Jacob Rogozinski
Faisceaux
Printemps 2014. Manif "antifa" : dans des rues désertes, une trentaine de jeunes, drapeaux rouges et noirs au vent, scandent avec conviction "F comme fasciste, N comme nazi, à bas le Front National!". Les rares badauds les regardent défiler, un peu ébahis
Une partie de ce texte a été publiée dans le Monde des 13-14 avril 2014 sous le titre "Contre la théorie du complot"; une autre partie dans Mediapart du 13 mai sous le titre "Misère de l'anti-fascisme"..
Lorsqu'un mouvement politique ne se définit que de manière négative, comme "anti", c'est qu'il n'a pas (ou n'a plus) la puissance instituante de s'affirmer et de créer. Au moins tente-t-il de résister à ce qu'il juge intolérable. Le courage des "antifa" mérite d'être salué; d'autant qu'il les expose aux plus grands risques : Clément Méric l'aura payé de sa vie. Encore faudrait-il analyser et définir clairement ce contre quoi l'on combat… Le Front National a-t-il été "fasciste" au sens où l'étaient les partis de Hitler et de Mussolini? L'est-il encore maintenant? Ses tentatives actuelles pour se normaliser en abandonnant la majeure partie de ses anciennes références d'extrême-droite -ce que l'on désigne abusivement comme sa "dédiabolisation"- n'équivalent-elles pas à un processus de dé-fascisation? Pour le dire avec les mots de Bataille : n'assiste-t-on pas au devenir-homogène d'une force autrefois hétérogène? Il peut s'agir en effet d'une mutation semblable à celle qui, en Italie, avait fait du mouvement néo-fasciste Alleanza Nazionale un parti de gouvernement inséré dans le jeu parlementaire. Si c'était le cas, la nouvelle ne serait pas forcément rassurante. 'abord parce que cette normalisation du FN, qui n'en demeure pas moins un parti d'extrême-droite, risque de lui ouvrir plus ou moins rapidement un accès au pouvoir d'État, avec des conséquences redoutables. Et aussi parce que, en le désenclavant et en rendant plus "acceptables" ses thèses, cette stratégie entraîne déjà une large diffusion de ses idées nationalistes et xénophobes dans la droite dite "républicaine". Sans oublier une autre conséquence moins visible de sa normalisation : elle libère un espace à la droite de la droite, où des mouvances extrémistes tentent de se déployer. La dé-fascisation du FN se payerait ainsi de l'émergence d'une nouvelle extrême-droite, plus radicale que ne l'avait jamais été le parti de Jean-Marie Le Pen, et dont le "Jour de Colère" de janvier dernier aura été l'une des premières manifestations. Peut-on la dire "fasciste", et en quel sens?
Si un nouveau mouvement fasciste peut naître en France aujourd'hui, tout porte à croire qu'il ne sera pas "fasciste". Du moins au sens que ce mot a pris dans l'anti-fascisme ordinaire, c'est-à-dire dans l'opinion commune où nous baignons depuis 1945. Nous avons tellement identifié le fascisme à la figure du mal le plus extrême que ce mot a fini par devenir synonyme de "mauvais", de "méchant". Il a perdu son sens politique initial, sans prendre pour autant une signification différente : il s'est dégradé, dévalué, au point de devenir une simple insulte. Or, un terme qui nomme indifféremment tout ce que l'on juge mauvais ne veut plus rien dire. Lorsque l'on tente de lui re-donner un sens politique, l'on en fait un synonyme de réaction, de contre-révolution : "fascisme" désignerait un État autoritaire, une dictature militaire et cléricale exerçant une répression impitoyable sur la gauche, la classe ouvrière, pour mieux servir les intérêts de la bourgeoisie. Les paradigmes du "fascisme", entendu en ce sens, seraient l'Espagne de Franco ou, plus récemment, la Grèce des colonels et le Chili de Pinochet. Mais