérité : « l’adéquation de l’être des choses et de l’intellect » ou « l’identité de l’être du connaissant avec le connu » (J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 2006, p. 44-52). 151 Voir J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, « Chapitre II : La connaissance comme engendrement », p. 81-150. 152 M. ECKHART, Livre des Paraboles de la Genèse, § 53, LW I, p. 521. 153 M. ECKHART, Prologue à l’œuvre des propositions, § 14, LW I, p. 45, OLME 1, p. 82-83. 154 M. ECKHART, Sermon 10. In diebus suis placuit Deo, DW I, p. 173, AH I, p. 112. Ce passage est manquant dans l’édition de Pfeiffer et dans la traduction Aubier utilisée par Michel Henry. Il est présent dans l’édition de Joseph Quint sur laquelle se base les traductions françaises actuelles : J. Ancelet-Hustache, AH I, p. 112 ; A. de Libera, TS, p. 287 (note 291, p. 456) ; G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les sermons, Paris, Albin Michel, 2009, p. 144. 150 179 Le passage de la distinction spécifique à l’Unité nécessite la « percée ». Si les étants sont connaissables dans leur forme spécifique, par l’épochè de l’extra-stantia, la connaissance de la « distinction sans distinction » (underscheit ane underscheit) est seulement entrevue comme une possibilité par la créature. Pour la connaître, il faut que la créature quitte réellement l’inconsistance variable pour la consistance stable. Or, un tel passage ne correspond-il pas à la mort ? Le duplex esse est un double point de vue sur une même réalité dans deux états différents : le devenir et l’entéléchie. Le premier peut être connu dès à présent ; le second est promesse d’une connaissance. Par cette conception étonnante, Eckhart dépasse à la fois Platon et Aristote. Lorsque la métaphysique platonicienne des essences se conjugue avec la physique aristotélicienne de la matière et de la forme, les deux se fondent dans une trans-physique ou une méta-physique dans laquelle l’opposition entre transcendance et immanence ne peut plus avoir cours. Ce qui permet cette révolution se situe dans l’approche de l’originaire. La « distinction sans distinction » reconnaît l’altérité dans l’origine. En insistant de manière trop unilatérale sur le « sans aucune distinction » parfois affirmé par Eckhart155, Michel Henry n’a pas perçu l’altérité inhérente à l’ « indistinction » de l’essence. Or cette altérité originaire est indispensable pour percevoir l’altérité dérivée qu’est le rapport de Dieu à la créature, ainsi que l’altérité des créatures entre elles. Eckhart rappelle en effet la distinction entre alius et aliud, qui est un leitmotiv de la scolastique médiévale156 : Est fils et est dit fils celui qui, à la vérité, devient autre (alius) au masculin, mais qui ne devient pas autre (aliud) au neutre ; en effet, père et fils sont toujours distincts dans le suppôt – puisque rien ne s’engendre soi-même –, ce qui relève du masculin et de la 155 T, p. 149, cité dans EM, § 39, p. 397. Insistant sur l’unité et omettant l’altérité cachée, Eckhart affirme parfois cette indistinction du « moi » humain et de Dieu en l’enracinement dans l’indistinction du Père et du Fils : « Le Père m’engendre moi son Fils et le même que son Fils. Tout ce (que) fait Dieu, tout cela est un ; c’est pourquoi il m’engendre moi son Fils, nullement distinct de son Fils. » (Bulle de Jean XXII : in agro dominico, du 27 mars, 1329, Proposition XXII, dans T, p. 263-267, ici, p. 265). Ou encore : « Aucune distinction ne se glisse ni dans la nature de Dieu ni dans les Personnes selon l’unité de leur nature » (M. ECKHART, Sermon de l’homme noble, DW V, p. 115, T, p. 108.) 156 Cette distinction entre alius et aliud, qui apparaît chez saint Augustin, est reprise par saint Thomas. Le SaintEsprit « est autre que le Père et le Fils, car il n’est ni le Père ni le Fils. Mais j’ai dit autre et non pas autre chose (sed ‘alius’ dixi, non ‘aliud’), parce qu’il est lui aussi ce bien également simple, également immuable et coéternel » (De ciu. Dei XI, X, 1, BA 35, p. 63-65) ; « Voilà pourquoi, puisqu’en Dieu il y a distinction de personnes sans distinction d’essence, on dit que le Père est alius (au masculin), c’est-à-dire un autre que le Fils, - et non aliud (au neutre), c’est-à-dire autre chose » (THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 31, a. 2, trad. J.-H. Nicolas, Cerf, 1984, p. 382). 180 génération. Donc celui qui est engendré devient l’autre (alius) de celui qui engendre, mais n’en devient pas autre (aliud) au neutre157. La présence d’alius dans l’essence fait de l’altérité une dimension à la fois indispensable et cachée de toute ontologie et, par conséquent aussi, de toute phénoménologie. Parce qu’il est aussi discret qu’une trace, alius est presque toujours omis. Pourtant, c’est par lui que la continuité de l’esse est discontinue. Ainsi peut s’expliquer que l’esse soit immédiatement conféré aux créatures sans qu’il ne faille taxer Eckhart de panthéiste. En passant de Dieu aux créatures, ce qui en Dieu ne fait qu’Un (esse ad et esse in) se sépare en deux dans les créatures. Cette distension entre esse ad et esse in fait des créatures des mendiantes. Mais, ce sont aussi des mendiantes désorientées. Elles pensent que l’esse in s’obtient en étant à soi-même sa propre cause. Ce faisant, elles ignorent totalement cet axiome de la théologie trinitaire : « rien ne s’engendre soi-même » (nihil se ipsat gignat)158. Lorsque Maître Eckhart affirme que « Dieu m’engendre comme lui-même », il y inclut la distinction cachée 159. Par conséquent, il l’envisage sous le mode d’une fluence présente dans l’engendrement. La bullitio, qui est une fluence, est la demeure de l’être. Puisque l’ebullitio y trouve son « préambule », les créatures n’ont d’autre mode qu’une fluence. Toutes relatives (esse ad), elles ne peuvent trouver leur demeure que sur le mode d’une sortie, d’un aller vers (ad). Sortir de soi est la condition de la demeure en soi. L’unité essentielle se trouve au terme d’une distinction entérinée et vécue jusqu’au bout. Plus la distinction est grande plus l’unité l’est aussi. Autant de distinction, autant d’égalité. La formule-clef de Maître Eckhart est 157 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 161, OLME 6, p. 288-291. Nous retrouvons la distinction alius-aliud, au § 5, 16, 133, 195. Par exemple, § 16 : « En effet est fils, et est dit tel, qui devient autre selon la personne, et non autre chose selon la nature (alius in persona, non aliud in natura). ‘Moi et le Père nous sommes un’ (Jn 10, 30) : ‘nous sommes’ (sumus) distincts selon la personne, car rien ne s’engendre soi-même ; ‘un’ (unum) selon la nature, car autrement la justice ne pourrait engendrer un juste, ni le père un fils devenant un autre (alius), et il n’y aurait pas de génération univoque » (OLME 6, p. 50-51). 158 AUGUSTIN, De trinitate, I, 1 ; VII, 2 ; THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, q. 39, a. 5, cité par M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 161, OLME 6, p. 288-291. 159 Comment Eckhart articule-t-il l’assertion augustinienne « rien ne s’engendre soi-même » et la notion proclusienne de causa sui, qui lui est strictement opposée ? Dans le sermon 52, Eckhart ose affirmer : « Quand j’étais encore dans ma cause première, là je n’avais pas de Dieu, et j’étais cause de moi-même (dô was ich sache mîn selbes) » (Sermon 52. Beati pauperes spiritu, DW II, p. 492, TS, p. 350). Pour entendre cette affirmation, il faut la replacer dans la distinction entre temps et éternité : « c’est pourquoi je suis cause de moimême selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel » (ibid., trad., p. 354). Lorsque l’homme perce dans sa cause première et s’unifie à Dieu dont il reçoit tout l’être, il n’est plus un étant mendiant. Cependant, l’expression causa sui est ambigüe car ni l’essence, ni aucune des personnes divines, ne sont à proprement parler « cause de soi ». Voir mon livre L’être et le bien, p. 126-129. 181 « sortir et pourtant demeurer au-dedans160 » : « Ce qui sort est identique à ce qui reste à l’intérieur et ce qui reste à l’intérieur est identique à ce qui sort161. » Cette formule est paradoxale. Elle ne peut être interprétée ni à la manière heideggérienne ni à la manière henryenne. Elle est à recevoir selon le mode d’une donation totale (sortie), où le don est luimême l’essence (demeure). C’est cela que Maître Eckhart entend par l’image de l’âme (Bilde der Seele)162. Il y a chez Eckhart une désimagination de l’image elle-même. La Bild n’a rien à voir avec la représentation. Elle est aussi réelle que ce dont elle reçoit l’image, car elle ne fait qu’un avec elle : « ce qui reçoit est identique à ce qui est reçu » (was da empfängt, das ist (dasselbe), was da empfangen wird)163. La création, en tant qu’image, n’est pas un pâle reflet inconsistant, une pure apparence, d’une essence qui lui demeurerait séparée. La création est à la fois « tout ou rien164 ». Elle n’est « rien » par elle-même, mais elle est « tout » par Dieu. L’illusion de la créature consiste à vouloir trouver un fond en elle-même sans opérer la même « percée » que Dieu opère vers elle : Il faut que l’esprit s’élève au-dessus de tout nombre, qu’il perce toute multiplicité, et alors Dieu perce également en lui. Et autant Dieu perce en moi, autant je perce en Lui165. Si la créature veut trouver sa demeure, elle n’a pas d’autre choix que d’opérer la même Percée que Dieu a déjà opéré envers elle. La Percée est en fait un « percer » (durchbrechen) hors de l’appropriation vers la donation. Cette Percée atteint le fond de la créature qui est l’ego (ich). Tout ce que l’ego croit posséder en propre est un pur néant. Cela ne vient que de la dissimulation de la privation. Ce qu’il est vraiment se trouve en Dieu, dans l’ego sum qui sum (Ex 3, 14). Aussi l’ego humain ne rencontre-t-il jamais Dieu dans un « face à face » (facie ad faciem), comme Moïse (Ex 33, 11) : « où deux faces apparaissent on ne voit pas Dieu parce que Dieu est un et non pas deux, car celui qui voit Dieu ne voit qu’un 166. » Dans cette théophanie, il n’y a qu’un ego. Il en va ainsi en raison de la transitivité de l’image originaire. 160 Voir C. SMITH, The Way of Paradox. Spiritual life as taught by Meister Eckhart, London, Darton, Longmann and Todd, 1987, New edition, 2007, p. 54, trad. fr. R. Stoffel, Un chemin de paradoxe. La vie spirituelle selon Maître Eckhart, Paris, Cerf, coll. « Epiphanie », 1997, p. 75. Un fusionner et un déborder (en allemand: ausschmelzen; en latin: liquescere) sont le mystère de ce que veut dire une personne (Ibid., p. 52, trad., p. 72). 161 M. ECKHART, Sermon 16 a. Quasi vas auri solidum, DW I, p. 491, AH I, p. 145. 162 Ibid. 163 Ibid., AH I, p. 144. 164 Voir M. DE GANDILLAC, La « dialectique » de Maître Eckhart, p. 66. 165 « Dirre geist muoz übertreten alle zal und alle menige durchbrechen, und er wirt von gote durchbrochen; und also, als er mich durchbrichet, also durchbriche ich in wider. » (M. ECKHART, Sermon 29. Convescens praeceptis eis, DW II, p. 76-77, TS, p. 328). 166 M. ECKHART, Sermon 64. Die Sele die Wirt ain mit Gotte und nit Veraint, DW III, p. 87, AH III, p. 31. 182 Pas plus que le Fils ne voit le Père dans une image, l’homme n’est appelé à voir Dieu dans une image qu’il lui soit externe. Selon les mots très justes de Julie Casteigt, « l’image eckhartienne offre peut-être l’issue de penser un être essentiellement en relation (…) qui permet de poser des pierres d’attente (…) de la percée promise 167 ». 167 J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique et herméneutique hérité de Maïmonide, à l’opérateur métaphysique qu’est l’imago dans le Livre des paraboles de la Genèse de Maître Eckhart », op. cit., p. 297. 183 CHAPITRE II : CONFIGURATION AU LOGOS Le Verbe, Dieu, se fait chair et habite en nous de manière visible et sensible, à chaque fois que nous sommes conformés et configurés aux choses divines, c’est-à-dire à Dieu. M. Eckhart168 Ce deuxième chapitre est centré sur la logique. Comment penser le rapport entre Maître Eckhart et la phénoménologie sans reconsidérer la position de Heidegger sur la rupture entre phénoménologie et théologie ? Sa distinction entre le logos héraclitéen et le logos johannique est directement confrontée avec l’exégèse eckhartienne (§17. Logos héraclitéen et logos johannique). Si une « déconstruction » (Entbildung) est nécessaire, elle n’est que le revers d’une pièce dont la face est une « configuration » (Einbildung). En levant légèrement le voile de l’ad-verbialité eckhartienne, Derrida se rapproche de la configuration sans pourtant y adhérer. Tant qu’il ne se laisse pas conformer par le Verbe, l’ego se trouve encore à la périphérie, à l’écorce de l’être. Ce n’est qu’en abandonnant son attachement à ceci et à cela, lui-même y compris, que l’ego peut découvrir son identité essentielle : l’ego est relation de part en part. L’enjeu crucial est le logos de la croix : se perdre pour se trouver (§ 18. AdVerbe et dei-formation). Suffit-il alors que le corps disparaisse pour que la chair soit immédiatement le lieu de l’ego absolu ? L’engendrement et l’incarnation seraient alors incontestablement identiques, comme le propose Michel Henry. Paradoxal, et peut-être trop équivoque en ce lieu, le texte eckhartien permet pourtant d’entrevoir une alternative à cette logique. Eckhart propose une assomption de la chair dont le lieu théologique est la Résurrection (§ 19. Engendrement du Logos et assomption de la chair). 168 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 155, OLME 6, p. 280-281. 184 § 17. Logos héraclitéen et Logos johannique Martin Heidegger a prôné une séparation radicale entre phénoménologie et théologie (1927)169. La théologie serait une science positive au sens où elle travaillerait sur un étant donné, un Positum : « le Christ, le Dieu crucifié » (Christus, des gekreuzigte Gott)170. Là où n’est envisagé que le « logos de la croix » (logos tou staurou) au détriment du Logos johannique, aucune « inversion du regard » (Umstellung des Blickes) ne peut être attendue. Il n’est en effet pas possible de faire le rapprochement entre le Verbe « Dieu, auprès de Dieu » (Jn 1, 1) et le « Verbe fait chair » (Jn 1, 14). Dans son Introduction à la métaphysique (1935), Heidegger poursuit son interprétation en déconstruisant la conception classique d’un Héraclite « précurseur de saint Jean l’Evangéliste171 ». Le logos héraclitéen se laisse définir par la « recollection » (Sammlung), « ce qui est constamment ensemble » sans que les hommes n’arrivent à le comprendre172. Pourquoi les hommes sont-ils sourds au logos ? Par le fait que « l’un s’en tient à ceci, l’autre à cela, chacun à son affaire propre 173 ». Comme le logos correspond à l’Un-tout (Héraclite, Fragm. 50), il ne peut être entendu par ceux qui s’occupent constamment des étants particuliers. N’est-il pas étrange de réentendre chez Heidegger à propos d’Héraclite une interprétation similaire à maître Eckhart ? Pour le Thuringien, ce qui empêche chaque créature de s’unir à l’être-Un, c’est précisément le fait qu’elle soit occupée à l’étant ceci et l’étant cela (ens hoc et hoc). Pourtant, entre Heidegger et Eckhart un différend est consommé. Face au logos héraclitéen seul capable de colliger l’être, le Logos de l’Ecriture est réduit à un « étant particulier » (ein besonderes Seiendes) chargé d’annoncer la Loi174. Cette opposition du logos héracliéen et du Logos scripturaire rend impossible l’écoute du logos eckhartien175. En effet, le « Logos de la vie » (logos zôès) est disqualifié par Heidegger en tant que principe ontologique pour être réduit à une fonction purement éthique, pour ne pas dire, morale. Or, pour le maître rhénan, toute logique découle du premier principe : in principium erat verbum (Jn 1, 1). L’Archè et le Logos 169 M. HEIDEGGER, « Phaenomenologie und Theologie », conférence de 1927, Wegmarken, GA 9, p. 47-67, trad. fr., « Phénoménologie et Théologie », Archives de Philosophie, 32/3 (1969), p. 355-415. 170 Ibid., p. 367. 171 M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 135. 172 Ibid., p. 136, 137. 173 Ibid., p. 138. 174 Ibid., p. 142. 175 Voir notre article « Un monde sépare tout cela d’Héraclite », Recherches de Science Religieuse, 93/3 (2005), p. 331-353. 185 sont « contemporains » (coaeva)176. Cette contemporanéité, s’il est permis de parler ainsi de l’éternité, donne une forme originale au premier principe de toutes choses. Cette forme est l’égalité dans la distinction : Dans le Principe était le Verbe, c’est-à-dire le Logos, qui est en latin Verbe ou raison. On a donc quatre remarques : à savoir que ce qui procède est dans le producteur, qu’il est en lui comme la semence dans son principe, comme le Verbe en celui qui parle, et qu’il est en lui comme la raison dans laquelle et d’après laquelle procède ce qui est produit par le producteur. Mais il faut savoir encore que, par le fait même qu’une chose procède d’une autre, elle s’en distingue177. Puisque le Logos est lui-même la raison de toutes choses, il leur communique cette forme originale de l’égalité dans la distinction, laquelle est conforme à une donation sans retenue. L’être, la vie et la pensée sont donnés à toutes les créatures à travers ce prisme formel de l’égalité dans la distinction, qui est la pureté du don. Tous les étants sortent du Premier Principe tout en restant en lui, telle une parole prononcée qui reste dans celui qui la prononce. La demeure ne doit pas s’attribuer à un autre acte que la sortie. Les étants ne sont pas maintenus (main-tenir) mais sont présents (présent=don) dans l’être par le don même qui les fait sortir. Demeure et sortie sont ancrées dans un seul acte : le don. Cette forme originaire égalité-distinction détermine la matière même de la vie qui est transmise. La tonalité affective de la vie en est transie de part en part. Pour Eckhart, la logique déployée par l’engendrement est inséparable de l’image. Ce déploiement s’effectue à travers le rapprochement de deux versets scripturaires : la création de l’homme « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 26) et l’incarnation du Fils « image du Dieu invisible » (Col 1, 15) 178. La logique de l’image vient transformer l’hylémorphisme en articulant l’Un et le deux : « Dieu a parlé une fois, deux j’ai entendu » (Ps 61, 12). Dans l’Un (engendrement/éternité), l’image et ce dont elle est l’image sont un seul être. L’image n’est pas la passivité d’une activité déjà constituée. Elle est aussi active que ce dont elle est l’image. En Dieu, il n’y a que forme ou image (forma et imago sont équivalents). Dans le deux (création/temporalité), l’homme est passif de l’image. Cette passivité est la matière qui doit encore être informée. Fait « à l’image de Dieu », l’homme reçoit un appel « à la ressemblance ». La réunification du passif et de l’actif passe donc par un acte libre de l’homme. Cette articulation entre l’Un et le deux s’effectue par Dieu lui-même dans son 176 Voir par exemple, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 25, OLME 6, p. 62-63. M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 4-5, OLME 6, p. 32-33. 178 Voir M.-A. VANNIER, « Image (Bild) » dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 599-602. 177 186 Logos-imago : le Christ. Sa passion est l’événement même de la réunification de l’actif et du passif. Avec Eckhart, cet événement n’est jamais abordé dans son extériorité, mais son intériorité au cœur de chaque homme à travers la logique de l’image : l’Entbildung est la condition sine qua non de l’Einbildung. Or, si l’on en reste à une logique de l’image comme représentation, comme le fait Heidegger179, cet enjeu fondamental reste méconnu. Eckhart déploie une théorie parabolique ou métaphorique de l’image qui n’a plus rien à voir avec la représentation. C’est ce que Julie Casteigt nomme la « corrélation essentielle » de l’image180. Grâce à la métaphore, Maître Eckhart fait passer l’« ontologie de la substance », à laquelle se rattache la représentation, à une « ontologie de la relation »181. Le couple exemplar-imago transfère la terminologie modèle-copie sur un autre plan : 1) En effet l’image, en tant qu’elle est image, ne reçoit rien, quant à ce qui lui appartient, du sujet dans lequel elle se trouve ; au contraire, elle reçoit tout son être de l’objet dont elle est l’image (totum suum esse accipit ab obiecto, cuius est imago). 2) En outre elle ne reçoit son être que de lui seul. 3) De plus elle reçoit tout l’être de cet objet selon tout ce qui lui appartient et fait qu’il est son modèle (exemplar). Car si l’image recevait quoi que ce soit d’un autre ou ne recevait pas absolument tout de son modèle, elle n’en serait plus l’image, mais celle d’un autre. 4) D’où il apparaît que l’image de quelqu’un est unique en elle-même et qu’elle est celle d’un seul. C’est pourquoi en Dieu le Fils est unique et fils d’un seul, à savoir du Père. 5) D’après ce qu’on dit, il apparaît aussi que l’image est dans son modèle (imago est in suo exemplari), car c’est là qu’elle reçoit tout son être. Et inversement, le modèle, en tant qu’il est modèle, est dans son image, du fait que l’image possède en soi tout l’être du modèle (exemplar, in quantum exemplar est, in sua imagine est), selon Jn 14 : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. » 6) Il s’ensuit encore que l’image et ce dont elle est l’image sont, en tant que tels, un, Jn 10 : « Le Père et moi, nous sommes un ». Il est dit « nous sommes », du fait que le modèle exprime ou engendre, tandis que l’image est exprimée ou engendrée. Il est dit « un », du fait que tout l’être de l’un est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étranger182. Eckhart explicite le logos-image en six points. Le premier est la réceptivité. L’image se reçoit totalement de ce dont elle est l’image (cuius est imago, en allemand : daz ez, des bilde ez ist). Elle n’est donc pas un « sujet » qui recevrait une quelconque formation, mais sa 179 La prise de distance de Heidegger par rapport à Gn 1, 26 dans Sein und Zeit (§ 10, p. 48-49) s’inscrit dans le cadre d’une interprétation de l’onto-théologie ou la créature est vue comme un ens finitum en rapport avec Dieu comme ens infinitum. Heidegger a raison de s’ériger en faux contre une pensée des substances séparées. Est-il nécessaire d’ajouter que cet épouvantail onto-théologique n’a rien à voir avec la méta-physique de Maître Eckhart. 180 Voir J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique et herméneutique hérité de Maïmonide, à l’opérateur métaphysique qu’est l’imago dans le Livre des paraboles de la Genèse de Maître Eckhart », op. cit., p. 287. 181 Ibid., p. 287. 182 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 23, LW III, p. 19-20, OLME 6, p. 58-63. 187 réceptivité même la constitue comme « sujet ». Deuxièmement, l’image a une provenance unique. Troisièmement, le « modèle » (exemplar) dont elle provient lui confère tout ce qu’elle est. L’« image » (imago) ne reçoit rien qui ne soit du « modèle » (exemplar)183. Quatrièmement, Eckhart insiste sur cette unicité qui fait de l’image un Fils unique, et donc, l’impossibilité d’autres fils co-éternels à Dieu. Cinquièmement, l’image et son modèle demeurent dans une immanence mutuelle (Jn 14, 10). Cette précision vient corriger l’erreur de considérer l’image comme un simple reflet sans épaisseur. L’image a autant de consistance ontologique que son modèle. Sixièmement, l’unité ontologique du modèle et de l’image s’imposent des points qui précèdent. Ces six points ont une importance décisive pour interpréter maints passages des sermons allemands sur l’engendrement. En effet, cette théorie de l’image est déterminante pour l’Einbildung, car le Principe préside à la fois à la Création, à l’Incarnation et à la Naissance de Dieu dans l’âme. Si, en Dieu, l’image colle parfaitement à son modèle au point d’être un avec lui dans son essence (corrélationalité essentielle), il n’en va pas de même dans la création. Créés « à l’image de Dieu » (Gn 1, 26), les hommes n’en demeurent pas moins à la fois proches et distants de cette image qu’ils sont. Cette proximité et cette distance s’expriment par ces deux propriétés que sont la réceptivité et la similitude : Chaque image a deux propriétés : l’une est de recevoir son être sans intermédiaire (sîne wesen âne mittel nemende) de ce dont elle est l’image (daz ez, des bilde ez ist), sans le concours de la volonté, car l’image est produite naturellement, elle est issue de la nature comme la branche de l’arbre. Quand le visage est placé devant le miroir, il faut que le visage y soit reproduit, qu’il le veuille ou non. La seconde propriété de l’image, vous devez la reconnaître dans la similitude de l’image (…) l’image n’est pas par elle-même et, d’autre part, elle n’est pas pour elle-même. De la même manière que l’image qui est reçue dans l’œil ne provient pas de l’œil et n’a pas d’être dans l’œil, elle tient et est uniquement attachée à ce dont elle est l’image. C’est pourquoi elle n’est ni par elle-même ni pour elle-même, mais elle provient véritablement de ce dont elle est l’image (an dem, des bilde ez ist) et lui appartient totalement. C’est de là qu’elle prend son être et elle est le même être184. 183 La transposition du couple exemplar-imago dans l’allemand Urbild-Abbild est ultérieure à Eckhart. Elle s’explicitera dans la tradition de la mystique allemande qui va de Maître Eckhart à Fichte en passant par Jacob Boehme. Voir E. BENZ, Urbild und Abbild, Der Mensch und die mytische Welt, Leyde, EJ Brill, Gesammelte Eranos Beitrâge, 1974 ; A. HAAS, « Meister Eckharts mystische Bildlehre », dans : Der Begriff der Repraesentatio im Mittelalter, Berlin, De Gruyter, 1971, p. 144 ; W. WACKERNAGEL, « Ymagine denudari » : Éthique de l'image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991, p. 16s. 184 M. ECKHART, Sermon 16 b, AH I, p. 149-151. 188 Toute créature humaine, en tant qu’image de Dieu, se trouve devant une tâche. Découvrant qu’elle n’est pas « par elle-même », elle doit apprendre à vivre de telle manière qu’elle n’est pas « pour elle-même ». Cette attitude de vie exige l’Entbildung. La logique qui préside donc à la vie, chez Eckhart, est conforme à cette altérité-unité de l’image et du modèle. L’image n’a aucune possibilité de découvrir son unité ailleurs que dans son immanence mutuelle avec le modèle. Sa subjectivité est constituée dans cette immanence qui est aussi une transcendance. Voilà pourquoi tout rassemblement dans l’Un est rendu impossible à l’homme. La vie n’est pas un continuum « d’un seul tenant » (Parménide, Fragm. VIII, 25). L’être n’est pas parménidien. L’être et le penser ne sont pas le même sans l’autre. Ce qui vient de la parole d’un autre ne peut être dominé par une seule pensée. L’être n’est pas continu. Il y a du discret dans l’être. Une discrétion vient imposer une discontinuité à la pensée. L’autre, en tant qu’autre, ne se laisse pas penser. Ainsi, la raison de l’impossibilité de la recollection est-elle fondamentalement différente chez Eckhart et chez Heidegger. Pour ce dernier, ce sont les « forces antagonistes » (Gegenstrebigen) du logos qui empêchent son rassemblement185. Pour le mystique rhénan, c’est la volonté d’appropriation d’un Logos originairement in-appropriable qui rend impossible l’Unité. Malgré cette distinction fondamentale, Heidegger use de la terminologie de la Gelassenheit pour définir l’attitude qui permet de surmonter la résistance de l’antagonisme. La Gelassenheit induit un « laisser-être » qui modifie complètement l’intentionnalité préhensive. Elle déplace le rapport sujet-objet vers une unité pré-intentionnelle. Heidegger a perçu combien l’attitude de « compréhension » était disproportionnée concernant le Dasein. Cependant, il n’a pas été jusqu’à penser un Sein inadéquat à la compréhension. Osons une formule un peu abrupte : son « tournant » a consisté à échanger le rôle du Dasein et du Sein. Si le Dasein ne peut comprendre le Sein, étant donné qu’il n’est qu’un étant donné, alors il faut que ce soit le Sein qui comprenne le Dasein. Une passivité du Dasein est nécessaire pour qu’il puisse entrer dans la « libre étendue ». S’il reste dans une attitude tendue par la compréhension, le Dasein ne peut que fermer ses mains sur le « rien ». Sa tonalité fondamentale reste l’angoisse. Devant l’impossible conquête de l’être, le Dasein ne peut qu’abandonner sa volonté de maîtrise. « L’omnipotence de l’être » le contraint à une 185 M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, p. 142. 189 « détresse constante » et à la « défaite »186. Mais cette défaite, avons-nous vu, se transforme en victoire aussitôt que le Dasein renonce à faire face à l’être. Pour fuir l’angoisse, le Dasein n’a d’autre issue que se laisser rassembler par l’être lui-même. Cette issue advient dans l’abandon de l’attitude théorétique de la pensée : « dans la Gelassenheit la pensée se transforme, passant d’une telle activité représentative à l’attente tournée vers la libre Etendue187. » Comme l’homme est déjà « ap-proprié » (Ge-eignet) à la « libre Etendue » (Gegnet), il n’a plus qu’à se laisser « assimiler » (ver-gegnen) par elle188. Ainsi la logique de la Gelassenheit est-elle au service d’une logique de l’assimilation. Chez Heidegger, le Es gibt n’est-il pas davantage un « il y a » qu’un « cela donne »189 ? Par cet « avoir-lieu », l’être dé-serre son étreinte tout en main-tenant le Dasein dans son giron. Que dire d’un être « qui se donne et se refuse à la fois190 », sinon qu’il ne se donne pas vraiment ? Bien qu’il soit déterminé par « l’appel » ou « la revendication » (Anspruch), comme l’a montré Jean-Luc Marion191, le rapport du Dasein au Sein reste dominé par la « co- appartenance » (Zusammengehörigkeit)192. Cependant, pour qu’un appel soit véritablement entendu ne faut-il pas que l’être soit parole en lui-même ? Qu’est-ce qu’une « écoute » fondée sur une « appartenance » dans laquelle il n’y a pas d’altérité ? Si « le Dasein est à la fois celui qui appelle et celui est appelé » (Das Dasein ist der Rufer und der Angerufene zumal)193, d’où peut bien lui venir cette possibilité ? Autrement dit, où la conscience trouvet-elle son fondement ? Que l’homme soit un étant capable de parole et d’écoute peut-il surgir d’un être abyssal dont le seul logos est l’unité des forces antagonistes ? Où la possibilité de dire « Je » trouve-t-elle son fondement si l’être n’est déjà personnel dans ses profondeurs ? A cette question, la pensée de Maître Eckhart donne une réponse. La 186 Ibid., p. 182. M. HEIDEGGER, « Pour servir de commentaire à Sérénité », dans : Questions III, p. 204. 188 Ibid., p. 203-204. 189 « ‘Il y a’ traduit ‘Es gibt’. On se rappellera que geben c’est le développement germanique de la racine indoeuropéenne ghabh-, qui a donné le latin habere. Toutes les fois donc où, dans la traduction, le Es gibt est développé en direction d’un donner, la traduction va un peu trop loin. Ce qu’il faudrait tenter, c’est d’entendre le habere latin en consonance avec le geben pour percevoir dans le ‘il y a’ ce que veut dire ‘avoir’ – et qui est sans doute plus proche de tenir que de posséder. » (F. FEDIER, note de traduction 3 pour Zeit und sein, dans : Questions IV, p. 49). 190 M. HEIDEGGER, « Lettre sur l’humanisme », dans : Questions III, p. 109. 191 Voir J.-L. MARION, Réduction et Donation, op. cit., «VI. Le rien et la revendication », p. 249-302. 192 Le terme Zusammengehörigkeit est construit à partir du verbe hören, écouter. Il se distingue ainsi du terme Ereignis qui vient de er-äugen, saisir du regard. Voir M. HEIDEGGER, « Identité et différence », dans : Questions I, p. 262-270. 187 193 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 57, p. 277. Voir J.-L. MARION, Réduction et Donation, p. 281. 190 capacité d’interpellation de la conscience est fondée dans l’altérité de la vie. Puisque l’essence est toujours déjà relationnelle, l’homme est en altérité par rapport à lui-même (à la fois ab alio selon l’esse et non ab alio selon l’essentia). La vie qui coule en lui est altérité. L’étant rationnel n’est jamais installé dans le Même. Le Logos ne survient pas après coup. Il est prononcé et entendu dans le Principe originaire. Le Père entend le Verbe qu’il engendre en le prononçant. L’engendrement est parole : Et le Christ dit : « Celui qui entend la parole de Dieu et la garde, celui-là est heureux. » (Lc 11, 28) Or appliquez-vous à en noter le sens ! Le Père lui-même n’entend rien que ce même Verbe, il ne connaît rien que ce même Verbe, il ne prononce rien que ce même Verbe, il n’engendre rien que ce même Verbe. Dans ce même Verbe le Père entend et le Père connaît et le Père s’engendre lui-même, et aussi ce même Verbe et toutes choses, et sa Déité jusqu’en son fond, lui-même selon la nature et ce Verbe avec la même nature dans une autre Personne194. Au cœur de la Déité, le Logos est prononcé comme « une autre Personne » que le Père. Le Verbe est à la fois de la même nature et autre selon la Personne : égalité dans la distinction. Pour exprimer cette forme vitale de la Déité, Eckhart la compare avec la vie que communique un père corporel à son enfant. Ce qui montre que ce père « ne lui donne pas sa propre vie ni son propre être » se constate par leur indépendance vitale. Le père peut mourir sans aussitôt entraîner la mort de son fils : « Si tous deux avaient une seule vie et un seul être, il faudrait nécessairement que tous deux meurent ou vivent ensemble, car la vie et l’être de tous deux seraient un195. » Or, il en est ainsi du Père éternel et de son Verbe. Cette donation totale au cœur de la Déité ne s’arrête pas aux Personnes divines. Comme le Père donne sa propre vie dans l’engendrement, ainsi le Verbe donne-t-il à tous ceux qui l’accueillent « le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12), c’est-à-dire de participer à sa vie interpersonnelle sans séparation : Mais, comme je l’ai dit précédemment : le Père du royaume céleste te donne son Verbe éternel et dans ce même Verbe il te donne sa propre vie et son propre être et sa Déité, absolument, car le Père et le Verbe sont deux Personnes et une vie et un être sans séparation. Lorsque le Père t’accueille dans cette même lumière afin que tu connaisses et contemples cette lumière dans cette lumière, de la même manière dont il se connaît lui-même et toutes choses selon sa puissance paternelle en ce Verbe - ce même Verbe selon l’intellect et la vérité, ainsi que je l’ai dit -, il te donne le pouvoir d’engendrer avec lui toi-même et toutes choses et il te donne sa propre puissance comme à ce même Verbe. Ainsi, avec le Père, dans la puissance du Père, tu engendres 194 195 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, AH II, p. 119. Ibid. 191 sans relâche toi-même et toutes choses en un continuel présent. Dans cette lumière, ainsi que je l’ai dit, le Père ne connaît aucune différence entre toi et lui, ni aucun avantage, ni plus ni moins, qu’entre lui et ce même Verbe. En effet le Père et toi-même et toutes choses et ce même Verbe êtes un dans la lumière196. Si l’engendrement est le préambule de la création, comme nous l’avons vu, alors la même donation sans réserve est transmise par l’action conjuguée de la Création et de l’Incarnation. A la suite de saint Augustin197, Eckhart affirme que « le premier fruit de l’Incarnation du Christ, Fils de Dieu, est que l’homme soit par la grâce d’adoption (per gratiam adoptionis) ce qu’il est, lui, par nature (per naturam)198 ». Déjà donnés à eux-mêmes par la Création, les hommes reçoivent « par grâce » ce que le Fils reçoit « par nature », à savoir de participer à l’engendrement. Ainsi, dans l’unité de nature, chaque fils adoptif engendre toutes choses « avec le Père, dans la puissance du Père ». Ce passage du sermon allemand 49 permet d’interpréter des expressions plus lapidaires comme celle qui revient chez Michel Henry comme un leitmotiv : « Dieu s’engendre comme moi-même et m’engendre comme luimême199. » Si la vie est une, alors tout ce qui est à l’un est à l’autre, y compris d’engendrer. Cependant, cette proposition est inaudible sans la vie interpersonnelle. L’union dans l’Un n’est pas une fusion, comme c’est le cas dans le néoplatonisme 200. La personnalité n’est donc pas volatilisée. Au contraire, le « Je » est émondé de tout ce qui est trop individuel pour être commun. Cet émondage (Entbildung) est donc au service d’une configuration (Einbildung) à Dieu. L’engendrement produit effectivement une image : Nos maîtres disent : tout ce qui est connu ou qui est né est une image. Et ils s’expriment ainsi : Si le Père doit engendrer son Fils unique, il faut qu’il engendre son image demeurant en lui-même dans son fond. L’image, telle qu’elle a été éternellement en lui, c’est sa forme demeurant en lui-même201. L’image de Dieu est la forme de lui-même. Cette forme est éternelle et inaltérable. En créant, Dieu l’imprime en tout homme. Plus encore, l’homme n’a d’autre vie que cette image. Etre à l’image de Dieu est sa nature (Gn 1, 26). La désimagination enlève toute les 196 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, AH II, p. 120. AUGUSTIN, Tractatus in Iohannis Evangelium, II, 13, PL 35, 1394. 198 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, LW III, n. 106, p. 90-91, OLME 6, p. 206-209. 199 M. ECKHART, Traités et Sermons, trad. F. Aubier et J. Molitor (T), p. 146. 200 « Il est nécessaire que l’Un soit sans forme. Etant sans forme, il n’est pas essence; car l’essence doit être un individu, donc un être déterminé. Or, il n’est pas possible de saisir l’Un comme un individu’ (Plotin, Ennéades, V, 5, 6.) ; « L’objet qu'il voit..., il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet ; il est devenu un autre ; il n’est plus lui-même. » (Ennéades, VI, 9, 10.) 197 201 M. ECKHART, Sermon 51. Haec dicit Dominus, AH II, p. 135. 192 images qui restent marquées par une priva-tisa-tion de cette nature commune à tout ce qui est. Ainsi l’homme est-il rendu à la « nudité » (blôzheit) de son essence. La « forme », à bien la considérer, est l’égalité dans la distinction. Elle ne se déploie librement que là où le don est total. Toute tentative d’appropriation ou de captation rapproche l’homme du néant et le rend dissemblable à Dieu. Voilà pourquoi la condition sine qua non de la naissance de Dieu dans l’âme est l’abandon de tout ce qui est le moi propre : C’est pourquoi, lorsque j’en viens à ne me (con)figurer à rien et que je ne me configure pas à moi et que je rejette et je répudie ce qui est en moi, alors je puis me trouver établi dans l’être nu de Dieu, et c’est là l’être nu de l’esprit202. La non-configuration « à moi » est la condition nécessaire pour l’adoption filiale. La créature ne peut à la fois se représenter elle-même, se faire une image d’elle-même, et se laisser engendrer à l’image de Dieu. Il faut donc qu’elle se répudie et se rejette en tant qu’autoreprésentation. Toute image du « moi » est une captation qui présente une résistance à la donation dans l’engendrement. Et, si, par moments, Eckhart insiste sur l’identité totale de chaque « moi » humain avec le Fils, excluant jusqu’à toute altérité avec lui, cette insistance se concentre sur l’engendrement. Elle doit donc s’interpréter dans le sens de la donation totale. Le Fils étant le seul à se donner totalement selon sa nature, lui être égal consiste à être égal au don. Ainsi, Eckhart ose-t-il affirmer : On m’a demandé un jour ce que le Père faisait au ciel. J’ai répondu : Il engendre son Fils et cette œuvre lui est si agréable et lui plaît tellement qu’il ne fait jamais rien d’autre qu’engendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit. Là où le Père engendre son Fils en moi, je suis le même Fils et pas un autre (dâ der vater sînen sun in mir gebirt, dâ bin ich der selbe sun und niht ein ander). Nous sommes différents, il est vrai, quant à l’humanité, mais là je suis le même Fils et pas un autre : « Du fait que nous sommes fils, nous sommes héritiers. » (Rm 8, 17) Celui qui connaît la vérité sait bien que le mot « Père » implique par lui-même un engendrement pur et l’idée d’avoir des fils. C’est pourquoi nous sommes là dans ce Fils et sommes le même Fils203. L’affirmation : « je suis le même (der selbe) Fils et pas un autre (niht ein ander) » est une nouvelle expression paradoxale de Maître Eckhart. « Un autre » dont il est ici question est l’aliud et non l’alius. Mais le fait que les mots portent sur le « je » personnel surprend l’auditeur. Eckhart n’envisage que la distinction spatio-temporelle entre humains constitués dans des étants autres les uns que les autres. Mais comme ces étants sont aussi à chaque 202 M. ECKHART, Sermon 76. Videte qualem caritatem, DW III, p. 322, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les Sermons, 2009, p. 593. 203 M. ECKHART, Sermon 4. Omne datum optimum, DW I, p. 71-72, TS, p. 246. 193 fois des « je », il en résulte une confusion de sens qu’il faut éclaircir sans pour autant détruire sa discrétion essentielle. La lumière divine demeure inaccessible. Elle est discrète, mais sa splendeur cachée est un appel. Maître Eckhart ne peut exposer cette discrétion autrement qu’elle n’est. La Lumière se fait uniquement dans le Christ : Ego sum lux mundi (Jn 8, 12). Cette lumière vient dans les ténèbres mais nombreux sont ceux qui ne la reconnaissent pas. En effet, la coïncidence de l’ego et du sum appartient au Deus absconditus. Tant qu’elles ne sont pas parvenues à leur terme, dans leur entéléchie, les créatures la perçoivent à travers une distension. Dans le devenir, l’ego et le sum sont distendus entre le non ab alio et l’ab alio : Réfléchissez encore bien à la parole de Notre-Seigneur : « Je suis la Lumière du monde. » (Jn 8, 12) – « Je suis. » Par cette parole il touche l’être. Les maîtres nous enseignent en effet que toutes les créatures peuvent dire « je », le mot appartenant à tout le monde, mais le mot sum, « suis », en réalité personne ne peut le dire que Dieu seul204. Le « Je » (Ich, Ego) appartient à tout homme, mais pas le sum, car Dieu est seul à conférer l’être. Mais qu’est-ce qu’un ego sans le sum, sinon un ego qui n’est pas encore ? Même si chaque homme peut dire « je », ce « je » est donc en devenir. Il ne coïncide ni avec lui-même dans la parfaite connaissance, ni avec lui-même dans l’engendrement. L’être suppose la négation de la négation, or tout ego humain n’est tel qu’en n’étant pas l’ego que sont les autres. Pour Maître Eckhart, l’Entbildung que chaque étant (ens) doit réaliser pour quitter le ceci et le cela, est simultanément l’Entbildung de chaque « je » particulier qui s’oppose aux autres « je » comme à des « tu ». C’est seulement en quittant cette priva-tisa-tion des « je » les uns par rapport aux autres que le vrai « je » de chacun se découvre. Or, ce « je » se situe uniquement dans le Christ, qui est le seul à pouvoir dire : « Je suis » (ego sum). Dans ce « je suis » réside non seulement l’altérité cachée du Père et du Fils dans l’Esprit Saint, mais aussi, l’altérité cachée de tous les hommes. Aussi, devons-nous en découdre avec les interprétations qui identifient ce « je » avec un « je impersonnel »205. Il est tout aussi contre204 M. ECKHART, Sermon 79. Laudate caeli et exultet terra. Ego sum lux mundi, DW III, p. 365-366, TS, p. 377. Nous pensons ici aux interprétations de Burkhard Mojsisch et d’Alain de Libera : « L’intention spécifique d’Eckhart était en fait de ménager une place particulière au moi de l’homme, en tant que moi, ou pour le formuler sans précaution aucune : le moi comme tel prend la place de la Déité. » (B. MOJSISCH, « ‘Ce moi’ : la conception du moi de Maître Eckhart. Une contribution aux ‘Lumières’ du Moyen-Âge », Revue des Sciences Religieuses, 70/1 (1996), p. 18-30, ici, p. 19 ; voir aussi « Die Theorie des Ich in seiner Selbst-und Weltbegründung bei Meister Eckhart », dans : C. WENIN (éd.), L’homme et son univers au Moyen Age, Actes du VII° Congrès international de philosophie médiévale, éd. par, Louvain-la-Neuve, 1986) ; « C’est là, si l’on peut dire, le sens traditionnel, non spécifiquement eckartien du mot ‘Je’ (Ego, Ich). Le plus souvent, en revanche, ‘Je’ 205 194 indiqué de parler de « solipsisme » chez Eckhart que chez Husserl. Il en va encore et encore de l’oubli de la discrétion cachée. Si Eckhart a placé l’ego/ich au cœur même de l’unité, c’est précisément pour faire entendre que l’être même ne peut se passer de la vie personnelle. L’ego au cœur de l’Un signe toute la distance qui sépare Eckhart des néo-platoniciens. Jamais l’Un de Plotin ne pourrait être appelé Ego. Mais alors, pourquoi en va-t-il toujours et toujours d’un seul « je » et non du rapport entre un « je » et un » tu » ? Parce que cette vie personnelle ne peut se dire comme un thème, mais seulement dans la relation, dans la Percée. « Je » doit percer vers l’autre « je » dont il est engendré. Cet autre « je » ne peut être dit sinon l’altérité discrète se détruit elle-même. Mais, là où la pensée du mystique rhénan est interprétée au sens inverse de ce qu’elle est, nous sommes remis devant une tâche urgente : comment ne pas en parler ? Tâche urgente, car il en va de l’existence de l’homme, de sa destination. Et donc de son bonheur. Tant que l’homme reste dans cette priva-tisa-tion (privatisation=privation) de l’image, il gémit car ce qui doit être détruit n’est pas évacué. Le passage de cette souffrance à la joie de l’enfantement se fait par une secula christi originale à Eckhart. Il est vrai que le mystique rhénan ne s’arrête pas aux actes extérieurs du Christ. C’est un choix cohérent avec la logique de sa pensée. Puisque le monde draine avec lui des images qui empêchent la seconde naissance, le Christ doit donc être pris en considération, non dans son extériorité, mais dans son intériorité. Aussi, interprète-t-il la parole johannique : « Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde » (Jn 3, 17), en mettant le monde extérieur entre parenthèses : « vous ne devez pas l’entendre du monde extérieur (ûzwendige werlt), alors qu’il mangeait et buvait avec nous, vous devez l’entendre du monde intérieur (inner werlt)206. » Cette bipolarité du monde entre extériorité et intériorité oriente la phénoménologie vers une nouvelle voie. Elle ne peut convenir ni à Heidegger, ni à Michel Henry. Le « monde intérieur » n’existe ni pour l’un ni pour l’autre. Le monde est toujours extériorité. Heidegger y installe l’être, Michel Henry lui retire. Que peut bien signifier l’expression « monde intérieur » (inner werlt) ? Selon Eckhart, le monde intérieur est là où est le nom impersonnel d’une place sans emplacement, qui n’est ‘ni dans le monde ni hors du monde’, ‘ni dans le temps ni dans l’éternité’, qui n’a ‘ni extérieur ni intérieur’. » (A. DE LIBERA, « L’Être et le Bien : Exode 3,14 dans la théologie rhénane », « Appendice. Le concept du ‘Je’ (‘Ich’) chez Eckhart », dans : Celui qui est, interprétations juives et chrétiennes d’Exode 3,14, op. cit., p. 161-162). Par rapport à ces deux positions, voir notre article « Das verschwiegene Ich. Relekture der deutschen Predigt 77 », dans : H. SCHWAETZER, M.-A. VANNIER (hrsg.), Zum Subjektbegriff bei Meister Eckhart und Nikolaus von Kues. Munster : Aschendorff Verlag, 2011, p. 25-36, trad. fr, « Le ‘Je’ passé sous silence. Une relecture du sermon allemand 77 », dans : M.-A. VANNIER (dir.), Intellect, sujet, image chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme », 2014, p. 119-130. 206 M. ECKHART, Sermon 5 b. In hoc apparuit caritas Dei, AH I, p. 77-78. 195 « le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu 207 ». L’usage du terme « monde » pour exprimer le « fond » est déterminant. Le monde n’est pas simplement opposé au fond. Son extériorité est ancrée dans l’intériorité. Autrement dit, quelque chose du monde subsiste dans le fond. Quand la coque est brisée, elle laisse apparaître son fruit : « la coque doit être brisée pour que sorte ce qu’elle contient. Car si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque208. » § 18. Ad-Verbe et Dei-formation Pas de fruit sans coque. Cet adage s’impose dans la pensée de Maître Eckhart. Pas de naissance dans le monde intérieur sans naissance dans le monde extérieur. En proposant le maintien de la clairière de l’être comme ouverture à l’éventualité d’une rencontre, Derrida a-t-il perçu en Maître Eckhart un penseur qui puisse ouvrir la différence ontologique à une intériorité transcendante ? Le rapport derridien entre le Logos et l’être n’est pas facile à localiser, tant l’auteur s’attache à ne pas le rendre localisable. La logique se dit dans la pensée tout en lui échappant. Tel le « Lapin Blanc » dans les Aventures d’Alice au pays des merveilles, jamais elle ne se laisse rattraper. La logique est toujours « en retard » sur ce qui se montre : « Oh dear ! Oh dear ! I shall be too late209 ! » Tout se dérègle. Le temps et l’espace échappent à toute volonté de fixation. L’écriture elle-même est sans cesse transgressée. Pourtant, au sein même de cette transgression, une (dis-)logique ne cesse d’être à l’œuvre. Comme Lewis Carroll, dont il affectionnait l’impossibilité de discerner le oui et le non210, Derrida cherche à empêcher le lecteur de s’installer dans les mots. L’essentiel est ailleurs. Le phénoménologue des Marges veut conduire le lecteur à une réponse qui ne peut se résumer par l’affirmation ou la négation théorique. L’impossibilité même du pouvoir de trancher fait sauter les verrous de la pensée. Elle exige autre chose. Le Logos ne peut se résumer à la pensée d’un seul. Il est parole avant d’être pensée. Mais, inversement, la parole ne s’exprime pas sans la pensée. Derrida repère cette « double génitivité » par laquelle il ne 207 Ibid. M. ECKHART, Sermon 51. Haec dicit Dominus, AH II, p. 136. 209 L. CARROLL, Alice’s Adventures in Wonderland (1965), New York-London, Sterling Publisching, 2005, p. 7. 210 Voir « A poil devant un chat », dans : J. DERRIDA, L'animal que donc je suis, éd. par M.-L. Mallet, Paris, Galilée, 2006, p. 18-28. 208 196 peut opter ni pour Lévinas contre Heidegger, ni l’inverse 211. Dire que l’être lui-même « est contemporain du Logos212 », n’est-ce pas avouer que dès que nous parlons, nous sommes déjà dans le langage de l’être ? Or, cette double génitivité, Derrida la constate justement chez Eckhart213. Par cette affirmation, nous ne tenons pas à faire de Derrida un partisan d’une quelconque théologie, cachée ou non. Son « a-théologie » tient Derrida à distance de toute interprétation de l’altérité du Logos dans « Je suis celui qui suis ». Son constat préserve le secret du Nom ineffable. En parler serait déjà le réduire à l’étantité, et empêcher la différance. Mais, n’est-il pas là encore plus eckhartien que le Maître lui-même ? A savoir, Derrida ne renonce-t-il pas à toute visée théorétique de Dieu qui conduirait à s’en fabriquer à nouveau une « image » ? Comment ne pas refaire de la « Déité » (Gottheit) un « Dieu » (Gott) ? Tel est le questionnement fondamental auquel nous convie la pensée derridienne. Là où Heidegger s’en tenait à manifester la co-appartenance de l’être et du Logos au sein de la pensée du Même, Derrida ouvre une altérité au sein de la parole. Ainsi, la Déité ne peut être reconduite à la seule éclaircie de l’être. Elle s’y dit, car « comment ne pas en parler ? », mais en même temps, elle ne s’y laisse pas enfermer. Derrida en parle à la fois comme d’une « limite » et d’une « ressource »214. Voilà qui ouvre une nouvelle perspective phénoménologique. Où la possibilité « d’une rencontre de Dieu et d’un dialogue avec Dieu215 » peut-elle être effective ? Le Sacré ne suffit pas. Le dieu reste loin. En effet, dans le Sacré, le dieu se replie dans son obscurité alors même qu’il se manifeste. Le Saint serait-il plus proche que le Sacré ? Parce qu’il est le « séparé », le Saint reste lointain. Où trouver la proximité ? Dans Psychè, Derrida la trouve à travers la considération du « quasi » eckhartien : « Comme une étoile du matin au milieu du brouillard. » (Si 50, 6) Je considère le petit mot « quasi », c’est-à-dire « comme » ; à l’école, les enfants le nomment un adverbe. C’est ce que j’ai en vue dans tous mes sermons. Ce que l’on peut dire qui convienne le mieux, c’est Verbe et Vérité. Dieu s’est lui-même nommé Verbe. Saint Jean dit : « Au commencement était le Verbe », et il indique par là que l’on doit être un adverbe à côté du Verbe. De même la libre étoile (der vrîe sterne) d’après laquelle est nommé le vendredi (vrîtac), Vénus : elle a beaucoup de noms. Quand elle précède le soleil et se 211 J. DERRIDA, L’écriture et la différence, p. 212 Ibid. 213 Voir ibid., p. 216. 214 J. DERRIDA, L’écriture et la différence, p. 216. 215 Ibid. 212 197 lève avant le soleil, elle s’appelle étoile du matin ; quand elle suit le soleil, en sorte que le soleil se couche avant elle, on la nomme étoile du soir ; quelquefois sa course est audessus du soleil, quelquefois au-dessous du soleil. Plus que toutes les étoiles, elle est toujours également proche du soleil ; elle ne lui est jamais plus lointaine ni plus proche ; elle signifie ainsi qu’un homme qui veut parvenir là doit être en tout temps proche de Dieu, lui être présent, en sorte que rien ne puisse l’éloigner de Dieu, ni bonheur, ni malheur, ni aucune créature216. Il est une attitude par laquelle l’homme peut se tenir dans le brouillard, dans le clair-obscur, sans pourtant être désorienté. Pour Eckhart, cette attitude est celle de l’ad-verbe, c’est-àdire de l’étant orienté vers le Verbe (ad Verbum). Qu’est-ce qu’être « un adverbe à côté du Verbe » ? Comment peut-on en venir à cette orientation existentielle ? Par l’acceptation, le consentement d’un inconfort initial. Accepter ce décalage qui fait que je ne suis pas le centre ni de mon essence, ni de mon langage, ni de ma vie. Accepter la Geworfenheit. Ne pas palier à cette situation par une auto-position du moi qui est une pure « escroquerie217 ». Partir du constat que le sujet ne se trouve jamais pleinement à sa place, dans sa stance. Se découvrir toujours pourchassé vers un autre lieu, une autre assiette. Reconnaître que le secret du moi nous échappe. Le sujet n’est-il pas toujours en retard sur lui-même ? Quelle option prendre dès lors que le décalage est observé ? Se tenir « comme » (quasi) une étoile au milieu du brouillard. N’est-ce pas marcher en titubant çà et là dans un halo très pâle ? N’est-ce pas en rester au clair-obscur ? Oui et non. C’est « comme » un clair-obscur, mais ce n’en est pas un. Pourquoi ? Parce que « plus que toutes les étoiles, elle (l’étoile du matin) est toujours également proche du soleil ». Tel est le secret de l’étoile : ne pas connaître le secret, mais se tenir « proche » de celui qui détient le secret. Cette proximité change tout. Le Logos qui en découle est sans doute énigmatique, mais cette énigme fait partie du chemin qui mène quelque part et non pas de chemins qui ne mènent nulle part. La réalité énigmatique fait partie de la condition de la finitude de l’ad-verbe. La position du sujet orienté vers le Verbe, tourné vers le Logos, est quasi la même que l’étant perdu dans le brouillard, mais ce quasi change tout. L’ad-verbe n’a aucune avance sur le Dasein. Il ne voit pas davantage que lui. Tout lui reste énigmatique, mais sa tournure, sa conversion, qui va de pair avec son détournement de toutes choses, le place dans une configuration anticipée. « Se détourner de » pour « se tourner vers ». L’aversio et la conversio vont de concert. La réduction libère 216 217 M. ECKHART, Sermon 9. Quasi stella matutina, AH I, p. 104 Voir M. HEIDEGGER, Principes de la pensée (1958), dans: Cahier de l’Herne, 1983, p. 109. 198 l’ad-verbe pour une nouvelle logique. En s’engageant dans cette situation ad-verbiale en direction d’un « oui » archi-originaire, jusqu’où Derrida va-t-il ? Sa réticence par rapport à toute théologie témoigne de sa position marginale. Nous pourrions dire que, dans sa relecture eckhartienne, Derrida reste un phénoménologue du « seuil ». Tout en pressentant la sainteté, il choisit de rester dans le « parvis ». Il tient à tout prix à éviter de représenter l’irreprésentable. Or, dans cet évitement même, Derrida met en perspective deux attitudes de « rature » qui peuvent susciter un prolongement au-delà de sa propre phénoménologie. Dans Dénégations, Derrida rapproche la graphie heideggérienne de l’être par « une rature en forme de croix » (kreuzweise Durchstreichung) de sa relecture chez Jean-Luc Marion218. En tout ou en partie, Dénégations est en dialogue avec la phénoménologie déployée dans Dieu sans l’être. L’option de Denys l’Aréopagite y est comparée à celle de Maître Eckhart. Tandis que le premier est porteur d’une théologie négative, le second ne l’est pas. La pensée de Dieu qu’il propose est beaucoup plus paradoxale. La note que nous venons de citer pourrait bien être davantage qu’une simple remarque anodine. Pourquoi Derrida prend-il la peine de s’arrêter à cette « croix d’écriture », alors qu’il achève son parcours de dénégations ? Pourquoi réfléchir sur l’évitement de ce dont on ne peut ne pas parler à partir de la « croix » ? Derrida en fait l’aveu : il est en recherche d’une « révélation » (Offenbarung) de Dieu qui peut s’ouvrir à partir de la « révélabilité » (Offenbarkeit) de l’être, sans pourtant lui être soumise : « Ici, la dimension de l’être ouvre à l’expérience de Dieu qui n’est pas ou dont l’être n’est ni l’essence ni le fondement219. » Dans la dimension mondaine de l’être, l’avènement de Dieu ne peut surgir. Derrida en est convaincu. Entre l’être et Dieu, un chiasme se dessine. Là où l’angoisse du néant dévoilait l’être, la dimension de l’être ouvre à une expérience de Dieu qui n’est pas. Il ne peut se trouver comme « fondement » (Grund), mais comme « abîme » (Ab-Grund). Dieu, doit-il se raturer au moment même où il se dit ? La croix n’est-elle pas un signe par lequel ce qui est manifesté se nie ? N’y a-t-il pas un appel à ne pas en rester au signe mais à aller jusqu’à la métaphore originaire ? A savoir, n’y a-t-il pas une phénoménalité de la manifestation par l’anéantissement ? N’est-ce pas cette étonnante « dimension » de donner lieu qui reste à scruter ? La Croix ne peut-elle pas faire deviner « comment ‘ça donne’ » ? N’est-elle pas le lieu où la donation se fait effective et donc manifeste ? Ne « révéler Dieu que dans la disparition » ? Ne faudrait-il pas aller jusqu’au 218 219 J. DERRIDA, Psychè, p. 589, note 1. J. DERRIDA, Psychè, p. 591. 199 bout du geste ? Plutôt qu’en rester à des ratures de noms, ne faudrait-il pas effectuer une véritable rature dans l’être ? Autrement dit, l’attitude la plus cohérente de cette logique ne serait-elle pas de conjuguer la réduction avec la révélation par anéantissement de soi ? Or, c’est précisément ici que Maître Eckhart propose une voie fulgurante car totalement respectueuse et de la phénoménologie et de la théologie. Pour lui, l’acte théo-logique par excellence, le Logos tou theou ne peut se révéler ailleurs que dans un acte réductif qui met l’essence à nu. Cette réduction ne met pas l’essence à nu de manière théorérique, mais dans l’expérience du vécu, à même l’affectivité. La disposition ad-verbiale, dont Derrida a découvert la pertinence chez Eckhart, est la situation favorable à cette expérience de rencontre. L’ad-verbe consent à se détourner de tout ce qui est propre pour ne plus viser que la vie commune qui dynamise toutes choses. Cette attitude est une véritable mise entre parenthèses du créé. Celle-ci n’est pas la dépréciation de la création mais son appréciation à sa juste mesure. En effet, pour que la créature soit re-conduite à sa plénitude ontologique, dans la forme de l’égalité dans la distinction, une sorte de dé-création soit s’opérer. Vladimir Lossky n’hésite pas à employer le terme phénoménologique de « réduction » pour qualifier l’activité ekchartienne220. L’acte noétique, par lequel les étants sont connus dans leur essence, va de pair chez Eckhart avec la dei-formation. Connaître, c’est re-conduire toutes choses au Principe premier, là où elles se laissent engendrer. Pour que cette « réduction » s’opère, un dépouillement de tout ce qui fait le « propre » de chaque substance concrète est nécessaire. Par ce dépouillement, chaque espèce surgit dans son essentialité, soit dans la distinction (forme spécifique), soit dans la distinction sans distinction (forme ultime). Eckhart propose donc une dé-création par l’intellect. Il ne s’agit pas de revenir en-deçà de la création, comme si elle n’avait jamais eu lieu, mais de la décaper de toute privation. Pour cela, il faut réduire les créatures au « ‘non-être’ intentionnel », lequel est, par ailleurs, celui des essences. Lossky choisit cette formule car il oppose intelligere et esse221. Mais, à strictement parler, il s’agit d’un non-ens intentionnel, l’esse étant lui-même intentionnel en tant qu’esse ad. En effet, l’esse se situe au niveau de l’unité de l’image et de son modèle. De 220 « (…) une sorte de réduction au non-être ou, autrement dit, à l’état ‘non créé’ de tout ce que nous connaissons (…) Pour situer les créatures dans la lumière de leurs raisons éternelles, l’intellect humain doit les ‘décréer’ en quelque sorte, en les réduisant au ‘non-être’ intentionnel. » (V. LOSSKY, Théologie négative, p. 246). 221 Tout en abondant dans le sens de la « réduction », nous nous écartons de l’interprétation de Vladimir Lossky au sens où il privilégie la méontologie au détriment de l’ontologie, ne prenant pas suffisamment en compte la convertibilité de l’esse et de l’intelligere. La mise en avant de la dimension intentionnelle et relationnelle (esse ad) de l’être (esse in) ouvre une interprétation où une abstraction est déjà possible au niveau de l’esse secundum, qui est l’esse formale. 