Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Nacionalismo aymara

ALTERNATIVES SUD, VOL. 16-2009 / 129 Nationalisme aymara. Jiwasankiwa Ch’amaxa Jiwasatanwa !1 Alberto A. Zalles2 L’émergence du nationalisme aymara depuis le retour de la démocratie pèse sur le jeu politique bolivien. Bien que la capitalisation du vote aymara ait permis la victoire électorale du MAS en 2005, la présence de personnalités aymaras au sein du nouveau gouvernement est plus que réduite. Une situation paradoxale qui s’explique notamment par le factionnalisme qui caractérise l’élite aymara. La doctrine nationaliste a alimenté l’action politique durant une bonne partie du vingtième siècle en Amérique latine. Du Mexique à l’Argentine, presque tous les pays ont expérimenté ce programme politique qui vise à consolider l’identité nationale et à justifier le contrôle de l’État sur l’espace territorial que chaque pays s’est attribué. Le nationalisme a été synonyme de développement de la citoyenneté : c’est dans son cadre que les secteurs populaires, les Indiens, les paysans, les pauvres et les immigrants ont été incorporés au projet républicain. Il a aussi été le moteur de la modernisation des structures sociales, à travers les réformes agraires, la nationalisation des ressources naturelles et la mise en œuvre de réformes dans la culture et l’éducation. Dans le domaine économique, le nationalisme visait la création d’un marché interne et poursuivait une stratégie de développement 1. « Nous sommes la force et dans le futur, nous continuerons à l’être. » 2. Sociologue, chercheur indépendant, spécialiste de l’analyse sociopolitique de l’Amérique latine. 130 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? tournée vers l’industrialisation par « substitution des importations ». Le nationalisme était donc le ciment qui devait permettre d’achever l’édification de l’État nation engendré par l’indépendance. Ce passé glorieux n’a pas empêché le déclin du nationalisme. Il n’est plus guère invoqué aujourd’hui sur le continent, car les pays latino-américains se perçoivent davantage comme des nations consolidées. Le nationalisme semble passé de mode, obsolète. À l’échelle planétaire, comme le constate Eric Hobsbawn, le futur du nationalisme est incertain. Pour l’historien britannique, les mouvements nationalistes ont tous dû tempérer leur aspiration à l’autonomie et à l’indépendance pour se subordonner à des projets sociétaux de nature transnationale (Hobsbawn, 2001). En Bolivie cependant, un mouvement revendicatif ethnique porté par des indigènes aymaras en quête de reconnaissance citoyenne s’est transformé en solide courant nationaliste. Bien que jusqu’à aujourd’hui le phénomène soit demeuré politiquement inorganique, il charrie une force historique qui interpelle en profondeur l’État bolivien. Bien que le nationalisme aymara n’ait pas de représentation réelle à l’intérieur du gouvernement du MAS (Mouvement vers le socialisme) d’Evo Morales, ce dernier a l’appui d’une base sociale principalement composée d’Indiens aymaras, sur laquelle il exerce une stratégie bien précise de contrôle et de cooptation. D’un côté le MAS s’efforce d’associer les Aymaras à la cause socialiste qu’il défend, de l’autre il surveille l’émergence de leaders indiens qui pourraient le concurrencer à la tête de secteurs populaires qui, pour le moment, lui offrent un appui quasi exclusif.3 Sur un autre plan, comme ce nationalisme ne s’est pas doté d’un système idéologique organique, susceptible d’unifier les factions aymaras, et donc comme il n’est représenté par aucun parti4 ou front unique, sa force dérive surtout du poids démographique de la population aymara dans la société bolivienne. Un poids qui entraîne une polarisation régionale, comme on peut le constater dans les statistiques électorales. En d’autres mots, la prise de conscience de leur force par les Aymaras, suscitée par la valeur politique que leur 3. Les agressions dont Victor Hugo Cardenas et Marcial Fabricano ont été victimes reflètent les contradictions internes du mouvement ethnique. 