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LA PSEUDONYMIE UN MODE DE DÉDOUBLEMENT AUCTORIAL David MARTENS La perspective la plus fréquemment adoptée pour aborder la pseudonymie repose sur le présupposé en vertu duquel le pseudonyme serait un nom choisi par une personne pour se substituer à son nom et à son identité légale et, dans certains cas, la dissimuler. Cette conception du pseudonyme le rapporte à un autre nom, tenu pour authentique, celui de l’auteur réel. C’est ainsi que, dans le domaine littéraire, les entrées de dictionnaires et les biographies qui leur sont consacrées rapportent « Stendhal » à Henri Beyle, « Blaise Cendrars » à Frédéric Sauser et « Philippe Sollers » à Philippe Joyaux. Une telle approche revient à réduire le pseudonyme à une fonction de remplacement d’un nom qui occupe, dans le contexte de l’institution littéraire, la place dévolue au nom d’état civil, auquel, cependant, il se trouve toujours ramené en dernière instance. Une telle appréhension du phénomène fait du recours au pseudonyme un procédé destiné à établir un clivage entre personne et persona, soit à scinder la sphère de la vie (privée) et l’espace (public) de l’écriture et des rites liés à l’institution littéraire. Dans cette perspective, Dominique Maingueneau souligne cette dimension discriminante du pseudonyme dans le fonctionnement de la figure auctoriale : [L]es énoncés littéraires sont fortement contraints institutionnellement. Cela se manifeste dans le caractère médiatisé de leur énonciation. L’individu qui les profère n’y intervient pas en son nom propre, mais comme écrivain investi par les rôles sociaux attachés à l’exercice des divers rituels de la littérature. Phénomène que consacre la possibilité d’une pseudonymie : le lecteur n’est pas confronté à Henri Beyle mais à l’auteur qui signe « Stendhal 1 ». 1. D. Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Collin, coll. « U – Lettres », 2004, p. 164-165. 40 David MARTENS Nombre d’écrivains expliquent en fonction de cette axiomatique les mobiles qui les ont conduits à adopter un nom de plume. Ainsi de Julien Gracq (Louis Poirier), qui déclare dans ses Entretiens avoir « choisi un pseudonyme, lorsqu[’il a] commencé à publier, parce qu[’il] voulai[t] séparer nettement [s]on activité de professeur de [s]on activité d’écrivain 2 », soit deux sphères d’activités dont le nom choisi contribue à acter la distinction. Fondée sur le principe de l’autonomie du discours littéraire, l’approche qui consiste à considérer que le pseudonyme, par le dédoublement qu’il opère au niveau nominal, manifeste une différence entre l’écrivain et la figure auctoriale qu’il façonne reporte sur la spécificité institutionnelle du littéraire les effets quelque peu déstabilisateurs de cette pratique signatoriale sur le plan du statut ontologique de l’auteur. La théorie littéraire a en effet pris pour habitude de considérer qu’il n’existe pas de solution de continuité entre la pseudonymie – le fait de signer d’un autre nom que son nom légal – et hétéronymie, c’est-à-dire « l’attribution d’une œuvre, par son auteur réel, à un auteur […] imaginaire 3 ». Selon cette perspective, l’hétéronymie se distingue de la « simple » pseudonymie par une « mise en scène laissant croire à l’existence d’un individu Y radicalement distinct de X 4 ». Pareil point de vue tient le pseudonyme pour le faux nom d’un véritable auteur et l’hétéronyme pour le véritable nom d’un auteur fictif. Cette distinction entre pseudonymie et hétéronymie a sa raison d’être. Ils ne génèrent pas les mêmes effets de lecture et ne sont pas utilisés de la même façon ni avec les mêmes finalités. Pour autant, les deux phénomènes peuvent être envisagés comme des cas de figure d’une même pratique, inscrites dans un continuum dont ils constituent des formes limites. Pseudonymie et hétéronymie se fondent en effet sur un procédé analogue consistant, pour un écrivain, à signer un texte d’un autre nom que celui sous lequel une personne est enregistrée à l’état civil. Le fait que nombre d’adeptes de la pseudonymie se soient également livrés à l’hétéronymie 5 suggère l’existence d’un point de convergence structurel entre ces deux pratiques. En témoigne également l’usage qui consiste à user fréquemment du terme de « pseudonyme » pour désigner des cas qui relèvent de l’hétéronymie, de toute évidence parce qu’il désigne la forme minimale et donc la plus générale de 2. J. Gracq, Entretiens, José Corti, 2002, p. 47. 