200 ce fait, l’esse inclut le regard qui va de l’un vers (ad) l’autre. Il en va de la discontinuité continue, ou de la continuité discontinue de l’esse in et de l’esse ad. Au non-ens intentionnel correspond donc la pureté de l’être relationnel. Ce paradoxe arrive à son comble avec le Logos de la Croix. Comment cette pureté ontologique de la relation peut-elle se manifester intentionnellement ? Comment le discret, qui est précisément ce qui disparait dans l’apparaître, peut-il se faire voir ? N’y a-t-il pas une complète contradiction entre la phénoménalité de la continuité et celle de la discrétion ? Si l’une est l’exclusion de l’autre, n’est-il pas impossible qu’une Offenbarung se dise dans l’Offenbarkeit ? La réponse à cette question est dans la force du « oui » originaire mis en évidence par Derrida. Le oui fonde toute possibilité de dire non. Le oui et le non n’ont pas la même demeure. Seul le « oui » est originaire. Or, pour que le oui se manifeste dans son originarité, il ne peut le faire qu’en détruisant le non222. Dire non au non (negatio negationis), telle est la seule et unique possibilité pour « Je suis celui qui suis » de se manifester. Cette possibilité revient à ce que la donation (oui) se manifeste comme triomphante de l’appropriation (non). Or, une telle manifestation ne pouvait aller jusqu’au bout que par une destruction de ce qui enferme chaque ego dans sa substance propre, sa corporéité. La destruction de l’étant (ens) est simultanément l’anéantissement du « je » qui lui est inhérente. Il n’y a là aucune possibilité de la conservation d’un « je » se dissociant de l’ens à la manière dont l’âme abandonnerait le corps qu’elle occupait. Si tel était le cas, ce serait encore un simulacre de oui, puisque cet acte serait encore dominé par le non d’une appropriation. Ainsi, cette révélation pleine du oui devrait-elle être la coque qui se brise pour offrir son fruit : la destruction de l’appropriation pour offrir la donation totale. Certains textes d’Eckhart laissent pourtant supposer une disjonction, plus qu’une corrélation entre l’âme et le corps : Maintenant je nomme cette fois sa noble âme un grain de blé qui périt dans la terre de sa noble humanité par ses souffrances et ses actes, dans la tristesse et dans la mort, selon le mot qu’il dit lui-même au moment de sa Passion : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Il ne voulait pas parler de sa noble âme, selon qu’elle contemple spirituellement le Bien suprême avec lequel elle est unie en sa personne et qu’il est luimême selon l’union et selon la personne ; même dans sa suprême souffrance, il contemplait ce Bien sans cesse selon sa puissance supérieure, aussi proche et absolument qu’il le fait maintenant, et aucune tristesse ne pouvait y pénétrer, ni souffrance, ni mort. Car, en vérité, lorsque le corps mourut de douleur sur la croix, son noble esprit vivait en cette présence. Mais dans la partie où le noble esprit était uni 222 Rappelons à nouveau que le « oui » originaire ne s’arrache pas à un « non » qui ferait déjà corps avec lui, d’où la distance avec la pensée de Schelling et aussi de Rosenzweig (voir § 9. Oui et Gelassenheit). 201 comme puissance intellectuelle aux sens et à la vie du corps saint, dans cette mesure, Notre-Seigneur nommait son esprit créé une âme en tant qu’elle donnait la vie au corps, était unie aux sens et à la puissance intellectuelle ; selon ce mode et dans cette mesure, son âme était « triste jusqu’à la mort », avec le corps, car le corps devait mourir223. Voici un des rares textes où Eckhart parle spécifiquement de la passion du Christ. Cet événement, selon sa méthode, n’est pas abordé de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est l’affection du Christ entre joie et tristesse qui est décrite. Eckhart cherche ici comme partout ailleurs à articuler l’Un et le deux. Selon qu’il est le Logos même de Dieu, le Christ lui reste éternellement uni. Selon qu’il est un homme distendu entre l’ego et le sum. Cette dualité est perçue à l’intérieur même de l’âme, en tant qu’elle est animus : tournée vers Dieu, et anima : animant le corps. Pleinement vie dans son unité divine, le Christ se divise entre vie et mort à l’intérieur même de son âme (animus/anima). Il vit la distension entre la joie et la souffrance. La disjonction n’est donc pas à proprement parler celle de l’âme et du corps. Mais, selon la pensée augustinienne de l’âme distendue entre Dieu et le corps, la disjonction se situe entre l’être même et l’étant ceci et cela. La souffrance est liée à la priva-tisa-tion du corps. Chez le Christ, à l’encontre de tout homme, cette priva-tisa-tion est purement passive. Elle est passion d’un corps approprié par l’Incarnation. Mais au niveau de toute son action, le Christ se donne. Du Logos tou staurou, car c’est de lui qu’il s’agit, Eckhart ne conserve rien. Il évite cette méprise qui en ferait à nouveau une image. Il le laisse entièrement faire son œuvre de désimagination et de conformation. Le coup magistral du maître rhénan est d’avoir placé le Logos de la Croix à ce point crucial224. La manifestation du Logos est reconduite à son effectivité. Elle fait ce qu’elle dit. Elle reconduit le regard de l’extériorité vers l’intériorité. Elle ferme les yeux au monde extérieur pour le reconduire au monde intérieur. En mourant sur la Croix, le Fils révèle l’essence même de Dieu. Du donum, le regard revient à la donatio. C’est ainsi que le Christ est vraiment le Logos. Par l’abandon de son souffle et la destruction de son corps, il manifeste la Déité. Mourir à cette vie qui comporte en elle de la priva-tisa-tion, est la condition pour entrer dans la vie unie à tous. Le grain de blé doit mourir pour donner son fruit. La coque doit se briser. Ainsi la Croix revêtelle un sens tout autre que celui d’un sacrifice dont la souffrance serait la performativité. La 223 224 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, AH II, p. 121. Nous y reviendrons en troisième partie. 202 Croix est, au contraire, la nécessité d’abandonner la souffrance liée à la condition d’une créature inachevée et liée à la privation : Le Christ dit : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » (Lc 9, 23) C’est-à-dire : rejette de ton cœur toute souffrance, afin qu’il n’y ait dans ton cœur que joie constante. Alors l’enfant est né 225. Chez le mystique rhénan, le Logos de la Croix est partout présent comme le passage entre l’Entbildung et l’Einbildung. La défiguration du Fils actualise toute configuration des fils adoptifs à la vie en Dieu. La Croix est la porte d’entrée de la naissance de Dieu dans l’âme. Il ne suffit pas à l’âme de se ressouvenir de son engendrement pour renaître. Sans la mort du Christ en croix, l’enfant de Dieu ne peut naître à sa nouvelle vie. Cet enseignement est fondamental. La Croix n’apparaît pas comme un moment de la vie en Dieu. Bien avant Hegel, Eckhart propose une Aufhebung originale226. En faisant l’exégèse du texte évangélique tolle crucem (Mt 16, 24 ; Lc 9, 23), il unifie les deux sens du verbe ûfheben, là où Hegel en proposera une dialectique227. La croix que le Christ demande de « lever », de « prendre sur ses épaules », est aussitôt celle qu’il faut « supprimer » ou « déposer » : Notre Seigneur dit : « Qui veut venir à moi, il doit sortir de soi, se renoncer et doit lever (ûfheben) sa croix », – c’est-à-dire il doit déposer et supprimer (abelegen und abetuon) tout ce qui est croix et souffrance. Car il est sûr que celui qui se serait renoncé luimême et serait entièrement sorti de soi, pour celui-là il ne pourrait y avoir ni croix ni souffrance ni peine ; tout serait pour lui, un délice, une joie, une adoration 228. La promptitude avec laquelle la souffrance est abandonnée pour la joie est à interpréter pour ce qu’elle est. Ce passage est présenté au conditionnel : « celui qui se serait… », « pour celui-là il ne pourrait… », « tout serait… ». Eckhart ne parle pas d’une réalisation qui a déjà lieu mais d’une possibilité. Le prédicateur montre une voie qui mène à la plénitude. Plutôt que de s’appesantir sur la douleur présente, il préfère focaliser l’attention de ses auditeurs vers ce qui leur est promis. Par là même, la négativité que l’Entbildung doit ôter est déjà vue comme éphémère, et donc vouée à disparaître définitivement. Eckhart radicalise 225 M. ECKHART, Sermon 76. Videte qualem caritatem, AH III, p. 113. Voir M. DE GANDILLAC, « La ‘dialectique’ de Maître Eckhart », dans : La mystique rhénane, op. cit., p. 89-94 ; W. WACKERNAGEL, « L’être des images », dans : Voici maître Eckhart, p. 455-472, ici, p. 461-462. 227 Voir HEGEl, Wissenschaft der Logik, Nuremberg, J. L. Schrag, 1812, trad. fr. S. Jankélévitch, Science de la logique, t. 1, Paris, Aubier, 1947, p. 102. Votre notre article « Hegel, Georg Wilhelm Friedrich » dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 553-556. 228 M. ECKHART, Le livre de la consolation divine, DW V, p. 45, trad. de Gandillac, « La ‘dialectique’ de Maître Eckhart », p. 91. Nous soulignons. 226 203 l’exhortation paulinienne à patienter dans l’épreuve en attendant la joie de l’enfantement (Rm 8, 19-25). Contrairement à l’Apôtre, le mystique rhénan ne compare pas le moment de la souffrance présente avec le moment éternel de la joie. Il se détourne complètement de ce temps de peine pour ne voir que l’instant éternel. Aussi le rapprochement entre tollere et Entbildung est-il pris dans le sens d’un « dévoilement » (revelatio) : Ou bien dit : la gloire sera révélée (revelabitur gloria), car dans la béatitude la gloire elle-même est révélée. Tout voile sera enlevé (tollitur omne velamen) – car en cela réside le nom de la gloire – comme aussi le voile du bien, sous lequel la volonté reçoit (accipit voluntas), le voile du vrai, par lequel l’intellect reçoit (accipit intellectus), et tout à la fois le voile de l’être même. Il s’ensuit que la volonté reçoit d’abord une chose voilée dans le bien, alors que l’intellect reçoit l’étant plutôt que le vrai, même si la vérité en fait aussi partie229. La révélation de la gloire divine ne se fera que lorsque tout voile sera enlevé (tollitur omne velamen). Eckhart précise que la condition de l’âme est « vers la gloire future » (ad futuram gloriam)230. Toujours dans le devenir, elle va vers son parachèvement. Dieu opère en elle de telle façon qu’elle est déjà au-dessus du temps et du continu (Operatur enim continue supra continuum, specialiter in anima quae supra tempus est et supra continuum)231. Par ce supra continuum, Eckhart signifie discrètement la discontinuité de l’incréé dans le créé. La Croix se situe au lieu même de cette intersection. Elle en est le nexus. Par l’anéantissement du continu, le discontinu se dévoile. Mais, ce dévoilement reste invisible aux yeux de chair, à moins d’opérer une véritable conversion du regard. Réduction et conversion vont de pair. La Croix opère le chiasme dont parle Derrida. Si l’Offenbarkeit est l’occasion d’une rencontre par l’Offenbarung, une inversion complète de regard et de cœur doit se produire. L’Offenbarung est la condition de possibilité de l’Offenbarkeit, et non l’inverse. S’il y a une Offenbarkeit, une éclaircie de l’être, ce ne peut être que grâce à la donation (Gegebenheit). Toute retenue, tout maintien, est la modalité d’un clair-obscur qui empêche la lumière de la donation de se déverser à flots. Notre intellect, faisant partie intégrante de cet être d’image que nous sommes, est adéquat à cette modalité crépusculaire. La lumière totale l’aveugle. L’intellect ne voit que néant dans le don total. Au contraire, il se complait dans les images ajoutées, les représentations, pensant y trouver l’être. Mais ce que l’intellect prend pour 229 M. ECKHART, Sermon XI, 2, LW IV, p. 114, § 120, trad. Wackernagel modifiée, ibid., p. 461. Accipere nous semble devoir être traduit par « recevoir » pour rendre compte de la passivité de la créature qui laisse Dieu se révéler. 230 Ibid., LW IV, p. 113, § 119. 231 Ibid. 204 l’être, est précisément le « non-être ». Cette méprise est pourtant possible grâce au don, car sans don, il n’y aurait rien. Pour accéder à l’Offenbarung, l’intellect devrait avoir abandonné toute modalité représentative. Or, cela ne peut se réaliser dans la condition de finitude de l’homme. Il faudrait donc avoir quitté cette vie limitée pour l’être qu’est Dieu. Ainsi, parlant des martyrs qui sont morts en donnant leur vie, Eckhart ose-t-il montrer que la « vie éternelle » est enviable par rapport à cette vie limitée : Pour Dieu, rien ne meurt ; toutes choses vivent en lui. « Ils sont morts », dit l’Écriture au sujet des martyrs, et ils sont transférés dans une vie éternelle, en cette vie dans laquelle la vie est un être. Il faut être foncièrement mort pour que ni joie ni peine ne nous touchent. Ce que l’on doit connaître, il faut le connaître dans sa cause. Ne pas connaître une chose dans sa cause manifeste ne peut jamais être une connaissance. De même la vie ne peut jamais être accomplie à moins qu’elle ne soit amenée à sa cause manifeste, là où la vie est un être qui accueille l’âme quand elle meurt jusqu’en son fond, afin que nous vivions en cette vie où la vie est un être232. Maître Eckhart propose-t-il une apologie de la mort ? Non, son regard se détourne au contraire de la mort. Toute son attention est tournée vers la vie en plénitude : « cette vie dans laquelle la vie est un être ». Cependant, il sait qu’un tel « être » n’est octroyé qu’à la condition d’un passage, une Pâque (Pesah). C’est dire combien le kérygme central de vie chrétienne, la mort et la résurrection du Christ, anime la pensée eckhartienne. La grande affaire de la vie ne consiste pas à tout vivre avant que la mort vienne plonger l’homme dans le néant. Au contraire, Eckhart convie à vivre chaque instant dans l’espérance que la mort viennent mettre un terme à tout ce qui est néant. Loin de nier la mort, Eckhart la considère à sa juste place. Pas d’Einbildung sans Entbildung. L’affirmation : « là où la vie est un être qui accueille l’âme quand elle meurt jusqu’en son fond » est à recevoir dans toute sa force. Le rapport entre la coque et le fruit n’est aucunement celui du corps et de l’âme. L’âme meurt autant que le corps, les deux meurent ensemble, mais chacun selon son mode. Le moment où le corps, qui permettait à l’homme d’être un individu propre, meurt est un Kairos. Il est l’occasion favorable pour que l’âme vive sa mort « jusqu’en son fond », c’est-à-dire qu’elle renonce totalement à être en propre. Le Kairos permet un consentement, puisque, précisément, l’âme n’a plus rien en propre sinon le désir d’être encore en propre. Selon Eckhart, c’est pour Dieu seul que « rien de meurt ». Précisément, parce qu’en lui, tout est commun et que, par essence même, il ne possède rien en propre. 232 M. ECKHART, Sermon 8. In occisione gladii mortui sunt, AH I, p. 94. 205 L’homme, par sa facticité de créature, ne peut envisager la plénitude ontologique autrement que par un passage total par la mort. La créature n’a rien d’un mélange entre une partie incréée et éternelle et une partie créée et temporelle233. Quand Eckhart parle de « quelque chose dans l’âme » qui est incréé, il signifie l’immédiateté de la dépendance ontologique. Dieu donne l’être immédiatement à sa créature, sans intermédiaire. L’etwas in der seele est le point de contact de cette donation, sachant que, en tant que donation, le quelque chose est tout le contraire d’un endroit précis et délimitable. Il est Khôra. Le quelque chose dans l’âme est la fluence discrète qui fait que tout homme ne peut se replier sur un soi comme un continuum préhensible. D’une telle discrétion, Derrida s’est voulu respectueux. Son langage est resté ouvert à l’éventualité de la rencontre sans jamais la thématiser et sans jamais thématiser cette Déité dont il ne pouvait pourtant pas ne pas en parler. § 19. Engendrement du Logos et assomption de la chair La « théorie du Logos234 » développée par Maître Eckhart joue un rôle central dans la phénoménologie de Michel Henry. Elle détermine son approche de la structure interne de l’immanence. Tandis que Derrida découvre une possibilité d’ouverture à la transcendance, une présence de l’Autre dans le discours du Même, Michel Henry se concentre sur un Logos qui n’est entendu dans aucune extériorité. Pourtant, Henry découvre qu’un « retournement » doit avoir lieu pour sortir de l’illusion transcendantale 235. Par cette conversion, qui n’est autre qu’un renoncement à trouver son pouvoir en soi-même, le moi passe à l’ego. Mais, précisément, parce qu’opposé à Hegel et à toute dialectique, ce mouvement n’est pas intégré au Logos lui-même. Cela signifie que la manifestation du Logos dans la chair n’a pas d’effectivité. Elle ne peut effectuer la modalité de ce retournement. Le Christ est donc aussi bien la « Vérité » que la « Vie » mais il n’est pas la « Voie »236. A l’encontre de Hegel et de Heidegger, et, plus généralement, de toute la tradition cartésienne, il lui importe de définir un Logos qui se dit dans une intériorité retranchée de la 233 Dans l’œuvre eckhartienne, le sermon 52 (Beati pauperes spiritu) se situe à une limite extrême de cette interprétation. Nous allons le retrouver sur la conception henryenne du « non-né » (voir infra). 234 EM, § 40, p. 417. Voir supra. 235 M. HENRY, « Ethique et religion dans une phénoménologie de la vie », op. cit., p. 58.. 236 « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). 206 phénoménalité du monde. Dans le monde, « le Dire retire l’être à tout ce qu’il montre237 » . L’apparaître de ce qui est montré signifie aussi son propre disparaître. Ce qui est devant soi, dans l’éclaircie de l’être, est seulement une image sans consistance. La déficience de cette parole convie le phénoménologue à la recherche d’une parole originaire, d’un Logos qui pose son propre contenu dans son dire. Telle est la « Parole de la Vie ». Elle ne se dit pas avec la médiation des mots, mais en tant qu’elle affecte immédiatement celui auquel elle donne vie. Cette parole parle en tant que vie. La Parole de la Vie est une « autodonation238 ». La vie advient à chaque instant dans tout vivant comme un procès d’engendrement. C’est précisément là que se trouve l’accointance entre le phénoménologue et le mystique rhénan. Pour Michel Henry, le mot « Vie » et le mot « Dieu » sont synonymes. En affirmant : « Dieu s’engendre comme moi-même », Eckhart ne dirait pas autre chose que « la vie s’auto-affecte comme moi-même »239. Le raccourci est saisissant. Il offre en effet la possibilité de voir, d’une part, combien la pensée eckhartienne est centrée sur l’engendrement, et d’autre part, que le lien entre Dieu et l’homme se fait à même la vie. Que ce Logos soit l’auto-donation, voilà ce qu’il convient de mettre en évidence. Chez Eckhart, la révélation du Logos se fait dans l’intériorité, en mettant le monde entre parenthèses. Qu’en est-il alors de l’Incarnation ? Ne concerne-t-elle que la « chair » sans le « corps » ? La question est délicate. Elle constitue peut-être le paradoxe le plus renversant de l’épistémè eckhartienne : pour être efficace, la manifestation doit se raturer elle-même. La Croix supprime le voir dans l’extériorité pour le ramener à l’intériorité. Fidèle à l’épochè, Eckhart fait l’impasse, ou quasi-impasse, de l’événement christologique dans la temporalité 240. Ouverture de l’Instant éternel, la Croix se supprime en un clin d’œil. Dans cette negatio negationis, le corps disparaît au bénéfice exclusif de la chair. Il y aura donc à penser cette subtilisation instantanée du corps, quitte à opérer un déplacement phénoménologique de la pensée eckhartienne (voir Troisième partie, chapitre II, § 28. Phaenomenologia crucis). 237 M. HENRY, « Parole et religion : la Parole de Dieu », dans : Phénoménologie et Théologie, op. cit., p. 134. « A la différence de la parole du monde qui détourne d’elle-même et parle toujours d’autre chose, d’autre chose qui dans cette parole se trouve déporté hors de soi, déjeté, privé de sa propre réalité, à un contenu sans contenu, à la fois opaque et cependant vie – la Parole de la Vie donne la vie. Parole de Vie parce que son Logos est la Vie, à savoir l’auto-donation, la jouissance de soi. » (Ibid., p. 136). 239 Ibid., p. 137. 240 Cette attitude de pensée provoque la critique souvent sévère de Hans Urs von Balthasar à l’égard du Rhénan autour d’un « point focal » : « un Dieu de l’absolue subjectivité » (H. URS VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, vol. IV-2, p. 73, cité par J. EHRET, « Balthasar, Hans Urs von », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 177-181, ici, p. 177). 238 207 Dans la ligne de tout un pan de la patristique, Eckhart voit avant tout l’Incarnation comme une assomption de l’humanité : « l’incarnation elle-même, se trouvant pour ainsi dire tenir le milieu entre la procession des Personnes divines et la production des créatures » (ipsa incarnatio quasi media inter divinarum processionem et creaturarum productionem)241. Ce quasi media a trop peu été mis en évidence. Il signifie que la christologie n’est pas du tout absente chez Eckhart, mais qu’elle est située au nexus même entre intériorité et extériorité242. Le Verbe fait chair vient réunifier l’homme pour le faire passer du deux au Un. Tout ce qui est distension dans la dualité retrouve par l’Incarnation un chemin vers l’Un. Dès lors, cela n’a pas de sens que le Verbe soit venu habiter « parmi nous » sans venir habiter « en nous » (habitavit in nobis)243. Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu. Mais, ajoute Eckhart, la dei-formation de chaque homme ne peut avoir lieu, tant qu’elle ne concerne pas chaque « moi » personnel. Aussi ne considère-t-il exclusivement l’Incarnation que sous l’angle de l’inhabitation du Logos dans chaque homme : Il faut remarquer que chair est mis ici symboliquement pour homme, selon cette parole de Mt 24 : « Aucune chair ne sera sauvée », et Rm 3 : « Aucune chair ne sera justifiée selon les œuvres de la loi ». En effet l’Evangéliste préféra dire : Le Verbe s’est fait chair, plutôt qu’homme, pour faire ressortir la bonté de Dieu qui assuma non seulement l’âme de l’homme, mais aussi sa chair (…) Il faut remarquer que, ainsi qu’on l’a dit plus haut, le premier fruit de l’incarnation du Verbe, qui est le Fils de Dieu par nature, est que nous soyons fils de Dieu par adoption. Car il serait de peu de prix pour moi que le Verbe se fût fait chair pour l’homme dans le Christ – en supposant qu’il soit séparé de moi (a me distincto) – s’il ne s’était pas aussi fait chair en moi personnellement (in me personaliter), afin que moi aussi je suis fils de Dieu244. 241 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 185, OLME 6, p. 332-333. Maître Eckhart développe une réinterprétation originale de l’assumptus homo patristique (voir H. M. DIEPEN, « L’assumptus homo patristique », Revue Thomiste, 63 (1963), p. 225-245, 363-388 ; 64 (1964), p. 32-52, 384386) : « Quand à la parole : ‘il est venu chez les siens’ (in propria venit), on pourrait dire avec d’avantage de convenance qu’elle enseigne d’abord que ‘le Verbe fait chair’ a assumé une nature pure (assumpsit naturam puram), à savoir sans les vices que l’ennemi de l’homme a semés par-dessus (Mt 13, 25) (…) c’est ce qu’exprime Jean Damascène en disant que Dieu-Verbe a assumé (assumpsit) ce qu’il avait planté (De fide orthodoxa, c. 50, § 2). » (M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 101, OLME 6, p. 200-203). « Dieu venant, en ce monde, assumant la créature (creaturam assumens) et fait homme, Dieu est pour ainsi dire venu de sommet du commun dans son domaine propre. » (Ibid., § 103, OLME 6, p. 204-205). En tant que l’être commun à toutes choses (commune omnium), Dieu n’est pas quelque chose de distingué ou de propre à une nature quelconque (quid distinctum aut proprium). Par la venue du Verbe dans la chair, l’indistingué (commun) assume la distinction (propre). Par là, tout ce qui se tient pour sien (en propre) est rendu capable de vivre pour Dieu (en commun). L’homme est assumé de la distinction vers l’indistinction par une désappropriation. Voilà pourquoi la christologie eckhartienne se situe dans l’intériorité comme dédevenir pour devenir. La croix s’inscrit comme passage inévitable de l’accomplissement humain. 243 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 117, OLME 6, p. 230-233. 244 Ibid., § 116-117, OLME 6, p. 228-231. 242 208 Fidèle à sa méthode de détachement, Eckhart ne peut s’en tenir à la venue du Verbe dans une spatio-temporalité extérieure à tout homme. L’effectivité de l’Incarnation suppose l’abolition de la distinction (non celui de la personnalité). N’est-ce point là l’option de Michel Henry ? Y a-t-il lieu de voir dans la phénoménologie du christianisme un quelconque « déficit de l’Incarnation245 » si, avec Eckhart, toute distinction spatio-temporelle doit être mise entre parenthèses ? Tant que le Verbe reste extérieurement visible, il est inopérant. Son image ne s’imprime pas dans l’homme. C’est seulement lorsque l’image (imago, Bild) vient habiter dans le voyant lui-même qu’il est capable de la voir. Or, s’il n’y a plus de distance entre le visible et la vue, parce qu’ils sont devenus « un seul acte », devons-nous encore parler de vision ? N’avons-nous pas là une impression, une Ur-impression ? La phénoménalité de la chair n’est-elle pas alors une phénoménalité de l’affection qui ne peut s’opérer qu’en-deçà de toute visibilité mondaine ? Ainsi parle Eckhart de cette phénoménalité du Verbe fait chair qui a habité en nous : De si près en effet que le visible approche de la vue, jamais l’homme ne devient voyant si l’image elle-même du visible, en son identité même au visible, n’est pas imprimée et transférée, c’est-à-dire ne vient pas habiter dans le voyant lui-même. Car s’il y a avait ici et là une image différente, le voyant ne verrait pas le visible lui-même par l’image qui est en lui – et le visible lui-même ne serait vu ni par ni dans l’image qui est dans le voyant – et le visible et la vue ne serait pas non plus un en acte, comme le dit Aristote. Et c’est là « grâce sur grâce », « grâce pour grâce » que non seulement le Verbe s’est fait chair, mais que fait chair il a habité en nous. Et c’est ce que Fils dit plus bas : « Je suis venu », c’est-à-dire en assumant la chair, « afin qu’ils aient la vie », c’est-à-dire en habitant en eux246. Ce passage très phénoménologique du maître rhénan pourrait être signé par Michel Henry. Cependant, il importe au maître rhénan de préciser ce qu’il en est de cette venue et de la conformation qu’elle opère : « Quiconque est informé par une forme a l’être plein de cette forme, et l’ayant en lui il voit toute grâce et toute vérité, c’est-à-dire toute la puissance et la perfection de cette forme247. » Qu’est-ce que devenir Fils ? Quelle est la modalité de (re)naissance ? Eckhart insiste pour dire que toute distinction est abolie. Mais que reste-t-il là où toute altérité spatio-temporelle s’estompe : une essence de relation dans l’altérité des Personnes. Autrement dit, là où l’ego est reconduit à l’épreuve de la chair, il n’abandonne pas l’ego pour la Vie. La vie egologique n’est pas avant-dernière mais ultime. Dans l’auto245 X. TILLIETTE, « Le Christ du philosophe », Communio 21/5 (1996), p. 94-105, ici, p. 98. M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 121, OLME 6, p. 238-241. 247 Ibid., OLME 6, p. 245-246. 246 209 affection, l’ego peut reconnaitre l’action d’un autre en lui. Mais cet autre, il le vit paradoxalement sur le mode de son propre ego. L’ego est alors transit, relation essentielle. Pour Eckhart, la vie est egologique de part en part. Il n’y a jamais de vie sans ego, et même, sans ego(s) en relation. De la sorte, s’il y a une auto-affection entre Dieu et chaque ego vivant, elle ne peut être que relationnelle. Qui dit relation, dit aussi rupture d’une continuité de l’essence, et donc, modification de la question de la vérité. Parce que « la relation a tout son être de l’âme » (relatio autem totum suum esse habet ab anima), la vérité est un relation ou inclut une relation248. Dieu ne peut s’appréhender à la manière d’un continuum à la pensée unique. Une discrétion est posée en Dieu par l’engendrement du Logos. En tant qu’il est engendré, le Logos diffère du Père. Parce que discrète, cette réalité relationnelle de Dieu peut passer sous silence au point de ne pas être entendue. Telle serait la résistance de la pensée eckhartienne à la phénoménologie de Michel Henry. La génialité d’une phénoménologie de l’engendrement ne peut occulter la génialité de l’invention de la Personne, « la relation en tant que subsistante 249 ». Cela signifie ni plus ni moins que l’immanence divine est transie par l’altérité des Personnes, laquelle est la possibilité même de la transcendance. En procédant du Père, le Logos s’en distingue « de manière personnelle » (personaliter) tout en lui restant indistinct selon la nature250. Cette distinction dans la demeure réciproque est l’altérité originaire sans laquelle l’altérité de nature n’est pas pensable dans sa positivité. Dès lors que cette altérité personnelle n’est pas prise en compte, l’altérité entre Dieu et la création se réduit à une négativité qui doit être résorbée, à une pure opposition. Au contraire, se concentrer sur elle permet d’envisager le rapport du Fond unique entre la Déité et l’homme selon une toute autre approche. Cette approche n’est pas essentialiste sans être aussitôt relationnelle : Car le Père et le Fils sont en opposition relative ; en tant qu’ils sont opposés, ils se distinguent ; mais en tant qu’ils sont relatifs, ils se posent mutuellement. Le Père n’est pas et n’est pas intelligé sans le Fils et réciproquement, et par conséquent le Fils n’exclut ni ne tait, mais manifeste que le Père est Père. Car si le Fils est, c’est que le Père est ; si le Père est, le Fils est. Si le Père a été et est toujours, toujours le Fils a été et est ; toujours né, il est toujours en train de naître, Psaume : « Tu es mon fils, aujourd’hui je t’ai engendré ». « Je t’ai engendré », car il est déjà né ; « aujourd’hui », car il est en train de naître. C’est pourquoi il est dit le sein et aussi du Père, c’est-à-dire 248 M. ECKHART, Questions parisiennes, I, § 4, LW V, p. 40, cité et commenté par K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., p. 112-113. 249 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 29, a. 4. 250 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 195, OLME 6, p. 354-355. 210 dans le sein du Père, en joignant l’un et l’autre, l’essence et la relation (essentiam et relationem)251. L’exposé de la théologie trinitaire est ce qui résiste le plus fondamentalement à la philosophie. La phénoménologie ne fait pas exception à cette résistance. Manifester « que le Père est Père », c’est le manifester comme Personne qui engendre et non comme Vie impersonnelle qui engendrerait une ipséité primordiale. Seule une version mondaine de l’engendrement conduit à la séparation de l’essence et de la relation (essentiam et relationem). Affirmer que le Père et le Fils sont « relatifs » revient du même coup à signifier qu’« ils se posent mutuellement » (mutuo se ponunt). Par cette expression, Eckhart ne veut pas dire que le Fils engendre le Père, mais que le Père se pose en tant que Père dans l’engendrement même. Le Père est père parce qu’il engendre et non l’inverse. Cette précision, qui se trouve déjà dans la tradition théologique dans laquelle Eckhart se situe, est fondamentale. Elle est la contemporanéité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Considérer l’essence divine indépendamment de la relation est impossible. En raison même de cette spécificité essentielle, le Logos ne peut manifester l’essence sans la relation : Il est donc dit excellemment : Personne n’a jamais vu le Père ; l’Unique engendré, qui est dans le sein du Père, lui l’a manifesté. Il manifeste en effet tout ce qui en Dieu est absolu et un, et tout ce qui appartient à la distinction et à la relation ; ces deux prédicaments, à savoir la substance et la relation, étant seuls admis en Dieu 252. Pour Eckhart, la manifestation du Logos inclut la distinction et la relation. Voici qui introduit une nuance importante dans l’Essence de la manifestation. Il ne suffit pas de répéter que l’essence ne présente « aucune distinction » et que, par conséquent, la manifestation ne peut s’opérer qu’à l’exclusion de toute distinction. Pour faire droit à toute la phénoménalité du Logos, il faut aussi mettre en évidence la relation à l’œuvre dans la structure interne de l’immanence. Un tel élargissement phénoménal pourrait, non pas déforcer, mais donner plus de poids à une phénoménologie originaire, qui entend mettre en évidence combien l’essence de toutes choses repose en elle-même sans nécessiter aucun apparaître mondain. Or, paradoxalement, c’est en acquiesçant à la consistance de la création, et non en la réduisant à une apparence opposée à l’effectivité, que l’essence se manifeste dans son originarité. L’Incarnation elle-même n’est-elle pas l’attestation qu’une unité originaire inclut le créé plutôt qu’elle ne l’exclut ? La facticité même du « Verbe fait chair » (Jn 1, 14) 251 252 Ibid., § 197, OLME 6, p. 360-361. Nous soulignons. M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 198, OLME 6, p. 360-363. 211 implique que la création ne soit pas hétérogène à Dieu. Autrement dit, si la création n’avait pas été passivement capable de Dieu, il n’y aurait pu avoir de Verbe fait chair. C’est donc par ce que la nature (physis) appartient en propre à Dieu que le Verbe « vient dans son propre (domaine) » (venit in propria) et non dans ce qui lui est étranger : Avec ce qui précède concorde le fait que dans l’ordre de la nature la forme de l’engendré, par suite de la génération dont il bénéficie, vient dans son propre domaine (Jn 1, 11b), c’est-à-dire dans la matière qui lui est propre (in materiam sibi propriam). En effet, l’acte de l’agent est dans le patient disposé et, dans la nature, à tout principe agent correspond un principe patient qui lui est propre. Aussi longtemps que la matière possède quelque chose à elle – un acte ou un caractère de la forme précédente – et qu’elle n’est pas pure puissance, elle ne peut jamais recevoir la forme substantielle elle-même – le rejeton de ce qui l’engendre à l’être que lui confère la forme substantielle elle-même , même si dans le devenir ou le cours du devenir elle supporte les dispositions ou les propriétés de la forme précédente qui se corrompt. Voilà ce que dit manifestement il est venu chez les siens (in propria venit) et la suite les siens ne l’ont pas reçu (sui eum non receperunt), c’est-à-dire tous ceux qui ont quelque chose qui est à lui253. La leçon est belle. Elle indique que la Physis est déjà un don de Dieu. Elle est à lui autant que la forme, mais à titre de « matière », c’est-à-dire de passivité. Or, il faut que ce « patient » soit bien disposé. Qui dit « patient » dit à la fois qu’il doit pâtir et patienter. Souffrir et attendre est le lot de la nature. C’est justement en tant qu’elle veut agir par elle-même alors qu’elle n’est rien, qu’elle « possède quelque chose à elle » que la matière se rend indisposée, indisponible, à l’action de l’engendrement. Même si « dans le devenir », ajoute Eckhart, il faut qu’elle « supporte les dispositions ou les propriétés de la forme précédente », à savoir ici, avoir voulu être par soi-même, elle ne va pas tarder à recevoir sa forme substantielle. Elle va donc pouvoir passer de la corruption à la génération définitive. Le travail de la matière est un non-travail, une pure passivité, à tout recevoir. C’est là que le deux (matière-forme) retrouve le Un. Or, la spécificité du Christ, en tant que Verbe incarné, est d’avoir « assumé la nature pure » (assumpsit puram naturam), c’est-à-dire la nature faite par lui, mais « indemne de vices, sans péché » (sine vitiis, sine pecato)254 : On pourrait dire encore : il est venu chez les siens, à savoir en ce qui est propre à l’homme et à la nature humaine. Car il a assumé la mortalité et la passibilité (mortalitatem et passibilitatem) qui sont propres non pas à Dieu mais à l’homme. C’est sans doute pour cette raison qu’il est dit : « le Verbe s’est fait chair », à savoir du fait 253 254 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 100, OLME 6, p. 198-199. Ibid., § 101, OLME 6, p. 202-203. 212 qu’il a assumé les défauts dus à la chair, c’est-à-dire les peines, mais pas les défauts qui sont des péchés et sont propres à l’âme255. La venue du Verbe dans la chair est une assomption de la mortalité et de la passibilité. Le Christ ne participe pas activement mais passivement au defectus de la chair256. En lui, la dualité est réunifiée. Alors que toutes choses se distinguent par un genre ou une espèce propre, le Verbe est « commun à tout genre » (commune omni generi) : « Dieu est donc pour ainsi dire venu du sommet du commun dans son domaine propre »257. Voilà qui explique pourquoi, afin de s’unir à Dieu qui est l’être-même, tous les humains ont à se conformer au Logos. Cette conformation (Einbildung) fait sortir tous les humains de leur étantité propre qui les privatise des autres, pour les faire entrer dans la vie unie de Dieu. C’est dans cette demeure où règne la distinction sans distinction, que Dieu se révèle. La « manifestation » (ostentio) du Père par le Logos est fondée sur la demeure réciproque : « Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : ‘Montre-nous le Père’ (ostende nobis Patrem) ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » (Jn 14, 9-10). Ce qui est à entendre n’est donc pas l’essence seule, ni les relations seules, mais l’unité des trois en un : tres unum sunt258. A travers le Logos, cette unité se manifeste comme la destination de toute l’humanité : « Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi » (ut omnes unum sint sicut tu pater in me et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sint) (Jn 17, 21)259. Sur cette base, l’Entbildung peut s’entendre à nouveaux frais. Renoncer à l’image extérieure du Christ n’est pas une condition suffisante pour accéder à la demeure réciproque du Père et du Fils. Il faut encore se laisser devenir fils, donc se laisser engendrer en tant que le Fils. Comme l’a très bien perçu Michel Henry, l’engendrement est à la fois l’effectivité de l’essence et sa manifestation. L’effectivité ne diffère pas de la manifestation. Cependant, l’Entbildung assure la réduction qui permet d’accéder non à la nudité de l’essence comme telle, mais à l’Einbildung. Le détachement (Abgeschiedenheit) de 255 Ibid., § 102, OLME 6, p. 202-203. La méta-physique eckhartienne, à l’instar d’Augustin avant lui, s’expose dans une tension entre l’être et le néant. Le quasi-néant est indispensable comme passivité extrême à partir duquel s’ébauche le devenir vers l’être, plénitude de la forme. Mais ce qui n’est rien en soi est aussi l’abîme d’une privation et d’une défection. Même si « néant a été fait sans lui (Dieu) », il n’en demeure pas moins qu’il reste une possibilité de « défaut d’un certain être (defectus alicuius esse) » (Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 512, OLME 6, p. 112-113). Aussi, la pensée eckhartienne n’évite-t-elle pas de considérer parfois la multitude créée comme une chute : « Deux ou la dualité, tout comme la division, est toujours une chute et une sortie de l’être. » (Commentaire du livre de la Genèse, § 90, OLME 1, p. 350-353). 257 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 103, OLME 6, p. 204-205. 258 Ibid., § 548, LW III, p. 478. 259 Ibid. 256 213 l’altérité dans le multiple doit donc se poursuivre par un abandon (Gelassenheit) à un autre que soi. C’est la configuration au Christ entièrement relatif à Dieu. Par le Verbe fait chair, la Percée originaire du Fils vers le Père vient répondre à la Percée originaire du Père vers le Fils. Et cette Percée ouvre un nouveau transit pour toute l’humanité. Cependant, il est des textes eckhartiens où la discrétion de l’altérité passe complètement sous silence au point de prêter flanc à la mésinterprétation. Nous ne sommes donc pas étonnés outre mesure que la phénoménologie de Michel Henry reste hermétique à la transitivité ou au transfert. Le sermon 52 illustre parfaitement une possible ambiguïté de la pensée du Maître concernant le rapport de l’éternité au temps. Ce sermon, s’il est déconnecté du reste de l’œuvre eckhartienne, rend possible l’interprétation henryenne du « non-né » dans le sens d’une impossibilité de mourir : Je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel. C’est pourquoi je suis non-né et selon mon mode non-né je ne puis plus jamais mourir (Und her umbe sô bin ich ungeborn, und nâch miner ungebornen wîse sô enmac ich niemer ersterben). Selon mon mode non-né, j’ai été éternellement, je suis maintenant et je demeure éternellement. Ce que je suis selon ma nativité doit mourir et s’anéantira, car cela est mortel et doit se corrompre avec le temps. Mais dans ma naissance naquirent toutes choses ; ici je fus cause de moi-même et de toutes choses. Si je l’avais voulu alors, je ne serais pas et le monde entier ne serait pas ; et si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus ; que Dieu soit Dieu, j’en suis une cause. Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus260. Eckhart ajoute aussitôt : « Il n’est pas nécessaire de savoir cela ». C’est un avertissement. Un tel texte ne devrait pas se retrouver entre toutes les mains. Même les philosophes ou les théologiens expérimentés risqueraient de s’y perdre. Dans l’expression littérale, le mystique rhénan va tellement à l’extrême d’un des points de sa position paradoxale qu’il s’écarte de l’ensemble de son corpus. La lecture littérale est déroutante car éternité et temporalité sont ici exposées comme deux modes juxtaposés sans aucune allusion à l’articulation entre l’Un et le deux. Comme tel, ce texte peut laisser entendre que l’ego est dissocié en deux entités indépendantes : l’une éternelle qui ne doit plus mourir, l’autre temporelle qui doit se corrompre et mourir. La mésinterprétation consisterait à penser que la condition éternelle de l’ego a déjà lieu dès lors qu’on se rappelle sa possibilité. Or, c’est exactement l’interprétation qu’en donne Michel Henry : « il n’y a pas de mort… Il n’y a pas de rapport 260 M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, DW II, p. 502-503, TS, p. 354. 214 entre moi et le temps261. » Le paradoxe du rapport entre l’éternité et la temporalité est précisément le fait que, une fois devenu éternel, la temporalité n’est plus. Une discontinuité sépare l’alteratio de la generatio. Stricto sensu, le point de vue éternel exclut la considération de la temporalité. Si donc, on insiste trop unilatéralement sur cette discontinuité, il n’y a plus moyen de voir la transformation de la créature qui doit être transférée de la temporalité en éternité. Eckhart n’est pas indemne d’une telle mésinterprétation. De plus, mystique de l’excès, il est excessif dans son propos. Selon lui, dans l’éternité, l’ego reçoit en propre tout ce que Dieu est, y compris son aséité. Que l’ego puisse dire « je suis cause de moi-même » appartient au langage de l’excès262. Michel Henry a retenu cette leçon avec enthousiasme. Elle lui a permis de s’opposer frontalement à la mortalité du Dasein. C’était sans compter que Maître Eckhart ne perd de vue ni la mort ni la plénitude ontologique qui doit survenir à travers elle : Nous devons considérer que toute vie terrestre est mortelle et que nous n’avons pas à redouter les souffrances et les labeurs qui nous échoient, puisqu’ils auront une fin (…) Il est dit des martyrs : « Ils sont morts. » La mort leur donne un être. Un maître dit : La nature ne brise rien sans donner en échange quelque chose de meilleur. Quand l’air se transforme en feu, c’est quelque chose de meilleur ; mais si l’air se transforme en eau, c’est une destruction et un égarement. Si la nature procède ainsi, Dieu doit faire beaucoup plus : Il ne brise jamais rien sans donner en échange quelque chose de meilleur. Les martyrs sont morts, ils ont perdu une vie, en échange ils ont reçu un être263. La destruction de la nature est la condition sine qua non de la conformation à l’être : « la mort donne un être » (Der tôt gibet in ein wesen). La donation de l’être passe par la mort. Pas d’Einbildung sans Entbildung. Ce passage nécessite une transformation. Or, comme Eckhart le rappelle dans le Sermon latin XLIX, il y a une duplicité de la transformation (‘Transformatur’ dupliciter)264. Il n’est en effet pas possible de voir Dieu sans mourir : non 261 M. HENRY, « Art et phénoménologie de la vie », dans : Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 221. 262 Eckhart n’est-il pas ici excessif ? Littéralement, Eckhart va trop loin lorsqu’il affirme « Dieu et moi nous sommes un ». Pour Augustin, cette position est hérétique : « Un saint peut donc dire : Dieu et moi, nous sommes un ? Que pareil langage soit loin des cœurs et des oreilles des saints. Mais je pense que vous-même, de qui que ce soit que vous l’entendiez, vous en auriez horreur et ne supporteriez point un homme, quelle que soit sa sainteté disant : Dieu et moi, nous sommes un. » (Contra Maximinum II, 22, 2 ; PL 42, 794). Se basant sur Jn 17, 21, Augustin rappelle que les hommes sont appelés à être unum en Dieu mais non pas unum avec Dieu. L’excessivité eckhartienne s’expliquerait par le fait que l’essence même de Dieu est assimilée à la donation totale. Que Dieu iste à même le don sans rien conserver pour soi, va-t-il jusqu’à donner au bénéficiaire le fait d’être lui-même donateur ? Voir infra dans la discussion avec l’éthique du don chez Derrida. 263 M. ECKHART, Sermon 8. In occisione gladii mortui sunt, DW I, p. 127-129, TS, p. 269-270. 264 M. ECKHART, Sermo XLIX, LW IV, p. 423, § 508. 215 videbit me homo et vivet (Ex 33, 20)265. Autrement dit, ce n’est que lorsque la forme préalable (forme spécifique qui correspond à la physis) se retire que l’image peut passer (transcendere) vers la forme la plus haute de toutes choses (altius omni forma), qui est la conformation au Verbe-image266. Dans cette forme ultime, toutes choses reçoivent leur essence stable en étant unies dans la distinction sans distinction, qui caractérise la relation de Dieu et du Verbe-image. Être « transformés en cette même image » (2 Co 3, 18) qu’est le Fils est la condition sine qua non pour voir Dieu (1 Jn 3, 2). Tant que les hommes ne sont pas conformés à cette image, Dieu leur reste invisible. De ce fait, l’âme aspire à son transit. Elle « désire transiter de clarté en clarté » (‘A claritate’ desiderat transire ‘in claritatem’), c’est-àdire passer de la clarté des choses corporelles à la clarté glorieuse de ce qui demeure 267. L’âme ne peut être rendue semblable à Dieu qu’en étant dissemblable de toutes choses, en tant que ceci ou cela. Faisant référence à la transfiguration sur la montagne, Eckhart ajoute que celui-là seul qui a laissé toutes choses « est transfiguré sur la montagne avec le Christ » (transfiguratur in monte cum Christo)268. 265 Ibid., LW IV, p. 422, § 506. Ibid., LW IV, p. 423, § 508. 267 Ibid. 268 Ibid. Voir aussi Sermo XLIV, LW IV, p. 367, § 437. Sur le thème de la transfiguration de l’âme en Dieu, voir V. LOSSKY, Théologie négative, p. 362-363. 266 216 CHAPITRE III : TRANSFORMATION DE L’ETHOS Le visage découvert, contemplant la Gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image. 2 Corinthiens 3, 18269 Centré sur l’éthique, ce troisième chapitre envisage la pensée eckhartienne sous le biais de la transformation (Überbildung). Cette métamorphose ne se présente pas comme l’ultime moment d’un processus dont la déconstruction (Entbildung) et la configuration (Einbildung) seraient les moments successifs préalables. Elle advient à même la conversion dédevenir/devenir. La volonté ne peut donc se représenter le but à atteindre sous peine, précisément, de le représenter plutôt que de s’y rendre présent. L’exhortation à vivre « sans pourquoi » diffère de sa reprise chez Heidegger au sens où toute image n’est pas abolie (§ 20. Vivre sans pourquoi). Parce que métaphorique, Eckhart pense une « image » (Bild) dont l’herméneutique nécessite l’identification de Dieu et de l’amour. Ne plus pouvoir penser sur le mode objectif est une grâce offerte par Dieu. Il s’est lui-même donné comme objet désobjectivant, pour que l’intention le visant, se laisse transformer en don. En envisageant le don anéconomique « sans échange », et donc athéologique, Derrida ouvre pourtant une voie phénoménologique pour penser la grâce à la manière eckhartienne. Dieu ne réclame pas de l’ego une conversion vers lui comme objet, mais à même le don qui l’engendre (§ 21. Le don sans échange). L’ego ne peut plus se poser comme l’instance qui détermine ses propres actes, mais laisser transiter l’opération de Dieu à travers lui. Dans ce nouvel ethos, il éprouve l’action d’un autre en lui. Ce critère départagerait deux tendances de la pensée henryenne : auto-affection/œuvre intérieure, dont une seule serait vraiment proche d’Eckhart. L’autoaffection en tant que telle ne suffit pas pour la Révélation. Elle la permet dans la mesure où cette épreuve est le lieu de l’action d’un autre à travers le pouvoir de l’ego. Ce n’est donc pas le fait que l’ego soit constamment possesseur de son pouvoir qui le sauve de la mort. Il faut qu’à travers une relation personnelle, et non sur un mode im-personnel, il s’abandonne à la source toujours nouvelle de vie. Telle est l’unique voie pour passer à cet ego qui accueille en lui tous les ego(s) (§ 22. Passez tous à moi). 269 Cité dans M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 155, OLME 6, p. 280-281. 217 § 20. Vivre sans pourquoi Pour Eckhart, la vie humaine n’est pas sans but. Toute alteratio trouve son terme dans la generatio. Les hommes seront transformés en l’image invisible de Dieu. N’est-il dès lors pas étonnant qu’à la question : « Pourquoi vis-tu ? », la réponse du mystique soit : « Je vis parce que je vis »270 ? Plus étonnant encore qu’il affirme : « tu dois opérer toutes tes œuvres, sans pourquoi » (solt dû würken alliu dîniu werk sunder warumbe)271. Opérer « sans pourquoi » signifie pour Eckhart, n’avoir aucun objectif extérieur dans son agir. Ne pas agir « pour » ceci ou « pour » cela mais laisser agir Dieu. « J’opère parce que j’opère » consiste à n’avoir d’autre « raison » que le « logos », c’est-à-dire à laisser Dieu engendrer son Image en moi. Si un quelconque objectif se présente à moi, il se forme en moi une image ou une représentation, qui empêche Dieu d’être présent. C’est tout ou rien. Soit mon intellect est occupé par une image, et alors l’ego se retire de Dieu, soit il est entièrement libre, et l’ego permet alors à Dieu de se manifester tel qu’il est. D’où, Eckhart n’a qu’une exhortation : « Sors entièrement de toi pour (durch) Dieu, et Dieu sortira entièrement de Lui pour (durch) toi272. » Ce à quoi il ajoute : « quand ces deux sont sortis, ce qui reste alors, c’est un ‘Un’ simple. » Le transit du « deux » au « Un » se fait donc par une double sortie réciproque. La Percée (durchbrechen) est une sortie par laquelle la demeure s’installe. Cette transitivité de Père au Fils est-elle-même une Personne. « Là fleurit l’Esprit Saint » et il en jaillit pour l’âme une « volonté libre »273. Cette floraison de l’Esprit est-elle semblable à la « rose sans pourquoi », tant appréciée par Heidegger ? Nous savons que pour le phénoménologue, « l’âge moderne n’est pas arrivé à sa fin274 ». Le principe de raison suffisante ne suffit pas. Aussi propose-t-il de relire le principe leibnizien par la formule : « Rien n’est sans pourquoi » en la confrontant avec la sentence mystique d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle-même, ne désire être vue275. » Heidegger constate d’abord une contradiction apparente entre les deux parties du distique de Silesius : le « sans pourquoi » s’oppose au « parce que ». Or, cette contradiction est levée si l’on 270 M. ECKHART, Sermon 5 b. In hoc apparuit caritas Dei, DW I, p. 90, TS, p. 255. Ibid. 272 Ibid., DW I, p. 93, TS, p. 256. 273 Ibid., DW I, p. 94. 274 M. HEIDEGGER, « La rose est sans pourquoi », dans: Le principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 101. 275 Ibid., p. 104. 271 218 comprend le sens du « sans » : « la rose est rose sans qu’elle doive penser à elle-même276. » Les raisons de la floraison ne sont pas intelligibles, mais abyssales. Autrement dit, il n’y a pas de pourquoi, mais il y a une raison. Es gibt einen Grund. Cependant, cette dernière n’est pas accessible. En conclusion, « le principe de raison a seulement gagné à devenir encore plus impénétrable277 ». S’il est un dire secret concernant l’être, ce dire ne révélera jamais son secret. Il demeurera ce qui continue à se manifester en se retirant. Le Grund est un AbGrund. Aucune forme stable n’émergera de l’antre abyssal de l’être. Il n’est pas de transformation possible du temps en une éternité. Il faut plutôt considérer combien l’éternité est continuellement présente au temps d’une manière mystérieuse qui rend « sacré » le « séjour » des humains. Les mortels sont reliés aux immortels à la manière dont la terre ne peut se dissocier du ciel 278. Mais la particularité de cette double dualité qu’est le Geviert est précisément la co-appartenance des extrêmes. Aussi l’ethos consiste-t-il dans un « séjour » où ce qui est distinct dans l’espace-temps est nimbé d’un halo brumeux et indistinct qu’aucun Logos ne pourra jamais faire émerger à la lumière. La « simplicité » appartient au Geviert comme tel et n’est aucunement promise aux mortels. Dès lors, que dire de l’éthique heidéggérienne sinon que l’agir n’est tourné vers aucun telos ? Aucune métaphysique de la conversion ne peut en surgir. Ce qui place Eckhart et Heidegger dans deux ethos radicalement différents. Si Heidegger constate combien la « chose » (Dinc) du maître médiéval ne peut se ramener à l’objet « en soi » de Kant, le sens du « rassembler » ne se place pas au même endroit. Le « rassembler ensemble dans la proximité » de Heidegger se joue à même les étants ceci et cela : Das ding dingt279. Tout ce qui est distant par la spatio-temporalité se tient ensemble dans une proximité telle que l’appropriation des choses est le retrait corrélatif de leur donation. Autrement dit, s’il se rapproche d’une pensée de la donation qui fait de l’étant autre chose qu’une détermination quelconque, il n’arrive cependant pas à sortir de la dimension ontique. L’objection henryenne porte : l’ontologie-phénoménologie heideggerienne n’est pas libérée de l’horizon ontique. Phénoménologiquement, Heidegger ne peut envisager que la simplicité de l’apparaître surgisse en pleine lumière. La présence totale signifie d’office pour lui la fixation à une image 276 Ibid., p. 106. Ibid., p. 109. 278 « Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, les divins et les mortels sont ensemble présents. Unis à partir d’eux-mêmes, les Quatre se tiennent. Prévenant toute chose présente, ils sont pris dans la simplicité d’une unique Quadriparti. » (M. HEIDEGGER, La chose, dans : Essais et conférences, p. 205). 279 Ibid., p. 211. 277 219 sans aucune fluence. Une donation totale est inimaginable. Or, si pour Maître Eckhart : « l’amour est de telle nature qu’il transforme l’homme en les choses qu’il aime280 », c’est précisément parce que « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8.16)281. Autrement dit, chez Eckhart, il n’y a pas lieu de distinguer en Dieu l’être d’une part et l’amour d’autre part : Par le fait que Dieu est nommé « amour » dans l’abstrait (in abstracto), il est établi, premièrement, la simplicité omnimodale et la plus pure de Dieu, puis, à partir de là, la primauté de Celui-ci en toutes choses, et plus encore, l’Être lui-même (en tant qu’) être simple : « Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14)282. La nomination johannique de Dieu comme « amour » (caritas) permet à Eckhart de percevoir la simplicité divine. Parce que simple, Dieu est présent en toutes choses (immanence) tout en restant pur, c’est-à-dire non-mélangé à aucune d’elles (transcendance). Cette immanence-transcendance est la manière d’entendre le nom de l’Exode : Ego sum qui sum. La modalité même de l’amour est de se diffuser tout entier (totum diffundit)283. Cette diffusion est unifiante car elle suppose l’absence totale de propriété. « Parce que l’amour est commun, il n’est nullement excluant » (quia caritas communis est, nullum excludens)284. Paradoxalement, cette non-exclusion implique l’exclusion de toute réalité exclusive. Aussi l’amour permet-il d’approcher la vie divine dans sa simplicité et son rapport avec le créé. Sans l’amour qui est l’être, les créatures ne seraient pas. Mais, comme elles sont limitées et différenciées, et donc par là s’excluent mutuellement les unes des autres, elles s’excluent aussi de l’amour qui est l’être commun (priva-tisa-tion) : Toute créature est quelque chose de fini, limité, différencié, et particulier : ainsi elle n’est pas totalement amour. Mais Dieu, lui, est tout entier amour commun 285. Aborder l’ontologie par le biais de l’amour confirme le bouleversement phénoménologique du rapport entre possession et privation. La distinction ou la spécification entraine la privation d’essence et non sa possession. L’amour est non-possessif et non-privatif. Si Dieu ‘iste’ à même l’amour, il s’ensuit que la méta-physique ne peut que se prolonger dans une 280 Ibid., p. 210. Voir J. DEVRIENDT, « ‘Dieu est amour’ (Op. Ser. VI) : un principe eckhartien peu souligné », dans : Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique ‘rhéno-flamande’ (XIIIe-XIVe siècle), p. 117-126. 282 M. ECKHART, Sermo VI, LW IV, p. 50, § 52, trad. J. Devriendt modifiée, p. 106. 283 Ibid., LW IV, p. 51, § 52. 284 Ibid., LW IV, p. 51, § 53. 285 Ibid., LW IV, p. 52, § 53, trad. J. Devriendt modifiée p. 107. 281 220 méta-éthique. Il en va d’une transformation radicale de l’ethos. Toute créature humaine est appelée à se réaliser par et à travers l’amour. Ni contingent ni accidentel, il est nécessaire et essentiel. L’amour n’est pas une alternative possible de la réalisation humaine parmi d’autres. Il est l’unique voie existentielle pour s’achever ontologiquement. Voilà qui tranche considérablement avec Heidegger pour lequel l’amour n’est pas un existential, car il n’a aucune signification ontologique286. Toute la pensée de l’Ereignis est marquée par une appropriation abyssale qui retient l’être en l’empêchant de se donner totalement : Das Ereignis ereignet287. Le Es gibt n’est pas un don total, mais un « il y a ». Appropriation et donation co-appartiennent288. Il n’en va pas de même chez Eckhart. Il éradique toute propriété de l’être en y laissant subsister que la donation. Cette radicalité de la donation est exprimée à travers la réinterprétation de la vingtième proposition du Liber de causis : « Le Premier est riche par lui-même » (Primum enim est dives per se)289. Dans la ligne plotinienne et proclusienne, cette proposition signifie que le Premier Principe « s’écoule » dans l’altérité tout en se maintenant en lui-même. L’Un, identique au Bien, est le fondement du multiple tout en ne se mélangeant pas à lui. D’où la métaphore de la racine que l’on retrouve chez Eckhart. Le Bien donne à toutes choses d’exister sans se donner lui-même, sinon il ne subsisterait plus. Avec Plotin, il est possible de dire : « le Bien donne ce qu’il n’a pas290. » Eckhart envisage, au contraire, un lien intrinsèque entre la donation et la demeure. Dieu ne demeure pas malgré son don. Dieu demeure à même le don : La nature, l’être et la vie de Dieu subsiste en se communiquant et en se donnant soimême tout entier. « Le Premier est riche par lui-même » (Primum est dives per se)291. Une subsistance à même la donation, voilà qui n’est plus néoplatonicien. La richesse du Premier principe en est métamorphosée. Comment un Principe peut-il subsister en se donnant tout entier ? Réponse : uniquement si l’Unité n’est plus la solitude. C’est 286 Chez Heidegger, « malgré son poids ontique, l’amour ne possède aucune signification ontologique » (J.-Y. LACOSTE, « Existence et amour de Dieu. Sur une note d’Etre et Temps », dans : Phénoménalité de Dieu, Paris, Cerf, p. 111-132, ici, p. 208). 287 M. HEIDEGGER, Temps et être, Questions IV, p. 47. 288 « Dans la mesure pourtant où les modes déterminés par lui de la donation (destination et porrection) reposent dans le mouvement de faire advenir à soi dans la propriété, il faut que le retrait appartienne au propre de l’appropriement. » (Ibid., p. 44). 289 Liber de causis, prop. 20. Voir W. BEIERWALTES, « ‘Primum est dives per se’. Maître Eckhart et le Liber de causis », dans : Voici Maître Eckhart, op. cit., p. 285-300. 290 Voir J.-L. CHRETIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », Archives de Philosophie, 43/2 (1980), p. 263-277. 291 M. ECKHART, Sermo VI, LW IV, p. 55, § 55. 221 exactement la réponse du Sermon I sur l’Ecclésiastique. Se conformant à la scolastique, Eckhart y affirme que Dieu n’est pas diffusif en raison de son essence (« l’essence n’engendre pas ») mais de la relation292. Et de citer Boèce : « L’essence contient l’unité, la relation multiplie la Trinité293. » Suite à quoi, le dominicain rhénan donne une interprétation originale de la proposition du Liber de causis. Rapprochant le In principio du prologue johannique du Primum de la proposition, il commente : Dans le Livre des Causes, il est dit en effet : « ce qui est premier est riche par soi ». « Ce qui est premier » (primum) et non pas « le premier » (primus), parce que c’est en vertu de la relation ou de l’ordre que Dieu possède la diffusion ou la fécondité, tant dans le divin que dans les créatures294. Cette interprétation est un bel exemple de la méthode herméneutique du Thuringien. Plutôt que de s’opposer à la lecture philosophique, il la transforme grâce à l’Ecriture. Par l’introduction de la relation dans le Premier principe néoplatonicien, l’unité est complètement altérée. Dieu est riche ou fécond en lui-même en raison de l’effusion des Personnes. Et cette effusion se diffuse abondamment (affluenter) à toutes les créatures. Dieu n’est pas riche à la manière condescendante de quelqu’un qui donnerait de son « superflu » en conservant en lui-même tout ce qu’il faut pour subsister (Lc 21, 4). Comme la pauvre veuve, figure du don du Christ, Dieu donne tout ce qu’il a pour vivre. Il n’y a pas de super-fluxus. Dieu se donne à même son fluxus. A savoir, Dieu « se donne à nous lui-même en premier avant ses dons295 ». Cette proposition est insérée entre deux autres : « parce qu’il aime en nous jusqu’à ses ennemis » et « comme s’il ne pouvait pas attendre les préparatifs et les disponibilités ». Eckhart ne fait pas autre chose qu’éclairer la vie divine comme donation à travers le mystère de la Croix. La révélation du Logos est totale : le Logos tou staurou est infiniment plus qu’un « héraut » des commandements de Dieu. Il est « l’image du Dieu invisible » (1 Col 1, 15), non pas en tant que représentation mais en tant que don total de ce dont il est l’image. L’image est effective. Méta-phoriquement, elle opère un pont ontologique. Elle fait ce qu’elle dit : révéler que Dieu subsiste sur le mode du don. Le Fils révèle que le Père se donne, et que l’Esprit est leur don donné au monde. Cela signifie 292 M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, I, § 12, LW II, p. 241, trad. fr. F. Brunner, p. 22. BOECE, De Trinitate VI, cite dans ibid. 294 M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, I, § 12, LW II, p. 241, trad. fr. F. Brunner, p. 22. 