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Asie Comité Régional Asie Makoto NAGATSUKA Professeur à l'Université Hitotsubashi Aso TSUKASA Maître de conférences à l'Université de Kyushu LY O N S HANGHAI MUNIC H Le Contemporain, 50 Chemin de la Bruyère, 69574 Dardilly Cedex France Espace Rhône-Alpes 3/F 379 Bao Tun Lu, 200011 Shanghai China Theresienhöhe 28, 80339 München Germany ST R A S B O U R G DIJON SAINT-ÉT IENNE 1A, Place Boecler, CS 10 063, 67024 Strasbourg Cedex France Rue Edmond Voisenet 21000 Dijon France 3 Place de l’Hôtel de ville, CS 70 203, 42005 Saint-Étienne Cedex 1 France Tél. (+33) (0)4.78.33.16.60 www.laurentcharras.com Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. À la recherche d’une propriété littéraire et artistique dans la Chine ancienne Emmanuel Gillet Docteur en Droit Deux mille ans d’une histoire chinoise du livre, marqués par une progression constante de son marché, n’ontils jamais façonné une perception ou mieux, une conscience, susceptibles de faire émerger l’idée de propriété littéraire et artistique ? Le présent article s’inscrit dans un débat qui vise, d’une part, à analyser la perception que pouvaient avoir les artistes, les auteurs et les éditeurs de la Chine ancienne vis-à-vis de la reproduction ou de l’imitation de leurs œuvres et, d’autre part, à s’interroger sur la possibilité de faire entendre leurs voix auprès des autorités. L’auteur conclut qu’une propriété littéraire paraît avoir été reconnue, à tout le moins, à un niveau local et sous une forme clairsemée et embryonnaire. « Je dirais, quand bien même on ne le trouverait pas inscrit dans les codes ou défendu devant les tribunaux, qu’une conscience des droits de propriété intellectuelle, ou une sensibilité à leur égard, a probablement existé en Chine, et ce depuis longtemps » (J. Ocko, « Copying, Culture, and Control: Chinese Intellectual Property Law in Historical Context », Yale J. L. H., Vol. 8 (1996), Issue 2, pp. 559-578, spéc. p. 571). À des époques aussi lointaines que celles de l’Antiquité 1 et des Temps Modernes, le plagiat E. Caillemer, 1868, Etudes sur les Antiquités juridiques d’Athènes. Sixième étude, La propriété littéraire à Athènes, A. Durand (Paris) et Prudhomme (Grenoble). Et pour une critique, v. Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, Tome XIX, Ernest Thorin (Paris) et F. Gimet (Toulouse), Séance du 19 juillet 1870, p. 207, spéc. pp. 228 à 232. V. égal. S. Messina, « Le plagiat littéraire et artistique dans la doctrine, la législation comparée et la jurisprudence internationale », RCADI La Haye, t. 52, 1935 pp. 443-582. Enfin, pour une étude plus récente sur la question, v. B. 1 produisait, dans la conscience des auteurs, un profond sentiment de réprobation. Outre l’usurpateur méprisé de La Fontaine 2 et les « impudents plagiaires » de Molière 3, de nombreux auteurs n’ayant pas connu une telle gloire prirent la peine de tancer les coupables de cette vile pratique 4. Legras, « La sanction du plagiat littéraire en droit grec et hellénistique », in G. Thür et F J F Nieto (eds.), Comunicaciones Sobre Historia de Derecho Griego y Helenístico, Böhlau Verlag, 2003, pp. 443-452. 2 J. de La Fontaine, Le Geai paré des plumes du Paon, 1668. 3 Molière, Les femmes savantes, 1672. L’expression est reprise par Condillac quelques années plus tard, « De l’art de penser », Œuvres complètes de Condillac, Tome VI, Ch. Houel, Paris, 1798, spéc. p. 78. 4 Parmi de nombreuses illustrations : « [c]ar si je prétendais m’attribuer chose quelconque, qui fut de l’invention d’autrui, je me rendrais digne du nom de plagiaire ; ce que je déteste et abhorre autant qu’autre qui vive de mon siècle. Et pour le montrer en effet, je confesserais avoir entrepris d’écrire un livre contre telles manières de gens, usurpateurs ou se revendiquant le labeur d’autrui (…) ou de ceux qui s’attribuent, et mettent en leur nom, les œuvres, ou compositions desquelles ils ne sont pas auteurs ou inventeurs » (François Grudé La Croix du Maine, Premier volume de la 49 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. La définition donnée par l’édition de 1777 du Dictionnaire de l’Académie à « Plagiaire » dépeint parfaitement l’opinion d’alors : « [q]ui s’approprie ce qu’il a pillé dans les ouvrages d’autrui (…) Les plagiaires s’attirent le mépris de tout le monde » 5. Il fallut néanmoins un renversement de régime  s’agissant du droit français  avant que les premières lois sur la propriété littéraire et artistique ne soient adoptées 6. La juridicité ne reflète pas toujours immédiatement ce que se représente la conscience des uns ou des autres. Le propos est-il transposable à la Chine ancienne 7, mère du papier et de l’imprimerie ? L’archéologie fait remonter la découverte du papier par d’anciennes civilisations chinoises au 3e siècle avant notre ère 8, tandis que les techniques d’impression, xylographie et typographie à caractères mobiles, dateraient respectivement des 8e et 11e siècles 9, la première ayant généralement dominé la seconde pour des raisons financières et matérielles 10. Encore faut-il préciser, pour être complet, que ces techniques n’ont jamais fait disparaître le manuscrit 11. Alors que la puissance intellectuelle chinoise s’est remise en marche il y a près de trente ans, une question s’impose : est-il concevable que les formidables esprits de cette Chine, si vaste, si ancienne et au passé culturel si prolifique et si glorieux, n’aient jamais eu la moindre conscience d’une propriété littéraire et artistique ? bibliothèque du sieur de la Croix du Maine, A. L’Angelier, Paris, 1584, spéc. p. 533). 5 Dictionnaire de l’Académie française, t. 2, Pierre Beaume, Nismes, 1977. 6 D. des 13 et 19 janvier 1791 « relatif aux spectacles » et des 31 décembre 1790 et 7 janvier 1791 « relatif aux auteurs de découvertes utiles ». 7 Soit jusqu’en 1912, chute du régime impérial. 8 J.-P. Dègre, « Les débuts du papier en Chine », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131ᵉ année (1987), n° 4, pp. 642-652. 9 G. Beaujouan, « La science au XIVe฀me sie฀cle », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, t. 3, 1950, n° 1, pp. 520, spéc. pp. 12 et 13 ; C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », in C. J. Brokaw and K.-W. Chow (eds.), Printing and Book Culture in Late Imperial China, University of California Press, 2005, pp. 3-53, spéc. p. 8. 10 C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. pp. 8 à 10. 11 Id., p. 16. La question est posée, et les travaux en la matière font émerger deux visions. Une première école de pensée, incarnée par le professeur William P. Alford, voit généralement dans le rapport entre l’auteur et son œuvre, de l’abnégation, voire de l’allocentrisme, qu’il justifie en grande partie par le poids de l’ascendance confucéenne 12. Cette opinion est combattue par une seconde école. Énergiquement menée par le professeur Ken Shao 13, elle considère que le professeur Alford ne tient pas suffisamment compte, d’une part, de la réalité du marché du livre et, d’autre part, de l’émoi  et donc la sentiment d’une certaine injustice , que de nombreux auteurs et éditeurs ont pu éprouver et exprimer face au plagiat ou à la reproduction des œuvres qu’ils avaient produites. Ce débat nourrit la connaissance des aspects historiques et culturels du droit chinois de la propriété intellectuelle. À l’heure où la Chine entend se positionner en leader mondial dans les domaines de la connaissance et de l’innovation, il convient de ne pas l’ignorer. Nous nous en ferons l’écho en nous efforçant d’en livrer la quintessence dans une logique visant à déceler la perception des parties prenantes (I) avant de présenter la réalité juridique (II). W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense. Intellectual Property Law in Chinese Civilization, Stanford University Press, 1995. 