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EN COUVERTURE DERRIÈRE LE VOILE Elles ne sont que quelques centaines mais font beaucoup parler d’elles. Alors que la mission parlementaire préconise de limiter le port du voile intégral, la journaliste sociologue Agnès De Féo leur donne la parole. CHOIX Samia a choisi un niqab vert au lieu de noir depuis qu’elle s’est rendue compte un jour que sa tenue faisait peur aux enfants : « Ça m’a bougé le cœur. » AGNÈS DE FÉO. PHOTOS CATALINA MARTIN-CHICO / COSMOS POUR LE MONDE MAGAZINE a loi peut bien passer, je ne l’enlèverai pas », c’est avec sa détermination habituelle qu’Oum Aldina affirme son choix de porter le sitar (niqab accompagné d’un voile fin qui recouvre aussi les yeux). Originaire d’Afrique de l’Ouest et convertie à l’islam, elle promet d’aller au Parlement européen si sa liberté de porter le voile intégral est menacée, alors qu’elle ne le porte que depuis quelques mois : « On ne peut pas nous interdire d’être ce qu’on veut être. C’est mon choix. Je ne me plierai pas aux règles de la société. » Toutes n’acceptent pas de s’exprimer : « Non, je ne veux pas parler aux médias, ils nous ont trop manipulées, nos propos sont toujours déformés. On ne se retrouve pas dans les portraits qu’ils dressent des femmes en niqab. » Avec ses grands yeux verts et sa peau claire, Chaïma se dérobe poliment en plaçant k L LE NIQAB EN COUVERTURE CONTREPOINT « PORTER LE NIQAB, C’EST ABERRANT » Wassyla Tamzali, ancienne directrice des droits des femmes à l’Unesco, milite toujours dans le mouvement féministe maghrébin. Opposante résolue au voile intégral, elle prône son interdiction. Ecrivain, elle a publié, en décembre, Une femme en colère – Lettre d’Alger aux Européens désabusés (Gallimard). SAMIA, 35 ANS, ALGÉRIENNE a décidé de porter le voile le jour de son mariage en mars 2009. Pour plaire à son mari qui n’est pas salafiste mais « trop jaloux », Samia qui a fait des études supérieures et portait des minijupes se retire du monde. « Au début tout le monde m’aimait dans mon quartier et quand je l’ai mis, la plupart des gens m’ont évitée. » Face à l’incompréhension et l’hostilité qu’elle a rencontrée, elle a depuis décidé de ne plus le porter, au grand dam de son mari. « J’ai vraiment essayé de satisfaire tout le monde, mais je n’y suis pas arrivée. » k son fils dans la poussette. Mais au moment de partir, elle revient sur ses pas. Elle a finalement beaucoup de choses à raconter : sa conversion à l’islam il y a dix ans à sa majorité, son parcours dans la religion musulmane, ses attentes envers les religieux incarnant la voie du salafisme qui limitent sa liberté d’action mais nourrissent dit-elle sa « vie quotidienne dans laquelle chaque instant est dédié à Allah ». Puis elle répète son désir de ne pas s’exprimer plus avant pour éviter que son dis- cours ne soit instrumentalisé contre elle. Réserve et méfiance : la plupart des femmes rencontrées pour cette enquête cherchent à éviter la confrontation avec la société et se placent délibérément à l’écart du monde. Nous avons passé deux mois avec ces femmes, dans certains quartiers de Paris et en banlieue, pour essayer de comprendre leurs motivations, leurs vies. Au fil des rencontres, les langues se sont déliées. La réalité derrière le niqab apparaît complexe. « DROITURE MORALE » SIX MOIS DE DÉBAT 16 juin 2009 Le député communiste de Vénissieux (Rhône) André Gerin demande la création d’une commission d’enquête sur le port du niqab. Son texte est cosigné par 58 députés de tous les partis. 22 juin 2009 Nicolas Sarkozy affirme dans un discours devant les sénateurs et députés réunis en Congrès à Versailles que la burqa, « signe d’asservissement » de la femme, n’est « pas la bienvenue » en 18 France. Le gouvernement estime à environ 1 900 le nombre de femmes portant le voile intégral en France. 1er juillet 2009 Composée de 32 membres de tous les groupes politiques et présidée par le député PCF du Rhône, la « mission d’information » sur la burqa a six mois pour plancher sur le sujet. Le député (UMP) Eric Raoult en est le rapporteur. LE MONDE MAGAZINE — 30 JANVIER 2010 22 décembre 2009 Le président du groupe UMP à l’Assemblée, JeanFrançois Copé, court-circuite ses pairs et l’exécutif en annonçant une proposition de loi en vue de l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public. 