295 M. ECKHART, Sermo VI, LW IV, p. 54, § 55. Voir aussi : « Dieu ne fait aucun de ces dons sans se donner luimême d’abord de la même manière et dans l’engendrement. » (M. ECKHART, Sermon 59, AH II, p. 193) 293 222 que Dieu ne se conserve ni « au-delà » de la Création, ni « au-delà » de l’Incarnation ni « audelà » de la Déification. Aussi « monstrueuse » qu’elle puisse tinter à des oreilles chrétiennes, cette triple proposition n’est pas une hérésie. Nous ne nions pas qu’il y ait un méta, mais nous nions que la modalité de ce méta soit la conservation. En raison de la duplicité de l’apparaître, nous nous méprenons du tout au tout sur le rapport entre la transcendance et l’immanence. Dieu est totalement simple. Il n’y a donc pas de possibilité pour qu’il y ait en lui deux actes contraires, à la manière du logos d’Héraclite. Dieu n’est pas à la fois appropriation et donation. Il n’est que donation. Transcendant par donation, il est immanent par donation. Seule la pureté (puritas) de la donation distingue l’une de l’autre. Dieu seul, à l’inverse des créatures, vit sur le mode d’une donation sans mélange d’aucune appropriation. Paradoxalement, le fait d’être sans appropriation est son bien propre, qui n’appartient qu’à lui. D’où les étonnantes exhortations du mystique rhénan à ce que les hommes quittent ce qui leur est propre pour recevoir ce que Dieu est en propre : Si l’homme s’approprie ou prend quelque chose d’extérieur à soi, ce n’est pas bien. On ne doit pas saisir ni considérer Dieu comme en dehors de soi, mais comme son bien propre et comme ce qui est en soi-même ; on ne doit pas non plus servir ni agir en vue d’un « pourquoi » : ni pour Dieu, ni pour son propre honneur, ni pour quoi que ce soit en dehors de soi, mais uniquement en considération de ce qui est en soi son être propre et sa propre vie296. Vivre sans agir en fonction d’un « pourquoi » s’éclaire davantage. Parce que le « pourquoi » va de pair avec l’appropriation, il rend indisponible au mode propre de Dieu qui est la donation. Le prisme donation-appropriation éclaire le rapport de l’être et du néant. L’être et le néant ne co-appartiennent pas. L’être est aussi opposé au néant que la donation est opposée à l’appropriation. Et de même que le néant n’est pas et que l’être seul confère l’être, l’appropriation en soi n’est pas sans qu’un acte de donation n’ait déjà donné quelque chose à s’approprier. Il en va d’un nouvel éclairage sur le devenir. Si la créature veut être transformée en Dieu, elle ne peut qu’abandonner son comportement possessif. Puisque néant par elle-même, « ce qui est en soi son être propre et sa propre vie » est l’être même de Dieu. La créature doit rompre avec sa volonté appropriante et son impossibilité de se donner. Or, tel est précisément ce qu’elle ne peut car « rien de créé ne donne de ce qui est à 296 M. ECKHART, Sermon 6. Justi vivent in aeternum, AH I, p. 86. 223 soi, ni de même ne donne tout de soi, ni de se donne lui-même297 ». Quoi de plus normal puisque la physis consiste à vouloir conserver sa forme propre ? Sans cette conservation elle perdrait sa forme spécifique et se détruirait. La vie des étants est donc paradoxale. Sans donation, ils ne seraient pas. Mais sans conservation, ils s’anéantiraient. La révélation divine vient éclairer ce mystère de vie et de mort sous un jour nouveau. Tout phénomène est reconduit à la logique de la Croix. Dieu révèle à l’homme que la mort n’est pas une aporie. Elle ouvre une issue dans la mesure où l’homme accepte de quitter son habitus appropriant, pour parler de manière tautologique, pour un ethos abandonné et libre. Or, la folie est à son comble car, ce nouvel ethos, s’il est au pouvoir de l’homme de le désirer, il n’est pas en son pouvoir de le réaliser. La mise en œuvre de ce don reviendrait à s’avancer de soi-même vers son anéantissement. Mais précisément, l’homme ne le veut pas. La donation, qui est vie en lui, ignore l’auto-anéantissement. Il est donc un jardin de Gethsémani au cœur de tout homme : « non comme je veux, mais comme tu veux » (Mt, 26, 39). Cependant, l’homme ne peut sortir de cette agonie qu’en laissant Dieu opérer en lui. Là, il ne voit plus l’anéantissement, la perte de ceci ou cela, mais uniquement le don : Certaines personnes courent devant Dieu, certaines à côté de Dieu, d’autres suivent Dieu. Celles qui courent devant Dieu sont celles qui suivent leur volonté propre et n’acquiescent pas à la volonté de Dieu, c’est absolument mal. Les autres qui vont à côté de Dieu disent : « Seigneur, je ne veux rien d’autre que ce que tu veux. » (Mt, 26, 39) Mais si elles sont malades, elles désirent que la volonté de Dieu soit de leur rendre la santé ; c’est acceptable. Les troisièmes suivent Dieu : où il veut aller, elles le suivent de bon gré et celles-là sont parfaites298. C’est ainsi que la Gelassenheit ne peut faire fi d’un abandon entre les mains de Dieu, à la manière dont le Fils se remet au Père. Sans cette remise à la discrétion d’un autre que soi en soi, l’ego n’a aucun avenir. Cette affirmation inaugure toute notre troisième partie et l’enjeu d’une polémique avec Husserl (Troisième partie : Contrecoup phénoménologique). Il en va ainsi par ce que Dieu ‘iste’ à même la discrétion de l’ego. Discrétion et donation vont de pair. La donation permet que chaque ego ‘iste’ dans la même essence. Etre Ego, c’est donc se donner. Trouver son unité est le don, car l’unité de chaque ego n’est pas ailleurs que dans l’unité de tous les ego(s). Dans cette perspective, l’éthique est véritablement une métaéthique. Elle n’a rien à voir avec une morale dont le respect serait récompensé. La méta- 297 298 M. ECKHART, Sermo VI, LW IV, p. 54, § 55, trad. J. Devriendt, p. 108. M. ECKHART, Sermon 59, AH II, p. 195-196. 224 éthique est inchoative : elle transporte dans l’ethos. Il ne s’agit nullement de la production d’actes bons qu’il faudrait récompenser. A la manière aristotélicienne, c’est en agissant que le bien est atteint, intrinsèquement : « la vertu et le bien consistent dans l’acte299 ». Eckhart élabore une praxis et non une poiesis. C’est pourquoi, comme l’a constaté Michel Henry, il opère la distinction entre l’œuvre extérieure et l’œuvre intérieure. De la première, rien n’est à attendre, tandis que, par la seconde, l’ego perce en Dieu. Or, si l’œuvre intérieure commence dès à présent, et introduit progressivement l’ego en Dieu, il s’en faut de beaucoup pour que l’homme puisse déjà vivre ici dans une désappropriation totale. Que l’homme ne se croit donc pas trop vite transformé : Il est des gens qui se figurent avoir été transformés dans la Trinité, bien qu’ils ne soient encore jamais sortis d’eux-mêmes. Ils répugnent à se laisser eux-mêmes, ils veulent en abondance un gain personnel, de la jouissance et de la douceur pour leur cœur ; et il leur faudrait pourtant renoncer à tout cela, en pensée comme en désir. Des gens de cette espèce là ne sont pas vrais disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, dans toutes ses œuvres, n’a jamais cherché de douceur, mais uniquement la peine et l’amertume. N’a-t-il pas dit lui-même : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (Mc 14, 34) ? Il voulait parler, non pas de sa très noble âme, mais de sa vie corporelle, qui était triste jusqu’à la mort en attendant que fût accompli tout ce qui était nécessaire à notre salut et que notre mort fût tuée. Notre âme, elle aussi, doit être triste jusqu’à la mort, jusqu’à ce que soit tué en nous ce qui y vit encore de volonté personnelle, d’amour de soi et de volonté tout court. Quand l’âme est tuée de la sorte dans la vie de ses désirs et de l’amour de soi et quand elle est ensevelie en Dieu, elle est cachée à toutes les créatures, elle leur est inconnue, et pour elle il n’y a plus jamais de tristesse 300. L’œuvre eckhartienne ne manque pas de passages où la vie affective est décrite comme un enjeu ontologique. Les affections, comme la jouissance ou la tristesse, l’amertume ou la douceur, sont les phénomènes par lesquels se révèle la transformation ontologique. C’est là, au cœur de l’intériorité affective, que chaque ego éprouve la vie du Verbe. Toute chair humaine est reliée intérieurement à la chair du Christ. La transformation passe par l’épreuve de la mort de tout ce qui est corporel, ou privatif. Cette épreuve dure « jusqu’à ce que » son achèvement arrive : la mort de notre mort (biz getoet wart unser tôt). D’où, la « sortie » ou la « percée » présente deux modalités : préparation et effectivité. L’éthique chrétienne est un apprentissage de la vie en Dieu. Par elle, chaque ego apprend dès à présent à vivre en communion. Sans le don de l’Esprit Saint, un tel apprentissage ne pourrait même pas 299 Aristote, Ethique à Nicomaque, II, c. 6, B c. 5, 1106, cité dans M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, I, § 22, LW II, p. 249, trad. Brunner, p. 27. 300 M. Eckhart, Sermon Expedit vobis, éd. Pfeiffer, LXXVI, p. 242, TS, p. 395-396. 225 commencer. L’Esprit achève le travail du Père et du Fils dans le sens où il dispose chaque ego humain à accueillir la modalité du don. Ce travail est celui de la grâce. Le dessaisissement qu’opère la grâce est une dé-priva-tisa-tion (préparation) en vue de la communion (effectivité). Cependant, il serait erroné de penser que l’Esprit décloisonne l’ego de chaque personne humaine au point de les faire fusionner dans une dépersonnalisation collective. Le fait même que l’Esprit Saint soit une troisième Personne, autre que le Père et le Fils, confirme la discrétion au sein de la communion. Plus il y a de discrétion, plus y a d’unité. La leçon est eckhartienne : La distinction vient de l’unité, la distinction dans la Trinité. Plus la distinction est grande, plus grande est l’unité, car c’est une distinction sans distinction. S’il y avait là mille personnes, il n’y aurait là qu’unité301. § 21. Le don sans échange Derrida s’est-il aventuré plus avant dans cette phénoménologie de la donation sans appropriation ? Ne mettrait-il pas à jour une nouvelle modalité du « sans pourquoi » ? A l’encontre de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, le don derridien est « anéconomique302 ». Cela signifie que la logique du don diffère de la boucle. Le don n’est pas conditionné par une reprise. S’il était le cas, il reviendrait à une unité fermée. Or, le don reste constamment ouvert. Aucune appropriation ne vient surdéterminer la donation. Pour cette raison même, le bord se dérobe. Le don opère une « délinéarisation303 ». Le don a en effet la particularité de ne pas pouvoir être limité, délimité. Il est indivisible en cela même qu’il est l’impossibilité même de la division. Telle est Khôra sans Khôrismos. Résolu à une pensée a-théologique, Derrida propose une phénoménologie qui pourrait sans peine passer le Rubicon si, en l’absence de toute frontière, il était encore possible de parler de Rubicon. N’avons-nous pas évoqué que, chez Eckhart, la théologie ne se situait pas à proprement parler sur l’autre rive ? L’autre rive est sans mode, sans bord, et c’est en cela qu’elle est autre rive. Puisque l’être est 301 M. ECKHART, Sermon 10. In diebus suis, TS, p. 287. « S’il y a don, le donné du don (ce qu'on donne, ce qui est donné, le don comme chose donnée ou comme acte de donation) ne doit pas revenir au donnant (ne disons pas encore au sujet, au donateur ou à la donatrice). Il ne doit pas circuler, il ne doit pas s'échanger, il ne doit en tout cas pas être épuisé, en tant que don, par le procès de l’échange, par le mouvement de la circulation du cercle dans la forme du retour au point de départ. Si la figure du cercle est essentielle à l’économique, le don doit rester anéconomique. » (J. DERRIDA, Donner le temps. I. La fausse monnaie, op. cit., p. 18-19). 303 Ibid., p. 119. 302 226 don, il est délinéarisé. Partout présent en toutes choses, Dieu iste à même le don auquel seule la délinéarisation permet d’accéder. L’autre rive est de ne pas en avoir. Sa modalité est sa générosité. Diffusive de soi, elle déborde. D’où son invisibilité. Comment dés lors aborder ce qui n’a pas de bord ? Le visible, lui, est sur l’autre bord. Il n’est de visible que ce qui est rivé au bord. C’est la présence de toutes les frontières. Sans ligne et sans plan, le visible serait invisible. Mais de ligne entre le visible et l’invisible, il n’y en pas. Si séparation, il y avait, l’invisible serait un « autre visible304 ». Ce qu’il n’est précisément pas. Le Khôrismos de Khôra est une contradiction. Parce que sans bord, l’invisible inclut le visible, mais, parce bordé, le visible exclut l’invisible. Par ses limites, le visible se prive de l’invisible. Le visible n’envisage que le don économique. Il ne peut vouloir le don anéconomique. Là le visible se désagrège et y perd sa forme spécifique. Dans le visible, nul ne peut voir que cette délinéarisation même est la porte ouverte d’une vision sans face à face, car les faces ont disparu. La donation est la modalité de l’interpénétration. La duplicité de l’apparaître laisse supposer que l’être correspond aux lignes du visible, c’est-à-dire aux lignes appropriantes. Or, il n’en est rien. C’est là que se trouve son néant. Sa vie est dans la donation délinéarisée. Sans la donation, il n’y aurait pas de lignes. Elles ne sont que les vaines tentatives d’approprier ce qui ne peut l’être. Tout coule (panta rei). Essayez de fermer les mains sur ce liquide, et vous n’aurez en main que de la Fausse monnaie305. Les faux monnayeurs font passer ce qui n’est pas pour ce qui est. Vous pensez qu’ils vous ont donné quelque chose mais ils n’ont fait que prendre le peu que vous aviez. Ils font permuter l’avoir et le don. Mais cette permutation n’est-elle pas la falsification majeure de toute la philosophie, et même de la théologie, que la phénoménologie elle-même peine à déceler ? Avec Maître Eckhart, le don vient à la lumière. Simultanément, l’appropriation qui l’assombrit est aussi révélée. Parfois translucide, le don devient rayonnant dans sa pensée de la grâce : La grâce est exprimée comme donnée « gratis ». « Gratis » (peut être compris) de façon adverbiale ou nominale. Par le premier usage la grâce est dite « gracieusement donnée », c’est-à-dire sans question de mérite. Par le second, la grâce est dite 304 « Principe : ne pas considérer l’invisible comme un autre visible ‘possible’, ou un ‘possible’ visible pour un autre : ce serait détruire la membrure qui nous joint à lui (…) L’invisible est là sans être objet, c’est la transcendance pure, sans masque ontique. » (M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 282-283). 305 Dans Donner le temps. La fausse monnaie, Derrida se réfère à Ch. BAUDELAIRE, La fausse monnaie, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Y.-G. Le Dantec, 1954. 227 « gratifiante ». La première est commune aux bons et aux mauvais, ainsi qu’à toute créature, la seconde est spécifique aux créatures intellectives et bonnes306. Pour Eckhart, la grâce se donne en deux salves. La première grâce correspond à la création. Elle est la « grâce gracieusement donnée » (gratia gratis data), sans aucun mérite ou aucune action de la part des créatures. La seconde grâce est la « grâce qui rend gracieux » (gratia gratum faciens). Par cette grâce, la créature intellectuelle actualise librement ce qu’elle est déjà passivement. Elle consent à ce qu’elle est dans sa racine : don. En entrant dans l’opération de la gratuité, elle devient elle-même gracieuse. Elle s’unifie au don lui-même qui n’est autre que Dieu : Ego sum qui sum. Conformé à Dieu par la grâce, l’homme peut donc dire : « je suis ce que je suis par grâce de Dieu » (Gratia dei id sum quod sum). La grâce est transformative en ce qu’elle conforme l’homme à l’image du don. Par là, s’établit un changement d’habitus, d’ethos. Habitué à vivre comme si son corps et son intellect lui appartenaient en propre, l’homme se découvre comme donné à lui-même. Cette heuristique est radicale au sens où elle s’étend à toutes les opérations humaines. La grâce modifie le rapport entre le passif et l’actif en l’homme. Il en est ainsi car le don est tel qu’il ne garde même pas pour lui d’être le don. Dans l’entéléchie, est annulée la dissymétrie de la puissance et de la réceptivité. De même que le Père transmet au Fils le pouvoir de donner la vie, ainsi Dieu veut-il transmettre ce même pouvoir à toutes les créatures : « A tous ceux qui l’ont reçu, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12). Or, la réceptivité n’est pas une action que l’homme pourrait s’attribuer, et dont il pourrait tirer mérite, « parce que leur réceptivité elle-même, ils l’ont reçu de Dieu seul307 ». Aussi constatons-nous chez Eckhart une refonte complète de la dynamique exitus-reditus. De même que le Père ne réclame pas au Fils son don en retour de son engendrement, Dieu ne réclame pas à la créature sa conversion mais son abandon de toute volonté propre, sa Gelassenheit. Le flux et le reflux, qui constituent la première et la seconde grâce, sont en fait une seule grâce : La première grâce consiste en un certain flux, sortant de Dieu (in quodam effluxu, egressu a deo), la seconde en un certain reflux ou retour en Dieu lui-même (in quodam re fluxu sive regressu in ipsum deum). Mais la première et la deuxième grâce ont ceci en commun que l’une et l’autre viennent de Dieu seul. C’est pourquoi l’apôtre dit : « la grâce de Dieu ». La raison en est que la grâce, d’après sa nature, est ce qui est donné 306 307 M. ECKHART, Sermo XXV, § 258, trad. J. Devriendt, p. 234. M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile de Jean, § 99, OLME 6, p. 196-197. 228 sans question de mérite, donné gracieusement, pour rien, sans arranger de médiation308. Parce que le flux et le reflux viennent de Dieu seul, il n’y a point de donnant-donnant. La grâce ne constitue pas la créature comme une substance qui serait chargée, à un moment donné, de rendre ce qu’elle a reçu. Si tel était le cas, il y aurait un aller-retour, un échange. Nous serions dans le registre économique décrit par Marcel Mauss et repoussé par Derrida. Mais il n’en va pas ainsi. La gratuité sans réserve surgit selon la modalité de la relation. La relation est diffusive de soi. Et, comme le dit Eckhart, « la relation ne passe pas dans la substance » (relatio… non transit in substantiam)309. A l’inverse de tous les autres accidents, la relation persiste au cœur même de l’essence divine. Plus encore, il faut dire que l’essence est transitive car ce sont les relations elles-mêmes qui la soutiennent. Il n’y a pas d’esse in sans esse ad. Or, si tel est le cas, le flux de Dieu vers les créatures est également transitif. Parce que transitives, les créatures n’ont pas d’autre manière de s’achever que de transiter. Or, sans la grâce, elles sont incapables de ce transit. Elles cherchent à se maintenir en ellesmêmes selon la modalité d’une substance propre qu’elles ne sont pas. Leur illusion consiste à vouloir trouver leur esse in en elles-mêmes. Mais, dans cette direction, elles ne trouvent que le néant, car, par elles-mêmes, elles sont un pur néant. La grâce opère une inversion. Elle ouvre d’abord les yeux des créatures sur leur propre condition. Ce qui semblait être se découvre comme néant, et ce qui semblait néant se dévoile comme être. Ce faisant, chaque homme se retrouve dans une situation inédite : la seule issue pour son achèvement contredit sa tendance naturelle. Il ne peut que reculer devant l’anéantissement qui se présente à lui comme condition indispensable à son accomplissement et sa béatitude. « Heureux les pauvres » (Mt 5, 3) n’est pas une voix audible sans la grâce. Que dire alors lorsqu’il s’agit de devoir s’engager sur cette voie. Eckhart n’invite pourtant pas l’homme à l’effort ou au sacrifice volontaire310. La seule voie qu’il prône est celle de l’abandon (Gelassenheit). D’où l’imitation du Christ est avant tout une passion, une passivité totale pour que Dieu puisse entièrement agir311. Puisque l’homme se découvre incapable de cet 308 M. ECKHART, Sermo XXV, § 259, LW IV, p. 237, trad. J. Devriendt légèrement modifiée, p. 235. M. Eckhart, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, § 10, LW II, p. 239. 310 La parole : « Fais effort en toutes choses ! » va de pair avec « Déprends-toi de tout ce qui est à toi et remetstoi à Dieu » (M. ECKHART, Sermon 30. Praedica verbum, AH I, p. 246). 311 Tout comme l’effort, le sens du sacrifice est l’abandon, totale désappropriation : « L’âme doit se sacrifier avec tout ce qu’elle est et ce qu’elle a, défauts et vertus : elle doit le porter en haut, tout ensemble, et le sacrifier au Père céleste avec le Fils. » (M. ECKHART, Sermon 31. Ecce ego mitto angelum meum, AH II, p. 8). 309 229 acte de désappropriation, il n’a pas d’autre choix que de laisser Dieu agir : sich lassen. La grâce creuse donc d’abord en l’homme le sentiment de sa foncière incapacité. Par là, l’homme devient humble. L’humilité (humilitas) n’est pas une sorte de dévaluation volontaire de soi. Elle est au contraire le sentiment de la situation (Befindlichkeit). Pour Eckhart, « homme » vient étymologiquement de « humus »312. L’humilitas n’est autre que la vérité foncière de l’homme tel qu’il est. Or, quand l’homme se trouve (befind sich) ainsi tel qu’il est, Dieu ne peut se retenir de se donner à lui totalement tel qu’il est : De la même manière, donc, je parle de l’homme qui s’est anéanti en lui-même (der sich selben vernihtet hât in im selben), en Dieu et en toutes les créatures : cet homme a occupé la place la plus basse et en cet homme, il faut que Dieu se répande totalement, ou bien il n’est pas Dieu. Je le dis en bonne vérité et en éternelle vérité et en perdurable vérité en tout homme qui s’est foncièrement laissé (gelâzen), il faut que Dieu se répande totalement selon tout son pouvoir, si complètement et absolument que dans toute sa vie ni dans tout son être ni dans sa nature ni dans toute sa Déité, il ne réserve rien qu’il ne doive absolument répandre en fécondité dans l’homme qui s’est laissé (gelâzen) à Dieu et a occupé la place la plus basse313. Humilité et magnanimité vont de pair314. Là où l’homme s’est laissé (gelâzen), Dieu accomplit tout en lui. Tout comme « l’abîme appelle l’abîme » (Ps 41, 8), les extrêmes se retrouvent dans l’unité. Seul celui qui se reconnaît incapable de toutes choses par lui-même, devient intensément fécond. Ontologiquement, l’homme ne peut « rien » donner à Dieu. Tout ce qu’il donnerait comme venant de lui, serait néant. Aussi, l’homme ne peut-il marchander avec Dieu. Il lui est impossible de faire le moindre marché car toute monnaie d’échange serait de la fausse monnaie. N’étant rien par lui-même, l’homme n’a rien à échanger. Dieu n’est pas dupe. Que l’homme ne soit pas dupe non plus : En effet, s’ils donnaient tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont capables de faire, s’il donnaient pour l’amour de Dieu absolument tout ce qu’ils ont et s’ils faisaient pour l’amour de Dieu absolument tout ce qu’ils sont capables de faire, Dieu ne leur serait aucunement et en rien redevable d’aucun don ni d’aucun acte, à moins qu’il ne le voulût de son plein gré et à titre gracieux. En effet, ce qu’ils sont, c’est de Dieu qu’ils le tiennent, et non d’eux-mêmes. C’est pourquoi Dieu ne leur doit absolument rien en échange de leurs œuvres ou de leur don, à moins qu’il ne le veuille faire de plein gré et en vertu de sa grâce, non certes en raison de leurs œuvres ou de leur don ; car ils ne 312 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 95, OLME 6, p. 186-187. Emprunt de cette étymologie au Vocabularius de Papias. 313 M. ECKHART, Sermon 48. Ein Meister sprichet, AH II, p. 112-113. 314 Voir MAITRE ECKHART, Sur l’humilité, trad. A. de Libera, Paris, Arfuyen, 1998. 230 donnent rien qui leur appartienne et n’agissent pas de leur propre fait. Au reste, le Christ le dit lui-même : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5)315. Avec Eckhart, le don ne se joue pas dans la loi du libre échange. Le don est libre de l’échange. Ceux qui veulent marchander avec Dieu sont des « dupes ». Aussi, pouvons-nous dire que la mystique eckhartienne est véritablement anéconomique. Celle-ci s’établit sur le fait que l’homme est incapable du moindre remboursement. Sans Dieu, il est foncièrement incapable du moindre don : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (äne mich müget ir niht getuon). Dans ces conditions, il ne peut être question d’éthique du devoir ou de la dette316. Toute image d’un « Dieu » (Gott) à qui l’homme serait censé rendre des comptes en agissant pour lui, ou pour une quelconque récompense, doit disparaître pour laisser opérer la « Déité » (Gottheit). Tandis que l’homme doit vivre « sans pourquoi », la Déité n’exerce son pouvoir qu’au bénéfice de l’achèvement de l’homme. Eckhart va jusqu’à considérer que le don sans retenue de Dieu comporte aussi le don du pouvoir même de donner. Dieu se donne si totalement qu’il donne sa générosité à l’homme. Autrement dit, le don va jusqu’à annuler la distinction entre le donateur et de le donataire : Dans la mesure où l’homme se renie lui-même pour Dieu et est uni à Dieu, dans cette mesure, il est plus Dieu que créature. Quand l’homme est absolument libéré de luimême pour Dieu, n’appartient à personne qu’à Dieu seul et ne vit pour rien d’autre que pour Dieu seul, il est véritablement identique par grâce à ce que Dieu est par nature, et Dieu ne connaît pas lui-même de distinction entre lui et cet homme. Mais j’ai dit : par grâce. Car Dieu est, et cet homme est, et de même que Dieu est bon par nature, cet homme est bon par grâce, car la vie de Dieu et son être sont totalement dans cet homme317. La grâce est totale. Elle rend l’homme identique à ce que Dieu est par nature. Dans cette identité, la dissymétrie entre Dieu et l’homme va jusqu’à disparaître. Dieu est si totalement généreux, qu’il ne garde pas pour lui la prérogative d’être le donateur. Il fait de l’homme un donateur à son égal, sinon il ne pourrait pas dire : « Quand j’étais encore dans ma cause 315 M. ECKHART, Sermon 1, DW I, p. 8, TS, p. 224-225. « Pour qu’il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n’amortisse pas, ne rembourse pas, ne s’acquitte pas, n’entre pas dans le contrat, n’ait jamais contracté de dette. (Ce « il faut », c’est déjà la marque d'un devoir, le devoir de-ne-pas... : le donataire se doit même de ne pas rendre, il a le devoir de ne pas devoir, et le donateur de ne pas escompter la restitution). Il faut, à la limite, qu’il ne reconnaisse pas le don comme don. S’il le reconnaît comme don, si le don lui apparaît comme tel, si le présent lui est présent comme présent, cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don. » (J. DERRIDA, Donner le temps, op. cit., p. 26). 317 M. ECKHART, Sermon 66. Euge, serve bone et fidelis, AH III, p. 42. 316 231 première, là je n’avais pas de Dieu, et j’étais cause de moi-même318. » D’où, une a-théologie d’un genre particulier. Proche de celle de Derrida, elle est cependant le versant secret d’une théologie qui ne peut s’énoncer comme tel, et à laquelle l’homme ne peut que renoncer s’il veut faire l’expérience de Dieu. Ne pas avoir de Dieu (keinen got) est synonyme d’être « cause de moi-même ». Malsonnante, cette double affirmation prête au malentendu. Son interprétation dépend de l’identité du « je » (ich) dont il est ici question. S’agit-il du « je » humain, en tant qu’il peut être Conrad ou Henri ? Ou bien s’agit-il d’un autre « je » ? A cette question, Eckhart posent des jalons qui orientent la réponse par une distinction de rapport entre Dieu et l’homme entre ce « je » et l’« être créé » : Mais quand je sortis de ma volonté libre et reçus mon être créé, j’eus un Dieu ; car avant qu’il y eût des créatures, Dieu n’était pas Dieu, Il était ce qu’il était. Mais lorsque les créatures furent et qu’elles reçurent leur être créé, Dieu n’était pas Dieu en luimême, Il était Dieu dans les créatures319. Une fois sorti de la cause première, le « je » devient une créature qui a un Dieu (« j’eus un Dieu »). Cependant, ce « Dieu » n’est pas tel qu’il est en lui-même. Il est « Dieu dans les créatures ». Autrement dit, pour trouver Dieu comme ego sum qui sum, la créature ne peut qu’être transformée en ce même ego que Dieu est. Dieu n’est pas Dieu tant que le « je » lui reste extérieur. Or, lorsqu’elle est ce même ego que Dieu est, la créature n’a pas de Dieu. Survient alors ce paradoxe que la théologie est a-théologique. La proximité et l’éloignement de Derrida et de Maître Eckhart se trouvent dans la résolution de ce paradoxe. Plutôt qu’un paradoxe, Derrida propose une dialectique dans laquelle l’Autre et le Même sont en rapport dans une structure où le temps et l’éternité restent indissociables. Derrida cherche à mettre en lumière « une continuité de la continuité et de la discontinuité », ainsi qu’ « une identité de l’identité et de l’altérité »320. Autrement dit, Derrida cherche à montrer l’écoulement de « la distinction entre le transcendantal et le mondain », en manifestant leur impossible séparation321. Cette démarche est-elle comparable à celle de Maître Eckhart ? Lorsqu’il propose une unité plus simple que la dualité, le Thuringien cherche-t-il à fonder l’inséparabilité du rapport Un-Deux ou, au contraire, la possible issue du Deux dans l’Un ? Là où le paradoxe dépasse la dialectique, l’aporie (a-poros=sans-issue) débouche sur une issue 318 M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, DW II, p. 492, TS, p. 350. Ibid. 320 J. DERRIDA, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-54), op. cit., p. 8. 321 Ibid. 319 232 (poros). Si l’ego transcendantal ne semble pas pouvoir s’émanciper du monde, l’ego eckhartien, quant à lui, transite du temps à l’éternité. Le rapport Un-Deux signifie que l’Un est présent au Deux, sans que la réciproque ne soit possible. La generatio est présente à l’alteratio et non l’inverse. Le passage de l’alteratio à la generatio présente une discontinuité qui n’est surmontée par aucune continuité. Ainsi en va-t-il aussi pour l’identité et l’altérité. L’impossible réduction de la relation à la substance et de la substance à la relation fait que Dieu est identique là même où il est relation. Par conséquent, la différence entre l’Un et le Deux se joue autour de la manière dont les ego(s) sont relation. Dans l’Un, ils vivent la distinction sans distinction, dans le Deux, ils vivent la distinction. Dans l’Un, la discrétion des Personnes est la continuité de l’essence. Dans le Deux, cette discrétion des Personnes apparait comme une altérité substantielle, qui est la marque du néant. Cette altérité attache tout ego à une portion propre de l’étant ceci ou de l’étant cela, le rendant impropre à ce qu’il est au fond. Une telle duplicité n’est levée que par la grâce. L’éthique qu’elle suscite consiste à décaper l’ego de ses impuretés accidentelles pour le rendre à ce qu’il est vraiment : « enfant de Dieu ». Eckhart suit le commentaire johannique dans le sens où la transformation de la créature consiste à manifester ce qu’elle est déjà ontologiquement : Saint Jean dit : « Voyez quel amour Dieu nous a donné : on nous nomme enfants de Dieu et nous le sommes. » (1 Jn 3, 1) Il ne dit pas seulement « on nous nomme », mais « nous le sommes ». Je dis de même : pas plus que l’homme ne peut être sage sans le Savoir, il ne peut être Fils sans l’être-Fils du Fils de Dieu, sans avoir l’être identique du Fils de Dieu que celui-ci possède lui-même, tout comme l’être-sage, ne peut être sans le Savoir. C’est pourquoi : si tu dois être le Fils de Dieu, tu ne peux pas l’être à moins d’avoir l’être identique de Dieu qu’a le Fils de Dieu. Mais cela « nous est maintenant caché ». Ensuite il est écrit : « Bien-aimés, nous sommes Fils de Dieu. » Et que savonsnous ? Ceci, qu’il ajoute : « Et nous lui serons semblables », c’est-à-dire : cela même qu’il est, le même être, la même sensibilité, le même intellect et totalement le même qu’il est, car « nous le verrons tel qu’il est Dieu » (1 Jn 3, 2). Voilà pourquoi je dis : Dieu ne pourrait faire que je sois le Fils de Dieu sans que j’aie l’être du Fils de Dieu, pas plus que Dieu ne pourrait faire que je sois sage sans que j’aie l’être-sage. Comment sommes-nous enfants de Dieu ? « Nous ne le savons pas encore, cela ne nous est pas encore manifesté », nous ne savons que ce qu’il dit : « Nous lui serons semblables. » Certaines choses dans nos âmes nous le cachent et recouvrent cette connaissance 322. Être enfants de Dieu n’est pas une réalité que les hommes auraient à usurper. « Nous le sommes » dit l’Ecriture. Mais cet être leur est actuellement caché. Si « ce que nous serons n’est pas encore apparu » (nondum apparuit quid erimus), alors l’accomplissement est un 322 M. ECKHART, Sermon 76. Videte qualem caritatem, AH III, p. 110-111. 233 dévoilement. L’unique moyen par lequel s’effectue cette ontologie-phénoménologie est de se rendre semblable à Dieu. Pour Eckhart, cette similitude à Dieu consiste à devenir ce qu’est le Fils lui-même : « si tu dois être le Fils de Dieu, tu ne peux pas l’être à moins d’avoir l’être identique de Dieu qu’a le Fils de Dieu. » Or, une telle conformité ne peut se faire sans que l’homme ne renonce totalement à son « moi » pour recevoir le « moi » du Christ. C’est précisément cette transformation de l’égologie que prêche Eckhart. Pour la percevoir, encore faut-il se rappeler la dualité anthropologique entre « homme extérieur » et « homme intérieur ». Du côté extérieur, l’assimilation au Christ se vit négativement comme la privation du « suppôt » (understantnis de under-stare=se tenir en dessous) de la créature, mais du côté intérieur, elle est une plénitude ontologiquement sans aucune négation : La plus grande perfection, c’est que l’homme extérieur soit totalement maintenu. [Il l’est], du fait que l’être personnel [du Christ] lui prête son suppôt, tout comme l’humanité et la divinité sont un seul être personnel dans le Christ. Ainsi, en lui, je possède le suppôt de son être personnel ; je deviens moi-même cet être personnel, niant totalement la compréhension que [en dehors de lui] je puisse avoir de moimême. De cette façon je suis spirituellement « un » selon mon [propre] fond, tout comme le fond [divin] est « un ». Voilà comment, selon l’être extérieur, je suis le même être personnel, totalement privé de mon propre suppôt (…) Ainsi, de même que l’homme intérieur échappe spirituellement à son être propre, étant un [seul] fond avec le fond [divin], de même l’homme extérieur devrait aussi être dépouillé de son propre suppôt et recevoir totalement le suppôt de l’être personnel éternel qui est ce même être personnel323. La transformation de l’ethos passe par un dépouillement de son propre suppôt, c’est-à-dire un renoncement à vouloir subsister (under-stare) par soi-même. Ce dépouillement est conformation à l’être du Christ qui vit unitairement selon « deux modes d’être » : « L’un est le pur être substantiel selon la Déité, l’autre est l’être personnel324. » En vivant entièrement donné dans le temps tel qu’il l’est dans l’éternité, le Christ réconcilie en lui la distension entre le Deux et l’Un. Semblable à tout homme, le Christ vit dans un corps distinct des autres corps. Mais, à la différence de tout homme, il ne vit pas ce corps à la modalité de « son être propre » (sînes eigens wesens), mais d’un « être personnel » (persônliche wesen)325. Aussi, en lui étant uni par grâce, tout « je » transite du « propre » au « personnel ». Et ainsi il passe 323 M. ECKHART, Sermon 67. Gott ist diu Minne, AH III, p. 50-51. Ibid., p. 51. 325 Ibid. 324 234 de l’éphémère au substantiel. Voilà pourquoi le Christ lance cet appel : « Passez tous à moi » (transite ad me omnes)326. § 22. Passez tous à moi « Passez tous à moi » peut-il être entendu comme une fondation de l’ego pour qu’il puisse entrer en possession de son pouvoir ? La condition de Fils, pour Michel Henry, est la liberté. Libre d’exercer chacun de ses pouvoirs, l’ego court le risque d’une « illusion transcendantale » : se prendre pour le fondement de son être327. Or, « se croire quelque chose alors qu’on est rien, c’est s’abuser soi-même », affirme l’apôtre Paul (Ga 6, 3). C’est pourquoi l’éthique chrétienne a pour but de permettre à l’homme de surmonter l’oubli de sa condition filiale. Il faut donc radicalement revoir ce qu’agir veut dire. L’action ne prend pas racine dans l’extériorité, mais dans l’intériorité. Elle est un procès d’« ob-jectivation » par lequel ce qui se trouve dans l’état d’une virtualité intérieure peut être porté devant le regard328. L’action se dédouble entre effectivité et apparence : ce qui parait au dehors n’est jamais que la représentation de l’action intérieure, originellement subjective et vivante 329. L’opposition radicale entre l’action extérieure et l’action intérieure, qui correspond à la vérité du monde et la vérité de la vie, est surmontée à un niveau plus originaire par la phénoménologie de la vie pratiquée par le christianisme 330. A savoir, la vie se dissocie ultimement entre son procès d’auto-révélation absolue en laquelle elle se donne à ellemême et l’auto-donation passive en laquelle chaque ego transcendantal est donné à luimême. Dans cette donation à soi, tout ego peut agir comme un « je peux » entièrement libre de toute extériorité. L’observation de n’importe quel commandement n’est alors autre que l’actualisation du procès de génération qui conduit chacun à sa condition de Fils 331. Dans l’agir, l’homme, en tant que Fils, est donc réinséré dans sa condition originaire. C’est en actualisant le pouvoir donné à lui-même, que l’amour de Dieu lui est révélé. Cette 326 M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, I, § 6, LW II, p. 235, trad. fr. F. Brunner, p. 18. Cette expression est une transformation de « Venez à moi vous tous (venite ad me omnes) qui êtes fatigués » (Mt 11, 28). 327 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 177. 328 Ibid., p. 217. 329 Ibid., p. 219. 330 Ibid., p. 221-222. 331 Ibid., p. 238. 235 phénoménologie henryenne met en évidence l’importance décisive de l’action comme mode de révélation de la vie chrétienne, chez Maître Eckhart. Il n’y pas de théophanie à attendre en dehors de l’action. Cependant, cette mise en évidence s’accompagne d’un problème interprétatif concernant la duplicité de l’apparaître. Refusant tout monisme ontologique, Michel Henry prône un véritable dualisme entre le monde et la Vie, entre l’apparence et l’essence. A l’encontre de Derrida, il y a chez lui un Khôrismos. Cependant, la scission platonicienne est en quelque sorte inversée. La matière, la donation affective, se présente comme plus originaire que la forme, laquelle nécessite la distance de la représentation. Ce dualisme trouve son origine dans la manière dont, à la suite de Fichte, il pense le rapport du Père au Fils comme rapport de la Vie au Premier vivant. Pas plus que chez Heidegger ou Derrida, la relation n’est originaire chez Henry. Comme elle arrive toujours après coup, l’ego n’est guère pensé comme transitif mais comme s’accaparant la Vie déjà constituée avant lui332. Pour le coup, cette Vie est a-personnelle ou im-personnelle. Elle ne reçoit sa modalité personnelle qu’au contact du Fils. Avec Rudolph Bernet, nous adressons cette interrogation à la phénoménologie de Michel Henry : « comment peut-on appeler ‘Père’ une Vie qui n’est pas encore un Vivant333 ? » Au regard de la pensée eckhartienne, cette question est fondamentale. Pour Maître Eckhart, tout découle de l’engendrement comme Premier Principe (in Principio). De la manière dont est interprété le Principe découle son herméneutique. Or, nous ne pouvons que constater combien, concernant précisément le Principe, Michel Henry s’écarte du Maître. Le phénoménologue laisse entendre une dissymétrie « Vie »-« Premier Vivant » entre le Père et le Fils. Une telle dissymétrie n’est pas eckhartienne. Or, en fonction de cette option, il en va d’une phénoménologie autre que la phénoménologie matérielle. Nous avons insisté sur l’originaire hylémorphique. Ici, nous en précisons encore le sens. Proposer un originaire « Vie »-« premier vivant », revient à admettre la priorité de l’auto-affection de la vie comme ipséité affective. La pensée de Maître Eckhart induit une autre phénoménologie. L’affectivité originaire est une rencontre interpersonnelle. Si tel est le cas, n’y a-t-il pas là une révolution phénoménologique ? Ne sommes-nous pas en recherche d’une Ur-impression d’un mode original qu’il convient de mettre à jour ? Pour le mystique rhénan, nous l’avons vu, il n’y a pas de Vie qui ne soit déjà 332 Reprendre M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 76 déjà cité supra, § 12. Dieu s’engendre comme moi-même. R. BERNET, « Christianisme et phénoménologie », dans : A. DAVID ET J. GREISCH, Michel Henry, L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2001, p. 181-201, ici, p. 185. 333 236 sujet. La Vie divine est vécue par les trois Personnes sans qu’aucune ne puisse s’en séparer. Si effectivement, un seul ego est entendu, il ne signifie pas l’attribution de la Vie divine à une seule Personne divine mais à toutes. S’il est possible de parler de « solipsisme ontologique334 » chez Eckhart, encore faut-il préciser de quoi il retourne. Le « Je » ou le « Ich » est le nom de l’ipséité divine (« solus ipse »). Dieu est en effet dans une « solitude ontologique » par rapport à tout le créé335. Il est le « seul » à être et en dehors de lui, il n’y a rien. En conclure que « c’est la solitude de la Déité qui surplombe en elle-même la société des Personnes336 », est cependant une mésinterprétation de la pensée eckhartienne. La raison en est simple : il n’y a pas de sum sans ego. Autrement dit, il n’y a pas de nom ontologique de Dieu qui ne soit un nom personnel, sans quoi Maître Eckhart n’aurait tout simplement pas usé du pronom personnel « Je ». Aussi, Maître Eckhart n’oppose-t-il pas l’identification classique du « Je » au Père à une acception du « Je » comme « pureté nue de l’être » (gotes lûterkeit des wesens) : Celui qui dit « Je » (ich) est celui qui peut le mieux accomplir cette œuvre. Nul ne peut s’approprier ce mot sinon le Père337. « Je » (ich) désigne la pureté nue de l’être de Dieu qu’il est en lui-même 338. En acceptant les deux identités, Eckhart dévoile la possibilité pour le « Je » d’être emprunté par une personne, d’abord divine et puis humaine, plutôt que de rester « une place sans emplacement339 ». Ce questionnement autour du « Je » eckhartien a une répercussion phénoménologique de première importance. En filigrane de ce débat sur le « solipsisme ontologique », c’est toute la question husserlienne de la phénoménologie transcendantale qui est mise en question. L’ego eckhartien peut-il éclairer l’ego transcendantal ? Quel est le lien entre chaque ego concret et l’ego transcendantal ? Y aurait-il une possibilité d’élucider, à partir du maître rhénan, l’hésitation husserlienne entre une réduction subjective et une réduction intersubjective ? Telles sont les questions sous-jacentes à la problématique 334 A. DE LIBERA, Introduction à la mystique rhénane, d’Albert le Grand à Maître Eckhart, op. cit., p. 239. Voir cette citation dans S. LAOUREUX, « De l’essence de la manifestation’ à ‘C’est moi la vérité’ », « La conception eckhartienne du Ich : vers une auto-affectation sans sujet fonctionnaire », p. 236-240, ici, p. 237. 335 Ibid. 336 Ibid., p. 240. 337 M. ECKHART, Sermon 31, DW II, p. 117, 10, AH II, p. 9. 338 M. ECKHART, Sermon 77, DW III, p. 341, 22-23, AH III, p. 119. 339 Voir A. DE LIBERA, « L’Être et le Bien : Exode 3,14 dans la théologie rhénane », « Appendice. Le concept du ‘Je’ (‘Ich’) chez Eckhart », dans : Celui qui est, interprétations juives et chrétiennes d’Exode 3,14, op. cit., p. 161-162. 237 soulevée à partir de la relecture henryenne de Maître Eckhart. Voici comment le mystique rhénan présente ce « Je » qui n’appartient en propre à personne : Platon, le grand clerc, aborde de grandes choses et veut en parler. Il parle d’une pureté qui n’est pas dans le monde ; elle n’est pas dans le monde ni hors du monde ; elle n’est ni dans le temps ni dans l’éternité ; elle n’a ni extérieur ni intérieur. C’est à partir d’elle que Dieu, le Père éternel, diffuse la plénitude et l’abîme de toute sa Déité. Il l’engendre ici dans son Fils unique et pour que nous soyons le même Fils. Et engendrer est pour lui demeurer en lui-même, et demeurer en lui-même est engendrer hors de lui-même. Tout demeure l’Un qui jaillit en lui-même. « Ego », le mot « Je », n’appartient en propre à personne, sinon à Dieu seul dans son unité. « Vos », ce mot veut dire « vous », c’est-à-dire : que vous soyez un dans l’unité ; « ego » et « vos », « moi » et « vous », cela indique l’unité340. Que l’ego n’appartienne en propre à personne (enist nieman eigen) ne signifie nullement qu’il soit impersonnel. Eckhart nie par là que les termes « propre » et « personne » puissent coïncider. La « personne », parce qu’elle est relation, et donc transitive, ne peut se vivre en propre. D’où le fait que le « je » soit transitif. Or, Maître Eckhart opère ici un tour de force. Placer sous le patronage de Platon, la notion de « pureté » (lûterkeit) qui dépasse l’opposition entre transcendance et immanence : « ni dans le monde ni hors du monde » (niht in der werlt noch uzer der werlt). Cette pureté est l’abîme qui n’appartient en propre à personne. La pureté est la non-propriété par excellence, car tout ce qui est propre scinde l’Unité et la disperse. Cette non-propriété va jusqu’à supprimer le partage entre monde et non-monde. Elle enlève toute ligne de démarcation possible entre une vie en elle-même et le monde. Eckhart prend donc Platon à partie pour évoquer le contraire du Khôrismos. Ainsi, la vie subjective de Dieu se répand-elle dans le monde en l’engendrant. Tous les hommes sont appelés à être des fils dans le Fils, et donc à se retrouver dans l’ego de Dieu. Une telle proposition éclaire l’intuition géniale de Michel Henry tout en la critiquant anticipativement. Une phénoménologie de la filiation est éminemment eckhartienne. La relation entre l’engendrement divin et l’engendrement humain est donc à mettre en évidence. Or, en interprétant le Principe comme l’engendrement d’un Soi à partir de la Vie, Michel Henry ne s’empêche-t-il pas de considérer jusqu’au bout ce qu’est la pureté eckhartienne ? Le phénoménologue de l’immanence a découvert que l’unité pure de l’essence se déterminait par une donation absolue, invisible, car ne correspondant à aucun contenu fini. Négativement, cette pureté est déterminée par l’exclusion. Mais l’exclusion de quoi ? S’il 340 M. ECKHART, Sermon 28. Ego elegi vos de mundo, DW II, p. 68, AH I, p. 234. 238 s’agit de toute l’essence, alors la donation n’est-elle pas exclue elle aussi, et avec elle, la possibilité de fonder le monde ? Si, par contre, c’est la contrariété de la donation, c’est-àdire la possession, ou l’appropriation, alors le lien entre l’invisible et le visible ne se fait-il pas plus évident ? L’invisible pose le visible dans la donation. Mais le visible reste le monde visible tant qu’il résiste au don. En se donnant totalement, tel qu’il est fondé, le visible rejoint son Fond. Là, il perd la visibilité de la représentation en image, pour trouver une nouvelle manifestation, sans image, totale, une. Or, selon le dire de Michel Henry, par l’ipséité qu’elle engendre, « la Vie se saisit et s’empare de soi341 ». Ce lexique de l’étreinte, du saisissement, de l’emparement, se situe dans la logique de la possession de soi. La vie, mouvement sans sujet, se donnerait à être prise, saisie. Dès lors, l’acte primordial du sujet, à l’inverse de la vie se donnant, serait la possession. C’est précisément cette dualité entre vie donnant et sujet saisissant qui est à proscrire si nous voulons percevoir la spécificité de la pensée de Maître Eckhart. Parce qu’il est indissociable de la Vie, l’ego se donne. Sans cela, il est impossible d’entendre le murmure de la Vie trinitaire. Dès que nous considérons l’acte de la Personne divine comme une saisie, il devient impossible de percevoir comment trois Personnes peuvent vivre à même une seule essence. Au contraire, si l’acte de chaque Personne est le don sans réserve, alors une logique du don se fait jour, qui permet de laisser tomber le clivage habituel de la pensée. L’ego et le sum vivent à même le don. Ainsi en est-il du Père, se donnant sans cesse. Ainsi en est-il du Fils, un « je » toujours donné, puisqu’il est engendré comme tel. Ainsi en est-il de l’Esprit, jaillissant comme « je » du don réciproque du Père et du Fils. Seule une Vie subjective divine sur le mode de la donation, explique le passage de la bullitio à l’ebullitio, c’est-à-dire le fait que Dieu demeure en lui-même là même où il sort de lui. Demeurer ou sortir est le même acte : le don. A l’inverse, dans une pensée de la possession, laquelle par ailleurs ne peut jamais se penser sans un don préalable, demeurer et sortir sont en opposition. Sur ce point, Hegel, Heidegger et Henry présentent des versions différentes de la même dualité : désappropriation et appropriation (Hegel), appropriation désappropriante (Heidegger), donation originaire de la vie qui met en possession de soi (Henry)342. Maître Eckhart rompt avec cette dualité. S’il l’avait davantage perçu, Michel Henry aurait sans doute articulé éthique et ontologie sur le mode de la donation. Il a effectivement vu combien la seconde naissance se manifeste par un refus de l’homme de 341 342 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 76. M. HENRY, Incarnation, p. 263. 239 vivre selon « le système de l’égoïsme343 », à savoir de vivre comme possesseur de son « moi ». C’est précisément en s’oubliant, comme le remarque Michel Henry, que le « moi » s’ouvre à sa véritable identité ontologique : « Oublieux de son Soi dans l’agir miséricordieux, il n’est plus rien d’autre en ce nouvel agir que sa donation à lui-même dans l’Archi-Donation de la Vie absolue et dans son Archi-Ipséité344 ». L’Oubli est surmonté par un oubli. Le dualisme donation-possession aurait alors été remplacé par une modalité nouvelle du « Je Peux ». Pour le Fils, « Je Peux » est vécu comme un don toujours offert, une donation perpétuelle. En raison même de cette modalité, un souffle est sans cesse donné qui active chaque œuvre. L’expression : « Passez tous à moi » pourrait laisser entendre que tout « je » devrait quitter le transit pour s’établir dans une fixité. Ce serait à nouveau oublier que « la relation ne transite pas dans la substance » mais que la substance même est transitive. Autrement dit, pour passer du devenir à l’éternité, le Christ exhorte tous les ego(s) humains à vivre comme lui, c’est-à-dire sur un mode tellement transitif qu’il en devient substantiel. D’où l’usage du terme ego pour désigner la pure unité de la relation et de la substance, c’est-à-dire d’une vie essentielle sur le mode personnel : persônliche wesen. C’est précisément en cela que le Christ se révèle comme Verbe de Dieu. L’inséparabilité ontologique du mode personnel et du mode substantiel ne rend-elle pas inutile toute recherche d’un mode « im-personnel » ou « a-personnel » ou « non-personnel » qui serait plus profond345 ? Eckhart, quant à lui, ne fait pas usage de ce vocabulaire qu’il n’aurait pas eu de mal à inventer. Et pour cause, il est entrain de révéler que Dieu est Ab-grund en raison même de sa vie personnelle. En effet, seule la vie personnelle entraine la discrétion ou la discontinuité, d’où l’impossibilité pour tout ego de tomber sur une substance propre. Il y a donc contradiction à vouloir trouver un « fond sans fond » impersonnel. En cherchant à fonder la vie divine en deçà du mode personnel, on cherche à nouveau un fond continu en deçà du discret. Evincer le personnel de l’ego, c’est le faire revenir à une modalité de Grund sans Ab-grund. Or, Dieu est « un tout 343 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 185. Ibid., p. 214. 345 Voir J. CASTEIGT, « ‘Ni Conrad, ni Henri’ Le fond de la personne est-il personnel, impersonnel ou sans fond dans les sermons allemands de Maître Eckhart ? », Archives de Philosophie 76, 2013, p. 425-440. Cet article passionnant aborde ce point controversé de la pensée eckhartienne. En montrant le lien entre l’anthropologie et la christologie chez Eckhart, Julie Casteigt maintient finalement la polarité entre le personnel et l’apersonnel (Ibid., p. 439). 344 240 sans tout346 » parce qu’il est personnel. Seule la discrétion relationnelle au cœur de l’Un fait qu’il soit autre que « l’un continu, d’un seul tenant » de Parménide347. Or, c’est là tout le paradoxe qu’en raison de sa discrétion, l’ego se dit de manière unitaire, qui le fait paraître impersonnel. Autrement dit, l’autre ego ne peut apparaître dans le langage ou dans le texte, sinon il deviendrait aussitôt un thème, un objet de pensée. Toute la mystique eckhartienne consiste à dire le contraire. L’Autre est à rencontrer sous la modalité de l’ego. Il ne peut jamais être thématisé par le Même. L’enjeu de cette rencontre est la demeure réciproque : « Dieu est l’amour et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». Il existe une différence entre les choses spirituelles et les choses corporelles. Chaque chose spirituelle peut demeurer dans l’autre, mais aucune chose corporelle ne peut demeurer dans l’autre. L’eau est certes dans un tonneau et le tonneau l’entoure, mais l’eau n’est pas où est le bois. Ainsi aucune chose corporelle ne peut être dans l’autre, mais chaque chose spirituelle est dans une autre. Chaque ange est dans l’autre avec toute sa joie, avec toute sa félicité et avec toute sa béatitude aussi parfaitement qu’en lui-même. Et chaque ange avec toute sa joie et avec toute sa béatitude est en moi ainsi que Dieu lui-même avec toute sa béatitude et je ne le reconnais pourtant pas348. Maître Eckhart propose ici une leçon dont la phénoménologie peut tirer un grand profit. Il distingue les choses spirituelles et les choses matérielles par l’interpénétration (une dans l’autre) et la juxtaposition (aucune dans l’autre). Si, la demeure réciproque est le mode substantiel de l’amour, il en résulte que nous sommes devant une unité, dans laquelle il y a pourtant des réalités distinctes. Comme cette distinction ne peut pas être du mode substantiel, lequel assure l’unité, elle ne peut être que du mode relationnel. La différence entre les choses spirituelles et matérielles est donc que seules les premières vivent selon l’unité du mode relationnel et substantiel. L’homme, corps et âme, se trouve à l’articulation des deux modes : déjà interpénétré par la vie spirituelle, il est toujours attaché à la vie matérielle. D’où son incapacité à reconnaître que Dieu lui-même demeure en lui. C’est dire combien la vie de l’esprit englobe la vie matérielle et non l’inverse. S’il y a une jouissance dans la vie divine, elle est avant tout relationnelle. L’étreinte dont il s’agit est donc celle d’un don total, d’une communion tellement forte entre deux Personnes, qu’une Personne-Don en jaillit : l’Esprit Saint. Là où le don total, une interpénétration joyeuse se vit, qui n’a rien à voir 346 M. ECKHART, Sermon 63, DW III, p. 82, AH III, p. 29, cite dans Ibid., p. 437. PARMENIDE, Fragm. VIII, 6. 348 M. ECKHART, Sermon 63, DW III, p. 99, AH III, p. 37, cite dans J. CASTEIGT, « ‘Ni Conrad, ni Henri’ Le fond de la personne est-il personnel, impersonnel ou sans fond dans les sermons allemands de Maître Eckhart ? », p. 436. 347 241 avec le saisissement d’une vie qui confèrerait un pouvoir. Il n’y règne que liberté. Etre libre ne signifie nullement pouvoir faire ce que je veux parce que je détiens mon « je peux ». La liberté est la vie sans entrave, parce que totalement désappropriée. La liberté consiste à vivre sans obstacle en pénétrant toutes choses. La vie spirituelle est libre, comme l’Esprit Saint. Elle est sans bord parce que personnelle. Elle est ego pur. C’est la relation qui fait de la vie spirituelle sa discrétion et donc sa capacité à se donner et s’interpénétrer. Tandis que la vie matérielle, rivée au bord, ne peut se donner. Privatisée, elle est privée de totale donation. D’où chaque ego humain est invité à se débarrasser de son individualité s’il veut devenir entièrement personnel. Aussi, à proprement parler, devrions-nous dire que, dans la temporalité, aucun humain n’est encore pleinement ego. Une Percée doit encore avoir lieu. Cette Percée ne consiste pas à passer de l’autre côté, comme s’il s’agissait d’un port fixe, mais de percer pour percer. La Percée de l’ego est la transitivité éternelle. L’ego vit sur le mode éternel du durchbruch, toujours en traversée vers l’autre et traversé par lui. Assumé en Christ, plus aucun ego humain n’est désormais enfermé en soi. La Percée de l’ego est effectuée une fois pour toutes. Non seulement entre Dieu et l’homme mais encore entre tous les hommes. Tous les ego(s) sont donc appelés à s’interpénétrer dans une seule essence qui est Dieu lui-même. Cette interpénétration ne peut aller de pair avec quelque vue théorétique que ce soit. Là où je suis dans l’autre et l’autre en moi, dans une Percée réciproque de l’ego, comment pourrais-je encore le voir objectivement ? Si Eckhart distingue Gott et Gottheit, c’est justement pour faire droit à cette dimension discrète de la manifestation en Dieu. Parler de « Dieu » comme une entité unie risque de le poser comme un continuum essentiel abstraction faite de la discrétion personnelle. Au contraire, parler de « Déité » permet une approche plus respectueuse du caractère toujours insaisissable de Dieu irréductible à toute représentation. La Déité est présence. Comme il n’y a pas de sum sans ego, toute la manifestation de la Déité est « auto-manifestation », « auto-donation ». La Déité n’est jamais accessible comme « objet » mais toujours comme « sujet » qui se révèle lui-même : « Je suis ». Cette révélation est « auto-affection », si nous entendons par là qu’elle se dit sans mots articulés dans l’intériorité de la vie. La vie elle-même véhicule le Logos, qui est à la fois « Dieu et auprès de Dieu » (deus et apud deum) (Jn 1, 1). Ainsi la « vie » (zoè) qui advient aux hommes porte-t-elle toujours en elle cette « lumière » (phôs) interpersonnelle (voir Jn 1, 4). Préserver ce caractère interpersonnel de la vie, est aussi la 242 manière d’éprouver en quoi elle est si pathétique. L’Ipséité est toujours déjà marquée par une altérité originaire. Dès lors, « la relation du Soi à lui-même » nécessite une épreuve. Etant donné que la Vie ne peut jamais se refermer dans une seule Ipséité, mais qu’elle est procès incessant dans lequel les Personnes se posent mutuellement, elle suppose une véritable mort à soi. Suivre le Christ dans sa mort, consiste en fait à ratifier le don que chaque étant est à soi-même. Se vivre comme étant donné. Donné à soi par la naissance dans le monde, tout vivant peut accéder à sa naissance dans la vie. Les deux naissances ne s’excluent pas. Sans la première, la seconde est impossible. Le don de la vie s’opère selon une double salve. Un premier don est la possibilité d’un second don qui parfait le premier. 243 TROISIEME PARTIE CONTRECOUP PHENOMENOLOGIQUE 244 § 23. Lutter avec l’irréductible Non sans luttes et opiniâtres efforts. Une seule reproduction pendait au mur de son bureau, le tableau de Rembrandt : Jacob luttant avec l’ange. X. Tilliette1 Entre Maître Eckhart et la phénoménologie, un « combat amoureux » s’est engagé2. Toute confrontation véritable n’a rien d’une simple « réfutation » à partir d’une position inébranlable. Les adversaires sont aussi des partenaires dans la mesure où ils s’apportent une « aide mutuelle » dans l’approche de « la chose même »3. A lire Heidegger, Derrida et Henry, nul doute que la pensée de Maître Eckhart ne les ait pas laissés indemnes. Pourtant, force est de constater que chaque phénoménologue s’est fait du Rhénan un allié dont le profil ne pouvait correspondre à celui des autres. Entre Heidegger et Henry, nous assistons, presque médusés, à un Eckhart contre Eckhart qui laisse présumer que la « chose même » est encore loin d’être atteinte. Chez Derrida se trouve une position intermédiaire entre transcendance et immanence parce qu’il ne tranche pas entre temporalité et ego absolu. Cet entre-deux aporétique a aussi la folle sagesse, ou la sage folie, d’envisager l’impensable relation à l’autre au cœur du même. En laissant affleurer la trace de la pensée du maître dominicain : la discrétion de l’alius dans l’ego, notre but n’est pas de mettre un terme à la lutte entre Eckhart et la phénoménologie. Tout au contraire, si nous avons souligné la répulsion (Deuxième partie) au cœur de l’attraction (Première partie), l’objectif est de relancer une approche plus serrée de la chose même (Troisième partie). Cette troisième partie n’a rien d’une synthèse qui viendrait surmonter l’opposition d’une thèse et d’une antithèse. Si « architectonique » il y a, nous n’entendons nullement proposer 1 X. TILLIETTE, Petite initiation à la phénoménologie husserlienne, Paris, Polycopié du Centre Sèvres, 1996, p. 4647. 2 E. FALQUE, Le combat amoureux. Disputes phénoménologiques et théologiques, Paris, Hermann, coll. « De visu », 2014. 3 « Dans le champ de la pensée essentielle, toute réfutation est un non sens. Le combat entre les penseurs est le ‘combat amoureux’ qui est celui de la chose même. » (M. HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, dans : Questions III, p. 110, citée en exergue de ibid.). 