13 V., en particulier, K. Shao, The Justice of Balance: Understanding Intellectual Property from Chinese Historical and Philosophical Perspectives, Ph.D Thesis, Queen Mary University of London, 2007 ; « Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », I.P.Q., 2005, No. 4, pp. 40031 et « The Global Debates on Intellectual Property: What if China is not a Born Pirate? », I.P.Q., 2010, No. 4, pp. 341-355. Les convictions du professeur Shao sont partagées par plusieurs auteurs, dont le prolifique P. K. Yu (V. not. « Intellectual Property and Asian Values », Marq. Intell. Prop. L Rev., Vol. 16 [2012], pp. 329-399), W. Shi (v. not. « The Paradox of Confucian Determinism: Tracking the Root Causes of Intellectual Property Rights Problem in China », J. Marshall Rev. Intell. Prop. L., Vol. 7 [2008], pp. 454-468 ou encore P. J. Ivanhoe, « Intellectual Property and Traditional Chinese Culture », in J. K. Campbell, M. O’Rourke, and D. Shier (eds.), Topics in Contemporary Philosophy, Vol. 3, Law and Social Justice, MIT Press, 2005, pp. 125-142. Nombreux sont ceux qui renvoient, d’une manière ou d’une autre, aux travaux de l’illustre Chengsi Zheng. 50 12 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. I. La perception Comment artistes, lettrés et éditeurs percevaient-ils le plagiat, l’imitation, la reproduction, en somme, ce que nous qualifierions aujourd’hui de « contrefaçon » ? Y étaient-ils indifférents au point de tolérer, voire d’encourager de telles pratiques ? Ou bien, au contraire, ces pratiques pouvaient-elles affecter leur quiétude ? La portée de ces questions embrasse les arts visuels (peinture, calligraphie et gravure) comme les arts littéraires (ouvrages universitaires et encyclopédies, poèmes ou recueils de poèmes, romans ou autres). De précieux travaux sur l’histoire chinoise du livre 14 ont récemment apporté d’importants éléments de réponse, essentiellement dans les domaines littéraires, ce qui nous conduit à examiner la perception des auteurs (A) et celle des éditeurs (B). A. La perception des auteurs La perception des auteurs constitue l’une des questions qui cristallisent le débat. Certains considèrent que les auteurs, investis de sentiments altruistes, ne concevaient pas même l’idée d’un droit de propriété sur des créations intellectuelles (1). D’autres, au contraire, soutiennent qu’il existe des vestiges archéologiques témoignant des sentiments que pouvaient connaître certains auteurs à l’égard de l’imitation ou de la reproduction de leurs œuvres (2). 1. « Je transmets, je ne crée pas » Le professeur Alford insiste sur l’importance du respect et de l’honneur dus au passé et aux aînés. La place occupée par le culte du passé permettrait de saisir les raisons pour lesquelles les répliques et les imitations d’œuvres littéraires et artistiques étaient si répandues. Il souligne que le pouvoir du passé est contenu dans cette proclamation de Confucius : « Le Maître dit : je transmets l’enseignement des Anciens 14 V., par ex. : S. Cherniack, « Book Culture and Textual Transmission in Sung China », Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 54 (1994), No. 1, pp. 5-125 ; R. E. Hegel, Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, Stanford University Press, 1998 ; L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), Harvard University Press, 2002 ; C. J. Brokaw and K.-W. Chow (eds.), Printing and Book Culture in Late Imperial China, préc. sans rien créer de nouveau, car il me semble digne de foi et d’adhésion » 15. Une formule permet d’appréhender l’importance que revêt le passé dans la tradition confucéenne : « l’expérience du passé correspond, avec la même force et la même valeur, à l’attention que l’on porte à la vérité dans la tradition occidentale 16 ». Ceci explique également le fait, reconnu par les historiens du droit et les historiens de l’art, que l’apprentissage des valeurs, des lettres et des arts, reposait substantiellement sur la mémorisation, l’imitation ou la reproduction des Classiques, ces œuvres qui concentrent la quintessence de la tradition chinoise 17. L’on sait, par exemple, que la copie manuscrite servait de moyen 18 mnémotechnique . L’homme lettré étant versé dans les Classiques, il s’en appropriait le langage et c’est inconsciemment qu’il en venait à en réciter ou reproduire une partie 19. Selon le professeur Wen Fong, « la copie de bonne foi, dans la Chine ancienne comme dans la Rome antique, était une forme d’art nécessaire car seule à même de reproduire  et en reproduisant, de faire circuler et de perpétuer  les précieux chefs d’œuvres de la calligraphie et de la peinture » 20. Loin d’avilir l’œuvre passée, l’œuvre seconde la vénérait tout autant qu’elle honorait son auteur 21, lui-même parfois 15 W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 25. V. aussi Lunyu, « Paroles et discours », VIII-1, dans Les Entretiens de Confucius, traduit du chinois par Anne Cheng, Le Seuil, 1981, spéc. p. 61. 16 S. Owen, Remembrances. The Experience of Past in Classical Chinese Literature, Harvard University Press, 1986, spéc. p. 22 (cité par W. P. Alford in To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 26. 17 V., par ex. : C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. p. 14 ; N. Vandier-Nicolas, in F. Blanchon (dir.), La question de l’art en Asie orientale, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 2008, Paris, pp. 119 et 120. 18 C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. p. 16. 19 D. E. Pollard, A Chinese Look at Literature. The Literati Values of Cho Tso-jen in Relation to the Tradition, University of California Press, 1973, spéc. p. 148. 20 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », Artibus Asiae, Vol. 25 (1962), No. 2/3, pp. 95-140, spéc. p. 95. 21 D. C. K. Chow, The Legal System of the People’s Republic of China In a Nutshell, West, 2nd ed (2003), pp. 428 à 430 ; J. R. Floum, « Counterfeiting in the People’s Republic of China : The Perspective of the Foreign Intellectual Property Holder », 28 J. World Trade 35, 44 (1994) ; W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 29. 51 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. perçu comme simple exécutant des pensées créatives de la Nature 22. Adopter une attitude contraire à l’orthodoxie et s’écarter de l’œuvre originale pouvait valoir de sévères critiques 23. Un commentaire d’Escarra conforte cette opinion : « [u]n autre trait remarquable est la permanence des formes et des thèmes décoratifs. À la vérité฀, lorsqu’un art déterminé฀ a atteint un degré฀ de perfection reconnu, des générations d’artistes, loin de vouloir innover, mettent leur point d’honneur a฀ copier les modèles. Des traités de peinture enseignent minutieusement la façon de peindre « a฀ la manière de... ». En art, comme en littérature, les Chinois sont indifférents au plagiat » 24. Il faudrait donc voir dans l’imitation ou dans l’emprunt verbatim non pas une exception, mais un usage, pour ne pas dire la norme 25, les œuvres passées appartenant à un héritage commun 26. Les professeurs Alford et Fong en déduisent que la reproduction, l’imitation et même la falsification d’œuvres picturales étaient généralement tolérées 27. Il reste qu’une telle appréhension de la création soulève immanquablement des questions quant aux marqueurs de la propriété littéraire et artistique, tels que nous les connaissons aujourd’hui : l’argent (droit de reproduction), la réputation (droit moral) 22 W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 27. 23 Le témoignage du calligraphe et critique d'art Dǒng Qíchāng (1555-1636) est éloquent. Son but était de « s'éloigner de l'original, de ne pas s'y conformer. Quand on étudie la calligraphie des anciens maîtres, écrivait-il, il est acceptable que le travail de chacun ne ressemble pas aux modèles, afin de ne pas être tourné en ridicule et appelé l’esclave d'esclaves ». Cette attitude, si peu conventionnelle, lui avait valu des critiques sévères au motif que le fruit de son travail ne formait pas une réplique (G. Cheng-Chi Hsü, « Imitation and Originality. Theory and Practice », in M. J. Powers and K. R. Tsiang (eds.), A Companion to Chinese Art, Wiley Blackwell, 2016, pp. 293-311, spéc. p. 302). 24 J. Escarra, La Chine et sa civilisation, Armand Colin, 1937, spéc. p. 79. 25 R. A. LaFleur, « Literary Borrowing and Historical Compilation in Medieval China », in L. Buranen and A. M. Roy (eds.), Perspectives on Plagiarism and Intellectual Property in a Postmodern World, Suny Press, 1999, pp. 141-151. 