26 janvier 2010 Dans son rapport définitif, la mission parlementaire préconise une loi interdisant le voile intégral dans les services publics et les transports publics. Oum Alkheiyr, dynamique quinquagénaire d’origine algérienne, ne refuse pas, elle, de commenter sa position. Pour elle, les réactions d’hostilité contre le niqab sont le résultat d’une méconnaissance : « Nous ne devons pas nous taire, mais au contraire expliquer le sens de notre démarche. C’est un parcours strictement individuel qui ne doit pas être mal interprété. Je fréquente toutes les femmes, même celles qui ne portent pas le voile, et je ne cherche à l’imposer à personne. Je ne menace en rien la laïcité du pays. Je ne fais de mal à personne, je n’agresse personne. Il m’arrive même d’aimer ceux qui m’attaquent verbalement dans la rue. Car ma religion me dit : pardonne et oublie. » Oum Alkheiyr dit vivre son niqab comme une quête personnelle et mystique. Professeure de Coran à domicile, elle a formé des générations de jeunes filles tous les dimanches dans son appartement de Montreuil en banlieue parisienne. Sans l’imposer formellement à EN PORTANT LE NIQAB, JE ME SUIS COUPÉE DU MONDE, MOI QUI SUIS UNE BONNE VIVANTE… » « ses élèves, elle ne cesse de vanter les vertus du voile intégral : « Le niqab n’est qu’un vêtement, il ne doit pas faire peur ! Au contraire, grâce à lui, je montre ma droiture morale. On devrait se sentir en sécurité auprès des femmes portant le voile intégral, car c’est le signe qu’elles sont pieuses et honnêtes. » Oum Aldina défend aussi son caractère inoffensif : « Les gens nous associent aux terroristes mais c’est complètement faux. C’est justement parce que nous craignons Allah que nous ne devons pas faire de mal à notre prochain. » Cette Africaine née en France se présente comme « féministe » : « Je partage tous leurs combats. Je refuse d’obéir à ce que les hommes nous imposent. Je refuse de m’exhiber devant eux. Je ne suis pas un vulgaire morceau de chair à l’étalage, mais une femme. » Pour Oum Alkheiyr : « Les femmes ne sont pas des objets dans l’islam, elles ont droit au respect. C’est ce respect que je trouve dans le niqab. » Siga, jeune Sénégalaise convertie depuis peu au niqab, est également satisfaite de pouvoir s’extraire des regards extérieurs : « Avant, j’avais l’impression que les autres me “chosifiaient”, ils me réduisaient. Aujourd’hui, je me sens moi-même. » Et inutile de comparer le voile à une prison. Oum Aldina s’insurge : « La prison c’est des barreaux, c’est être privé de liberté, c’est des parloirs. Nous, on sort. Je n’ai pas de barreaux à ma fenêtre ! On est plus libre qu’on pourrait le penser. » Les femmes en niqab vivent-elles sous la contrainte ? Oum Aldina surenchérit : « Dans mon entourage, je n’ai jamais entendu une k Quel regard portez-vous sur le débat consacré à la burqa ? J’appartiens à un monde où les femmes se sont battues pour se dévoiler. Je suis donc tout à fait pour une loi qui interdirait la burqa, dans un premier temps, dans les espaces publics, car ce serait plus facile à appliquer, puis totalement. La burqa n’a rien à voir avec la religion. Quand j’entends dire qu’il pourrait y avoir des troubles graves si on l’interdit, franchement, je ne vois pas les banlieues se soulever pour la défendre. Porter la burqa est une décision qui ne s’inscrit dans un cadre ni culturel ni traditionnel. C’est vraiment une attitude aberrante, qu’on ne peut pas banaliser. Mais certaines femmes qui portent la burqa affirment que c’est un choix identitaire, que cela est assumé et non imposé… Oui, comme dans certaines pratiques sadomasochistes, il y a toujours eu un acquiescement à l’asservissement. La burqa c’est aussi une atteinte physique à l’intégrité. Elle ne peut pas être un choix. Cela peut être un consentement à une pression exercée au sein d’un couple, d’un milieu, etc. Cela peut être, évidemment, comme dans certaines pratiques sectaires, une forme de fascination, de « subjugation ». Dans ces situations aberrantes peuvent bien sûr se glisser des discours différents mais ils ne peuvent