Exercices de rhétorique
7 (2016)
Les rhétoriques du peuple
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Jean-Pierre Bertrand
Le peuple Rimbaud
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Jean-Pierre Bertrand, « Le peuple Rimbaud », Exercices de rhétorique [En ligne], 7 | 2016, mis en ligne le 26 mai
2016, consulté le 20 juin 2016. URL : http://rhetorique.revues.org/459 ; DOI : 10.4000/rhetorique.459
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Le peuple Rimbaud
Jean-Pierre Bertrand
Le peuple Rimbaud
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Le « peuple Rimbaud » et non le peuple « de » Rimbaud ou, pire, le peuple « chez » Rimbaud.
C’est pour éviter une approche purement sémantique ou thématique que j’ai préféré ce titre
qui annonce en effet une tentative de saisir la manière dont Rimbaud s’approprie, en poésie –
en vers et/ou en prose – le sens commun du mot « peuple ». Le peuple Rimbaud désignerait,
dans cette perspective, la construction qui se propose dans l’œuvre du poète de ce concept
« holiste », comme disent les concepteurs de ce dossier, c’est-à-dire un concept dont le référent
échappe à bien des égards à toute saisie et s’assimile avant tout à un processus rhétorique
ainsi qu’à un usage « pragmatique ». Je les cite : « Les concepts holistes ont en effet une
dimension rhétorique en ce que leur usage en discours implique une certaine représentation
subjective et interprétative modulée dans le but de générer certains effets pragmatiques. Dans
cette perspective, la question “Qu’est-ce que le peuple ?” est remplacée par “Comment, par
qui et pourquoi s’élaborent en discours des représentations du peuple ?”1 »
Mon propos – plus programmatique qu’autre chose – sera donc de chercher à circonscrire ce
que Deleuze appelait un « régime de signes2 », à savoir un ensemble de traits qui configurent
une représentation singulière, en l’occurrence celle du concept de peuple. Singulière en ceci
que cette construction s’élabore au sein d’une œuvre où elle côtoie bien évidemment d’autres
lignes et d’autres régimes de signes. Comment penser le peuple Rimbaud, sans rappeler les
propres accointances de ce dernier avec la Commune ? Comment penser le peuple Rimbaud
sans faire intervenir ce qui se dit du Peuple dans les années 1870 ? Alain Vaillant a souligné
combien la nécessité de parler du peuple dans le roman avait reconfiguré depuis Germinie
Lacerteux l’esthétique du roman3. La question mérite d’être posée pour la poésie, ce que
Rimbaud soulève tout au long de son œuvre, qui, rappelons-le, s’écrit en cinq ans, pas plus,
de 1870 à 1875, en pleine adolescence, entre 16 ans et 21 ans.
Je proposerai ainsi un parcours – qui ne se veut pas exhaustif – de ces lignes qui conduisent à
dégager une perception, avant tout rhétorique, de ce que signifie « peuple » non pas seulement
pour Rimbaud, mais pour son lecteur.
La difficulté, on va le voir, est dans la méthode. Par quel biais saisir cette rhétorique ? Il y a
certes le mot – et je vais m’y arrêter, forcément, comme indice d’une chose qu’il désigne et
surtout construit. Mais il faut s’en méfier : quel mot, d’ailleurs ? le mot « peuple » dans ses
occurrences en vers et en prose ? On va voir qu’on est loin du compte et que ses actualisations
en texte sont à la fois pauvres et comme détournées de ce qu’on est en droit d’attendre (selon
un horizon constitué d’a priori et de clichés). Il y a surtout la chose, le référent « peuple », qui
déborde largement sa simple mention en texte. Et là c’est quasiment tout le personnel poétique
de Rimbaud qui se désigne puisque, d’une certaine manière, ce personnel ressortit à ce qui
peut aussi se désigner par le mot « peuple » : pas seulement le petit monde des ouvriers et des
artisans, mais aussi celui de la petite bourgeoisie. Au-delà du mot et de la chose, il y a encore et
surtout leur usage : la tension qu’ils suscitent en discours et qui indiquent toute une axiologie
qui, en poésie tout particulièrement et plus encore chez Rimbaud, ouvre et disperse le sens
le plus souvent dans un régime contradictoire. En quoi, s’il existe, le message de Rimbaud
ne peut en rien se réduire au discours du peuple, tel qu’on peut le situer historiquement ; en
quoi, en revanche, il est propice à une mythification sans fin (celle qu’a étudiée en son temps
Étiemble4) dans laquelle peuvent se reconnaître les laissés-pour-compte de tous temps et de
tous poils, adolescents compris.