26 C. R. Stone, « What Plagarism Was Not: Some Preliminary Observations on Classical Chinese Attitudes Toward What the West Calls Intellectual Property », Marq. L. Rev., Vol. 92 [2008], pp. 199-230. 27 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 100 ; W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 29. et l’originalité (la personnalité de l’auteur). La première est rapidement tranchée. La vision romantique l’aurait emporté : le peintre et lettré idéal  identifié en la personne de Wang Wei (677759)  ne concevait la création que comme une nourriture spirituelle personnelle 28. S’agissant de la réputation, les illustres auteurs ajoutent à leurs développements une citation de Shen Zhou (1427-1509) : « [s]i mes poèmes et mes peintures, qui ne me demandent que de minces efforts, se révèlent utiles aux faussaires, quelle rancune pourrais-je éprouver envers eux ? » 29. Au-delà de la simple tolérance, les copies étaient parfois même désirées avec enthousiasme par les auteurs eux-mêmes 30. Quant à l’originalité, le professeur Alford ne se résout pas à laisser entendre que l’exercice consistant à « reprendre » tout ou partie d’une œuvre préexistante avait pour seule finalité la reproduction à l’identique de l’œuvre littéraire 31 ou picturale 32 primaire. Il soutient, au contraire, que les valeurs confucéennes sont plus exigeantes, qu’elles appellent à une démarche interactive, d’intégration et de transformation avec le passé 33. Par ailleurs, nul 28 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 104. 29 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 101 ; W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 29. Il nous paraît utile de signaler deux choses : d’une part, Shen Zhou avait lui-même, dans sa jeunesse, réalisé des copies ou des imitations de chefs d’œuvres (W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 103) ; d’autre part, il était le descendant d’une lignées d’artistes reconnus dont les succès l’avait mis à l’abri du besoin. 30 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 100 ; W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 29. 31 Sur la question, en matière littéraire, v. W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. pp. 26 et 27. 32 W. P. Alford in To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. pp. 27 et 29. Le commentaire d’un historien de l’art conforte cette opinion : « [l]’art des "individualistes" est plein d’émotion et de vitalité. Comme ils ne s’arrêtaient pas à la copie des maîtres anciens et ne suivirent pas les techniques anciennes, ils purent expérimenter et développer des techniques nouvelles en peinture. Ils ne s’intéressèrent que très peu à reproduire la nature de façon réaliste. Au contraire, ils peignirent de façon impulsive sans suivre les dogmes en vigueur » (S. W. Bushell, L’art de la Chine, Parckstone Press International, 2009, p. 237). 33 Le professeur Alford emploie l’expression « process of transformative engagement » (W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. p. 26). On trouve les traces d’une telle démarche sous la dynastie Ming (1368-1644), qui a vu52 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. n’ignore que, dans le cadre de l’acquisition des techniques artistiques, En Chine comme dans la Rome antique où à l’époque de la Renaissance, l’imitation et la reproduction sont perçues comme des étapes vers le développement d’un style personnel 34. Si le plagiat résulte, comme nous le pensons, d’une intention fourbe et malicieuse de s’approprier le travail ou le talent d’autrui, rien ne permet d’affirmer, en présence d’une telle perception des choses, que c’était généralement le cas dans la Chine impériale. C’est précisément ce que le professeur Fong entend faire savoir : « la falsification des œuvres d’art n’a jamais écopé de la connotation négative qu’elle reçoit en Occident » 35. 2. « Les mots doivent émerger de nous même. Sinon, nous plagions » Cette expression, de Han Yu (768-824), apparaît en guise d’épigramme dans un article du professeur Shao 36. Selon ce dernier, les actes que nous qualifions aujourd’hui de « contrefaçon » étaient perçus comme immoraux, et ce dès les 3e et 5e siècles 37. Il faut reconnaître que l’argument est conforté par l’origine et l’étymologie du mot « plagiat » (剽窃), dont le second caractère (窃) signifie « voler ». En outre, on le connaissait déjà au 5e siècle 38. Le point de départ de l’argumentation du professeur Shao repose sur la vitalité du marché de l’édition. Un raisonnement inductif le conduit à concevoir l’idée qu’un marché d’un tel dynamisme et d’une telle ampleur n’aurait pu prospérer sans l’émergence d’un mouvement appelé « imitation créative », « imitation libre » ou encore « imitation non-imitative » (G. Cheng-Chi Hsü, « Imitation and Originality. Theory and Practice », préc., spéc. p. 300). 34 Id., spéc. p. 293. 35 W. Fong, « The Problem of Forgeries in Chinese Painting (Part I) », préc., spéc. p. 99. 36 Il emploie une version anglaise : « In our tradition, words should come from one self. Otherwise, one plagiarizes ». V. K. « Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », préc., spéc. p. 400). En chinois : « 惟古于词必 己出,降而不 能乃剽贼» Han Yu (768-824). 37 Id, spéc. p. 417. 38 X. Zheng, Do not Kill the Goose that Lays Golden Eggs: the Reasons of the Deficiencies in China’s Intellectual Property Rights Protection, Thèse, MPhil University of York, 2015. une certaine perception et même une certaine pratique de la propriété littéraire et artistique. Restaient alors à débusquer des vestiges susceptibles de confirmer son intuition. C’est dans cette démarche qu’il édifie un faisceau d’indices visant à démontrer que les professionnels de la culture et de la connaissance n’étaient pas insensibles au « pillage » du fruit de leur investissement et de leurs efforts. Les exemples recueillis et proposés sont de natures différentes. Certains paraissent vouloir  et peut-être pouvoir  insuffler dans la conscience populaire une maxime qui reviendrait à dire : « tu ne plagieras point ». C’est bien en ce sens que l’on peut interpréter cette citation de Han Yu, auteur qui figure au panthéon de la littérature chinoise : « les mots doivent émerger de nous même. Sinon, nous plagions » 39. D’autres permettent de saisir l’émoi de ceux dont les œuvres avaient été répliquées ou imitées. Y sont décrits des sentiments d’indignation, de mépris et de colère. Telles sont bien les émotions qui gagnèrent, par exemple, le poète Su Shi (1037-1101) quand il découvrit que ses œuvres avaient été mêlées à d’autres, qu’il jugeait vulgaires : « [m]es poèmes et essais sont […] mélangés avec de prétendues œuvres. Il arrive parfois qu’ils soient vulgairement modifiés. J’éprouve de l’indignation à leur lecture […]. Je condamne les motifs pécuniaires de ceux qui ont ainsi publié mes œuvres. Il me tarde de détruire le matériel qui a servi à leur publication » 40. Un juriste contemporain verrait ici la marque d’une atteinte insoutenable au droit moral. On sait depuis longtemps que l’une des fonctions du droit moral vise précisément à préserver la réputation de l’auteur 41. Force est de constater que, dans Préc. Id., spéc. p. 420. Cela dit, Su Shi aurait également clamé, pour se défendre d’une accusation de plagiat : « la poésie n’appartient à personne » (D. Palimbo-Liu, The Poetics of Appropriation. The Literati Theory and Practice of Huang Tingjian, Stanford University Press, 1993, spéc. p. 175). 