3. G. Genette, Seuils (1987), Le Seuil, coll. « Points Essais », 2002, p. 51. 4. J.-F. Jeandillou, Supercheries littéraires. La Vie et l’œuvre des auteurs supposés, préface de M. Arrivé, S. l., Usher, 1989, p. 477. L’ouvrage a été réédité chez Droz en 2001. 5. Romain Gary avec Émile Ajar, Frédéric Tristan avec Danièle Sarrera ou encore Jack-Alain Léger avec Paul Smaïl, pour se borner à trois cas de figure français postérieurs à la seconde guerre mondiale. LA PSEUDONYMIE UN MODE DE DÉDOUBLEMENT AUCTORIAL 41 ces types de signatures ayant ceci en commun qu’elles procèdent de l’invention et/ou de l’adoption d’un « autre » nom 6. Envisager la pseudonymie comme un ensemble de procédés englobant ce que la théorie littéraire a pris pour habitude de distinguer sous les termes de pseudonymie et d’hétéronymie revient à faire droit à l’appréhension du phénomène par la majorité de ses acteurs (écrivains et lecteurs) ainsi qu’au système qui sous-tend la diversité de manifestations d’un même phénomène, si distinctes puissent-elles paraître à bien des égards. Sur un plan épistémologique, il s’agit donc de proposer, dans une perspective à vocation heuristique, un infléchissement de perspective permettant de faire surgir certains aspects du phénomène que l’approche traditionnellement adoptée jusqu’à aujourd’hui a laissé dans l’ombre, tout se passant d’ailleurs à cet égard comme si elle avait contribué à empêcher le questionnement en jetant l’interdit sur toute tentative de réflexion globale à propos des pratiques de signature auctoriales qui relèvent de la sphère de la pseudonymie. Dans cette perspective, l’hétéronymie sera envisagée comme un cas particulier de pseudonymie, procédé qui consiste donc, à la fois, à adopter un autre nom que le sien mais aussi, dans le même temps, à créer une figure auctoriale ayant une existence propre, mais fictive. Ce postulat conduit à focaliser l’attention sur la façon dont les pseudonymes se trouvent mis en œuvre. Les configurations en fonction desquelles les écrivains usent de noms de plume déterminent en effet la nature et l’impact, sur la réception de leurs textes, de l’altération de leur identité à laquelle ils procèdent en les adoptant. Entre George Sand adoptant un nom masculin tout en ne dissimulant en rien son identité sexuelle réelle et Prosper Mérimée signant son premier livre sous le nom de Clara Gazul, jeune actrice espagnole qu’il dote d’une biographie sommaire, il y va de deux stratégies distinctes, certes, mais qui fondamentalement, relèvent d’un geste analogue en son principe : user d’une signature qui ne correspond pas au nom légal de l’auteur. Comme en témoigne l’explicitation par Gracq des mobiles l’ayant conduit à adopter son nom de plume – le sens de sa déclaration est indécidable à cet égard –, la distinction qu’opère le pseudonyme entre deux identités (ou rôles sociaux) joue à deux niveaux, qui ne se recoupent pas nécessairement : celui de l’auteur et celui du lecteur. S’agit-il de clarifier pour l’écrivain son rapport à l’écriture, sa place dans sa vie et l’ensemble des activités qui en forment la trame, de 6. Pour une relativisation et une mise en perspective plus approfondie de la distinction entre pseudonymie et hétéronymie, voir D. Martens, L’Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie, Champion, coll. « Cahiers Blaise Cendrars », 2010, p. 27-38, ainsi que « L’exercice pseudonymique de l’autorité littéraire : un partage des voix contesté », dans L’Autorité en littérature : exercice, partage, contestation, E. Bouju (dir.), PUR, coll. « Interférences », 2010, p. 238-240. 