Balzac à la charge:
écriture journalistique et théorie de la
caricature en marge de la Comédie
humaine
Michela Lo Feudo
Comme la majorité de ses pairs, Balzac fait ses débuts littéraires
au sein du milieu vaste et protéiforme de la « petite presse »
parisienne. Son objectif est double : gagner sa vie tout en essayant de se
faire un nom. S’il est l’auteur d’une riche production journalistique
publiée à partir de 1824, les études de Roland Chollet (1983) montrent
que l’année 1830 marque, chez Balzac, un tournant significatif du point
de vue esthétique, philosophique et littéraire. En effet, souligne le
critique, l’activité de l’écrivain aux environs de la Révolution de Juillet
est la conséquence d’une prise de conscience précoce des enjeux
économiques et culturels liés à la naissance du champ littéraire
français. À l’époque, il prête sa plume, entre autres, à Le Voleur, Le
Feuilleton des journaux politiques et La Mode, gérées le futur fondateur de
la Presse Émile de Girardin, ainsi qu’au Temps de Coste. Dans le cadre
d’un tel réseau d’articles qui se répondent et s’enchaînent les uns les
autres, les textes publiés dans les hebdomadaires la Silhouette (1829‑
1831) et la Caricature (1830‑1843) jouent un rôle digne d’attention. Car
Balzac choisit d’adhérer aux premiers périodiques littéraires et
satiriques illustrés diffusés en France au XIXe siècle. Or, si les
recherches monographiques de Chollet sont précieuses à ce sujet et
fournissent des informations éclairantes sur le tournant artistique et
existentiel de l’auteur (1983 : 175‑220 ; 389‑404 ; 405‑457), l’adoption
d’une approche intersémiotique pourrait à notre sens contribuer à
Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/ November 2016)
Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
développer la réflexion d’un point de vue historico‑littéraire plus vaste.
Il s’agit, pour nous, de creuser les interactions entre production
balzacienne et histoire de la presse satirique française, histoire de la
caricature et, de manière plus générale, histoire du rire et du comique
modernes. En particulier, notre propos est d’analyser les articles
publiés par Balzac dans la Silhouette et la Caricature afin de comprendre
si, d’un côté, la participation de l’auteur à de tels projets éditoriaux
inédits et expérimentaux, fondés sur l’interaction texte‑image comique,
donne lieu à une production innovante chez l’auteur ; de l’autre, il
s’agit d’interroger le rôle joué par Balzac dans le cadre d’une définition
de la caricature et du rapport entre celle‑ci et la littérature, au XIXe
siècle. On essayera donc de retracer l’itinéraire de l’écrivain au fil des
deux périodiques pris en examen. Les articles seront mis en rapport
avec les programmes des journaux, et avec d’autres textes balzacien de
la même période1. Un détour préliminaire sur les objectifs et
l’esthétique du premier journal auquel Balzac collabore – la Silhouette –
nous aidera à mieux y situer la contribution de l’auteur2.
La Silhouette: une revue artiste « à l’anglaise »
Le projet de la Silhouette a une existence plutôt éphémère. Publié
de décembre 1829 à janvier 1831, cet hebdomadaire du jeudi est géré
par l’imprimeur lithographe Charles Victor‑Hilaire Ratier, spécialiste
en caricatures, et par le pamphlétaire, alors républicain, Benjamin‑
Louis Bellet. Le contrôle financier est confié à Émile de Girardin et à
Lautour‑Mézeray. Ceux‑ci sont en même temps les propriétaires du
En ce qui concerne le corpus balzacien, les articles publiés dans la
presse satirique seront comparés aux pages de l’édition critique des Œuvres
diverses, dirigée per Pierre‑Georges Castex et établie par Roland Chollet,
Christiane et René Guise (t. II, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade »,
1996). Les renvois à ce volume seront dorénavant indiqués par OD.
2
Les pages qui suivent développent certaines idées présentées à
l’intérieur de notre thèse de doctorat (Lo Feudo, 2010). Bernard Vouilloux
(2012) s’est également interrogé sur la production balzacienne ʺpetite presseʺ.
1
2
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Voleur et de La Mode, journaux auxquels Balzac collabore à cette
époque‑là. Dès sa fondation, la Silhouette propose pour chaque numéro
deux planches originales, dans le but de conférer à l’image un rôle
privilégié, comme le prouve le sous‑titre explicite : Album
lithographique. Comme le souligne Roland Chollet, la Silhouette se
démarque des autres initiatives éditoriales de l’époque dans la mesure
où elle se présente comme une revue illustrée aimant à se situer dans le
sillage de la presse satirique anglaise. Une telle proximité, poursuit le
critique, serait liée à la primauté de la lithographie. Le point fort du
projet est la production sérielle de textes et d’images de qualité pour
un public artiste, centrée sur une satire du monde contemporain
réalisée simultanément par le dessin et par l’écriture.
Jusqu’à la fin des années 1820, la caricature se limitait en effet au
pur commentaire politique, comme le montre l’étude du journal le plus
représentatif de la Restauration : Le Nain jaune, ou journal des arts, des
sciences et de la littérature (1814‑1815). Ici, chaque planche renvoie à un
article d’explication contenu dans le numéro courant du journal. Pour
la première fois, ce type de texte établit le lien entre les pages du
journal et les images, souvent allégoriques, qui sont systématiquement
publiées à chaque numéro. Ici, si l’écriture est subordonnée au
commentaire d’illustrations, le commentaire glisse souvent en acte de
prosélytisme politique. Dans ce périodique qui malgré le titre ne
s’intéresse guère aux arts, la caricature devient un instrument très
efficace de contestation contre un Ancien Régime dont l’obscurantisme
et l’instabilité sont notamment stigmatisées par les images de
l’éteignoir et de la girouette (Goldstein, 1989 ; Serna, 2005 : 194‑250).