245 un « système »4. La Percée est a-systématique. Contrairement à toute preuve, elle advient dans l’épreuve. C’est une lutte. Le corps à corps qui s’est engagé entre la pensée de Maître Eckhart et la phénoménologie demande à être poursuivi par un troisième round. Cette fois, nous choisissons les adversaires-partenaires en confrontant Husserl avec Maître Eckhart. Bien qu’il n’ait pas historiquement eu lieu, ce corps à corps n’en est pas moins un vrai corpus à corpus. Puisque les œuvres survivent à ceux qui les ont rédigées, indépendamment même de leurs intentions, rien ne nous interdit de mettre en œuvre ce combat amoureux. Husserl y est convoqué comme champion capable de mener le combat vers la chose même sans délaisser ni l’ego (comme le fait Heidegger), ni la temporalité (comme le fait Henry) et en osant dépasser l’aporie (comme ne le fait pas Derrida). Bref, Husserl est choisi comme le phénoménologue à partir duquel peut être envisagé la percée de l’ego. Le lieu du combat n’est donc pas d’abord la question de Dieu mais la donation même de l’ego. « Dieu » (Gott) étant mis entre parenthèses tant chez Eckhart que chez Husserl, il ne reste que la voie de la « Déité » (Gottheit). Délaissant toute tentative de constitution de « Dieu » par la conscience, notre étude déporte délibérément la phénoménologie vers une approche dans laquelle Husserl ne s’est jamais engagé5. Husserl et Eckhart ont vraiment en commun de chercher à mettre à nu l’ego sans faire l’impasse du processus qui y conduit. Cependant, dans deux contextes culturels différents, leurs approches n’aboutissent pas au même résultat. Le médiéval ose une radicalité que ne s’autorise pas le précurseur de la phénoménologie. Sa méthode, pourtant étrangement contemporaine de celle dont use déjà Eckhart (voir § 24), l’empêche d’oser la Percée. Mettre le doigt sur ce qui pourrait lever cet empêchement est l’enjeu de ce combat amoureux. Le fond de cet enjeu est peut-être justement l’auctoritas de laquelle l’un et l’autre se réclament. La méthode quasi similaire ne produit pas le même fruit lorsque l’autorité est la raison humaine ou la raison divine. Mais, sont-ce vraiment deux raisons différentes ? Dans 4 Par « architectonique », Kant désigne « l’art des systèmes » (E. KANT, Critique de la raison pure, AK III, 538). Animée par un principe unitaire, la raison ne peut se satisfaire d’additionner ses connaissances les unes à côté des autres comme une sorte d’amas (coarcervatio). La raison éprouve la nécessité d’articuler (articulatio) ses diverses connaissances les unes par rapport aux autres, et par rapport à un tout, ainsi que par rapport à une fin. Notre « architectonique » a ceci de différent par rapport à Kant que le pôle d’unité de la raison se trouve dans l’ego caché divin au cœur de l’ego. 5 L’absence de toute « christianisation de la phénoménologie avec Husserl » (E. HOUSSET, Husserl et l’idée de Dieu, op. cit., p. 216) est entièrement dépendante d’une pensée de « Dieu » comme « Idée ». Cette voie historiquement reconnue laisse libre la possibilité d’approcher phénoménologiquement la question de Dieu à partir de la donation de l’ego. 246 son œuvre, Eckhart ne se réclame pas d’une tutelle magistérielle, car elle serait une médiation, mais d’une relation immédiate à la Raison (Logos) qui habite en lui. Husserl, quant à lui, se réclame de la Raison absolue. La lutte consiste alors à vérifier la modalité de l’usage de la raison en l’homme. Ce combat n’est pas externe au texte eckhartien lui-même. Il se joue en son sein. C’est précisément parce que son œuvre exprime la tension paradoxale qui se joue au sein de chaque ego que Maître Eckhart est passionnant pour l’homme actuel. Il faut cependant dire que, malgré tout l’effort de traduction du langage universitaire vers le langage populaire (remarquons que c’est presqu’exclusivement ce dernier que retient la phénoménologie), la pensée eckhartienne reste encore très énigmatique. Ce caractère en fait l’attrait, mais offre aussi la possibilité de l’interpréter chacun à sa guise, ce dont ne se privent pas nos contemporains. Proposer une lutte entre Eckhart et Husserl est une manière d’offrir une rigueur de pensée pour un discernement. La phénoménologie a surtout pour atout une mise en lumière de ce qui est dans un langage scientifique qui correspond à notre culture actuelle. Un discernement en forme de va-et-vient est donc attendu à l’issue de ce combat. Qu’en est-il de la rationalité husserlienne à la lumière d’Eckhart, et vice-versa, qu’en est-il de la rationalité eckhartienne à la lumière de Husserl ? Comme ce combat, les deux adversaires vont se rouler dans la poussière. Au cœur de cette mêlée, tantôt l’un occupera le devant de la scène, tantôt ce sera l’autre. Nous passerons d’Eckhart à Husserl sans planifier ces passages, en nous livrant à la lutte. Ce va-et-vient imprévisible fait état de l’épreuve qui se joue. S’il nous fait assister à un déplacement de la phénoménologie husserlienne, la pensée eckhartienne n’est pas épargnée non plus. L’affinement des outils phénoménologiques husserliens peut être mis au service d’un déploiement de la pensée du maître médiéval. Il pourrait en advenir une « divine surprise » (voir § 27). Nous ne nous priverons donc pas de cet exercice. Dans ce choc-en-retour, Eckhart comme Husserl sont appelés à quitter leurs secteurs respectifs. Sans cela, une nouveauté ne pourrait jaillir. Résultat inattendu donc, mais architectonique tout de même. Sans méconnaître que c’est la logique qui domine la pensée husserlienne, nous poursuivons la structure tripartite en déployant une méta-physique, méta-logique et méta-éthique6. Deux 6 Notre reprise de la tripartition métaphysique-métalogique-métaéthique de L’étoile de la Rédemption (F. ROSENZWEIG, Der Stern der Erlösung, Martinus Nijhoff, 1976, trad. fr. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, L’étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982) s’accompagne d’un déplacement de démarche. L’unité de la pensée et de l’être n’est pas pour nous à proscrire mais à replacer dans une modalité nouvelle qui est révélée. D’où un autre usage du préfixe « méta » souligné par la typographie méta-physique, méta-logique, méta-éthique. 247 raisons majeures sont à l’origine de ce choix : primo, une cohérence de l’ensemble du travail ; secundo, un garde-fou contre toute tendance monopolisatrice du discours soit vers la physis, le logos ou l’ethos. Pour appuyer le contrecoup de Maître Eckhart sur la phénoménologie, la tripartition philosophique est mise à l’enseigne de la célèbre triade du sermon Beati pauperes spititu, « sans avoir », « sans savoir », « sans vouloir »7 : « Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien et n’a rien8. » Dès ses premiers pas, la philosophie ne s’est pas présentée uniquement comme une voie théorique vers la vérité. La seule évocation de Socrate suffit à le rappeler. Pierre Hadot aimait à le souligner : « dans le dialogue ‘socratique’, la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle9. » Tout accès à la vérité exige de se rendre vrai soi-même. Pour connaître une chose, il faut se rendre semblable à elle. Transposant l’adage aristotélicien, Eckhart affirmait que seul le juste était apte à connaître la justice. Or, c’est précisément ce chemin de la praxis qui est douloureux. S’il est un renouvellement possible de la métaphysique, ce dernier ne peut s’opérer sans une éthique de la logique. Husserl l’a reconnu. Ce chemin de la praxis prend racine dans une foi inébranlable dans la capacité cognitive de l’humanité : Le scepticisme à l’égard de la possibilité de la métaphysique, l’effondrement de la foi en une philosophie universelle qui servirait de guide à l’homme nouveau, cela signifie très exactement l’effondrement de la foi en la ‘raison’, comprise dans l’opposition établie par les Anciens entre Epistèmè et Doxa. C’est elle, la raison, qui donne sens de façon ultime à tout ce qui prétend être, à toutes « choses », « valeurs », « buts », en ce qu’elle les rapporte normativement à ce qui, depuis les débuts de la philosophie est désigné par le terme « Vérité » - vérité en soi – et corrélativement par le terme « Etant » - ontôs on. Du même coup tombe également la foi en la raison « absolue », d’où le monde tire son sens, la foi en un sens de l’histoire, en un sens de l’humanité, en sa liberté comme la capacité de l’homme à pourvoir d’un sens rationnel son existence individuelle et collective. Que l’homme perde cette foi, cela veut dire ni plus ni moins qu’il perd la foi ‘en lui-même’, en l’être véritable qui lui est propre, lequel n’est pas toujours déjà sa possession, quelque chose qu’il aurait dans l’évidence du ‘Je 7 Nous avons optés pour la tripartition : Chap. I : Méta-physique « sans avoir », Chap. II : Méta-logique « sans savoir », Chap. III : Méta-éthique « sans vouloir ». Mais, la permutation est ici de mise : la méta-physique est aussi bien « sans savoir » et « sans vouloir », la méta-logique « sans avoir » et « sans vouloir », et la métaéthique « sans avoir » et « sans savoir ». 8 M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, TS, p. 349. 9 P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1955, p. 154. 248 suis’, mais quelque chose qu’il n’a et ne peut avoir que sous la forme d’un combat pour sa vérité, un combat pour se rendre lui-même vrai10. Perdre la foi en la raison signifie pour Husserl déchoir de l’humanité. Bien que l’ego cogito assure un point d’évidence apodictique, il ne signifie nullement que l’homme se possède en vérité comme un « je suis ». Au contraire, la recherche de la « vérité en soi », qui correspond à ce qui est vraiment (ontôs on), ne peut aller sans un combat de l’homme « pour sa vérité » propre. Révélation de l’être et de la liberté de l’ego, et même de la société des ego(s), ne sont guère dissociables. Assurément, Husserl place une confiance sans bornes dans la raison, qu’il qualifie d’ « absolue ». Aussi, par combat, entend-il avant tout déjouer les pièges d’un « prétendu être » s’affirmant, sans l’avoir éprouvé comme évident, dans la doxa. Chez Husserl, cette foi en la raison se heurte pourtant à l’impossibilité de réaliser l’unité totalisante qui est, précisément, la prétention de la raison absolue. Quelle pourra donc bien être la réduction ultime vers l’unité ? Il en va de la capacité de l’ego à remonter à son jaillissement originaire. L’ego transcendantal arrive-t-il à se réduire à lui-même, à savoir s’unifier à sa propre donation ? Non, Husserl tente de surmonter l’épreuve en concevant une « monadologie ». Mais, de ce fait, ne quitte-t-il pas le sol de l’expérience de la donation du flux du vécu pour un échafaudage métaphysique en porte-à-faux avec sa propre méthode ? Qu’on le veuille ou non, il faut bien l’avouer : la donation résiste à la réduction. Jean-Luc Marion en a fait la monstration, la donation est plus originaire que la réduction. La donation précède (phénoméno-)logiquement le rapport entre intention et intuition. Autrement dit, « la percée implique que l’intuition donne plus qu’il n’y paraît 11 ». Cette Percée est donc un élargissement par rapport à la position kantienne. L’enjeu est la possibilité d’un remplissement intuitif. Pour que la présence déferle, une donation « sans limite », « sans condition » et « sans réserve » est désormais possible12. Et Marion de souligner combien Derrida constate à quel point le « pas en avant » vers la signification de la présence s’accompagne chez Husserl d’un « pas en retrait »13. La Percée audacieuse est aussi « reculade ». La signification se dispense de la présence et donc de l’être. Husserl se refuse à sa propre Percée en n’accompagnant pas l’élargissement jusqu’au bout. Il aurait fallu pour 10 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, § 5, p. 18. 11 J.-L. MARION, Réduction et donation, op. cit., p. 21. 12 Ibid., p. 29. 13 Ibid., p. 35. 249 cela se maintenir au cœur même de l’intuition. On assiste à un élargissement inverse : « la signification outrepasse, et de beaucoup, le champ, pourtant d’ensemble, de l’intuition14 ». Percée réfrénée, percée inversée. Entre donation et réduction, il y a contradiction. Heidegger tente d’éviter l’opposition en transformant la réduction à la conscience par un retrait à l’être. Est-ce là la solution ? Dès lors, l’ego supprimé comme pôle unitaire, l’instance unitaire s’est déportée du Dasein vers le Sein. L’unité est inaccessible à l’homme. Plus aucune Parousie possible. L’absoluité de l’Être, comme telle, est contredite par la différence ontologique qui le relativise 15. La seule manière de s’en sortir est que la réduction soit ellemême transformée, non pas en retrait, mais en donation. Mais une telle transformation exige une véritable conversion. C’est le lieu d’un combat. Toujours et toujours, Husserl a cherché le moyen de vaincre l’irréductible. Mais la victoire ne s’est pas située du côté de la réduction : Le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète. Voilà pourquoi Husserl s’interroge toujours de nouveau sur la possibilité de la réduction16. Cette affirmation de Merleau-Ponty jette une lumière vive sur la tension intestine qui parcourt le travail husserlien. Comment poursuivre le projet phénoménologique lorsque la réduction elle-même devient un obstacle ? Il s’agit là d’un combat radical. Si tant est qu’il est une sorte de connivence entre ce qui nous habite et les objets ou œuvres d’art dont nous nous entourons, alors le tableau de Rembrandt : Jacob luttant avec l’ange17, n’était-il pas constamment devant Husserl pour approfondir cette méditation : comment lutter avec l’irréductible18? La clef de l’énigme de l’ego était sous ses yeux, non conceptuellement, mais 14 Ibid., p. 50. « Peut-on transporter à l’Être pris absolument les caractères d’un Dasein qui ne se pense comme tel que par son opposition et sa relation à l’étant ? Il le faut, semble-t-il, si l’on veut maintenir, en effet, que le Dasein participe à l’Être, est le gardien de l’Être. Dès lors, par quoi, et en quoi, l’absoluité de l’Être pourrait-elle être exprimée, si l’on ne se borne pas à dire : « l’Être est ce qu’il est » ? Dans ce dernier cas, on supprime toute communication ou tout passage entre le Sein et le Dasein. » (J. NABERT, Le désir de Dieu, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 1966, p. 133). 16 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. VIII. 17 Comme nous le rappelle E. Falque en citant X. Tiliette (Petite initiation à la phénoménologie, p. 46-47), Husserl avait accroché le tableau du combat de l’ange, non pas celui de Delacroix, mais celui de Rembrandt (E. Falque, Combat amoureux, § 1). 18 Nous nous permettons de reprendre, en le modifiant, le titre du bel article de J.-L. CHRETIEN : « Comment lutter avec l’irrésistible ? », dans : Corps à corps. A l’écoute de l’œuvre, Paris, Les Editions de Minuit, 1997, p. 11-24. A travers une belle description du tableau de Delacroix, éclairée par des œuvres poétiques, dont celle de Rilke, l’a. nous montre comment une défaite se change en victoire. Nous retiendrons cet enseignement fondamental. 15 250 métaphoriquement. Pour passer le torrent du Yabboq, Jacob a reçu un nom nouveau (Gn 32, 29). Le nom de l’ange, quant à lui, ne lui a pas été révélé. Etrange combat dont on ne sait finalement celui qui en sort victorieux. Le poème de Rilke relève le paradoxe : « Sa croissance, c’est être le profondément vaincu par le toujours plus grand » (Sein Wachstum ist : der Tiefbesiegte/von immer Grösserem zu sein)19. Voilà l’enseignement. Face à l’irréductible, le combat s’achève par une défaite victorieuse. Condition sine qua non pour passer le torrent. Ici le Yabboq, là le Rubicon. Il s’agirait d’opérer une véritable conversion de l’intérieur même de la phénoménologie. Accepter la présence de l’irréductible comme l’originaire. Cesser de faire violence à la donation et s’abandonner à elle. Une telle attitude ne serait-elle pas phénoménologique ? Répondre négativement à cette question reviendrait à amputer tout un pan de la phénoménologie. Il faudrait exclure toute l’œuvre de Heidegger après la Kehre. Le tournant correspond précisément à une conversion radicale au sein de la lutte philosophique. Rappelons-nous les pages denses de cette expérience : A l’action violente du plus inquiétant appartient cette outre-cuidance (qui est en vérité un suprême hommage) ; celle qui consiste, la perdominance apparaissant, à lui refuser toute ouverture, et, par là, à la tenir en échec par violence, à se trouver à sa taille, du fait même qu’à son omnipotence le site de l’apparaître reste fermé. Mais, refuser une telle ouverture en face de l’être ne signifie pour l’être-Là rien d’autre que : renoncer à sa propre estance. Ceci exige de sortir de l’être, ou bien de ne jamais entrer dans l’être-Là (…) C’est ici que se montre la plus inquiétante possibilité de l’être-Là : en exerçant la suprême violence contre lui-même, briser la prépotence de l’être. L’être-Là n’a pas cette possibilité comme une issue vide, il est cette possibilité, en tant qu’il est ; car, en tant qu’être-Là, il faut bien que, dans tout faire-violence, il se brise sur l’être20. Dans son combat violent pour la compréhension, l’être-Là finit par se briser sur l’être. Ce ‘crash’ se termine par la reddition du Dasein au Sein. La défaite se commue pourtant en victoire : « C’est le non-être-Là qui est la plus haute victoire de l’être » (Nicht-dasein ist der höchste Sieg über das sein)21. La leçon est à retenir. Ce n’est pas par un geste de compréhension mais par un geste d’abandon que la possibilité s’est ouverte. Là où le prendre se commue en donner, l’aporie tombe. Heidegger avait perçu combien, chez Hegel, la raison ne pouvait faire apparaître l’Absolu en le « posant », mais seulement en devenant passif de sa propre action. L’Absolu ne se laisse pas capter, mais seulement recevoir. 19 R.-M. RILKE, « Der Schauende », Das Buch der Bilder, II, 2, trad. Legrand, Rilke, Œuvres, t. II, Paris, 1972, P. 151, cité dans : J.-L. CHRETIEN : « Comment lutter avec l’irrésistible ? », Corps à corps, p. 12. 20 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), p. 135, trad. fr., p. 181-182. 21 Ibid., p. 136, trad. fr., p. 182. 251 Auffängen contre empfängen. Adaptant ce combat sur son terrain phénoménologique, Heidegger a adopté le sich-lassen eckhartien comme mode même de manifestation de l’être. Un nouvel usage de la raison est ici en cause. En se démettant de son pouvoir actif, et en devenant passive de ce qu’elle n’est pas (Nicht-Dasein), la pensée atteint ce qu’elle ne pouvait atteindre (le dévoilement du Sein). La Kehre est une Umkehrung. Le « tournant » est un véritable « retournement ». Heidegger n’ouvre-t-il pas la voie d’une possibilité nouvelle pour la phénoménologie ? Oui, mais à condition d’un autre déplacement. En désertant l’ego, le Dasein se trouve expulsé de l’intériorité. Selon Heidegger, rester dans l’ego signifie ne pas pouvoir quitter le mode représentatif lié à l’intentionnalité. Même si l’intentionnalité est un « tourné vers », elle semble toujours devoir aboutir à une essence, ou un eidos descriptif qui se situe devant le regard. Or, nous avons vu que Maître Eckhart déploie une pensée de l’ego dans laquelle la pensée représentative est dépassée. La structure de la Bildung est fondée dans une unité de l’image et de ce dont elle est l’image. Là, le « tourner vers » ne s’arrête plus à aucune image, mais se laisse engendrer comme image. Si donc, nous voulons faire valoir la contemporanéité de Maître Eckhart et de la phénoménologie, nous avons à transférer l’acte heideggérien au cœur de l’acte husserlien. C’est en effet dans l’épochè que se situe la contemporanéité. L’ego se verra opérer (ou plutôt être opéré par) une ultime réduction : la réduction inversée. L’autre nom de cette réduction, son nom eckhartien, est la Percée. Que se passerait-il si, à l’instar du Dasein, l’ego osait se livrer à sa « plus inquiétante possibilité » (unheimlichste Möglichkeit)22 ? Un tournant, un retournement, une conversion. Comme le Dasein a osé le Nicht-Dasein, l’ego, s’il veut acquérir la plus haute victoire, ne peut que risquer le Nicht-ego. Or, au passage de ce Yabboq, nous retrouvons Maître Eckhart. Personne ne peut se trouver là où est l’ego, sinon celui qui est devenu « boiteux » (claudus) comme Jacob à l’issue du combat : Jacob devint boiteux et fut appelé Israël. Introduis ici. Note : il n’y a personne où je suis d’autre que moi. Ioh 12, 26 : « Là où je suis, là se trouve aussi mon serviteur ». Note comment nous sommes quelque chose de Dieu et en lui-même23. 22 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), p. 135, trad. fr., p. 181-182. « Iacob claudus factus est et vocatus Israel. Introduc huc. Nota: nemo est ubi ego, alius a me. Ioh. 12: 'ubi ego sum, illic et minister meus'. Nota quomodo sumus aliquid dei et in ipso. » (Sermo VIII, § 95, DW IV, p. 90). 23 252 CHAPITRE I : META-PHYSIQUE « SANS AVOIR » « L’être, premier en soi », qui sert de fondement à tout ce qu’il y a d’objectif dans le monde, c’est l’intersubjectivité transcendantale. E. Husserl24 La contemporanéité de la phénoménologie avec Maître Eckhart est méthodologique avant tout. Rompant avec une scolastique classique basée sur la démonstration, Eckhart développe une logique de la vérité par monstration (§ 24. Contemporanéité et différend). Le mystique spéculatif ne quitte pas l’intentionnalité mais l’approfondit par une conversion que Husserl ne peut envisager comme telle. Or, cette conversion apparaît comme la seule voie pour atteindre l’ego dans sa donation même. Cependant, cette logique nécessite que l’ego se démette lui-même de sa fonction constituante pour se retrouver engendré comme ego. Tel est l’enjeu du combat. Il est le point crucial du rapport entre la phénoménologie et la théologie. Perdre pour gagner. Être déposé pour être posé. C’est la croix phénoménologique qui sera exposée au second chapitre. Mais, avant de l’aborder, il convient de voir la tentative husserlienne d’une « dé-présentation » par laquelle l’ego se décentre de lui-même sans pouvoir toutefois prétendre à une véritable Percée (§ 25. Insuffisante dé-présentation). Quoiqu’insuffisante, cette « dé-présentation » pose les linéaments d’une sortie vers l’intersubjectivité. Elle a le mérite de déclore l’ego du solipsisme et d’une monadologie suffocante. Sans cette première sortie vers un entre-deux ego(s), il ne pourrait être question d’une interpellation de l’ego par un alter ego. Cependant, a contrario de cette voie d’ouverture, Husserl opère une tentative de saisissement de l’ego par lui-même. Cette tentative d’exhausser l’ego à l’absolu unifié par lui-même est un putsch raté. La donation de l’ego est une « merveille des merveilles » qui déjoue toute emprise de saisissement (§ 26. La merveille des merveilles). La donation est plus haute que la réduction. Pour Eckhart, la seule voie de l’unité est une passivité radicale, une Gelassenheit, pour autant qu’elle advienne après le détachement. 24 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, § 64, trad. fr. G. Peiffer et E. Lévinas, p. 133. 253 § 24. Contemporanéité et différend Que Maître Eckhart puisse aujourd’hui encore donner à penser une Percée de l’ego en phénoménologie ne pourrait se faire sans que le geste husserlien ne soit lui-même contemporain de sa démarche. Cette contemporanéité a-t-elle été suffisamment mise en lumière par Heidegger, Derrida et Henry ? L’introduction du maître rhénan en phénoménologie par Heidegger s’accompagne d’une conviction : la pensée eckhartienne diffère de la scolastique classique. Maître Eckhart développe une analogie de l’être originale qui déjoue les pièges de l’alternative entre l’équivocité et l’univocité. A la fois « être » et « au-delà de l’être », Dieu n’est pas un « être au-delà de l’être ». La distinction de Thomas d’Aquin entre l’esse commune et l’esse divinum est supprimée. Les créatures n’ont d’autre être que celui que Dieu leur communique immédiatement. C’est pourquoi il est quelque chose d’incréé dans l’âme (etwaz in der sêle). Etant donné que la causalité est intériorisée, c’est dans le même flux que la créature reçoit l’être et la lumière. Les deux sont indissociables. L’être est lumineux. La lumière est être. L’intériorisation de la cause est en même temps un choix épistémologique : l’être est l’être vrai. Pour Eckhart, la logique est aussitôt ontologie. Or, tel est précisément le geste husserlien. Autant il est vain de vouloir rétablir un réalisme à partir de l’idéalisme husserlien, autant il est vain de se poser la question d’une priorité de l’être ou de l’intellect chez Eckhart. Opposer idéalisme et réalisme relève d’une épistémè différente pour laquelle l’être et l’intellect, bien qu’issus d’une seule cause, sont néanmoins face à face. Or, ce face à face disparait tant chez Husserl que chez Eckhart. Pour eux, l’esprit et la nature ne se font pas face, car la nature est dans l’esprit 25. Plus encore, l’esprit est le même être que la nature, mais tandis que celle-ci est extériorisée, celui-là est intériorisé. Dans l’esprit, l’être de la nature est lumineux par lui-même. Voilà en quoi réside leur contemporanéité. Ni chez Eckhart, ni chez Husserl, il n’est besoin de recourir à la position extérieure des choses pour les atteindre telles qu’elles sont. Il suffit d’entrer « dans le flux de la vie26 ». La manifestation de la chose comme « contenu réel » (immanent), différent de l’« objet intentionnel » (transcendant), suffit à l’atteindre dans sa réalité 25 E. HUSSERL, Die Krisis des europäischen menschentums und die Philosophie, trad. fr., op. cit., p. 96- 97. « Eckhart distingue une conception réifiante du monde de sa propre conception (...) Conscients de cette tendance à penser les choses en les dissociant, il nous faut y opposer de la résistance et entrer ainsi dans le flux de la vie, de manière intellectuelle ; nous y sommes d’emblée et toujours plongés ; la présentation réifiante de la vie nous trompe. Corriger par la pensée cette manière de voir fournirait la condition d’une possible compréhension de ce qui est chrétien par excellence. » (K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., p. 246-247). 26 254 même27. Il a là, somme toute, un déplacement de la notion de réalité à l’acte vécu plutôt qu’à la chose qui s’étale devant soi. C’est précisément là que Husserl et Eckhart sont contemporains. Plusieurs siècles avant la phénoménologie, Maître Eckhart inaugure une ontologie originale qui prolonge l’épistémologie de Thomas d’Aquin tout en lui faisant faire une révolution. Comme l’Aquinate, le Thuringien s’appuie sur la définition aristotélicienne de la vérité : « A partir de ce que la chose est ou n’est pas, un discours est dit vrai ou faux 28. » Chez aucun des deux Dominicains, cette adéquation extérieure ne peut suffire. En effet, une proposition exacte n’est pas la garantie d’une vérité. Il se peut que celui qui l’énonce ne voie pas ce dont il parle. L’aveugle peut bien parler des couleurs avec exactitude, il n’en a pas pour autant l’évidence29. Cet exemple du caecus coloribus met en lumière l’insuffisance de la vérité adéquate. Aussi, l’adéquation se redouble-t-elle d’une garantie interne : l’unum in actu. Pour que le connu soit évident, il ne peut rester à distance du connaissant. Les deux doivent faire un en acte. D’où l’adage scolastique : « le connaissant est le connu30. » Bien sûr, cela ne signifie pas que la chose soit matériellement dans l’esprit. Mais, comme le précise Jean-Luc Solerse, elle n’y est pas non plus à titre de « représentation » ou de « duplication » de l’objet31. Le connu est dans le connaissant en tant qu’« essence » (species) qui est la « similitude de la chose » (similitudo rei)32. Le même objet existe donc sur deux modes : là matériel, ici, immatériel. Thomas d’Aquin usait de la terminologie de l’intentio comme une tension vers autre chose à l’intérieur (intus tentio) même des facultés de l’intellect et de la volonté (Somme théologique, Ia, q. 14, a. 1). La chose est donc bien visée en tant qu’ « objet intentionnel » et non pas comme « une image subjective de l’être réel », comme l’affirmait 27 Voir E. HUSSERL, Recherches logiques, II, 2, § 16, p. 397-399, trad. fr., p. 201-204. ARISTOTE, Catégories, 5, 4b8, dans : M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 619, LW III, p. 540. 29 Voir THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de anima, q. 15, éd. Leonina, t. XXIV/1, Paris, Cerf, 1996, p. 135 ; M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 346, LW III, p. 294. Analyse dans J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 40-43. 30 Cet adage est le commentaire scolastique d’un principe aristotélicien : « sensibile in actu est sensus in actu, et intelligibile in actu est intellectus in actu » (ARISTOTE, De anima, III, 2, dans : THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 14, a. 2). 31 J.-L. SOLERSE, « La notion d’intentionnalité chez Thomas d’Aquin », Revue Philosophie, n°24, automne 1989, p. 13-36, ici, p. 28. 32 Cette species n’est pas ce que (id quod) mais ce par quoi (id quo) l’esprit connait la chose (THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 85, a. 2) : « C’est donc la même essence [species] qui existe dans la chose et dans notre esprit : ici, comme réalité constituante d’un être, et là, comme prédicable ; ici, sur un mode d’être concret et individuel, et là, sur un mode d’être abstrait et universel. » (J.-L. SOLERSE, ibid., p. 30). 28 255 Lévinas en opposant un peu trop hâtivement la scolastique et la phénoménologie 33. On se rappellera en effet à bon droit qu’en reconnaissant sa dette à l’égard de Brentano, Husserl ne tait pas l’influence médiévale sous-jacente à la découverte de l’intentionnalité : Tout phénomène psychique est caractérisé par ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’existence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet, et ce que nous pourrions appeler, bien qu’avec des expressions quelque peu équivoques, la relation à un contenu, l’orientation vers un objet (par quoi il ne faut pas entendre une réalité) ou l’objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en lui-même quelque chose comme objet bien que chacun le contient à sa façon34. Cette reconnaissance husserlienne n’a pas toujours été évaluée à sa juste mesure. S’il ne faut point la taire, encore faut-il la nuancer. Brentano trouve en effet dans la notion d’intentionnalité scolastique de quoi distinguer les « phénomènes physiques » et les « phénomènes psychiques »35. Pour lui, seuls les seconds sont atteints dans le vécu intentionnel. Husserl n’entérine pas cette distinction, car un phénomène interne à la conscience n’a pour lui aucun sens, mais elle lui donne l’occasion de développer une psychologie phénoménologique (Cinquième Recherche logique)36. Tout en critiquant simultanément le psychologisme et le logicisme, il effectue une refonte de la logique au sein d’une description des vécus. Les vécus sont des actes de conscience. Dans l’intentionnalité, ils sont simultanément visés et donnés. Il en va d’un déplacement de la vérité comme adéquation et évidence, à une vérité comme « évidence intuitive subjective » et « attestation objective sensible »37. La véracité d’un énoncé ne tient pas seulement à sa cohérence syntaxique mais aussi à la cohérence de cette syntaxe avec la cohérence qui se manifeste dans la donation. Cette cohérence de donation au sein du vécu (immanence) nécessite la suspension de tout jugement sur l’existence effective de la chose matérielle en dehors de la conscience (transcendance). L’intentionnalité husserlienne diffère de l’intentionnalité scolastique parce que la chose y est atteinte « en chair et en os », de manière réelle (reell), sans recours à l’existence mondaine réaliste (reale). La vérité s’atteste 33 E. LEVINAS, La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (Felix Alcan 1930) Paris, Vrin, 1978, 4ième éd., p. 71, n. 2, cité par J.-L. Solerse, ibid., p. 36) 34 E. HUSSERL, Recherches Logiques, tome deux, Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, deuxième partie : Recherches III, IV et V, trad. H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, rééd. 1993, p. 168, p. [366-367]. 35 F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, éd. O. Kraus, Leipzig, F. Meiner, 1924, trad. fr. M. de Gandillac et J.-F. Courtine, Psychologie du point de vue empirique, Paris, Vrin, 2008, p. 140s. Voir E. HUSSERL, Recherches Logiques, II, 2, op. cit, p. 165-167, p. [364-366]. 36 E. HUSSERL, Recherches Logiques, II, 2, op. cit, p. 146-147, p. [347-348]. 37 Voir N. DEPRAZ, Husserl, Paris, Armand Collin, coll. « Synthèse de philosophie », 1999, p. 16-17. 256 dans l’intuition sensible. Autrement dit, ce qui a changé, c’est l’unification de la subjectivité et de l’objectivité au sein du vécu. Il en va d’une nouvelle épistémologie dans laquelle l’être et la vérité sont donnés ensemble. L’être est donné comme manifestation : évidence et attestation. Or, telle est précisément la distinction entre l’épistémè thomasienne et l’épistémè eckhartienne. Selon Thomas d’Aquin, la connaissance peut atteindre l’essence, non l’existence. La vérité n’est pas intrinsèque à l’être : « Le vrai ajoute donc à l’étant la conformité ou l’adéquation de la chose et de l’intellect (adequatio rei et intellectus), conformité de laquelle suit la connaissance de la chose 38. » Pour l’Aquinate, le vrai ajoute à l’étant. Pour le Thuringien, cet ajout est superflu. En vertu de la convertibilité de l’être et de la vérité reprise à Augustin (verum est id quod est)39, Eckhart développe une nouvelle épistémologie. Pour lui, le vrai n’ajoute rien à l’étant. Aussi, lorsqu’il reprend l’épistémè aristotélicienne de l’adéquation, Eckhart poursuit : Le vrai et l’étant se convertissent. Le vrai est donc que ce qui est est et, par conséquent, que ce qui n’est pas n’est pas. Tout ce qui est dit en plus de cela vient du mal, par ce que le mal vient du non-étant et de ce qui n’est pas, parce que le faux est oiseux, vain, inutile et superflu (…) La vérité de l’affirmation consiste donc en ce que ce qui est soit40. L’ens s’atteste comme verum sans qu’il soit besoin d’y ajouter quoi que ce soit. La vérité rejoint le id quod est. Il en est ainsi en raison même de l’intériorisation de la cause. Ce n’est pas par deux voies séparées, qui doivent ensuite être unifiées, que l’intellect est illuminé et que l’être est conféré aux choses. La causalité ontologique et illuminative est une. Aussi, lorsque l’esprit se tourne vers un étant, il se trouve déjà dans l’intentionnalité par laquelle la chose est et est vue. L’étant est donné là où il est effectif, mais cette effectivité est due à l’esse et non pas à l’extra-stantia41. Dès lors, la démonstration de l’existence de cet étant par la causalité objective est inutile. Tout ce qui n’est pas atteint au sein de la vérité est superflu. 38 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, éd. Leonina, t. XXII/1, 6, reprise par M. ECKHART, Commentaire selon l’Evangile selon Jean, § 562, 677. 39 AUGUSTIN, Soliloques, II, 5, 8, PL 32, p. 889. 40 M. ECKHART, Commentaire de l’Exode, § 73, LW II, p. 75, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 47. 41 Rappelons (voir § 16. Duplicité et duplex esse) que maître Eckhart distingue le fait d’être (esse) de l’existence extérieure (extra-stantia). Aussi, Eckhart privilégie-t-il le vécu comme seule légitimité noétique parce que le dédoublement de l’objet vécu avec l’acte qui le vit entraine ipso facto l’intellect dans la duplicité. Puisqu’il n’y a aucune possibilité pour l’ego de percevoir ailleurs que dans le vécu de sa conscience, il n’y a aucun sens à postuler un quelconque point de vue qui permettrait de mettre en relation l’ego avec un objet mondain. 257 Il vient en plus du flux (super-flux) dans lequel l’étant se manifeste comme ce qui est 42. Aussi l’essence (essentia) donnée dans le flux est-elle aussitôt être (esse). Ceci confirme à quel point, en retournant à Augustin, le Thuringien s’est engagé dans une voie nouvelle sans l’Aquinate : « Toute essence n’est essence que parce qu’elle ‘est’43. » Autrement dit, le fait même qu’il y a donation de quelque chose dans l’intentio, et non pas rien, suffit à affirmer son être. Mais, attention, cette proposition prête à mésinterprétation. Si nous entendons par là que dès que notre conscience perçoit en elle un objet intentionnel, ce dernier correspond d’emblée à un objet physique, nous faussons compagnie au maître rhénan. Pour Eckhart, la vérité de la donation est une relation avec une altérité. Tout ce qui est produit à partir de nous-même, à partir de ce que nous avons en propre (Eigenschaft), et non pas reçu comme tel dans le détachement (Abgeschiedenheit), nous entraîne dans le mensonge. Pour le commentateur médiéval, cette activité de puiser en soi, en se faisant ainsi la source de la vérité et de l’être, est la spécificité du « diable » (Jn 8, 44). D’où cette affirmation du Commentaire de l’Evangile selon Jean : « Quand il ment, il parle à partir de ce qui lui est propre (ex propriis), parce qu’il est menteur et père du mensonge44. » Autrement dit, le mensonge surgit là où l’ego n’est pas dans la réceptivité du donné instantané, mais où il veut se donner lui-même un contenu intentionnel à partir de ce qu’il a accumulé dans sa sphère propre sur toute donation antérieure. Le menteur falsifie le présent en le dédoublant (diabolos) par une re-présentation de ce qui n’est pas présent. Le danger consiste à aller tellement loin dans cette falsification qu’une confusion finit par s’installer entre le présent donné et le re-présenté que je tente de me donner sur base d’une appropriation. Pour Eckhart, l’intentionnalité est donc d’emblée marquée par la distinction entre la donationréceptivité et l’appropriation-production. L’une est vraie, l’autre est fausse. Ce qui signifie : l’une est, l’autre n’est pas. Connaître consiste à recevoir, c’est-à-dire à être actuellement en état de réceptivité : « Personne ne sait, sinon celui qui reçoit » (nemo scit, neso qui accipit) (Ap 2, 17)45. Nous ne pouvons introduire Eckhart en phénoménologie en omettant cette affirmation fondamentale. Comme Eckhart, le phénoménologue se tient dans le vécu, dans le présent intentionnel. L’objet dieu Jupiter ou Cathédrale de Cologne est tel dans le vécu 42 Nous reprenons, en le décalant, un jeu de mot heideggérien entre « superflu » et « flux ». Voir M. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA 29, p. 39-41, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. fr. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 60-61. 43 Voir AUGUSTIN, De immortalitatae animae, XII, § 19, CSEL LXXXIX, p. 121. 44 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 480, LW III, p. 412s. 45 Ibid., § 620, LW III, p. 541. 258 que l’ego ne puisse rien présumer quant à son existence46. Cependant, lorsque Husserl entre dans la description kinésique des choses, il découvre qu’elles se manifestent avec une cohérence qui peut ou non être ratifiée par autrui comme étant également dans son vécu. L’intersubjectivité devient alors garante de l’objectivité, laquelle maintient l’épochè. C’est le fait qu’une chose soit vécue de manière cohérente par une multiplicité d’ego(s) qui en donne la validité. Eckhart n’a pas besoin de cette garantie par autrui pour reconnaître qu’une chose est, indépendamment de son extra-stantia. La raison en est qu’il arrive à discerner en lui-même entre une intentionnalité réceptive et une intentionnalité productive. S’il est attentif à son mode d’intentionnalité, l’ego reconnaît s’il est dans l’Eigenschaft ou dans l’Abgeschiedenheit. Être « sans propriété » (âne eigenschaft) est la condition sine qua non pour connaître47. « Tous ceux qui sont liés à une appropriation » (alle die mit eigenschaft gebunden sint), dans n’importe quelle œuvre que ce soit, et donc aussi dans le travail intellectuel, provoquent eux-mêmes un obstacle ou une privation à cette œuvre48. L’intention n’est jamais neutre. L’acte intellectif est toujours déjà tendu par un acte volitif qui le détermine49. Soit l’intellect se trouve déjà encombré par un « sentiment de propriété » (ieglîchiu eigenschaft)50, soit il se trouve « libre et vide » (vrî und ledic) pour recevoir la donation toujours nouvelle. Le sentiment de propriété est une Befindlichkeit qui déplace l’ego vers le passé, dans un temps de retard sur le présent donné. Le fait de s’approprier est toujours un dédoublement sur l’instant. Dans l’appropriation, je ne suis déjà plus ego, je me prive d’être « Je suis ». Or, pour que « je » découvre que « je suis » donné à moi-même d’autant plus que je ne me retiens pas, une révélation est nécessaire. Le différend entre Eckhart et Husserl se manifeste là que, pour le médiéval, l’ego ne peut coïncider avec lui-même sans le prisme de la Révélation. Force est de constater à quel point les épistémologies eckhartienne et husserlienne se ressemblent sans pouvoir s’identifier. Leur trait distinctif réside fondamentalement dans le discernement de l’acte intentionnel. Pour Eckhart, la lumière de l’objet intentionnel comporte aussi une lumière sur la modalité de l’acte intentionnel. Il n’est pas indifférent au 46 Voir E. HUSSERL, Recherches logiques, II, 2, op. cit., p. 175-176, [p. 373]. M. ECKHART, Sermon 2, DW I, p. 25. 48 Ibid., p. 28 49 Voir AUGUSTIN, De Trinitate IX, VII, 13, BA 16, p. 98-99. Dynamisant le processus de la connaissance, la volonté n’est jamais une force neutre. Elle prend la forme soit de la convoitise, soit de l’amour de Dieu. Voir L. GIOIA, The Trinitarian epistemology of Augustine’s De Trinitate, Oxford, University Press, 2008, p. 49. 50 M. ECKHART, Sermon 2, DW I, p. 28, TS, p. 232. 47 259 fait qu’il soit une saisie ou une réceptivité. Le vrai est toujours donné, il ne se prend pas. Être, vérité et don vont fondamentalement de pair. Néant, mensonge et saisie en sont l’exacte antinomie. Cette structure tripartite détermine le non-avoir, non-savoir et nonvouloir. La contemporanéité des méthodes eckhartienne et husserlienne, la mise entre parenthèse de l’existence (épochè), permet de mettre le doigt sur leur différend : l’ego transcendantal s’excepte de la donation comme une propriété inaliénable. Sa position est irréductible. Aussi, tous les objets intentionnels sont aussitôt saisis comme co-appartenant à ce propre. La validité intersubjective correspond à la cohérence des saisissements en propres. Au contraire, l’ego eckhartien se reconnaît d’emblée comme im-propre, comme prêté. Cette Befindlichkeit teinte toute sa noétique car l’ego est impropre à toute saisie. L’ego est toujours déjà dans le « non-avoir ». Sa co-appartenance se situe du côté de la donation et non de l’appropriation. Tout comme son être, sa vérité se situe dans la réceptivité du donné sans réserve. Cette réceptivité commence avec l’Abgeschiedenheit, qui permet de reconnaître à la fois l’essence et l’être des choses dans leur multiplicité, et se poursuit avec la Gelassenheit. Par elle, l’ego se rend à son unité fondamentale, l’engendrement en Dieu, dans lequel il n’y a plus de vie propre de l’ego par rapport à un alter ego. Or, cette non-propriété n’entraine pas la dissolution de l’altérité. Parce que dans des contextes différents et pour des objectifs différents, les pensées eckhartienne et husserlienne ne sont guère assimilables comme telles l’une à l’autre. Là où le mystique médiéval vise l’union à Dieu, le phénoménologue vise l’unité de la vérité au sein de la science philosophique. Tous deux ont foi en la raison, mais, chez le premier, cette foi philosophique est adossée à la foi religieuse. Le médiéval identifie la source de l’ego à Dieu, tandis que Husserl la considère comme un jaillissement irréductible à la conscience. Or, c’est précisément là qu’un rendez-vous entre phénoménologie et théologie s’avère possible. En effet, pour Eckhart, le processus d’attestation interne de la vérité culmine dans l’engendrement de et à la Vérité qui est Dieu. Puisque le Principe onto-lumineux est intérieur, la présence du connu dans le connaissant (unum in actu) conduit l’âme à se trouver engendrée dans sa source même. Là, elle ne fait plus qu’un avec l’engendrement du Fils par le Père. Mais, une telle unité avec Dieu est-elle déjà possible pour l’homme situé dans la temporalité ? Oui et non. Cette ambiguïté est voulue. En elle, résident la force et aussi la performativité de la prédication eckhartienne. Face à la prolifération de la secte du 260 « libre esprit51 », le Dominicain se doit de faire valoir la possibilité d’une union imminente de l’âme avec Dieu, tout en n’en cachant pas les conditions de possibilités. Être « Fils de Dieu » est ce que chaque homme est déjà, mais cela ne lui est pas encore dévoilé : « Comment sommes-nous enfants de Dieu ? ‘Nous ne savons pas encore, cela ne nous est pas encore manifesté’ (1 Jn 3, 2)52. » Cet écart entre « nous sommes » et « pas encore manifeste » est celui du droit et du fait53. Selon le prologue johannique, le « premier fruit de l’Incarnation » est le don fait aux hommes du « pouvoir de devenir fils de Dieu » (Jn 1, 12)54. En droit, tout homme est donc un héritier en puissance. L’habitation du Verbe « parmi nous », interprète Eckhart, n’a de sens que si elle est aussi une habitation du Verbe « en nous »55. Cette inhabitation nécessite une réceptivité de la part de l’homme : « à tous ceux qui l’ont reçu il a donné pouvoir » (Jn 1, 12). Or, en fait, la réceptivité fait défaut à l’homme tant qu’il exerce une activité noétique qui empêche l’unité du « voir » et du « vu ». Pour pouvoir voir Dieu, il faut ni plus ni moins devenir égal à lui. Mais seule l’action de Dieu est capable de réaliser cette égalité. L’homme doit donc devenir entièrement passif de son action. Alors, la connaissance se fait naissance56. Pour Eckhart, cette naissance est possible grâce à la présence en l’homme de la « petite étincelle » (vünkelin) par laquelle il est enraciné en Dieu de par sa nature même : L’âme a quelque chose en elle, une petite étincelle de la discursivité (vünkelin der redelicheit) qui jamais ne s’éteint, et c’est dans cette petite étincelle qu’on situe l’image de l’âme comme étant la partie la plus élevée de l’esprit (…) que nous entendions quelque chose au fait que nous sommes le Fils de Dieu, voilà qui est à entendre par l’entendement extérieur et par l’entendement intérieur (von dem ûzern verstânne und von dem innern verstânne). Le connaître intérieur (inner bekennen) est celui qui se fonde sous mode intellectuel (vernünfticlîche) dans l’être de notre âme ; pourtant, il n’est pas être de l’âme, plutôt : il y est enraciné et est quelque chose de la vie de l’âme, car nous disons que l’entendement est quelque chose de la vie de l’âme 51 Voir M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, op. cit., p. 182-188, particulièrement, p. 185-186. 52 M. ECKHART, Sermon 76. Videte qualem caritatem, DW III, p. 315, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les sermons, Paris, Albin Michel, 2009, p. 590. 53 « Si l’âme était complètement dénudée et dépouillée de tout intermédiaire, Dieu lui apparaîtrait sans voile ni enveloppe et se donnerait entièrement à elle. » (M. ECKHART, Sermon 69. Modicum et iam non videbis me, TS, p. 371). 54 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 106, OLME 6, p. 206-209. 55 M. Eckhart, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 117, OLME 6, p. 230-233. 56 Voir J. CASTEIGT, Connaissance et vérité selon Maître Eckhart, « La connaissance comme naissance ? », p. 95114. 261 (etwaz lebens der sêle), c’est-à-dire vie douée d’intellect (vernünftigez leben) et dans cette vie, l’homme se trouve engendré fils de Dieu57. Le maître rhénan précise les différentes modalités de la connaissance de manière à mettre en évidence la transformation intellective qui s’opère en l’homme pour qu’il devienne fils de Dieu. Il est nécessaire de passer d’une modalité du « connaître » (bekennen) par l’« entendement » (verstân) à une modalité par l’« intellect » (vernünftichkeit). Selon le premier mode, le connaître doit conjoindre « sensibilité » et « entendement » et s’exprimer « par ressemblance et par discours ». Pour la scolastique classique, le discours adéquat, extérieurement correct, est vrai lorsqu’il est attesté intérieurement58. L’originalité eckhartienne consiste à dépasser ce double niveau (adéquation-attestation) par un « connaître intérieur » (inner bekennen) où la vérité s’auto-atteste. Lorsque l’entendement se découvre comme « quelque chose de la vie de l’âme » (etwaz lebens der sêle), le « quelque chose » et la « vie » de l’âme ne coïncident pas. C’est ici que se trouve le point névralgique ou nexus entre philosophie et théologie59. Pour Eckhart, la connaissance se transforme en engendrement. Devenir fils de Dieu suppose une condition sine qua non. Si le connaître ne renonce pas à toute action pour devenir passif du connu, l’union en acte ne peut se réaliser (unum in actu). Le « connaître » demeure « entendement » et ne passe pas à l’« intellect ». En effet, tant qu’elle vise « quelque chose », l’âme n’atteint pas la « vie » même qui l’anime. Elle se dédouble de par son intention même. Après s’être détournée des choses extérieures pour se tourner vers elle-même (Abgeschiedenheit), il faut maintenant qu’elle se détourne du fait même de se tourner vers elle. Paradoxalement, seul un abandon de l’intention (Gelassenheit) peut permettre à l’âme de trouver ce qu’elle vise. Nous retrouvons l’adage crucial selon lequel il faut perdre pour trouver. Ce mouvement de perte pour un gain est l’unique porte d’entrée pour que « l’homme se trouve engendré fils de Dieu ». 57 M. ECKHART, Sermon 76. Videte qualem caritatem, DW III, p. 315, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, légèrement modifiée, Les sermons, p. 590-591. 58 L’adéquation discursive correspond à l’« entendement extérieur » et l’attestation à « l’entendement intérieur ». 59 Nous nous basons ici sur la recherche de Julie Casteigt : « Connaître en vérité coïncide avec la connaissance intérieure, à partir de l’être propre du connaissant, du principe dont il tient son être, en tant qu’il est connaissant. Mon hypothèse de recherche suppose donc que la connaissance intérieure par l’être du connaissant constitue la formule philosophique de la question théologique de la naissance de Dieu dans l’âme et de l’engendrement de l’homme comme Fils de Dieu. » (J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 69). Sur la confirmation de cette hypothèse dans la conclusion : « L’enjeu méthodologique : l’articulation de la philosophie et de la théologie », p. 388-391. Voir notre conclusion, § 33. Vade me cum. 262 § 25. Insuffisante dé-présentation L’originalité de la modalité eckhartienne de la connaissance n’est pas restée ignorée de la phénoménologie. Avec Heidegger, Maître Eckhart y fait son entrée comme penseur pressenti d’une expérience de l’Absolu où la dualité sujet-objet est dépassée. La puissance spéculative du mystique rhénan réside en effet dans une Percée du « deux » vers l’ « Un ». Cette Percée ne s’accomplit pas par le rejet de la connaissance humaine mais par sa transformation. Il faudrait même dire par son transfert. Eckhart ne remplace pas la raison par la foi. L’œil humain est promu à la vision de Dieu pour autant qu’elle se fasse au cœur même de l’acte par lequel Dieu se voit lui-même : « L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, … 60 » Comme Hegel l’a perçu, il n’est guère possible que la manifestation de l’Absolu s’opère dans l’opposition entre deux actes (constituant-constitué). Si l’Absolu doit se poser lui-même, il faut que la connaissance se supprime comme captation (auffängen) afin de se rendre totalement réceptive (empfängen). L’enjeu est ici la suppression d’une différence représentative pour que l’Un affirme son identité surmontant la différence. De son côté, Heidegger a résolu l’unité à travers une reprise de la Gelassenheit eckhartienne. Le sich-lassen a pris la place de l’intentionnalité. L’œil humain abandonne ici son pouvoir constituant pour laisser l’être se manifester. Comme le Dasein fait partie intégrante de la manifestation du Sein, il n’est jamais capable de le voir dans l’unité. La Parousie est impossible. L’heure du règne du « clair-obscur » (Hell-Dunkel) a sonné. Recevant la phénoménologie de Heidegger, Derrida ne peut se satisfaire d’une impossible Parousia. « Comment le désir de la présence se laisserait-il détruire61 ? », s’étonne Derrida. Il n’est guère possible de se satisfaire d’une pensée de l’être qui ne s’occupe plus de vouloir déceler la latence même. Pouvons-nous nous détourner aussi facilement de cet « au-delà de l’étant » dans l’être même ? La Gelassenheit ne doit-elle pas aussi laisser être ce qui échappe à l’étantité ? La Gelassenheit n’est-elle pas là pour révéler la trace ? Derrida rejoint Maître Eckhart au point de rencontre entre Heidegger et Lévinas. Le Même ne peut éviter de penser à l’Autre. L’Autre est toujours désiré. Il ne peut être traité comme indésirable. Découverte 60 M. ECKHART, Sermon 12. Qui audit me, trad. F. Aubier et J. Molitor (T), p. 179. Voir J. DERRIDA, « Le presque rien et l’imprésentable », Entretien avec Christian Descamps paru sous le titre «sur les traces de la philosophie», dans : Le Monde, 31 janvier 1982, et dans : Entretiens avec Le Monde, I, Philosophies, Paris, La Découverte/Le Monde, 1984). 61 263 derridienne : le mystique rhénan, en unissant Augustin et Denys dans le paradoxe, ne situe pas le Même et l’Autre de part et d’autre d’un Khôrismos mais dans une Khôra. L’Autre ne peut se dire que dans le langage du Même. Aussi, Derrida n’opte-t-il ni pour Heidegger, ni pour Lévinas. Sans s’exclure, Même et Autre ne s’incluent pas non plus. Amphibologie : Derrida se tient dans l’indétermination, l’équivoque. Le Gemüt est la présence de l’Autre dans le Même. Cette possibilité d’envisager que le langage eckhartien de l’être puisse laisser dire l’Autre interpelle. Il y a comme une transgression interne à l’être, une trace, une discrétion. Chez Derrida, le goût de cette discrétion affleure : comment ne pas en parler ? Le langage de l’être est porteur d’une expérience pour le moins étonnante. Le Même semble pouvoir rejoindre l’Autre sans pouvoir le dire, sans pouvoir s’en contre-distinguer. L’adverbialité eckhartienne est là pour dire cette proximité du quasi. L’ad-verbe rejoint le « presque rien de l’imprésentable ». Se tenir « près du » Logos sans pouvoir le dire. Cette expérience est secrète. La taire, c’est la préserver. L’exposer, c’est la perdre. Faut-il rappeler que cette expérience est aussi a-théologique qu’an-économique ? Et peut-être même athéologique parce qu’an-économique ? Il ne faut surtout pas identifier Dieu et le donateur, sans quoi le don entrerait aussitôt dans l’économie d’un système. Quelque chose à rendre à quelqu’un réintroduirait instantanément tout ce que la Khôra évite. L’évitement est de mise. Rien de tel chez Michel Henry. Le système n’y a pas dit son dernier mot62. L’Absolu refait son apparition. Là où, à partir de la Doctrine de la Science, Fichte approfondit la thèse de l’inaccessibilité de la transcendance de l’Absolu, Henry brandit Eckhart en contrepoint. A lire le mystique rhénan, il semble désormais évident que la voie de l’être absolu est accessible. Il n’y a aurait plus discontinuité, mais continuité, entre l’âme et Dieu. Si, en effet, l’opération de l’âme est l’opération de Dieu, retranchons-nous dans le Gemüt, la pointe incréée de l’âme, et nous voici aussitôt uni à l’Absolu. Pour Henry, cela signifie que la noétique est éradiquée au profit d’une auto-affection où tout dualisme est exclu : l’affectant et l’affecté sont le Même. Unité dans l’opération et auto-affection sont étroitement soudées. Pour autant que l’on penche plus d’un côté (opération) ou de l’autre (auto-affection), nous voici plus ou moins proche de la prédication du mystique rhénan. En effet, pour Eckhart, c’est dans l’exercice même de toute œuvre que l’homme connaît (connaissance = co-naissance) son unité à Dieu, laquelle est précisément une unité en devenir : « il opère et je deviens63. » 62 63 Voir PH. GROSOS, « Michel Henry ou le dernier système », Etudes philosophiques, n°2, 1998, p. 197-218. M. ECKHART, Sermon 6. Justi vivent in aeternum, DW I, p. 114-115, TS, p. 263-264. 264 Autrement dit, l’éthique est la voie d’une transformation du physique, laquelle doit ouvrir une logique de la lumière. La passivité requise par Eckhart consiste donc à ne plus opposer de résistance à l’action de Dieu. L’engendrement divin éternel (generatio) réunissant déjà en lui toute distension temporelle (alteratio), l’être unifie l’activité et la passivité. Il ne s’agit donc pas de dégager une région originaire de l’affect accessible dès maintenant, même s’il est possible de goûter intérieurement l’œuvre de Dieu, mais de se laisser entraîner dans l’engendrement divin qui est le terme du créé. Et comme du point de vue éternel, toute créature est déjà à son terme, Eckhart exploite le paradoxe. D’où les formules abruptes comme le leitmotiv tant répété par Michel Henry : « Dieu s’engendre comme moi-même. Dieu m’engendre comme lui-même ». Ces formules sont possibles parce que, pour Eckhart, il est impensable que la vie éternelle ne puisse être donnée en dehors du flux de son « je » (Ich). Le paradoxe de la tension entre temporalité et éternité se redouble donc dans la tension entre le Même et l’Autre. Si « je » ne fais qu’un avec l’Absolu, dans quelle mesure ne le suis-« je » pas déjà ? L’ego serait alors ce qui ne peut mourir. Cette interprétation est d’autant plus tentante que l’ego transcendantal husserlien se révèle atemporel ou intemporel, sans début et sans fin. Voici donc trouvé le rempart à la temporalité du Dasein. L’opposition entre Heidegger et Henry serait définitivement scellée s’il n’y avait aussi Derrida. Que faire de cette donation encombrante de l’Autre, de cet Autre que je ne vis jamais « en chair et en os » ? Comment d’innombrables « Je » me sont-ils co-donnés ? Comment vivent-ils dans cet Un où ils peuvent tous dire « Je », au point de s’identifier à son auto-engendrement ? C’est précisément là où, chez Husserl, la phénoménologie ne peut s’empêcher de devenir métaphysique64. Dans ce questionnement de l’unité des ego(s), vivant chacun leur sphère propre sans pouvoir vivre celle des autres, la monadologie leibnizienne s’est imposée dans une version modifiée65 : Leibniz disait que les monades n’ont pas de fenêtres. Je pense quant à moi que chaque monade spirituelle a des fenêtres en nombre indéfini, à savoir que chaque perception douée de compréhension d’une chair étrangère est une telle fenêtre et, chaque fois que je dis, s’il te plaît cher ami et qu’il me répond avec compréhension, un acte égoïque de mon moi est passé dans (übergegangen) le moi de l’ami et inversement 64 Voir R. KASSIS, De la phénoménologie à la métaphysique. Difficultés et ressources de l’intersubjectivité et ressources de l’intropathie chez Husserl, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2001. 65 Voir M. VERGANI, « La lecture husserlienne et l’idée de monadologie », Les études philosophiques, 2004/4, n°71, p. 535-552. 265 depuis nos fenêtres ouvertes, une motivation réciproque a produit en nous une unité réelle, bien effectivement une unité réelle66. S’il est un « choc-en-retour » de Maître Eckhart sur la phénoménologie, nul doute qu’il ne doive se situer ici même. Ce contrecoup se trouve à la croisée du rapport éternité/temporalité et mêmeté/altérité : c’est le chiasme chair-corps (Leib-Körper). Chez Husserl, c’est la monadologie qui régit cette croisée. Le chiasme ouvre une fenêtre dans la vie monadologique. La sphère de l’immanence est transgressée par un quasi-transfert. Un acte du moi peut donc passer dans le moi d’un autre. Ce passage est décisif. L’ego sort de son solipsisme. Une percée de l’ego est à l’œuvre. Une unité effectivement réelle en découle. La réduction égologique s’ouvre à une réduction intersubjective. Il en résulte une question de constitution fondamentale. Comment décrire le fondement originaire de cette phénoménologie ? Tant que l’on en reste à une monadologie « sans fenêtres », il est possible de se représenter des ego(s) qui émergent de l’ego originaire en s’individualisant. Chaque ego est alors une « monade » au sens strict : un monde s’ouvre à elle dans lequel elle ne peut communiquer avec l’autre ego. N’ayant pas de fenêtres, la monade ne voit même pas l’autre monade. Son monde ne recoupe jamais celui de l’autre. Il va sans dire que toute « motivation intercommunicative » est exclue67. Dès lors que les ego(s) peuvent communiquer entre eux, il est nécessaire qu’ils vivent dans un monde objectif commun. Husserl fonde la possibilité de cette communication dans la conception d’une « naissance de l’ego », qui n’est autre qu’une individualisation à partir d’un Ur-Ich unique : Chaque ego empirique commence comme un ego originaire (Ur-Ich), donc chaque ego est totalement identique (identisch), jusqu’à la donation de la matière et la manière de la répartition de celle-ci dans le temps immanent. Après, chaque ego originaire se développe autrement que tout autre…, et aussi identiquement tout ego, à la naissance de l’ego, est-il, (en tant qu’ego), le même que tout autre, (…). Cela serait à comprendre ainsi : chaque ego est né avec la forme qui est le premier quelque chose d’individualisé (die das erste Individualisierte ist) : Ego et avoir (Ich und Habe)68. « Ego et avoir » : c’est ce qui pose problème. Quel est le rapport de la donation et de cet avoir ? Qu’y a-t-il de commun entre Gegebenheit et Habe ? Husserl transpose ici le rapport 66 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass, Erster Teil : 1905-1920, éd. Par I. Kern, 1973 (Hua XIII), Beil. LIV, p. 473, trad. fr. N. Depraz, dans Transcendance et incarnation, op.cit., p. 322. 67 N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 323. 68 Hua XIII, p. 407, trad.fr. R. Kassis, op. cit., p. 276. 