Ce que je voudrais suggérer – plutôt que montrer – c’est que le peuple Rimbaud se construit sur
un ensemble de notions communes, probablement beaucoup plus larges que ce qu’on pourrait
trouver chez Vallès ou Zola, mais que surtout ce peuple Rimbaud constitue le terrain privilégié
(il n’est pas le seul) d’une appropriation qui engage un sujet singulier. On verra, à travers
quelques textes, que ce qui ressortit au peuple et donc à l’autre est pris dans un procès de
subjectivation qui fait en sorte que l’expérience du peuple allégorise sans se confondre avec
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Le peuple Rimbaud
elle l’expérience d’un sujet. Le peuple, c’est moi : on pourrait de cette formule résumer le
processus, en se demandant d’ailleurs, entre autres questions, s’il y a ou non dans cette équation
magnification du peuple – rien n’est moins sûr chez Rimbaud.
Le mot
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Commençons par le mot dans l’ensemble de la poésie de Rimbaud. Le mot « peuple » est
rare. Une vingtaine d’occurrences, pas plus. Il est ensuite abstrait, désignant une catégorie
au singulier : le peuple, un peuple ; ou au pluriel : « des peuples ». C’est le sens générique
qu’enregistrent les dictionnaires, rappelés dans ce même dossier par Alain Rabatel : un
ensemble d’humains, unis sous une même loi ou à l’intérieur d’une nation. Ce n’est pas
la définition postrévolutionnaire de « peuple souverain », c’est bien plus général et moins
« politiqué » (comme disait Flaubert) que ça.
C’est probablement dans « Le Forgeron5 », un des poèmes dits « communards », que le mot
prend un sens politique, ne serait-ce que parce qu’il dénote une situation de pouvoir et désigne
une force contre l’autre : celle de Louis XVI, « un jour que le peuple était là », auquel le
Forgeron adresse un message sinon de révolte du moins de révolution à venir :
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes6 […].
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Peuple ici s’assimile, en l’assumant, à la notion de « populace » ou encore de « foule », de
« crapule », de « canaille », indiquant par là un renversement des rapports de force entre le
vrai pouvoir (celui du peuple) et le faux (celui du roi), ce que souligne la chute du poème :
Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front7 !
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Dans un autre poème communard très connu, « Les Mains de Jeanne-Marie », c’est un autre
emblème de force qui s’affiche : les mains de Jeanne-Marie, à la fois « fortes », « sombres » et
« pâles comme des mains fortes » allégorisent une révolution qui couve : « Leur chair chante
des Marseillaises / Et jamais des Eleisons ! », ou plutôt une révolution qui a avorté, celle de la
Commune : « Elles ont pâli, merveilleuses, / Au grand soleil d’amour chargé, / Sur le bronze
des mitrailleuses / À travers Paris insurgé8 ! »
Une autre évolution se marque avec Une saison en enfer. Le mot « peuple » se confond avec
le mot « race » :
[…] Je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait
dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute : vous
trompez9...
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Ici ce n’est plus la cause du peuple, au sens où Rimbaud a pu rallier celle des communards,
qui est centrale. Ce qui se désigne, c’est déjà le procès d’appropriation dont je parlais : un
nouveau régime de signes s’instaure, en lieu et place de la parole reprise, soutenue, allégorisée
que l’on trouve dans les poèmes communards. Rimbaud détourne ironiquement, comme dans
« Mauvais sang » où il se dit « nègre » ou « barbare », la rhétorique anticommunarde qui
assimilait les insurgés au nègre, au barbare, au voleur, à l’assassin.