4. Le MAS est un mouvement socialiste. Sa principale source d’inspiration idéologique est Filemón Escobar et ses opérateurs politiques dotés de pouvoir de décision sont Alvaro Garcia et Ramón Quintana. Aucun d’eux n’est aymara. D’après le politologue Luis Tapia, le MAS est idéologiquement proche du PT brésilien (Tapia, 2008). NATIONALISME AYMARA / 131 concède leur volume démographique, est un facteur déterminant dans la consolidation progressive de leur autonomie, qui pourrait déboucher sur l’adoption par la république bolivienne d’un modèle confédéral. Dans ce sens, il est difficile de prévoir l’évolution du nationalisme aymara, car les autres forces sociales et régionales boliviennes semblent peu tentées par l’idée de mettre en place les institutions politiques susceptibles d’entériner cette revendication spécifique du peuple aymara, ce qui reviendrait à leur offrir un rôle clé à l’intérieur d’un nouveau système politique national qui garantirait leur autodétermination. En tout état de cause, le manque d’études sociologiques constitue un obstacle à l’intelligibilité de ce nouveau phénomène politique. Qui plus est, le champ des sciences sociales latino-américaines semble peu enclin à entreprendre un débat sur un thème aussi spécifique. Concrètement, bien que le nationalisme aymara domine la crise bolivienne et engage une aire culturelle andine qui déborde largement sur le Chili et le Pérou, rares sont les travaux qui envisagent sa dimension géopolitique5. En effet, les actions politiques du peuple aymara sont analysées à l’aune de catégories généralisantes qui assimilent les « mouvements indigènes » à de simples composantes « thématiques » de la nouvelle gauche latino-américaine. Pour reprendre l’expression de Darcy Ribeiro (1971), nous pourrions dire que, dans l’imaginaire des sociologues, l’Aymara est une espèce d’« Indien générique » dont on ignore le projet culturel et politique spécifique. En d’autres termes, pour la sociologie politique, les objectifs politiques et pratiques d’un Shuar amazonien comme d’un Aymara des Andes sont équivalents. Ce faisant, elle passe à côté de l’histoire et de la littérature ethnologique et anthropologique aymara pour légitimer un discours sur les « mouvements indigènes » qui assimile ces derniers à des processus revendicatifs 5. Parmi les travaux traitant du nationalisme aymara, citons ceux de Isaac Bigio, pour qui il s’agit d’un mouvement radical et contradictoire qui représente une menace pour les systèmes politiques actuels de la Bolivie et du Pérou. De son côté, Pablo Stefanoni estime que si c’est Evo Morales (et non Felipe Quispe) qui est devenu le « premier président indigène de Bolivie, c’est précisément parce qu’il a réussi à articuler un projet face à la perspective aymaracentrique […]. Morales a relégué à la marge l’indianisme radical défenseur de l’autonomie indigène et de la reconstruction du Qollasuyu, partie aymara de l’empire inca » (Stefanoni, 2007). 