266 entre ego empirique et ego transcendantal en rapport entre ego individualisé et ego originaire. De la question de la condition de possibilité, Husserl passe-t-il vraiment à la question de l’effectivité (Wirklichkeit) ? « S’il s’agit de métaphysique », encore faut-il reconnaître « en quel sens ? », questionne Jocelyn Benoist69. Cette métaphysique ne correspond pas à celle que critique Heidegger, car elle reste sur un terrain phénoménologique. Selon Eugen Fink, elle ne renverrait pas à un fondement facticiel, mais à un originaire duquel jaillirait la dualité de fait et de l’essence, de l’effectivité et de la possibilité : Dans les manuscrits de recherche des dernières années de sa vie se trouve la pensée remarquable que la profondeur vitale la plus originaire de la conscience ne serait plus concernée par la distinction entre essentia et existentia, serait bien plutôt l’archifondement (Urgrund) duquel jaillirait l’alternative du fait (Faktum) et de l’essence, de l’effectivité et de la possibilité, de l’exemple et de l’espèce, de l’un et du pluriel 70. En citant cet extrait, Jocelyn Benoist ajoute : « Il y aurait lieu de se demander jusqu’à quel point on ne trouve pas ici le Grund de la tradition mystique, d’Eckhart et de Böhme, via Schelling, toutes références auxquelles l’auteur de la VIe Méditation cartésienne est beaucoup moins que Husserl étranger71. » Voilà qui est dit. Selon Fink, les dernières recherches de Husserl se concentrent sur une profondeur vitale originaire qui fait étonnamment penser au Grund eckhartien. A savoir, « le moi est moi à un niveau ou cela n’a pas encore de sens de dire que cela est72 ». Comme chez Eckhart, l’ego husserlien s’excepte de la distinction entre fait et essence. Bien que sa facticité soit mise entre parenthèses, l’ego s’éprouve comme vivant. Cette « présence vivante » (Lebenlichkeit) originaire de l’ego à soi ne concerne aucun étant. L’ego est lui-même cette donation où eidos et pathos sont indissociables. Le fondement originaire ne se situe pas du seul côté de l’essence par opposition au fait, il enjambe cette dualité. L’intelligible ne prime pas sur le sensible. Au contraire, l’unité absolue se situe dans la connexion de la signification et de la sensation. C’est précisément cette conviction commune qui fait à la fois la contemporanéité et le différend entre les deux Eckhart et Husserl. Comme le montre Jean-Luc Marion, la « percée » (Durchbruch) husserlienne se fait en direction de la corrélation de l’intention et de l’intuition, 69 J. BENOIST, « Egologie et donation », dans : Autour de Husserl. L’ego et la raison, op. cit., p. 79. E. FINK, « Die Spätphilosophie Husserls in der Freiburger Zeit », dans : Husserl 1859-1959, Nijhoff, 1959, p. 13, cité dans ibid. 71 J. BENOIST, « Egologie et donation », p. 79. 72 Ibid. 70 267 c’est-à-dire « la corrélation entre l’apparaître et l’apparaissant comme tel73 ». Cette donation de l’apparaissant à l’apparaître revêt d’emblée pour l’ego le « mode d’autodonation » (Weisen der Selbstgegebenheit)74. L’ego se dédouble en constituant et en constitué. Or, la « percée » eckhartienne ne va pas jusqu’à cette « présence » mais s’effectue « à travers » (durch) elle75. Il s’agit, selon la phénoménologie de Michel Henry, de percer « la donation qui précède la saisie explicitante76 ». La donation se vit à même le don, avant de l’avoir. Faut-il pour cela renoncer définitivement à l’intentionnalité pour ne vivre que l’intuition ? Si telle était le cas, il n’y a aurait pas de véritable percée car l’expérience pathétique de la chair serait le dernier mot de l’absolu. La réponse eckhartienne consiste justement à percer en gardant à la fois l’intention et l’intuition. Ni l’une ni l’autre n’est originaire mais leur unité. C’est en cela que la méta-phore est vive, et non parce qu’elle préparerait une nouvelle phase conceptuelle via une « méprise catégoriale calculée77 ». C’est pourquoi nous préférons parler de méta-physique. Il en va de la question de l’alter ego. L’autre est-il saisi comme un autre moi que j’ai déjà constitué (CM, § 50), ou bien m’est-il donné transcendantalement avant cette explicitation de moi-même ? La leçon métaphorique eckhartienne peut nous aider à interroger la monadologie par laquelle Husserl tente de résoudre les problèmes ultimes de la phénoménologie. Que veut dire Husserl lorsqu’il affirme que « le tout des monades est absolument indépendant » (Absolut selbständig ist, wird man ansetzen, das Monadenall)78 ? Le Monadenall est un absolu. Pour Husserl, cette absoluité est telle que la « ‘monade des monades’ peut (en tant qu’absolument indépendante) remplir le concept de substance le plus élevé au sens de Descartes79 ». Substance d’autant plus étrange qu’elle ne cesse de fluer comme un courant commun à travers les monades concrètes. Cette substance est une vie pensante, une pensée vivante. Les ego(s) empiriques et concrets ne se trouvent pas dans 73 E. HUSSERL, Krisis, § 48, p. 188, cite par J.-L. MARION, Réduction et donation, op. cit., p. 52. E. HUSSERL, Krisis, § 48, p. 189, voir note 1 sur la Percée. 75 Cette traversée de la présence se vit dans l’expérience paradoxale de la grâce lorsque l’ego ressent qu’un autre (non constitué) agit en lui. Voir infra : § 31. Vivo ego, iam non ego. 76 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 144. 77 P. RICOEUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 250-251. Pour nous, à la suite de Derrida auquel s’oppose ici Ricoeur, « il n’y a pas de lieu non métaphorique d’où l’on aperçoive l’ordre et la clôture du champ métaphorique » (ibid., p. 364). 78 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, édités par I. Kern, Martinus Nijhoff, 1973 (Hua XIV), Beilage XXXVII, p. 292. Voir cette citation chez N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 325 et R. KASSIS, De la phénoménologie à la métaphysique, p. 279. 79 Ibid. 74 268 cette « substance » absolue et unique à titre d’essences auxquelles il faudrait ajouter la facticité. Tous les ego(s) sont originairement totalement identiques, dans une implication réciproque où ils sont complètement ouverts les uns aux autres (In-ein-ander-sein). Tandis que, hors de cette origine absolue, dans la spatio-temporalité, tous les ego(s) sont les uns avec les autres dans une extériorité où ils sont individualisés (Ausser-ein-ander-sein) : L’être réel de l’un en dehors de l’autre, et en tant qu’un être un en dehors de l’autre (Auseinandersein und als aussereinander) devant apparaître dans le monde (weltlich Escheinen-müssen), est une manière de la séparation de soi (Selbstabscheidung), séparation constituante de l’existence (Dasein) propre de chacun comme quelque chose d’étant-pour-soi-même en face d’un autre, également étant-pour-soi-même80. Husserl pense le « dédoublement » entre le caché et le manifeste comme une Selbstabscheidung. Le caché est lié à une implication dans l’unité où les ego(s) ne sont pas encore des étants. Là se tient la présence elle-même, qui n’apparaît jamais dans un horizon81. Pouvons-nous percevoir cette présence cachée dans son implication réciproque comme le retrait corrélatif à sa manifestation dans le monde (Weltich Erscheinen) ? L’enjeu est fondamental. Un choix est à opérer. Il est en effet tentant d’envisager la monadologie husserlienne selon une interprétation proche de la différence ontologique heideggérienne. De même que l’être se tient en réserve du Dasein à la manière d’un Ab-Grund, le Monadenall se tiendrait en réserve de toutes les monades à la manière d’un Ur-Grund. Cette interprétation, si elle est possible, évite pourtant de rendre compte de l’emploi massif de l’adjectif « absolu » chez Husserl. Puisque, contrairement à Heidegger, la pensée de Husserl est téléologique, nous parions sur un telos dans l’originaire. A savoir, l’Ur-Ich, où tous les ego(s) sont impliqués les uns dans les autres, est indépendamment du temps, mais il est aussi le telos où le temps vient s’accomplir, bien qu’il soit, de fait, inaccessible. Tout en continuant à dialoguer avec la pensée husserlienne, nous la laissons se transformer vers ce que Husserl n’a pas dit. Hérétiques à la manière dont le sont tous les disciples de la phénoménologie, et transgressifs par surcroît, nous le sommes. Cette transgression prend naissance dans une question qui reste sans réponse dans la métaphysique husserlienne. Sa monadologie, transgressive par rapport à Leibniz, ne rend pas raison du fait que chaque ego empirique puisse effectivement s’adresser à un autre. Rendre compte de l’individuation est 80 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, (Hua XV), Beilage XXII, p. 368, cité par R. KASSIS, ibid., p. 269. 81 Voir J. BENOIST, « Egologie et donation », op. cit., p. 82. 269 une chose, faire droit à la donation de la personnalisation en est une autre. Or, il ne peut y avoir de confusion entre les deux. Aliud n’est pas alius. Parler des ego(s) empiriques comme autant de modalités différenciées du même ego-souche, ne permet pas encore de faire droit à la donation comme telle. A savoir, les ego(s) sont co-donnés dans un monde commun où ils peuvent entrer en relation. Cet esse ad doit être exhumé : « Chaque fois que je dis, s’il te plaît cher ami (…), il me répond avec compréhension » (jedesmal, wen ich sage, bitte, liber Freund (…), er antwordet mir verständinsvoll)82. « Je » (ich) suis donc quelqu’un auquel l’autre « je » peut s’adresser, comme le révèle l’emploi du datif (mir). Quel est donc le caractère originaire de l’implication réciproque dans l’Ur-Ich pour que cette relation soit possible ? Autrement dit, comment se fait-il qu’un acte de mon Ich puisse passer dans celui de l’autre Ich si ce passage n’est fondé originairement ? Y aurait-il de la relation (esse ad) dans l’Ur-Ich ? Husserl ne s’avance pas dans cette direction. Au contraire, témoignant de son hésitation devant la solution d’un ego originaire, Husserl conçoit aussi une vie pré-égoïque « sans moi » (Ich-lose). Entre Ur-Ich et Ich-lose, l’ambiguïté persiste. Elle témoigne de la difficulté, voire de l’impossibilité, de penser la préservation d’une vie égoïque dans un originaire unitaire non individualisé. La tendance à concevoir cette vie pré-égoïque peut s’expliquer par l’acte de transfert, ou de quasi-transfert. Ce dernier exige le « dessaisissement » de l’ego empirique. Il est dès lors en voie d’accéder à une nouvelle modalité de la vérité, celle d’un ego décentré de lui-même : Je ne puis donc pas me transposer à proprement parler à l’intérieur d’autrui, mais je peux seulement me représenter ce que je ressentirais si j’étais comme autrui, dans quelle disposition d’esprit je serais : par quoi, précisément, je ne suis plus en vérité moi-même, je ne puis plus conserver mon identité83. Sans pouvoir me faire devenir l’autre, l’imagination a cette capacité étonnante de faire en sorte que « je ne suis plus en vérité moi-même ». Qui suis-je alors ? Est-il possible que je sois un entre-deux entre l’ego et l’alter ego sans avoir pourtant quitté l’ego ? En vertu du principe de non-contradiction, il me faut admettre que je suis toujours dans l’ego. Par contre, grâce à la réduction transcendantale, je me suis complètement décentré de mon « moi » empirique par la présentification ou l’apprésentation (Vergegenwärtigung = 82 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, (Hua XIII), Beilage LIV, p. 473, cité par N. DEPRAZ, Op.cit., p. 322. 83 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, I, trad. N. Depraz, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2001, p. 309. 270 Appräsentation) imaginative de l’alter ego (MC, § 52). Autrement dit, j’ai quitté la vérité de mon « moi » propre en direction d’une vérité égologique qui m’est commune avec un autre moi. Ce déplacement du « propre » vers le « commun » me place dans une situation de disponibilité, qui permet une « modification du moi84 ». Dans sa capacité à se modifier par quasi-transposition spatiale (« ici »/ « là-bas »), l’ego se découvre aussi un autre que luimême temporellement (« présent »/ « passé ») : « moi modifié en tant qu’apprésenté, le moi d’autrui est comme le moi remémoré, autre85. » Il se produit un véritable dépouillement de la présence immédiate du moi à lui-même que Husserl spécifie comme « déprésentation » (Ent-gegenwärtigung) dans la Krisis, § 54 : Ainsi l’ego actuel s’acquitte d’une prestation dans laquelle il constitue comme étant (sur le mode passé) un mode de dérivation de lui-même. C’est ce qui permet de poursuivre la façon dont l’ego actuel, l’ego constamment présent dans son flux, se constitue dans une auto-temporalisation comme durant de part en part à travers « ses » passés. De la même façon l’ego actuel, l’ego qui dure déjà de la durante sphère primordiale, constitue-t-il en soi un autre comme autre. L’auto-temporalisation par ce qu’on pourrait appeler « Ent-gegenwärtigung » (par la remémoration) à son analogie dans son « Ent-fremdung » c’est-à-dire la sympathie en tant qu’ « Entgegenwärtigung » de degré supérieur – celle de ma présence originelle dans une présence originelle simplement présentifié 86. Lorsque que l’on passe de la phénoménologie statique à la phénoménologie génétique, la « dé-présentation de degré supérieur » (Ent-gegenwärtigung höherer Stufe) fait surgir, non plus seulement une altérité intentionnelle du moi à lui-même, mais une altérité originaire à soi87. A savoir, ce qui est mis à jour, n’est plus une vie égologique, mais une sphère originaire pré-égoïque. Toute vie égoïque serait reconduite à un « flux sans moi » (ichloses Strömen)88. Cette vie fluente intersubjective serait la rétrocession ultime : « figure d’une non-dualité où s’origine toute dualité89 ». Avec cette non-dualité, nous voici rendu au point husserlien de l’Absolu. A-t-il quelque chose de commun avec Eckhart ? Oui et non. La 84 Voir la distinction entre « Temporalité statique et altérité du moi à lui-même » et « Temporalité génétique et altérité originaire à soi » (N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, § 19 et § 20, p. 242-250 ; 250-259). 85 Ibid., § 19, p. 248. 86 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes, § 54, trad. G. Granel, p. 211. 87 N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, § 19, p. 250. 88 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, (Hua XV), Beilage XLIII, p. 598, cité par N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, § 20, p. 252. 89 « M. Henry remet en cause une telle unité dans Phénoménologie matérielle, 15 sq., faisant de la matière une materia prima qui se donnerait elle-même, pure et simple donne dénué de tout acte noétique animateur. Y. Yamagata, dans : ‘Une autre lecture de L’essence de la manifestation’. » (N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, § 20, p. 253). 271 proximité et l’éloignement entre les deux penseurs se situe dans la manière de vivre le « dépouillement » de l’ego. L’Ent-gegenwärtigung, si elle est une forme de dépouillement, n’est pas suffisante pour la Percée. Avec Husserl, l’ego se quitte sans se quitter. Il reste dans un no man’s land entre deux pôles. Cet entre-deux est une région ontologique ambigüe avec ego et sans ego. Il semblerait que Husserl soit ici au bout de ses ressources phénoménologiques. De ce dessaisissement de l’ego propre vers un autre ego que je ne peux rejoindre, un originaire pré-égoïque en est déduit. Y aurait-il dès lors une couche hylétique préalable à la vie intersubjective comme telle ? Si tel est le cas, nous ne serions pas loin de la phénoménologie henryenne. Mais là encore, cette voie ne s’avère pas complètement suffisante. Comme le relève Natalie Depraz, « vouloir isoler la hylè de la couche noétique relève de l’abstraction : la manière n’est qu’en tant qu’animée par un sens90 ». Répétons-le : il n’y a pas de sensation sans signification. L’unité hylè-morphè est originaire91. Ni la vie d’un Ur-Ego se démultipliant en une série d’ego(s) empiriques, ni une vie préégoïque, obligeant à penser une hylè antérieure à la noèse, ne semble être la réponse définitive à l’énigme de l’originaire. La contemporanéité de Maître Eckhart avec la phénoménologie peut lever un voile sur cet originaire énigmatique autour duquel Husserl ne cesse de tourner en envisageant tour à tour différentes positions qui se révèlent insuffisantes. Cela est d’autant plus fondamental, que, par réciprocité, c’est aussi la mystique du rhénan qui s’en trouve mise en lumière. Il y a donc à y gagner en clarté tant chez Eckhart que chez Husserl. Après avoir parcouru la lecture théologale (Deuxième partie), nul doute que le mystique rhénan déjoue d’avance toute dérive philosophique vers une monadologie, qu’elle soit intersubjective ou non. Toute monadologie est en effet basée sur un oubli fondamental : l’alius dans l’Un. Pour le dire abruptement, la monadologie correspond à un sabellianisme philosophique92. L’Un est un « je » unique éternel qui se disperse en autant de modalités qu’il y a de « je » dans la temporalité. Tant que ces « je » n’ont ni portes ni fenêtres, ils sont des « monades », c’est-à-dire des consciences enfermées 90 Ibid., p. 254 et note 1. Voir S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, § 2. Vers une phénoménologie hylétique ? Des « Ideen I » aux « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps », p. 33. 92 « L’esprit est à comprendre comme celui d’une subjectivité « à plusieurs têtes, une forme d’ego-alteri » (Hua XIV, appendice XXVII, p. 218), pour ne pas dire ‘d’une seule à l’intérieur à plusieurs faces à l’extérieur’ » (R. KASSIS, op. cit., p.283). 91 272 dans un solipsisme intégral. Il y a dès lors une cohérence entre l’original et les dérivés. La Monade originaire est aussi solitaire que les « monades » qui en découlent. Or, si comme Husserl le constate dans sa phénoménologie, cette solitude est outrepassée par la relation « je-tu »93, il est nécessaire de quitter le registre monadologique. La métaphysique husserlienne n’est pas à la hauteur de sa phénoménologie. Maître Eckhart peut donner à penser pour pallier à cette déficience. Mais, dans quelle direction ? Husserl ne voulait pas théologiser la « monade des monades94 ». Il ne veut pas en faire une substance simple qui serait à la fois cause de soi et cause du monde. La discussion de Husserl avec Mahnke sur sa présentation Eine neue Monadologie (1917) éclaire ce point95. Le jeune assistant voudrait voir la « monade des monades » comme une « fusion » alors que Husserl tente de penser une unité originaire toujours « transie d’altération première, fluante et non fusionnante »96. A travers cette altérité première, l’« intersubjectivité transcendantale » l’emporte finalement sur la « subjectivité transcendantale ». L’articulation de l’égologie cartésienne et la monadologie leibnizienne, dans leurs versions husserliennes respectives, reste un problème irrésolu parce que, précisément, irrésoluble. Clôturant leur essai de conciliation dans les Médiations cartésiennes, Husserl parle de ce problème comme de l’« énigmatique genèse universelle » (CM § 58, p. 163). § 26. La merveille des merveilles Enigmatique et merveilleuse, telle est la donation de l’ego. Merveilleusement énigmatique, énigmatiquement merveilleuse. La donation de l’ego à lui-même est en effet la « merveille 93 Par exemple : « le sujet de la motivation qui traverse l’ensemble du flux des vécus, (…), devient un moi et, par là, un sujet personnel, acquiert par là une « conscience » personnelle de soi, dans la relation Je-Tu inscrite dans la communauté d’aspiration et de volonté qui est rendue possible par la communication. » (E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, trad. N. Depraz, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2001, p. 270). 94 Husserl « fait l’économie, comme Merleau-Ponty, de toute ‘monade des monades’, pour autant que celle-ci reconduit au sens médiéval de Dieu [Note 2 : Maître Eckhart définit Dieu ainsi, comme le Pseudo-Denys dans les Noms divins]. Husserl saisit le sens profond du projet leibnizien, qui n’est pas une assomption théologique de la téléologie monadologique : il s’agit de concilier dans l’immanence, selon le maître-mot de Leibniz, vérité scientifique physique et vérité religieuse métaphysique (EP I, 153-154). » (N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 316). 95 Voir N. DEPRAZ, op. cit., p. 326, note 2. 96 Ibid., p. 329. 273 des merveilles97 ». Expression d’un thaumazein bien philosophique devant la beauté de cette Gegebenheit à nulle autre pareille. Beauté libre que cette étonnante beauté. Dès que l’egodonné est reconduit à un ego-pensé, la merveille a toujours lieu mais l’ego est ailleurs98. La présence déchoit en représentation. L’ego jaillit de nulle part renouvelant constamment son flux, au point qu’il est impossible à l’ego de s’éprouver, et donc de se constituer, autrement qu’a-temporel sans toutefois pouvoir se dérober à la temporalité. Paradoxe de l’ego. Malgré une tension sans cesse reprise vers sa source jaillissante, l’ego ne peut pénétrer son secret. Découverte de l’intemporalité à la cime de l’ego, oui, mais non point Percée dans la naissance perpétuelle. Hésitation sur la rive ? Impossibilité de se détacher de ce à quoi l’ego est rivé : « quelque chose ». La conscience est conscience de quelque chose. Mais ce « quelque chose » que l’ego contemple en s’émerveillant n’est tout simplement pas autre que lui. Tant qu’il veut se réduire, l’ego se dédouble. La donation complète de l’ego ne peut avoir lieu. Dans la réduction, l’ego ne se reçoit pas à même le don. Il en va de l’application du Principe des Principes. L’intuition donatrice originaire atteint ici son point d’acmè. « Tout ce qui s’offre à nous doit être reçu tel qu’il se donne » (Ideen, § 24). Or, ici, le récepteur est le donateur lui-même. Il est des deux côtés. Et, étrangement, la coïncidence ne se fait pas. Ce que l’ego a de plus « propre » lui reste « étranger ». Etrange étrangèreté. Unheimlichkeit, l’ego n’est pas chez soi dans son intimité la plus profonde. L’ego ne se possède pas en propre. Pour pallier à cette irréductibilité, Husserl n’a-t-il pas fait un faux pas, à savoir un pas en dehors de la méthode ? Dans Ideen II (1913), il affirme que l’ego pur est « saisissable » (erfassbar) par lui-même, et donc « posable » (setzbar), au point d’annuler la dualité entre le moi réfléchi et le moi réfléchissant : L’ego pur est objectalement posable par l’ego pur, qui est identiquement le même. (Das reine Ich ist durch das reine Ich, das identisch selbst, gegenständlich setzbar) (…) l’un et l’autre moi pur est un et le même (da seine und andere reine Ich in Wahrheit ein und das selbe ist)99. 97 E. HUSSERL, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie (Ideen III), Martinus Nijhoff, 1971 (Hua V), § 12, p. 75. 98 « Donné/pensé : tout repose bel et bien sur ce couple, et la tournure négative par laquelle se voyait introduite la beauté libre n’avait de sens que dans la mesure où elle tâchait de libérer notre regard pour cette merveille de l’origine : l’objet tel qu’il nous est donné, le phénomène en sa donation – la merveille tenant en ceci : ne nous est pas seulement donnée la matière du phénomène, mais aussi sa forme. » (J. DE GRAMONT, Kant et la question de l’affectivité. Lecture de la troisième critique, Paris, Vrin, coll. « Essai d’art et de philosophie », 1996, p. 81-82). 99 E. HUSSERL, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie (Ideen II), Martinus Nijhoff, 1952 (Hua IV), § 23, p. 101-102. 274 Pour Raymond Kassis, cette « saisissabilité de l’ego pur » (Erfassbarkeit des reinen Ich) par lui-même est d’un « intérêt capital »100. Husserl décide que la dualité insurmontable de la réduction est précédée par une « intuition de soi-sans-fissure » qui se fait sur le mode d’une réflexion de soi primordiale (in seipsum reflectur)101. La réflexion, qui est une intentio obliqua, opère un court-circuit de l’intentio recta. Le vécu de la non-coïncidence à soi se voit ainsi coiffé d’une unité absolue. Que dire sinon que nous avons ici affaire à une sorte de putsch ? La donation de l’ego (ego-Gegebenheit) est travestie en « Ego et avoir » (Ich und Habe). Par ce travestissement, non seulement l’ego se saisit indûment de ce qui ne lui est pas donné de vivre, mais plus encore, l’ego est déclaré « saisissable ». Putsch, coup d’état. Il en va d’un véritable changement d’état. Jusque-là, l’ego était perçu dans sa fluence, dans sa modalité toujours transitive. L’ego est en effet l’événement à travers lequel la vie est vécue, et toutes choses perçues. Le déclarer saisissable le réduit à « quelque chose » d’identique, une « substance », qu’il n’a jamais été et ne sera jamais. Substantialisation de ce qui ne peut l’être. Auto-positionnement impossible. Dès que l’ego réfléchissant veut se prendre comme ego réfléchi, un écart surgit. La réflexion se coupe de l’impression. Or, précisément, selon les Leçons de 1904-05, « la conscience n’est rien sans l’impression102 ». Husserl aurait-il travesti la Gegebenheit en Erfassung ? L’enjeu n’est autre que le statut de « l’impression originaire » qui est, au dire de Husserl « le non-modifié absolu » : L’impression originaire a pour contenu ce que signifie le mot maintenant, pour autant qu’il est pris au sens le plus rigoureux. Chaque nouveau maintenant est contenu d’une nouvelle impression originaire. Sans cesse luit l’éclat d’une impression nouvelle et toujours nouvelle, avec une matière toujours nouvelle, tantôt toute pareille et tantôt changeante103. Le mot « maintenant » s’avère ambigu. S’il est perpétuellement nouveau, il ne peut justement être « maintenu ». Selon la relecture henryenne, « il ne peut y avoir aucun point fixe, rien qui échappe à l’écoulement, aucun maintenant véritable par conséquent104 ». Le 100 R. KASSIS, op. cit., p. 158. Ibid., p. 159. 102 E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, « Supplément I : L’impression originaire et son continuum de modification », p. 131. 103 Ibid., § 31. Impression originaire et instant individuel objectif, p. 87-88. 104 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, p. 37. Est-il utile de rappeler que, pour Henry, les Leçons de 1905 est « le texte le plus beau de la phénoménologie », parce que Husserl s’y rapproche de la phénoménologie hylétique dans un sens radical (ibid., p. 33). La solution husserlienne est cependant critiquée puisque, selon Henry, l’Impression y est toujours déjà ramenée à l’intentionnalité. 101 275 glissement est ininterrompu. Mettre la main sur ce qui coule est impossible. Pourtant, le flux est un continuum qui transite de modifications en modifications. Aussi, pour éviter l’ambigüité du mot « maintenant » convient-il de choisir le mot « présent ». Le flux se vit toujours au présent, dans l’instant donné. Le flux est une offrande, un « présent ». Dès que la conscience cherche à le retenir (rétention), ce flux n’est déjà plus donné en personne. Il est altéré. En sombrant dans le passé, il ne coule plus, mais se fixe. Se tenir dans l’apparition et la disparition toujours nouvelle, dans laquelle chaque instant chasse l’autre, n’est pas accessible à la conscience. Il en va justement de la donation fluente de ne pouvoir opérer d’arrêt. L’arrêt est impossible. Toute conscience vit de la donation, mais s’y tient toujours avec un zeste de rétention et de protention. Ce petit morceau d’écorce est lui-même l’espace et le temps. C’est lui qui fait la distinction entre l’apparence et l’être. L’apparence est la fixation de l’apparaître qui se donne. Sans l’apparaître, l’apparence ne serait rien. L’apparence est dans le maintenant de la rétention-protention. L’ego se perçoit toujours déjà dans une donation légèrement re-tenue et pro-tenue. Un « presque rien » et l’ego se percevrait dans une donation complète, mais ce « presque rien » fait toute la différence. L’impression originaire et absolue est « sans durée » : Dans le flux originaire, il n’y a pas de durée. Car la durée, c’est la forme de quelque chose qui dure, d’un être qui dure, de quelque chose d’identique dans la suite temporelle, qui fonctionne comme sa durée (…) Dans le flux, il y a des phases de vécu, et des suites continues de phases. Mais une phase de ce genre n’est rien de constant, et tout aussi peu une suite continue. Certes, elle est aussi d’une certaine manière une objectivité. Je porte le regard sur une phase qui se détache dans le flux, ou sur une portion de flux, et l’identifier dans une re-présentation répétée, revenir à la même portion et dire : cette portion du flux. Et de même aussi pour le flux tout entier, que je peux identifier d’une manière propre dans ce même flux. Mais cette unité n’est pas l’unité d’un être constant et ne pourra jamais le devenir105. Le flux est l’abolition même d’un quelque chose qui dure en s’étendant identique dans le temps. S’il y a une constance (essence), elle contredit la persistance (apparence). Tout consiste, rien ne persiste. Si « la constance est une unité, qui se constitue dans le flux106 », il est impossible de pouvoir la constituer ailleurs que dans ce dernier. Vouloir réaliser cette constitution sans le flux reviendrait à prendre la consistance pour la persistance. Quand le regard se porte sur une phase de vécu en la fixant, elle ne se porte pas sur la consistance, 105 E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, « Supplément VI: La saisie du flux absolu. La perception en un quadruple sens », p. 151. 106 Ibid. 276 mais sur une persistance. Le regard se porte vers le halo de lumière laissée par l’étoile filante. Ce qui est vu n’est déjà plus. D’où ce qui est ainsi identifié n’est pas constant et « ne pourra jamais le devenir ». Ce n’est ni plus ni moins qu’une « re-présentation répétée ». Dès lors, qu’en est-il de la conscience ? Est-elle un continuum ? Que la conscience soit « continu d’un seul tenant107 » (Husserl reprend la formule de Parménide) signifierait que toute la temporalité de la vie d’un homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, lui soit accessible. Ce « maintenant », qui serait justement l’absence de flux, est contredit pas l’expérience. Le passé s’estompe sans cesse tandis que le futur, s’il est attendu, n’est pas à portée de main ni de regard. Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en disant : ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement ‘objectif’. C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolue de quelque chose qu’il faut bien désigner métaphoriquement comme « flux », quelque chose qui jaillit « maintenant », en un point d’actualité, un point-source originaire, etc. Dans le vécu de l’actualité nous avons le point-source originaire. Pour tout cela les noms nous font défaut108. « Etrangement proche sur ce point de Maître Eckhart », affirme Emmanuel Falque, Husserl ne peut ici désigner le « flux » autrement que métaphoriquement109. Pour qualifier ce point source originaire, les noms nous font défaut » affirme Husserl. Le père de la phénoménologie laisse la source surgir à la jonction entre la sensation et la signification sans pouvoir la tirer d’un côté ou de l’autre. La source est à la fois impressionnelle et intentionnelle. Dans cette impression intentionnelle ou intention impressionnelle, les mots sont inopérants. L’ego est transféré. Il ne fait qu’un avec le flux qui le transite. L’oxymoron de cette situation métaphorique, Michel Henry ne la voit pas. S’il affirme : « les mots nous manquent110 » pour qualifier l’absolu, c’est précisément parce qu’il est pure affectivité, endeçà de toute pensée. Henry reproche à Husserl de ne pas se maintenir à la découverte d’une impression originaire fondant toute intentionnalité. La phénoménologie hylétique serait l’originaire du christianisme, un christianisme qui, selon lui, ignore la métaphore 111. 107 Ibid., p. 153. Ibid., § 36. Nous soulignons. 109 E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, p. 195. 110 M. HENRY, L’essence de la manifestation, p. 860. Pour le rapprochement entre « les noms nous font défaut » de Husserl et les « mots nous manquent » de Michel Henry, voir S. LAOUREUX, L’immanence à la limite, p. 43-44 et suivantes. 111 M. HENRY, C’est moi la vérité, p. 148. 108 277 Sur ce point, Edmund Husserl est plus proche de Maître Eckhart que Michel Henry. Dans le sillage de Maïmonide, le mystique rhénan tient en effet la métaphore pour originaire. C’est pourquoi, il y a chez lui une donation intentionnelle irrécusable. Le flux est absolu. Une résistance le recouvre. Et cette résistance, l’écorce, passe pour ce qui est donné. Duplicité de l’apparaître. Le flux héraclitéen a donc une consistance d’une modalité telle qu’elle ne peut jamais être étendue. Intensive mais non extensive. L’intentio est originaire. L’extensio est une écorce. L’intentio est donnée. L’extensio est tentative de prise sur la donation. Entre dans la consistance du flux, sa demeure, ne peut donc se faire ailleurs que dans la donation. Autrement dit, se donner à la donation, ne plus faire qu’un avec elle, est la seule voie de l’intensivité. S’il est une Percée de l’ego, elle ne peut quitter, ne fusse que d’un « presque rien », la donation originaire. L’option husserlienne de la réflexion, si tant est qu’elle puisse prévaloir sur d’autres alternatives de sa pensée, serait une usurpation par rapport à la donation. Elle déroge aux Leçons du temps. Le flux seul est absolu. Réflexion n’est pas impression. L’intentio obliqua s’absente de l’intentio recta. L’altérité primordiale et irréductible de l’ego à lui-même est ainsi supprimée. L’ego pur se promeut lui-même unique et seul législateur originaire, instance suprême du jugement et de la constitution. Une telle décision fait violence à la donation. Le « principe des principes » est bafoué. Qu’opère ici la réflexion sinon la saisie indue qui transforme en position fixe absolue ce qui est vécu dans un donné fluant dont la source est inaccessible ? Que la donation fluente soit transformée en a priori fixe auquel toute donation soit réduite, dépend d’un acte de prise. Un prendre suspend la donation : Comme quelque chose d’absolument donné (als absolut Gegebens), c’est-à-dire, comme quelque chose à amener à la donnée (Gegebenheit) dans un regard possible a priori d’une réflexion fixante, il n’est nullement quelque chose de mystérieux ou même de mystique. Je me prends comme l’ego pur (Ich nehme mich als das rein Ich), dans la mesure où je me prends purement comme celui qui est dirigé dans le percevoir vers le perçu112. Si telle est vraiment la décision husserlienne ultime, elle est lourde de conséquence. Ce putsch de l’ego coupe court à toute réduction plus fondamentale. Husserl a-t-il effectivement interrompu le mouvement de la réduction transcendantale vers un « point 112 E. HUSSERL, Ideen II, § 23, p. 97. 278 archimédien113 » ? Force est de constater que ce point est suspendu dans le vide. L’ego ne peut s’ériger en lieu et place de la source énigmatique de la donation. S’il est désormais le « point-source » (Quellpunkt) auquel toutes choses sont réduites114, dès lors, toute constitution d’un absolu est biaisée d’avance. L’ego pur s’arroge alors le droit d’être l’Un qui gère toute dualité. Le percevoir et le perçu trouve en lui sa source et son intelligibilité. L’ego pur, comme son nom l’indique, est « absolument simple ». Dès lors, que serait-il sinon l’identité même ? Mais, Husserl n’est pas allé jusque-là. Redevable à l’idéalisme, il était pourtant trop conscient de la finitude de l’intuition. Kant a joué son rôle critique par-deçà Hegel. Etrangement, chez Husserl, l’absolu est tenu de se dédoubler. L’ego pur, posé par la réflexion, est obligé de penser un « tout-ego » (Ichall) qui serait « absolument indépendant ». Cette « monade des monades » est à jamais inaccessible à chaque ego. Elle ne peut qu’être pré-égoïque sinon l’ego et l’alter ego y fusionneraient dans le même vécu, ce qui serait incompatible avec la séparation de la sphère du propre et de l’étranger. Cette « subjectivité suprapersonnelle » (überpersonale Subjektivität) est littéralement une extrapolation (pôle unitaire au-delà du pôle vécu). Elle excède le pôle du vécu vers une superstructure qui ne sera jamais donnée, mais toujours pensée, jamais présente mais toujours représentée. Là où Lévinas pensera une contraction de l’infini, grâce à laquelle des libertés peuvent surgir, Husserl pense une unité d’où tous les ego-étants peuvent surgir, en se spatio-temporalisant hors de leur implication réciproque. Husserl décrit la modalité préégoïque de cette implication comme transie par une unité de vie spirituelle (hindurchlebend). Une interruption de la donation se fait pourtant entre l’Überpersönliches Ich et les ego(s) concrets. Pas plus d’ailleurs qu’avec la contraction de l’infini, il n’est rendu compte de l’apparition d’étants qui peuvent dire « je ». Si un même flux de vie transit originairement les ego(s) empiriques, comment peut-il se séparer non seulement en flux étrangers les uns aux autres, mais plus encore, en flux capables d’entrer en « communication115 » ? C’est précisément cette apparition de la communication entre sujets personnels qui fait problème dans la monadologie husserlienne. Le flux impersonnel absolu n’offre pas la condition de possibilité pour que des flux personnels temporels puissent 113 « Autrement dit, il n’a pas continué l’orientation subjective du mouvement de la réduction jusqu’au bout, jusqu’au point où l’ego transcendantal de fait apparaît comme un ego émergeant ou plongeant ses racines dans un ego originellement intersubjectif. » (R. KASSIS, op. cit., p. 161) 114 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, I (Hua XIII), Beilage XVI, § 10. 115 Voir « Phénoménologie de la communauté decommunication », dans : E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, op. cit., p. 353-374. 279 communiquer entre eux. Si non seulement « une juxtaposition » mais « une intrication entre un moi actif et un moi actif »116 est possible, il faut que l’absolu la permette. Autrement dit, il faut que l’identité de l’absolu intègre déjà l’altérité sur un mode pré-individuel. Le déploiement de l’implication pré-égoïque en une juxtaposition spatio-temporelle égoïque n’en rend pas compte. La possibilité que je puisse me tourner vers l’autre, et que par conséquent l’autre moi devienne pour moi un « tu », est exclue de l’implication des monades. Par conséquent, c’est l’ego pur lui-même qui reste impensé. Nous pourrions paraphraser Heidegger en déplaçant la critique de l’onto-théologie117. Nous avons affaire ici à une fondation réciproque de deux pôles qui se renvoient l’un à l’autre sans qu’aucun ne puisse être posé indépendamment de l’autre. La vie pré-égoïque n’est pas davantage pensable sans la vie égoïque que celle-ci sans celle-là. D’où un « dimorphisme » (Zweitgestalt)118. En vérité, la tentative de putsch a échoué. L’ego ne s’est pas laissé appréhender par lui-même. Cependant, si l’ambivalence persiste, seule une alternative imaginaire de la phénoménologie husserlienne pourrait tenter de ramener à l’unité les deux voies inconciliables. Cette proposition, c’est le contrecoup eckhartien. A la recherche de l’unité absolue plus originaire que toute dualité, Eckhart ne veut pas quitter l’ego. Le mystique rhénan présente une expérience de l’absolu en première personne119. Or, étonnamment, pour que cela advienne, il choisit de se destituer de son pouvoir égologique. Non seulement, il opère le détachement de toutes choses, mais il le radicalise par l’abandon de soi-même. La Gelassenheit parfait l’Abgeschiedenheit. Là où Husserl tente d’effectuer une prise de la donation fluente, Eckhart, tout au contraire, a suivi le mouvement de la réduction vers la donation jusqu’au bout : l’ego se déprend totalement de lui-même. Il en résulte que l’ego eckhartien se retrouve orienté vers une nouvelle vie égologique dont la modalité est très différente de la monadologie. Avant d’être une action de l’ego, la découverte de l’un est d’abord un « pâtir ». L’unité se souffre. Elle ne se constitue pas. Il en est ainsi parce que l’âme est créée comme réceptacle de la vie divine : 116 Ibid., p. Voir M. HEIDEGGER, « Identität und Differenz » (1957) ; trad. fr. par A. Préau, « Identité et Différence », dans : Questions I, p. 290 et 306. 118 Ibid., p. 41. 119 Ce à quoi renonce précisément Husserl (Kant anticipant la dérive hégélienne). Mais, Eckhart prévient l’idéalisme (et ne sera son soi-disant précurseur que malgré lui) parce qu’il affirme d’emblée l’inaccessibilité de l’absolu. L’union à l’Un est une Percée non une conceptualisation. 117 280 Quand alors l’âme contemple, au moyen de cette puissance [gemüt], des images qu’elle contemple l’image d’un ange, qu’elle contemple sa propre image, c’est en elle une insuffisance. Si elle contemple Dieu en tant qu’il est Dieu, ou en tant qu’il est image, ou en tant qu’il est trinitaire, c’est en elle une insuffisance. Mais quand toutes les images de l’âme sont écartées et qu’elle contemple seulement l’unique Un, l’être nu de l’âme rencontre l’être nu sans forme de l’unité divine qui est l’être superessentiel reposant impassible en lui-même. Ah ! merveille des merveilles, quelle noble souffrance c’est là que l’être de l’âme ne puisse souffrir rien d’autre que la seule et pure unité de Dieu !120 Ne « souffrir rien d’autre que la seule et pure unité de Dieu », tel est la « merveille des merveilles ». Souffrir Dieu consiste à lui être entièrement passif. Mais souffrir Dieu ne signifie nullement que l’eidos ait été complètement abandonné pour le pathos. Au contraire, Eckhart propose une Percée par laquelle une nouvelle connaissance peut avoir lieu. Connaissance sans savoir. Cette connaissance est une naissance. De par la puissance du Gemüt, l’homme est structuré pour cela. Au point ultime de son être, l’ego humain ne peut être actif. L’ego ne se donne pas à lui-même. Il se reçoit. La réduction, en tant qu’elle est encore attachée à l’activité constituante de l’ego, est obsolète. Elle est un obstacle à la constitution unitaire de l’ego. La réduction, lorsqu’elle s’adosse à un pôle identique absolu obtenu par réflexion, est en contradiction avec l’objectif qu’elle veut atteindre. Dans une telle voie, la phénoménologie ne peut que se rendre « boiteuse », pour ne pas dire défectueuse. A choisir, mieux vaut que l’ego soit vraiment révélé « claudiquant » pour advenir à ce qu’il est déjà en droit, mais pas encore en fait. Filons la métaphore. Le coup qui démet la hanche de Jacob entrave désormais sa marche. Ce coup lui porte un véritable contrecoup. Là où le corps est atteint, l’esprit ne peut être en reste. C’est toute l’autonomie de mouvement (« je peux ») qui est remise en cause. La démarche altérée porte la conscience vers un changement de méthode. Une nouvelle marche rationnelle vers la vérité s’en dégage. Quelle est-elle ? Le récit nous dit que Jacob reçoit un nouveau nom : Israël (« fort contre Dieu »). Une révélation est donc faite sur son identité. Cette vérité sur lui-même, sur son ego, s’avère aussi être une théophanie : « j’ai vu Dieu face à face ». Moi et Dieu sont révélés ensemble, sans être confondus. Cette théophanie est pourtant étonnante car elle ne permet pas à celui qui s’appelle désormais Israël de recevoir le nom de celui avec qui il luttait. Autrement dit, bien que l’irréductibilité 120 M. ECKHART, Sermon 83. Renovamini…spiritu mentis vestræ, AH III, p. 151. 281 demeure, elle débouche sur une donation. La traversée du Yabboq confirme cette Percée. Par une confidence de Husserl à Edith Stein de décembre 1935, nous savons que Husserl voulait « atteindre Dieu sans Dieu121 ». Le contrecoup eckhartien sur la phénoménologie husserlienne nous oblige à nous positionner sur cette question : « Un chemin athée vers Dieu » (ein atheistischer Weg zu Gott) est-il possible ? En raison même de la Sache spécifique qu’est Dieu, nous devons répondre par la négative. Nous sommes donc devant une alternative : soit maintenir l’aporie, soit la dépasser. Mais ce dépassement ne peut précisément se faire sans inverser la méthode phénoménologique. Là où la voie du « savoir » est sans issue, la voie du « non savoir » réalise la Percée. Sagesse et folie se rencontrent. C’est la Croix de l’ego. 121 E. DE MIRIBEL, Edith Stein, par une moniale française, Paris, Seuil, 1954, p. 113. Cette confidence est corroborée par un manuscrit husserlien de novembre 1933 : « Si une telle science [la phénoménologie] conduit pourtant à Dieu, son chemin vers Dieu serait un chemin athée, comme un chemin athée vers une humanité authentique, inconditionnelle et universelle… » (E. HUSSERL, Die Lebenswelt. Auslegungen der vorgegeben Welt und ihrer Konstitution (1916-1937), éd. R. Sowa, Springler, 2008, Hua XXXIX, p. 166-167, cité par E. HOUSSET , Husserl et l’idée de Dieu, op. cit., p. 120). 282 CHAPITRE II : META-LOGIQUE « SANS SAVOIR » Personne n’eut jamais été capable de découvrir Dieu, si Dieu ne s’était Lui-même manifesté. M. Eckhart122 De la Méta-physique « sans avoir » (chapitre I), nous retenons que l’ego ne peut se saisir de lui-même car sa donation lui échappe. Telle est la merveille. Nous retenons aussi que Husserl opère une « dé-présentation » qui lui permet de décentrer l’ego vers l’alter ego sans qu’il lui soit pourtant possible de rejoindre l’autre en « propre ». La seule voie envisageable vers une telle unité est la perte du pouvoir constitutif de l’ego. Il s’agit en effet d’une Méta-logique « sans savoir » (chapitre II). C’est ici que la phénoménologie réserve une divine surprise. L’ego peut en effet se laisser surprendre par l’interpellation d’un alter ego qui se supprime lui-même en tant qu’autre (aliud) pour se révéler autrement autre (alius) (§ 27. Divine surprise : crux phaenomenologica). Paradoxalement, l’épochè est fondée dans un événement. La méthode elle-même n’est pas due à l’initiative de l’ego. Elle est révélée. La mise entre parenthèses fait partie intégrante de la Révélation comme telle. L’ego doit supprimer toute représentation, y compris de lui-même, sous peine de dédoublement, pour être présent à sa donation. Dès lors, une phénoménologie de la croix est simultanément une phénoménologie de l’ego qui se trouve posé par sa déposition même (§ 28. Phaenomenologia crucis). Le « Logos fait chair » apparaît comme l’ego qui ne peut que se dessaisir de son « corps » (Körper) pour manifester un « vivre » (Leben, Leib) sur le mode de la donation totale. Ce dessaisissement se donne comme la voie à suivre. La sequela christi est voie royale d’accomplissement. A contrario, et paradoxalement, toute tentative de « conservation » et, simultanément, d’auto-explicitation de l’ego par lui-même, est nécessairement vouée à l’échec (§ 29. La « rature » et l’identité de l’ego). 122 M. ECKHART, Sermon 79. Laudate caeli et exultet terra. Ego sum lux mundi, TS, p. 379. 283 § 27. Divine surprise : crux phaenomenologica Chez Eckhart, l’accès de l’ego à lui-même se fait sur un mode paradoxal. L’ego doit se supprimer en tant que propre pour accéder à lui comme « je suis ». Cette suppressionavènement coïncide avec la Théophanie. Dieu se révèle en supprimant la dualité entre l’intériorité et l’extériorité qui déchire l’homme. L’élévation de la croix est suppression du voile (tolle crucem/tollitur omne velamen) entre le créé et l’Incréé123. L’Incréé n’est pas le strict contraire du créé. Le « quelque chose dans l’âme » (Etwas in der seele) en est, sinon la preuve, du moins l’épreuve. Il est le point de contact par lequel le créé reçoit tout ce qu’il est de l’Incréé. Cela ne veut pas dire que la créature puisse se retirer dans ce « quelque chose » comme s’il était le tout d’elle-même. Au contraire, pour être définitivement, elle est appelée à mourir à ce qui ne peut que mourir. Son devenir ne peut trouver sa fin (terme et accomplissement) que si elle renonce à toute résistance à l’être. Un tel renoncement n’est pas à la portée de la créature livrée à elle-même. La créature doit être délivrée, parce que cette résistance réside non seulement dans son intelligence et sa volonté mais aussi dans sa nature même. Tout ego cherche à se trouver lui-même comme substance indépendante (physis), comme savoir transparent à lui-même (logos) et comme jouissance de soi (ethos). C’est précisément dans cette triple tendance que se trouve la résistance. Selon la tendance déformée de la physis, chaque ego veut aboutir à son entéléchie par persistance dans son être. Or, la physis elle-même, par le mouvement de la generatio à la corruptio, contredit cette possibilité. La physis est donc habitée d’une contradiction. Faire droit à cette donation paradoxale consiste à envisager que l’entéléchie n’advienne pas dans une continuité, mais une discontinuité. A savoir, la corruptio peut ouvrir à la generatio. Cette solution métaphysique nécessite une méta-logique qui provoque une méta-éthique correspondante. Comment chaque ego peut-il faire cette expérience d’une perte qui débouche sur un gain si elle ne lui est donnée dans une intuition à travers le champ spatio-temporel ? Un ego doit se manifester dans le monde comme celui qui, en mourant, se révèle simultanément comme l’ego sum de tous les ego(s). Telle est la manifestation du « Logos fait chair ». Le tolle crucem dévoile la gloire de Dieu (« Je suis ») en supprimant la résistance du devenir, ou l’attachement de chaque ego à lui-même. Un Ego und Gabe renverse l’Ego und Habe. Par la manifestation de la Croix, l’apparaître se détache de toute apparence extérieure (corporéité, 123 Voir supra § 18. Ad-Verbe et déi-formation. 284 temporalité et multiplicité) pour ne laisser subsister que l’être qui l’anime (incorporéité, intemporalité, unité). Une fois décapé du maintenir dans un corps propre, l’ego s’ouvre à l’ego commun. Cette révélation coïncide avec la découverte d’être engendré par Dieu en tant que Fils : Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Pour que je sois engendré comme ce même Dieu. Dieu est mort pour que je meure au monde entier et à toutes choses créées. On doit comprendre ainsi ce mot que dit Notre-Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut qu’engendrer, le Fils ne peut qu’être engendré. Tout ce qu’a le Père et ce qu’il est, l’abîme sans fond de l’être divin et de la nature divine, il l’engendre entièrement dans son Fils unique. Voilà ce que le Fils entend du Père, il nous l’a révélé pour que nous soyons le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il le tient de son Père, être et nature, afin que nous soyons le même Fils unique124. Dieu se révèle en Croix non seulement pour que l’ego se détourne de toute extériorité mais aussi pour qu’il renonce à s’approprier lui-même comme ego. La voie de la révélation de l’ego sum passe paradoxalement par la mort de l’ego. Si la phénoménologie et la théologie peuvent se rencontrer, cette rencontre ne peut avoir lieu que dans un renversement d’initiative. Chez Eckhart, la mise entre parenthèses est requise par la Révélation elle-même. Le Verbe prend l’initiative de l’épochè. S’arrachant à toute objectivité dans un horizon, le Verbe révèle Dieu comme source créatrice et fluente de l’ego. Le « Verbe fait chair » se supprime comme alter ego dans l’horizon de la temporalité pour se révéler au cœur même de l’ego humain pour autant que ce dernier se supprime aussi en tant qu’instance égologique. La percée de l’ego humain n’est possible qu’en s’engageant dans la percée de l’ego christique. Le Nicht-Ich est la condition de possibilité du « Je suis ». De bout en bout, la mystique spéculative reste égologique. Cette égologie est assomptive. Elle consiste à faire passer l’ego d’un état propre à un état commun. La Révélation est ce passage lui-même. Elle est transitive. D’où la nécessité d’abandonner toute conception erronée d’une révélation assujettie au rapport sujet-objet. Eckhart se plait à dépeindre l’attitude de MarieMadeleine comme exemple-type de cette tendance à objectiver l’inobjectivable : Tout le temps que l’âme perçoit quelque diversité, elle n’est pas telle qu’elle doit être : tout le temps que quelque chose regarde vers l’extérieur ou vers l’intérieur, ce n’est pas une Unité. Marie-Madeleine cherchait Notre-Seigneur dans le tombeau, elle cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle était pourtant encore sans 124 M. ECKHART, Sermon 29, AH I, p. 239. 285 consolation. Les anges dirent alors : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort et tu trouves deux vivants. » Elle dit : « C’est précisément ma tristesse de trouver deux alors que je ne cherche qu’un125. » La Révélation opère une traversée de la mort vers la vie. C’est en quoi elle est assomptive de l’humanité. S’en tenir à vouloir garder la Révélation dans la modalité mondaine de la corporéité, temporalité et multiplicité est un entêtement dans la dualité. Cette voie est sans issue. La Révélation du Ressuscité s’accompagne d’une interdiction : « Ne me touche pas » (Jn 20, 17)126. Ce Noli me tangere, souvent repris par Eckhart127, indique à quel point la modalité de la main-mise conforme à la distinction n’est plus de mise dans la vie unitaire. « Quand se retire son corps [Körper] et se manifeste sa chair [Leib], c’est alors Lui qui se montre – et non pas les disciples qui, par de quelconques et communes hallucinations, produisent le phénomène du Christ Ressuscité », affirme Emmanuel Falque128. Cette manifestation est à son comble lorsque le Körper a totalement disparu. Il ne reste que le Leib dans sa pureté129. Le tombeau vide est alors une manifestation plus accomplie que la présence du Ressuscité avant l’Ascension. C’est désormais dans le « rien » que Dieu se donne. Mais le « rien » ne s’appréhende pas. Il vit de la modalité même du don. Le « rien » de la Révélation est le témoignage que Dieu s’est totalement donné sans reste. La mort, comme déprise de la corporéité, manifeste la déprise de l’ego. La passion opère un transfert par le pâtir Dieu. Quand l’ego meurt à lui-même, Dieu a la pleine initiative. La suppression est aussitôt relèvement. La mort de l’ego à lui-même le transfère dans la vie égologique du « je suis » de Dieu, là où tous les ego(s) sont un. Cette Percée de l’ego n’est pas univoque. Elle présente deux modalités différentes suivant que l’ego meurt physiquement ou qu’il meurt spirituellement : 125 M. ECKHART, Sermon 29. Convescens praeceptis eis, AH I, p. 239. Voir E. FALQUE, Métamorphose de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2004, § 30, p. 230-231. 127 Par exemple, dans les sermons 55 (Maria Magdalena venit ad monumentum) et 56 (Maria stuont ze dem Grabe und Weinete) qui lui sont entièrement consacrés (AH II, p. 170-174). 128 E. FALQUE, Métamorphose de la finitude, § 30, p. 231. 129 « Relevé par le Père ou soustrait par les hommes, son corps (Körper) n’est plus là, et cela, tous non seulement le croient mais le voient. Mais ce qui reste à voir, à savoir sa chair (Leib) comme mode d’être de son corps, cela nul ne le voit, probablement parce qu’ils n’ont encore jamais vu, dans le sens véritable de son être incarné. Il faut renoncer à l’objectivité, et donc à notre seule matérialité du corps, pour accéder au Ressuscité : ‘La chair et le sang – ce que nous nommons ici corps [Körper] – ne peuvent hériter du Royaume de Dieu’, nous rappelle saint Paul (1 Co 15, 50). L’objectivité du disparaître (de son corps) signe donc le disparaître de l’objectivité (de tout corps dans la Résurrection). » (Ibid., p. 230). 126 286 Notre-Seigneur monta au ciel au-dessus de toute lumière, de toute compréhension et de tout entendement. L’homme qui est ainsi transporté au-dessus de toute lumière réside dans l’éternité. C’est pourquoi saint Paul dit : « Dieu réside dans une lumière inaccessible » et qui est un pur Un en lui-même. C’est pourquoi l’homme doit être détruit et totalement mort, n’être rien en lui-même, dépouillé de toute ressemblance et ne ressembler à personne, alors il est véritablement semblable à Dieu. Car c’est l’être propre de Dieu et sa nature d’être dissemblable et de ne ressembler à personne130. Entièrement accomplie, la Percée réalise l’affranchissement de tout temps et de tout espace. L’homme tout entier « doit être détruit ». Une telle destruction n’est autre que la mort. Chrétienne de part en part, la pensée eckhartienne n’est nullement une apologie de l’auto-anéantissement. L’ego est appelé à vivre « comme » s’il avait tout perdu de manière à tout gagner. Ainsi, Eckhart affirme-t-il de Marie-Madeleine : « Elle n’avait rien à perdre, tout ce qu’elle possédait, elle l’avait perdu en lui. Lorsqu’il mourut, elle mourut avec lui. Lorsqu’on l’ensevelit, on ensevelit son âme avec lui131. » Il n’en va pas ici d’une manière de vivre stoïcienne. Le but n’est pas de s’anesthésier peu à peu en mourant à petit feu pour ne pas éprouver la douleur de la mort. Le but n’est pas la mort, mais la vie. La vie, autrement dit, l’engendrement. La mort de l’ego est la mort à tout attachement au ceci et au cela. Accéder à la vie même de Dieu suppose de rompre avec toute priva-tisa-tion. Faire mourir la privation, c’est percer dès à présent vers une vie commune des ego(s). Ce mouvement de dessaisissement de l’ego est sollicité par un moment favorable. Ce Kairos est la Croix. Même si elle se supprime elle-même en tant qu’événement extérieur pour instaurer l’épochè, la Croix est l’événement qui conduit l’ego à consentir à la mort à soi-même pour se retrouver sur une nouvelle modalité. Une telle sollicitation peut-elle advenir à l’ego husserlien ? Il faudrait que l’ego puisse être sollicité de l’extérieur de la sphère propre. Sur ce point, la pensée égologique de Husserl nous réserve une « divine surprise132 ». Le fait même que la donation fasse droit à un alter ego, qui soit finalement irréductible à l’ego s’avère, non seulement la fenêtre ouverte, mais plus encore, la porte ouverte à une véritable épreuve de l’ego. Le transfert analogique, constate Ricoeur, est une opération qui « transgresse le programme même de la 130 M. ECKHART, Sermon 29. Convescens praeceptis eis, AH I, p. 240. M. ECKHART, Sermon 55, AH II, p. 173-174. 132 P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1990, p. 374. 131 287 phénoménologie133 ». Il y a effectivement transgression de l’expérience de la chair propre. Par le chiasme Leib-Körper, le « corps » (Körper) est perçu « comme » (als) ayant une « chair » (Leib). Ce transfert analogique permet à l’ego de découvrir que l’autre est celui qui peut dire : « je » comme moi (als ich). De la sorte, l’autre peut être cité comme l’auteur de ses actes et des pensées. « Voilà la merveille », s’exclame Ricoeur134. Dès lors, l’ego est sorti du solipsisme. Non seulement il n’est plus seul, mais il partage le même monde avec d’autre ego(s). C’est même parce qu’il y a plusieurs ego(s) capables de se percevoir comme tels qu’un monde commun est objectivement nécessaire. De l’impossibilité de nier cette expérience du « je peux » par lequel mon corps (Körper) prolonge ma chair (Leib), Husserl en est venu à admettre la co-existence des uns avec et pour les autres. L’altérité de la corporéité ne pouvant être uniquement perçue comme une image, une représentation, sans connexion avec le vécu propre, est donc le medium d’une première percée de l’ego. Husserl l’exprime comme une « seconde naissance » : Chaque chair étrangère doit ainsi, en tant qu’elle est donnée dans l’extériorité (Äusserlichkeit) et en cela donnée selon une première naissance (ester Geburt) comme chose extérieure, être avant tout traduite, c’est-à-dire faire l’expérience d’une seconde naissance (zweite Geburt) dans la conception comme chair (als Leib), chair constituée dans l’intériorité (Innerlichkeit) et amenant avec soi toute intériorité de conscience et un moi (Ich), chair se complétant par là même en advenant comme être animal et humain135. Dans cette seconde naissance, l’autre n’est plus seulement donné dans l’extériorité, mais transféré dans l’intériorité « comme chair » (als Leib). Cette traduction (übersetzung) emmène tous les « moi » (Ich) dans une « co-naissance ». Natalie Depraz souligne cette naissance mutuelle des « moi » : « je ne nais à moi-même (comme corps) que si l’autre est né à moi-même (comme chair), de même que l’autre ne naît à lui-même (comme chair) que s’il m’a fait naître à moi-même (comme corps)136 ». Le chiasme des chairs corporelles est une merveille137. Il ouvre un nouveau champ de possibilités pour la phénoménologie. L’ego est 133 Ibid., p. 386. Ibid., p. 387. 135 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, II (Hua XIV), n°1, 6, cité dans N. Depraz, Transcendance et incarnation, op. cit., p. 238. 136 N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 240. 137 Le « chiasme » est déterminant dans la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, « L’entrelacs – le Chiasme », p. 172-204). La « transitivité d’un corps à l’autre » (p. 188) est permise par le « chiasme » de « compénétration » de la vie vécue versus « chair » et de la « juxtaposition » versus « corps ». 