Or, pour les fondateurs de la Silhouette la création d’une revue
d’inspiration anglaise est un geste stratégique. Car l’Angleterre fournit
un modèle nouveau, à la fois économique, professionnel et artistique.
En effet, comme le témoignent les études de Michel Jouve (1983) ce
pays a montré les potentialités d’un marché établi sur la circulation
d’un patrimoine, celui de l’art et de l’écriture, rattaché jusque‑là au pur
domaine symbolique. En outre, ce même marché a produit de
nouvelles figures professionnelles, celles des caricaturistes, qui
jouissaient d’une certaine reconnaissance sociale. En dernier lieu, le
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
dessin satirique anglais présente à leurs yeux une complexité
passionnante, dans la mesure où il synthétise remarquablement les
diverses tendances de la caricature européenne : d’un côté,
interprétation physiognomonique du visage humain réalisée sous la
forme de portraits‑charges remontant à la tradition des ritrattini carichi
italiens ; de l’autre, compositions symboliques inspirées par la gravure
emblématique hollandaise (ibid. : 18). Les enjeux liés à la fondation de
la Silhouette sont donc multiples. En premier lieu, ce projet trahit
l’émergence d’une nouvelle approche de la caricature, une approche
privilégiant, du point de vue thématique, la représentation sociale et
culturelle de l’actualité au détriment de l’engagement politique. En
deuxième lieu, elle témoigne de la nécessité d’innover, du point de vue
formel, une production satirique considérée, jusque‑là, soit méprisable
car grossière, soit inaccessible car trop cryptique, prolongement
obsolète des codes graphiques allégoriques d’âge révolutionnaire. Il
s’agit d’une démarche qui, si d’un côté vise à légitimer et à
autonomiser le dessin satirique du côté esthétique, elle ouvre le chemin
à de nouvelles interactions entre texte et image, interactions
susceptibles de dépasser les limites du commentaire d’illustration.
Balzac en quête d’une littérature satirique moderne : les
Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent
Le jeune Balzac a tout l’air de relever un tel défi intellectuel lors
de ses premières interventions au sein de la revue. En effet, l’auteur
intervient dans le cadre du débat proposé par la Silhouette à un moment
où il s’interroge sur l’état et sur le fonctionnement du marché des biens
symboliques, dans le désir de trouver sa bonne place dans le champ.
L’enquête autour du marché de la librairie menée dans la même
période dans les pages du Feuilleton des journaux politiques3, avait
Nos 1 et 2 des 3 et 10 mars 1830, d’après la reconstruction de Roland
Chollet. Selon le critique, l’article ʺDe l’état actuel de la librairieʺ avait été
certainement publié en tête du premier numéro du journal, alors qu’on peut
supposer que la suite a été éditée dans la livraison suivante, et ce parce que
3
4
Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
conduit l’auteur à réfléchir sur l’œuvre d’art en tant que produit. Celle‑
ci était capable, certes, d’orienter des lecteurs, mais elle dépendait
surtout d’un marché en expansion et d’un public à séduire. En même
temps, toute la production journalistique balzacienne de l’époque
montre chez l’écrivain l’exigence de formuler une poétique cohérente
et adéquate à un nouveau cadre qu’il cherche en même temps à
analyser.
La satire verbale occupe alors une place digne de choix. Les
Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent, publiées dans La
Mode (20 février 1830 ; OD : 739‑748) lors des débuts à la Silhouette,
montrent ainsi la nécessité de relancer le comique en littérature à la fois
pour séduire un public nouveau et pour réagir contre la crise sociale et
culturelle du Pays. Pour évoquer une société statique et condamnée à
se périmer, Balzac se sert alors des techniques d’un code graphique
considéré comme traditionnel : le texte s’ouvre sur une allégorie de la
France, représentée sous les traits d’une femme âgée de quatre cent
ans. Elle est mourante, entourée de personnages sinistres et décrépits.
Ses souffrances sont produites non seulement par l’échec des systèmes
politiques qui se sont succédé jusque‑là mais aussi par celui des
systèmes idéologiques qui prétendent maîtriser le savoir actuel. Le
lancement d’une « restauration de l’école du rire » (ibid. : 744), dont
Balzac se fait le promoteur, est la conséquence d’un double constat :
d’une part, la situation actuelle de la France mérite l’attention des
écrivains, dans la mesure où elle est la conséquence d’événements
historiques qui l’ont fortement marquée ; de l’autre, l’instabilité
culturelle et comportementale, définie par l’expression ʺperte de la
physionomie nationaleʺ (ibid. : 740 ; 744), correspond à une sorte de
dégénérescence répandue que l’écriture satirique peut souligner. « Il
serait cependant bien temps », précise l’écrivain, « qu’un poète
comique vînt mettre les choses en place, et coordonner le langage de la
tour de Babel que nous parlons depuis quinze ans. » (Ibid. : 744) Cela
conduit l’écrivain à revendiquer la nécessité d’une étude de mœurs liée
ces deux parutions manquent dans les archives de la Bibliothèque nationale
de France (OD : 1480).
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
à leur contexte. Un contexte, suggère Balzac, caractérisé par
l’extrémisme des écoles littéraires et la désorientation des nouvelles
générations. L’auteur n’hésite pas à critiquer les « préparateur[s] de
médecines littéraires » (ibid. : 742) à savoir des maîtres à penser ʺvidesʺ
qui ne font que nuire aux jeunes artistes. Il s’agit d’une condamnation
concernant aussi bien les Classiques et des Romantiques :
Semblables aux Chinois qui, partis du beau idéal peut‑être, sont
parvenus aux magots et aux chimères, nos hommes d’esprit se
sont mis à considérer le crapaud dans toutes ses formes et sous
tous ses aspects. Entre le vrai classique et le vrai romantique, il
semble qu’il n’y ait pas de milieu. Ce sont ou des paillettes du
vieux Zéphyre [sic] de l’Opéra ou la boue de Paris. (Ibid. : 743)
Ce principe est souligné lorsque l’écrivain s’arrête sur l’école
romantique : pour l’écrivain, une alternative au romantisme s’impose,
car l’école hugolienne propage un art de l’exagération bâti autour
d’une antinomie artificielle entre grotesque et sublime :
La théorie du laid, du grotesque et de l’horrible, le méthodisme
de nos prophètes à froid, la gravité de ces littérateurs qui se
croient du talent, parce qu’ils ont réimprimé des chroniques dont
les lignes sont séparées par des noms propres, doivent
nécessairement nous conduire à l’hypocrisie anglaise, à chercher
l’originalité dans le silence […]. (Ibid.)