41 « [L]a doctrine et la jurisprudence reconnaissent d'une façon formelle aujourd'hui le droit pour l'écrivain et pour l'artiste de défendre en son œuvre sa personnalité et sa réputation parce que l'œuvre les représente et les symbolise (…). L'auteur est en droit de défendre sa personnalité et sa réputation dans son œuvre parce que son œuvre le personnifie » (G. Verley, obs. sous Trib. Civ. Seine,53 39 40 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. l’exemple ainsi rapporté, l’indignation éprouvée par l’auteur relève bien de cette nature. Le professeur Shao insiste fortement sur cet aspect : la réputation 42. Or de la réputation au droit moral, il n’y a qu’un pas. Le lien entre l’une et l’autre ne paraît pas si distendu quand on considère, dans la tradition chinoise, le culte dit de la face. Il « ressemble un peu au préjugé du qu’en-dira-t-on en Europe [mais] il est plus fort, plus universel et souvent tyrannique. Perdre la face, c’est être souvent déconsidéré, devenir ridicule 43 ». La réputation risquant d’être indélébilement imprimée dans les écrits, il n’est pas surprenant que certains universitaires jugèrent opportun de ne pas se laisser associer à des œuvres compromettantes, voire de désavouer des publications non autorisées 44. C’est peut-être ce qui conduisit Zhu Xi (1130-1200)  parfois présenté comme le philosophe le plus influent après Confucius 45  à acheter un stock entier d’ouvrages reproduisant l’une de ses œuvres 46, alors même qu’il était confronté à des difficultés financières chroniques 47. 3e ch., 20 mai 2011, Héritiers Millet c. Kuhn et Kunzli, L’art et le droit, 1912, p. 97 et s., spéc. pp. 102 et 103). 42 K. Shao, « Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », préc., spéc. pp. 411 et 412, puis 416 et 417. 43 Et l’auteur d’ajouter que « dans certains cas, plusieurs préfèrent la mort à cette humiliation » (Mgr. P. M. Reynaud, Une autre Chine, Paillart, 1897, spéc. p. 34). 44 S. Cherniack, « Book Culture and Textual Transmission in Sung China », préc., spéc. p. 65. 45 Confucius Analects. With Selections from Traditional Commentaries, translated by E. Slingerland, Hackett Publishing, 2003, v. « Appendix 4: Traditional Chinese Commentators Cited », spéc. p. 269. 46 S. Cherniack, « Book Culture and Textual Transmission in Sung China », préc., spéc. p. 65. 47Ibid. A moins que ce ne soit précisément pour ces difficultés matérielles qui l’aient amené à acheter ce stock, de manière à assurer l’écoulement des copies autorisées de son œuvre. « Le scrupuleux Zhu Xi, pénétré de sa vocation, a dû lui-même faire face aux faux dans son travail d’auteur. Plus précisément, il s’est trouvé confronté aux problèmes posés par l’impression hors de tout contrôle de ses écrits (…). [Ceux-ci] le pénalisaient matériellement en le privant des bénéfices matériels qu’il pouvait attendre de son travail » (G. Carré et C. Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », Extrême-Orient, Extrême-Occident, 2010, n° 32, pp. 115-161, spéc. para. 45). Cette interprétation mérite toutefois d’être lue avec précaution car les auteurs se réfèrent également à l’article du professeur Cherniack (S. Cherniack, « Book Culture and Textual Transmission in Sung China », préc., spéc. p. 65), laquelle Il paraît également utile de mettre en lumière un élément qui, bien que très brièvement évoqué par le professeur Shao, n’en demeure pas moins révélateur d’une pratique susceptible de donner naissance à des droits patrimoniaux. Ainsi apprendon que des auteurs écrivant au 17e siècle pouvaient percevoir un intéressement calculé sur le nombre d’ouvrages vendus 48. Malgré l’abnégation que le poids de la morale confucéenne était censée imposer aux probes lettrés 49  et en dépit du mépris dont souffraient les marchands dans la Chine ancienne , il serait exagéré d’ignorer les difficultés matérielles et financières auxquelles ils pouvaient être confrontés. Le faisceau d’indices peut encore être utilement enrichi par une contribution, indiquée par les professeurs Carré et Lamouroux 50. On y dresse une liste « de ce que les auteurs Song et les maisons d’édition (…) percevaient comme malversations : gravure d’un ouvrage sans autorisation de l’auteur ; modifications apportées au contenu d’une œuvre originale lors d’une reproduction ; ajouts au contenu d’une œuvre originale lors d’une réédition ; modification du titre initial d’un livre ; utilisation mensongère du nom d’un auteur réputé pour accroître les ventes » 51. B. La perception des éditeurs Hier comme aujourd’hui, en Chine comme ailleurs, il est dans la nature de l’éditeur de pouvoir investir (1) et d’être doué de sentiments (2). 1. L’investissement Sur le plan démographique, à l’aube de la dynastie Yuan (1271-1368), la population chinoise atteignait rapporte cette anecdote dans le cadre d’un exposé relatif à la réputation. 48 K. Shao, « Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », préc., spéc. p. 422. 49 V. ci-dessus, au I-A-1. 50 G. Carré et C. Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », préc., spéc. para. 45. 51 Feng Nianhua, « Daoban dui Songdai banquan baohu xianxiang de yingxiang », Tushuguan gongzuo yu yanjiu, 2006/3, pp. 63-65. Cité par G. Carré et C. Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », spéc. note 37. 54 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. près de 59 millions d’habitants 52. Elle connut un formidable accroissement sous le règne des Qing (1644-1912), passant de 177 millions en 1644 à 432 millions en 1912 53. Or, dès l’époque de la dynastie Song (960-1279), le marché de l’édition prenait son essor, porté et nourri par l’institution d’un système d’examen civil destiné à grossir les rangs de la bureaucratie impériale 54. Ce dernier donnait « accès à un certain statut social, à la richesse et à l’autorité politique » 55. Mais de la réussite dépendaient la possession ou l’accès aux ouvrages nécessaires 56. Par ailleurs, le livre constituant un objet de un mouvement reconnaissance sociale 57, bibliophilique avait émergé quelques siècles avant les Song 58. Au cours des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912), il y eut un développement significatif de l’industrie du livre 59 au point qu’en 1861, un auteur faisait remarquer qu’il était « très rare de rencontrer un Chinois complètement illettré » 60. Cependant, cette impression est largement tempérée par des études reposant sur des méthodes plus scientifiques : la population lettrée devait alors J. Banister, China’s Changing Population, Stanford University Press, 1991 spéc. p. 4. 53 Ibid. 54 Cet examen est décrit et commenté par E. Biot, Essai sur l’histoire de l’instruction publique en Chine et de la corporation des lettrés depuis les anciens temps jusqu’à nos jours, Benjamin Duprat, 1845 (vol. 1) et 1847 (vol. 2). 55 C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. p. 3. 56 Ibid. 57 S. Cherniack, « Book Culture and Textual Transmission in Sung China », préc., spéc. p. 65. 58 Id., p. 4. 59 C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. p. 23. 60 A. Poussielgue, Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France et de madame de Bourboulon, 18601861, Hachette, 1866, pp. 226-227. L’auteur ajoute : « [l]es rues sont littéralement tapissées d’affiches, de réclames, de sentences philosophiques (…). [L]es bibliothèques sont dans les rues ; nonseulement les façades des tribunaux, les paroles, les temples, les enseignes des marchands, les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors sont remplis de maximes de toute sorte, mais encore les tasses à thé, les assiettes, les vases, les éventails sont autant de recueils de poésie. Dans les plus pauvres villages o les choses les plus nécessaires à la vie manquent complètement, on est sûr de trouver des affiches » (p. 101) et il poursuit : « [i]l n’y a pas un pays au monde où les murailles soient placardées d’autant d’affiches » (p. 238). 52 représenter 25 à 45 % des hommes et 2 à 10 % des femmes 61. À l’unanimité, les experts affirment que l’histoire du livre chinois est quantitativement marquée par les éditions, rééditions et reproductions successives des ouvrages académiques destinés à tous ceux qui envisageaient d’occuper un poste au sein la bureaucratie 62. On reconnaît d’ailleurs que nombre de candidats ne disposaient pas de moyens suffisants pour se procurer les ouvrages utiles, ce qui les amenait à en réaliser des copies manuscrites 63. Cependant, l’histoire du livre ne se résume pas à cela. Il faut être conscient du fait que les éditeurs ne se satisfaisaient pas de répondre à la demande : ils l’anticipaient et la créaient 64. Cela nous conduit à ne pas ignorer ni sous-estimer la diversité et l’ampleur d’un marché qui donnait naissance à la parution d’ouvrages utiles (almanachs, calendriers, manuels de médecine et même des manuels de droit des contrats 65) et d’œuvres de fiction ou de divertissement (recueils de poèmes, romans, manuels d’échecs, etc.). L’industrie du livre s’était, au fil des siècles, structurée et rendue économiquement puissante, à tout le moins dans certaines provinces. Cet environnement nous invite à insister sur la concurrence et les investissements 66. Les historiens du livre démontrent l’existence d’une concurrence parfois féroce entre les éditeurs. À C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. pp. 30 et 31. 