134 288 en droit d’envisager des expériences où il peut « apprendre quelque chose » (etwas zu lernen) des expériences de l’autre138. Bien que l’alter ego reste inaccessible à la sphère propre, un « je pense » et un « je peux » lui sont désormais imputables. D’où le fait que certains actes de l’autre puissent m’interpeller. Dans la co-existence des ego(s) dans un même monde, un réseau d’inter-motivations réciproques est ouvert : Moi, en tant que sujet de la motivation, j’entre à présent dans la relation originairement sociale du Je et du Tu ; non pas seulement à côté de l’autre en tant qu’autre, car je le motive, et il me motive ; et, dans le rapport privilégié qui produit la relation du Je et du Tu, celle qui a lieu à travers des actes sociaux, il y a une unité d’aspiration et de volonté spécifique qui englobe les deux sujets, dans laquelle tous deux sont réciproquement référés l’un à l’autre dans une conscience actuelle, et ce, dans le but d’ « influer » réciproquement les uns sur les autres en tant que sujets d’aspiration, c’est-à-dire d’accomplir une détermination mutuelle en étant orienté l’un vers l’autre sur le mode de l’aspiration, en vue d’une action, respectivement d’une action subie139. Motivation ne veut pas dire que les actes d’autrui puissent agir sur l’ego que je suis comme cause à effet. Il s’agit d’une influence réciproque. Il reste de la décision de chaque ego de se laisser ou non motiver ou émouvoir. Dès lors, l’ego est susceptible de se laisser transformer en voyant vivre d’autres ego(s). Une transformation, un devenir-autre (Ver-änderung), en lien avec les autres, peut advenir. Jusqu’où ira cette « seconde naissance » ? Le chiasme chair-corps n’est-il pas la voie ouverte à une crux phaenomenologica, précisément dans sa difficulté de « traduction » (Übersetzung) ? Le chiasme ouvre en effet une possibilité imprévue : l’ego peut se retrouver dans l’expérience inédite d’opérer un quasi-transfert vers un « corps » mourant. Qu’advient-il alors ? Tant que le « corps » est en mouvement, ne futce que par un clignement de paupières ou par le rythme cardiaque, l’ego peut faire « comme » s’il était cet autre « moi ». Mais, qu’arrive-t-il au moment où ce corps cesse de donner signe de vie ? Que devient le chiasme, sinon une croix phénoménologique ? L’ego se retrouve dans un transfert crucifiant. En tant que flux, l’alter ego est a-temporel, vivant sans mort possible. En tant que chair indissociablement lié à un corps, l’alter ego peut être apprésenté comme mort, ce qui est impossible. N’en va-t-il pas ici de l’enjeu aporétique ultime de la phénoménologie de Husserl ? L’hésitation husserlienne, mise en lumière par Derrida, entre la source jaillissante atemporelle de l’ego transcendantal et la temporalité 138 E. HUSSERL, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, I (Hua XIII), Beilage 11, cité par N. Depraz dans Transcendance et incarnation, p. 241. 139 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, trad. N. Depraz, p. 270-271. 289 sans laquelle il ne peut s’appréhender comme flux, est ici acculée vers une impossible issue. Le transcendantal se trouve anéanti par l’extériorité. Ce qui est vécu sans origine et sans fin trouve sa fin. Le chiasme se fait croix. La rature de l’alter ego entraine l’ego à se mettre face à sa possibilité la plus fondamentale : la rature de l’ego lui-même. Que l’ego (concret et transcendantal) soit un être-pour-la-mort, voilà qui change tout140. Que le « phénomène originaire » (Ur-phänomen), dans lequel tout phénomène reçoit sa source, puisse ne pas être, remet en cause le fondement indubitable de la phénoménologie. La présence du « moi » à lui-même n’est pas « absolue ». Elle est conditionnée par la corporéité. Transcendantalité inversée ? Se pourrait-il que la source de l’immanence absolue soit dépendante de la transcendance ? L’ego vit l’épreuve d’une contradiction sans solution à l’intérieur même du cadre imparti par la phénoménologie. La méthode réductive se voit réduite à l’impuissance. La mort de l’alter ego entraine l’ego dans l’expérience (Erfharung) une crise du jugement (Urteil). La Krisis est ici à son comble. L’ego fait l’expérience de ne plus pouvoir faire usage du jugement. La donation met la réduction à mal. Il en va de la mise en crise du statut de l’ego lui-même. Un procès a lieu. La convocation se fait dans le champ même de l’immanence. La conscience ne peut y échapper. L’ego est assigné au jugement par la mort de l’alter ego. Il est traduit en justice. Le constituant inconstituable est accusé de « finitude ». L’alter ego n’est plus donné à travers le flux. Il est sans vie, immobilisé, figé, pétrifié. Effroi de l’ego. La possibilité de sa mort le fait déchoir de toute prétention à l’origine de la donation. Son pouvoir est déposé par une déposition. L’alter ego témoigne contre l’ego qu’il n’est pas « comme » il le pensait cette dernière instance de la raison. L’ego est littéralement dé-posé. Ne pouvant plus se penser comme pôle-permanent-identique en raison même de sa précarité, l’ego ne peut plus prétendre non plus au statut d’in-stance. L’ego est atteint dans son « sentiment de propriété ». Par contrecoup, l’ego est transféré. Il est désemparé à la fois de son être et de son jugement. La foi de Husserl en la raison absolue est touchée de plein fouet. Le tribunal de la raison est au tribunal de la donation originaire, source de droit de toute connaissance. Devons-nous en déduire que plus haut que la raison se tient la donation ? Mais si la donation est la plus haute, n’est-elle pas l’ultime raison ? La donation conditionne alors la connaissance de fond en comble, de part en part. La donation 140 Husserl ne nie absolument pas la mort de l’ego concret : « il appartient à l’homme d’être né et de mourir » (E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, p. 305). Cependant, la mort, tout comme la naissance, sont toujours envisagées du point de vue de la constitution et non pas de l’expérience présente (ibid., p. 318). Aussi, l’infinité des possibilités qui s’ouvre à la conscience transcendantale n’est aucunement conditionnée par la finitude. 290 traverse la connaissance. La connaissance est traversée, percée par la donation. Autrement dit, au lieu que la donation fournisse la matière dont peut s’emparer la connaissance, la donation offre la matière sensible et la forme intelligible dans une unité originaire telle qu’elle soit précisément irréductible. Tenter de la réduire consiste à la manquer inévitablement. Là où sensation et signification sont inséparables, nous sommes au cœur de la métaphore. Dès lors, il ne reste qu’une seule solution à l’ego s’il veut expérimenter cette unité métaphorique originaire : se laisser transférer dans cette unité. La Percée, ce transfert ultime, n’a pas lieu dans la phénoménologie de Husserl. Pourquoi, sinon parce que la pensée est capable d’imaginer bien des détours pour éviter d’être acculée à se rendre à ce dont elle ne peut disposer. Ce dont on ne dispose pas indispose. La percée horizontale, si elle ouvre une brèche dans la carapace insulaire de l’ego, ne suffit pas à conduire la « seconde naissance » à son accomplissement. La percée décisive est verticale. Vertigineuse, car sans horizon (horizô=limite) auquel se raccrocher, la Percée de l’ego est une déposition totale et sans reste. Là où le jugement se révèle inopérant, la donation continue d’opérer seule et nue. La leçon de la Kehre est ici à entendre pour autant qu’elle soit transposée. Le mot eckhartien tant usité par Heidegger est de mise : Gelassenheit. Laisser l’ego se donner. Oser le sich lassen de l’ego, non le sich lassen vers l’être-néantisant, mais la Gelassenheit déjà précédée par l’Abgeschiedenheit. Le détachement a eu lieu. Il n’est cependant pas l’ultime réduction. Le détachement ne réduit pas, comme tel, à l’engendrement. L’ego se conserve encore comme instance. Il n’est pas démis de ses fonctions. Actif, il ne s’est pas encore rendu passif de l’unité absolue à laquelle son activité même oppose résistance. Lorsque, dans le quasi-transfert, l’ego opère la dé-représentation (Ent-gegenwärtigung), il ne se quitte pas comme instance. Détaché de son ego empirique, il reste attaché à l’ego transcendantal comme condition de possibilité d’une multiplicité d’ego. D’où le résultat d’une vie pré-égoïque. L’ego husserlien se retrouve dans un entre-deux. Là, sa pensée cesse d’être intégralement phénoménologique pour se déporter vers une construction représentative : la monadologie. En effet, le Monadenall n’est pas expérimenté comme tel dans le flux du vécu. Ce qui est donné, c’est l’entre-deux. Alors même qu’il peut apprésenter toutes les variations possibles de l’ego, l’ego ne peut transiter vers leur pôle d’unité effectif. Autrement dit, le Monadenall n’est pas donné. Il n’est autre que l’hypostase d’une aporie. La méthode phénoménologique est transgressée. La transcendance est posée 291 comme absolue alors qu’elle n’est pas vécue dans l’évidence de l’immanence. Qui plus est, l’inaccessibilité elle-même est hypostasiée. L’expérience de l’impossible accès de l’ego à l’absolu est transformée en hypostase pré-égoïque. Or, cette transformation se fait subrepticement sans être légitimée par aucune action phénoménologique. A l’instar de Plotin et de bien d’autres, Husserl ne succombe-t-il pas lui aussi à la tentation de « clore en thème l’intotalisable141 » ? Pourquoi la monadologie serait-elle plus légitime qu’une autre option sinon parce que son hypothèse passe pour la plus en conformité avec l’expérience ? Pourtant, ici, un saut, une discontinuité, a eu lieu. Husserl opte pour une idée de l’absolu. Il en va d’une décision. Un fondement absolu est constitué, sans pour autant qu’il ne soit donné dans l’évidence. Quelles que soient les conséquences qui en découlent – nous pourrions en effet engager une disputatio sur la possibilité de l’apparition d’une vie égologique à partir d’une vie pré-égoïque – nous importe avant tout le fait même que le processus intellectif est interrompu par une volition. Devant l’incapacité de l’intelligence à tout régir, voluntas supplet. Aucun acte d’intelligence ne s’accomplit sans qu’il ne soit toujours et déjà accompagné de volonté142. Toute argumentation ou toute description est sous-tendue par une volonté qui guide l’intellect. Pourtant, sauf en cas de changement brusque de direction immotivé dont le lecteur ne peut qu’être surpris, la volonté voyage la plupart du temps incognito. Rares sont les penseurs chez lesquels, la volonté ne s’avance pas masquée. Mais, avec ou sans Ricoeur, il faut le dire et le redire : le volontaire et l’involontaire sont à la source de nos actes qu’ils soient intellectifs ou autres 143. Ce n’est jamais l’intentionnalité elle-même qui se tourne vers ceci ou cela ou se détourne de ceci ou cela. Qui dit « intention vers » dit aussi « intention de ». Vouloir dissocier les deux sens de l’intention est illusoire. Maître Eckhart a perçu l’importance de l’interaction des deux facultés. Etant donné qu’elle dépasse toute explication conceptuelle, il se plait à l’exposer sur un mode métaphorique : Parce que Dieu m’a envoyé son ange, je connais vraiment. Pierre veut dire connaissance. Quant à moi, je l’ai dit souvent : connaissance et intellect unissent l’âme à Dieu (bekantnisse und vernünfticheit einigent die sêle in got). Intellect fait tomber dans l’être limpide, connaissance court en avant, elle court en avant et fait sa percée (durchbrichet) pour que là se trouve engendré le Fils unique de Dieu. Notre-Seigneur dit en Matthieu que personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils. Les maîtres disent 141 PH. GROSOS, Phénoménologie de l’intotalisable, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2014, p. 109. Voir supra la référence à Augustin et Luigi Gioia : § 24. Contemporanéité et différend. 143 Voir P. RICOEUR, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, 1963. 142 292 [que] connaissance tient dans ressemblance. Certains maîtres disent [que] l’âme est faite de toutes choses, car elle a une possibilité d’entendre toutes choses. Cela paraît fou et c’est pourtant vrai. Les maîtres disent : Ce que je dois connaître il faut que ce me soit présent et égal à ma connaissance144. La « connaissance » (bekantnisse) est capable de « faire une percée » (durchbrechen) par laquelle l’ « intellect » (vernünfticheit) fait tomber dans l’être limpide. Si la « connaissance » est l’intention qui court de la puissance à l’acte, l’« intellect » est le lieu même où se réalise l’unité. Cette course est la Percée à travers la distinction entre sensation et signification vers la métaphore originaire. D’où l’usage métaphorique dans lequel il s’exprime. Le fait que la « connaissance » soit ici appelée « Pierre », et que la connaissance ait pour « compagne » la « volonté »145, permet un lien lexical avec un texte latin dans lequel « Pierre » est appelé « connaissance » (cognitio) et « Jean », « amour » (amor)146. Par une interprétation parabolique d’un récit johannique (Jn 20, 3-8), Eckhart propose de voir la collaboration de la connaissance et de l’amour pour accéder à la révélation divine 147. L’action de ce récit se situe entre l’événement de la Résurrection et sa réceptivité. Cette action est décrite comme une course où les deux facultés jouent un rôle interactif148. Jean (amor) court plus vite que Pierre (cognitio). Arrivé au tombeau, Jean laisse passer Pierre devant lui. Pierre entre le premier mais la Révélation n’est accomplie que lorsque Jean entre à son tour. L’interaction de la connaissance et de l’amour est un enseignement fondamental sur la Percée. Selon 144 M. ECKHART, Sermon 3. Nunc scio vere, DW I, 48-50, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 75-76. Voir J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 97. 145 « Pierre veut dire connaissance ; car la connaissance à la clef et ouvre et pénètre et fait sa percée et trouve Dieu nûment, et dit alors à sa compagne, la volonté, ce qu’elle a possédé, bien qu’elle ait eu auparavant la volonté ; car ce que je veux, je le cherche » (M. ECKHART, Sermon 3, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 77). 146 « (…) ils courent ‘ensemble’, parce qu’ils ont Dieu pour seul objet, bien que selon l’une et l’autre raison (…) la volonté et l’amour courent avec l’intellect, parce que Dieu, dans cette vie, peut être aimé par soi-même, mais ne peut être connu par soi-même. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Mais l’autre disciple court plus vite que Pierre et arrive le premier au tombeau’ (…) la volonté, par son amour de Dieu, arrive au tombeau, elle n’y entre cependant pas. Pierre entre, parce que l’intellect saisit la chose connue intérieurement dans son principe, le Fils qui est ‘dans le sein du Père’ (Jn 1, 18) ; en effet, rien de ce qui est aimé n’est inconnu, la connaissance introduit l’amour, le Fils spire le Saint-Esprit, la splendeur de l’ardeur. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Pierre arriva et il entra dans le tombeau’, et plus bas il est dit : ‘c’est alors qu’entra aussi l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier au tombeau’ (…) ces deux facultés : l’intellect, figuré par Pierre, que l’on peut traduire par ‘celui qui connaît’, et la volonté et l’amour, figuré par Jean ‘celui qui aime’, ont comme objet Dieu en soi sous la raison de l’être et du bien absolument (…) » (M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 694-698, LW III, p. 611, 1 – 613, 6, trad. fr. Y. Meessen, « Cognitio et amor. Interpretation im Gleichnis : Eckharts Auslegung von Johannes 20, 3-8 », dans : H. SCHWAETZER, M.-A. VANNIER (hrsg.), Zum Intellektverständnis von Meister Eckhart und Nikolaus von Kues, Munster, Aschendorff Verlag, 2012, p. 81-92, ici, p. 90-91). 147 Voir W. WACKERNAGEL, « Ymagine denudari » : Éthique de l'image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart, op. cit., p. 134-139. 148 Selon Aristote : « la volonté est dans la raison » (De anima III, c. 9 432 b, cité dans Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 694, LW III, p. 611). 293 l’argument philosophique, l’intellect a la priorité. Cependant, cet avantage n’est pas hégémonique. Différenciées selon la raison (sub alia et alia ratione), les deux facultés sont nécessaires liées dans la visée du même objet (unum obiectum). La volonté cherche son objet selon l’amour, tandis que l’intelligence le cherche selon la connaissance. C’est ainsi que l’amour dame le pion à l’intelligence : « Dieu, dans cette vie, peut être aimé par lui-même, mais ne peut être connu par lui-même149. » Ce revirement de priorité entre les deux facultés ne dure pas. Il s’inverse à nouveau : « il est à remarquer que malgré que la volonté, qui aime Dieu, arrive au tombeau, elle n’entre cependant pas150. » Contrairement à Jean, Pierre pénètre le premier au tombeau « parce que l’intellect saisit intérieurement la chose connue dans son principe151 ». La priorité de la pénétration de l’intellect dans le tombeau n’est pas expliquée par Eckhart d’après une raison philosophique, mais d’après la Révélation. Comme il revient au Fils de pénétrer « dans le sein du Père » (Jn 1, 18), ainsi l’intellect pénètre dans son Principe (in suis Principiis). Bien qu’il ait défendu la thèse dominicaine de la priorité de l’intellect sur la volonté face au maître franciscain Gonzalve d’Espagne 152, Maître Eckhart dépasse cette question. Pour lui, « ceux qui disent que l’intellect et la volonté sont des puissances distinctes » sont dans « l’erreur »153. A la suite d’Augustin et de Thomas d’Aquin, Eckhart considère l’involution des deux facultés comme incontestable. Pour que l’intellection se fasse passive, celui qui connaît ne peut que modifier son vouloir de saisie en abandon. Toute la difficulté est là car vouloir ne pas vouloir connaître, c’est encore vouloir connaître, et seul un non-vouloir connaître permet la Percée. L’inter-action est inter-passion. Dans cette passivité, la connaissance se dessaisit d’elle-même et s’achève en amour. Le terme du dessaisissement coïncide avec la naissance. C’est pourquoi la pénétration du tombeau fait intimement partie du langage parabolique. Le tombeau est le lieu où le Verbe qui s’est anéanti est ressuscité. Son absence signe sa présence sur un nouveau mode. Comment lui être égal sinon en vivant le même mouvement ? La course ne peut qu’être une mort à l’usage actif des facultés humaines pour les retrouver sur un nouveau mode. Comme l’homme est radicalement enraciné dans l’être de Dieu, et qu’il est néant par lui-même, ainsi en est-il aussi de ses facultés. Elles ne lui appartiennent pas en propre. La percée est le 149 M. ECKHART, Commentaire sur l’Evangile selon Jean, § 696, LW III, p. 611, 14-15. Ibid., § 697, LW III, p. 612, 1-2. 151 Ibid., § 697, LW III, p. 612, 2-3. 152 Voir M. ECKHART, Sermon 9, DW I, p. 152,9 – 153,6, AH I, p. 103. 153 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 108, OLME 6, p. 212-213. Voir note 1. 150 294 passage de la mort et de la résurrection en l’homme au niveau de ses facultés. Cette percée est une préparation à la Percée définitive où l’homme tout entier passe par la mort. Dans la plus haute partie de son âme (Gemüt), l’homme est capable de recevoir la manifestation de Dieu, selon une modalité propre à sa finitude. Dieu lui est évident sans qu’il ne soit encore semblable à lui. Dans ses facultés, l’homme est déjà ouvert à un mode de révélation qui lui est pourtant interdit en raison même de sa condition liée à la spatio-temporalité154. Toujours liée au ceci et au cela, l’âme s’abandonne déjà à la Déité sans mode. Quelle est donc cette évidence si l’égalité, qui est la condition sine qua non de la manifestation, n’est pas remplie ? La foi : Quand l’âme s’adonne à la connaissance de l’authentique vérité, à la puissance simple par laquelle on connaît Dieu, l’âme est appelée une lumière. Et Dieu aussi est une lumière et quand la lumière divine s’épanche dans l’âme, l’âme est unie à Dieu comme une lumière à une lumière, elle est appelée alors lumière de foi et c’est là une vertu divine. Où l’âme ne peut parvenir ni par ses sens ni par ses puissances, c’est la foi qui l’y porte155. La foi est un mode de connaissance donné par Dieu lorsque l’âme s’en remet passivement à l’action de Dieu. Cela signifie que la foi ne se trouve ni totalement du côté de Dieu, ni totalement du côté de l’homme. Elle est une relation qui s’opère entre l’actif et le passif. La foi est synergie. Que Dieu puisse être pleinement manifeste à l’âme, ce serait trop dire. Cependant, il est déjà donné à l’âme de pouvoir engendrer une connaissance de Dieu. Cette connaissance est un co-engendrement. Le co-engendrement est une participation de la puissance à l’activité du connu156. En l’absence de toute détermination propre, à savoir détaché de toute image (Entbildung), le connaissant devenu purement passif est rendu participant de l’action du connu. Il y a là un paradoxe, remarque Julie Casteigt, puisqu’engendré fils de Dieu, le connaissant « engendre le Verbe divin, alors qu’il est créature157 ». Ce « co-engendrement » est en fait l’adaptation eckhartienne d’un aspect peu souligné de la noétique augustinienne : « On doit tenir comme liquide que toute chose que nous connaissons co-engendre en nous la connaissance d’elle-même158. » Comme Dieu ne peut se donner peu et qu’il se donne totalement, il va jusqu’à donner à l’homme son propre 154 « Dans la mesure où il est en voie de naître (geboren wirt), dans cette mesure il a contemplation de Dieu. » (M. ECKHART, Sermon 39. Iustus in perpetuum vivet, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les sermons, p. 345. 155 M. ECKHART, Sermon 32. Consideravit semitas domus suae, AH II, p. 15. 156 Voir J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 184-192. 157 Ibid., p. 184. 158 AUGUSTIN, De Trinitate, IX, XII, 18, BA 16, p. 108-109. 295 pouvoir d’engendrement. Il en découle un résultat inattendu. Engendré par Dieu comme Fils, l’homme reçoit le pouvoir d’engendrer Dieu à son tour, par co-engendrement. Cette capacité étonnante, le mystique rhénan en fait le thème majeur de sa prédication : la naissance de Dieu dans l’âme. § 28. Phaenomenologia crucis La crux phaenomenologica est le lieu d’un choix, d’une décision. Une alternative se présente : ou bien l’ego accepte son sort, la destinée de la mort, ou bien il ne peut l’accepter. Sum moribundus et ego sum se contredisent. A travers cette contradiction interne, résignation et consentement s’affrontent. Se résigner à la mort est une chose, y consentir, une autre. En cas de résignation à la mort, l’ego husserlien est étrangement renvoyé au Dasein. L’étrangèreté assaillit la demeure de l’ego et le projette dans l’extériorité. Unheimlichkeit de l’ego. En cas de non-résignation, l’ego ne peut demeurer isolé dans sa sphère propre. L’expérience de l’alter ego mort le déstabilise. Une urgence oblige l’ego à se rendre à une instance qui le sortira de sa fragilité ontologique. Passer le Yabboq s’avère nécessaire. Pour cette traversée, le mystique médiéval n’a pas fini de donner à penser. Il est le chantre d’une étonnante christologie trop peu entendue159. Pour se laisser engendrer dans la vie éternelle, l’ego doit mourir à lui-même. Paradoxe. Devant la mort redoutable, la solution de se cramponner à soi est illusoire. Au contraire, mourir est la seule voie pour ne pas mourir. Chez Maître Eckhart, cette voie est une sequela christi originale : sequere me (Jn 1, 43)160. Les ego(s) sont invités à se convertir au lieu d’où ils fluent (ad locum, unde exeunt flumina, revertuntur) (Eccl. 1, 17). Cette conversion n’est pas un acte dont l’homme pourrait avoir l’initiative. Il ne s’agit pas de tourner son regard dans une direction particulière en le détournant d’autre chose. Il s’agit ni plus ni moins de se détourner du fait même de se tourner vers ceci ou cela. Cette conversion-là n’est possible que par une vocation. L’ego ne peut s’y engager qu’en s’y découvrant appelé, convoqué. Dieu qui fait vivre les morts « appelle ceux qui ne sont pas au mode de ceux qui sont » (vocat ea quae non sunt, 159 Quoique peu « explicite », « la christologie n’est nullement absente de l’œuvre d’Eckhart, parce qu’elle correspond à l’ontologie selon la corrélationalité univoque. En ce sens, « fils » se prédique univoquement du Christ et des hommes. » (J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 389, 390). 160 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 226-248, DW III, p. 189-207. 296 tamquam eam quae sunt) (Rm 4, 17)161. Dieu transfère lui-même les ego(s) du non-être à l’être. Tel est l’acte créateur qui doit encore être reconnu par la créature elle-même. Découvrir que le devenir est un appel modifie radicalement la modalité même de l’accomplissement dans l’être. Le devenir apparaît comme un transfert auquel l’ego est appelé à consentir. Ce transfert ne peut s’opérer que si l’ego se laisse agir. Telle est la Gelassenheit. Si elle est possible en droit, cet abandon s’avère en fait irréalisable par l’ego : « Où l’âme ne peut parvenir ni par ses sens ni par ses puissances, c’est la foi qui l’y porte162. » L’ego ne peut s’abandonner sans la confiance. Se confier à une altérité dont on attend le secours « sans savoir » à l’avance ce qu’il en adviendra, telle est la foi. Si la foi consiste à s’engager dans une voie inconnue de lui-même, l’ego ne le fait pourtant pas sans raison. Son engagement est motivé. L’ego s’engage sur le témoignage d’un alter ego qui a lui-même éprouvé que cette voie perce vers un accomplissement. Cet alter ego (ander Ich) c’est Dieu lui-même venu dans le monde pour que la voie de l’altérité filiale soit ouverte à tout ego : « Dieu est devenu un autre moi-même pour que je devienne un autre lui-même » (Got der ist dor um worden ein ander ich, uf daz ich wurd ein ander er)163. En gage de vérité, cet ander Ich ne donne pas seulement sa parole, mais le don même de sa vie. La phaenomenologia crucis rencontre la crux phaenomenologica. Par sa vie librement donnée, le « Logos fait chair » (par sarx, il faut entendre à la fois Leib et Körper) s’atteste luimême comme la Résurrection (manifestation du Leib par la disparition du Körper)164. L’ego du Verbe fait chair s’est présenté comme l’ego sum qui sum : « avant qu’Abraham ne soit je suis » (Antequam Abraham fieret, ego sum)165. Tant qu’il reste un alter ego autre que l’ego, sa parole résonne encore comme une interpellation extérieure. Mais, par sa mort, cette alterité s’est déplacée. L’aliud n’a laissé de lui que l’alius. La Croix est la percée de l’ego. Elle est à la fois sa manifestation et son effectuation, plus exactement sa manifestation comme effectuation. Pour cette raison même, la manifestation n’a lieu dans chaque ego que dans la mesure où il vit cette percée. La percée est sa manifestation même, auto-manifestation. Autrement dit, cette auto-attestation s’opère à l’intérieur même de chaque ego lorsqu’il 161 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 238, DW III, p. 199. M. ECKHART, Sermon 32. Consideravit semitas domus suae, AH II, p. 15. 163 M. ECKHART, Comment l’âme suit sa propre voie et se trouve elle-même, TS, p. 797. 164 Voir citation supra, E. FALQUE, Métamorphose de la finitude, p. 230. 165 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 490, DW III, p. 422. 162 297 consent à accompagner le Verbe dans son transfert comme (quasi) un Verbe. Il faut que l’ego se laisse altérer comme ad-Verbe pour qu’il puisse éprouver en lui-même l’attestation de la Vérité. Par conséquent, il en résulte une « folie » pour la raison : la Percée exige de croire avant de voir. Croix du Logos et Logos de la Croix166. La mort de l’ego à soi-même comme instance de vérité est condition sine qua non pour la Révélation de « je suis ». La préservation de soi empêche l’ego sum de se révéler dans la vie intérieure. L’épreuve de l’auto-attestation advient seulement à travers l’épreuve de la foi. Vouloir voir d’abord pour percer dans une certitude empêche la passivité requise pour éprouver la vérité. Le mystique rhénan ne reste pas silencieux sur la modalité par laquelle le Verbe éternel s’est manifesté. Par un choix délibéré, Eckhart s’arrête sur le verset johannique que le Christ donne en réponse aux Grecs qui voudraient « voir » sa manifestation: « si le grain de blé ne tombe en terre et n’y meurt, il demeure seul. Que s’il tombe en terre et y meurt, il porte du fruit au centuple » (Jn 12, 24)167. Ce « voir » est d’abord une « écoute ». Il s’agit d’entendre le Logos par lequel le Père engendre son Fils « avec la même nature dans une autre Personne » (mit der selben natûre in einer andern persône), mais aussi, « dans cette même Parole, prononce mon esprit et ton esprit et l’esprit de chaque homme dans l’égalité de cette même Parole »168. Quelle est le « mode » (wîse) de cette écoute dans l’égalité et l’altérité ? Il n’est autre que la « vie » (leben) elle-même. La « vie » est elle-même la « lumière » (lieht) par laquelle la connaissance de Dieu est transmise. Cependant, dès que la lumière vient dans le monde, elle se dédouble pour l’homme : vie intérieure de son propre ego, elle est aussi cette vie objectivée d’un alter ego. Etrange situation que la vie lumineuse interne de l’ego se trouve aussi devant lui. Ce dédoublement correspond à la situation dans laquelle se trouve l’homme. L’ego s’est extériorisé de sa lumière intérieure. Son intériorité lui est extérieure. Il ne peut y faire sa percée. Dans la ténèbre, la lumière ne lui est pas accessible. Une duplicité l’en empêche. Mais le Logos vient dans cette chair double. A la différence de tout autre ego, il ne la vit pas dans la modalité de la duplicité. Il en assume la passibilité et la mortalité, sans la ratifier par son comportement. En acte, le Logos reste 166 Voir S. BRETON, Le Verbe et la Croix, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 1981. M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, DW II, p. 433, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les sermons, p. 402. 168 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, DW II, p. 434-435. 167 298 constamment Parole engendrée. Grain de blé tombé en terre, le Logos vit la corruption d’une autre façon que n’importe quel autre ego : Je parle maintenant de la corruption que le grain de blé, sa noble âme (sîn edeliu sêle), subit dans sa chair (in dem lîbe) de deux manières. D’une manière dont j’ai auparavant parlé, c’est-à-dire que la noble âme avait avec le Verbe éternel une contemplation spirituelle de toute la nature divine. Dès le premier instant où il fut créé et uni, elle se corrompit de telle sorte dans la terre, dans la chair (in dem lîbe), que, de cette manière, elle n’avait plus rien à voir avec elle, sinon qu’elle lui était unie et vivait avec lui. Mais sa vie à elle était avec la chair au-dessus de la chair (mit dem lîbe hoben dem lîbe), sans intermédiaire en Dieu, sans aucun obstacle. Ainsi elle se corrompit dans la terre, dans la chair (in dem lîbe), de telle sorte qu’elle n’avait plus rien à faire avec elle, sinon lui être unie169. Par son incarnation, le Logos a vécu dans sa chair d’une double manière : « avec la chair audessus de la chair ». Comme tout homme, le Christ a vécu sa corporéité en l’animant puisque tel est le rôle de la chair (Leib). Mais, contrairement à tout homme, en tant même qu’il est le « Logos tourné vers Dieu » (Jn 1, 1), le Christ ne se laissa jamais distraire pas ses sens de sa contemplation de la Déité. Autrement dit, son « corps » (Körper) ne faisait pas obstacle à sa « chair » (Leib). De ce fait, tout en vivant sa corporéité, il n’eut aucune connivence avec les attraits et les répulsions du corps. Cela n’empêchait pas le Verbe fait chair d’endurer ce qui est le propre d’une vie unie aux sens : « elle fut avec la chair pleine de labeur, d’efforts, de vicissitudes, de tristesse ‘jusqu’à la mort’170. » Cette modalité d’être continuellement tourné vers le Père était visible dans son comportement. Elle fut féconde pour toute l’humanité : Maintenant, notez le fruit centuple et sans nombre de ce grain de blé. Le premier fruit, c’est qu’il a donné louange et honneur au Père et à toute la nature divine, du fait que, par ses puissances supérieures, il ne s’en détourna en rien et pas un instant (nie abegewante einen ougenblik), ni pour quelque opération de la puissance intellectuelle, ni pour quelque souffrance ; malgré cela, il restait sans cesse dans la contemplation de la Déité, rendant, par un enfantement en retour, une louange ininterrompue à la seigneurie paternelle. Tel est l’un des modes de la fécondité du grain de blé dans la terre de sa noble humanité171. 169 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, DW II, p. 442, AH II, p. 121-122, trad. modifiée. Pour être cohérent avec la dualité phénoménologique Leib-Körper, nous ne pouvons pas traduire lîbe autrement que par chair. 170 M. ECKHART, Sermon 49. Beatus venter qui te portavit, AH II, p. 122. 171 Ibid. 299 Le Verbe fait chair a vécu ce qu’aucun homme ne pouvait vivre : demeurer tourné vers le Père sans s’en détourner un seul « instant » (ougenblik). A chaque instant, le Christ s’est laissé engendrer par Dieu. Il s’est laissé être Fils. Son ego n’a jamais été vécu de manière appropriée comme un individu substantiel mais toujours en relation (esse ad). De ce fait, une Percée s’est ouverte entre l’humanité et la divinité. Cette vie en esse ad est féconde car elle libère une puissance et une grâce pour tous ceux qui veulent suivre cette voie. Sequela christi : « Qui veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même et porte sa croix et qu’il me suive. » (Qui vuIt venire post me, abneget semetipsum et tollat crucem suam et sequatur me)172. L’alter ego mort n’est pas comme tel un ego susceptible de faire anticiper sa propre mort à l’ego. Qui voudrait être un nicht-Ich, une Nicht-ich-keit ? Dans la Kehre, le Dasein se voit remis temporairement au Sein dans sa possibilité la plus propre. Mais, il n’en va pas de même ici. Le nicht-ego n’est pas un nicht-Da-sein démis dans l’être-du-monde. Sa possibilité ultime est beaucoup plus effrayante : le néant. N’être pas. Croix de l’ego. Se démettre de soi. Mourir à soi. Voilà bien l’exigence outrancière, démesurée, c’est-à-dire sans mesure avec la capacité humaine. L’ego est assigné à la passivité d’une activité à laquelle il n’a pas d’accès. Si la dé-représentation lui est possible, se rendre entièrement passif échappe à son pouvoir propre. L’accès fait place à l’excès. C’est là que l’ego eckhartien donne à penser à l’ego husserlien. La pensée de Maître Eckhart peut être qualifiée de « mystique de l’excès », selon Stanislas Breton, parce qu’elle est habitée par l’impossibilité de « n’être qu’à soi et de ne vivre que pour soi »173. Paradoxe de l’ego : « l’être sien est l’être non sien » (suum esse est non suum esse)174. Le « moi » est « substance sans mélange ». Pourtant, en tant que « quasi », il est « relation » : « d’un autre, par rapport à un autre et pour un autre » (alterius, ad alterum et alteri esse)175. L’ego cache constamment une altérité sans laquelle il ne serait pas « pur ». Etrange pureté de l’ego. Lorsqu’il veut se prendre comme l’Un sans l’autre en lui, non-thématisable, il se perd. S’il est à penser une phénoménologie avec Eckhart, elle ne peut qu’être une phénoménologie de l’intotalisable. La nécessité de la Percée déjoue tout système. Il est impossible pour l’ego d’accéder à l’engendrement dans une immanence (esse in) telle qu’elle ne soit pas aussi transcendance (esse ad). L’excessivité eckhartienne de Stanislas Breton corrige l’accessibilité eckhartienne de Michel Henry. Non seulement, c’est 172 Mt 16, 24, cité dans M. ECKHART, Sermon 107. Qui vult venire post me, DW IV, p. 719. S. BRETON, Deux mystiques de l’excès, op. cit., p. 90. 174 M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, Sermon I, § 4, DW II, p. 233, trad. fr. F. Brunner, p. 16. 175 Ibid. 173 300 l’excès qui donne accès, mais plus encore l’excès fait partie de la vie même de l’Absolu. La transcendance habite l’immanence. La « relation » (esse ad) n’apparaît pas chez Eckhart comme quelque chose qui survient à la « substance » (esse in) une fois qu’elle est déjà établie. Aussi, l’affirmation de Breton selon laquelle « la relation déporte le moi substantiel vers un continuel transit176 » est-elle encore trop faible. Il faudrait plutôt oser dire qu’il n’y a pas de « moi » sans transit. Une transivité originaire de l’ego est à penser, puisque « c’est en vertu de la relation qu’il y a fécondité et diffusion dans le divin 177 ». L’ego est transité ou il n’est pas. L’égologie eckhartienne doit être cherchée dans une corrélation entre « métaphysique de l’être » et « métaphysique du Verbe »178. Plus encore, puisque l’unité est la clef de toute dualité chez Eckhart, celui qui chercherait à décrire séparément chacune de ces métaphysiques pour les unifier ensuite, ferait fausse route. Le principe herméneutique eckhartien : esse est Deus, implique justement de penser la métaphysique de l’être en tant que métaphysique du Verbe. Sans cela, il n’est pas possible de penser une « ontologie de la relation », c’est-à-dire une ontologie où la relation est toujours déjà inscrite dans l’originaire. Or, si, comme c’est le cas chez Eckhart, cette ontologie se dit comme égologie, il faut penser l’ego comme relation. L’ego ne peut se clôturer sur lui-même. La donation lui interdit toute prise. La modalité réflexive, intentio obliqua, déjoue l’intentio recta. L’intention droite est seule à faire droit à la donation comme telle. La réflexion re-présente, elle ne présente pas. Elle se fait une image afin de faire des images. Dieu, l’homme et le monde seront alors re-présentés et non pas vécus en présence. L’ego ne peut se prendre lui-même car il ne s’appartient pas. Son essence est relationnelle. Sa position est dans le flux. Voilà pourquoi, lorsque l’ego-Logos se dé-pose lui-même, il se pose. Sa dé-position est position. L’Entbildung est Einbildung. Toute Bild attachée à une écorce extérieure (dualité sujet-objet) est démise pour une Bild actuelle qui est une « image sans image » (Bild ohne Bild). L’ego n’a d’être que dans la modalité même du don. La connaissance se vit à même la relation. La connaissance est naissance perpétuelle, sans jamais de fixation possible sur un savoir constitué. Là où il n’y a nul avoir, il n’y a nul savoir, et nul vouloir. Cela signifie-t-il pour autant que l’ego ne soit plus un ego mais 176 S. BRETON, Deux mystiques de l’excès, p. 90. M. ECKHART, Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, § 12, DW II, p. 241 ; trad. fr. F. Brunner, p. 22. 178 J. LECLERCQ, « L’immanence par dedans et par dehors : Remarques sur la lecture d’Eckhart par M. Henry et St. Breton » (à paraître). 177 301 une essence impersonnelle ? Non, tout au contraire. C’est uniquement parce que « aliud » et « alius » sont confondus que « individu » et « personne » sont aussi confondus. La solution de la « monadologie » témoigne de cette confusion. En s’engageant dans une reprise de la voie leibnizienne, Husserl ne peut envisager l’ego comme relation. Quand Eckhart emprunte au Livre des XXIV Philosophes la proposition « la monade engendre la monade » (monas monadem gignit), il déjoue d’emblée toute monadologie. D’une part, il qualifie par là le dynamisme interne de la vie divine en tant que trinitaire, et d’autre part, jamais, par la suite, le terme de « monade » n’intervient pour désigner la vie humaine. L’ego sum qui sum divin est tout à la fois manence et fluidité. La manence de l’ego est fluide. Le terme de « flux » peut aussi bien désigner l’intériorité et l’extériorité de la vie divine (bullitio-ebullitio). S’il y a une piste de rapprochement à suivre entre l’ego eckhartien et l’ego husserlien, elle est à chercher du côté du « flux » et non de la « monade ». La fluidité humaine de l’ego se caractérise par une double impossibilité contradictoire : impossibilité de demeurer dans sa source originaire sans fluer dans la temporalité et impossibilité de vivre autrement que sans commencement et sans fin. Or, le quasi-transfert vers l’alter ego a déplacé cette contradiction en laissant entrevoir la mortalité de l’ego. Les problèmes de l’altérité à soimême (chair-corps), à autrui (ego-alter ego) et à l’origine (éternité-temporalité) sont indissociables. Ce triple problème n’en fait qu’un. Il est donné à l’ego d’apercevoir que l’ego et l’alter ego sont co-donnés dans une unité à la fois continue et discontinue. Leurs corps peuvent se toucher bord à bord, se choquer ou se caresser, ce qui rend leurs chairs respectives vulnérables à l’action de l’autre : « la chair est essentiellement con-tingente179 ». D’où, « l’impossibilité de penser un ego hors de tout lien à du non-ego180 ». A chaque fois, de l’autre ego, c’est toujours ce qui n’est pas l’ego qui est capté en premier. Là où le jugement est une prise, l’« expérience » (Erfahrung) elle-même se mue en « saisie » (Erfassung). Que ce soit un corps ou un son, un même acte d’intentionnalité est à l’œuvre. L’ego tente de saisir ce qui dure dans le flux : Si l’on passe alors à une saisie active (réceptive) du son qui retentit, la saisie elle-même dure de façon continue – elle dure « aussi longtemps » que retentit le son, c’est-à-dire qu’il est audible. En tant qu’elle a toujours lieu dans un point actuel, la saisie est tournée vers le son qui retentit lui-même toujours actuellement dans son progrès 179 Voir D. FRANK, « La caresse et le choc », dans : Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Les Editions de Minuit, 1981, p. 158-171, ici, p. 168. 180 Ibid., p. 169. 302 vivant. Mais le regard de saisie n’est pas dirigé sur la phase qui, à chaque fois, retentit actuellement, comme si le son qui est saisi était purement et simplement le son pris dans ce maintenant strictement momentané. Ressaisir un tel maintenant, une telle phase de durée comme moment et en faire un objet séparé est en réalité le fait d’un saisir spécifique d’une nouvelle sorte. Lorsque nous saisissons le son en train de durer, pour le dire brièvement, « ce son », nous ne sommes pas tournées vers le moment momentané et qui pourtant se change continuellement (c’est-à-dire vers la phase qui retentit maintenant), mais à travers ce présent, à travers ce changement, sur le son en tant qu’unité qui par essence se figure dans ce changement, dans ce flux d’apparitions181. L’activité de saisie ne peut rejoindre le flux comme tel. A travers le changement, elle cherche à ressaisir l’unité d’un ensemble de phases de manière à en « faire un objet séparé ». Par cette saisie, une « essence » se définit en se détachant du flux. Ce qui dure (semble durer en raison de la duplicité de l’apparaître) est le « maintenir-en-prise » résistant de ce qui se donne dans le flux. Ce n’est plus du donné mais de l’écorce de l’être. Le devenir, ne-pasencore-être, est fixé comme essence qui le définit. L’altérité cachée de la donation est fixée dans le même : « c’est le même son que j’entendais il y a un instant, et vers lequel je suis maintenant tourné182. » Ce « même » n’est saisi que pour autant que, corrélativement, l’ego s’est saisi lui-même comme le « même ». Deux « maintenir-en-prise » sont en corrélation. A l’Ego-Habe correspond une « possession en forme d’habitus183 ». Cet habitus est le « dépôt » de la donation, toujours prêt à être révoqué si la donation le modifie en apportant une détermination nouvelle. Ce qui importe ici, est un « savoir en forme d’habitus184 ». Avoir et savoir vont de pair. La fugacité du flux, dans son apparition disparaissante, est transposée dans de l’habitus utilisable, réitérable. La « répétition » l’emporte sur la nouveauté imprenable. De ce fait, pas plus que l’ego, l’alter ego n’est reçu tel qu’il se donne. La vie égologique telle qu’elle est toujours perçue à travers ce qu’elle n’est pas, l’ego figé, c’est-àdire le non-ego. Ce que donne à penser Eckhart est tout différent. Il s’agit non pas de détacher des essences-avoir sur le flux mais, à l’inverse, de se détacher de la résistance à la fluence vers ce qui demeure. Le détachement consiste à quitter la durée en tant que 181 Voir E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil (1939), Hamburg, Claassen und Goverts, 1954, trad. fr. D. SoucheDagues, Expérience et jugement, Paris, PUF, 1970, § 23, p. 124-125. 182 Ibid., p. 128. 183 Ibid., § 25, p. 143. 184 Ibid., § 25, p. 144. 303 rassemblement d’instants dans une unité, tant du côté de l’ego que de ce qu’il vise185. L’instant, la pointe du strictement momentané, est le kairos d’une percée verticale, vertigineuse, qui rompt avec la durée horizontale. Ce Kairos correspond à la Croix. Paradoxalement, la croix oblige le regard à se détourner du non-ego. Le Körper est suspendu. Insoutenable à regarder, il ne laisse que l’acte décapé d’un Leib mis à nu. Le Leib se révèle comme suspendu. Cloué sur place. Toute action, tout mouvement spatio-temporel lui est ôté. Il n’est plus que passion. La chair souffre. Souffrance. Paradoxe et renversement de la Croix. Chiasme de la passion et de l’action. Entrelacs. La passivité totale révèle l’action dans sa pureté. La chair transparait comme un don sans retenue. Ce don est total. Ego suspendu. Invitation à ne plus éprouver que l’ego dans sa nudité. Passivité et activité sont unes. Transfert du phénomène à l’être. Là où l’alter ego suspendu se dénude, se dépouille de tout non-ego, l’ego, par quasi-transfert, est emporté dans un dessaisissement analogue. AdVerbe. Quasi-Logos. De même que du côté de l’alter ego, il n’y aura pas de dépôt ou de résidu, tombeau vide, l’ego se vide. Là où le Körper disparait, le Leib ne fait plus de mouvement dans l’espace et le temps186. Le mouvement ne peut pas être conservé. La Croix est un « instant » sans avenir187. Epochè, elle est l’arrêt de toute durée horizontale. La Croix est suspension même du temps, de l’espace et de la multiplicité. Percée dans l’instant. Telle est la phaenomenologia crucis. Par sa réduction, aucune représentation n’est plus possible mais seulement vivre le présent, le don total et fou. Percée à jamais ouverte sur l’être. Déchirement du voile. De cette épochè, une nouvelle « époque » est née pour l’ego. L’ego sum qui sum est donné. Chaque instant est la Croix, déchirement. Nulle autre voie pour percer vers l’engendrement pur : L’âme qui est dans l’instant présent, le Père engendre en elle son Fils unique et par le même engendrement l’âme est réengendrée en Dieu. Aussi souvent que l’âme est réengendrée dans une telle naissance, le Père la réengendre dans son Fils unique188. 185 La proximité entre le « flux » eckhartien et la « durée » bergsonienne demanderait un long développement. Bergson cherche en effet à coïncider avec la mobilité comme telle. Cependant, rien n’est moins sûr que la « continuité indivisible » atteinte dans la « durée » puisse entériner la « demeure » eckhartienne. Voir H. BERGSON, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 6. La « continuité indivisible », mise en évidence par Bergson, est-elle une « boule de neige » ou une « coïncidence partielle » avec l’Absolu ? Voir M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 319, note 1 ; « Bergson se faisant », dans : Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 296-311, ici, p. 299. 186 Voir l’interrogation sur la disparition du corps, chapitre III, § 31. 187 C’est pourquoi, comme nous le verrons, « l’instant » est la possibilité de décider d’une autre orientation que la déchéance de l’innocence en péché. Voir Chap. III, § 30. Vivo ego, iam non ego. 188 M. ECKHART, Sermon 10. In diebus suis, trad. F. Aubier et J. Molitor, p. 167. Voir aussi Sermon 2, AH I, 1974, p. 54 ; Sermon 11, AH I, p. 116-117. 304 § 29. La « rature » et l’identité de l’ego Dans la phénoménologie de Husserl, l’ego finit par « revendiquer le droit qui est le sien de devenir un thème propre189 ». « L’ego intentionnant » s’oriente sur le pôle d’unité en cherchant à remplir son intention à travers la diversité du changement. Son identité est synonyme de « conservation » dans les différentes phases de changement : Ce processus implique que l’ego – en tant que pôle égologique – fonctionne continuellement comme une puissance de conservation, de telle manière que, déployant activement l’objet dans ses propriétés (dans les différentes façons particulières qui sont les siennes d’ « être-tel », dans lesquelles il a son être dans une certaine particularité), il ne laisse pas sombrer dans le néant au fur et à mesure que se continue la perception ce qu’il a ainsi déployé chaque fois originaliter, mais au contraire il le conserve, bien que non-perçu, dans la prise de la visée. Tout est centré sur le pôle égologique, y compris la modalisation des certitudes d’être, la « rature » comme apparence, la disposition à décider les incertitudes, le doute, etc190. Si l’ego cherche à se conserver pour se maintenir comme pôle d’identité dans le changement, cette maintenance est pourtant sans cesse menacée par la « ‘rature’ de l’apparence ». La fluence temporelle interdit précisément à l’ego de demeurer identique. Aussi, l’ego qui dure constitue-t-il continuellement « en soi un autre comme autre ». Dans son activité constituante, l’ego est sans cesse en retard sur lui-même comme le lapin blanc d’Alice : Too late! Lorsqu’elle essaye de répondre à la Chenille qui lui demande: Who are you?, Explain yourself !, Alice s’embrouille : « Je ne peux m’expliquer moi-même, je suis effrayée, Sir, parce que je ne suis pas moi-même, voyez-vous » (I can’t explain myself, I’m afraid, Sir, said Alice, because I’m not myself, you see)191. Vivant le changement continuel, la métamorphose de soi, l’ego se découvre toujours comme ego/non-ego. (Telle est la discrétion égologique qui permet le quasi-transfert vers l’alter ego). Cette impossible coïncidence avec soi, cette rature continuelle, doit elle-même être raturée pour que l’ego trouve finalement l’unité tant recherchée. L’obstination de l’ego à se trouver lui-même est « sans pourquoi », mais c’est une donation à laquelle l’ego ne peut refuser de faire droit. Rien n’effraye plus l’ego que la possibilité même de n’être plus ego. Sa dissolution dans le néant l’angoisse. D’où, il tente de se conserver pour ne pas « sombrer dans le néant ». Mais l’ego n’est-il pas dupe de l’apparaître ? Cette « auto-conservation » est un « combat avec moi-même » pour vaincre 189 E. HUSSERL, Krisis, § 49, trad. fr. G. Granel, p. 194. E. HUSSERL, Krisis § 50, trad. fr. G. Granel, p. 195. 191 L. CARROLL, Alice’s Adventures in Wonderland (1965), op. cit., p. 41-42. 190 305 les contradictions que les circonstances apportent sans cesse à l’identité192. Quel est cet étrange destin qui consisterait à me maintenir moi-même par une conquête en dépit du fait d’être « absolument donné à moi-même193 » ? L’ego devrait-il se conserver en calquant son comportement sur le mode matériel qui se corrompt avec le temps ? N’y a-t-il pas là la plus tragique des méprises ? Préjugé ontique : « être » revient à être « ceci » ou « cela ». C’est une définition spatiale, une conservation. Aussi « savoir » rime-t-il avec « avoir ». Même chez Heidegger, qui pourtant revient à la Seinsfrage, l’être reste pensé sur ce préjugé. Si tel n’était pas le cas, l’être n’aurait pas besoin de se retirer pour que l’étant apparaisse. La différence ontologique n’a de sens qu’en raison d’un jeu d’appropriation et de désappropriation. Ereignis ereignet. La « co-appartenance » est plus fondamentale que le don. De son côté, Husserl n’est pas indemne de la duplicité du paraître. Ses analyses laissent supposer qu’à travers le changement perpétuel, l’ego conserve une « typique solide » (Krisis, § 51). La perspective téléologique qu’il dégage, si elle se modalise autrement qu’Aristote via le « remplissement », n’est pourtant pas opposée à l’entéléchie comme « se-posséder-dansla-fin » (en-telos-echein). Le but est motivé par la possession. Selon un tel objectif, ce qui doit finalement être raturé n’est autre que le flux. La fluence enfin supprimée, la demeure apparaîtra dans sa solidité. La manifestation de la croix renverse ce préjugé. Elle le dépose. Voilà pourquoi elle est passage, percée, traversée. La rature est « une rature en forme de croix » (kreuzweise Durchstreichung)194. Ce qui est raturé, ce n’est pas le flux, mais la résistance au changement. Là est le contrecoup, le choc-en-retour, de la pensée eckhartienne sur la phénoménologie. La rature crucifie la conservation comme impropre à l’identité. Il en résulte un renversement complet de l’ultime réduction, la réduction à l’intersubjectivité transcendantale. Nous ne pouvons « sauter tout de suite dans l’intersubjectivité transcendantale en sautant par-dessus l’ego-origine195 ». Par conséquent, la manière dont l’ego est vécu détermine la modalité par laquelle l’intersubjectivité transcendantale est constituée. Or, pour Husserl, cette modalité reste dépendante d’une conception ontique, celle de la conservation spatiotemporelle. C’est pourquoi la solution monadologique apparaitra comme la métaphysique la 192 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, p. 172. E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, I, p. 182. 194 J. DERRIDA, Psychè, p. 589, note 1. 195 E. HUSSERL, Krisis, § 54, trad. fr. G. Granel, p. 210. 193 306 plus appropriée à la phénoménologie. En effet, l’ego originaire, si tant est que ce soit encore un ego, se présente comme l’ego souche de toutes les individuations possibles. Il est en fait la possibilité même de tous les Ego(s)-Habe. Se tenant en retrait de tous les ego(s) – inaccessible comme tel, l’Ur-ego ne peut être vécu en chair et en os, sinon chaque ego aurait accès à la sphère propre des autres –, il leur donne à tous de pouvoir se conserver comme pôle de leur vécu durant toute leur temporalisation. L’ego originaire ne peut donc qu’être impersonnel. Cette impersonnalité est à la fois avoir et don. Elle donne d’avoir. La personnalité, chez Husserl, se réduit à une individuation dans un pôle unique capable d’entrevoir, par des fenêtres, d’autres ego(s)-avoir. La « monade des monades » est la possibilisation des monades. Le choc-en-retour eckhartien renverse la monade par le flux. La phaenomenologia crucis donne à entendre que l’ego se tient sur le mode même du don. Dans ce cas, toute l’architecture monadologique s’effondre comme un jeu de cartes. L’intersubjectivité transcendantale doit désormais être constituée sur la base du don, et non de la conservation. Il en résulte que l’ego originaire n’est pas un seul continu. Si l’ego était seul, il s’anéantirait aussitôt, ne pouvant se tenir à même le don. Le don n’est envisageable comme stance que pour autant qu’il soit reconnu par un autre en lui-même. Non seulement l’ego sum admet un autre en lui-même, mais il l’exige comme condition de sa propre stance. Il n’y a pas d’ipse sans alius. Cet autre (alius) n’est pas autre (aliud) que l’essence même de l’ego qui est don. L’impossibilité même de penser l’autre dans l’Un est inséparable du préjugé de l’être comme conservation ontique. Dès que ce préjugé est expurgé, une autre phénoménologie voit le jour. Scandaleuse et folle, elle n’en demeure pas moins tout à fait logique. Cette méta-logique du non-savoir correspond à la méta-physique du non-avoir. Par rapport à la phénoménologie husserlienne, elle présente l’avantage d’être une véritable égologie originaire. Pour cette raison, elle rend compte du fait que l’ego peut vivre une donation en chair et en os. La monadologie passe sous silence l’impossible apparition de la vie personnelle à partir d’une vie impersonnelle. Elle n’explique pas que l’ego puisse dire « je » à un « tu ». L’Impersonnel-Ur-Ich est un pâle repoussoir. Invraisemblable, il est moins vivant que l’étonnant et merveilleux ego personnel dont il est censé être l’origine. Il ne peut être plénitude originaire et fluente de vie, diffusivum sui, précisément parce qu’il ne ‘siste’ pas sur la modalité du don lui-même. Dualité bancale du don et de l’avoir, son être est néantisé. L’Ur-Ich n’a pas d’Istikeit. Il n’est pas. Il ne tient pas debout. Osons dire qu’il va jusqu’à rendre toute la phénoménologie husserlienne boiteuse. 307 Le contrecoup eckhartien modifie radicalement la constitution de l’origine fluente husserlienne. Avec Eckhart, l’ego originaire n’est autre que le telos des ego(s). La vie téléologique reçoit donc un autre sens que chez Husserl puisqu’elle se fait destination pour chaque ego, personnellement, et non pas maintien d’une marche téléologique de l’esprit à travers l’histoire. S’il y a une intersubjectivité téléologique, le transcendantal, comme tel, ne peut la soutenir. Pure possibilité, il n’est rien sans donation effective. Pour qu’elle soit un véritable telos, l’intersubjectivité ne peut que percer la temporalité comme telle. La Percée de l’ego consiste à intégrer – et non pas réintégrer puisque temporellement il n’en vient pas – son Principe premier. Or, puisque ce Principe admet en lui l’alius, tout en étant vécu sur la modalité égologique, il est capable d’offrir cette modalité à tous les ego(s) comme leur accomplissement. Cette intégration nécessite cependant que l’origine actualise elle-même la Percée. La venue de Logos dans la chair réalise une Percée de la vie égologique commune donnée vers une vie intersubjective marquée par la priva-tisa-tion due à la conservation. Cette Percée est la victoire du don sur la possession. Le don total Leib et Körper de l’ego du Christ est l’auto-attestation de sa vie comme ego sum qui sum. Avec la manière dont Eckhart donne à penser, la résolution du « paradoxe » (être sujet pour le monde et en même temps être objet dans le monde) s’avère autre que Husserl ne l’entrevoit (Krisis, § 53-54). Force est de constater que les ego(s) husserliens ne sont pas encore des « je ». L’épochè crée en effet une « solitude philosophique d’un genre unique » : « dans cette solitude, je ne suis pas un isolé »196. La réduction ultime renvoie à une intersubjectivité transcendantale où tous les ego(s) sont dans une compénétration mutuelle où ils ne sont que des « je » potentiels et non pas effectifs. L’intersubjectivité transcendantale n’a d’intersubjectivité que le nom et non la modalité. L’intérêt positif de cette intersubjectivité est de manifester que la modalité du don n’est autre que l’interpénétration ou la demeure réciproque. Cet In-ein-ander-sein reste pourtant déterminé par la limite de chaque ego-avoir envers les autres dès qu’ils sont posés dans l’Ausser-einander-sein. Là où un ego apparaît, un avoir doit lui correspondre. Si les ego(s) sont potentiellement présents dans l’Ur-impersonnel, c’est parce qu’ils ne sont pas encore des ego(s) sinon ils se posséderaient en propre et ne pourraient tenir ensemble dans l’interpénétration. Dans ce processus, alius et aliud sont confondus. Plus encore, alius est 196 E. HUSSERL, Krisis, § 54, trad. fr. G. Granel, p. 209. 308 ramené à aliud. La personne est reconduite à l’individu. L’ego concret n’apparait qu’en tant qu’il est « être-ainsi » (So-sein) et non pas « être-autrement » (Anders-sein). Il est défini par sa manière d’être tel qu’il est. Grâce à la pensée du Thuringien, une autre phénoménologie peut voir le jour. L’unicité de chaque ego ne vient nullement de sa détermination propre. L’ego n’est pas ego parce qu’il est individué à partir d’une potentialité, mais parce qu’il est donné à lui-même dans l’engendrement. Sa donation est donc positive de part en part et complètement indépendante de tous ses habitus et déterminations historiques (ce n’est donc pas le maintien de ceux-ci qui constituent la téléologie). Que l’ego ait à vivre ceci ou cela, qui le façonne ainsi et pas autrement, n’est pas encore sa vie la plus originaire. Cette vie s’accomplit dans la modalité de son don, grâce à laquelle l’ego s’achemine vers une unification avec les autres ego(s). Au contraire d’être exclusion, l’unicité de l’ego est inclusion des ego(s) les uns dans les autres. Cela est pensable uniquement si chaque ego est un ego-Gabe et non un ego-Habe. Il y a donc une positivité de l’altérité des ego(s) dans l’ego sum qui sum. Cette positivité rend indéfendable la thèse de l’ego impersonnel chez Maître Eckhart. Si le mystique rhénan affirme qu’ « en Dieu, il n’y a ni Henri ni Conrad », c’est justement parce que l’ego-alius n’est vraiment lui-même que lorsque l’ego-aliud s’est totalement raturé. Henri et Conrad ne sont pas encore eux-mêmes tant qu’ils veulent conserver leur identité de pôle personnel à la manière où Husserl l’entend. Leur véritable unité est dans « l’être l’un dans l’autre », c’est-à-dire dans l’amour : Or le Saint-Esprit dit : ils doivent devenir un comme nous sommes un. « Je te prie de les rendre un » en nous. « Je te prie. » Quand je demande quelque chose, je ne prie pas. Quand je ne demande rien, je prie véritablement. Quand je suis uni là où toutes choses sont présentes, celles qui sont passées, et celles qui sont actuelles et celles qui sont futures, toutes sont également proches et égales, elles sont toutes en Dieu et sont toutes en moi. On ne doit se souvenir ni de Conrad ni d’Henri. Celui qui demande autre chose que Dieu seul, on peut le nommer un idolâtre ou un injuste. « Ceux qui prient en esprit et en vérité » prient bien. Quand je prie pour quelqu’un, pour Henri ou pour Conrad, c’est la plus minime prière. Quand je ne prie pour personne et ne demande rien, je prie le plus véritablement, car en Dieu il n’y a ni Henri ni Conrad. Quand nous prions Dieu pour quelque autre chose que pour Dieu, c’est injuste, c’est un manque de foi et comme une imperfection, car ceux-là veulent mettre quelque chose à côté de Dieu. Comme je l’ai dit récemment, ils veulent faire de Dieu un néant et veulent du néant faire Dieu. « Dieu est l’amour et celui qui est dans l’amour est en Dieu et Dieu est en lui. » (1 Jn 4, 16)197 197 M. ECKHART, Sermon 65. Deus caritas est et qui manet in Caritate, AH III, p. 38. 309 Comme son titre l’indique, la clef herméneutique de cet extrait du sermon 65 est l’amour : Deus caritas est et qui manet in Caritate. Pour Eckhart, « l’amour est unifiant et se diffusant (amor est uniens, diffusiuus)198. Sans le don total de l’amour, l’unité reste impossible. A l’inverse du créé, l’Incréé ‘siste’ à même l’amour : « Toute créature est quelque chose de fini, limité, distinct et particulier : ainsi, elle n’est déjà plus l’amour. Mais, Dieu, lui, est tout entier amour commun199. » Tant qu’il se définit par sa particularité, l’ego-étant n’est pas encore. Pour être, il doit se libérer de tout ce qui le privatise et le prive des autres ego(s). La déconstruction de l’individualité est donc la condition sine qua non d’une assomption de la personne200. Ce qui est abandonné, c’est la représentation de soi par laquelle l’ego se dédouble et n’est donc pas présent à sa donation essentielle dans l’unité. La Percée du « deux » à l’« un » enlève l’écorce, l’individualité, pour laisser apparaître le fruit, la personnalité. Or, parce que, pour Eckhart, l’alius ne peut être thématisé comme tel mais seulement vécu dans la relation, il exprime paradoxalement ce mode intersubjectif dans la terminologie d’un ego unique : celui du Christ. Toute la subtilité de sa pensée est susceptible de malentendu si l’ego ne passe par la phaenomenologia crucis. Si l’ego que je suis aborde l’ego personnel du Christ comme un ego-Habe, il ne me reste plus qu’à penser la fusion, ou la confusion avec cet ego, et donc à une impersonnalité. Par contre, si l’ego que je suis accueille le témoignage de cet alter ego qui se donne entièrement pour moi en affirmant que la dé-position de lui-même est simultanément sa position : ego sum qui sum (Jn 8, 28), et la possibilité même de la mienne avec lui, alors la manifestation de l’ego-Gabe devient lumineuse. Logos de Dieu, le Christ manifeste la Déité par un don total et sans reste. Leib donné par le Körper livré, vie donnée. Vivre (leben) comme se-donner (sich-geben), au cœur même de l’engendrement. Telle est la Vérité divine. Intotalisable, car elle échappe à tout « concept », la Vérité s’auto-atteste de manière expérimentale dans la mesure où j’accepte ma déposition comme instance de jugement. Cette expérience présente est cependant intraduisible dans la représentation. A-thématique, elle ne peut qu’être vécue et non colportée. Vécue, elle peut pourtant devenir témoignante. Dans cette sequela christi seulement, et non ailleurs, je peux percevoir le passage d’une « ontologie de la substance » à une « ontologie de la relation ». C’est seulement là où l’ego s’est laissé être relation qu’il 198 Voir Opus sermonum VI, § 52. M. ECKHART, Opus Sermonum VI, § 53, trad. fr. J. Devriendt, op. cit., p. 107. 