pas donner une idée du problème. On ne peut pas généraliser en entendant des points de vue si marginaux. Avec le voile intégral, on aborde une frontière caricaturale de l’idée de ségrégation des sexes. Ce qui est en jeu dans le voile, c’est cette continuation de la culture du harem qui a, aujourd’hui, gagné les rues. Faut-il en passer par la loi ? La société est en droit d’attendre que l’on intervienne sur ces questions. Le mieux placé pour dire que la burqa est contraire à l’ordre public est le magistrat. Il devrait dire que porter un voile intégral c’est porter atteinte aux droits de l’ensemble des personnes vivant sur le territoire français. Les règlements de la SNCF, des Aéroports de Paris, de La Poste, de l’Université pourraient très bien être modifiés en invoquant l’ordre public. Fallait-il engager un tel débat sur un problème marginal ? En matière de principe, on ne s’arrête pas aux chiffres. Les hommes politiques qui ne souhaitent pas que l’on intervienne le font sous des prétextes offensants pour des femmes qui, comme moi, appartiennent à une culture islamique. On ne peut pas dire qu’on ne porte pas de jugement sur la burqa parce qu’on a peur de stigmatiser les musulmans et les immigrés en France. Je n’appartiens pas du tout à la culture de la burqa. Il ne faut pas en faire le problème des immigrés car on risque de faire des amalgames qui eux-mêmes risquent de grossir le nombre de burqas. Nulle part il n’est dit dans l’islam que les femmes doivent disparaître, se cacher. Je suis contente qu’il y ait eu ce débat mais j’aurai voulu qu’il fût davantage ancré sur toutes ces dérives intégristes, fondamentalistes de cette religion et d’autres à l’encontre des femmes. Si on peut aujourd’hui parler de la burqa « tranquillement » en France c’est que, vraiment, on n’est pas encore arrivé à une sainte révolte au nom de l’égalité des sexes. Il faut mettre en avant ce qui peut y avoir d’offensant, pour une conscience moderne, qu’elle soit religieuse ou athée, dans la burqa. C’est une pratique inadmissible au e XXI siècle, que nous refusons même en Afghanistan. Comment peut-on encore en discuter en France ? C’est le monde à l’envers ! Cela devrait couler de source… Propos recueillis par Sandrine Blanchard 30 JANVIER 2010 — LE MONDE MAGAZINE 19 EN COUVERTURE LE NIQAB k femme me dire qu’on lui avait imposé. Il existe suffisamment de structures en France pour qu’une femme puisse se défendre. Si mon mari ou mon père m’avait forcée, je me serai rendue au commissariat ou dans des associations. Dans ce pays, on est libre ! » Et Oum Aldina, comme d’autres, ajoute : « Je ne pensais pas au début que j’aurais des problèmes avec la société. Moi, je voyais la France comme un pays de liberté, où chacun est indifférent aux autres et peut se vêtir comme il lui plaît. » « RENTRÉE DANS LE RANG » Trois types de femmes portent le niqab en France. Les jeunes femmes non mariées (entre 19 et 24 ans), le plus souvent nées en France et ayant fait des études supérieures. Souvent en opposition à une famille plus permissive sur les mœurs, elles sont converties souvent depuis peu au salafisme et cherchent un mari partageant leurs idéaux. En portant le niqab, elles confortent leur réputation de future bonne épouse, elles montrent leur zèle religieux. Signe particulier : elles utilisent le niqab par intermittence, l’ont toujours à disposition dans leur sac, mais l’enlèvent par exemple au travail, où elles ne portent qu’un simple voile, et le remettent dans un environnement musulman. AVANT JE M’HABILLAIS EN JEAN. PUIS J’AI COMMENCÉ À METTRE UNE UNE GRANDE JUPE POUR CACHER MES FORMES, PUIS UNE DJELLABA… PLUS JE ME COUVRAIS MIEUX JE ME SENTAIS. » « Une deuxième catégorie regroupe les femmes trentenaires qui tentent de se laver d’un passé qu’elles considèrent comme peu glorieux au regard de la morale musulmane. C’est le cas d’Oum Aldina qui se définit comme une ancienne marginale, n’acceptant pas de se soumettre aux lois de la société. Selon elle, l’islam lui a apporté la stabilité : « C’est grâce à mon mode de vie aujourd’hui que je suis bien intégrée. Je suis rentrée dans le rang. » Samia, elle, parle peu de son passé. Mère célibataire, elle a toujours refusé de se