62 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 74. 63 J. P. Park, « Art, Print and Cultural Discourse in Early Modern China », in M. J. Powers and K. R. Tsiang (eds.), A Companion to Chinese Art, Wiley Blackwell, 2016, pp. 73-90, spéc. pp. 74 à 76. 64 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 118. 65 Id., spéc. p. 237. 66 Les plus éminents experts s’accordent à reconnaître que la typographie à caractères mobiles requérait un investissement initial colossal, compte tenu du nombre de caractères que contient le système d’écriture chinois. Cela explique que la technique fut le plus souvent délaissée au profit de la xylographie. V., par ex. : J.-P. Dègre, « Poirier et Jujubier. La technique de la xylographie en Chine », in F. Barbier, A. ParentCharon, F. Dupuisgrenet Desroussiles, C. Jolly et D. Varry (éds.), Le livre et l’historien. Etudes offertes en l’honneur du professeur Henri-Jean Martin, Droz, 1997, pp 85-94. 55 61 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. l’époque des Yuan (1271-1368) et des Ming (13681644), on trouve ainsi des colophons dans lesquels certains éditeurs n’hésitaient pas à encenser leurs ouvrages tout en dénigrant ceux des concurrents 67. Dans un marché de plus en plus spécialisé et segmenté 68, les éditeurs rivalisaient d’imagination pour favoriser la commercialisation de leurs ouvrages. On rapproche même certaines des pratiques d’alors des techniques de marketing actuelles 69. Enfin, relevons que la qualité des publications commerciales, souvent mauvaise 70, était directement attribuable à la pression de la concurrence 71. Or la concurrence appelle l’investissement. À cet égard, le cas de l’éditeur Mao Jin (1599-1659) est remarquable. Pour mener à bien son entreprise, il avait acquis pas moins d’une dizaine d’immeubles pour y accommoder ses employés (environ une centaine), dont des écrivains, des copistes, entre trente et quarante graveurs et une trentaine d’universitaires de renom 72. Ajoutons que l’acquisition des techniques liées à la xylographie requérait deux à trois années d’apprentissage 73. Le marché étant segmenté, un certain nombre de maisons d’édition faisaient le choix de mettre, à la disposition d’un lectorat sélectionné, des œuvres d’un raffinement remarquable 74. Leur prix de vente, élevé 75, laisse entendre que la confection de tels ouvrages exigeait un investissement conséquent. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 51. 68 R. E. Hegel, Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, préc., spéc. pp. 140 et s. 69 Id., spéc. pp. 73 à 75. 70 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. 185. 71 Id., spéc. pp. 24-62 et p. 74. 72 R. E. Hegel, Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, préc. spéc. p. 75. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 187 73 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 34. 74 C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. pp. 25 et 26 ; R. E. Hegel, « Niche Marketing for Late Imperial Fiction », in C. J. Brokaw and K.-W. Chow (eds.), Printing and Book Culture in Late Imperial China, préc., spéc. pp. 235-267 ; J. P. Park, « The Art of Being Artistic: Painting Manuals of Late Ming China (1550-1644) and the Negotiation of State », Artibus Asiae Vol. 71 (2011), No. 3, pp. 5–54. 75 R. E. Hegel, « Niche Marketing for Late Imperial Fiction », préc. spéc. pp. 239 et s. 67 Enfin, malgré la concurrence, des maisons d’édition pouvaient être amenées à rapprocher leurs forces pour venir conjointement à bout de projets faramineux 76. Un tel contexte pose fatalement la question de la rentabilité et, indirectement mais certainement, celle de la tolérance envers les pratiques malhonnêtes. Nous nous contenterons de mettre en lumière quelques exemples qui devraient suffire à attester la réalité de ces dernières. Parmi les « techniques de marketing » déjà évoquées, le nom (ou l’absence de nom) de l’auteur ou de l’éditeur pouvait jouer un rôle déterminant. À cet égard, certaines manœuvres paraissaient bien peu scrupuleuses, à l’instar de cet éditeur qui apposa le nom du célèbre poète Wang Shipeng (1112-1117) dans l’espoir d’assurer un niveau de ventes élevé 77. À l’opposé, il est avéré que les éditions des époques Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912) ne mentionnaient pas toujours le nom de l’imprimeur. Cette obligation leur était pourtant imposée afin de permettre aux autorités de s’assurer de la qualité, de la fiabilité et de l’orthodoxie des parutions. D’éminents experts estiment que cette « omission » s’explique en partie par le fait qu’il s’agissait de vulgaires plagiats ou de copies non autorisées 78. Par ailleurs, des motifs commerciaux tenant à la nécessité d’attirer un lectorat composé d’érudits et de lettrés amenaient certaines maisons d’édition à insérer dans leurs ouvrages des imitations d’œuvres picturales 79. Un ensemble de pratiques qu’un juriste contemporain qualifierait de déloyales paraît pouvoir être incarné en la personne d’un fameux éditeur : Yu Xiangdou (1588-1609). Le professeur Chia dresse un portrait en demi-teinte de cette heureuse et prolifique figure de l’édition. Ainsi, nous n’ignorons pas qu’il lui arrivait, entre autres agissements, de modifier des œuvres existantes dans une entreprise de séduction du L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. pp. 188 et 189. 77 Id., spéc. p. 118. 78 R. E. Hegel, Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, préc. spéc. p. 141 ; L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 52. 79 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 217. 56 76 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. lectorat, tout en s’en attribuant exclusivement les mérites 80. Photographies de documents d’époque à l’appui, le professeur Chia assure que la concurrence et la nécessité de réaliser des économies avaient rendu cette pratique courante 81. 2. Le sentiment Le contexte nous invite à partager volontiers l’intuition du professeur Ocko évoquée à travers l’épigramme de cette contribution. Il imagine mal que l’idée de propriété intellectuelle n’ait pas pu germer dans les esprits de « ceux qui tiraient leur prestige social de connaissances plus occultes que la connaissance confucéenne » 82. En effet, dès le 12e siècle, des éditeurs respectables se souciaient des effets d’un marché « parallèle ». Nous retrouvons ainsi Zhu Xi 83 qui, dans une lettre à Lü Zuqian (1137-1181), exprimait son désarroi face à la reproduction, par un marchand, de son ouvrage intitulé Quintessence du Mencius, qu’il avait édité à compte d’auteur : « [j]e ne sais comment faire. Je considère que le coût de ce livre a été assez important et qu’il est le produit de très nombreux efforts (…) Si l’on parvient à interrompre tout cela alors que les frais ne sont pas encore importants, il n’y aura de dommage pour aucune des deux parties. (…) La mention de cette affaire est, j’en ai pleinement conscience, ridicule, mais c’est inévitable d’en arriver là dès lors que cela touche le gagne-pain de pauvres gens, et elle est donc également excusable » 84. Le contenu de cette lettre est assez révélateur : l’auteur y évoque bien à la fois l’investissement et le labeur enduré pendant la réalisation de l’ouvrage. Le professeur Shao assure que, dans cette affaire, Zhu Xi avait formé une requête auprès des autorités locales 85. Id., p. 157. Id., p. 213. 82 J. Ocko, « Copying, Culture, and Control: Chinese Intellectual Property Law in Historical Context », préc., spéc. p. 570. 