Produite par des théories abstraites, la littérature romantique
engendre pour Balzac le culte de la subjectivité qui, comme l’affirme
l’auteur dans le paragraphe suivant, mène à une forme d’introspection
telle qu’elle provoque l’éloignement progressif de l’artiste de la société
jusqu’à le porter au mutisme et à l’isolement. Cela est dû, affirme
l’écrivain, à la trop grande liberté attribuée à l’imagination, justifiée par
la théorie du grotesque, qui se concrétise par la production d’œuvres
macabres et terrifiantes. Les conséquences sont déstabilisantes :
6
Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
Nous déclarons ici que nous n’entendons pas faire le procès à
personne. Le romantisme (puisque ce mot absurde est destiné à
exprimer la révolution littéraire) est un excellent système, car il
consacre la liberté ; mais nous déclarons aussi qu’il se prépare une
réaction, parce que les compositions où, grâce à la terreur, on
obtient si facilement de la poésie et de l’intérêt, n’amusent
personne ; parce que le rire est un besoin en France, et que le
public demande à sortir des catacombes où le mènent, de cadavre
en cadavre, peintres, poètes et prosateurs. (Ibid. : 743)
A l’égard d’une telle situation d’impasse où « [l]a France porte un
habit d’arlequin, où chacun, ne regardant sa couleur, la croit
dominante » (ibid. : 740), Balzac prône une rénovation générale de tous
les arts. En particulier, il envisage une littérature d’opposition,
revendiquant sa propre liberté tout en admettant la nécessité de
ʺrèglesʺ, qui surtout opposerait au grotesque hugolien un comique
dont l’auteur n’indique pas explicitement les caractéristiques, mais qui
se donne à lire comme un art agissant par le rire et dont la démarche
serait proto‑sociologique :
[A]nalyser et observer la politesse et la conversation actuelles,
les modes, les habillements, les usages et de rechercher si
véritablement notre esprit national, notre beau caractère gaulois
est contraire aux formes nouvelles de notre gouvernement. (Ibid. :
748)
Dans le cadre de cette recherche d’une écriture du rire
typiquement moderne, les articles publiés par Balzac dans la Silhouette
montrent un prolongement intéressant de la réflexion inaugurée par
l’auteur dans les pages de la Mode. Notre hypothèse est que le dialogue
esthétique avec l’image caricaturale y joue un rôle non négligeable.
Balzac collaborateur à la Silhouette
L’écrivain est invité à participer à la revue par Ratier, qui lui avait
demandé des articles après avoir lu sa Physiologie du mariage. L’auteur
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
de la future Comédie Humaine collabore ainsi au périodique pendant
toute la brève existence de celui‑ci, en fournissant des articles
anonymes selon l’habitude de la rédaction. Roland Chollet y a reconnu
treize interventions, publiées entre le 7 janvier et le 10 octobre 1830
(1983). Balzac intervient dans les pages de la revue tout en adoptant
deux approches différentes à l’image : on retrouve d’un côté des
commentaires de caricatures où le texte est mis explicitement en
relation avec un dessin ; de l’autre, des articles très hétérogènes qui ne
sont pas accompagnés de support visuel. Des études de mœurs, des
écrits théoriques‑philosophiques et une production de fictions brèves
d’inspiration fantastique s’alternent donc.
L’écrit théorique qui y est publié résulte du nouveau contexte
socioculturel lié au journalisme parisien et montre une attention
significative de l’auteur pour l’image. Il s’agit du long article publié en
trois feuilletons sous le titre ʺDes artistesʺ (21 février, 11 mars et 22
avril 1830). Alain Vaillant a montré à ce propos que le texte publié dans
la Silhouette s’insère dans une production qui, de 1828 à 1835, manifeste
une véritable obsession philosophique chez l’écrivain, obsession liée à
la formulation d’un édifice théorique susceptible de justifier à l’avance
« une volonté irrépressible de réussite personnelle et, surtout, de la
rendre concevable et imaginable » (2007 : 195). Dans ce journal artiste,
Balzac propose ainsi une réflexion personnelle sur la notion d’artiste –
dans le sens large que celle‑ci a en âge romantique –, notion qui
réunirait, d’entrée de jeu, « les êtres doués de puissance
créatrice » (OD : 708) dont l’œuvre et le génie, poursuit l’auteur, ne
sont pas suffisamment appréciés. Riche en interrogations et en
expressions dubitatives, cet article donne à voir une société
contemporaine caractérisée par l’« instabilité d’esprit qui […] donne le
mouvement pour but, [par l’] amour du changement, et [par l’] avidité
des plaisirs oculaires » (ibid. : 707). D’où le changement du rapport
entre le public et l’œuvre d’art. Balzac montre alors une sensibilité
précoce à l’égard de cette imagerie dont Philippe Hamon a montré les
implications littéraires (2007), lorsqu’il affirme : « depuis la fresque et
la sculpture, histoire vivante, expression d’un temps, langage des
peuples, jusqu’à la caricature, pour ne parler que d’un art, cet art est
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
une puissance » (OD : 709). En passant en revue les formes d’art les
plus anciennes jusqu’au plus récent dessin satirique, Balzac s’arrête sur
ce dernier pour en souligner la puissance communicative. En témoigne
une caricature des armées de la Restauration, représentant des
vieillards harangués par le duc de Berry (1815) qui aurait exercé « une
influence prodigieuse » (ibid.). Capable de fasciner le public moderne
tout en exprimant la pensée de l’auteur de manière percutante, cet art
populaire et jusque‑là exclu des hiérarchies esthétiques a tout l’air
d’intéresser un Balzac qui associe le statut d’artiste à une véritable
mission : « saisir les rapports les plus éloignés [et] produire des effets
prodigieux par le rapprochement de deux choses vulgaires » (ibid. :
715).
