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Écologie et sémiotique

Dans ce texte, nous présentons une vue de la structure sociale, du langage et des signes, fondée sur l'écologie de notre espèce, c'est-à-dire sur les extractions et les déjections qui relient nos sociétés à la nature. Nous montrons comment la stratification du social devient une stratification sémiotique et même mentale, ce qui éclaire le concept de la "socialité du sujet". Finalement, nous considérons le rôle possible de l'art dans la perspective de la crise éthique produite par la contradiction entre les sémiotiques infinies de la croissance (économique, discursive, communicationnelle) et la finitude de leurs conditions planétaires.

Per Aage Brandt Écologie et sémiotique Résumé Dans ce texte, nous présentons une vue de la structure sociale, du langage et des signes, fondée sur l'écologie de notre espèce, c'est-à-dire sur les extractions et les déjections qui relient nos sociétés à la nature. Nous montrons comment la stratification du social devient une stratification sémiotique et même mentale, ce qui éclaire le concept de la "socialité du sujet". Finalement, nous considérons le rôle possible de l'art dans la perspective de la crise éthique produite par la contradiction entre les sémiotiques infinies de la croissance (économique, discursive, communicationnelle) et la finitude de leurs conditions planétaires. Mots-clé : fonction sémiotique, écologie, socio-sémiotique, bio-sémiotique, éthique écologique, Rilke, Leopardi. Introduction : le fini et l'infini Tout sémioticien connaît la différence entre le signifié et le référent, c'est-à-dire entre le sens en soi et la signification spécifique que le sens invite à mettre en acte. On peut dire que la fonction sémiotique comprend, sous un même signifiant, deux contenus, l'un purement imaginaire, iconique, mentalement visuel, et l'autre symbolique au sens d'un devoir-faire fondé sur un croire-être. Le discours peut alors se concevoir comme l'expansion de la fonction sémiotique des phrases qui se développe sémantiquement en argumentativité, descriptivité et narrativité, tout en retenant le contenu dans l'imaginaire, comme pure sens, avant de laisser se former ce croire et cette signification, par une opération qui transforme ou traduit le sens discursif en contenu symbolique, programme à réaliser – à assumer par les sujets communicatifs, dans le monde des sujets sociaux appartenant à ce monde. On peut dire que cette opération sémantico-pragmatique inaugure l'écologie de la fonction sémiotique. L'écologie ancre l'immatériel du sens dans le matériel de la signification, et par là, elle ancre d'abord la subjectivité communicative et contemplative dans la subjectivité sociale et effectuante. Nous vivons dans un monde matériel formé comme un territoire sphérique, à savoir le globe de notre planète ; si l'espace de notre pensée, de nos cultures et de notre civilisation globale, soutenue par nos sémiotiques et notamment par l'argent et le langage, semble en principe infini en extension, en revanche, l'espace de notre vie matérielle est soumis aux contraintes de sa finitude : ce que nous appelons la nature ne peut pas répondre à nos aspirations infinies, et à nos rêves de croissance productive, par un rendement infini ou par une réponse constante et inébranlable qui nous permettrait de la traiter de manière arbitraire. Si l'on ne prend pas en considération cette asymmétrie, disons entre l'infini et le fini, entre l'économie des signes et l'écologie des choses, on risque le pire. Si cette perspective concerne pour ainsi dire la sortie de la fonction sémiotique, il existe bien une problématique inverse, de l'entrée du signe : d'où viennent les signifiants, les substances d'expression, comme le dit la tradition hjelmslévienne ? Ils viennent de notre corps, et de la terre, du bois, de la pierre, des métaux, de l'électricité... C'est là également une question écologique, celle de notre substrat substantiel sémiotique. Est-il possible, par exemple, de maintenir et d'augmenter à l'infini le volume de la communication médiatique, électronique et numérique, de nos jours, sans surcharger les systèmes électroniques et électriques fondés sur les sources de l'énergie non-renouvelable de la planète, et sur l'extraction de métaux rares, pour assurer la croissance des masses de signifiants ? Dans les deux perspectives, celle de l'entrée et celle de la sortie de la fonction