42 David MARTENS signifier ce clivage à son lecteur et ainsi afficher une conception particulière de l’écriture littéraire, les deux ensemble ? Quoi qu’il en soit, dans l’usage des pseudonymes, l’information quant à la nature du nom de plume conditionne de façon prégnante leurs effets de lecture 7 et, à cet égard, contrairement à ce qu’avance Gérard Genette, si effectivement, pour fonctionner en tant que pseudonyme, la nature du nom en question doit être connue du lecteur, dans le même temps, nombre de pseudonymes, précisément, avancent masqués et peuvent, durant un certain temps du moins, ne pas être perçus comme tels par les lecteurs. Ils n’en restent pas moins des pseudonymes. C’est donc en définitive toujours à travers des scénographies singulières que les pseudonymes sont élaborés et utilisés afin de donner cours à différentes formes de dédoublement pour les écrivains. Ainsi Ariane Bayle montre-t-elle à propos d’Alcofribas Nasier que les usages et les fonctions de ce double de François Rabelais se transforment au fil des différents ouvrages publiés par l’auteur. Du Pantagruel au Quart livre, le statut de cette figure oscille de celui de double de l’instance énonciative auctoriale à celui de narrateur-commentateur et même de personnage à part entière de l’œuvre, qui va jusqu’à entrer en dialogue avec d’autres protagonistes de ces récits. En d’autres termes, plus l’œuvre avance, plus le pseudonyme paraît se fondre en son sein. Au cours de leur histoire, les pseudonymes ne sont donc pas égaux à euxmêmes. Leur statut peut parfaitement changer. Comment s’en étonner dès lors que, par principe, le pseudonyme induit de l’altérité. C’est donc en toute logique que le pseudonyme est lui-même soumis à la démultiplication et que des écrivains, à l’instar de Voltaire, Stendhal ou Volodine, pour ne mentionner que certains parmi les plus férus en la matière, les aient collectionnés. Mais même dans les cas de pseudonymes multiples, un pseudonyme s’impose fréquemment au détriment des autres. Comme le montre Michel Brix dans la contribution qu’il consacre aux pseudonymes de Gérard de Nerval, il convient de ne jamais négliger la part des circonstances dans l’adoption de pseudonymes. Se penchant sur les multiples noms de plume adoptés par Gérard Labrunie au cours de sa carrière, Brix fait apparaître la diversité des types adoptés par celui qui est passé à la postérité sous le nom de Nerval. Si un seul individu peut adopter différents pseudonymes, un même pseudonyme peut, à l’occasion, être endossé par plusieurs auteurs. Ainsi de Rrose Sélavy, issue de l’imagination de Marcel Duchamp, également utilisée par Robert Desnos. 7. Voir M.-P. Luneau, « L’effet-pseudonyme », dans Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires, J. Vincent & N. Watteyne (dir.), Sherbrooke, Nota bene, 2002, p. 13-23. LA PSEUDONYMIE UN MODE DE DÉDOUBLEMENT AUCTORIAL 43 En examinant les diverses fonctions et les différentes formes de pseudonymie en cours au sein de la mouvance dadaïste, Eddie Breuil montre combien la constitution et le fonctionnement des groupes littéraires fonctionnent sur les usages de noms, qui permettent d’instaurer sur le mode ludique des points de connivence entre les membres du groupe. En la matière, la pseudonymie s’inscrit dans une pratique plus large, qui va de l’anonymat à l’usage de surnoms et, pour un auteur comme Tzara, jusqu’à l’identification onomastique, à travers de nombreux travestissements scripturaires, avec le nom même du groupe : Dada. Rien de tel que le pseudonyme pour prendre la mesure de la diversité des stratégies dont les écrivains font preuve, notamment en fonction de leur public. Le principe de la double signature adopté par Jacques Laurent, qui a signé une partie de son œuvre, destinée à un plus large public, sous le nom de Cecil SaintLaurent, est bien connu et exemplaire en l’espèce. Dans sa contribution, Jérôme Meizoz montre combien cette plasticité de l’identité affichée par l’écrivain opère également au-delà de la sphère de l’œuvre proprement dite. S’intéressant aux signatures utilisées par Céline dans sa correspondance, il fait apparaître que l’auteur de Voyage au bout de la nuit adapte les noms dont il signe ses missives en fonction de la personne à laquelle il s’adresse, d’une façon telle que, loin de marquer la différence du privé et du public, le clivage entre ces deux sphères tend à être brouillé par la pseudonymie.