En effet, les articles suivants publiés dans la Silhouette donnent à
l’écrivain la possibilité d’approfondir les spécificités de l’image
satirique. À partir d’une réflexion sur les processus de composition et
de réception qui caractérisent la caricature moderne, il dialogue avec
celle‑ci tout en essayent d’explorer des grilles extra‑littéraires utiles
pour son projet intellectuel en voie de constitution. En témoignent
deux articles, intitulés ʺVoyage pour l’éternitéʺ (15 avril 1830) et
ʺMœurs aquatiquesʺ (20 mai 1830), où Balzac commente des caricatures
de Grandville (1803‑1847).
Au‑delà du commentaire d’illustration : Balzac vs
Grandville
Dans le cas du “Voyage pour l’éternité”, Balzac s’inscrit dans le
genre de l’explication de caricature. Le texte renvoie à des images
inaccessibles au lecteur, la série n’étant pas publiée avec le journal.
L’auteur aborde alors une description des scènes évoquées dans cet
album de huit planches. Mais il le fait en refusant de présenter au
lecteur à la fois les dessins et leurs “clés”, soit en suivant le schéma
traditionnel du commentaire. Dans son discours descriptif et
dialogique, l’auteur invite son public à s’interroger sur le sens de la
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
représentation. Il partage donc avec ce dernier une même expérience
herméneutique :
Que croyez‑vous voir dans la personne de ce gros garçon,
joufflu, prosaïque, au nez rond, aux cheveux plats, au pied large,
largement chaussé dans une large botte, qui divise des paquets
d’assa‑foetida, et qui, drogue lui‑même, vit au milieu des
drogues? – C’est un garçon apothicaire, un élève en pharmacie ?
Non, c’est une Erreur, une personnification de l’erreur ; c’est la
MORT dans une ordonnance médicale, comme une faillite se
trouve dans une addition mal faite. (Ibid. : 721)
Des questions purement rhétoriques introduites par des
syntagmes anaphoriques multiplient les interrogations et surtout les
réponses hypothétiques : Balzac veut non seulement ʺfaire voirʺ la
caricature, mais profiter de l’absence des images pour souligner, par le
biais du texte, le pouvoir évocateur de celles‑ci par un style substitutif.
Balzac manifeste alors son intérêt pour une figuration satirique qui
cède le pas à la narration en huit séquences que l’auteur reconstruit.
Cette Danse de Mort moderne faite à bord d’un omnibus éveille alors
des souvenirs chez le lecteur fictif. Celui‑ci reparcourt toute sa vie :
Vous êtes en proie à une de ces douces rêveries dans lesquelles
vous plonge le mouvement voluptueusement oscillatoire d’une
rapide voiture. Ce sont les plus frais tableaux de votre existence
qui vous apparaissent. Ils fuient comme les ravissants aspects
d’un mirage, au moment où vous atteignez le but de votre voyage.
(Ibid. : 722)
Dans un contexte macabre qui se transforme pourtant en occasion
de projection intérieure positive, la caricature devient prétexte à
fantasmagorie. Toutefois, ce n’est pas dans cette rêverie que réside,
pour Balzac, l’intérêt de l’album de Grandville : à côté de l’élan de
l’imagination, le choix thématique et le caractère des objets contenus
dans les lithographies et évoqués par Balzac rappellent le lecteur à la
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
réalité de la condition humaine. L’écrivain interrompt la vision que lui‑
même avait encouragée : « Si vous vivez dans le passé, ou peut‑être
dans l’avenir, toute cette fantasmagorie disparaît devant le bonheur
présent, vous arrivez … Mais il y a là une pierre, un fossé, le postillon
vous a mené au cercueil » (ibid. : 722). En sollicitant l’attention du
lecteur vers certains détails matériels de la composition, Balzac
souligne le fait que la caricature permet malgré les apparences de
réfléchir aux grands thèmes de l’existence humaine. Elle devient le lien
entre le sérieux et le non sérieux, le concret et l’abstrait, et montre les
tensions et les contradictions qui résultent de la cohabitation de ces
éléments apparemment opposés, même chez les esprits les plus élevés.
De manière implicite, la caricature se donne à lire comme une forme
d’art susceptible d’alimenter des réflexions philosophiques ou morales
chez son observateur.
Le commentaire de la lithographie Un rapt (image 1), intitulé
ʺMœurs aquatiquesʺ, montre une évolution ultérieure du commentaire
de caricature (OD : 733‑734). Ici, l’écrivain dépasse la démarche
descriptive et explicative : face à une scène qui montre un rat dressé
sur les pattes de derrière tenant une grenouille dans la même position,
prête à sauter dans la vague, l’auteur exploite, tout en l’amplifiant, le
détour rhétorique utilisé dans le ʺVoyage pour l’éternitéʺ. Dans le cas
des ʺMœurs aquatiquesʺ, la présence de la planche permet à Balzac
d’être plus autonome par rapport à la source iconographique : la
caricature devient prétexte à la création d’un texte à la fois narratif et
discursif demandant à son tour une interprétation.