200 Voir M.-A. VANNIER, « Déconstruction de l'individualité ou assomption de la personne chez Eckhart ? », Revue d'histoire et de philosophie religieuses 75, 1995, p. 399-418. 199 310 découvre que la vérité de lui-même est transitive. L’ego est en mesure d’affirmer : « je suis le même être personnel totalement privé de mon propre suppôt201 » parce qu’il expérimente qu’il ne se tient plus lui-même en propre. La renonciation au fait d’être sujet propre de soi-même (eigensunderstantnisse) n’est autre que le refus de se fonder sur le néant, car aucun ego ne se soutient soi-même en propre Tout ego, au contraire, est entièrement donné à lui-même de fond en comble. Se donner totalement revient alors à ratifier son fond comme donné, et donc à rejoindre « le même être personnel » (daz selbe persônlich wesen) que le Christ, c’est-à-dire la modalité même de l’être en relation. La subjectité (understantnisse) du Christ n’est pas l’individualité propre mais la personnalité à la fois singulière et universelle202. Pour Eckhart, le terme ego ne peut signifier autre chose que « relation substantielle », autrement dit, « personne ». Personne et substance ne sont pas dissociables. Eckhart ne peut envisager un fond substantiel antérieur à la personne. L’esse ad est l’esse in. La Déité est « fond dans fond » dans la mesure même où aucune Personne n’a de fond substantiel qui ne soit commun. Non-avoir, les Personnes se laissent transiter de fond en comble dans le don. Leur connaissance est ainsi un non-savoir. Entièrement tournée vers l’autre, aucune Personne divine n’opère jamais de réflexivité sur elle-même en propre. Dans la Déité, connaître est indissociable d’aimer. Connaître en aimant, aimer en connaissant, c’est être. Si tel est le fond sans fond originaire, la prière du Christ peut être entendue sans malentendu : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi » (Jn 17, 21). L’entéléchie du devenir est la Percée de l’ego vers une nouvelle subjectité (understantnisse) dans laquelle aucun ego ne tient pour et par soi-même. Autrement dit, toute « ontologie de la substance » est transportée vers une « ontologie de la relation »203. Le mystère de l’ego réside dans l’engendrement. Le Père et le Fils sont corrélatifs l’un à l’autre. L’être de l’un n’est rien sans l’être de l’autre. Que le Fils soit l’image du Père ne signifie nullement que le Père soit déjà une substance en lui-même qui se dédouble dans un miroir, et qui se reproduit ainsi par une sorte de clonage ou de bourgeonnement. L’engendrement n’est pas un miroitement mais un acte de don d’être. Le Fils est image 201 M. ECKHART, Sermon 67. Gott ist diu Minne, und der in der Minne Wonet, DW III, p. 134, AH III, p. 50. Voir S. MAXIM, « Predigt 67. Le fond et l’union avec le Dieu trinitaire », dans : O. BOULNOIS (éd.), Généalogies du sujet de saint Anselme à Malebranche, Paris, Vrin, 2007, p. 97-112, ici, p. 110). 203 J. CASTEIGT, « Sous l’écorce de la lettre », op. cit., p. 286. 202 311 ontologiquement consistante, et non simple reflet, au sens où il reçoit tout l’être de celui dont il est l’image : « L’image possède en soi tout l’être du modèle » (imago in se habet totum esse illius [exemplar])204. Le Père ne se possède lui-même – si tant est que l’on puisse encore utiliser ici ce verbe de possession – que dans son image qui est le Fils, puisqu’il s’y est donné tout entier. La contemporanéité du modèle et de l’image (imago et exemplar coaeva sunt) rend impossible la séparation de leur connaissance tant pour eux-mêmes que pour tous ceux à qui ils veulent se révéler : « il est impossible d’intelliger le modèle sans l’image et l’image sans le modèle » (nec exemplar sine imagine nec imago sine exemplari possit intelligi)205. La connaissance ne peut se faire ailleurs que dans la naissance. Il faut se laisser engendrer dans cet être-vie-pensée pour le connaître. Une telle connaissance est promise car cette corrélation essentielle est constitutive des étants. Les ego(s)-étants sont donc appelés à une vie étonnante, celle de quitter leur « chair » propre pour vivre « en une seule chair » (Gn 1, 26). Passer d’ego-étant à ego-être, telle est la Percée. Il convient dès lors de se rendre passif de l’actif. Au lieu de vouloir constituer une image, il y a lieu de percer dans cette corrélation essentielle où le « deux » intègre l’ « un » à la manière dont le Père et le Fils sont un : « Ils seront deux dans une seule chair, le connaissant et le connu, l’actif et le passif, la puissance et l’acte, et l’acte en un seul être, le rejeton de l’un et de l’autre 206. » Lorsque Dieu a libre place pour opérer (par une non-opération) dans sa créature, il déverse en elle tout ce qu’il est car il ne peut donner peu. Aussi, se donnant tout entier et sans reste, il lui fait le don le plus étonnant, celui de devenir elle aussi généreuse. La créature qui se laisse activer jusqu’en son fond même co-engendre à son tour : c’est la naissance de Dieu dans l’âme. Puisque dans le « fond sans fond », aucun ego ne se garde pour lui-même mais vit sur le mode du don total, peut être entendue cette déclaration : « Dieu s’engendre comme moi-même et m’engendre comme lui-même », qui est le leitmotiv eckhartien chez Michel Henry. Tant que la créature reste un ego-étant qui ne s’est pas donné totalement et sans reste, cette formule résonne comme une promesse. Se perdre pour se trouver. Ce paradoxe est la lutte constante qui se vit au cœur de chaque ego. La vie corporelle (LeibKörper) présente une résistance telle que l’ego tente par tous les moyens de persévérer dans sa forme propre. Attrayante, la Percée reste effrayante. Elle est associée à la souffrance 204 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 24, OLME 6, p. 62-63. Ibid., § 25, OLME 6, p. 62-63. 206 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 199, DW I/2, p. 227-229, cité par J. CASTEIGT, « Sous l’écorce de la lettre », p. 287. 205 312 dont s’accompagne le passage. Elle ne peut être expérimentée dans la présence mais pressentie à travers la vie de cet alter ego qui l’a vécue jusqu’au bout. La conformation à l’image du Verbe est une terre promise, celle de notre Percée définitive207. Husserl était conscient des « difficultés extraordinaires » rencontrées dans la recherche de la vérité sur soi-même208. Fragment héraclitéen à l’appui (« Tu ne trouveras jamais les limites de l’âme, même si tu arpentais toutes les routes : si profond est son fond ») 209, ce qui est rare chez Husserl, il fait état du processus régressif à l’infini rencontré par l’intelligence quand l’âme veut se connaître elle-même. Livrée à elle-même, l’âme se découvre incapable d’accomplir le précepte delphique gnôthi seauton. Cette impossibilité de coïncidence avec soi, Eckhart l’a reconnue. Chez le mystique rhénan, ce mystère renvoie à la source même de la donation de l’âme. Incréée à sa pointe la plus haute, l’âme n’a pas d’autre fond que le fond même de Dieu. Or, qu’est-ce que ce fond, sinon un « fond sans fond » ? Chaque Personne divine ne subsiste qu’en relation avec les autres. Aucune ne peut se replier sur soimême comme substance propre. La substance est commune. Il en découle une connaissance de Dieu par lui-même qui ne peut faire fit de la relation. Ainsi en est-il pour l’âme également. Seule la duplicité du paraître lui fait imaginer la possibilité de s’atteindre elle-même dans l’isolement. En fait, elle n’a d’autre possibilité que de se connaître comme relation. C’est pourquoi, à l’instar d’Augustin, Eckhart reconnaît que l’âme ne peut se connaître sans connaître Dieu. Autrement dit, l’Abgrund de la Déité est le « non-lieu » de son unité. Nonlieu, car les Personnes divines se renvoient sans cesse l’une à l’autre, dans une circulation d’amour. Transitive dans son essence même, la vie divine subsiste dans une donation constante, toujours nouvelle. En Dieu, être, connaître et aimer est un seul et même acte, lequel correspond à son essence même. Cela signifie que l’âme est fondée de la même façon. Son unité essentielle réside dans une connaissance aimante. La connaissance seule, non unifiée à l’être et l’amour, est insuffisante pour conduire à Dieu : David dit : « Dieu siège au-dessus des Chérubins» (Ps 79, 2) ; il ne dit pas qu’il siège audessus des Séraphins. Les Chérubins désignent la Sagesse, c’est-à-dire la connaissance, celle-ci porte Dieu dans l’âme et conduit l’âme vers Dieu. Mais elle ne peut pas l’introduire en Dieu. C’est pourquoi Dieu n’opère pas ses œuvres divines dans la connaissance, car celle-ci comporte une mesure dans l’âme, mais il les opère 207 Voir J. CASTEIGT, « Sous l’écorce de la lettre », op. cit., p. 297. E. HUSSERL, Krisis, § 49, trad. fr. G. Granel, p. 193. 209 Ibid. 208 313 divinement en tant qu’il est Dieu. Alors se présente la puissance supérieure - c’est l’amour - et fait sa percée en Dieu (brichet in got) et conduit l’âme en Dieu avec la connaissance et avec toutes ses puissances et l’unit à Dieu ; alors Dieu opère au-dessus de la puissance de l’âme non pas en tant qu’elle est âme, mais en tant que divine en Dieu. Alors l’âme est plongée en Dieu et baptisée dans la nature divine, elle reçoit là une vie divine et elle attire à elle l’ordre divin, en sorte qu’elle est ordonnée selon Dieu210. Si l’amour est ici désigné comme « puissance supérieure » à la connaissance elle-même (ce qui semble renverser la préséance de l’intelligence sur la volonté), c’est uniquement en tant qu’il suspend la capacité saisissante de l’intelligence. L’amour converti la connaissance de la saisie en don. Telle est la condition sine qua non par laquelle la dualité entre la pensée et l’être est résorbée. Tant que cette conversion n’a pas lieu, l’âme continue à vouloir réaliser en elle seule l’unité de l’être, ce qui ne se peut. L’âme se prend alors comme Ego-avoir. Elle veut faire coïncider avoir et savoir en elle. Mais, fondée dans le don, immanquablement, elle se manque elle-même. Son unité ne peut se trouver ailleurs que dans « non-avoir, nonsavoir et non-vouloir » (Sermon 52). Cela ne signifie pourtant aucunement que la connaissance soit abandonnée. L’amour « conduit l’âme en Dieu avec la connaissance et avec toutes ses puissances ». Une connaissance « sans savoir » est possible. Issue de la Percée de l’ego, elle consiste précisément en ce qu’elle ne produit aucun concept (cumcapere). Voilà pourquoi elle s’exprime au mieux par la métaphore dans laquelle l’intentionnalité ne peut se porter vers une substance définie mais accompagne le transit (esse in en esse ad). Se laisser transférer, tel est le mode de connaissance ultime de l’ego car il est lui-même transfert. Par la Gelassenheit, les amarres de la rive de la détermination sont lâchées. L’ego quitte sa priva-tisa-tion pour la vie commune où tous les ego(s) transitent les uns dans les autres. La connaissance qui advient à l’ego est inséparable de la connaissance de l’autre. La connaissance est co-naissance. L’autre n’est plus abordé comme aliud, ce qui le maintient à distance, mais comme alius. Tant que la Percée de l’ego n’est pas totale, tant qu’il n’est pas dé-privatisé à travers la mort, cette co-naissance est seulement entrevue. Elle est vécue comme l’attente vers un accomplissement désiré. Dès lors, la mort, loin de se présenter comme le terme ultime de toute possibilité, se présente comme un passage, effrayant certes, mais tout aussi attrayant, en raison même de la possibilité toute nouvelle 210 M. ECKHART, Sermon 60. In omnibus requiem quæsivi, AH III, p. 11-12. 314 qu’il promet. Mysterium tremendum et fascinosum211, telle est la mort lorsque l’ego la perçoit comme transitive vers la destination d’une béatitude dont il ne fait que pressentir la modalité. 211 Voir R. OTTO, Das Heilige über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen (1917), C. H. Beck, Munich, 1932, trad. fr. A. Jundt, Le Sacré. L'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot, Paris, 1949. 315 CHAPITRE III : META-ETHIQUE « SANS VOULOIR » Dans le bon, la Bonté s’engendre elle-même avec tout ce qu’elle est : être, savoir, amour et action, elle infuse tout cela dans le bon, et le bon reçoit du cœur et du tréfonds de la bonté, et de là seulement, tout son être, son savoir, son amour et son action. M. Eckhart212 La Méta-logique « sans savoir » (chapitre II) nous a conduits à la conviction que la voie de la connaissance était aporétique par elle seule. La volonté est en effet impliquée dans toute intentionnalité : Pierre (connaissance) et Jean (amour) courent ensemble. Là où l’ego veut atteindre sa donation, il ne peut que se donner. L’intentio noétique et l’intentio volitive sont originairement une. Pas d’intention du regard sans intention d’agir. Le regard est un acte. La Méta-éthique « sans vouloir » (chapitre III) se caractérise par le fait, d’une part, qu’elle est nécessaire à l’accomplissement de l’ego vers sa destination essentielle, et d’autre part, qu’elle n’est pas une morale à portée de l’ego. L’amour est inchoatif avec le devenir de l’ego mais il ne suffit pas de vouloir pour aimer (§ 30. Percée de l’intériorité dans l’activité). Tout en reconnaissant l’importance de l’amour dans le développement de l’ego, Husserl semble avoir oublié la radicalité du mal. D’où, le contrecoup eckhartien est une sorte de réveil quant à ce phénomène de privation aliénante qu’est le mal. Sans que le multiple ne soit aussitôt associé au mal, la priva-tisa-tion qui empêche les ego(s) de se donner totalement au point de ne faire qu’« une seule chair » se révèle comme liée au péché humain. La seule manière de se dé-privatiser, et par là de sortir du néant, est l’ad-verbialité, la conversion vers le Dieu avec le Verbe (§ 31. Vivo ego, iam non ego). La méta-éthique est originairement ancrée dans la relation. Elle révèle que l’ego, tout au contraire d’être une substance qui aurait à entrer en relation, est lui-même relation. De même qu’il n’y a point d’esse in sans esse ad, il n’y a pas d’ego sans alius. La destination de l’ego est une bonté originaire dans lequel le mal n’est « rien » (§ 32. Il vit que cela était bon). 212 M. ECKHART, Le livre de la consolation divine, § I, TS, p. 130. 316 § 30. Percée de l’intériorité dans l’activité En se tenant à distance de tout modèle explicatif causal, qu’il soit matérialiste ou spiritualiste, le père de la phénoménologie a également pris congé de toute conception théologique de la téléologie213. Cependant, Husserl n’entend pas moins mettre en avant qu’il y a une connivence entre la mise entre parenthèses du monde (épochè) et un « changement personnel complet ». L’épochè n’impose nullement un retrait ou une fuite du monde. Au contraire, elle induit un meilleur engagement de l’ego dans le monde. Pour le dire autrement, l’englobement de la nature dans l’esprit exige une aspiration téléologique du monde par l’ego. Cette dernière ne peut se faire que par un travail à long terme. Cette mise en valeur du travail, comme modalité de conversion, éclaire le rapport entre Husserl et Eckhart. Alors même qu’il déclare pouvoir retenir des pages entières de Maître Eckhart, Husserl ajoute que la mystique est, à elle seule, insuffisante pour une transformation du monde : Husserl parla du mysticisme. Toute évidence authentique possède son droit. La question est toujours celle de la portée d’une évidence donnée quelconque. Ceci s’applique aussi aux évidences particulières que le mystique possède. Husserl déclara qu’il pouvait reprendre telles quelles des pages entières de Maître Eckhart. Il doute pourtant du caractère suffisant de la pratique du mysticisme. Le ‘réveil’ qui suit l'expérience mystique doit probablement être bien pénible. En revanche, la prise en vue de la rationalité du monde que l’on gagne par la vraie recherche scientifique se maintient à travers toute expérience future. La différence est en outre celle qui sépare le plaisir passif et le travail. La mystique néglige le travail. Les deux sont nécessaires214. Le verdict semble assez dur: The mystic neglects work. Mais, en fait, Husserl ne renie pas ici la valeur propre de l’expérience mystique. Au contraire, il lui attribue la qualité d’évidence 213 Voir le commentaire de Natalie Depraz dans : E. Husserl, La crise l’humanité européenne et la philosophie (1992), Profils et textes philosophiques, rééd. 2008, p. 46. 214 « Husserl spoke of mysticism. Every genuine evidence has its right. The question is always of the Tragweite [range, scope] of any given evidence. This applies also to the particular evidences which the mystic has. Wholes pages of Meister Eckhart, Husserl said, could be taken over by him unchanged. He doubts however the practical sufficiency of mysticism. The 'awakening' from the mystical experience is likely to be a rude one. On the other hand the insight into the rationality of the world which one gains through true scientific investigation remains through all future experience. The difference is furthermore, one between passive enjoyment and work. The mystic neglects work. Both are necessary. » (D. CAIRNS, Conversations with Husserl and Fink, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, LXX, « Conversation with Husserl, 27/6/32 », p. 91, trad. fr. J.-M. Mouillie, Conversations avec Husserl et Fink, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1997, p. 185. Voir, dans une traduction différente, N. DEPRAZ, « Edmund Husserl, Adversus haereses mystikes? », Laval théologique et philosophique, vol. 50, n° 2, 1994, p. 330 et le commentaire qui suit. Voir aussi, E. HOUSSET, Husserl et l’idée de Dieu, op. cit., p. 195. 317 authentique possédant son droit de donation, suivant le « principe des principes » (Ideen I, § 24). Il dénonce seulement le fait que le vécu de cette expérience puisse se suffire à lui-même et qu’il dispense de l’effort de la rationalité. Pour Husserl, la passivité propre à l’expérience mystique et l’activité de la recherche scientifique vont de pair : « les deux sont nécessaires ». Le fait qu’il puisse ratifier des pages entières de Maître Eckhart ne veut pas dire que ce dernier faisait un travail scientifique, mais qu’il ne négligeait pas le lien entre l’expérience et le travail de la raison. Par « mysticisme », comme le montre Natalie Depraz, Husserl dénonce deux formes hérétiques de la mystique : 1) la mystique de la science, appelée aussi scientisme ou positivisme, c’est-à-dire une attitude qui consiste à absolutiser la science ; 2) la mystique de la philosophie, qui consiste à élever la raison à l’absolu 215. D’où une double position à l’égard de Hegel : Husserl critique son « élaboration mythique de concepts » (mythische Begriffsbildungen), mais il reconnait en même temps que l’idéaliste allemand a contribué à un élargissement de l’intuition comme intuition possible de l’absolu (Krisis, § 57). Husserl approuve donc l’idéalisme parce qu’il désenclave l’intuition de l’exiguïté dans laquelle Kant l’avait enfermée, mais il désapprouve le fait d’élever cette intuition à l’absolu. Voilà aussi pourquoi, refusant l’illimitation indue de la raison, tout en parlant de l’ego comme d’un « moi absolu », Husserl ne se permet jamais d’affirmer qu’il soit accessible en propre. Dès lors, la question revient à se demander si l’intention qui vise l’intuition spécifique à l’ego ne doit pas être transformée par une attitude éthique. L’intentionnalité ne semble pas adaptée à son objet tant que l’on en reste à une logique pure, dissociée de la vie. L’intention ne peut prendre l’ego dans le cadre de l’« entendement » (Verstand) car il n’est pas un étant spatio-temporel. Mais, elle ne peut non plus surévaluer le pouvoir de la « raison » (Vernunft) en élevant l’idée de l’ego à la position du concept, comme le fait l’idéalisme. Que faire sinon envisager une autre modalité de la pensée indissociable du lien avec la vie ? Quitter résolument le mode de la représentation pour aller vers le « présent vivant », comme le pressent effectivement Husserl. Plutôt que vouloir engendrer l’ego comme un objet, il s’agit de se laisser engendrer par lui tel un autre dans le même. Dans cette modalité, comme le montre Emmanuel Falque, le second Husserl (« générativité ») irait plus loin que le premier 215 N. DEPRAZ, art. cit., p. 331-332. 318 Husserl (« transposition aperceptive »)216. Pour autant que Husserl reste étonné par la « merveille des merveilles » qu’est l’ego, toute tentative de putsch est déjouée. Le combat continue tant que l’ego ne quitte pas la modalité de la donation : La chose donnée dans l’intuition passive continue à apparaître dans l’unité de l’intuition et, quelle que soit la part des modifications dues à l’activité qui l’explicite, qui saisit les particularités des parties et des détails, la chose continue à être donnée durant et dans l’exercice de cette activité217. Plutôt que de le trouver « tout fait » (phénoménologie statique), l’ego n’a jamais affaire qu’à du phénomène se donnant continuellement (phénoménologie génétique). Les images perceptives, qu’elles soient tactiles ou visuelles, ne cessent de s’écouler. Panta rei. L’ego baigne dans le fluant. Il ne lui est donc pas possible de constituer quoique ce soit d’ « un simple coup d’œil218 ». Toute tentative de cerner ou de totaliser quelque objet dans une structure ou un concept définitif est déjouée. Est-il besoin de dire que ce qui est valable du côté de l’objet a une répercussion sur le pôle constituant, étant donné leur corrélativité ? D’où, Husserl se tourne vers l’ego transcendantal en affirmant que « c’est seulement grâce à la phénoménologie de la genèse que l’ego devient compréhensible219 ». De quelle compréhensibilité s’agit-il ? Une modalité de « conservation » serait-elle possible lorsqu’on affirme en même temps que le temps n’est pas constitué, mais « se constitue lui-même dans une genèse continuelle, passive et absolument universelle, qui, par essence, s’étend à toute donnée nouvelle » ? Si le temps est irréductible à l’ego, n’est-ce pas tout le donné, comme fait, qui est irréductible ? Husserl l’admet comme composante du système : Dans toutes ces constitutions, le fait est irrationnel, mais il n’est possible qu’intégré au système des formes aprioriques qui lui appartiennent en tant que fait égologique. A ce propos, il ne faut pas perdre de vue que le fait lui-même, avec son irrationalité, est un concept structurel dans le système de l’apriori concret220. Husserl établit donc son système apriori sur un fait irrationnel. Tout ce qui se coule peut être appréhendé. Pour autant qu’ils persistent dans des formes d’aperceptions, les objets peuvent être définis, non leur facticité. Leur quiddité est déterminable, mais leur quoddité échappe à l’ego. Le « fait » même de leur apparition est « sans pourquoi ». Ainsi en est-il de 216 E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, § 20, Intentionnalité, p. 171. 217 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, § 38, Genèse active et passive, trad. fr., p. 66. 218 Ibid., trad. fr., p. 67. 219 Ibid., trad. fr., p. 68. 220 Ibid. 319 l’ego. Ce point est le lieu où les trois phénoménologues intègrent Eckhart à leur philosophie. Chacun y va d’une provenance sans pourquoi. Sans se référer au mystique rhénan, Husserl découvre aussi une unité originaire actif/passif inaccessible comme telle à la réduction. Contrairement à ce que fera Michel Henry, il n’exhibe pas un noyau hylétique originaire. Il en est ainsi parce qu’il est impossible de séparer le « versant égoïque » du « versant nonégoïque »221. En cela, Husserl est le plus eckhartien. L’ « activité égoïque » (ichliche Aktivität) est inséparable de la « passivité égoïque » (ichliche Passivität) à partir de laquelle elle se déploie222. Il y a donc bien lieu de parler, avec Natalie Depraz d’une « altérité originaire antérieure à la distinction moi/non-moi inclus dans le moi223 ». L’ego transcendantal qui constitue le monde est porté par ce soubassement génétique qui lui reste irréductible dans son irrationalité. Le « fait » que l’ego soit constituant ne peut jamais être repris par la « réflexion ». Sinon, une « scission » (spaltung) se présente qui provoque « l’auto-aliénation (Selbstenfremdung) du moi primordial » (Hua XV, n°36, 634)224. Eviter ce dédoublement, cette duplicité (Zweispältigkeit), est impossible par la voie du « savoir ». S’engager dans la monadologie ne résout rien. La monadologie présente en effet une super-structure noétique dissociée de l’infra-structure hylétique, ce qui revient à ignorer l’unité métaphorique225. La seule voie de l’unité est celle d’un « non-savoir ». C’est précisément là que se situe la lutte, le combat amoureux. Passer le Yabboq n’est possible qu’en se laissant démettre la hanche. Admettre que l’ego est un « non-avoir », car sa donation est celle d’une altérité discrète moi/non-moi, ne peut que déboucher sur un renouvellement de la méthode. Le constat du « non-savoir » ne laisse pas d’autre porte ouverte à l’ego que le « non-vouloir ». Abandonner l’activité du moi à la passivité du moi est la seule modalité de l’unité. Pour rejoindre « l’archifondement (Urgrund) duquel jaillirait l’alternative du fait (Faktum) et de l’essence, de l’effectivité et de la possibilité226 », il n’y a pas d’autre modalité que d’inverser l’intentionnalité. La Percée de l’ego consiste dans la Gelassenheit préalablement préparée par l’Abgeschiedenheit (la Gelassenheit heideggérienne vient trop tôt et l’Abgeschiedenheit henryenne n’est pas achevée). Ainsi, le fait lui-même devient essence. La donation s’éclaire. 221 N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 257. Ms C 3 III, 41 b, mars 1931, cité par ibid., p. 257. 223 N. DEPRAZ, Transcendance et incarnation, p. 259. 224 Ibid., p. 279. 225 Voir infra § 32. La merveille des merveilles. 226 E. FINK, « Die Spätphilosophie Husserls in der Freiburgeit », dans : Husserl 1859-1959, Nijhoff, 1959, p. 13, cité dans ibid. 222 320 Finalement, le dernier mot ne revient pas à l’irrationalité, mais à une raison inaccessible à la rationalité où la sensation et la signification sont scindées. La voie ouverte pour cette unité de la méta-physique et de la méta-logique n’est autre que la méta-éthique. Là où Husserl pense que la science et la mystique « sont deux voies nécessaires » (Both are necessary), mais parallèles, Eckhart développe une « mystique spéculative227 » où elles sont unifiées. Cette mystique a ceci d’étonnant que la voie pratique devient la porte d’entrée de la voie théorique. Aussi, anticipant la scission kantienne, le Thuringien a vu combien l’action était la voie royale de la contemplation. Se laisser engendrer est la seule manière de connaître l’engendrement. Le devoir-être qui incombe à l’ego, s’il veut correspondre à son accomplissement, n’est autre que d’accueillir le don. Devenir réceptif de fond en comble. Recevoir sans devoir le payer d’aucune contrepartie. Telle est la vie dans la grâce. Elle ouvre à l’ego la vie dans la liberté. En vivant de la gratuité « sans pourquoi », l’ego peut vaquer (la vacance/vacuité [ledicheit] est un état d’esprit libre, non-préoccupé) à toutes les œuvres extérieures sans que ces dernières ne le détournent de l’essentiel : l’œuvre intérieure. Maître Eckhart n’est cependant pas un apologète de l’inaction, que du contraire. Le classer parmi les quiétistes serait le comble de l’absurdité. Voilà pourquoi, des deux sœurs de Béthanie, ce n’est pas Marthe qui est louée mais Marie228. C’est en raison même du fait qu’elle a mis entre parenthèses le monde extérieur (Epochè/Abgeschiedenheit) que Marthe peut coopérer dans la grâce. La véritable Gelassenheit n’est pas un abandon du « faire », mais un abandon à la source même d’où tout flue. C’est là que l’ego est agi plutôt que d’agir : Si un homme voulait, de toutes ses puissances intérieures et extérieures, rentrer en lui-même et s’il en arrivait à un état où il n’y aurait plus en lui ni image ni contrainte et où il serait, par conséquent, sans aucune activité, intérieure ou extérieure, on peut se demander si quelque chose en lui le pousserait encore à agir. En revanche, quand un homme ne veut se décider à aucune œuvre ni rien prendre sur soi, il importe qu’il se force à une activité, soit intérieure, soit extérieure, car, si bon que lui paraisse l’état présent, l’homme ne doit se satisfaire en rien, pour que, en butte à l’adversité, donnant l’impression d’être agi plutôt que d’agir lui-même, il lui faille apprendre à coopérer avec Dieu229. 227 J. QUINT, « Die Sprache Meister Eckhart sals Ausdruck seine mystischen Geisteswelt », dans : Deutsche Vierteljahrschrift für Literaturwissenschaften und Geistesgeschichte, 6, 1928, p. 601-701, ici, p. 686. 228 Voir E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, La réduction au moi : l’apprentissage de Marie (de Béthanie), p. 147-181. 229 M. ECKHART, Entretiens spirituels, XXIII, Des oeuvres intérieures et extérieures, TS, p. 120-121. 321 L’ego ne peut rester inactif. Il doit « apprendre à coopérer avec Dieu ». Fuir cette coopération reviendrait encore à vivre sur le mode de l’ego-avoir, même sans plus rien avoir. En effet, l’ego qui se complairait dans l’inaction ferait de sa passivité un avoir. Même le « rien », si l’ego s’y arrête et s’y fixe, peut opposer de la résistance au don. Puisque sa racine est une donation fluante, l’ego laisserait tarir ce flux sans se laisser transférer par lui s’il se fixait. Le transfert vers l’autre rive se vit à travers l’action. Cette activité n’est pas évasion de l’intériorité mais percée par laquelle l’ego libère le don qui transite dans l’extériorité : Non pas qu’il faille s’évader de son être intérieur, s’en échapper ou y devenir infidèle ; il faut apprendre au contraire, à agir avec lui, par lui et en lui, de façon que l’intériorité perce dans l’activité et que l’activité revienne à l’intériorité et qu’ainsi nous apprenions à agir librement230. L’ego étant toujours fluant, il ne peut s’accomplir que dans l’action. Cependant, ce n’est pas ce qui est produit qui importe, mais l’œuvre intérieure qui s’accomplit dans celui qui produit. La poiesis n’a de sens qu’en fonction de la praxis. Il s’agit toujours et partout d’agir dans l’amour, lequel a pour telos « l’être-l’un-dans-l’autre ». Si l’action est motivée par l’objectif de la conservation du « moi » ou de ses « propriétés », qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou affectives, elle freine, plus qu’elle ne favorise, la téléologie. Comme il n’y a de téléologie qu’intersubjective, toute action qui tend à séparer et à exclure l’unité, là même où elle essayerait de réaliser l’idéal d’une quelconque unité intersubjective, n’a aucun avenir. L’unité ne se représente pas, elle se donne à vivre. La seule voie de sa réalisation est l’abandon de tout vouloir pour se laisser agir par Dieu qui est lui-même l’amour. L’unité ne se construit pas plus qu’elle ne se représente. Construction et représentation sont régies par le vouloir. Même l’aspiration à étendre la communauté d’amour, pour noble qu’elle soit, entrave la simplicité de l’amour. Cette aspiration est encore un objectif à atteindre alors que, chez le mystique rhénan, l’amour est « sans pourquoi ». Aussi, la description husserlienne de l’ « amour chrétien » (différenciée de l’amour des amoureux et de l’amour familial, sans pour cela que les deux ne puissent aller de pair, au sens où il va jusqu’à l’amour de l’ennemi) n’est-elle pas complètement eckhartienne : L’amour chrétien est tout d’abord, selon toute nécessité, un amour tout simple. Mais il est lié à l’aspiration (qui est nécessairement motivée par l’amour) de devenir une 230 Ibid. 322 communauté d’amour dans la plus grande proportion possible. Par conséquent, une aspiration à « entrer en relation » avec les hommes, à s’ouvrir à eux et à les ouvrir à eux-mêmes, etc., tout cela selon une possibilité pratique dont les limites sont éthiques, et qui sont par là elles-mêmes posées par l’amour éthique231. Présenter l’amour chrétien comme aspiration à « entrer en relation » semble en connivence avec l’esse ad. D’autant plus lorsque cette aspiration est uniquement « motivée par l’amour ». Le problème éthique réside dans cette motivation d’amour. A quelle condition cette motivation est-elle suffisamment efficace pour que l’ego puisse vivre orienté vers « l’interpénétration aimante des personnes232 » ? Cette interpénétration ne restera-t-elle pas un « idéal » inaccessible à l’ego ? Ne s’agit-il pas seulement d’une « tour de Babel » ? Prenant ses distances envers Kant, Husserl reconnaît qu’une éthique fondée uniquement sur l’obligation n’est pas tenable. Il n’est guère possible de faire fi de la sensibilité (gefühlos)233. Cela signifie que la sensibilité doit être interpellée. Le mouvoir ne se met en branle sans un émouvoir suffisant. Plus clairement encore que Brentano, Husserl récuse l’opposition entre morale du sentiment et morale rationnelle234. Partant de « l’amour pulsionnel », comme « l’instinct maternel », il s’élève à la considération d’un « esprit commun » dans lequel se révèle « l’unité d’une communauté de jouissance »235. Le plaisir physique fait partie intégrante de l’aspiration intersubjective. La jouissance, qu’elle soit celle des partenaires amoureux ou du repas commun pris en famille, est une aspiration à la jouissance partagée. Cette « jouissance l’un de l’autre » dépasse la jouissance égoïque solipsiste : « l’égoïté de l’un n’est pas à côté de celle de l’autre, mais vit et agit dans l’autre236. » La famille apparaît chez Husserl comme le lieu d’apprentissage de cette vie intersubjective, permettant l’intégration à des communautés de personnes plus vastes, comme l’Etat. Par-delà même les particularismes nationaux, chaque ego aspire finalement à la réalisation d’une humanité commune. L’auto-développement et l’humanisation du monde serait alors le résultat de l’élargissement cette expérience inter-connective avec les autres en moi. L’humanité se construit de générations en générations via les actions de tous les ego(s) : 231 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité II, p. 275. Ibid. 233 E. HUSSERL, Einleitung in die Ethik. Vorlesungen Sommersemester 1920/1924, Martinus Nijhoff, 2004 (Hua XXXVII), p. 154. 234 E. HOUSSET, Husserl et l’idée de Dieu, p. 130. 235 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité II, p. 277. 236 Ibid., p. 279. 232 323 Ma vie et celle de Platon ne font qu’une. Je perpétue le travail de sa vie : l’unité de ce qu’il a réalisé est un maillon dans l’unité de ce que j’ai réalisé ; son aspiration, sa volonté, sa formation, se perpétuent dans les miennes (…) Si j’éprouve de l’empathie pour Aristote, il s’agit de l’Aristote passé. Je ne peux plus exercer d’influence sur lui, mais ses pensées antérieures agissent à présent en moi, ce qu’il a produit auparavant est la même chose que je produis à présent par après, et qui agit à présent sur moi en me motivant davantage237. Husserl situe donc l’action de chaque « je » comme participation à une humanité commune en train de se construire. De ce fait, ce qui est visé, c’est une subjectivité commune qui s’enrichit de l’expérience des prédécesseurs pour se transmettre aux successeurs. Dans sa « normalité », l’homme serait porté à cette construction historique238. Pour vivre cet « êtreen-connexion-avec-les-autres », l’ego est capable de vivre au-dessus de son animalité239. Sans pouvoir oublier ses besoins instinctifs, il est prêt à remplir ses devoirs envers les autres en mettant ses comportements égoïstes de côté. C’est finalement l’éducation à cette normalité communautaire, par le blâme et l’éloge, qui inculque à chaque ego sa forme éthique. Si cette « tradition » (la transmission de cette normalité) vient à être omise, l’effondrement non seulement d’une partie de l’humanité (l’Europe), mais de sa totalité (le monde), est possible. Pour que la tradition persiste, chaque ego, bien qu’influencé positivement ou négativement par le comportement des alter ego(s), ne peut que se reporter au « moi idéal » qui est en lui : Il y a dans chaque âme humaine – telle est la croyance – une vocation, un noyau porté vers le bien, qui doit se déployer lui-même. Il y a, inclus en chacun, un moi idéal, le « véritable » moi de la personne, qui ne se réalise effectivement que dans la « bonne » action. Chaque homme éveillé (éveillé éthiquement) place délibérément son moi idéal en lui-même, et ce, à titre de tâche infinie240. Si chaque ego comporte en lui un « noyau porté vers le bien », il lui appartient de s’y porter librement. Vouloir le bien serait à la portée de l’ego, pour autant qu’il soit éduqué dans cette normalité. Dans cette conviction, Husserl n’est pas eckhartien. Le point crucial est la liberté. Il en va du rapport entre phénoménologie et théologie. Si la liberté consiste à pouvoir agir seul vers un but perçu sans recevoir le don d’y accéder, la foi philosophique suffit à l’intersubjectivité téléologique. La foi religieuse est alors une alternative accessoire qui ne 237 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, p. 293. E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II : « Le monde des normaux et le problème de la participation des normaux à la constitution du monde (10 janvier 1931), p. 299-318. 239 E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, II, p. 304. 240 Ibid., p. 274. 238 324 fait pas partie intégrante de la voie téléologique comme telle. Il y a pourtant là une ambiguïté dans la mesure où la « vocation vers le bien » est précisément une « croyance » identique pour la foi philosophique comme pour la foi religieuse. Qu’est-ce qui fait de chaque ego un « homme éveillé » ? L’aspiration à l’amour est-elle acquise d’avance pour autant que l’ego fasse retour à sa Raison ? L’expérience montre pourtant constamment que l’ego ne peut se porter volontairement vers le bien sans rencontrer en lui plus de résistance maligne qu’il ne l’imaginait d’abord. Lorsque, dans la Krisis, Husserl exhorte les Européens à mener un combat, et même un « combat infini », contre « l’embrassement anéantissant de l’incroyance », Husserl table de manière déraisonnée sur la Raison absolue 241. Quel esprit humain est capable de mener un tel combat ? Husserl semble avoir oublié la leçon kantienne du « mal radical ». Le mal est lui-même invisible car sa possibilité émerge de la liberté « inscrutable » (unerforschlich/bar) de l’ « intention » (Gesinnung)242. Le mal, ajoute Ricoeur, est ce qui ne peut être pensé que sur le mode d’une « brisure » car il déjoue toute tentative de totalisation243. Le mal survient et laisse l’ego brisé. Dès lors, s’il est un « phénix » qui peut ressusciter une « intériorité de vie » quand elle vient à être détruite, ce ne peut être l’esprit de l’homme244. § 31. Vivo ego, iam non ego Le contrecoup eckhartien sur la phénoménologie husserlienne touche de plein fouet la conception de la liberté entravée par une connivence inscrutable avec le mal radical. Libre de penser une humanité libre, l’homme l’est. Mais libre de la réaliser, l’homme ne l’est pas. Entre l’intelligence et la volonté, un hiatus s’immisce. La philosophie n’a attendu ni Pascal ni Kierkegaard pour le reconnaître. Aussi, l’intersubjectivité téléologique peut être visée mais elle n’a rien d’une « autoréalisation245 ». Seul l’amour peut engendrer l’amour. Recevoir le Logos fait chair est la condition sine qua non de l’engendrement : « A tous ceux qui l’ont 241 E. HUSSERL, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, trad. N. Depraz, p. 90. E. KANT, Die Religion innerhalb der Grenze der Blossen Vernunft (1790), B 7, trad. Gibelin, La Religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 1983, p. 67. 243 P. RICOEUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Paris, Labor et fides, 2004. 244 E. HUSSERL, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, trad. N. Depraz, p. 90 245 « L’homme est immortel comme chaque monade l’est, c’est sa participation au progrès d’autoréalisation de la divinité qui est immortelle, c’est son agir continuel dans le vrai et le bien qui est immortel. » (E. HUSSERL, Monadologie (1930), trad. N. Depraz, Les études philosophiques, n°4, 1991, p. 469). 242 325 reçu, il leur donna le pouvoir de devenir enfant de Dieu » (Jn 1, 12). Or, sur la modalité de cette réception, le paradoxe est à son comble car « le pouvoir même de recevoir doit être reçu de lui246 ». En effet, il en va d’une impossibilité de nature. L’habitus de l’ego est de vivre sur le mode de l’appropriation. Cet habitus est tellement ancré que l’ego est devenu étranger à son mode de donation. L’ego vit d’un préjugé (Vor-urteil). Il se pense sur la modalité du propre et de la conservation sans pouvoir véritablement remettre ce préjugé en question. Aussi s’enferme-t-il lui-même dans un jugement d’avance qui l’empêche de faire l’expérience de la donation telle qu’elle est. A la suite de Maïmonide, Eckhart affirme que le mode intellectuel de l’homme s’est modifié suite au péché247. L’œil de l’ego s’est enténébré au point qu’il est devenu « comme l’œil de la chauve-souris au soleil » (sicut oculus vespertilionis ad solem)248. Parce que son intention se pervertit en convoitise, l’homme commue la « connaissance du bien et du faux » en « connaissance du bien et du mal »249. Cette perversion de l’intentionnalité est à la fois constatable et inscrutable. Seul le langage métaphorique peut donner à penser cette brisure, sans pour autant l’expliquer. En auteur médiéval, Eckhart fait usage du récit de la Genèse. Ce recours n’est guère pour faire entrer le mal dans une vision totalisante du bien. Tout en reprenant la définition augustinienne du mal comme privatio boni, Eckhart le considère comme une déficience qui n’a pas de cause250. Que le mal soit carence d’être (carentia esse) en revient à une privation de relation. Or, précisément, le récit biblique fait état d’une rupture relationnelle qui atteint l’ego dans sa constitution même. La relation est source donatrice de toutes choses. Le fait même de manger le fruit de « l’arbre du bien et du mal » (Gn 2, 16-17) détourne l’homme de sa bonté originaire. Parce qu’il a pris ce qui ne le nourrissait vraiment que s’il était donné, l’ego a perverti le don en possession. Désormais, il se laisse duper par la privation qui est sur la face de la matière251. Duplicité pour duplicité. Là où donner est subverti en prendre, l’intelligence est sens dessus-dessous. Privation et possession sont interverties252. La main se ferme sur ce 246 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 99, OLME 6, p. 196-197. Si Heidegger prétend réserver la notion de « péché » à la théologie pour ne garder que la notion de « dette » (Sein und Zeit, § 56, GA 2, p. 272), Ricoeur ne l’entend pas de cette oreille en affirmant, au contraire, que la phénoménologie herméneutique doit élaborer sa propre interprétation du péché. Voir J. GREISCH, L’Itinérance du sens, Grenoble, Millon, 2001, p. 101. 248 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 41, OLME 1, p. 298-299, voir aussi § 201. 249 MAÏMONIDE, Guidé des égarés (ou des perplexes), chap. II, cité dans : M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 202, OLME 1, p. 512-513. 250 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Sagesse, § 14, LW II, p. 335. 251 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 41, OLME 1, p. 298-299. 252 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 43, OLME 1, p. 298-301. 247 326 qui ne le peut. Chaque fois qu’elle veut prendre avec (cum-capere), l’intelligence n’atteint que la privation. Il en va de même pour l’ego. Fluence donnée qui ne s’atteint que dans le don, l’ego ne se laisse pas saisir. Vérité rime avec liberté, duplicité avec esclavage et étrangèreté. Tout ego est désormais impropre à sa vie propre, qui est la vie commune. Chaque ego est toujours déjà déchu du statut de personne en relation (l’expression est tautologique) vers une vie individuée qui le privatise. Cette priva-tisa-tion s’exprime comme un retrait et une occultation : « Adam se cacha pour n’être pas connu de Dieu253. » En Adam, l’ego se dissimule et, de ce fait, passe du manifeste au caché. Dieu l’interpelle : « Adam, où es-tu ? » (Gn 3, 9). Plus encore que par un changement de lieu, cette dissimulation se concrétise par l’apparition même du « lieu » : A lire en infléchissant le ton, comme s’il disait : tu es « où », c’est-à-dire local et temporel, attaché aux choses localisées, corporelles, temporelles, et cela en se tournant vers la créature (conversione ad creaturam), en te détournant de Dieu (aversione a deo) qui n’est pas « où », c’est-à-dire dans le lieu mais partout, c’est-àdire sans lieu254. Adam-ego rompt la relation à Dieu. Il se retire de la présence divine. Ce que dit Ricoeur vaut rétrospectivement pour Eckhart : le péché est « l’altération de la relation de confiance entre l’homme et Dieu255 ». Il introduit une séparation dans ce qui est originairement uni. La conséquence est exprimée sur un mode métaphorique. Il en va d’un véritable transfert dans la région de la dissemblance. Se détournant de Celui qui est « partout » (ubique) et « sans lieu » (illocalis), Adam-ego se tourne vers ce qui est « localisé » (ubi, localis). Ce changement d’intentionnalité (aversio/conversio) le déplace vers un attachement à la localisation. L’ego se lie à l’avoir256. La condition spatio-temporelle apparaît comme un mode d’être altéré. La phénoménalité, la modalité même du paraître, est conditionnée par la relation avec Dieu, lui qui est l’être-même. De ce fait, ce sont les relations intersubjectives qui sont altérées. Adamego se privatise. Sa « chair » (Leib) privatisée, la « chair » d’Eve-ego ne peut plus être connue 253 Ibid., § 207, OLME 1, p. 522-523. Ibid., § 208, OLME 1, p. 522-525. 255 P. RICOEUR, Finitude et culpabilité. II. La symbolique du mal, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 234. 256 Ricoeur pense une « relation innocente de l’homme à l’avoir » distincte de la « cupidité » (P. RICOEUR, Finitude et culpabilité. I. L’homme faillible, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 131-132). Cette distinction est à replacer dans le cadre de son interprétation du « mythe adamique » où la « malédiction » n’est pas le fait de mourir mais « la modalité humaine du mourir » (ibid.). Eckhart est plus radical quant à l’altération, et donc quant à l’avoir. Etant donné que l’être est relation en lui-même, l’attitude d’Adam altère jusqu’à sa corporéité elle-même et l’apparition de la mort : avoir « lieu » est lié à l’avoir. Tout comme le mal, la mort est une déficience d’être : defectus non effectus. 254 327 à « nu ». Le « corps » (Körper) de chaque ego est désormais recouvert. Il est un écran et non plus une transparence. Adam-ego lui-même ne se reconnaît plus. Son « corps » (Körper) est désormais une lourdeur qui résiste à sa « chair » (Leib). Il se vit dans la souffrance. Dans sa condition altérée, qui est toujours-déjà la sienne, Adam-ego n’a pourtant pas oublié « où » était son bonheur : « voici la chair de ma chair » (Gn 2, 23). Anté-posé dans une situation originaire dont il n’a jamais fait l’expérience, mais dont il déchoit à chaque instant257, Adamego reconnaît que son véritable telos est dans la relation d’« une seule chair » (Gn 2, 24). La « déchéance » (Geworfenheit) n’est pas due au retrait de l’être mais, inversement, au retrait de l’ego qui se cache de Dieu-être. Adam-ego se retire dans sa priva-tisa-tion, incapable désormais de se détourner de ce retournement. La mort vient sceller ce retournement impossible : tombeau scellé. L’expression tautologique : « Tu mourras de mort » (Gn 2, 17) indique que l’ego meurt d’une « double mort »258. En mourant par sa rupture relationnelle (âme), Adam-ego ne peut que mourir dans son corps. Le dédoublement Leib-Körper est la modalité souffrante de cette séparation. Cette altérité à soi traduit le refus de l’altérité de Dieu comme constitutive de l’être : crux phaenomenologica. L’ego s’écrie désormais : « Malheur à moi, infortuné ! Qui me délivrera de ce corps et de cette chair de mort » (Rm 7, 24)259. L’expression « corps et chair mortels » (toetlîchen vleische und lîbe) est parlante. Eckhart a modifié le texte latin : « Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis huius260 ? ». Le corpus mortalis est traduit par le dédoublement entre « corps » (vleische) et « chair » (lîbe). C’est dire à quel point Eckhart considère la mort comme une dualité. La mort est dia-bolie. Activité et passivité sont opposées. Le « je peux », originairement libre, se trouve entravé par une corporéité qui lui résiste. La chair (lîbe-leib) est écartelée par le fait qu’elle vit (leben) entre le corps (vleische) rivé à la conservation et l’esprit (geist) libre par le don261. Les deux « luttent l’un contre l’autre » (einander strîtent)262. La lutte est cependant inégale. La vie unitaire est plus originaire que la dualité. Ce qui se possède ne peut que s’anéantir : di-abolie. Mais, c’est là que se trouve le drame et la souffrance de l’ego, car un voile l’empêche de situer que sa vie est dans le don et non la conservation. La souffrance de 257 « Dans l’Instant je suis créé, dans l’Instant, je déchois (…) » (P. RICOEUR, Finitude et culpabilité. II, p. 235). M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 191, OLME 1, p. 492-493. 259 M. ECKHART, Traité de l’homme noble, DW V, p. 110, TS, p. 174. 260 Ibid., note 15. 261 Nous renvoyons à l’excellente étude de J.-F. LAVIGNE, « Chair, corps, esprit », Noesis [En ligne], 12 | 2007. URL : http://noesis.revues.org/1293, particulièrement, « 4. Chair et péché », § 54-64. 262 Ibid. 258 328 l’ego est d’autant plus grande qu’il est plus attaché par la conservation et la possession. C’est pourquoi Eckhart insiste tellement sur le fait que le sich lassen de l’ego263. Mais, ce sich lassen doit lui-même être activé par l’altérité abandonnée par le péché. La libération de l’ego homo ne peut se faire que par l’ego qui l’engendre à la vie de Fils. La dualité ne peut être sauvée que par l’unité. Et c’est encore être dupe que de vouloir accéder à l’unité toujours déjà perdue dans chaque « instant ». D’où, le contrecoup, non pas facultatif mais nécessaire, du théologique sur le philosophique. Si l’ego homo ne peut opérer seul la Percée, il est néanmoins capable d’un quasi-transfert vers l’alter-ego. Quasi, presque, mais pas complètement. Suffisamment pour entrevoir, par les fenêtres de l’ego, cet alter ego qui vient lui tendre la main et le sortir de la mort. La coque doit être brisée pour que le fruit apparaisse. Brisure du Körper pour la manifestation du Leib. Pour que l’ego puisse vivre d’« une seule chair » avec l’alter ego, un transfert doit se produire vers la « distinction sans distinction ». Croix de l’ego. Dieu, l’être lui-même sans distinction, a assumé la distinction. Il « est pour ainsi dire venu du sommet du commun dans son domaine propre » (quasi de fastigio communis venit in propria). En venant dans la chair, le Logos a éprouvé la Croix. Il a rencontré l’appropriation de son propre domaine par l’homme : « Il est venu chez les siens (in propria : dans son propre) mais n’a pas été reçu » (Jn 1, 11). Les « siens » sont « ceux qui vivent pour eux-mêmes, cherchant ce qui est leur (en propre) »264. L’intention de l’ego, dans la préservation de son propre, ne peut que s’opposer à celui qui vient déclore le « propre » vers le « commun ». Il en résulte une contradiction, une croix. Cette croix n’est autre que celle de l’ego lui-même. Le passage vers l’engendrement s’est fait passion. Le Logos a crucifié en l’ego l’appropriation par une totale désappropriation. C’est ainsi que le Logos « a assumé la mortalité et la passibilité de la chair » (assumpsit enim mortalitem et passibilitatem)265. Une traversée est désormais possible. Sa modalité : une désappropriation de l’ego qui lui ouvre la voie vers la vie commune. Cette Percée du commun vers le propre a ouvert une percée du propre vers le commun. Tout ego peut désormais emprunter la sequela christi. 263 M. ECKHART, Sermon 28. Ego elegi vos de mundo, TS, p. 324. M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 105, OLME 1, p. 206-207. 265 M. ECKHART, Commentaire de l’Evangile selon Jean, § 102, OLME 6, p. 202-203. 264 329 Suivre le Christ, devenir ad-Verbe, voilà le meta-ethos. L’éthique chrétienne est très souvent complètement ignorée dans sa radicalité. Ce n’est pas une morale, ni même une éthique au sens où elle ne concernerait qu’une bonne manière de se comporter qui aurait le bien comme résultat. L’éthique chrétienne, comme déjà l’éthique judaïque, est une métaéthique. Elle ne peut aucunement venir s’ajouter à la vie comme une option facultative. Il en va de l’option radicale entre la vie et la mort (Dt 30, 15-20). Toute l’observance se ramène à une action fondamentale : aimer. Or, aimer ne se commande pas. Exiger d’aimer est contradictoire, car l’amour est un acte libre et gratuit. Le commandement d’amour n’a de sens que si Celui-là même qui commande donne ce qu’il commande. Tel est le commandement nouveau. Il est conditionné par une grâce, une gratuité, qui l’englobe et le porte. Le pouvoir même d’aimer est donné par Celui qui commande d’aimer. Plus encore, il est donné de l’intérieur même d’un acte d’amour jusqu’au bout : C’est pourquoi il dit : « Aimez-vous l’un l’autre ! » C’est-à-dire : l’un dans l’autre. L’Écriture en parle très bien. Saint Jean dit : « Dieu est amour, et celui qui demeure dans l’amour est en Dieu et Dieu est en lui. » En vérité, il parle très justement : si Dieu était en moi et que je ne sois pas en Dieu, ou si j’étais en Dieu et que Dieu ne soit pas en moi, tout serait dualité. Mais Dieu étant en moi et moi en Dieu, je ne suis pas moindre et Dieu n’est pas plus élevé. Or vous pourriez dire « Seigneur, tu dis qu’il faut que j’aime et je ne peux pas aimer. » Là-dessus Notre-Seigneur s’exprime très bien quand il dit à saint Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ? » - « Seigneur, tu sais bien que je t’aime. » Si tu m’as fait ce don, Seigneur, je t’aime ; si tu ne me l’as pas fait, je ne t’aime pas266. Pas davantage qu’il ne peut être ou connaître par lui-même, l’ego ne peut aimer par luimême. Non-vouloir, non-savoir et non-avoir vont de pair. Puisque « Dieu est amour », demeurer dans l’amour revient à demeurer dans l’être. Le commandement divin de l’amour mutuel est méta-éthique parce qu’il est méta-physique. « Aimez-vous l’un l’autre » signifie pour Eckhart, la voie pour demeurer « l’un dans l’autre ». L’amour seul peut faire transiter de l’Ausser-ein-ander-sein vers l’In-ein-ander-sein. Cette compénétration est la demeure dans l’être, là où l’ego et l’alter-ego sont « une seule chair ». Si l’amour ne peut s’exprimer, dans le dédoublement de la créature, que via le Körper individualisant, il vise l’unité de Leib. Demeurer « l’un dans l’autre » en vivant la même vie « partout » et « sans lieu », tel est le telos intersubjectif. Il suppose de la part de l’ego qu’il soit entièrement passif de l’action de 266 M. ECKHART, Sermon 27. Hoc est praeceptum meum diligatis invicem sicut dilexi vos, AH I, p. 226-227. 330 Dieu. Vivre sur le mode du « don » sans aucune « prise », est une totale déprise. Dans la Gelassenheit, l’intentionnalité n’est pas abandonnée, elle est convertie de fond en comble. Le détournement des créatures (adversio) entraine la conversion vers Dieu (conversio). Mais qu’est-ce que se tourner vers le don, sinon transformer son intention même en don ? Dieuêtre est le seul « objet » intentionnel capable d’opérer cette métamorphose de la finitude. Tout autre « objet », étant un ceci et cela, provoque l’appétit vers une nourriture privatisante. Tourné vers Dieu, la convoitise n’a plus aucune prise. Le passage même de la convoitise vers l’amour n’est pourtant pas à la portée de l’homme. C’est pourquoi Dieu s’est fait un étant mondain pour attirer sur lui le regard et l’en détourner, non plus vers un autre étant, mais vers celui qui n’est pas étant. Le tombeau est vide. Le Körper a disparu. Il ne reste qu’un Leib qui peut s’unir à tout ego, constamment et partout. Ce Leib est ubique et illocalis. Vivre dans une seule chair qui est partout et nulle part sans que la vie égologique ne soit abandonnée. Telle est l’intersubjectivité téléologique que Maître Eckhart donne à penser sans pourtant la développer267. Lorsqu’il est converti au don, l’ego perce vers une gratuité qui l’attire en tant que telos. Une métamorphose s’opère. L’habitus de l’accaparement se vit alors comme ce qu’il est en vérité : une résistance, une privation d’être. L’ego entre alors dans un combat en lui-même. L’ego-avoir est mis en lumière par l’ego-don téléologique. Dans cette lumière, l’ego voit clairement que ce qui ne peut que vieillir est lié à l’avoir. Il aspire à un corps incorruptible dont il éprouve déjà en sa chair que le don sans retenue coïncide avec son éternelle jeunesse. La chair est donc le lieu d’une « ambivalence268 ». A elle seule, elle n’a pas le pouvoir de l’incorruptibilité. Livrée à ellemême, la chair peut autant se tourner vers la mort que vers la vie. Une angoisse tient le vivant captif par cette néantisation potentielle, car il sait de source sûre (mors certa, hora 267 Il s’agirait d’articuler l’intersubjectivité téléologique à partir d’une phénoménologie de la chair donnée en nourriture. La chair ayant déserté le Körper individuel, elle est désormais libre de se lier au corps du Christ dans lequel chaque ego devient un membre à part entière. L’eucharistie joue un rôle capital dans cette transformation. Voir E. FALQUE, Les Noces de l’Agneau. Essai philosophique sur le corps et l’eucharistie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2011. 268 « Le rapport essentiel de la chair à la vie y [dans le christianisme] est affecté au contraire d’une ambivalence originaire, où se joue justement le drame essentiel de la condition de l’homme : si la chair est bien, pour Paul comme pour Michel Henry, puissance transcendantale originaire, le lien entre l’auto-affection subjective et la vie comme vie du corps ne suffit nullement à garantir à la subjectivité l’union à Dieu, ni par conséquent son salut. La vie de la chair, en tant que vie naturelle organique et instinctuelle, est au contraire l’énergie dévoyée d’une puissance de mort ; par rapport à cette puissance transcendantale d’égoïsme et de mort, l’autojouissance affective de la vie corporelle immanente non seulement ne peut rien, mais ne peut être autre chose que la manière même dont s’actualise, en se phénoménalisant dans la conscience, cette inclination naturelle à l’injustice et au péché. » (J.-F. LAVIGNE, « Chair, corps, esprit », Noesis, op. cit., § 62). 331 incerta) que son corps lui fera défaut. L’unique issue possible est la remise totale de l’ego à l’ego discret qui l’engendre continuellement dans la Vie. Consentir au non-ego est donc la seule voie que puisse emprunter l’ego. L’angoisse persiste tant que la modalité du vivre et de l’agir reste motivée par l’avoir-savoir-vouloir qui détermine la priva-tisa-tion. Par contre, l’angoisse s’estompe et fait place à la Gelassenheit là où l’ego se laisse submerger par le don originaire. L’ego reçoit le pouvoir de vouloir de manière libre, c’est-à-dire de vouloir en aimant. Cette capacité est la grâce. En vivant dans ce nouveau « je peux », l’ego éprouve la manifestation divine : Quand, dans la grâce, l’homme reçoit un pouvoir sur son libre vouloir, de sorte qu’il puisse l’unir entièrement à la volonté de Dieu, comme un unique Un, il n’a qu’à dire comme cette femme : « Seigneur, montre-moi où je dois prier et ce que je dois faire qui te soit le plus cher en vérité. » Et Jésus répond ; c’est-à-dire qu’Il se révèle vraiment et absolument tel qu’Il est, et Il remplit l’homme d’une telle abondance qu’il ruisselle et s’épanche de la plénitude surabondante de Dieu, ainsi qu’en un temps très court il advint à la femme auprès du puits, alors qu’elle en était auparavant incapable269. Quoiqu’en dise Heidegger, la Gelassenheit est un « abandon de la volonté propre270 ». Mais ce n’est pas un abandon « à la volonté divine » en tant que cette dernière serait représentée. L’union à la volonté de Dieu est une Percée : « Dans ma percée, je ‘siste’ vide de mon vouloir propre, et du vouloir de Dieu, et de toutes ses œuvres et de Dieu luimême » (in dem durchbrechen, dâ ich ledic stân mîn selbes willen und des willen gotes und aller siner werke und gotes selben)271. La Percée est une vacuité (ledicheit). Dans ce désert où toute limite s’est estompée, la Déité flue dans l’ego sans plus rencontrer d’obstacle. Vide et libre, l’ego fait l’expérience de l’ego-alius non-thématisable. Il se découvre agi par lui du dedans de lui. Il y a vraiment Révélation parce que l’ego expérimente que le « je peux » qu’il met en œuvre lui est donné par un autre « Je » qu’il reconnaît sans jamais pouvoir l’appréhender comme objet de son regard. Cette expérience est un étonnement. J’éprouve la présence vivante d’une altérité dans l’identité. L’ego qui agit est plus profond que moimême. Cet écart est ressenti et expérimenté. Il est présent et non pas représenté. Il y a précisément « un autre » (alius) là où il n’y a pas d’« autre » (aliud). La condition même de 269 M. ECKHART, Sermon 66. Euge, serve bone et fidelis, TS, p. 360. « Toutefois la sérénité dont nous parlons est manifestement autre chose que le rejet de l’égoïsme coupable ou que l’abandon de la volonté propre à la volonté divine. » (M. HEIDEGGER, « Zur Erörterung der Gelassenheit », dans : Gelassenheit, Neske, Pfullingen, 1959, trad. fr. A. Préau, « Pour servir de commentaire à Sérénité » dans : Questions III, p. 183-225, ici, p. 187-188). 