132 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? automatiquement compatibles avec le programme de la nouvelle gauche en question6. Nationalisme aymara : histoire et tendances Avant d’entrer dans l’analyse du processus historique du nationalisme aymara, quelques données démographiques et socioculturelles méritent d’être relevées, car elles mettent en évidence les implications régionales de la problématique. Tout d’abord, en Bolivie, 1 278 627 personnes disent appartenir au groupe ethnique aymara, bien que le nombre de ceux qui parlent la langue au quotidien s’élève à 1 525 957. Au Pérou, la population aymara se chiffre à 440 380 individus. Au Chili enfin, les Aymaras sont le deuxième groupe ethnique en termes de poids démographique, on estime qu’ils sont 48 4777. Les Aymaras se concentrent dans les départements de La Paz, Oruro et Potosí en Bolivie, dans les départements de Puno, Moquega et Tacna au Pérou et dans les régions de AricaParinacota, Tarapaca et Antofagasta au Chili (Carrasco, 1998). Au-delà des données démographiques, les échanges culturels et économiques entre les Aymaras des trois pays sont permanents et dynamiques (Gonzales Miranda, 1993). Il y a donc fort à parier que la restructuration du pouvoir politique en Bolivie et la modification des juridictions territoriales entraînées par le statut donné aux peuples indigènes dans la nouvelle Constitution, ait un impact considérable, à moyen terme, sur les revendications de l’ensemble des Aymaras de la région andine. Retour à l’histoire bolivienne. Le nationalisme aymara marque un nouveau cycle dans le processus de constitution de la pensée et de l’action autonomiste de ce peuple andin. Souvenons-nous que les Aymaras sont entrés dans l’histoire politique contemporaine avec l’insurrection de Pablo Zarate Willca à la fin du 19e siècle. Ces interventions ont par la suite été essentiellement revendicatives, avec l’objectif de se faire reconnaître comme citoyens de plein droit et d’être inclus dans le système éducatif. Gardant à l’esprit ces antécédents ponctuels, on peut affirmer que les Aymaras constituent le seul peuple indien, en Bolivie, qui a exprimé de manière cohérente, 6. Le travail dirigé par Chavez, Rodriguez et Barret (2008) est typique de ce genre d’approche. 7. Attention, ces données correspondent aux recensements nationaux de la Bolivie (2001), du Pérou (1993) et du Chili (1992). Elles sont surévaluées si l’on tient compte de l’acculturation vécue par les peuples indiens dans la région. NATIONALISME AYMARA / 133 politiquement et idéologiquement, sa volonté de s’intégrer dans le projet d’État national en préservant son identité ethnique. Les Aymaras ont très tôt manifesté leur intérêt pour la création d’un État reconnaissant leur autonomie. Dans le langage à la mode, on peut dire qu’ils ont lutté pour la formation d’un État « plurinational » ou « pluriethnique ». On peut résumer l’histoire de leur lutte pour l’autodétermination en quatre périodes : 1874-1900 : période des luttes agraires contre l’expansion de l’hacienda8 ; 1900-1952 : période d’action éducative et de lutte juridique pour la reconnaissance des titres de composition coloniaux ; 1953-2005 : consolidation d’une élite politique capable de disputer le pouvoir aux élites traditionnelles ; 2006 : accès des Aymaras au pouvoir, consolidation du nationalisme au sein des masses et factionnalisme au niveau de son leadership politique (Zalles, 2002). Apparition du nationalisme aymara et ses caractéristiques Trois éléments méritent d’être relevés dans l’histoire politique récente des Aymaras. Tout d’abord, la prise de conscience de l’influence de leur poids statistique sur les processus électoraux, ce qui, dans la pratique, s’est traduit par l’élection d’Evo Morales avec 53 % des voix lors du scrutin de 2005. Ce succès reflète l’adhésion presque spontanée des Aymaras à la proposition du MAS. Soit dit en passant, jusqu’en 1970 les statistiques électorales n’étaient pas prises en compte en Bolivie, car les stratégies et les décisions politiques n’étaient pas effectuées sur base d’une interprétation des chiffres des élections. Suite au retour de la démocratie, au début des années 1970, les statistiques commencent à jouer un rôle important dans la vie politique nationale et, grâce à l’informatique, deviennent un instrument clé pour comprendre le comportement politique des citoyens. L’informatique fait apparaître des aspects essentiels du fonctionnement du système politique démocratique : la cartographie des décisions politiques, les tendances idéologiques et leurs variations entre les échéances électorales et la distribution du vote en fonction des catégories socioculturelles de la population. Ensuite, à l’échelle de l’individu, le citoyen commence à comprendre que son vote, comme unité de décision, peut avoir un impact sur le résultat des élections et sur le cours des grandes 8. Grande propriété terrienne. 