83 Celui qui, précédemment, avait acquis la totalité d’un stock de copies. V. ci-dessus. 84 Zhu Xi, Huianji, j. 33, éd. Siku quanshu, spéc. p. 31a-31b (rapporté et traduit en français par les professeurs Carré et Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », préc., spéc. para. 46). 85 K. Shao, « An alien of copyright? A reconsideration of the Chinese historical episodes of copyright », préc., spéc. p. 424. 80 Bien plus tard, une inscription sur l’une des œuvres de Yu Xiangdou (1588-1609) apporte un élément d’appréciation concordant : « [t]ous les romans que j'ai publiés sont des compositions soigneuses venues de mon cœur. Le travail fut si laborieux que des callosités sont apparues sur ma main. J'ai investi tellement d’argent qu'il est difficile d’en faire le calcul ! Ces profiteurs sont assez impudents pour être qualifiés de scélérats et de fripons ! » 86. Enfin, pour terminer cette série d’illustrations 87, se faisant les gardiens d’une certaine éthique, des éditeurs ayant une perception suffisamment précise de ce que nous nommerions aujourd’hui « contrefaçon », en venaient à menacer les potentiels contrefacteurs de poursuites. Ce colophon de l’époque Qing (1644-1912) en atteste : « [n]ous, qui investissons dans l’édition et composons des ouvrages, ne nous engageons que dans des activités élégantes et créatives, et rejetons fermement le plagiat. Si un profiteur ose contrefaire ou tromper le lecteur, il sera sévèrement poursuivi. Nous ne montrerons aucune pitié » 88. Force est de reconnaître que tant les arguments avancés que les illustrations qui les appuient sont de nature à emporter la conviction. Il existait bien, en tout cas parmi les parties prenantes, mais en tout état de cause, à diverses époques, un sentiment d’exaspération vis-à-vis de toute forme de reproduction non autorisée. II. La juridicité Deux mille ans d’une histoire chinoise du livre, marqués par une progression constante de son marché, n’ont-ils jamais façonné une perception ou mieux, une conscience, susceptible de faire émerger une idée d’une propriété littéraire et artistique ? Il est certain qu’aucun instrument de nature législatif n’a consacré le droit de propriété littéraire et 81 Cité par K. Shao, id., spéc. p. 422. Il en existe bien d’autres. V. not. K. Shao, in « An alien of copyright? A reconsideration of the Chinese historical episodes of copyright », préc., spéc. pp. 424 et s. 88 Rapporté par K. Shao, id., spéc. p. 423. Cela dit, la personnalité contrastée de Yu Xiangdou (v. nos développements ci-dessus au I-B-1) autorise à douter de la parfaite véracité de ce témoignage. V. égal. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. 157. 57 86 87 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. artistique (A). Malgré tout, historiens et archéologues ont découvert que de nombreux auteurs et éditeurs, à diverses époques, avaient formulé des requêtes auprès d’autorités locales (B). A. La loi Contrairement à la période actuelle, le législateur chinois n’a pas toujours été prolifique. Un auteur fait remarquer que l’expression de Montesquieu « [q]uand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples » 89 conviendrait parfaitement à Confucius 90, dont la pensée était mue par cet aphorisme que l’homme est bon et d’une bonne morale par nature 91. Cela réduit, en effet, la nécessité de recourir à la loi. Il n’empêche que, sous l’influence de la pensée légaliste, des instruments normatifs régissaient les actes de la vie en société 92. Cependant, aucun ne contient, de près ou de loin, quelque disposition que ce soit en matière de propriété littéraire et artistique. À titre d’exemple, si le Code Tang comporte un chapitre sur la fraude et la contrefaçon et des articles concernant les artistes et les lettrés appelés à la Cour impériale, aucune de ces dispositions ne consacre ne serait-ce que des droits individuels 93. Il est acquis que des instruments normatifs furent adoptés pour interdire la reproduction ou la distribution de certaines œuvres littéraires 94. Les variations dans l’intensité de l’inquisition littéraire sont révélatrices de la politique impériale 95. À cet égard, un édit de 835 est parfois présenté comme la 89 Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XIX, Cha. XXII, Vue Dabo, 1824, spéc. p. 209. 90 Voir J. W. Head, China’s Legal Soul. The Modern Chinese Legal Identity in Historical Context, Carolina Academy Press, 2009, spéc. pp. 14 et 15. 91 Id., spéc. p. 15. 92 Pour un aperçu général, v. J. W. Head, China’s Legal Soul. The Modern Chinese Legal Identity in Historical Context, Carolina Academy Press, 2009, spéc. pp. 26 et s. 93 Voir The T’ang Code, Volume II, traduit par W. Johnson, Princeton University Press, 1997. 94 W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense, préc., spéc. pp. 12 à 15. 95 Ibid. V. aussi M. Bastid, « Les lettre฀s et l' "ordre moral" : la "prison des lettres", — censure et inquisition sous la dynastie des Qing », Extrême-Orient Extrême-Occident, 1984, n° 4, pp. 7180. plus ancienne loi sur la presse 96. Il prohibait l’édition et la reproduction d’ouvrages édités à titre commercial qui portaient sur l’astronomie et la météorologie, tels que les calendriers et les almanachs. La prohibition tient à la nature des informations contenues, perçues comme primordiales dans le cadre d’une société essentiellement agraire. De tels édits n’avaient pas vocation à reconnaître une protection de nature juridique contre les imitations ou reproductions non autorisées. La structure sociétale de la Chine ancienne, solidement fondée sur la famille et la collectivité, aurait étouffé les velléités portant vers une telle reconnaissance. Les historiens du droit chinois décrivent une société féodale, patriarcale et hiérarchisée 97. Dans une société féodale rigoureusement hiérarchisée, où « chaque individu doit tout à ses parents et, par extension, à la nation personnifiée par l’empereur 98», la notion même de droits personnels n’était guère concevable 99. En réalité, ces édits avaient pour cause et objet exclusifs de contrôler les œuvres et leur diffusion afin, d’une manière générale, de garantir la pérennité du pouvoir impérial 100. Il pouvait s’agir, en particulier, de s’assurer du caractère orthodoxe et de la fiabilité d’informations perçues comme jouant un rôle central dans l’organisation sociale. Cette politique se révélait encore à un ministre 96 M. Bastid, « Les lettre฀s et l' "ordre moral" : la "prison des lettres", — censure et inquisition sous la dynastie des Qing », préc., spéc. p. 72 ; C. J. Brokaw, « On the History of Books in China », préc., spéc. pp. 18 à 20. 97 Lequel renvoie « au comportement approprié en fonction de la place qu’occupe l’individu au ein de la famille ou du système social ou politique » J. W. Head, China’s Legal Soul. The Modern Chinese Legal Identity in Historical Context, préc., spéc. p. 11. 98 C. L. Miller II, « A cultural and Historical Perspective to Trademark Law Enforcemefb nt in China », 2 Buff. Intell. Pro. L.J. 103 2003-2004, spéc. p. 108, l’idée étant développée jusqu’à la page 113. 99 V. not. K. Fan, Arbitration in China. A Legal and Cultural Analysis, Hart Publishing, 2013, spéc. pp. 92 et s. 100 « Tous les exemples connus d'efforts déployés par l'État, avant le vingtième siècle, pour assurer la protection de ce que nous appelons à présent la propriété intellectuelle, semblent avoir été massivement dirigés vers le maintien de l'empire impérial. Les efforts de l’administration ne concernaient que de manière très marginale, pour ne pas dire nulle, la création ou le maintien de droits de propriété (…) ou la promotion du droit de paternité sur une œuvre de l’esprit ou sur une invention » (id., spéc. pp. 16 et 17). 