marier avec le père de son fils par esprit de rébellion contre une famille oppressive. Aujourd’hui, le niqab lui permet de se racheter publiquement et de faire figure de bonne musulmane. Dans le troisième groupe on retrouve des femmes plus âgées, veuves ou divorcées, qui ont décidé de consacrer leur vie à la religion. Le niqab leur permet aussi de préserver leur féminité. En portant le voile intégral, ces femmes suivent les principes des mouvements musulmans fondamentalistes tels que le salafisme ou le Tabligh qui préconisent de régler sa vie sur l’exemple du prophète et des trois générations de compagnons (les salaf, d’où provient le nom de salafiste). Par leurs vêtements, les néofondamentalistes renvoient l’image anachronique d’une époque idéalisée : les hommes en kamis (longue chemise) avec barbe, pantalons courts et calotte blanche sur la tête, les femmes en niqab et gants noirs. Alors que l’Islam admet que les femmes montrent leurs mains et leur visage, les salafistes et tablighis poussent le zèle religieux à cacher aussi ces parties autorisées, prétextant que les épouses du prophète agissaient ainsi pour se dis20 LE MONDE MAGAZINE — 30 JANVIER 2010 DADO, 27 ANS, FRANÇAISE d’origine mauritanienne est arrivée au niqab petit à petit. Très croyante, elle considère que le niqab lui a permis de prendre confiance en elle : « Avec la burqa, moi, je me sens plus libre, je me sens protégée à 100 %. Je me sens bien dans mon corps. J’ai trouvé la joie de vivre. » Mais en attendant de savoir s’il y aura une loi, Dado a décidé d’arrêter de porter le niqab, car elle se faisait insulter dans le métro. « On ne fait du mal à personne, proteste-t-elle. Si la France est un pays laïque pourquoi nous donner du chagrin à enlever notre foulard ? » tinguer des autres femmes. Dans ces deux courants de l’islam, la séparation des sexes est obsessionnelle. Pas de confusion des genres. Hommes et femmes ne doivent pas s’approcher afin d’éviter toute tentation charnelle. Cela ne signifie pas que les femmes restent chez elles. Avec le niqab, elles accèdent à un espace public réservé aux hommes. En masquant leur visage, ces femmes s’affichent publiquement comme de pieuses musulmanes. Elles signalent leur différence dans une société marquée par l’ostentation vestimentaire et affirment finalement leur identité comme le font les punks ou les gothiques. Derrière le rigorisme religieux extrême, le niqab est aussi porteur de signifiants secondaires : il fait accéder la femme qui le porte au statut de femme oisive, n’ayant pas besoin de travailler pour vivre. Le niqab étant peu compatible avec la vie professionnelle, les femmes qui le portent arrêtent de travailler dès que leur époux est en mesure de subvenir aux besoins du ménage. A écouter certaines de ces femmes, porter le niqab leur confère aussi une agréable sensation de puissance : comme avec des lunettes noires, elles peuvent voir les hommes sans être vues, et ceux-ci sont contraints de baisser le regard devant elles. « C’est peut-être une prison au regard des autres, mais en réalité je ne me suis jamais sentie aussi libre de toute ma vie », explique Oum Alkheiyr. Les réactions négatives qu’elles suscitent ajoutent à leur satisfaction. Pour d’autres, disparaître derrière un niqab, serait garder un pouvoir de contrôle sur le désir des hommes. Samia raconte : « Moi, je n’accepte pas que mon mari fasse la bise aux voisines. Il a passé vingt ans en France et en a pris toutes les habitudes culturelles. Mais moi, je ne tolère pas la liberté qu’il prend avec les autres femmes. Je veux le contraindre par ma conduite. Depuis que je porte le niqab, il est devenu plus religieux, il fait attention à son comportement pour être en phase avec moi. » En jouant sur le mystère qu’elles suscitent en apparaissant masquées, les femmes en niqab jouent aussi sur les fantasmes masculins. Finalement, quand on interroge ces femmes, on s’aperçoit que bien souvent le niqab leur donne le sentiment d’être des femmes d’exception, comme le dit Rosezalina qui porte le niqab pour cette raison : « Nous sommes des diamants. Comme les diamants, nous devons nous préserver de la convoitise extérieure pour que personne ne nous dérobe. » B 30 JANVIER 