À la question « Que croyez‑vous que Grandville ait voulu faire?»,
l’écrivain fait suivre une énumération de vingt‑trois interprétations qui
montrent autant de point de vue différents. Personnages réels et fictifs
relevant s’enchaînent. Chacun appartient à la classe moyenne et voit,
dans la lithographie, la projection de sa propre idée fixe : par exemple,
pour un bénédictin, l’allégorie représente « un jésuite et la France au
XIXe siècle » (ibid. : 733) ; « un peintre qui veut faire école » voit des
académiciens (ibid.) ; pour un avocat, elle évoque « la liberté de la
presse et le pouvoir » (ibid. : 734). Dans cette symphonie
d’interprétations possibles – Balzac ne fournit finalement aucune clé de
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
lecture du rebus – on lit la fascination de l’auteur pour une caricature à
la polysémie considérable, dont le message, à la fois riche et fuyant,
nécessite la complicité de l’observateur qui complète, dans sa tête,
l’image élaborée par l’artiste. D’autre part, ce texte met bien en
évidence le fait que Balzac se sert des conventions iconologiques de la
lithographie contemporaine à des fins littéraires. Ségolène Le Men
(1988) a montré à ce sujet que l’explication de Balzac s’inscrit
correctement dans l’idée de caricature comme devinette qui avait
portée au succès Grandville et ses Métamorphoses du jour, dont fait
d’ailleurs partie Un Rapt. En ironisant sur l’automatisme des réponses
données par un tel type de lecteurs, préoccupés par leurs idées fixes
encore plus que par la signification intrinsèque de l’œuvre, l’auteur
souligne, d’un côté, le concept très moderne de polysémie de l’image
liée aux différents acteurs du processus de réception, une polysémie
capable de renouveler constamment le message de la lithographie en
fonction du contexte. De l’autre, on peut remarquer l’intérêt de Balzac
pour une écriture qui fait converger contexte de l’image et référent du
texte. Comme il lui arrive souvent, son public devient un véritable
objet d’analyse. Balzac transforme alors le geste collectif d’observation
de l’allégorie en étude‑observation du groupe parisien interpelé à
décrypter l’image de Grandville. Sa finalité n’est plus donc de
commenter l’illustration, mais de montrer au lecteur certains aspects
de la mentalité française de son temps. En outre, par le biais de
l’énumération, il suggère de manière implicite la comparaison et aussi
l’évaluation des positions présentées. Le résultat est qu’une véritable
étude de mœurs prend corps à partir d’un dessin apparemment
impossible à décrypter.
La tentation du portrait comique dans l’étude de mœurs
Les commentaires des planches de Grandville montrent que si
Balzac affirme l’autonomie du texte par rapport à l’image, émerge, en
même temps la nécessité d’un changement de perspective en littérature
pour représenter la société émergeante. Comme nous l’avons montré,
la caricature, considérée comme support, fait fonction d’outil
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
stratégique pour observer le monde contemporain en dépassant le seuil
du visible. D’autres textes balzaciens indépendants du support visuel
présentent autant de facettes du dialogue texte‑image au sein de la
Silhouette.
Nous avons rappelé que Balzac a été recruté parmi les
collaborateurs de la Silhouette à la suite du succès de sa Physiologie du
mariage. Or, l’auteur aurait dû produire une série analogue pour le
journal de Ratier. Il inaugure ainsi une Galerie physiologique qui est
annoncée, mais se limite à deux portraits : ceux de l’épicier (22 avril
1830 ; OD : 723‑727) et du charlatan (6 mai 1830 ; Ibid. : 728‑732).
Si, comme l’a souligné Chollet, la figure provinciale du charlatan
montre un Balzac fasciné par les codes picturaux hollandais et
flamands susceptibles d’interagir avec « le musée imaginaire du
lecteur, qui évoquera selon ses goûts Rembrandt, Teniers, Van Ostade,
Mieris, Metsu … » (1983: 197‑198), on retrouve, dans la Silhouette, la
matrice du célèbre portrait comique de l’épicier développé par la suite
dans Les Français peints par eux‑mêmes (1840‑1842)4. Or, nous avons
constaté dans les ʺMœurs aquatiquesʺ l’attention portée par Balzac à la
classe moyenne, considérée à la fois comme référent et comme
destinataire de l’œuvre littéraire mais aussi de la caricature. Dans la
représentation de ce sujet d’actualité, les deux formes poursuivent le
même but satirique, le texte littéraire exploitant des outils stylistiques
assez proches de ce type de dessin : d’une part il conduit un travail de
typisation visant à la localisation de repères physiques et
comportementaux répétitifs et caractérisants, de l’autre, par le
grossissement de ces mêmes traits, il provoque le rire. L’effet est
augmenté par des rapprochements cocasses créant des effets de
contraste. Toute la description est encadrée dans un discours fortement
Nous rappelons que cet ouvrage monumental en dix volumes et
véritable apothéose des physiologiques, est illustré et réalisé par un travail
d’équipe d’écrivains‑journalistes et de dessinateurs‑caricaturistes. L’épicier
balzacien y figure en ouverture du premier tome. L’auteur contribue à ce
projet en fournissant également le portrait de La femme comme il faut, illustré
par Gavarni et une Monographie du rentier, illustrée par Grandville.
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
ironique où, derrière la rhétorique grandiloquente d’un éloge d’une
activité laborieuse, se cachent la monotonie et l’étroitesse de ce « lieu
commun de tous nos besoins » (OD : 725). Dans la vocation marchande
de l’épicier, le lecteur reconnaît l’apôtre d’une nouvelle religion, celle
du pragmatisme qui a remplacé les anciennes idéologies. Le genre du
portrait comique est alors adopté par l’auteur pour représenter des
types sociaux nouveaux qu’il veut comprendre et dont la spécificité se
manifeste à travers un mélange, confus et paradoxal, d’excentricité et
de banalité, véhiculé par un registre où sérieux et non‑sérieux
fusionnent.