271 M. ECKHART, Sermon 52. Beati pauperes spiritu, DW II, p. 504, traduction personnelle. 270 332 l’apparition de l’un est la disparition de l’autre. Telle est l’expérience paulienne : « Je vis, mais non pas moi, c’est Dieu qui vit totalement en moi. » (ich lebe, niht ich, mer: got lebet in mir ‘alzemale’)272. Vivre dans la grâce est une expérience oxymorique. L’ego y vit une discrétion unitaire : ich/nicht ich. Il n’est pas possible de dire qui est le « je » qui agit car, par un « transfert des fonds », la vie de Dieu est totalement (alzemale) dans le « moi »273. L’amour se transforme totalement en l’aimé, c’est pourquoi l’ego peut dire : Vivo ego, iam non ego. La percée de l’ego se vit dans la grâce. Qu’est-ce que cette expérience d’un ego/non ego in me, sinon celle de l’altérité originaire de l’ego comme l’un-dans-l’autre ? Cet ego/non ego ne peut se démontrer mais seulement s’éprouver. Il n’est pourtant pas un pathos discréditant un eidos. Il s’agit d’un naître-avec. Entièrement engendré par l’ego qui se donne totalement pour faire surgir l’autre soi (alterum se), l’engendré ne peut vivre Celui qui l’engendre dans la modalité d’un « tu ». Il est l’ego même que l’autre lui donne puisqu’il ne se possède pas en retrait de son don. Mais, là où l’engendré ne s’approprie plus et se laisse entièrement donner jusqu’au bout, il s’unit à l’ego qui l’engendre. De ce fait, une discrétion habite l’ego là même où est son unité. Le don absolu en est le sceau. C’est donc via, et non pas malgré, la discrétion que le ich et le nicht-ich vivent la Déité en propre. Le ich fait l’expérience d’un seul « je peux » avec le nicht ich qui l’habite. Dieu se révèle dans le fait même de vivre cette « distinction sans distinction ». Le ich y vit la surabondance d’un pouvoir. Il est un autre « je peux ». La métamorphose de l’incapacité en capacité, dans un laps de temps très court, est elle-même auto-attestation de la vérité. Qu’un non-ego en moi ne prenne pas ma place mais, au contraire, me donne toute la place, voilà qui « me » fait accéder à une totale nouveauté. L’ego est plus originairement don que possession. S’il était une vie qui se possédait elle-même, il faudrait que je l’étreigne dans un accaparement. Mais, tel n’est pas le cas. Que l’ego ‘siste’ à même le don le fait accéder à une liberté nouvelle. La volonté est libérée de ce qui l’empêchait de donner, de se donner. Le libre-arbitre n’est plus orienté vers la conquête. L’ego est libre parce qu’il expérimente que tout lui est donné d’avance, radicalement. Il peut laisser tomber le souci de se faire sa place au soleil, car elle lui est déjà donnée gratuitement, avant tout acte de sa part. Il ne s’agit pourtant pas d’une 272 M. ECKHART, Sermon 44. Postquam completi erant dies, DW II, p. 345 ; AH II, p. 91. Sur l’usage de Ga 2, 20 chez Eckhart, voir aussi : DW IV, p. 130,51; DW V, p. 411,9-10 ; LW II, p. 206,12 ; 233,5 ; 391,3 ; LW III, p. 57,6 ; 290,2 ; 513,10 ; LW IV, p. 111,5 ; p. 117,13 ; 199,1 ; 291,1 ; 465,7 ; LW V, p. 340,6. 273 « C’est parce que je n’accède pas à moi (ego), sans un autre que moi en moi (ego alter), que je dis moi (ego) comme un autre moi-même (alter ego). » (E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, op. cit., p. 171). 333 place dans le monde, régit par la possession. La vraie liberté de l’ego est d’être libre de cette place-là, libre du fait même d’avoir une place. Voilà pourquoi, interprétant le verset : « Ego elegi vos de mundo » (Jn 15, 16), Eckhart ose cette affirmation étonnante : Le mot latin ego, qui signifie « je » (ich), n’appartient en propre à personne, sinon à Dieu seul dans son unité. Le mot latin vos qualifie « vous », vous qui êtes appelés à être un dans l’unité. Le mot ego et vos, « je » et « vous », cela signifie l’unité274. Si, plutôt que de n’être « en propre à personne » (nieman eigen), le mot ego pouvait être propre à une personne (comme le monde le voudrait), il y a aurait une identité entre l’ego et l’avoir. En appelant les hommes hors du monde, Dieu les fait percer dans l’unité. Aussi, l’ego perce-t-il vers une expérience nouvelle qui est de vivre en propre le « vous ». D’où cette phrase paradoxale : « le mot je et vous, cela signifie l’unité » (daz wort ‘ich’ und ‘ir’ daz meinet die einicheit). Le singulier et le pluriel se disent ici au singulier. Il en est ainsi de la Révélation du nom de l’Exode : Ego sum qui sum (Ex 3, 14). Dieu trine se connaît lui-même et se révèle lui-même selon un seul ego. En déduire que cette vie est impersonnelle, c’est à nouveau identifier ego et avoir en raison de la duplicité du paraître. Appelés du monde en Dieu, les ego(s) perdent leur corporéité (perte du Körper et manifestation du Leib) et sont donc acculés à consentir à une nouvelle modalité égologique : vivre comme ego-don. Le telos de tous les « vous » consiste à être donnés les uns aux autres au point de pouvoir vivre leur ego sur le mode de l’unité. Telle est la béatitude promise. La bénédiction correspond à ce qu’est l’ego dans sa radicalité. Vivre dans la bonté originaire. A contrario de cette modalité bonne, la malédiction consisterait à persister dans un mode de l’avoir en l’absence de toute corporéité correspondante. Cette malédiction n’est-elle pas toujours déjà ce que vivent les hommes si tant est que leur vie de bénédiction est rongée par une malédiction dont ils ne peuvent plus se défaire. § 32. Il vit que cela était bon Que l’unité soit la destination de toutes les créatures ne nous autorise nullement à en déduire que la multitude créée soit le résultat d’une déperdition. Si tel était le cas, elle s’identifierait comme telle au néant. Comment déployer une pensée de la création ex nihilo, 274 M. ECKHART, Sermon 28. Ego elegi vos de mundo, DW II, p. 68-69, trad. A. de Libera modifiée, p. 326. 334 où le mal est identifié au néant : « le mal n’est rien » (malum nihil est)275, sans tomber dans ce piège ? Le problème se posait déjà pour Augustin 276. Il suppose que la création toute entière trouve sa résolution dans la relation. La création est le cadre spatio-temporel de cette relation. La convertibilité du bien et de l’être (bonum et ens convertuntur) implique que l’ego, parce que donné à lui-même, doive se donner librement pour s’accomplir. Il ne sera effectivement ego que dans la donation achevée. Le devoir-être est donc inchoatif à l’achèvement. Tant qu’il ne s’est pas donné, l’ego se détourne de ce qu’il est, se défait de luimême. Cette défectuosité (defectus) tend à le ramener au « rien » (nihil) d’où il est constamment appelé. Le monde comme tel est le cadre de cette lutte. Le cadre physique correspond en tous points à la lutte spirituelle. Plus encore, il n’y a pas d’abord un cosmos tout fait dans lequel l’ego serait placé. L’extension spatio-temporelle est elle-même le tissu de l’intention égologique. L’espace et le temps ne sont « rien » en dehors du drame de la relation. La leçon eckhartienne du monde pourrait cheminer avec la phénoménologie de Patočka dans la mesure où cette dernière intégrerait la téléologie. Contrairement au cartésianisme, l’ontologie du mouvement et la métaphysique de l’ego sont inséparables. La dualité du corps-sujet et du corps-objet est l’apparition même du monde comme cadre coextensif de la liberté liée au mouvement (« je peux »). Plus encore, l’apparaître-même est la modalité du déploiement des possibilités de l’ego : Si, à la place de ce mouvement à même quelque chose, à la place de possibilités qui seraient la propriété, l’avoir d’un quelque chose identique qui en elles se réalise, l’on suppose plutôt que ce quelque chose est sa possibilité, qu’il n’y a rien en lui avant les possibilités et sous-jacent à celles-ci, qu’il ne vit intégralement que par la manière dont il est dans ses possibilités – l’on aura une radicalisation du concept aristotélicien de mouvement277. Cette radicalisation du mouvement aristotélicien est fondamentale. Elle implique que la phénoménalité elle-même est liée à la subjectivité, et même à la subjectivisation. L’apparition du monde est inextricablement liée au devenir de l’ego. Il n’y a donc jamais de « substrat conservé » mais une mondanéisation continuelle par le mouvement auquel l’ego participe activement et souffre passivement278. La question reste de savoir si la possibilité de 275 ALBERT LE GRAND, Commentaire sur les Noms divins, c. 4, n. 155, cité par M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 136, OLME 1, p. 414-415. 276 Voir AUGUSTIN, Confessions, XII, VII, 7, BA 14, p. 352-353. 277 J. PATOCKA, Papiers phénoménologiques, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1988, p. 107. 278 J. PATOCKA, Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, trad. E. Abrams, Dordrecht, Boston, London, Kluwer Academic Publischers, 1988, p. 107. 335 l’ego peut correspondre au « pouvoir-être du Dasein279 ». Autrement dit, l’accomplissement a-t-il lieu dans l’existence comme telle ? Nul doute que Maître Eckhart envisage la Percée de la finitude. L’ego n’est pas tout fait. Il est en devenir. Cependant Eckhart expose ce devenir dans un langage méta-physique tel que l’expérience de la « condition charnelle », avec toute sa fragilité et sa souffrance, est passée sous silence280. Penseur du détachement, Eckhart ne s’appesantit pas sur la perte mais sur le gain qu’elle permet. Mourir donne un être : c’est le renversement de l’ethos aristotélicien. Selon Aristote, tout ce qui est mobile, en devenir, est lié à une privation, un défaut. Or, pour Eckhart, selon la leçon devenir/dédevenir, la privation et la possession sont inversées. L’entéléchie n’est pas la possession dans le terme mais la donation sans reste. Le défaut survient avec le vouloir d’appropriation. Comme le monde et l’ego-en-devenir sont inséparables, le monde est l’apparition même de ce vouloir, lequel opacifie la donation comme telle. La vie est donnée dans la chair comme bonté, mais la dualité Leib-Körper en est la perturbation. L’apparition du « monde » est liée à une défectuosité intentionnelle. D’où l’ambivalence scripturaire du terme « monde » : cadre spatio-temporel, il désigne aussi la tendance à s’accrocher à ce cadre extérieur par opposition à l’intériorité. L’intention du vouloir perturbe l’intention du regard. La corporéité, et le monde co-extensif dans lequel le corps évolue en tant que mouvement (« je peux »), est l’objectivation d’un vouloir d’appropriation. Cela ne modifie pas le fait que la création soit bonne en elle-même. Tout ce que les ego(s) vivent de beau, de bon et de vrai provient de la donation comme telle. La défectuosité ne fait que la ronger et l’obscurcir sans pouvoir la détruire. La donation est telle que la luminosité ontologique parvient, malgré la défectuosité, à un éclat qui réjouit le cœur de l’ego. Tout ce que Dieu crée est voulu pour luimême et trouve en Dieu son accomplissement et sa jouissance. Cette bonté de la réalité créée provoque la complaisance divine. Dieu se complait dans ce qu’il fait et, réciproquement, ce qui est créé trouve en lui sa joie : Puisque Dieu est cause exclusive de l’être qui est dans les choses, que l’être lui appartient en propre, que de soi l’être est agréable et que chaque réalité s’y complaît, puisqu’enfin Dieu est être, tout ce qui est produit par Dieu est bon, purement et absolument. D’une part, en effet, ce qu’il a d’être-substantiel dans le bien existe de par Dieu et en reçoit d’être étant. De l’autre, à l’être même, c’est-à-dire à Dieu, l’être 279 R. BARBARAS, « La phénoménologie comme dynamique de la manifestation », dans : Patočka et la phénoménologie, Paris, PUF, Les Etudes philosophiques, juillet 2011/3, p. 331-349. 280 Voir I. RAVIOLO, « La condition charnelle est-elle l’expérience de l’origine ? Approche d’une phénoménologie de la chair chez Michel Henry », Revue internationale Michel Henry, n°4, 2013, p. 127-338, ici, p. 129). 336 agréé, et (réciproquement) c’est en considération de Dieu que toute réalité se complaît dans l’être. Aussi est-il dit au cap. I de la Sagesse : « Il a créé toutes choses pour qu’elles fussent » (Sg 1, 14). Voilà pourquoi Dieu vit que cela était bon (Gn 1, 10.12.18.21.25)281. Que la jouissance fasse partie de la téléologie n’est pas un accessoire de la méta-éthique. Elle en est au contraire un des plus puissants ressorts. Si Maître Eckhart insiste tant sur le détachement, ce n’est pas parce qu’il recherche le vide pour lui-même, mais parce que, selon la Révélation, le véritable bonheur se trouve dans le Bien. Or, le Bien ne consiste pas à éprouver de jouissance en soi-même, mais en l’autre (alius). La complaisance divine est entièrement conforme au mode de l’amour. En Dieu, ce qui est engendré est voulu en vue de lui-même sans aucune appropriation pour celui qui engendre. Il en résulte un amour totalement détaché entre celui qui engendre et celui qui est engendré. Cette « trinité » de l’amour (gignentis, geniti et spirati amoris), Eckhart la qualifie de « nue » (nuda trinitas)282. Par là, Eckhart place l’origine et la finalité des créatures à l’écart de tout amour captatif ou de toute possession. La nudité exprime l’amour désintéressé sans l’ombre d’un accaparement. C’est seulement dans cet amour-là que « rien ne passe, rien ne meurt, rien n’est réduit à néant » (nihil praeterit, nihil moritur ne quidquam in nihilum redigitur)283. C’est aussi pourquoi, par contraste, le plaisir que l’ego trouve dans les biens qui passent est si éphémère. Deux raisons sont la cause de cette fugacité : le changement de la chose ellemême ou de l’intention envers elle284. Les plaisirs en sont constamment menacés. Fort de cette expérience, le mystique rhénan promeut une règle d’action conforme à la bonté. Il y a lieu d’aimer toute créature telle qu’elle est dans sa cause essentielle, c’est-à-dire voulue pour elle-même de manière désintéressée, détachée. Dans cette perspective, Eckhart ne promeut pas une vie ascétique qui consisterait à rejeter tout avoir, de telle sorte que serait éliminé l’objet même du changement. L’ascèse qu’il promeut est ailleurs. Elle est plus pratique, sans être plus facile à pratiquer pour autant. Tant qu’il est dans sa vie corporelle, l’ego ne peut faire autrement que de gérer des biens de manière à maintenir sa corporéité et tout ce qui est indispensable à la vie corporelle : nourriture, santé, logement. S’il donne sa préférence à Marthe plutôt qu’à Marie, c’est parce que la sœur ainée met en œuvre les deux sortes d’intermédiaires par lesquels l’ego parvient à Dieu : 281 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 137, OLME 1, p. 416-417. M. ECKHART, Commentaire du livre de la Sagesse, § 28, LW II, p. 349. 283 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 139, OLME 1, p. 418-419. 284 Ibid., § 138, OLME 1, p. 416-419. 282 337 Il existe deux sortes d’intermédiaires. L’un est celui sans lequel je ne peux pas parvenir en Dieu c’est l’œuvre et l’action dans le temps et cela n’amoindrit pas la béatitude éternelle. L’œuvre est ce à quoi on s’exerce de l’extérieur aux œuvres des vertus, mais l’action, c’est quand on s’y exerce de l’intérieur avec une application judicieuse. L’autre intermédiaire consiste à se libérer du précédent. Car nous sommes placés dans le temps pour que, par une action temporelle judicieuse, nous devenions plus proches de Dieu et plus semblables à lui285. Marthe a perçu que l’ego ne peut faire sa percée sans passer par l’action 286. L’ego s’y donne, et donc y réalise sa possibilité comme telle. Contrairement à Marie, qui en reste à la bonne intention non concrétisée, Marthe vérifie son intention par l’épreuve. Si Marthe intervient près du Christ pour que Marie s’active, c’est parce qu’elle craint de voir sa sœur « se soustraire à l’épreuve du temps », qui est la seule voie d’accomplissement de la vie287. Cependant, ego-Marthe ne peut s’arrêter au résultat de son action, sinon, elle déchoirait de nouveau du don dans l’appropriation. L’ego se réalise par le mouvement extérieur quand il est entièrement donné à travers ce qu’il fait et non pour ce qu’il fait. L’œuvre extérieure est l’occasion de l’œuvre intérieure. La praxis s’actualise par la poiesis. Paradoxalement, c’est donc dans l’effort, et la pénibilité qui y est liée, que l’ego trouve déjà sa joie et sa consolation. Dans la mesure où il se laisse agir par Dieu, l’ego est ce que Dieu veut. Moins défectueux, l’ego aussi plus égal à lui-même. Ainsi s’oriente-t-il vers son repos et la suavité qui y est liée : Dieu repose en œuvrant et donne le repos à son œuvre. La raison en est la suivante : pour toute créature, l’être, la nature, le bien suprême, ce qu’il y a de meilleur, de plus agréable et de plus reposant, c’est ce que Dieu veut qu’elle soit et qu’elle soit de façon qu’il veut (…) Donc aussi bien Dieu producteur que la créature produite sont par nature en repos. Partant l’un et l’autre exercent leur opération, le premier à titre actif et la seconde à titre passif, avec délectation. En effet, tout ce qui, pour une réalité, est sa nature, cela lui est douceur et repos288. Le repos divin n’est pas dans l’arrêt mais dans l’opération. Pour Dieu, être et œuvrer sont un. Plus l’ego œuvre en Dieu de manière détachée, plus il participe aussi à la délectation divine. Douceur et repos sont l’apanage de ceux qui ne ménagent pas leur peine. Pour autant que 285 M. ECKHART, Sermon 86. Intravit Iesus in quoddam castellum, AH III, p. 174. Voir K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., « Réforme de l’existence : Marthe et Marie – sermon 86 », p. 251259 ; E. MANGIN, « La figure de Marthe dans le sermon 86 d’Eckhart, Modèle du véritable détachement et réponses à certaines dérives spirituelles », Revue des sciences religieuses, 74/3 (2000), p. 304-328. 287 « (…) Eckhart confère au temps une signification insigne, comme s’il s’opposait à la plongée instantanée du sujet dans l’éternité. » (ibid., p. 258). 288 M. ECKHART, Commentaire du livre de la Genèse, § 148, OLME 1, p. 432-433. 286 338 cette peine n’est pas motivée par un avoir, un savoir et un vouloir quelconques. Ainsi en estil du repos divin. Dieu ne se repose pas d’avoir fait ceci ou cela, mais il se repose de l’universalité de son œuvre (quiescit ab universo)289. Origine et fin de toutes choses, l’être coïncide au bien diffusif de soi. Dieu se repose et se délecte à même la donation : Dieu certes a répandu contentement et délectation dans les créatures, mais la racine de tout contentement et l’essence de toute délectation, Dieu les a gardées en Luimême. Une image : le feu jette bien ses racines dans l’eau par la chaleur, et quand on enlève le feu, la chaleur reste un temps dans l’eau, et aussi dans le bois, après la présence du feu, la chaleur demeure autant que le feu a été vif. Mais le soleil éclaire bien l’air et le pénètre de sa lumière, cependant il n’y plonge pas ses racines, car aussitôt que le soleil disparait, nous ne recevons plus de lumière. Ainsi fait Dieu des créatures : il projette son contentement dans les créatures. Mais la racine de tout contentement, il l’a entièrement gardée en Lui-même parce qu’Il nous veut tout à Lui et à personne d’autre290. Que Dieu garde en lui « l’essence de toute délectation » (die wesen aller lust) pourrait à nouveau prêter au malentendu. Cette garde va de pair avec le don sans réserve de Dieu. Autrement dit, cette essence est exclusive dans l’exacte mesure où elle est inclusive 291. Cependant, le don n’est délectable que dans son unité inexprimable. La délectation est diffusée dans le don, mais elle n’y est jamais de telle sorte qu’elle y ‘siste’. La délectation se vit dans la racine, là où toutes choses sont à la fois voulues pour elles-mêmes et voulues pour elles toutes ensemble dans la donation réciproque. Dans cette racine, les créatures sont appelées à se délecter les unes des autres en se donnant les unes aux autres, sans aucune priva-tisa-tion. Le paradoxe se fait abyssal lorsque, découvrant que cette délectation est dans la racine, l’ego désire cette racine et tend vers elle. Son désir, tant qu’il est lié à la convoitise de la délectation, est alors contrarié par lui-même. Pour s’unir à la racine, l’ego ne peut justement plus la vouloir. « Ne point désirer récompense », là se trouve le secret de la Gelassenheit. Vous allez dire : Dites, Seigneur, qu’en est-il de ceci ? Comment pourrions-nous être immédiatement en Dieu, de sorte que nous ne tendions vers Dieu et ne cherchions que Lui ? Comment être pauvres de cette manière et abandonner toute chose ? C’est un conseil bien difficile : ne point désirer récompense. Soyez certains, Dieu n’a de 289 Ibid., § 152, OLME 1, p. 436-437. M. ECKHART, Sermon 41, DW, II, p. 294, trad. A. Mayrisch Saint-Hubert à partir du sermon 43 de l’édition Pfeiffer, dans Maître Eckhart, Telle était Sœur Katrei, Traités & Sermons, Paris, Ed. Cahiers du Sud, 1954, p. 92. 291 « L’essence de la délectation » (Eckhart) se distingue de « l’essence de la manifestation » (Henry) en ceci que c’est le don absolu qui régit la relation entre l’immanence et la transcendance. L’immanence absolue (esse in) est identique à la transcendance absolue (esse ad). 290 339 cesse qu’Il ne nous donne tout, et se le fût-Il juré, Il ne pourrait s’en empêcher ; Il faut qu’Il nous donne. Il Lui est plus nécessaire de nous donner, qu’à nous de prendre, mais nous ne devons point y tendre, car moins nous y tendons, et moins nous désirons, plus Dieu donnera. Par là Dieu veut que nous devenions d’autant plus riches que nous recevions d’autant plus292. Le paradoxe de la donation est qu’elle ne peut être convoitée. Désiré pour lui-même, le don s’annule. L’ego se rend incapable du don s’il le convoite. Il ne peut vivre sur le mode du don qu’à la mesure de sa réceptivité. Plus grande est la réceptivité, plus grande est la donation. C’est pour Dieu une nécessité de nature que se donner. Cette nécessité est plus grande que la nécessité de prendre. En effet, le « prendre » n’est pas la nature même de l’ego, mais sa défectuosité. La méta-éthique consiste donc à s’abandonner de telle sorte que le « prendre » ou le « convoiter » disparaisse radicalement. A la racine de l’ego, il n’y a que le don. La Percée réside dans le passage du « prendre » au « donner ». Là, l’ego trouvera la délectation d’une vie intersubjective dont la vie spatio-temporelle n’est que la promesse. S’il est des moments où la luminosité du don est telle qu’elle laisse percer le soleil de l’amour, il en est bien d’autres où il est terni par le repli de l’ego. Etant donné que l’ego est toujours et déjà enclavé dans l’appropriation indue, le don ne peut lui advenir que sur la modalité du pardon. Le don se fait à travers le refus du don. Telle est la miséricorde. Elle est « l’œuvre la plus haute » de Dieu : Un maître dit : La plus haute opération que Dieu ait jamais accomplie dans toutes les créatures, c’est la miséricorde. Le plus mystérieux et le plus caché, même ce qu’il a jamais opéré dans les anges, est emporté en haut dans la miséricorde, dans l’œuvre de miséricorde telle qu’elle est en elle-même et telle qu’elle est en Dieu. Quoi que Dieu opère, la première diffusion est miséricorde, non pas celle qui fait qu’il pardonne à l’homme son péché ou qu’un homme a pitié de l’autre ; bien plutôt le maître veut dire : l’œuvre la plus haute que Dieu opère est la miséricorde. Un maître dit : l’œuvre de miséricorde est tellement de la parenté de Dieu que, si « vérité », « richesse » et « bonté » désignent Dieu, l’une le désignant plus que l’autre, l’œuvre la plus haute de Dieu est la miséricorde ; elle signifie que Dieu établit l’âme dans le plus haut et le plus pur qu’elle soit capable de recevoir, dans la vastitude, dans la mer, dans une mer insondable ; là, Dieu opère la miséricorde. C’est pourquoi le prophète dit « Seigneur, aie pitié du peuple qui est en toi. »293 Parler de « hauteur » fait partie du langage métaphorique. A l’autre versant du « haut » se trouve le « bas ». Or, le « bas » est la vraie place de la créature. En bas réside le « presque rien » ou le proche du néant. C’est là que la miséricorde atteint l’ego. Le plus haut se déverse 292 293 Ibid., p. 93-94. M. ECKHART, Sermon 7. Populi eius qui in te est, misereberis, AH I, p. 90. 340 dans le plus bas. Ce déversement n’est pas facultatif mais nécessaire, ajoute Eckhart. Le haut et le bas communiquent essentiellement : « le plus haut flue dans le plus bas » (dat alre ouerste dat vloyst in dat nederste) 294. L’ego se trouve dans le bas parce qu’il n’est « rien » par lui-même. Mais il s’y trouve aussi accaparé par ce « rien », et de ce fait, indisponible à la donation. Tel est l’effet du refus de Dieu. Or, de ce « rien », auquel l’ego reste approprié en voulant être par lui-même, à ce « rien », d’où il est constamment tiré par le don, il n’y a qu’un pas. Ce pas est de consentir au rien, mais ce n’est justement pas rien. Telle est l’ « humilité » au sens eckhartien : Homo, homme, signifie de terre (vient de humus) et désigne l’humilité. La terre est l’élément le plus bas. La Terre gît au centre. Elle est entièrement enserrée par le Ciel, et elle reçoit entièrement son flux. Tout ce que le Ciel opère et infuse en elle est reçu au centre, au fond de la Terre. Selon une autre étymologie, homo signifie humidité (vient de humor) et désigne celui sur qui ruisselle la grâce. Cela veut dire que l’homme humble reçoit directement le flux de la grâce. Dans ce flux ruisselant de la grâce, la lumière de l’intelligence s’élève très directement, et Dieu scintille dans une lumière qui ne peut être voilée. Si quelqu’un était à ce point ceint de lumière, il serait tellement plus noble que les autres hommes, qu’il serait pour eux ce que l’homme vivant est à l’homme peint sur un mur295. Selon deux étymologies qui se complètent, « homme » vient d’humilité et d’humidité (humus et humor). Dans le premier cas, l’homme est ce qui se situe au plus bas. Dans le second cas, l’homme est celui sur qui ruisselle la grâce. Or, pour que la grâce flue sur l’homme, il a justement à se tenir au plus bas. Être humble, finalement, n’est pas autre chose que de ratifier ce qui est : ecce homo. L’homme au sens plein du terme n’est autre que le Christ : « Homme désigne ce qui est complet, à quoi rien ne manque » (Homo diutet als viI als ‘daz volkomen ist' und ‘dem nihtes engebristet’)296. Au Verbe fait chair, rien ne manque précisément parce qu’il vit constamment à même le don sans jamais s’approprier ce qu’il reçoit. En cela, il est vraiment l’homme noble par excellence. Son humilité le place à la hauteur la plus élevée. Entre le Christ et tout autre homme, la différence est aussi grande que celle de « l’homme vivant » à « l’homme peint sur un mur ». Or, pour se manifester, le Logos éternel a vécu dans la corporéité dédoublée de l’homme. Il s’est fait chair corporelle (Leib-Körper). Ce faisant, il a risqué l’incompréhension totale, le malentendu complet sur sa 294 M. ECKHART, Sermon 14. Surge illuminare Iherusalem, DW I, p. 234. M. ECKHART, Sermon 44. Postquam completi erant dies, DW II, p. 345-346, trad. A. de LIbera, Sur l’humilité, p. 61-62. 296 Ibid., DW II, p. 345. 295 341 véritable identité. Il a été considéré comme « l’homme peint sur un mur » alors que « l’homme vivant » s’exprimait à travers ses mouvements et ses relations. La manifestation du Verbe ne pouvait se faire qu’au lieu même de la duplicité. D’où le paradoxe que seule sa disparition pouvait conduire ses disciples à le trouver tel qu’il est : Il y a en outre des gens sincèrement spirituels qui se barrent eux-mêmes leur droit accomplissement (rehter vollekomenheit) parce qu’ils s’arrêtent avec les désirs de leur cœur sur l’image de l’humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ (…) Quand il a dit à ses disciples : « Il est bon pour vous que je m’éloigne de vous » (Jn 16, 7), il n’avait pas en vue seulement ses disciples, mais aussi tous ceux qui par la suite deviendraient ses disciples et voudraient le suivre vers le plus haut accomplissement (hôher vollekomenheit). Car son humanité est pour eux un obstacle, parce qu’ils s’y attachent avec plaisir ; puisqu’ils doivent suivre Dieu dans toutes ses voies, ils ne doivent donc point demeurer sur la voie de son humanité, qui ne sert qu’à nous montrer la voie vers la Déité, comme le Christ l’a dit lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6)297. La manifestation de Dieu dans l’humanité telle qu’elle est, avec son extériorité corporelle, est tout à la fois « voie » (wec) et « obstacle » (hindernisse). Sans elle, les hommes n’auraient eu connaissance de Dieu, mais rien qu’avec elle, son accès en est occulté. Il en résulte une problématique phénoménologique spécifique. Dieu ne peut pas ne pas apparaître via la transcendance (au sens husserlien) mais il ne peut y demeurer non plus, car il ne peut être trouvé que dans l’immanence de l’ego. Pour que l’ego divin soit rejoint dans sa sphère propre par tout ego, il doit se faire non-ego : « Il est bon pour vous que je m’en aille » (Expedit vobis ut ego vadam) (Jn 16, 7). La phénoménalité divine a ceci de paradoxal qu’elle ne peut qu’être une transcendance raturée dans l’extériorité pour une transcendance absolue (esse ad) au cœur même de l’immanence (esse in). Dieu apparaît dans l’extériorité pour en faire l’épochè. La transformation (Überbildung), qui résulte de la déconstruction (Entbildung) et de la configuration (Einbildung), conduit l’ego à « la pureté de la nature divine298 ». La « clarté » y est telle qu’elle est « inexprimable ». « Pureté » (lûterkeit) et « clarté » (klârheit) vont de pair. Là où aucune distinction ne vient s’opposer à l’unité, l’être est entièrement lumineux. Aucune résistance, aucune opacité, ne vient ternir sa clarté. Cette lumière est celle de l’amour. Le don sans restriction réalise l’unité totale. Dans ce don, l’ego reçoit tout ce que Dieu est, y compris le fait même de l’engendrement. Aussi l’ego peut-il 297 M. ECKHART, Sermon LXXVI. Expedit vobis ut ego vadam, éd. Pfeiffer, p. 241, trad. modifiée à partir de L. COGNET, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Paris, Desclée, 1968, p. 96. 298 M. ECKHART, Sermon 53. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529, AH II, p. 151. 342 oser se dire « cause de moi-même ». Paradoxe, puisque l’ego vit sur le mode sans mode de la pureté de l’essence (puritas essendi). Ce mode est l’interpénétration des personnes divines : « Un avec l’Un, Un de l’Un, et Un dans l’Un, éternellement Un » (ein mit einem, ein von einem, ein in einem und in einem ein êwiclîche)299. Merveilleuse destination de l’ego que cet « Un » relationnel en lui-même. « Avec » (mit), « de » (von), « dans » (in) : autant de prépositions qui rendent l’« Un » eckhartien incompatible avec toute forme de solipsisme. L’ego est communication originaire. Dieu est infiniment personnel sans être individuel. Cette communication personnelle est tellement totale que l’autre n’y est plus abordé comme autre. Là, l’ego correspond à sa grande noblesse. Se détachant de tout devenir, l’ego perce dans l’unité inexprimable : Un avec l’Un, Un de l’Un, et Un dans l’Un. 299 Ibid., DW V, p. 119. 343 CONCLUSION Tout en mettant au-dessus de toute autre exigence l’exigence mystique, Maître Eckhart n’accepte pas de rompre avec les méthodes spéculatives. M. Blanchot300 § 33. Vade-mecum Qui dit « percée » dit impossibilité de s’arrêter sur un point fixe. En guise de conclusion, nous proposerons donc un aide-mémoire qui s’accomode de la vigilance du non-avoir, du non-savoir et du non-vouloir. Ce vade-mecum s’appelle : « viens (vade) avec (cum) moi (me) ». Traduction : passe avec moi dans l’Un. Maître Eckhart déploie une pensée de l’ego radicale. Sa percée anticipe, dans la finitude, la vie égologique absolue dont Husserl n’a cessé de chercher l’accès. Là où Husserl se verra obligé de constituer un fondement impersonnel à l’ego pour rester fidèle à la méthode réductive, Eckhart abandonne la position de l’ego en tant que constituant pour percer vers la vie égolologique qui engendre tout ego. Autrement dit, ce n’est pas l’ego, comme Heidegger l’a pensé, que le mystique spéculatif abandonne pour entrer dans la vie absolue, mais le dédoublement du constituant et du constitué. Eckhart ne prône pas non plus une identité constituant-constitué à la manière d’une auto-affection qui exclu aussi toute intentionnalité, selon la thèse de Michel Henry. Enfin, le Thuringien ne reste pas non plus dans une dialectique aporétique entre le constituant et le constitué, telle que l’énonce Derrida. La proposition phénoménologique que Maître Eckhart donne à penser est une radicalisation de l’épochè au point que la réduction et la constitution ne soient plus deux faces mais se rejoignent dans l’unité, ce qui, finalement, est plus husserlien que Husserl lui-même. Chantre de l’unité, nul doute que Maître Eckhart ne le soit. Cependant, parce que paradoxale, la cohérence de sa pensée se prête au pire des malentendus. L’exclusion de toute distinction conduit à penser que l’ego peut s’accomplir dans un auto-engendrement 300 M. BLANCHOT, Faux pas (1943), Paris, Gallimard, 1971, p. 32. 344 au sein duquel toute altérité personnelle est absente. La confrontation de la pensée eckhartienne avec la phénoménologie contemporaine permet la dénonciation de cette mésinterprétation magistrale. Pour Husserl, l’ego ne peut en effet se vivre que sur le mode propre. Dans cette perspective, toute intersubjectivité butte continuellement sur une aporie. L’ego ne peut pas vivre l’originarité primordiale sous peine de vivre en son sein une véritable cohue égologique, constituée de la confusion de tous les propres. Dès lors, chaque ego ne peut qu’émaner d’un no man’s land. Une vie impersonnelle doit nécessairement précéder l’apparition de la vie égologique dans laquelle chaque ego vit sa sphère propre. Qu’elle soit monade originaire ou vie hylétique, l’ego ne la vit que dans une réceptivité. Chaque monade est précédée d’une Monade impersonnelle (Husserl). Ou, selon une alternative, chaque vivant, y compris le « premier vivant », vit parce qu’il est engendré dans la Vie qui le précède (Henry). Dans l’un ou l’autre cas, l’ego est toujours passif d’une activité première qui a déjà commencé sans lui. Or, qu’une source précède l’ego, ne peut convenir à Eckhart, tant pour le maître à penser (Lesemeister) que pour le maître à vivre (Lebemeister). Comment l’ego peut-il être auto-affecté (que ce soit de manière forte ou faible) et affirmer : Ego sum qui sum ? La proposition : « Dieu s’engendre comme moi-même et m’engendre comme luimême » est l’affirmation de l’activité première de l’ego autant que de sa passivité. L’essence égologique est l’unité même de l’actif et du passif. Aussi, est-il nécessaire de reconsidérer le préjugé selon lequel l’ego et l’essence ne font qu’un sur le mode de l’appropriation. Le propre n’est pas la propriété. Ego und Habe ne vont pas de pair. Ils sont antinomiques. L’ego est donation de fond en comble. C’est pourquoi il ne peut jamais se fixer dans une unité qui lui appartiendrait. L’ego est fond-sans-fond. Il est transité par la relation. Le grand oublié de l’introduction de Maître Eckhart en phénoménologie, c’est l’alius. A l’exhumer, la pensée court pourtant un risque : celui d’en faire un thème. Elle ne le peut justement pas. Objectiver l’alius revient à le manquer. Il se vit à même le don de l’ego. Il est la donation totale de celui qui engendre pour l’engendré, et réciproquement, la donation totale de l’engendré pour celui qui engendre. L’alius est perçu comme non-ego, donc comme aliud, aussitôt que l’ego tente de se conserver lui-même. Il est donc l’absent si l’ego ne se donne. Mais il est le présent dans la mesure où il se donne. Cette trace appelle une méta-éthique sans laquelle méta-physique et méta-logique restent muettes. 345 Là où Husserl s’arrête à la présence vivante de l’ego donné à lui-même, Eckhart a déjà opéré la percée de cette donation vers autre ego inconstituable. Cette heuristique se fait à travers l’action. C’est effectivement dans la mise en œuvre du « je peux », sur lequel Michel Henry a eu raison d’insister, que l’ego fait l’expérience d’une présence originaire qui ne se dédouble pas aussitôt en constituant et constitué. Parce que déjà tourné vers l’horizon, l’ego est le plus souvent distrait de cette présence. La condition sine qua non pour l’éprouver est l’abandon de l’agir propre. Seule la Gelassenheit, dont l’Abgeschiedenheit est l’indispensable prémisse, place l’ego dans une disponibilité telle qu’il se trouve engendré. Il en va d’une nouvelle Befindlichkeit qui fait pénétrer l’ego dans la vie originaire où l’intention et l’intuition ne sont pas encore séparées. Ce transfert en deça de la séparation entre signification et sensation place l’ego en direction de son accomplissement. La percée est une anticipation de la destination de l’ego tant qu’il se trouve encore dans la temporalité et la corporéité. Cette destination est une vie intersubjective dans laquelle tous les ego(s) sont présents les uns aux autres sans pour autant fusionner dans l’impersonnalité. La radicalité de la percée eckhartienne vers la vie égologique ne se fait pas au détriment de l’être. L’opposition frontale entre Martin Heidegger et Michel Henry est donc à revoir. L’ambivalence de l’ego entre temporalité et a-temporalité, constatée et consacrée par Jacques Derrida, peut être dépassée à condition d’accepter l’inséparabilité de la philosophie et de la théologie dans la pensée du Thuringien. Le maître médiéval ne cache nullement cette intention puisqu’il la donne en clef d’interprétation de son œuvre. Dès lors, pourquoi ne pas simplement choisir cette porte d’entrée plutôt que de tenter d’escalader l’édifice à partir d’autres présupposés ? Un tel pari ne conduit pas à une dissolution de la philosophie ou à son annexion par la théologie. Les deux disciplines ont à y gagner chacune en performance. Tandis que la philosophie peut retrouver une vigueur inattendue en reformulant ces questions les plus hautes, la théologie, quant à elle, peut éviter les réponses toutes faites qui brisent les ailes de la pensée et entravent le désir. Encore faut-il pour cela suivre la ligne de crête empruntée par Maître Eckhart. Suivre le Thuringien ne peut se faire, selon Loris Sturlese, qu’en dénonçant « la fausse illusion d’un fondement de l’homme dans sa substance séparée de Dieu301 ». Cette dénonciation ne suffit pourtant pas à établir un critère de discernement. Au contraire, elle débouche sur un conflit d’interprétations. En 301 L. STURLESE, Eckhart, Tauler, Suso. Filosofi e mistici nella Germania medievale, Florence, Le Lettere, coll. « Giornale critico della filosofia italiana », 17, 2010, p. 84. 346 mettant en avant « la ressemblance entre raison humaine et raison divine », on en vient facilement à poser leur « identité »302. Le rapport entre philosophie et théologie en devient conflictuel. Une clarification s’impose. Si l’intellect est véritablement au centre de la pensée du Rhénan, l’union à Dieu s’opère avant tout par une percée. Or, pour Maître Eckhart, la percée signifie une rupture avec l’usage habituel de l’intelligence. L’habitus mental compréhensif de l’intellect doit être abandonné pour que Dieu puisse être engendré dans l’ego. Dieu est strictement insaisissable par l’intellect lorsqu’il reste empêtré dans son mode conceptuel. L’intellect est donc le lieu paradoxal d’une capacité et d’une incapacité, ou plus exactement d’une capacité absolue nécessitant la reconnaissance d’une incapacité radicale. Connaître est un pâtir. L’agent de la Percée n’est plus l’ego humain en tant que tel, doué en lui-même de son propre pouvoir, mais l’altérité cachée et discrète qui lui donne d’être un ego. Tout est donné y compris de recevoir le don. Autrement dit, tout est grâce. De la réceptivité la plus totale, dépend l’agir le plus total303. Une totale dépendance entraine une totale indépendance. C’est bien pour cette raison que, contrairement à Kurt Flasch, nous ne refusons pas d’user de l’expression « mystique » pour qualifier la pensée du Rhénan. Nous reconnaissons aussi qu’à trop insister sur ce point, comme le fait par exemple Kurt Ruh, c’est la spéculation qui s’en trouve amoindrie 304. L’emploi de l’expression « mystique spéculative » se justifierait donc à condition d’entendre de quoi il retourne 305. Le travail spéculatif est inséparable de la mystique. L’approche intellectuelle ne peut se faire sans l’union par la Gelassenheit (pour autant que, contrairement à Heidegger, elle soit précédée par l’Abgeschiedenheit). La raison et la foi s’en trouvent rapprochées. Chez Eckhart, elles ne sont pas dialectiquement opposées mais ouvertes l’une à l’autre. La raison donne raison à la foi et, réciproquement, la foi est foi en la raison. Les frontières entre philosophie et théologie en sont bousculées. 302 Ibid., p. 48. Ce serait seulement de cette manière, et non autrement, que nous pourrions entériner la thèse de Kurt Flasch selon laquelle « recevoir est une activité, non une pure passion » (K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 220). 304 K. RUH, Meister Eckhart. Theologe, Predigern Mystiker, Munich, C. H. Beck, 1985, trad. fr. J. De Bourgknecht et A. Nadeau, Initiation à Maître Eckhart : Théologien, prédicateur et mystique, Editions universitaires de Fribourg, Cerf, coll. «Vestigia - Pensée antique et médiévale », 1997. 305 Voir J. QUINT, « Die Sprache Meister Eckhart sals Ausdruck seine mystischen Geisteswelt », dans : Deutsche Vierteljahrschrift für Literaturwissenschaften und Geistesgeschichte, 6, 1928, p. 601-701, ici, p. 686 ; F. BRUNNER, « Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif », Revue de théologie et de philosophie, 20, 1970, p. 1-11 ; M.-A. VANNIER, « Spéculation et mystique chez Eckhart », dans : PH. CAPELLE (éd.), Expérience philosophique et expérience mystique, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2005, p. 191-204. 303 347 Choisir d’avancer sans masque306 ne présume en rien du choix de la discipline adoptée. Précisons notre discernement épistémologique. Nous ne pouvons qu’être émerveillés de l’extrême habileté du « mystique spéculatif » à proposer les deux voies, philosophique et théologique, dans un texte unique. Bien qu’elle s’alimente à une expérience croyante, la pensée eckhartienne se déploie dans une rationalité qui laisse à tous ses destinataires le temps de découvrir le « noyau » à partir duquel il parle. Lorsque Maître Eckhart, influencé par Maïmonide, préconise de découvrir « des pommes d’or dans des écorces d’argent » (Pr 25, 11)307, il affirme la nécessité d’une déconstruction de tout langage (écorce) pour qu’il livre la chose (pomme) désignée par la « lettre biblique »308. Ni le discours philosophique, ni le discours théologique ne sont capables de conceptualiser l’expérience de la Révélation. Intraduisible sur le plan des mots, elle ne peut pourtant pas être passée sous silence. D’où le choix du paradoxe. Le Dieu caché (Deus absconditus) est décelé dans une tension non résolue entre le philosophique et le théologique. La rencontre des deux disciplines est phénoménologique. Il s’agit de laisser Dieu se manifester à l’ego. Le philosophique déconstruit l’altérité chosiste de Dieu dans laquelle la théologie risque continuellement de verser, tandis que le théologique déconstruit l’identité substantielle à laquelle la philosophie ne peut souvent résister. Cette déconstruction mutuelle (Entbildung) conduit à déceler une configuration non thématique qui est celle de l’engendrement (Einbildung). Autrement dit, en empêchant que Dieu soit vécu allieurs qu’au cœur de l’ego, la philosophie oppose une barrière à une transcendance théologique inacceptable. Inversement, la théologie empêche la fermeture sur une immanence absolue de l’ego, tout aussi intolérable. Chez Eckhart, philosophie et théologie s’apportent une entraide mutuelle pour endiguer leurs dérives respectives. Il en va d’un véritable combat amoureux. Au lieu d’une vaine suprématie d’une discipline sur l’autre, elles se supportent mutuellement vers leur accomplissement respectif. 306 Voir E. FALQUE, « Philosophie et théologie. Nouvelles frontières », Etudes, Février 2006, n°4042, p. 201-210. M. ECKHART, Liber parabolarum genesis, LW I, Prologus, p. 448. 308 Notre option diffère de la thèse de Kurt Flasch : « sous l’écorce de la lettre biblique se cache la philosophie » (K. FLASCH, D’Averroès à Maître Eckhart. Les sources « arabes » de la mystique allemande, Paris, Vrin, coll. « Conférences Pierre Abélard », 2008, p. 168). Nous entérinons par contre la thèse de Julie Casteigt : « Non seulement du point de vue de l’unité de l’œuvre eckhartienne mais également du point de vue de la méthodologie, il semble, en effet, impossible de séparer la théologie de la philosophie : les questions théologiques sont traitées de manière philosophique et les problèmes philosophiques naissent à partir des questions théologiques ou, s’ils proviennent de la philosophie naturelle, sont transposés dans un champ de questionnement théologique. » (J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 388). 307 348 Leur unité est asymptotique309. Elle se résout par la Percée de l’ego. Dans cette transformation (Überbildung), tant l’immanence que la transcendance s’en trouvent renouvelées. Dès lors que l’ego parle à partir de la raison qui lui est interne et non externe, le discernement entre les deux disciplines se gère au sein de l’immanence. On pourrait penser que le critère de distinction entre ces deux sciences est la prise en considération ou non de l’altérité au cœur de l’immanence : l’alius. Ce serait une mésinterprétation de notre étude. En effet, si tel était le cas, notre choc-en-retour prônerait la nécessité de quitter la philosophie pour la théologie. Mais tel n’est pas notre propos. La lecture théologale (et non théologique) peut s’entendre à partir de la raison sans la foi, pour autant que la méthode spéculative préconisée par Eckhart soit suivie. Méthodologiquement, nous ne présupposons d’autre foi que la foi en la raison. Cependant, nous montrons que, chez Eckhart, cette raison coïncide avec le Logos lui-même. En admettant rationnellement ce Principe (sans présupposer aucune relation croyante avec Lui), un abandon de l’activité de l’intellect s’impose. Via la contemporanéité des méthodes d’Eckhart et de Husserl, cette passivité de l’intellect (corpus eckhartien) correspond à un abandon de la conscience constituante (corpus husserlien). La possibilité de la Percée de l’ego est donc dévoilée en phénoménologie. Sous cet éclairage, il s’avère que la monadologie est une solution métaphysique qui n’est pas à la hauteur de la méthode phénoménologique. L’ego n’y est pas pensé dans sa radicalité. La monadologie est un pis-aller devant l’impossibilité de penser la source originaire de l’égologie. L’aporie de la question de l’intersubjectivité est l’articulation de l’unité et de la multitude des ego(s). Ce qui fait l’identité même de l’ego est ici en question. Intrinséquement lié à la détermination qu’il reçoit dans la temporalité, l’ego ne peut espérer de stance personnelle qui dépasse l’horizon de la finitude. Seul l’esprit impersonnel, qui se fait présent à chaque ego, est principe d’entéléchie. Mais, qu’est-ce qu’une a-temporalité qui ne serait pas « mienne » ? Maître Eckhart donne à penser l’ego sur le mode d’une donation absolue qui résiste, et même qui nécessite, la perte de la 309 Nous avions écrit : « le rapport entre la philosophie est la théologie est perçu comme un accomplissement de la première par la seconde » en nous basant sur la « divinisation comme assomption de l’homme » (L’être et le bien, op. cit., p. 16). Nous pouvons maintenant préciser que la théologie ne désigne nullement une science conceptuelle de Dieu à côté de la philosophie mais une manière de philosopher en acceptant d’avance, dans la foi, la relation intérieure qui irrigue l’usage de la raison. La théologie n’est pas l’autre rive de la philosophie, mais une percée vers l’absence de rive. 349 temporalité. En contrepartie, Husserl offre la possibilité de déployer un point déficitaire de la pensée eckhartienne. Avouer que la question de la finitude, liée à la temporalité et la corporéité, n’est pas la force de la pensée de Maître Eckhart est un euphémisme. Grâce à la possibilité phénoménologique entr’ouverte par le chiasme des chairs, l’alter ego peut interpeller l’ego dans sa vie immanente. Loin de contredire la naissance éternelle de l’ego, la mort et la résurrection apparaissent comme « l’événement » même de la Percée310. Chez Eckhart, comme l’exprime Maurice Blanchot dans une formule lapidaire : « l’échec devient victoire311. » Sans la Croix, qui est un événement ayant eu lieu dans la transcendance historique, il n’aurait pas été possible de manifester ce renversement au sein de l’immanence. Bien que toute la pensée de Maître Eckhart y soit fondée, cette articulation entre transcendance et immanence reste extrêmement délicate. Dieu perce vers l’ego de manière aussi abrupte que l’ego ne perce vers Dieu. Le point de contact entre la temporalité et l’éternité se passe en un clin d’œil. La problématique se complique par le fait que la finitude et la multiplicité sont intimemment liée à la question épineuse du mal et du péché312. Scandale de l’intelligence, ce point est aussi la pierre de touche dans le rapport entre philosophie et théologie. La brèche ouverte par Ricoeur nous a stimulé à une lecture phénoménologique du mythe de la Genèse présenté par Eckhart comme défaillance par rapport à l’originaire. Nous sommes conscients d’avoir balbutié comme nous le pouvions tant la question du mal, plus que n’importe quelle autre, résiste à tout effort de pensée. La contemporanéité de la pensée eckhartienne avec la pensée husserlienne a été l’épine dorsale de cet essai. Ni chez Eckhart ni chez Husserl, la vie de l’ego et la vie corporelle ne sont des entités séparées. Elles sont en corrélation. La chair en est la manifestation. La physis elle-même est indépendante de l’ethos. Le fait, pour la chair, de s’approprier ou de se donner modifie le rapport de l’immanence et de la transcendance. L’appropriation brise l’unité de la donation qui, pour cette raison, s’expose dans un logos métaphorique. Cette perspective, ébauchée dans notre étude, demande à être affinée. Notre formulation est 310 En cela, nous rejoignons l’« hypothèse » que formule Jérôme de Gramont dans une relecture historiale de Michel Henry, et à travers lui, de Maître Eckhart : « il n’y a jamais qu’un seul événement, et supposons qu’il est celui de la naissance entendue à la fois comme auto-génération de la vie absolue et comme passion, c’est-àdire comme mort et résurrection. » (J. DE GRAMONT, « De l’historial de la vie à l’histoire du vivant », dans : G. JEAN, J. LECLERCQ ET N. MONSEU (éd.), La vie et les vivants. (Re-)lire Michel Henry, op. cit., p. 439-454, ici, p. 449). 311 M. BLANCHOT, Faux pas, op. cit., p. 36. Pour une relecture du « Maître Eckhart » de Blanchot, voir J. CASTEIGT, « ‘Ni Conrad, ni Henri’ Le fond de la personne est-il personnel, impersonnel ou sans fond dans les sermons allemands de Maître Eckhart ? », op. cit. 312 Dans la préface de notre livre (L’être et le bien, op. cit., p. 11-12), Jean-Yves Lacoste nous a interpellé sur la question du mal comme privatio boni alors que nous n’avions pas explictement abordé cette question. 350 encore maladroite et nous sommes conscients de risquer d’être mal entendus. Penser une chair sans corps approprié (et donc corruptible) est possible dès lors que nous la pensons comme la chair d’un corps donné (et donc incorruptible) qui est lui-même la communion des ego(s) dans l’unité divine. L’événement de la Croix est bien le lieu même du Passage, la Percée du l’ego. Sans la christologie implicite omniprésente dans le corpus eckhartien, il ne serait guère possible de parler de la mystique rhénane comme d’un courant spirituel dans lequel Tauler et Suso sont associés à Eckhart313. Tout en se situant dans sa ligne mystique, les deux disciples du maître rhénan sont en effet beaucoup plus portés à décrire la vie du Christ que leur prédécesseur. Rompant avec la radicale Entbildung, ils sortent l’alius de sa discrétion, confirmant par là qu’il est bien présent chez le maître dominicain dont ils ont reçu l’enseignement. Eckhart n’a guère relégué sa vocation de prédicateur en accédant au titre de « maître » parisien. Au contraire, il l’a porté à un niveau de spéculation tel que ce qui pouvait passer pour des conseils spirituels s’est vu lesté d’un sens méta-physique sans précédent. Aussi, le programme de prédication qu’il propose dans le sermon 53 est-il à recevoir avec la plus grande attention. Plus que le simple canevas d’un sermon occasionnel, il s’agit là d’un guide de lecture et de vie. Le vade mecum est vade cum me. S’il est une nouvelle réceptivité de Maître Eckhart en phénoménologie qu’elle soit celle d’un viatique : Quand je prêche, j’ai coutume de parler du détachement et de dire que l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses. En second lieu, que l’on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième lieu, que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme afin que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. En quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine - de quelle clarté est la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole inexprimée314. 313 314 Voir L. COGNET, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, op. cit., p. 106-195. M. ECKHART, Sermon 53. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529, AH II, p. 151. 351 BIBLIOGRAPHIE I. Auteurs anciens et médiévaux ALBERT LE GRAND ARISTOTE Commentaire sur les Noms divins, c. 4, 155. Catégories, 5, 4 b8. De anima, II, c. 7, 418 b. 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Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20,11-24, Paris, Études augustiniennes, 1978, p. 141-164. 374 Table des matières Liste des sigles et abréviations .......................................................................................................... 5 INTRODUCTION ......................................................................................................................................6 § 1. Problématique : le paradoxe de l’ego ......................................................................................... 6 § 2. Objectif et méthode : la Percée ................................................................................................ 16 PREMIERE PARTIE : LECTURES PHENOMENOLOGIQUES.......................................................................24 § 3. Physis, Logos, Ethos ...........................................................................................................25 CHAPITRE I : MARTIN HEIDEGGER ET LA PHYSIS.............................................................................. 28 § 4. Phénoménologie religieuse et mystique ............................................................................31 § 5. Laisser-être ........................................................................................................................40 § 6. Du sacré et de la Gelassenheit ...........................................................................................52 CHAPITRE II : JACQUES DERRIDA ET LE LOGOS ................................................................................ 66 § 7. Différence entre le Même et l’Autre ..................................................................................68 § 8. Dénégations .......................................................................................................................77 § 9. Oui et Gelassenheit ............................................................................................................91 CHAPITRE III : MICHEL HENRY ET L’ETHOS..................................................................................... 100 § 10. Structure interne de l’Absolu .........................................................................................103 § 11. Hétérogénéité eidétique et éthique ..............................................................................113 § 12. Dieu s’engendre comme moi-même .............................................................................123 DEUXIEME PARTIE : LECTURE THEOLOGALE .......................................................................................139 § 13. Entbildung, Einbildung, Überbildung .............................................................................140 CHAPITRE I : DECONSTRUCTION DE LA PHYSIS .............................................................................. 147 § 14. Ego sum et déconstruction ............................................................................................148 § 15. Dédevenir pour devenir .................................................................................................160 § 16. Duplicité et duplex esse .................................................................................................172 CHAPITRE II : CONFIGURATION AU LOGOS.................................................................................... 184 § 17. Logos héraclitéen et Logos johannique .........................................................................185 § 18. Ad-Verbe et Dei-formation ............................................................................................196 § 19. Engendrement du Logos et assomption de la chair .......................................................206 CHAPITRE III : TRANSFORMATION DE L’ETHOS ............................................................................. 217 § 20. Vivre sans pourquoi .......................................................................................................218 § 21. Le don sans échange ......................................................................................................226 375 § 22. Passez tous à moi ...........................................................................................................235 TROISIEME PARTIE : CONTRECOUP PHENOMENOLOGIQUE ..............................................................244 § 23. Lutter avec l’irréductible ................................................................................................245 CHAPITRE I : META-PHYSIQUE « SANS AVOIR »............................................................................. 253 § 24. Contemporanéité et différend .......................................................................................254 § 25. Insuffisante dé-présentation .........................................................................................263 § 26. La merveille des merveilles ............................................................................................273 CHAPITRE II : META-LOGIQUE « SANS SAVOIR » ........................................................................... 283 § 27. Divine surprise : crux phaenomenologica ......................................................................284 § 28. Phaenomenologia crucis ................................................................................................296 § 29. La « rature » et l’identité de l’ego ..................................................................................305 CHAPITRE III : META-ETHIQUE « SANS VOULOIR » ........................................................................ 316 § 30. Percée de l’intériorité dans l’activité .............................................................................317 § 31. Vivo ego, iam non ego ...................................................................................................325 § 32. Il vit que cela était bon ..................................................................................................334 CONCLUSION ................................................................................................................................. 344 § 33. Vade-mecum .................................................................................................................344 BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................................352 I. Auteurs anciens et médiévaux ............................................................................................... 352 II. Oeuvres de Maître Eckhart .................................................................................................... 353 A. Oeuvres originales ..........................................................................................................353 B. Traductions françaises ....................................................................................................354 III. Travaux sur Maître Eckhart .................................................................................................... 355 IV. Maître Eckhart en phénoménologie ...................................................................................... 359 V. A. Maître Eckhart chez Martin Heidegger ...........................................................................359 B. Maître Eckhart chez Jacques Derrida ..............................................................................360 C. Maître Eckhart chez Michel Henry ..................................................................................361 D. Maître Eckhart dans divers travaux de phénoménologie ............................................... 362 Travaux de phénoménologie ................................................................................................. 364 VI. Autres travaux ....................................................................................................................... 372 376 377