2010 — LE MONDE MAGAZINE 21 EN COUVERTURE DERRIÈRE LE VOILE Elles ne sont que quelques centaines mais font beaucoup parler d’elles. Alors que la mission parlementaire préconise de limiter le port du voile intégral, la journaliste sociologue Agnès De Féo leur donne la parole. CHOIX Samia a choisi un niqab vert au lieu de noir depuis qu’elle s’est rendue compte un jour que sa tenue faisait peur aux enfants : « Ça m’a bougé le cœur. » AGNÈS DE FÉO. PHOTOS CATALINA MARTIN-CHICO / COSMOS POUR LE MONDE MAGAZINE a loi peut bien passer, je ne l’enlèverai pas », c’est avec sa détermination habituelle qu’Oum Aldina affirme son choix de porter le sitar (niqab accompagné d’un voile fin qui recouvre aussi les yeux). Originaire d’Afrique de l’Ouest et convertie à l’islam, elle promet d’aller au Parlement européen si sa liberté de porter le voile intégral est menacée, alors qu’elle ne le porte que depuis quelques mois : « On ne peut pas nous interdire d’être ce qu’on veut être. C’est mon choix. Je ne me plierai pas aux règles de la société. » Toutes n’acceptent pas de s’exprimer : « Non, je ne veux pas parler aux médias, ils nous ont trop manipulées, nos propos sont toujours déformés. On ne se retrouve pas dans les portraits qu’ils dressent des femmes en niqab. » Avec ses grands yeux verts et sa peau claire, Chaïma se dérobe poliment en plaçant k L LE NIQAB EN COUVERTURE CONTREPOINT « PORTER LE NIQAB, C’EST ABERRANT » Wassyla Tamzali, ancienne directrice des droits des femmes à l’Unesco, milite toujours dans le mouvement féministe maghrébin. Opposante résolue au voile intégral, elle prône son interdiction. Ecrivain, elle a publié, en décembre, Une femme en colère – Lettre d’Alger aux Européens désabusés (Gallimard). SAMIA, 35 ANS, ALGÉRIENNE a décidé de porter le voile le jour de son mariage en mars 2009. Pour plaire à son mari qui n’est pas salafiste mais « trop jaloux », Samia qui a fait des études supérieures et portait des minijupes se retire du monde. « Au début tout le monde m’aimait dans mon quartier et quand je l’ai mis, la plupart des gens m’ont évitée. » Face à l’incompréhension et l’hostilité qu’elle a rencontrée, elle a depuis décidé de ne plus le porter, au grand dam de son mari. « J’ai vraiment essayé de satisfaire tout le monde, mais je n’y suis pas arrivée. » k son fils dans la poussette. Mais au moment de partir, elle revient sur ses pas. Elle a finalement beaucoup de choses à raconter : sa conversion à l’islam il y a dix ans à sa majorité, son parcours dans la religion musulmane, ses attentes envers les religieux incarnant la voie du salafisme qui limitent sa liberté d’action mais nourrissent dit-elle sa « vie quotidienne dans laquelle chaque instant est dédié à Allah ». Puis elle répète son désir de ne pas s’exprimer plus avant pour éviter que son dis- cours ne soit instrumentalisé contre elle. Réserve et méfiance : la plupart des femmes rencontrées pour cette enquête cherchent à éviter la confrontation avec la société et se placent délibérément à l’écart du monde. Nous avons passé deux mois avec ces femmes, dans certains quartiers de Paris et en banlieue, pour essayer de comprendre leurs motivations, leurs vies. Au fil des rencontres, les langues se sont déliées. La réalité derrière le niqab apparaît complexe. « DROITURE MORALE » SIX MOIS DE DÉBAT 16 juin 2009 Le député communiste de Vénissieux (Rhône) André Gerin demande la création d’une commission d’enquête sur le port du niqab. Son texte est cosigné par 58 députés de tous les partis. 22 juin 2009 Nicolas Sarkozy affirme dans un discours devant les sénateurs et députés réunis en Congrès à Versailles que la burqa, « signe d’asservissement » de la femme, n’est « pas la bienvenue » en 18 France. Le gouvernement estime à environ 1 900 le nombre de femmes portant le voile intégral en France. 1er juillet 2009 Composée de 32 membres de tous les groupes politiques et présidée par le député PCF du Rhône, la « mission d’information » sur la burqa a six mois pour plancher sur le sujet. Le député (UMP) Eric Raoult en est le rapporteur. LE MONDE MAGAZINE — 30 JANVIER 2010 22 décembre 2009 Le président du groupe UMP à l’Assemblée, JeanFrançois Copé, court-circuite ses pairs et l’exécutif en annonçant une proposition de loi en vue de l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public. 