De l’allégorie satirique au conte fantastique
La liberté à l’égard des formes et des langages utilisés par Balzac
au sein de la Silhouette, témoignée par la présence de fictions
hétérogènes, est confirmée par la publication de deux contes
fantastiques : Zéro (3 octobre 1830) et Tout (10 octobre 1830)5. Balzac y
approfondit sa réflexion critique sur les valeurs et sur les idéaux
politiques au cours de l’automne de 1830 en réalisant une
représentation allégorique de la société.
L’écrivain opte sans doute pour un tel procédé stylistique pour
faire écho à cette production satirique de contestation diffusée, nous le
rappelons, entre la Révolution de 1789 et la Restauration. En effet,
Balzac avait vécu loin des barricades parisiennes lors des Trois
glorieuses, en se rendant en Touraine de mai à septembre 18306. Une
fois rentré à Paris au mois de septembre, il décide alors de traiter des
thèmes d’intérêt général sans viser des types sociaux déterminés. Le
cadre d’une narration fantastique lui permet ainsi de construire un
récit à la fois suffisamment structuré au niveau symbolique et écarté de
La référence au genre fantastique est évoquée par le sous‑titre contenu
dans chaque article.
6
Voir Chollet 1983: 281‑302.
5
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
l’actualité7. Tout, par exemple, est la courte biographie d’un
révolutionnaire anonyme, évoqué uniquement par le pronom
personnel « il ». Toutefois, le texte ne se limite pas au triste constat
d’une faillite individuelle : les échecs personnels et idéologiques du
protagoniste ne font que catalyser la vision pessimiste de Balzac qui
voit, dans la monarchie de Juillet, la fin d’une époque et la crise des
principes révolutionnaires.
Le registre allégorique est manifestement impliqué dans le récit
anticlérical Zéro. Le début du texte satisfait la condition générale
nécessaire à la manifestation du fantastique d’après Tzvetan Todorov
(1970 : 29) : un événement étrange se produit, susceptible de provoquer
chez le lecteur un moment d’hésitation. « Je ne puis pas trop préciser
l’époque à laquelle je vis un être singulier », commence l’auteur, « dont
la description épuiserait toutes les ressources du langage, s’il était
possible de l’entreprendre » (OD : 754). Ici, la puissance de la vision
échappe d’abord à des coordonnées temporelles définies. Après un
moment d’incertitude, un narrateur à la fois troublé et fasciné par cette
vision étrange cède le pas à une description susceptible de percer le
voile de mystère qui entoure le personnage inconnu :
Cette femme – car c’était une femme – avait une configuration
presque circulaire, elle ne marchait pas ; elle roulait, petite, terre à
terre, couverte de boue et familière avec les ruisseaux.
Existait‑elle ?...‑ C’était vraiment un mystère. (Ibid. : 734)
Nous savons grâce à Pierre‑Georges Castex (1994 [1951]) que ces deux
contes s’insèrent dans un plus vaste courant fantastique introduit en France à
la fin des années 1820 à partir des premières traductions de l’œuvre de
Hoffmann, et qui s’est poursuivi tout au long du XIXe siècle. L’allégorie,
quant à elle, est un procédé narratif très proche du fantastique. Souvent
associée à ce dernier, elle s’en démarque par son caractère double explicite,
car elle contient un sens propre, qui est éclipsé par un sens figuré, qui
l’emporte (Todorov 1970 : 67).
7
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
Le fantastique se transforme alors en allégorie. Portraits physiques
et comportementaux se juxtaposent pour former un réseau d’actions
symboliques où passé florissant et présent déchu sont comparés :
On voyait bien que jadis elle avait dû être jeune et belle, parée
de toutes les grâces de la simplicité – véritable statue grecque,
blanche au front virginal.
Puis dans l’âge des passions, devenue riche, elle étincelait de
diamants, de luxe et de luxure ; hardie, fière, voulant tout,
obtenant et renversant tout sur son passage, comme une
prostituée en vogue qui court à l’Opéra ; sanguinaire, parce qu’elle
était hébétée de plaisirs ; stupide par moment ; puis tout à coup,
merveilleusement intelligente, à l’exemple d’un jeune journaliste
sortant d’une orgie. […]
Elle demandait du sang et en obtenait. – Elle était gourmande
de farine. Mais elle ne s’enivrait jamais, car elle mettait de l’eau
dans son vin comme les ambitieux. Originale en tout, elle
défendait à ses amants épuisés de manger, et ils ne mangeaient
pas. (OD : 734‑735).
Un crescendo de pulsions avides amplifié par la répétition de
l’adverbe « tout » prépare la chute physique et morale de la
protagoniste. Démasquée, elle est apostrophée par les hommes qui
désormais la regardent de haut en bas :
Tu périras sans gloire, parce que tu as trompé, parce que tu as
manqué à tes promesses de jeune fille. Au lieu d’être un ange au
front de paix et de semer la vie et le bonheur sur ton passage, tu as
été une Messaline aimant le cirque et les débauches, abusant de
ton pouvoir… Tu ne peux plus redevenir vierge ; il te faudrait un
maître… Ton temps arrive… Tu sens déjà la morte… (Ibid. : 735‑
736)
Intervient alors une voix externe éclairant le narrateur au sujet de
sa vision. Il s’agit évidemment d’un escamotage narratif permettant à
Balzac de révéler au lecteur la clé de lecture de la composition : cette
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
femme à la ʺconfiguration circulaireʺ est en effet « rond[e] comme une
calotte » (ibid. : 736), le célèbre attribut métonymiquement associé au
clergé. L’institution religieuse est donc explicitement visée. Sous les
traits d’une femme « vieille caduque, édentée, froide – maintenant
oubliée » (ibid.), Balzac montre ainsi une Église ruinée par ses propres
vices et condamnée à terminer ses jours dans la misère. Voilà qu’au
terme du récit le titre est également expliqué : si la rondeur de la
femme‑calotte rappelle, par un renvoi iconique, à la forme circulaire du
nombre zéro, le vide est également ce qui reste, aux yeux de Balzac,
après un passé d’excès.