sémiotique, on voit se poser le problème de la croissance. L'ensemble des systèmes et des pratiques sémiotiques du monde poussent à la croissance quantitative, et pourtant cette croissance est limitée par la finitude de notre substrat planétaire et de ses capacités. Déjà se pose, philosophiquement, la question de savoir si la croissance économique et communicative, en général, est vraiment le but de toute activité sociale. Car si la réponse est négative, l'alternative n'est pas évidente. Peut-on envisager un changement dans les structures sociales qui permettrait aux populations et à leurs gouvernements de trouver un équilibre entre les prétentions infinitistes et les conditions nécessairement limitées et finies de leurs réalisations ? L'écologie humaine Imaginons la condition du vivant comme un cercle divisé par une ligne diagonale horizontale. On conçoit la périphérie comme un trajet circulaire, par exemple dans le sens de la montre. A 9 heures, l'organisme extrait ses aliments de la terre environnante, à 12 heures il les digère, et à 15 heures, il sécrète leurs restes dans la terre environnante. À 18 heures, la terre réagit à ce qu'elle a reçu, et à 21 heures, l'organisme revient au même endroit et extrait ses aliments de la terre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la terre ne rende plus ou que l'organisme meure. En réalité, ce cercle est une boucle sur la courbe de l'entropie croissante de l'univers ; la vie telle quelle constitue une réversion locale, un mouvement négentropique qui retrouve l'entropie générale par ses déchets et par sa mort. Vivre consiste à extraire de l'environnement (vivant ou non-vivant) certaines catégories d'objets et surtout des aliments et de l'eau ; à croître, à se reproduire, et à mourir. Les conditions de cet échange sont étudiées par la biologie et par la bio-sémiotique. Pour la bio-sémiotique, je me réfère aux auteurs suivants : Kalevi Kull (1998), Jesper Hoffmeyer (1996), et le fondateur de ce mouvement, Thomas A. Sebeok (1990). Les bio-sémioticiens pensent que toute régulation entre organismes et environnements (Umwelt) est sémiotique ; une philosophie moniste inspirée de C. S. Peirce les invite à interpréter les processus de régulation entre espèces et avec la nature inanimée comme des fonctions sémiotiques, toutefois sans prendre en considération le sens, car dans ce domaine, la "signification" règne, sous forme de causalité. Chez des organismes sans système nerveux, il ne peut guère s'agir de sémantique et de sens ; or, pour la bio-sémiotique, c'est la régulation cybernétique qui compte comme 'sens'. Dans le cas de l'écologie humaine, qui n'intéresse pas particulièrement la bio-sémiotique, il est évidemment impossible de faire abstraction de la sémantique, et nous allons voir comment elle s'articule. L'extraction de ce qui permet la survie élémentaire n'est pas la seule qui engage les êtres humains. Nous ajoutons à cette première une seconde extraction, à savoir de matériaux qui nous permet d'urbaniser notre habitat, ce qui demande de nouvelles munitions d'eau, de pierres, de bois et de métaux, etc. – et qui crée corrélativement, avec les formes de vie qui s'ensuivent, de nouveaux problèmes d'échange avec la nature (déchets, pollution, fragilisation des autres espèces vivantes et de leurs habitats). Le premier cycle correspond à la territorialisation, et le deuxième à l'urbanisation. Un troisième cycle s'impose dans toutes les cultures qui urbanisent, c'est celui qui consiste à extraire et à interpréter les pierres précieuses et les métaux précieux, le marbre, l'or, etc. Avec ces substances, on fabrique des objets sacrés dont on orne les êtres considérés comme supérieurs, les chefs, les dieux, les prêtres : les autorités qui règnent sur les villes et la campagne, sur la paix ou les guerres, bref, la souveraineté. On aura donc désormais, dans les sociétés territoriales, post-glaciaires, urbanisantes et sacralisantes, des dix derniers millénaires, un triple intérêt dans la nature, une triple dépendance d'elle, et une architecture sociale à trois niveaux s'élevant sur ses niches habitables. Les gens de la terre ; les gens du commerce, de l'administration et de la fabrication ; et les élites de la religion, de la richesse et du pouvoir : territoires, urbanités, souverainetés. Sous les différents 'modes de production' qui marquent l'histoire humaine, cette architecture fondamentale reste présente jusqu'à aujourd'hui. C'est