cette vulgate marxiste nous aveugle. Ce n'est jamais l'État, ni l'armée -Arendt a raison de le souligner- qui ont constitué l'épine dorsale des régimes fascistes. Leur organe central de pouvoir était le Parti, ou plutôt le mouvement : terme qui désigne un ensemble d'organisations de masse dirigées par le Parti, mais aussi une mobilité permanente, sans cesse ré-impulsée par l'action d'un chef charismatique. Et ce mouvement ne s'est jamais limité à être le "chien de garde du grand capital", comme le prétendaient les communistes. Intuition géniale de Visconti dans Les damnés : les barons de l'industrie allemande s'imaginent qu'ils pourront canaliser le nazisme et le mettre au service de leurs intérêts de classe; mais ce sont les nazis qui vont ravager leur monde et s'emparer de leurs usines… Contre-révolutionnaire, le fascisme historique l'a été, très certainement. Et pourtant, il se présentait au contraire comme un mouvement prolétarien -ou plus exactement plébéien-, révolutionnaire, anti-capitaliste, hostile au pouvoir de la grande bourgeoisie et de l'Église. Comme le rappelle Bataille, le terme même de "fascisme" provient des Fasci ouvriers et paysans, organisations révolutionnaires d'inspiration socialiste et anarchiste créées en Italie du Sud à la fin du XIX° siècle
Cf. "Le fascisme en France" (1934), Œuvres complètes, t. II, Gallimard, 1970, p. 205. Sur le mouvement des Fasci dans la paysannerie sicilienne, cf. E. Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l'Europe moderne, Fayard, 1966, pp. 111-126.. Quelques années plus tard, des transfuges de la gauche socialiste, comme Mussolini lui-même, des syndicalistes révolutionnaires, des intellectuels anti-conformistes comme Marinetti joueront un rôle essentiel dans la création du fascisme italien. Quant au sigle NSDAP, l'on sait qu'il désigne le "parti socialiste national des ouvriers allemands". Le coup de force fondateur du fascisme, et l'une des raisons de son rapide essor, consiste précisément à conjoindre deux qualificatifs antithétiques -socialiste et national, rebelle et autoritaire- ce qui lui a permis d'agréger des tendances et des couches sociales très différentes. L'on retrouve ici le sens originaire du mot "fascisme", qui désigne le faisceau, c'est-à-dire le rassemblement, la fusion d'éléments initialement différenciés. La fascination est de la même famille, qui enchaîne hypnotiquement un individu ou une masse à un unique objet de vénération et d'amour -ainsi que le fascinus, le dieu-phallus des Latins, qui "arrête le regard au point qu'il ne peut s'en détacher"
P. Quignard, Le sexe et l'effroi, Gallimard, 1994, p. 9.… Mais sa principale référence historique est le faisceau du licteur romain, symbole de la souveraineté politique et du droit de mettre à mort qu'elle implique. De la révolte libertaire des Fasci siciliens à l'exhibition de la puissance souveraine de l'État, l'emblème associe ainsi des significations opposées : il les met en faisceau. En ne considérant que son caractère bourgeois et réactionnaire, l'anti-fascisme ordinaire méconnaît sa dimension plébéienne et rebelle, ce qui lui interdit de comprendre l'attraction que le fascisme a pu exercer sur une part importante de la jeunesse et de la classe ouvrière. Ceux qui tentent aujourd'hui de le reconstituer n'ont qu'à puiser dans son héritage historique pour se présenter comme des "nationalistes-révolutionnaires", des révoltés "anti-système", violemment hostiles à l'"Empire" du capital mondialisé. Ce mouvement sera d'autant plus fasciste, authentiquement fasciste, qu'il se présentera comme l'antithèse du "fascisme", tel que l'entend naïvement l'anti-fascisme ordinaire.