58 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. français voyageant en Chine à la fin du 19e siècle : « [l]a littérature, écrit-il, n’a d’autre mérite que d’être utile à la société, en adoucissant les mœurs et en apprenant aux hommes à se conduire » 101. En d’autres termes, rien n’était autorisé en dehors des frontières de l’orthodoxie confucéenne. C’est également à des fins sociétales que les autorités impériales et provinciales exerçaient un contrôle notamment sur la qualité des œuvres universitaires destinées aux candidats aspirant à une carrière au sein de la bureaucratie impériale. Malgré l’absence de loi explicite visant à interdire la reproduction non autorisée d’ouvrages, certains auteurs estiment que le contrôle de la diffusion des œuvres n’était pas fondamentalement incompatible avec un régime de droit d’auteur et soutiennent même que de tels droits ont effectivement été reconnus, serait-ce sous une forme parsemée et embryonnaire 102. Pour avancer dans cette direction, il convient de préciser que les sujets de l’empire disposaient de la faculté d’élever leurs protestations auprès de magistrats. Bien que la tradition confucéenne invite fortement à se détourner du conflit 103, les historiens du livre ont révélé des ouvrages marqués d’avertissements frappés de sceaux préfectoraux. Ces derniers pourraient constituer les prémices d’une reconnaissance, à tout le moins à un niveau local, d’une certaine propriété littéraire et artistique. B. Les recours Auteur d’un article paru en 1943, le professeur Wu Kuang-Ch’ing indique, d’une part, que beaucoup d’éditeurs n’avaient pas hésité à employer ce moyen A. Poussielgue, Voyage en Chine et en Mongolie, préc., spéc. pp. 222 et 223. 102 En ce sens, v. not. : J. Ocko, « Copying, Culture, and Control: Chinese Intellectual Property Law in Historical Context », préc., spéc. p. 570 (où l’auteur exprime son scepticisme) ; C. Zheng, Zhishi Chanquan Lun [On intellectual property], Falu chubanshe, 1998 (rapporté par de nombreux juristes sinophones, dont W. Guan, Intellectual Property Theory and Practice. A Critical Examination of China’s TRIPS Compliance and Beyond, Springer, 2014, spéc. p. 50). 103 V. not. K. Fan, Arbitration in China. A Legal and Cultural Analysis, Hart Publishing, 2013, spéc. pp. 94 et s. ; J. Zhang, The Tradition and Modern Tradition of Chinese Law, Springer, 2014, pp. 429 et s. 101 pour assurer la protection de leurs œuvres, d’autre part, que cette voie juridique était déjà bien ancrée à l’époque de la dynastie Song et, enfin, qu’aucune législation ne l’avait abolie 104. L‘exemple qu’il présente paraît, de prime abord, tout à fait éloquent. Il s’agit de l’œuvre magistrale intitulée Commentaires des Treize classiques, publiée en 1639 par Mao Jin (1599-1659) 105, dont nous avons brièvement résumé les investissements qu’il avait nécessités 106. Est annexée à l’œuvre une déclaration officielle émanant de l’autorité préfectorale de Suzhou (province du Jiangsu), qui mérite bien d’être reproduite in extenso : « Ce Bureau imprime des collections littéraires, le Shihchi et d'autres œuvres, et les fait circuler. Des individus peu scrupuleux les reproduisent dans un but lucratif, en utilisant des blocs 107 mal coupés et en livrant des textes défectueux en raison d'omissions et d'erreurs. Ils sont vendus à bas prix. Des libraires éloignés ont souvent été trompés ; les étudiants ont également été induits en erreur. Compte tenu des bonnes intentions de ce Bureau, cette pratique ne peut être considérée que comme déplorable. Quelques-uns des coupables ont donc été punis ; mais un certain nombre d'entre eux sont encore en liberté. Ce bureau a demandé l'aide de certaines autorités pour les traduire en justice. Dès lors, ceux qui continuent à enfreindre les droits de ce Bureau, qui a publié les Treize Classiques, les Vingt et une Histoires Dynastiques, les Œuvres Philosophiques des écrivains des périodes Chou, Ch'in, Han et Wei, ainsi que les écrits des principaux auteurs des dynasties Tang et Song, seront poursuivis ; et leurs blocs seront confisqués, qu'ils soient proches ou loin de cette préfecture. Aucune indulgence ne sera montrée ; et tous les revendeurs d'œuvres contrefaites seront poursuivis. Ceux qui ont publié des ouvrages publiés par ce Bureau en en ayant modifié les titres seront également punis. Cette déclaration est faite spécialement pour qu'il n'y ait aucune contravention suivie de remords de la part des Wu Kuang-Ch’ing, « Ming Printing and Printers », Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 7 (1943), No. 3, pp. 203-260, spéc. p. 230. 105 S. McDowall, Qian Qianyi’s Reflections on Yellow Mountain. Traces of a Late-Ming Hatchet and Chisel, Hong Kong University Press, 2009, spéc. p. 30. 106 V. ci-dessus, au I-B-1. 107 La xylographie est réalisée par sculpture sur « blocs » de bambou. 59 104 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. délinquants. 1640 » 108. Daté du premier mois intercalaire, À première vue, cet avertissement est éblouissant tant on aimerait y déceler une mesure de protection d’un droit de propriété littéraire. Il prête pourtant à discussion. En effet, bien que Mao Jin fût un éditeur privé, il doit être tenu compte du fait que les Commentaires des Treize classiques étaient 109 « officiellement sponsorisés » ; autrement dit, commandités par une autorité impériale ou provinciale et, en l’occurrence, celle de Suzhou. Or, nous savons que ces autorités tenaient fortement à la fiabilité des œuvres mises à la disposition du public et en particulier des écoliers, des étudiants et des candidats à un poste au sein de la bureaucratie impériale. À cet égard, nous avons la certitude que les maisons d’édition avaient l’obligation d’indiquer leur nom sur les ouvrages 110. Quelles en étaient les raisons ? Deux explications paraissent envisageables, mais à des niveaux de probabilité différents. La première, selon nous la plus vraisemblable, concernerait la traçabilité du produit et la responsabilisation de celui qui en était à l’origine 111, Nous tenons à préciser qu’il s’agit d’une traduction fondée sur la version anglaise livrée par Wu Kuang-Ch’ing (« Ming Printing and Printers », Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 7 (1943), No. 3, pp. 203-260, spéc. p. 231) et non sur celle de Ken Shao (« Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », préc., spéc. p. 407). A la note 43, ce dernier renvoie à une reproduction du texte original qui se trouverait à la p. 35 de l’ouvrage de Lucille Chia (Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc.). En réalité, il s’agit de deux déclarations préfectorales différentes : celle traduite par Wu Kuang-Ch’ing date de 1640 et émane de la préfecture de Suzhou (province de Jiangsu), tandis que celle traduite par Ken Shao date de 1532 ou 1533 et provident de la préfecture de Jianning (province de Fujian). Une traduction anglaise de cette dernière est produite aux pp. 177 et 178 de l’ouvrage du professeur Chia. Nous avons sollicité le professeur Deng Wei, docteur en traductologie et enseignant-chercheur à l’Université d’Etudes Etrangères de Guangdong, pour éclaircir ce point. Nous la remercions vivement pour son concours. 109 Ibid. 110 V. Not. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 35. Pour une traduction en anglais, v. id., spéc. pp. 177 et 178. 111 Sur cet aspect, v. G. Carré et C. Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », préc., spéc. pp. 115-161. 108 de manière à pouvoir engager la responsabilité de l’éditeur en cas d’erreurs ou d’omissions. C’est bien ce qui ressort d’une lecture attentive de cet avertissement qui paraît fondé exclusivement sur l’impériosité de ne laisser pénétrer l’esprit du public que des œuvres d’une qualité irréprochable. Or la littérature sur le sujet révèle que de nombreuses publications étaient d’une qualité médiocre. En ce sens, le professeur Chia offre une anecdote édifiante. Après que de nombreux candidats eurent été recalés parce qu’ils s’en étaient remis à un ouvrage truffé d’erreurs, la Commission de Surveillance de la préfecture de la Province de Fujian enjoignit aux éditeurs concernés de graver à nouveau les blocs, cette fois-ci avec rigueur et application, au risque de subir des sanctions 112. L’irritation provoquée par cette piètre qualité est manifeste dans un lègue laissé par le bibliophile Xie Zhaozhe (1567-1624). Après avoir encensé quelques éditeurs, il n’hésite pas à en condamner d’autres dans des termes méprisants, notamment un certain M. Ling dont il juge les ouvrages « pires que les livres plagiés » 113. Cette thèse trouve également un appui dans l’une des affaires qui ont préoccupé Zhu Xi (1130-1200) 114. Ce dernier avait reçu une lettre de son ami Zhang Shi (1133-1180) 115 , laquelle peut être utilement versée au débat : « J’ai récemment appris que quelqu’un d’une maison de livres de Jianning 建寧 avait gravé le Mengzi jie de l’année Kuisi 癸巳 et je suis au plus au point effrayé, non seulement à l’idée qu’il soit maintenant impossible d’y apporter des corrections et qu’il égare ceux qui l’étudieront, mais aussi que l’addition de ces deux situations ne soit un désastre. Du matin au soir je ne m’accorde plus aucun loisir, et j’ai déjà transmis des dossiers à l’Intendance et à la Préfecture, pour détruire aujourd’hui même les planches » 116. 