ce qu'il est possible désormais, en parlant des civilisations post-glaciaires, d'appeler la société tout court : elle échange avec la nature pour ses activités vitales organiques ; pour pouvoir urbaniser, construire, produire ; et pour élever ses temples, casernes, banques et palais exprimant sa souveraineté, son sacré. L'origine du sémiotique Les objets qui fondent le social existent ainsi sur trois strates : I, les vivres ; II, les biens construits ; III, les objets de culte. Ces trois strates, avec les activités qui les caractérisent, définissent les civilisations qui se déploient après la période glaciaire de notre pré-histoire. À la simple communauté tribale (I) se superpose ainsi la société institutionnelle et légaliste (II) et en troisième lieu la souveraineté, pouvoir "en dernière instance" qui règne au-delà de la loi, par la violence et la sacralité de ses énoncés. Pour les sujets, munis de langage, les trois strates forment une phénoménologie stratifiée, présentant un réel existentiel et narratif (I) de la vie et de la mort corporelles ; un réel imaginaire narratif et argumentatif (II) plein de projets, de politiques, d'histoires et d'Histoire ; et un réel symbolique (III) où réside l'autorité transcendante avec ses vérités absolues et ses valeurs. Ces instances s'installent toutes mentalement dans les sujets "socialisés" comme autant d'aspects de la vie quotidienne. Elles deviennent notre "seconde nature", comme le disait le philosophe Hegel. Voir à ce sujet le bel article de Kervegan (2014). L'invention de l'argent a lieu au niveau symbolique, dans les premières grandes civilisations. Voir Brandt (2017) et l'histoire romaine du temple de Junon Moneta. Le précieux métal, rare et lumineux, qui orne et couvre les statues divines devient par la logique de la magie le porteur de la force protectrice des divinités et garde cette importance quand il est monnayé par les prêtres (nos premiers banquiers). L'argent monnayé, substance protectrice, est ainsi né au niveau symbolique du social, au service des instances souveraines, mais il est immédiatement mis en circulation à tous les niveaux et acquiert une multitude de fonctions. Fonctions de mesure, d'échange, de réserve ou stockage de valeurs, de spéculation, etc. Voir Lawson (2016). Sous le régime du capitalisme, les niveaux seront étroitement intégrés, mais il est toujours utile de distinguer le capital symbolique, spéculatif (III) du capital productif (niveau II) et bien sûr, du capital simplement organique (I), c'est-à-dire de l'argent dont on se sert sur le marché du village. Sous le capitalisme, l'opposition entre économie et écologie devient frontale et dramatique. Les capitaux productifs et spéculatifs deviennent responsables de la destruction des océans, des forêts vierges, de la diminution des espèces, de la déstabilisation du climat ; et l'affaiblissement des institutions du niveau II, et notamment de la politique légaliste, semble particulièrement important pour la dérégulation, par la souveraineté sous toutes ses formes, du comportement financier et productif, et de l'exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines, à travers le monde, qui s'ensuit. En ce qui concerne les fonctions sémiotiques, l'analogie entre l'argent et le langage a souvent été signalée par les philosophes ou les linguistes. Ainsi, notamment, Rossi-Landi (1968) et Baudrillard (1972). La monnaie correspond au mot, le message à la marchandise, l'idéologie à la bourse des valeurs, et ainsi de suite. Or, la ligne du rapport entre le langage et la structure stratifiée du social peut être suivi encore plus loin. La préciosité verbale, expressive, relève déjà du sacré, comme nous le montrent les formules élaborées du jurement ou du culte (niveau III). Le vocabulaire et la syntaxe considérablement développés et élargis par l'usage institutionnel, administratif, politique, commercial et médiatique (niveau II) rendent la sémantique langagière encyclopédique, infiniment riche, et concerne donc au plus haut point le sens même des mots et des phrases, qui devient labile et indéchiffrable en dehors des cadres imaginaires et conceptuels que développe l'institutionnel. La relation intime de chaque être parlant à ce qui pour lui est dicible ou indicible, relation existentielle qui fonde l'énonciation, la personne du langage, dans "la chair" phénoménologique du sujet, relève finalement du registre de la signification, du référentiel vécu (niveau I). Ainsi, on peut dire, en ce qui concerne le langage, que le signifiant, le signifié et le référent sont pris en charge ou représentés dans leurs stratifications correspondantes à la fois par le social et par le langage. Si la pièce de monnaie paraît souvent n'être qu'un signe, on constate que sa substance particulière de l'expression, métallique, est pourtant à l'origine de sa valeur, à savoir par le transfert magique de la force divine sur la substance ensuite articulée en morceaux de quantité égale et transformée en forme d'expression ; les moyens de paiement prenant la relève, les billets, les papiers financiers, l'argent électronique, qui sont souvent vus comme de l'argent fiat, c'est-à-dire fonctionnant par pure convention, et devenus ainsi plus sémiotiques que jamais, continuent néanmoins à renvoyer à l'étape initiale, où la pièce de monnaie était chose (causale) plutôt que signe (conventionnel). On pourrait sur ce point, à la pièce de monnaie, pertinemment appliquer la catégorie peircéenne d'indice. La pièce de monnaie et ses représentants possèdent bien un sens, celui d'une protection transcendante, soit d'une "valeur" abstraite, et d'une signification concrète, réservée à celui qui en est le propriétaire : le "pouvoir d'achat", expression qui renvoie encore à son origine symbolique, puisque c'est un "pouvoir", à la fois un pouvoir-faire et un pouvoir-être. On peut faire un pas de plus et se demander si la fonction sémiotique elle-même, quelle qu'elle soit, pourrait se comprendre de la même manière, et si une telle analyse aurait des conséquences d'intérêt. Est-ce que le signe – entendu comme la structure et la fonction que notre tradition résume dans les termes de signifiant, de signifié, et de référent, et dont l'instance expressive comprend un mécanisme déictique ancré dans le mot, et le signifié une syntaxe et deux sémantiques, l'une imaginaire et l'autre symbolique – pourrait se comprendre à partir de la stratification fondamentale du réel social ? L'intériorisation subjectale de l'articulation stratifiée du social pourrait donner lieu à des projections de sa structure dans la communication, ce qui expliquerait le cérémoniel persistant dans l'adresse vocative de l'autre, ou dans une certaine esthétique sacralisante de l'écriture, de politesse ou de littérature, comme dans le cadre de la peinture : c'est le symbolique, le sacré, la transcendance, qui s'esquissent dans l'acte de faire signe. Cette hypothèse expliquerait de plus pourquoi le signifié se déploie d'abord en pure imagerie mentale avant d'être "tamponné" comme pensée : c'est tout le théâtre ou le musée d'une culture institutionnelle et encyclopédique qui résonne dans nos énoncés, qu'ils soient musicaux, plastiques ou verbaux. Au moment d'assumer le contenu de l'énoncé en lui assignant une valeur de vérité, nous passons à un autre niveau : le signifiant de l'énoncé nous frappe dans l'énonciation et nous pousse personnellement vers un faire ou un croire. Le croire en ce sens est à entendre comme une mise à jour de notre savoir, donc une sorte de faire. Le croire religieux combine cette épistémique de la mise à jour avec une déontique communautaire, ou élimine même l'épistémique en faveur de cette déontique. Voir Hammad (2016). Ainsi, la fonction sémiotique réalisée dans la communication résumerait le social en en parcourant les niveaux III-II-I. Et l'on comprendrait peut-être mieux la dialectique, souvent dramatique, entre individus et états du social, l'impact de la conjoncture sémio-sociale sur la "conjoncture" sémio-psychologique des individus, ainsi que le fait que les sujets s'identifient si facilement avec les sociétés, les cultures, les nations dans lesquelles ils vivent. Avatars écologiques Une crise sociale est un état où au moins l'une des strates ne fonctionne plus. Si la boucle organique s'arrête, c'est la famine. Ou l'épidémie. Si la vie institutionnelle se bloque, par corruption, destruction des systèmes de juridiction ou de représentation politique, terrorisme, révoltes, guerre civile, etc., ou parce que la production stagne et s'affaiblit, la crise peut dissoudre la cohérence imaginaire et la société entière. La crise du symbolique, en revanche, est surtout déclenchée par les guerres inter-sociétales, inter-religieuses, ou inter-culturelles (coloniales, une société s'appropriant une autre société dont la culture technique ne permet pas d'éviter ce sort et qui perd sa souveraineté), ou