134 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? décisions politiques nationales. À ce niveau, les référendums tenus récemment fournissent un matériel d’autant plus intéressant à analyser que leurs résultats démontrent l’indépendance des options citoyennes par rapport aux tendances idéologiques dominantes9. Troisièmement, le nationalisme aymara n’est pas seulement le fruit d’une réaction à l’exclusion, mais le fait politique de la société moderne, du développement de la société civile et de l’institutionnalisation croissante de la démocratie. L’analyse de l’évolution électorale révèle clairement qu’avec la transition démocratique, les Aymaras expriment leur désir d’autonomie politique. Dès 1985, un vote ethnique se manifeste qui se concentre dans la partie occidentale du pays, en particulier dans le département de La Paz, comme l’indique le tableau 1 dans lequel nous quantifions le volume du vote aymara dans la durée. L’examen du tableau 1 indique clairement que le vote aymara passe de 3,19 % à 55,9 % des votes entre les élections de 1985 et celles de 2005. On peut en tirer la conclusion suivante : les Aymaras sont le seul groupe dans la société bolivienne à intervenir dans le jeu électoral à travers des partis ethniquement bien définis. Dans un premier temps, après la transition démocratique, ces partis ethniques étaient le MRTK (Mouvement révolutionnaire Tupak Katari), avec Macabeo Chila comme candidat présidentiel, et le MRTKL (Mouvement révolutionnaire Tupak Katari de libération), qui avançait Genero Flores, alors premier secrétaire de la CSUTCB (Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie), à la présidentielle. Dans un deuxième temps, c’est CONDEPA (Conscience de la patrie) qui récupère le vote aymara, sans pour autant se présenter comme un parti ethniquement défini. Plus tard encore, c’est le MAS qui va capitaliser le nationalisme des masses aymaras pour triompher lors des élections de décembre 2005. Signalons au passage que c’est également le vote aymara, qu’il a su capter en s’alliant avec le MRTKL et en prenant Victor Hugo Cardenas comme vice-président, qui a permis à Gonzalo Sanchez de Lozada et au MNR d’arriver au pouvoir en 1993. Dernière observation : c’est 9. Nous suggérons en particulier de comparer les résultats du référendum citoyen et populaire du 25 janvier 2009. Le résultat manifeste des conduites politiquement différenciées chez un même citoyen en fonction de l’enjeu en question. On y constate notamment que les gens qui ont voté contre la nouvelle Constitution n’étaient pas nécessairement contre la proposition de réduire la superficie de la propriété agricole. / 135 136 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? évidemment dans le département de La Paz que se concentre la majorité du vote aymara. Factionnalisme aymara : ethnie et classes sociales Source : Corte Nacional Electoral, www.cne.org.bo. 1985 : comprend les votes des partis MRTK-L (Movimiento Revolucionario Katarista de Liberación) et MRTK (Movimiento Revolucionario Katarista). 1989 : comprend les votes des partis MRTK-L, FULKA (Frente Unico de Liberación katarista) y Condepa (Conciencia de Patria). 