Le passage à la Caricature
Le pessimisme exprimé dans les contes fantastiques par Balzac à
la suite des journées de Juillet coïncide avec une réflexion de plus
longue haleine menée par l’auteur autour de sa propre activité
journalistique. Retiré volontairement en Touraine pendant l’été 1830,
l’écrivain a en effet pu observer avec un certain recul les événements
révolutionnaires et les réactions de la « petite presse ». Ainsi, après la
publication de Tout, il décide d’abandonner la rédaction d’une
Silhouette devenue de plus en plus partisane de la cause républicaine
(cfr. Chollet 1983 : 389‑404) pour adhérer à un nouveau projet
journalistique ouvertement satirique et placé sous la direction de
Charles Philipon, ancien collaborateur à son tour du journal de
Girardin.
Grace à Roland Chollet (ibid.) nous savons que la parenthèse de
Juillet pousse Balzac à faire un bilan critique de ses collaborations
journalistiques. Ce n’est donc pas un hasard si l’écrivain profite de son
séjour tourangeau pour lire la presse parisienne, et surtout pour relire
quelques‑uns des journaux auxquels il a jusque‑là participé. La lecture
a pour but de permettre un échange d’opinions avec Ratier. D’abord, il
demande que le journal lui accorde une place plus grande, pour qu’il
puisse y fournir des textes de plus amples que ceux que les exigences
typographiques imposaient. Mais c’est une autre idée de journal artiste
qu’il poursuit : un journal satirique fondé sur un rapport plus étroit
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
entre satire et arts. Dans le sillage d’une telle réflexion s’inscrirait
l’intention de Balzac d’adhérer au Sylphe, au Lutin et à Trilby, qui était
avec le quotidien élégant le Follet (connu sous le nom de « Journal rose
») un exemple de presse où la satire était liée à une littérature de
qualité. Ce projet, voué à l’échec, aurait cependant ouvert la voie à la
participation de Balzac à la Caricature morale, politique, littéraire8.
En effet, l’étude des textes balzaciens publiés dans la Caricature
montre que Balzac poursuit sa réflexion sur la nécessité d’élaborer une
écriture satirique susceptible d’interpréter et de représenter l’âge
moderne et surtout la ʺphysionomieʺ française. Si les différents textes
publiés dans ce journal et englobés par la suite dans la Comédie humaine
ont fait l’objet de commentaires (Chollet : 1591‑1639 ; Vouilloux 2012),
notre attention s’arrêtera au rôle joué par Balzac dans la conception
artistique de la Caricature : l’écrivain est l’auteur du Prospectus du
journal (1er octobre 1830). Dans ce texte de présentation adressé à de
nouveaux abonnés à accrocher, Balzac dresse un bilan théorique, nous
semble‑t‑il, des expérimentations littéraires conduites dans la
Silhouette, qui converge dans une définition de caricature – la ʺchargeʺ
– qui nous intéresse. Ce terme employé à l’époque comme synonyme
de caricature définit, aux yeux de Balzac, « une littérature spéciale dont
les créations » pourraient « correspondre aux folies de nos dessinateurs
» (OD : 796). La ʺchargeʺ est définie de la manière suivante :
La charge, car nous nous permettrons ici ce mot technique des
ateliers, la charge que Charles Nodier a faite des divers styles dans
ses Questions de littérature légale ; les Contes fantastiques par lesquels
Hoffmann s’est moqué de certaines idées ; les peintures des
mœurs parisiennes, arabesques délicates dont les journaux sont
Balzac a participé à la phase apolitique de la revue, les deux premiers
mois et demie d’activité, du mois d’octobre au mois de décembre 1830.
L’écrivain y aurait participé régulièrement jusqu’au 10 octobre, et moins
régulièrement en février, mars et août 1831 puis en mai 1832 (Chollet 1983:
455‑457).
8
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
souvent ornés, nous ont suggéré de réunir des caricatures écrites à
des caricatures lithographiées. (OD : 796‑797)
On constatera que la référence au texte de Nodier montre que la
ʺchargeʺ comporte parmi ses objets la réalisation d’un discours méta‑
artistique ou métalittéraire visant à réfléchir sur les genres ou sur les
styles existants. En particulier, elle relie écriture journalistique satirique
et pratiques récentes d’écriture, introduites par un champ littéraire en
voie de formation.
Comme le rappelle Jean‑François Jeandillou (1999), dans ses
Questions de littérature légale Nodier stigmatise en effet certains délits
intellectuels tels que la contrefaçon, le pastiche, la production de faux
manuscrits, la référence à des livres ou à des auteurs dont l’existence
est incertaine, en reprouvant des méfaits que lui‑même n’avait pas
d’ailleurs manqué de perpétrer. Avec une lucidité précoce, Nodier
reconnaît l’introduction en littérature de détournements qu’il compare
avec méthode, tout en faisant de la théorie à partir de sa propre
pratique, car lui‑même s’était servi de ces escamotages. Dans un
tribunal des lettres apparent, il montre les paradoxes d’une écriture où
les frontières entre les catégories sont très souples, ainsi que les
paradoxes d’une lecture nécessitant d’une participation active d’un
lecteur qui doit cesser d’avoir une attitude contemplative à l’égard de
l’œuvre. Il doit interagir avec celle‑ci et compléter, par le discernement
de ces mêmes pratiques, l’acte de création. On retrouvera aisément
dans cette référence des échos à la participation du lecteur‑observateur
évoquée dans ʺMœurs aquatiquesʺ.