26 janvier 2010 Dans son rapport définitif, la mission parlementaire préconise une loi interdisant le voile intégral dans les services publics et les transports publics. Oum Alkheiyr, dynamique quinquagénaire d’origine algérienne, ne refuse pas, elle, de commenter sa position. Pour elle, les réactions d’hostilité contre le niqab sont le résultat d’une méconnaissance : « Nous ne devons pas nous taire, mais au contraire expliquer le sens de notre démarche. C’est un parcours strictement individuel qui ne doit pas être mal interprété. Je fréquente toutes les femmes, même celles qui ne portent pas le voile, et je ne cherche à l’imposer à personne. Je ne menace en rien la laïcité du pays. Je ne fais de mal à personne, je n’agresse personne. Il m’arrive même d’aimer ceux qui m’attaquent verbalement dans la rue. Car ma religion me dit : pardonne et oublie. » Oum Alkheiyr dit vivre son niqab comme une quête personnelle et mystique. Professeure de Coran à domicile, elle a formé des générations de jeunes filles tous les dimanches dans son appartement de Montreuil en banlieue parisienne. Sans l’imposer formellement à EN PORTANT LE NIQAB, JE ME SUIS COUPÉE DU MONDE, MOI QUI SUIS UNE BONNE VIVANTE… » « ses élèves, elle ne cesse de vanter les vertus du voile intégral : « Le niqab n’est qu’un vêtement, il ne doit pas faire peur ! Au contraire, grâce à lui, je montre ma droiture morale. On devrait se sentir en sécurité auprès des femmes portant le voile intégral, car c’est le signe qu’elles sont pieuses et honnêtes. » Oum Aldina défend aussi son caractère inoffensif : « Les gens nous associent aux terroristes mais c’est complètement faux. C’est justement parce que nous craignons Allah que nous ne devons pas faire de mal à notre prochain. » Cette Africaine née en France se présente comme « féministe » : « Je partage tous leurs combats. Je refuse d’obéir à ce que les hommes nous imposent. Je refuse de m’exhiber devant eux. Je ne suis pas un vulgaire morceau de chair à l’étalage, mais une femme. » Pour Oum Alkheiyr : « Les femmes ne sont pas des objets dans l’islam, elles ont droit au respect. C’est ce respect que je trouve dans le niqab. » Siga, jeune Sénégalaise convertie depuis peu au niqab, est également satisfaite de pouvoir s’extraire des regards extérieurs : « Avant, j’avais l’impression que les autres me “chosifiaient”, ils me réduisaient. Aujourd’hui, je me sens moi-même. » Et inutile de comparer le voile à une prison. Oum Aldina s’insurge : « La prison c’est des barreaux, c’est être privé de liberté, c’est des parloirs. Nous, on sort. Je n’ai pas de barreaux à ma fenêtre ! On est plus libre qu’on pourrait le penser. » Les femmes en niqab vivent-elles sous la contrainte ? Oum Aldina surenchérit : « Dans mon entourage, je n’ai jamais entendu une k Quel regard portez-vous sur le débat consacré à la burqa ? J’appartiens à un monde où les femmes se sont battues pour se dévoiler. Je suis donc tout à fait pour une loi qui interdirait la burqa, dans un premier temps, dans les espaces publics, car ce serait plus facile à appliquer, puis totalement. La burqa n’a rien à voir avec la religion. Quand j’entends dire qu’il pourrait y avoir des troubles graves si on l’interdit, franchement, je ne vois pas les banlieues se soulever pour la défendre. Porter la burqa est une décision qui ne s’inscrit dans un cadre ni culturel ni traditionnel. C’est vraiment une attitude aberrante, qu’on ne peut pas banaliser. Mais certaines femmes qui portent la burqa affirment que c’est un choix identitaire, que cela est assumé et non imposé… Oui, comme dans certaines pratiques sadomasochistes, il y a toujours eu un acquiescement à l’asservissement. La burqa c’est aussi une atteinte physique à l’intégrité. Elle ne peut pas être un choix. Cela peut être un consentement à une pression exercée au sein d’un couple, d’un milieu, etc. Cela peut être, évidemment, comme dans certaines pratiques sectaires, une forme de fascination, de « subjugation ». Dans ces situations aberrantes peuvent bien sûr se glisser des discours différents mais ils ne peuvent pas donner une idée du