Objection : le fascisme historique n'était pas vraiment révolutionnaire. Il faisait semblant de l'être. Né dans les années qui ont suivi la Révolution russe, l'insurrection spartakiste, le mouvement des conseils ouvriers en Allemagne et en Italie, il se serait partiellement approprié les thèmes et les symboles de la révolution sociale pour mieux détourner le prolétariat de sa tâche révolutionnaire. Merleau-Ponty le notait déjà : le fascisme est "comme une mimique du bolchevisme", son simulacre trompeur
Humanisme et terreur, Gallimard, 1947, p. 133.. N'oublions pas cependant que la logique du simulacre est retorse : afin d'évincer son modèle, il s'efforce de l'imiter le plus parfaitement possible, au point de devenir presque indiscernable de lui. Le projet communiste d'émancipation universelle et le projet fasciste d'asservissement et de terreur demeurent sans nul doute antagoniques. Mais leur projet ne suffit jamais pour distinguer deux mouvements politiques : leurs pratiques réelles, leur mode d'organisation, le style de leur discours et de leur action, leur manière de désigner leurs ennemis et de les combattre comptent au moins autant que leur "Idée". De fait, lorsque le mouvement communiste s'est dévoyé dans le stalinisme, les différences entre le fascisme et lui ont fini par s'estomper. Parti unique, culte du Chef, désignation d'"ennemis du peuple" à exterminer, terreur d'État… À terme, plus rien ne distingue un Himmler d'un Béria ou d'un Pol Pot. Et tout porte à croire que sa dérive stalinienne ultérieure s'annonçait dès les premières années de la Révolution russe comme l'un de ses avenirs possibles, qui n'était sans doute pas le seul, mais qui a fini par éliminer ses autres potentialités. Ce n'est pas seulement la dimension révolutionnaire du mouvement communiste que le fascisme s'est réapproprié : il a aussi reproduit ses aspects pré-totalitaires. Leur antagonisme se développe ainsi sur le fond d'une rivalité mimétique. Bien entendu, reconnaître que l'archipel du Goulag précède les camps nazis et leur sert de modèle ne disculpe en rien les nazis. L'on en conclura que les synthèses "rouges-brunes" de toute espèce, du "national-bolchévisme" d'un Limonov au "national-socialisme" branché d'un Soral ne sont pas simplement des monstres hybrides, des simulacres inconsistants voués à disparaître rapidement. Car elles s'enracinent dans l'ambiguïté constitutive du fascisme historique, dans sa proximité équivoque avec la tradition révolutionnaire. Quelques belles âmes ont tenté récemment de ressusciter l'"Idée du communisme" dans sa pureté immaculée, en la dissociant totalement de l'héritage sanglant du communisme réel. Elles feraient mieux de s'interroger sur ce qui, dans le projet et la pratique de la révolution communiste, a rendu possible sa dérive totalitaire et sa réappropriation partielle par le fascisme.
Revenons-en à notre question initiale : le ralliement programmé du FN à la "normalité" démocratique permettra-t-elle l'émergence en France d'un nouveau fascisme? Quels rapports y a-t-il entre cette mouvance extrémiste -qui rassemble les divers collectifs "identitaires", les réseaux Soral-Dieudonné, des groupes intégristes catholiques comme Civitas- et un FN qui tente de se normaliser? Même s'il faut éviter toute analogie abusive, la situation présente évoque celle des années 60, lorsque la déstalinisation du PCF et son adhésion à une "voie pacifique vers le socialisme", c'est-à-dire son devenir-homogène, avaient permis l'essor d'une extrême-gauche plus radicale. L'on notera pourtant une différence : entre le parti de Thorez et les groupes gauchistes qui dénonçaient sa "trahison", son "révisionnisme", il y avait détestation réciproque, rivalité et même antagonisme. En revanche, aucune rupture décisive ne peut être constatée jusqu'à présent entre la nouvelle extrême-droite et le FN. La frontière qui les sépare reste poreuse, tout comme celle qui, au sein de la droite catholique, sépare les "ultras" du Printemps français des "modérés" de la Manif pour tous. Des relations étroites existent toujours entre la mouvance Soral-Dieudonné et certains membres de la direction du FN, et ces passerelles font circuler dans les deux sens les hommes et les idées
Comme l'a montré entre autres F. Haziza dans son enquête bien documentée Vol au-dessus d'un nid de fachos, Fayard, 2014.. Bien loin de s'opposer, soraliens et lepénistes tendent ainsi, pour le moment, à se renforcer réciproquement. Mais pourquoi les stratèges du néo-lepénisme ménagent-ils ces réseaux au lieu de les combattre? Quelles sont les affinités qui les rassemblent au-delà de leurs divergences? Avant d'esquisser une réponse, il convient d'analyser plus précisément les thèmes et les cibles de cette nouvelle extrême-droite.