1993 : comprend les votes des partis Condepa, MKN (Movimiento Katarista Nacional), MNR (Movimiento nacionalista revolucionario)-MRTK-L. 1997 : comprend les votes des partis Eje-Pachacuti y Condepa. 2002 : comprend les votes des partis Condepa, MAS (Movimiento al Socialismo) y MIP (Movimiento Indio Pachacuti). 2005 : comprend les votes des partis MAS y MIP. 55,9 1 606 322 27,4 761 459 18,0 391 857 48,2 833 819 15,4 217 537 47951 Total vote aymara 3,2 1,5 9,6 274 989 3,0 83449 1,0 21123 12,6 217 479 0,7 10076 3 275 Région orientale 0,2 0,1 4 287 44262 0,4 0,0 529 9 755 0,2 0,0 403 4 757 2,0 0,2 3 750 35364 0,4 0,0 86 5 760 0,1 0,0 35 1 103 Pando 211 Beni Tarija 7,3 0,6 17152 209 288 2,5 0,1 3 691 69474 0,7 0,1 1 455 14508 8,6 1,7 29584 148 781 0,3 0,0 671 3 559 1 926 Santa Cruz 0,1 44676 Région occidentale 0,0 46,3 1 331 333 24,4 678 010 17,0 370 734 35,6 616 340 14,7 207 461 5 878 Cochabamba 3,0 4,1 11,8 339 584 6,7 187 015 0,7 14512 6,2 107 038 0,6 8 567 3,6 6 787 Potosí 0,4 117 920 2,0 56866 1,1 23054 2,8 47620 0,4 5 760 23,8 3 219 Oruro 0,5 102 750 685 174 12,9 1,6 45838 358 470 13,5 1,2 25556 293 489 22,4 2,7 46084 388 644 13,0 0,4 6 340 184 339 26240 La Paz 0,2 % N 2 455 0,2 % N 2 552 Chuquisaca 1,7 85905 N % 1,1 29821 N % 0,6 14123 N % 1,6 26954 N % 0,2 2005 2002 1997 1993 1989 1985 Departements et régions Tableau 1. Estimation du vote aymara par région aux élections nationales (en valeurs absolues et en pourcentages du total national) 3,0 NATIONALISME AYMARA Lorsque le MAS arrive au pouvoir, le monde politique s’attend à ce que la présence des Aymaras dans le nouveau régime se consolide progressivement. Cependant, dans les faits, seules trois personnes ont une filiation aymara : le ministre des affaires étrangères, David Choquehuanca, celui des eaux, Abel Mamani, et celui de l’éducation, Félix Patzi. Or loin de se consolider, la présence aymara au sein du gouvernement va décliner, avec le remplacement des officiels aymaras par des fonctionnaires en provenance de la classe moyenne. Le seul ministre qui a survécu aux remaniements ministériels est David Choquehuanca, aux affaires étrangères. Cette situation, et le factionnalisme qui a prévalu par la suite à l’intérieur de l’élite politique aymara, doivent être examinés à la lumière d’une analyse de classe. Cette approche a malheureusement été négligée par la sociologie politique bolivienne, trop occupée à interpréter la dynamique politique à travers une grille de lecture culturaliste. En tentant de s’adapter à l’émergence vigoureuse des revendications ethniques dans la société, les analyses du conflit social en ont oublié la dynamique des classes sociales. Qui plus est, cette vision a conduit à l’apparition d’un manichéisme idéologique qui a engendré un indianisme fonctionnel au maintien des classes moyennes, de la petite-bourgeoisie rentière qui, dans les faits, n’a pas renoncé à conserver un accès privilégié aux ressources de l’État. On peut donc le dire sans ambiguïté : la petite bourgeoisie de l’occident, représentante de la faible classe moyenne bolivienne, a réussi à faire sa place à l’intérieur du nouveau régime du MAS. Les cas concrets qui démontrent cette évolution sont nombreux et éloquents, le remplacement des ministres n’étant que le plus parlant d’entre eux. Si nous appliquons une analyse de classe au peuple aymara, en prenant les modèles classiques de stratification sociale comme référence, nous constatons que son élite politique est fractionnée en trois strates : 1) Celle qui représente le paysannat, groupe qui forme la base sociale du MAS. C’est à ce niveau que l’on peut situer l’élite dirigeante paysanne qui s’est consolidée, dans un premier temps, autour de Felipe Quispe. Les résultats électoraux de 2002 et 2005 affichés dans le tableau 2 appuient cette idée : ils montrent clairement que 1 606 322 Source : Corte Nacional Electoral. 