La chose
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Pour autant qu’on puisse parler d’évolution dans une œuvre qui s’est écrite en quelques années
seulement, on peut noter que c’est dans Illuminations que l’on trouve le terme le plus abouti
de ce processus d’appropriation du concept de peuple. C’est là que le peuple Rimbaud prend
véritablement une tournure inédite qui n’exclut pas les approches antérieures (le discours de
la révolte), mais au contraire les dépasse en inscrivant le sujet dans une posture que l’on peut
qualifier de sujet-peuple. C’est ce que je voudrais illustrer au départ d’un poème dont le titre
produit d’emblée un effet-peuple tout en le détournant de son sens commun. Ce texte s’intitule
« Ouvriers10 ». Parenthèse : le mot « peuple » n’apparaît que cinq fois dans Illuminations et
toujours dans le sens générique de « population ».
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« Ouvriers » est une sorte de récit, très elliptique et allusif. Dans la banlieue d’une ville
industrielle, un couple d’ouvriers – le Je du poème et sa femme Henrika – se promène par
une chaude matinée de février. Le vent du sud éveille des souvenirs « d’indigents absurdes »
et de misère passée, et appelle à un départ imminent, loin de « cet avare pays ». Sur fond
naturaliste, ce poème est tout entier dans le refus : à travers la représentation abjecte d’un
paysage industriel, s’évoque un sentiment de déréliction mais surtout la nécessité d’une rupture
– » Non ! nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des
orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image. » Ce texte est-il
une dénonciation des conditions sociales et de toutes les formes de l’aliénation ? Certainement,
comme l’écrit justement Michel Murat, la « perspective » de cette prose est « avant tout
sociale » avec ses « projets d’établissement, d’un côté (prendre une femme, prendre un
métier ou un état) », et ses « désirs d’évasion qui en sont la contrepartie11 ». Mais plus
fondamentalement, le désir de rupture qui est au cœur de ce poème est autant déterminé par
l’ordre social que par une nécessité ontologique qu’exprime l’imaginaire pulsif et répulsif du
paysage. On voit assez bien que tout incite à quitter cette condition ouvrière, la promenade en
banlieue est une succession de signes et d’intersignes qui confortent tour à tour l’urgence d’un
départ. Texte de dénonciation politique, donc — pour le moins. Mais « Ouvriers » est aussi
un poème de la séparation d’avec la réalité au-delà de ce qu’elle a de social. Cette séparation
prend appui sur le divorce qui s’instaure entre le Je narrant, monologuant et rêvant de « l’autre
monde » et sa compagne Henrika, dans sa laideur bigarrée et surtout décalée : « Henrika avait
une jupe de coton à carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à
rubans, et un foulard de soie. » On notera par ailleurs le très significatif jeu de l’énonciation
qui passe du Nous de « notre jeune misère » à un Je désolidarisé de sa « chère image ». La
condition ouvrière du couple, tout d’abord, mais aussi l’espèce d’aliénation dont sont victimes
Henrika et son mari ne sont donc pas que sociales. Lui, rêve de tout larguer et croit en un
autre monde, un ailleurs aux antipodes de celui qu’il connaît – le poème, très cardinal, va du
Nord au Sud. Henrika, elle, semble se contenter du spectacle de la vie en miniature que lui
offre lamentablement « de très petits poissons » dans une « flache laissée par l’inondation du
mois précédent ». On comprend dès lors que Henrika représente tout entière non pas la vie
dans ce qu’elle est supposée être, mais une vie réduite à « une chère image », antiphrase bien
rimbaldienne qui charrie tout le dégoût de l’existence, incarné ou plutôt désincarné par cette
compagne dépareillée.
Ni ethnos ni démos : muthos
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Ce texte, il conviendrait de le lire en regard d’autres illuminations : « Royauté »,
« Démocratie », « Soir historique » notamment. S’élabore dans ces textes, par antiphrase, un
discours du peuple qui est l’expression non plus d’une révolte collective, mais l’exaltation
d’un départ permanent ou d’un déluge constant, pour reprendre à peu près la formule d’« Après
le déluge ». Autrement dit, le peuple Rimbaud, déshistoricisé qu’il est dans ces Illuminations,
prend une nouvelle dimension politique qui ressortit plutôt à l’anarchisme qu’à une espérance
communiste. Le peuple, c’est moi, disais-je en commençant : c’est exactement la leçon que
l’on peut tirer de ces poèmes qui font droit à une nouvelle posture du sujet, tout entier du côté
de la rupture radicale et du départ, fort de « l’horrible quantité de force et de science que le sort
a toujours éloignée de moi », pour citer encore « Ouvriers ». Ce peuple Rimbaud s’assimile à
une force désirante, qui défie tous les pouvoirs, ainsi que le dit de manière explicite « Jeunesse
IV » :
Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront
autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. […] Ta mémoire et
tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras,
que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles12.