Qu'est-ce qui caractérise ces campagnes agressives qui se succèdent depuis quelques mois? Même si les cibles peuvent sembler différentes, elles mettent en cause à chaque fois un complot, tramé dans l'ombre par un puissant "lobby" avec la complicité des médias et de l'État. Que déclare la principale instigatrice des "Journées de retrait de l'école", une proche de Soral et Dieudonné? Le "gouvernement socialiste" chercherait à imposer aux enfants des écoles une "théorie du genre" niant les différences entre les sexes. Cette soi-disant théorie serait l'une des armes d'un mouvement mondial qui "avance masqué"; "c'est au-delà du politique", précise Farida Belghoul sur un site islamiste (ZamanFrance) : "le politique est devenu l'instrument d'un projet spirituel, au sens 'maléfique' du terme". Qui sont les inspirateurs de cette conspiration diabolique? Un site intégriste catholique nous donne la réponse : la pernicieuse "théorie du genre" est "le fruit de lesbiennes juives américaines" (GloriaTV, repris par le site islamiste Al-Imane). La figure de l'Ennemi maléfique se précise : il s'agit d'une alliance entre les Juifs et les homosexuel(le)s qui s'attaque en priorité au corps et au sexe des enfants. Des parents d'élèves de l'une des écoles boycottées dans un quartier populaire de Strasbourg avaient ainsi déclaré que "des intervenants gays et lesbiens" allaient venir dans les classes et que des "médecins juifs" iraient "voir le sexe des enfants et leur dire qu'ils pourraient changer de sexe" (cf. Huffington Post du 28-01). La figure du médecin juif, dépositaire d'un redoutable Savoir sur le corps, redevient l'objet des plus inquiétants fantasmes. Rien de nouveau sous le soleil : à la fin du Moyen Âge, alors que se multipliaient les accusations de "meurtres rituels" d'enfants, des médecins juifs avaient été accusés d'utiliser le sang des victimes afin d'empoisonner leurs patients. Une accusation analogue allait resurgir au milieu du XX° siècle dans l'URSS de Staline, lorsque des médecins juifs furent soupçonnés d'avoir sciemment empoisonné des dirigeants du Parti communiste. Comme au Moyen Âge, ce ne sont pas seulement des individus qui sont incriminés, mais un prétendu "complot des blouses blanches". Cette dénonciation d'une conspiration utilisant les méthodes les plus abjectes est depuis longtemps un élément essentiel des dispositifs de persécution. Il peut s'agir du "complot des Jésuites", d'un "complot maçonnique" -accusé notamment d'avoir fomenté la Révolution française- ou d'une "conspiration juive mondiale", comme celle que mettent en scène les Protocoles des Sages de Sion que Hitler, paraît-il, connaissait par cœur. En d'autres temps, ce sont les "sorciers" et les "sorcières" qui avaient été accusés de former une vaste secte satanique et de pratiquer des rites sexuels clandestins et des meurtres rituels d'enfants. Parce qu'il est particulièrement flexible, le schème du complot peut ainsi s'adapter à des situations historiques très variées en se contentant de changer de cible. Il permet dans tous les cas de constituer la figure d'un ennemi absolu, d'autant plus malfaisant qu'il demeure caché : il s'agit alors de le démasquer et de l'anéantir. Comme ce schème donne à chaque fois un visage et un nom à l'Ennemi diabolique, il réussit à capter des affects d'indignation, de colère, de révolte contre l'injustice, en les mettant au service de dispositifs de persécution et d'extermination. En associant dans le même complot imaginaire des catégories qui n'ont aucun rapport immédiat -par exemple les Juifs et les homosexuels- le schème favorise la mise-en-faisceau, la conjonction de forces qui semblaient s'opposer, comme cette étrange coalition des homophobes, des islamophobes et des islamistes que nous voyons s'esquisser sous nos yeux.