bien par la "faillite" de ses finances spéculatives, amenant une perte de souveraineté. Les crises modernes sont de tous ces types. Les crises du capitalisme créées par la spéculation financière sont symboliques et concernent toujours la souveraineté, touchant la couche méta-politique détenant le pouvoir monétaire devenu absolu. Le capital spéculatif, dans les mains de cette couche, cesse de nourrir la production et s'investit infiniment à son propre niveau, dans la mesure où l'extraction d'énergie, de force de travail, de matériaux, se trouve inhibée, peut-être bloquée pour toujours cette fois, par l'épuisement des ressources et les menaces constantes de catastrophes naturelles en grande partie dûes aux modes de vie et d'exploitation humaine. Dans cette situation, la crise de la souveraineté (III) devient plus ou moins directement une crise institutionnelle (II) et organique (I) : auto-suffisance folle des gouvernants, confusion collective et misère croissante. Les strates symboliques et organiques tendent à se rejoindre sans l'intervention de la strate intermédiaire ; les puissants en délire et les masses en difficulté s'allient, pour le pire. L'inventivité sémiotique s'est toujours manifestée dans les pratiques les moins stables et donc en principe les mieux préparées à une situation de crise, à savoir, celle de l'esthétique : musique, arts, littérature. L'art – l'ensemble des pratiques esthétiques – consiste pour ainsi dire à consommer les signes sociaux de toutes sortes et de toutes cultures, les formules sacrées, les masses conceptuelles de l'institutionnel, les expressions existentielles de base, et à les soumettre à un régime strict, à une "stricture", comme le disait Jacques Derrida, qui fait de chaque œuvre un tout limité, une entité réglée dont les composantes principales, en nombre réduit, obéissent à des principes de composition et de variation singuliers ; l'œuvre est un exercice de finitude dans un océan sémiotique d'infini. L'économie de l'œuvre ne contredit donc plus l'écologie de son contexte, elle montre par éclairs la possibilité d'une solution aux déchirements globaux. Malgré sa complexité interne, l'œuvre, par sa stricture, est simple. L'intensité que nous ressentons devant l'œuvre d'art nous appelle et peut nous changer. L'importance de l'art, de cette activité socialement transversale et marginale, pourrait être, dans la conjoncture actuelle, de nous rappeler vers les substances et les éléments, au sens grec, vers les flux de la nature et la fragilité de l'être. Comme l'indique Rilke dans son fameux poème sur le Torse archaïque d'Apollon Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Torse archaïque d’Apollon / Archaïscher Torso Apollos. In Neue Gedichte, 1907. Nous reproduisons ici une traduction originale due à Lionel-Édouard Martin (2016), ainsi que la reproduction photographique du site. , cette expérience contient en germe une éthique : une nouvelle déontique et peut-être l'esquisse d'une nouvelle souveraineté apollonienne, fondées sur la reconnaissance de l'ancrage en dernière instance du social et du signe dans la beauté périssable de notre écologie. L'œuvre est une leçon de finitude. Elle nous regarde et nous parle de la force du fini. Le torse en question peut, dans notre contexte, être la Terre, splendide même dans sa version reduite, tronquée, marquée par l'histoire : Nous n’avions pas idée de sa tête inouïe Où les yeux mûrissaient comme des pommes. ‒ Mais Son torse luit encore ainsi qu’un candélabre : C’est là que son regard, seulement affaissé, Se tient brillant. ‒ Le haut sinon de la poitrine Ne pourrait t’éblouir, ni dans la douce courbe Des lombes ne pourrait s’avancer un sourire Vers ce centre jadis porteur d’engendrement. Cette pierre, sinon, serait, informe et courte, Sous le joug du tomber transparent des épaules, Et ne reluirait point comme une peau de fauve ; Ni ne s’échapperait par toutes ses bordures Comme une étoile fait : car il n’est aucun lieu, Ici, qui ne te voie. Tu dois changer de vie. Wir kannten nicht sein unerhörtes Haupt, darin die Augenäpfel reiften. Aber sein Torso glüht noch wie ein Kandelaber, in dem sein Schauen, nur zurückgeschraubt, sich hält und glänzt. Sonst könnte nicht der Bug der Brust dich blenden, und im leisen Drehen der Lenden könnte nicht ein Lächeln gehen zu jener Mitte, die die Zeugung trug. Sonst stünde dieser Stein entstellt und kurz unter der Schultern durchsichtigem Sturz und