problème. On ne peut pas généraliser en entendant des points de vue si marginaux. Avec le voile intégral, on aborde une frontière caricaturale de l’idée de ségrégation des sexes. Ce qui est en jeu dans le voile, c’est cette continuation de la culture du harem qui a, aujourd’hui, gagné les rues. Faut-il en passer par la loi ? La société est en droit d’attendre que l’on intervienne sur ces questions. Le mieux placé pour dire que la burqa est contraire à l’ordre public est le magistrat. Il devrait dire que porter un voile intégral c’est porter atteinte aux droits de l’ensemble des personnes vivant sur le territoire français. Les règlements de la SNCF, des Aéroports de Paris, de La Poste, de l’Université pourraient très bien être modifiés en invoquant l’ordre public. Fallait-il engager un tel débat sur un problème marginal ? En matière de principe, on ne s’arrête pas aux chiffres. Les hommes politiques qui ne souhaitent pas que l’on intervienne le font sous des prétextes offensants pour des femmes qui, comme moi, appartiennent à une culture islamique. On ne peut pas dire qu’on ne porte pas de jugement sur la burqa parce qu’on a peur de stigmatiser les musulmans et les immigrés en France. Je n’appartiens pas du tout à la culture de la burqa. Il ne faut pas en faire le problème des immigrés car on risque de faire des amalgames qui eux-mêmes risquent de grossir le nombre de burqas. Nulle part il n’est dit dans l’islam que les femmes doivent disparaître, se cacher. Je suis contente qu’il y ait eu ce débat mais j’aurai voulu qu’il fût davantage ancré sur toutes ces dérives intégristes, fondamentalistes de cette religion et d’autres à l’encontre des femmes. Si on peut aujourd’hui parler de la burqa « tranquillement » en France c’est que, vraiment, on n’est pas encore arrivé à une sainte révolte au nom de l’égalité des sexes. Il faut mettre en avant ce qui peut y avoir d’offensant, pour une conscience moderne, qu’elle soit religieuse ou athée, dans la burqa. C’est une pratique inadmissible au e XXI siècle, que nous refusons même en Afghanistan. Comment peut-on encore en discuter en France ? C’est le monde à l’envers ! Cela devrait couler de source… Propos recueillis par Sandrine Blanchard 30 JANVIER 2010 — LE MONDE MAGAZINE 19 EN COUVERTURE LE NIQAB k femme me dire qu’on lui avait imposé. Il existe suffisamment de structures en France pour qu’une femme puisse se défendre. Si mon mari ou mon père m’avait forcée, je me serai rendue au commissariat ou dans des associations. Dans ce pays, on est libre ! » Et Oum Aldina, comme d’autres, ajoute : « Je ne pensais pas au début que j’aurais des problèmes avec la société. Moi, je voyais la France comme un pays de liberté, où chacun est indifférent aux autres et peut se vêtir comme il lui plaît. » « RENTRÉE DANS LE RANG » Trois types de femmes portent le niqab en France. Les jeunes femmes non mariées (entre 19 et 24 ans), le plus souvent nées en France et ayant fait des études supérieures. Souvent en opposition à une famille plus permissive sur les mœurs, elles sont converties souvent depuis peu au salafisme et cherchent un mari partageant leurs idéaux. En portant le niqab, elles confortent leur réputation de future bonne épouse, elles montrent leur zèle religieux. Signe particulier : elles utilisent le niqab par intermittence, l’ont toujours à disposition dans leur sac, mais l’enlèvent par exemple au travail, où elles ne portent qu’un simple voile, et le remettent dans un environnement musulman. AVANT JE M’HABILLAIS EN JEAN. PUIS J’AI COMMENCÉ À METTRE UNE UNE GRANDE JUPE POUR CACHER MES FORMES, PUIS UNE DJELLABA… PLUS JE ME COUVRAIS MIEUX JE ME SENTAIS. » « Une deuxième catégorie regroupe les femmes trentenaires qui tentent de se laver d’un passé qu’elles considèrent comme peu glorieux au regard de la morale musulmane. C’est le cas d’Oum Aldina qui se définit comme une ancienne marginale, n’acceptant pas de se soumettre aux lois de la société. Selon elle, l’islam lui a apporté la stabilité : « C’est grâce à mon mode de vie aujourd’hui que je suis bien intégrée. Je suis rentrée dans le rang. » Samia, elle, parle peu de son passé. Mère célibataire, elle a toujours refusé de se marier avec le père de son