Pourquoi le mythe de la Conspiration connaît-il de nos jours une si grande faveur? "Malheur à celui qui n'a pas d'ennemi", écrivait jadis Carl Schmitt. Sans doute les sociétés contemporaines pâtissent-elles de n'avoir plus d'ennemi visible. La fin de la guerre froide et l'effondrement de l'URSS ont pu donner l'illusion d'une "fin de l'histoire", de l'avènement d'un monde enfin pacifié; mais les hommes ne peuvent si facilement se passer d'ennemis, de cibles réelles ou imaginaires qui concentrent leur ressentiment et leur haine. Le schème du complot permet précisément de s'inventer un ennemi invisible, un ennemi imaginaire d'autant plus malfaisant qu'il demeure caché. Il n'est pas indifférent que cette obsession du complot soit le plus souvent portée par la rumeur (et propagée désormais par cette inépuisable fabrique de rumeurs qu'est Internet). Depuis toujours, la rumeur est l'arme des faibles, des humiliés, des plébéiens : de tous ceux qui ne peuvent intervenir directement dans les circuits dominants d'information et de communication. La rumeur leur permet de construire ce que Foucault appelait une contre-histoire, un récit dissident qu'ils opposent à l'Histoire officielle et qui est censé leur révéler la "cause" cachée de leur détresse, le tort dont ils ont été victimes. Au XVIII° siècle, cette "contre-histoire" était centrée sur le thème de la "guerre des races", qui sera plus tard réapproprié par le racisme d'État et présidera aux exterminations du XX° siècle
Cf. son séminaire "Il faut défendre la société" (1976), Gallimard-Le Seuil, 1997, pp. 57-73. . Aujourd'hui, le négationnisme -la négation de la réalité ou de l'ampleur de la Shoah- est l'une des formes les plus insistantes de cette contre-histoire : il permet de désigner les Juifs à la fois comme des privilégiés qui détournent à leur profit la compassion due aux victimes de l'oppression, et comme des imposteurs qui seraient parvenus à imposer leur récit mensonger au détriment des véritables victimes. Associé au schème du complot, ce contre-récit négationniste cimente désormais les diverses tendances de la nouvelle extrême-droite.
Il semble cependant que les récentes résurgences du mythe de la Conspiration s'enracinent plus profondément dans la relation des sociétés modernes au pouvoir souverain. Depuis la Révolution française, la dynamique de la démocratie moderne a profondément transformé nos représentations du pouvoir; de même qu'elle continue de déstabiliser les identités et les places attribuées traditionnellement au statut social, aux classes, aux sexes ou aux "genres" en suscitant ainsi des crispations réactives, une défense angoissée des identités qui paraissent menacées. Dans une société démocratique où, comme l'avait repéré Claude Lefort, les anciennes figurations du corps politique tendent à se défaire, où l'exercice du pouvoir se trouve régulièrement remis en question, où la société fait constamment l'épreuve de sa division, il peut sembler que le pouvoir légal se réduise à une simple apparence, un simulacre inconsistant qui dissimule la réalité du véritable pouvoir. Et notamment lorsqu'un chef d'État affiche sa "normalité" et paraît incapable d'imposer son autorité… L'ancienne représentation monarchique d'un souverain tout-puissant et au-dessus des lois persiste en effet dans les sociétés modernes, mais sous la forme fantasmatique d'une conspiration qui "tire les ficelles" dans les coulisses et manipule les masses. Plus les moyens d'information et de communication se développent, plus l'exigence de transparence s'accroît dans les sphères publique et privée, et plus se renforce, paradoxalement, cette croyance en une irréductible opacité du pouvoir, une zone d'ombre où se trameraient les pires machinations. En déniant les divisions et les conflits qui traversent les sociétés contemporaines, le mythe du complot impose la vision illusoire d'un "système" absolument homogène où les partis de droite et de gauche, les médias, les syndicats et les intellectuels conspirent tous ensemble au service d'un unique "lobby" occulte.