112 Injonction de la Commission de Surveillance de la Province de Fujian datée de 1532-1533). Pour une photographie de l’originale, v. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 35. Pour une traduction anglaise, v. id., spéc. pp. 177 et 178. 113 L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 185. 114 Pour une autre, v. ci-dessus, au I-A-2. 115 Il ne paraît pas superflu d’ajouter que Zhang Shi était proche des arcanes du pouvoir (X. Yao, The Encyclopedia of Confucianism, Routledge, 2013, spéc. p. 800) 116 Zhang Shi, Nanxuqnji, j. 24, éd. Siku quanshu, spéc. p. 3a 60 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. La seconde raison tendrait à reconnaître un droit de propriété littéraire. Elle nous paraît moins plausible, en tout cas dans le colophon tel qu’il apparaît dans l’article du professeur Wu Kuang-Ch’ing. Il faut bien reconnaître, en effet, que rien dans cet avertissement ou dans la lettre de Zhang Shi ne permet de déceler la reconnaissance  qui prendrait alors une nature officielle  d’un quelconque droit individuel. Ce que l’autorité déplore, c’est exclusivement la qualité du produit mis en circulation, non l’atteinte à un droit de propriété. En revanche  et l’argument nous semble particulièrement sérieux , on imagine facilement que des auteurs ou des éditeurs contrariés aient pu, de manière très astucieuse, soumettre des requêtes à des autorités locales en vue de faire cesser l’injustice qu’ils éprouvaient et limiter le préjudice qu’ils subissaient, détournant ainsi la fonction première de ces déclarations frappées d’un sceau officiel. En s’appuyant sur des travaux récents 117, le professeur Shao relève, de manière plus explicite, des exemples susceptibles d’emporter davantage notre conviction dans la recherche d’une reconnaissance de droits individuels pouvant être assimilés à des droits d’auteur. Certaines des déclarations officielles, auxquelles il fait référence, comportent une terminologie qui, à bien y regarder, n’est pas loin d’évoquer celle du droit d’auteur. Parmi de nombreuses illustrations, il en est une qui appelle notre attention, celle qui fut provoquée par une requête de Zhu Mu (qui vivait au 13e siècle), disciple de Zhu Xi 118. Outre des termes rappelant à nouveau l’investissement financier, la rudesse du travail nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre ou encore la réputation (la crainte de voir les noms des auteurs changés 119), on trouve, par exemple, les expressions « composition indépendante » et « efforts intellectuels » qui, il faut bien le reconnaître, (rapporté et traduit en français par les professeurs Carré et Lamouroux, « Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes : réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques », préc., spéc. para. 47). 117 周林 (Zhou li) 和 李明山 (Li Shan), 中 国版 权史研究文 献(Histoire du droit chinois du droit d’auteur), 中国方正出版社, 1999. 118 K. Shao, « Alien to Copyright?: A Reconsideration of the Chinese Historical Episodes of Copyright », préc., spéc. p. 424. 119 Ibid. rappellent suffisamment le concept d’originalité 120. Plus probante encore est une déclaration officielle, celle-ci requise par Zhu Zhu (fils de Zhu Mu), dans laquelle, cette fois-ci, apparaît le terme « plagiat » 121. Il est intéressant de noter que l’époque paraissait également connaître ce que nous pourrions appeler un ancêtre du référé-contrefaçon. On apprend en effet, dans une lettre de Li Yu (1611-1680), dramaturge et romancier de l’époque Qing, qu’ayant été informé que l’on envisageait de reproduire l’une de ses œuvres, il aurait requis le soutien de la puissance publique pour faire cesser le méfait 122. Enfin, on observera que les sanctions consistaient, pour l’essentiel, dans la destruction des blocs ayant servi à produire les copies non autorisées. Conclusion Les récents travaux sur l’histoire chinoise de la propriété littéraire et artistique confortent la réalité du phénomène d’imitation et de reproduction. Là où le débat se cristallise, c’est sur sa perception morale. Les travaux menés par les historiens et les archéologues nous permettent désormais de confronter notre perception aux faits archéologiques. Ceux-ci permettent d’affirmer que certains auteurs et éditeurs s’opposaient radicalement à l’imitation ou à la reproduction de leurs œuvres, à tout le moins dans les régions dans lesquelles l’industrie du livre s’était développée. Le sentiment d’injustice qu’ils éprouvaient est perceptible. L’analyse peut être poussée jusqu’à conclure, d’une part, que certains auteurs avaient conscience de ce que la théorie juridique a conceptualisé sous le terme « droits moraux » et, d’autre part, que certains éditeurs avaient conscience de la nécessité de protéger l’investissement réalisé, ce qui ne manque pas de créer un lien avec ce que nous appelons « droits patrimoniaux ». Par ailleurs, la destruction des blocs ayant servi à la réalisation de la reproduction permet d’aller dans le sens d’une reconnaissance du caractère revendicatoire de la requête. Ibid. Id., spéc. p. 425. 122 Id., spéc. p. 429. 120 121 61 Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, Décembre 2016, n° 3. Cependant, il est certain que la « simple indignation littéraire, [l’attitude hostile à l’égard des plagiaires] n’atteignit pas cette couche profonde des convictions sociales où la notion du droit et du tort fait naître les normes juridiques » 123. Cela nous conduit à une dernière interrogation : Beaumarchais n’avait-il pas un homologue, dans la Chine de son époque ou plus ancienne, dont la position et les relations avec la Cour auraient pu favoriser la reconnaissance législative d’un droit de propriété sur les créations littéraires et artistiques ? On sait que les éditeurs commerciaux et les autorités locales étaient souvent incarnés dans la même personne 124. L’existence de relations établies, sérieuses et continues entre la Cour impériale et l’industrie de l’édition est attestée 125. Ajoutons que des branches du gouvernement Ming étaient impliquées dans l’industrie du livre, et de nombreux ouvrages étaient supportés financièrement par des princes 126. On sait, enfin, que les plus éminents lettrés étaient appelés à la Cour. Ce fut notamment le cas de Zhu Xi, qui perdait sa quiétude lorsque ses œuvres étaient reproduites ou malmenées. Malgré cela, la possibilité d’une reconnaissance effective d’un droit de propriété sur les créations intellectuelles paraît illusoire. Tant le confucianisme que le légalisme  les deux principales écoles qui ont fondé le droit chinois  appelaient à circonscrire la loi aux aspects criminels et civils les plus essentiels pour garantir l’harmonie de la société. Dans une économie essentiellement rurale, il est évident que le concept de propriété intellectuelle ne peut être suffisamment nourri pour prendre racine et se développer au point d’être consacré par la loi. E. G. 123 S. Messina, « Le plagiat littéraire et artistique dans la doctrine, la législation comparée et la jurisprudence internationale », préc., spéc. p. 474. 124 W. P. Alford, To Steal a Book is an Elegant Offense. Intellectual Property Law in Chinese Civilization, préc., spéc. p. 14. 125 En ce sens, v. par ex. L. Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang, Fujian (11th-17th Centuries), préc., spéc. p. 175. 126 R. E. Hegel, Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, préc. spéc. p. 133. 62