flimmerte nicht so wie Raubtierfelle; und bräche nicht aus allen seinen Rändern aus wie ein Stern: denn da ist keine Stelle, die dich nicht sieht. Du mußt dein Leben ändern. Un siècle plus tôt, le jeune Leopardi avait fameusement opposé la finitude idyllique de sa vie à l'infini "surhumain" et mortifère de sa pensée, et il avait décrit la double attraction des deux perspectives : L'INFINI Giacomo Leopardi (1798-1837), L'infinito, de 1819, figure dans ses Canti (1835). La traduction française, très littérale, que nous citons ici, anonyme, est trouvée sur le site Culture & Révolution. Toujours elle me fut chère cette colline solitaire et cette haie qui dérobe au regard tant de pans de l'extrême horizon. Mais demeurant assis et contemplant, au-delà d'elle, dans ma pensée j'invente des espaces illimités, des silences surhumains et une quiétude profonde ; où peu s'en faut que le cœur ne s'épouvante. Et comme j'entends le vent bruire dans ces feuillages, je vais comparant ce silence infini à cette voix : en moi reviennent l'éternel, et les saisons mortes et la présente qui vit, et sa sonorité. Ainsi, dans cette immensité, se noie ma pensée : et le naufrage m'est doux dans cette mer. Sempre caro mi fu quest'ermo colle, e questa siepe, che da tanta parte dell'ultimo orizzonte il guardo esclude. Ma sedendo e mirando, interminati spazi di là da quella, e sovrumani silenzi, e profondissima quïete io nel pensier mi fingo, ove per poco il cor non si spaura. E come il vento odo stormir tra queste piante, io quello infinito silenzio a questa voce vo comparando: e mi sovvien l'eterno, e le morte stagioni, e la presente e viva, e il suon di lei. Così tra questa immensità s'annega il pensier mio: e il naufragar m'è dolce in questo mare. La pensée se noie dans son infini, et le sujet lui-même fait naufrage – on ne sait pas si le naufragé arrive à atteindre la côte, ni dans quel état. Conclusion L'écologie est une problématique, plutôt qu'une discipline doxique. On peut dire la même chose de la sémiotique. Si cette dernière se penche sur le monde immatériel des êtres humains pour en analyser les propriétés structurales et dynamiques, la première étudie leur monde matériel et les conditions d'y vivre dans des rapports d'interaction dont dépendent l'existence collective des espèces, et notamment de la nôtre. Nous avons essayé de montrer que les structures constitutives du social, du langage et des signes reposent sur cette interaction entre l'activité humaine et la nature, et qu'elles doivent être théorisées dans le cadre de cette problématique pour pouvoir se comprendre plus profondément. La sémiotique a donc ontologiquement besoin de l'écologie. Et comme l'écologie cherche à obtenir une compréhension critique du comportement des agents motivés par leurs idées dans leur traitement de la nature, il va de soi que ces idées, ces discours et les agissements qui s'ensuivent doivent appeler une contribution analytique de la part de la sémiotique. Nous avons évoqué le problème de l'infini des formes signifiantes et de la finitude substantielle qui à la fois les conditionnent et s'y opposent. L'aspect immatériel, intentionnel, et l'aspect matériel, causal, se rencontrent dans la nouvelle problématique qui peut naître de ces inter-dépendances ; nous avons finalement indiqué comment et pourquoi elle embrasse l'esthétique et pointe vers une éthique qui pourrait s'avérer d'intérêt vital pour la survie de notre espèce. Bibliographie : Baudrillard, Jean (1972). Pour une critique de l'économie politique du signe. Paris: Gallimard Brandt, Per Aage 2017. The Meaning and Madness of Money. Cognitive Semiotics (in print) Hammad, Maner 2016. Del creer en lengua árabe. Tópicos des Seminario 18, 36 : Los modos del creer Hoffmeyer, Jesper 1996. Signs of Meaning in the Universe. Indiana University press Kervegan, Jean-François 2014. Nature, seconde nature, société : le concept hégélien de Sittlichkeit. Université de Paris 1, École doctorale de philosophie. Academia.edu Kull, Kalevi1998. Semiotic ecology: Different natures in the semiosphere. Sign Systems Studies 26: 344–371. Lawson, Tony 2016. Social Positioning and the Nature of Money. Cambridge Journal of Economics, 40: 961–996 Martin, Lionel-Édouard 2016. Écrire, Lire, Traduire. Blog. ISSN 2551-7309 Rossi.landi, Ferruccio 1969. Il linguaggio come lavoro e come mercato. Milano: Bompiani Sebeok, T. A. (1990). Essays in Zoosemiotics. Toronto: Toronto Semiotic Circle 10