61948 1 544 374 761 459 169 239 581 884 10336 Total national Note : Total des votes valides au niveau national en 2002 : 2 778 808 ; en 2005, 2 873 801. 274 989 2 993 271 996 83449 79192 965 Région orientale Tarija 8 372 3 292 4 287 44262 1 243 43019 9 755 17152 211 1 172 32 215 16937 4 255 529 3 691 479 29 3 292 21 Beni Pando 129 270 1 331 333 209 288 1 503 58955 1 272 378 207 785 69474 678 010 67049 1 821 502 692 604 Région occidentale Santa Cruz 9 371 165 947 117 920 339 584 4 145 5 852 112 068 335 439 187 015 56866 2 207 3 619 52452 182 211 2 207 1 185 Potosí Cochabamba 102 750 3 102 99648 45838 42396 Oruro 606 2 836 85905 685 174 44294 1562 84343 640 880 358 470 29821 1246 156 039 27823 197 810 752 4 621 Chuquisaca La Paz MIP MAS Totaux MIP MAS Élections 2002 CONDEPA Départements et régions Tableau 2. Vote aymara par parti identifié au peuple aymara Élections 2005 Totaux NATIONALISME AYMARA / 137 138 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? le MIP (Mouvement indien Pachakuti) de Quispe et le MAS se disputent une part décisive de l’électorat aymara. Le MIP a maintenu jusqu’en 2005 un nombre de votes comparable au volume du vote aymara en 1985. Ce qui nous permet d’avancer l’hypothèse selon laquelle c’est bien Felipe Quispe qui bénéficie de l’adhésion historique du vote aymara. 2) La deuxième faction correspond à la petite bourgeoisie d’universitaires et d’intellectuels qui aujourd’hui se sentent exclus du projet du MAS. L’opposition de Victor Hugo Cardenas à la nouvelle Constitution et sa volonté d’être candidat aux prochaines élections sont des éléments qui révèlent clairement ce factionnalisme de classe à l’intérieur de la réalité ethnique. 3) La troisième strate est constituée par la bourgeoisie aymara, qui compte bien tirer un bénéfice économique du régime indianiste revendiqué par le MAS. Cette bourgeoisie s’est exprimée pour la première fois à travers les canaux officiels en décembre 2008, lorsque, dans le cadre d’une conférence de presse organisée dans l’enceinte du parlement national, Jesús Chambi, dirigeant des commerçants de Puerto Montevideo10, a démenti sa participation et celle du ministre Ramón Quintana, à l’organisation d’un convoi de trente-trois camions de marchandises de contrebande. Mais le plus intéressant réside sans doute dans la justification politique de ces actes formulée postérieurement par le sociologue Felix Patzi dans un article qui deviendra sans doute un classique de l’idéologie nationaliste aymara et de sa doctrine économique. Pour Félix Patzi, ce cas de contrebande révèle le dynamisme des Aymaras dans la construction d’un marché interne et Jesús Chambi est tout simplement le représentant d’une nouvelle bourgeoisie aymara. On peut conclure de cette analyse que nous assistons à l’entrée sur la scène publique d’un nouveau groupe de pouvoir économique orienté vers la captation des opportunités économiques générées par le projet politique émergent11. 10. Ville sur la frontière avec le Brésil. 11. Dans les termes de Félix Patzi : « Grâce à la contrebande, une élite indigène s’est constituée, à savoir une bourgeoisie commerciale aymara […]. Il faut reconnaître que ce sont ces personnes qui ont développé le marché interne, en stimulant la consommation de produits externes à l’intérieur des marchés boliviens. On peut même dire que la ville d’Iquique au Chili, de Desaguadero en Bolivie, et plusieurs villes sur la frontière brésilienne existent grâce à ces activités développées par les Boliviens. Ce dynamisme a également généré des activités de service. Il faut reconnaître aux contrebandiers la qualité qui consiste à savoir identifier les produits qui peuvent être importés ou exportés » (La NATIONALISME AYMARA / 139 Conclusions Le MAS n’est pas un parti porteur