15
Voici donc ce que serait ce peuple Rimbaud. Il faudrait évidemment le comparer à d’autres
régimes en prose comme en poésie et dans les autres genres. Voir ce que la littérature, dans son
ensemble, non pas dit du peuple, mais comment elle construit un imaginaire du peuple. Chez
Rimbaud, on perçoit dans ce régime une triple constante, un triple démarcage : le démarcage
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patent d’un sujet tabou dans la poésie parnassienne – qui ne parle pas le peuple, par parti pris
politique (pas davantage qu’elle ne parle le moderne, l’actuel et se réfugie impassiblement dans
une mythologie archaïsante et exotisante). Un second démarcage, peu accentué : contrairement
à 1830 et 1848, la Commune n’aura pas eu ses Béranger et ses Dupont (même s’il y a
eu Clément et Pottier), et le peuple Rimbaud n’est pas celui du Cri du Peuple, qu’il peut
néanmoins citer en le mettant à distance à travers toute la poétique de l’invective et de l’injure
qui traverse son œuvre, des premiers poèmes aux Illuminations, en passant par les lettres
dites « du Voyant » et Une Saison en enfer, franchement « communardes ». Enfin, troisième
démarcage, celui du prophétisme ou du messianisme révolutionnaires, dont on dit qu’il ne fait
plus recette depuis 1848 en littérature, mais qui peut connaître en poésie, comme le rappelait
Alain Vaillant13, ses regains d’actualité lors des grands troubles sociaux, comme c’est le cas
avec la Commune de 1871 : le peuple Rimbaud est en cela l’exact inverse du peuple Hugo (un
texte comme « le Forgeron » démarque très nettement Les Châtiments).
Le peuple Rimbaud, c’est un peu comme ces maladies dont parle G. Deleuze qui prennent le
nom propre de leur médecin (Parkinson, Alzheimer…) – je le cite : « c’est que le médecin a
fait un nouveau groupement, une nouvelle individuation de symptômes, une nouvelle hecceité,
a dissocié des régimes confondus jusqu’alors, a réuni des séquences de régimes séparés
jusqu’alors14. » C’est le même travail qu’accomplit l’œuvre de Rimbaud s’agissant de ce
concept labile, au référent fuyant, qu’est le peuple : réactiver par le langage la pluralité de ses
lignes de sens en une entité nouvelle où se pensent tous les contraires, qui volent en éclat : le
sujet et le collectif, l’historique et le mythique, le réel et l’imaginaire, l’objectif et l’affectif,
etc., et bien évidemment, au-delà de ces catégories, le poétique et le non-poétique, le littéraire
et ce qui ne l’est pas. Rimbaud rejoignant en cela, à son insu, l’éclatement, l’explosion encore
plus spectaculaire dont est le lieu l’œuvre d’Isidore Ducasse – mort le 24 novembre 1870,
soit quatre mois avant la Commune déclarée le 18 mars 1871 ; Les Chants de Maldoror sont
publiés en 1869 ; Poésies I et II, en 1870.