L'on prétend souvent que la situation actuelle en France rappelle celle des années 30 : même crise profonde, à la fois économique, sociale et politique, même croissance rapide de mouvements d'extrême-droite sur fond d'"affaires" de corruption et de décomposition accélérée de la droite et de la gauche de gouvernement. Il y a pourtant une différence essentielle : comme Bataille l'avait bien vu : l'"attraction impérative" que le fascisme exerçait alors sur de larges secteurs de la population se trouvait confrontée à un autre pôle hétérogène, à cette "attraction subversive" qu'exerçait le prolétariat révolutionnaire. Il remarquait d'ailleurs lucidement qu'il existait "de nombreuses connexions et même une sorte de complicité profonde" entre ces deux mouvements "à la fois hostiles l'un à l'autre et hostiles à l'ordre établi"
Cf. "La structure psychologique du fascisme" (1933-34), Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 58.. Antagonisme radical et rivalité mimétique avec le mouvement communiste qui permet de comprendre plusieurs traits du fascisme historique, son emphase révolutionnaire, son culte de la violence, sa capacité à mobiliser les masses. C'est cet autre "centre d'attraction" qui a aujourd'hui disparu, et cet effacement irréversible de la figure du Prolétariat explique en grande partie les mutations qui affectent l'extrême-droite. Avec le projet d'une alternative révolutionnaire au capitalisme, disparaît en même temps le Sujet de l'Histoire qui était censé porter ce projet émancipateur; tandis que la globalisation et la (relative) désindustrialisation de la France affaiblissent et divisent la classe ouvrière qui s'identifiait à cette figure. Des rangs de la classe ouvrière se sont peu à peu dissociées des franges paupérisées et marginalisées par le chômage et la crise, des "éléments hétérogènes" (au sens de Bataille) que l'on peut nommer du vieux nom de plèbe. Mais l'épuisement du projet d'émancipation universelle a également anéanti toute possibilité d'universaliser le tort, d'unifier une multitude de révoltes populaires dans la perspective historique de l'émancipation; et cette plèbe toujours prête à se rebeller contre l'ordre établi se morcelle à son tour en différentes strates, où la dimension "ethnique" est devenue prépondérante. Dans les territoires désolés des cités de banlieues, les plus pauvres des Français "de souche" s'efforcent de se distinguer de la "racaille" black-beur, qui tente elle-même (parfois brutalement) de se démarquer des Roms, etc. Chacune de ces strates est à la recherche d'une expression politique qui pourrait donner un sens à sa révolte : alors que les jeunes "Gaulois" peuvent se laisser capter par le FN ou par la mouvance "identitaire", violemment hostile aux Arabes, les plus révoltés des jeunes Beurs se partagent actuellement entre l'islamisme radical et une fascination croissante pour les réseaux Soral. Ce qui permet de comprendre les relations ambiguës qu'entretiennent le FN et cette nouvelle extrême-droite. Alors que le PCF et l'extrême-gauche s'affrontaient âprement dans les années 60 parce qu'ils s'adressaient tous les deux à la classe ouvrière, aujourd'hui lepénistes et soraliens peuvent coexister pacifiquement parce qu'ils se sont répartis les tâches. Pour les uns, qui s'adressent en priorité aux Français "de souche", l'Étranger dangereux reste le Musulman ou le Rom. Pour les autres, qui tentent de mobiliser les jeunes Blacks et Beurs, la cible privilégiée sera le Juif. Cette stratégie permet aux multiples tendances de l'extrême-droite de s'implanter de plus en plus profondément dans tous les secteurs de la plèbe des banlieues. Tout porte à croire cependant qu'une telle coexistence ne durera pas. Plus le FN se normalisera, plus il s'éloignera de ses origines plébéiennes -qui transparaissent encore dans les débordements verbaux du vieux Jean-Marie- et plus il s'exposera aux accusations de "trahison" de la part des plus extrémistes. En cherchant à faire oublier son antisémitisme d'antan pour devenir plus "respectable", il approchera du point de rupture avec la mouvance Soral-Dieudonné et ceux qui la soutiennent.
Mais il serait naïf de compter seulement sur leurs contradictions internes pour enrayer l'avancée des extrêmes-droites. L'issue dépend aussi de la manière dont les partis et les institutions de la "société homogène" sauront ou non offrir des perspectives d'intégration aux éléments hétérogènes qui se révoltent contre elle. En ne s'adressant plus qu'aux couches privilégiées des centres-villes, la gauche de gouvernement a abandonné les ouvriers et la plèbe des banlieues à l'attraction du FN, du fascisme soralien ou de l'islamisme radical. Une orientation politique plus soucieuse de combattre les inégalités et de recomposer un tissu social déchiré par la crise permettrait de freiner, au moins pour un temps, cette dérive mortifère. Elle ne saurait cependant l'interrompre. En effet, les nouvelles extrêmes-droites prospéreront tant qu'aucun autre centre d'attraction ne viendra contrer celle qu'elles exercent et orienter à nouveau la révolte de la classe ouvrière et de la plèbe dans le sens de l'émancipation. Travailler patiemment à la re-constitution d'une politique d'émancipation qui saurait tirer les leçons des désastres du XX° siècle : c'est seulement ainsi que l'on pourra espérer briser l'attraction impérative du nouveau fascisme.
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