d’une revendication spécifiquement aymara. Il véhicule une idéologie socialiste relativement large, à l’intérieur de laquelle il privilégie une option indianiste. Les partis de la gauche et de la droite bolivienne, s’ils veulent gagner en représentativité dans les statistiques électorales, devraient intégrer le nationalisme aymara dans leur programme, ou, à tout le moins, devraient engager une politique de communication en langue vernaculaire afin de faire connaître leurs idées au sein de l’électorat aymara. Dans les départements de La Paz, Oruro et Potosí, l’autonomie politique du peuple aymara s’est consolidée. Le rôle de ses cadres politiques, de ses intellectuels et de ses fonctionnaires devrait continuer à augmenter au sein de la vie politique et de la fonction publique dans la région occidentale du pays. Les classes moyennes, les Métis et les Blancs devraient donc logiquement devenir minoritaires au sein de la bureaucratie. Si ce scénario se confirme, la nouvelle minorité culturelle et politique acceptera-t-elle sa situation ? Arriverat-elle à concilier ses intérêts avec ceux du peuple aymara ? Cet enjeu n’est qu’une des nombreuses conséquences – potentiellement conflictuelles – de l’émergence du nationalisme aymara, auxquelles les Boliviens feront face dans les années à venir. Le problème se pose différemment dans la partie orientale du pays. Les Aymaras y sont minoritaires et la classe moyenne pourra y constituer un programme de société dans lequel la question ethnique sera vécue comme une réinvention du métissage, comme une redéfinition de l’identité bolivienne. Le devenir du nationalisme aymara comme la réforme actuelle de l’État bolivien, s’ils contribuent à mystifier la vision de la réalité ethnique bolivienne, n’empêcheront toutefois pas à terme le maintien des structures de domination de classe : l’État restera le garant et le défenseur des intérêts du groupe qui arrivera à exercer son hégémonie. Traduction de l’espagnol : François Polet Razón, 29 décembre 2008). On le voit, non seulement Félix Patzi présente la bourgeoisie comme une classe progressiste, mais il justifie qui plus est le libéralisme comme voie de développement, la contrebande étant une forme extrême de commerce sans frontières. 140 / LA BOLIVIE D’EVO : DÉMOCRATIQUE, INDIANISTE ET SOCIALISTE ? Bibliographie Albó X. (1977), La paradoja aymara : solidaridad y faccionalismo, La Paz, CIPCA. Carrasco A. M. (1998), « Mujeres aymaras e inserción laboral », Revista de Ciencias Sociales de la Universidad Arturo Prat, n° 8, 83-96. Chavez D., Rodriguez C. et Barret P. (2008), « ¿Utopía revivida ? Introduccion al estudio de la nueva izquierda latinoamericana ? », in La Nueva izquierda en América latina, Madrid, Catarata, 31-77. Dominguez J. M. (2006), « Nationalism in South and Central America », in The Sage Hand Book of Nations and Nationalism, Londres, Sage publications. Gonzales Miranda S. (1993), « Los aymaras de isluga y cariquima : un contacto con la chilenización y la escuela », Revista de Ciencias Sociales de la Universidad Arturo Prets, Iquique, n° 3, 3-10. Hobsbawn E. (2001), Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard. Mamani C. B. (1991). Taraqu 1866-1935 : masacre, guerra y « Renovación » en la biografía de Eduardo L. Nina Qhispi, La Paz, Aruwiyiri. Ribeiro D. (1971), Fronteras indígenas de la civilización, México, Siglo XXI. Stefanoni P. (2007), « Siete preguntas y siete respuestas sobre la Bolivia de Evo Morales », Nueva Sociedad, n° 209, 46-65. Tapia L. (2008), « Bolivia : La izquierda y los movimientos sociales », in La Nueva izquierda en América latina, Madrid, Catarata, 295-310. Zalles A. A. (2002), « De la Revuelta campesina a la autonomía política : la crisis boliviana y la cuestión aymara », Nueva Sociedad, n° 182, 106-120.