fils par esprit de rébellion contre une famille oppressive. Aujourd’hui, le niqab lui permet de se racheter publiquement et de faire figure de bonne musulmane. Dans le troisième groupe on retrouve des femmes plus âgées, veuves ou divorcées, qui ont décidé de consacrer leur vie à la religion. Le niqab leur permet aussi de préserver leur féminité. En portant le voile intégral, ces femmes suivent les principes des mouvements musulmans fondamentalistes tels que le salafisme ou le Tabligh qui préconisent de régler sa vie sur l’exemple du prophète et des trois générations de compagnons (les salaf, d’où provient le nom de salafiste). Par leurs vêtements, les néofondamentalistes renvoient l’image anachronique d’une époque idéalisée : les hommes en kamis (longue chemise) avec barbe, pantalons courts et calotte blanche sur la tête, les femmes en niqab et gants noirs. Alors que l’Islam admet que les femmes montrent leurs mains et leur visage, les salafistes et tablighis poussent le zèle religieux à cacher aussi ces parties autorisées, prétextant que les épouses du prophète agissaient ainsi pour se dis20 LE MONDE MAGAZINE — 30 JANVIER 2010 DADO, 27 ANS, FRANÇAISE d’origine mauritanienne est arrivée au niqab petit à petit. Très croyante, elle considère que le niqab lui a permis de prendre confiance en elle : « Avec la burqa, moi, je me sens plus libre, je me sens protégée à 100 %. Je me sens bien dans mon corps. J’ai trouvé la joie de vivre. » Mais en attendant de savoir s’il y aura une loi, Dado a décidé d’arrêter de porter le niqab, car elle se faisait insulter dans le métro. « On ne fait du mal à personne, proteste-t-elle. Si la France est un pays laïque pourquoi nous donner du chagrin à enlever notre foulard ? » tinguer des autres femmes. Dans ces deux courants de l’islam, la séparation des sexes est obsessionnelle. Pas de confusion des genres. Hommes et femmes ne doivent pas s’approcher afin d’éviter toute tentation charnelle. Cela ne signifie pas que les femmes restent chez elles. Avec le niqab, elles accèdent à un espace public réservé aux hommes. En masquant leur visage, ces femmes s’affichent publiquement comme de pieuses musulmanes. Elles signalent leur différence dans une société marquée par l’ostentation vestimentaire et affirment finalement leur identité comme le font les punks ou les gothiques. Derrière le rigorisme religieux extrême, le niqab est aussi porteur de signifiants secondaires : il fait accéder la femme qui le porte au statut de femme oisive, n’ayant pas besoin de travailler pour vivre. Le niqab étant peu compatible avec la vie professionnelle, les femmes qui le portent arrêtent de travailler dès que leur époux est en mesure de subvenir aux besoins du ménage. A écouter certaines de ces femmes, porter le niqab leur confère aussi une agréable sensation de puissance : comme avec des lunettes noires, elles peuvent voir les hommes sans être vues, et ceux-ci sont contraints de baisser le regard devant elles. « C’est peut-être une prison au regard des autres, mais en réalité je ne me suis jamais sentie aussi libre de toute ma vie », explique Oum Alkheiyr. Les réactions négatives qu’elles suscitent ajoutent à leur satisfaction. Pour d’autres, disparaître derrière un niqab, serait garder un pouvoir de contrôle sur le désir des hommes. Samia raconte : « Moi, je n’accepte pas que mon mari fasse la bise aux voisines. Il a passé vingt ans en France et en a pris toutes les habitudes culturelles. Mais moi, je ne tolère pas la liberté qu’il prend avec les autres femmes. Je veux le contraindre par ma conduite. Depuis que je porte le niqab, il est devenu plus religieux, il fait attention à son comportement pour être en phase avec moi. » En jouant sur le mystère qu’elles suscitent en apparaissant masquées, les femmes en niqab jouent aussi sur les fantasmes masculins. Finalement, quand on interroge ces femmes, on s’aperçoit que bien souvent le niqab leur donne le sentiment d’être des femmes d’exception, comme le dit Rosezalina qui porte le niqab pour cette raison : « Nous sommes des diamants. Comme les diamants, nous devons nous préserver de la convoitise extérieure pour que personne ne nous dérobe. » B 30 JANVIER 2010 — LE MONDE MAGAZINE 21