Par conséquent, pour reprendre les distinctions proposées par Alain Rabatel15, le peuple
Rimbaud n’est ni essentialisé, ni idéalisé, ni diabolisé ni même catégorisé – sauf à considérer
que moi, commentateur occasionnel de Rimbaud, je me mets à mythifier son discours en le
délogeant de toute catégorisation possible. Ni « ethnos » ni « démos », pour reprendre cette fois
la distinction de Jacques Rancière16, le peuple Rimbaud serait plutôt le lieu d’une construction
imaginaire qui défie toute idée de référentialité : tout entier donc dans le « muthos », pourraiton dire alors. Entendons par là un mécanisme rhétorique d’« imaginarisation » qui consiste
en une élaboration discursive polyphonique de représentations imaginaires sur fond d’un
mille-feuilles de voix sociales, lequel, chez Rimbaud du moins, trouve toujours à dénier la
pertinence même de son propos. En témoignent ces phrases-slogans ou ces phrases-chutes,
peut-être héritières d’une certaine rhétorique communaliste, mais qui contrairement à celleci, ont pour fonction de semer la pagaille là où on attendrait mot d’ordre et ralliement à une
cause commune. J’en cite quelques exemples, pour conclure : « La musique savante manque
à notre désir » (« Conte ») ; « J’ai seul la clé de cette parade sauvage » (« Parade ») ; « C’est
aussi simple qu’une phrase musicale » (« Guerre ») ; « Cependant ce ne sera point un effet
de légende » (« Soir historique »).
Annexes
Annexe : les occurrences du mot « peuple » chez Rimbaud
• « Le Bateau ivre » (Poésies)
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
• « Le Forgeron » (Poésies)
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
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Le peuple Rimbaud
Que le Peuple était là, se tordant tout autour […].
« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. […] »
• « Qu’est-ce pour nous mon cœur… » (Poésies)
Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !
• « Mauvais sang » (Une saison en enfer)
Qu’étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu’aujourd’hui. Plus de vagabonds, plus de guerres
vagues. La race inférieure a tout couvert – le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
[…] Mais l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me
voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d’exécution, pleurant du malheur qu’ils n’aient
pu comprendre, et pardonnant ! – Comme Jeanne d’Arc ! – “Prêtres, professeurs, maîtres, vous trompez
en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la
race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une
brute : vous trompez...
[…] Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous
êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ;
général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la
fabrique de Satan. – Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement
respectables qu’ils demandent à être bouillis. - Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde
pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.
• « L’impossible » (Une saison en enfer)
Les gens d’Église diront : C’est compris. Mais vous voulez parler de l’Éden. Rien pour vous dans
l’histoire des peuples orientaux. – C’est vrai ; c’est à l’Éden que je songeais ! Qu’est-ce que c’est pour
mon rêve, cette pureté des races antiques !
• « Matin » (Une saison en enfer)
Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.
• « Royauté » (Illuminations)
Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique.
« Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis
de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre.
• « Conte » (Illuminations)
[…] Peut–on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas.
Personne n’offrit le concours de ses vues.
• « Ville » (Illuminations)
[…] Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le
métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique
folle trouve pour les peuples du continent.
• « Villes II » (Illuminations)
Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! […]
Là–haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues
sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des
groupes de beffrois chantent les idées des peuples.
Notes
1 E. Goin & F. Provenzano, « Énonciation, figures et société », introduction au colloque Figures du
peuple. Rhétorique et société, Université de Liège, 24-25 octobre 2013.
2 G. Deleuze & C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs », 1996, p. 143-144.
3 A. Vaillant, « Les voix du peuple : une polyphonie en trompe-l’œil », intervention au colloque Figures
du peuple. Rhétorique et société, Université de Liège, 24-25 octobre 2013.
4 R. Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, 1952.
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5 Toutes nos citations de Rimbaud renvoient aux Œuvres complètes, éd. A. Guyaux, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2009, référencées comme suit : OC, p. x.
6 OC, p. 100.
7 OC, p. 101.
8 OC, p. 188-190.
9 « Mauvais sang », OC, p. 250.
10 OC, p. 299-300.
11 M. Murat, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, « Les Essais », 2002, p. 287-289.
12 OC, p. 318.
13 Voir A. Vaillant, op. cit.
14 Dialogues, op. cit., p. 143.
15 Voir ici même dans le présent numéro d’Exercices de rhétorique, A. Rabatel, « De la difficulté de
catégoriser le peuple (des invisibles) en échappant aux jugements de valeur ».
16 J. Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Pierre Bertrand, « Le peuple Rimbaud », Exercices de rhétorique [En ligne], 7 | 2016, mis en
ligne le 26 mai 2016, consulté le 20 juin 2016. URL : http://rhetorique.revues.org/459 ; DOI : 10.4000/
rhetorique.459
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