Or, ces tendances de plus en plus diffusées dans la moitié du XIXe
siècle ont été analysées et regroupées sous l’étiquette de ʺpoétique de la
supercherie littéraireʺ (Thérenty 2003 : 102‑182). Il s’agit d’une
prolifération de mystifications liées à la diffusion de l’écriture
journalistique et qui proviennent directement d’une conception
marchande de la littérature. Elles s’accompagnent également d’un type
de supercherie commerciale – la tromperie sur le paratexte – pratiquée
par les librairies avec la complicité des auteurs. Dans ce cadre, la
référence balzacienne à l’œuvre de Nodier acquiert une importance
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
stratégique. Par cette opération, l’auteur inscrit avec lucidité la
Caricature dans un réseau d’échanges économiques et culturels
nouveaux. La ʺchargeʺ figure alors parmi ces textes à la souplesse
extrême qui se prêtent à des échanges intertextuels voire
intersémiotiques fruit des manipulations les plus outrées. Des
échanges, semble suggérer Balzac, qui demandent à l’écrivain‑artiste
un effort constant de réflexion sur les limites et sur le potentiel de sa
propre création à l’âge de la reproduction de plus en plus industrielle
et populaire des textes et des images.
La définition balzacienne publiée dans la Caricature est encore une
fois un écho d’articles satiriques précédents lorsque la caricature
littéraire est rattachée au conte d’inspiration hofmannienne. L’écrivain
éclaire ici le lien que nous avions constaté entre écriture fantastique et
commentaire critique de l’actualité, lorsqu’il voit dans son modèle une
littérature ciblant « certaines idées ». Suit la référence aux études de
mœurs. Dans cette énumération de formes hétérogènes, le lien entre
conte fantastique et observation de la société est fourni par la référence
à l’arabesque. Ce rappel iconique renvoyant aux grottesche romaines
analysées par André Chastel évoque des représentations ornementales
nées d’une « rêverie contrôlée » (1988 : 30 ; 77) et ne fait que reprendre
une idée introduite dans les Complaintes satiriques : l’imagination ne
peut faire abstraction d’un exercice actif mais mesuré de la raison. D’où
la représentation des « peintures de mœurs parisiennes » qui montre la
nécessité de produire une littérature liée à un référent qui doit être
malgré tout identifiable, appartenant aux différentes couches de la
société métropolitaine aussi bien qu’au milieu artistique ou politique.
Le besoin de fixer des repères théoriques dans un contexte
instable et complexe pousse Balzac à préciser, dans la dernière partie
du Prospectus, des formes littéraires conformes aux références établies
qui se déclinent dans les quatre rubriques qui structurent le journal
(une rubrique Pochades sera introduite à partir du numéro 9 du 30
novembre 1830). Dans cette organisation, les étiquettes choisies
renvoient au « lexique d’atelier » (OD : 797) :
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
Chaque numéro contiendra un article intitulé : Caricatures
morales, religieuses, politiques, scéniques, etc.
Sous cette rubrique, nous entreprenons de faire la satire des
ridicules généraux, quand les hommes qui les auront mis à la
mode commenceront à s’en moquer.
Un second article sera destiné, sous le titre de Caprices ou
fantaisies, à recueillir les débauches d’imagination qui échappent
à nos meilleurs écrivains dont les folies sont quelquefois plus
remarquables que leurs ouvrages sérieux.
Sous le nom de Croquis nous tâcherons d’offrir des scènes
vraies, gracieuses, ou satiriques et piquantes, qui peindront les
mœurs modernes.
Quant à l’article Charges, le modèle que nous en donnons dans
ce prospectus explique assez notre pensée : c’est un hommage
rendu à cette littérature bouffonne et souvent profonde dont les
Scènes populaires de Henri Monnier peuvent donner une idée.
(Ibid. : 797‑798)
Le caractère générique des définitions qui décrivent chaque
section est évident et la difficulté d’établir des frontières entre ces types
d’articles a été soulignée à plusieurs reprises (Chollet 1983). La seule
référence littéraire précise renvoie à l’œuvre du comédien‑écrivain‑
caricaturiste Henri Monnier, ancien collaborateur de la Silhouette et
connu au public par les Scènes populaires publiées à la même période.
Ces textes, entièrement rédigés en forme de dialogue, mettent au cœur
des conversations surtout des membres des basses classes. Riches en
marques d’oralité, les saynètes de Monnier sont considérées par les
contemporains comme la transcription fidèle du parler parisien
spontané, une sorte d’instantanée de moments de vie ordinaire. Malgré
cette précision, on constatera que ce qui émerge, une fois de plus, est le
caractère centrifuge de l’illustration balzacienne, où la description de
l’écriture caricaturale proposée dans la Caricature est déclinée sous la
forme d’un éventail protéiforme de genres et de thèmes oscillant entre
observation de « scènes vraies » et « débauches d’imagination ».
Pour conclure, on peut donc penser que l’importance du
Prospectus ne réside pas dans la définition structurale de la Caricature :
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
soumise à un champ littéraire fortement instable, celle‑ci ne peut
qu’être vouée au changement au fil des numéros suivants. Ce
document programmatique se donne plutôt à lire comme la synthèse
d’une phase de la production journalistique balzacienne où celle‑ci
instaure un dialogue direct avec l’estampe satirique. On a pu constater
que l’écrivain, plongé dans le milieu de la presse de 1830, est fasciné
par le potentiel expressif de la caricature qui croise souvent ses
réflexions sur la notion d’auteur et de littérature. Le désir de définir
son propre projet intellectuel le conduit alors à chercher des
interactions possibles entre littérature et image caricaturale, et ce à un
moment précis de l’histoire du champ, à savoir au moment le journal
satirique illustré est en quête de sa propre définition.
Sont différents les types d’écriture qui émergent au moment où
Balzac se mesure, de manière directe ou indirecte, avec la caricature :
étude physiologique avant la lettre, commentaire de caricature qui
débouche en scène dialoguée (Mœurs aquatiques), conte fantastique qui
cligne l’œil à l’allégorique. Ces formes apparemment éloignées les unes
les autres et réunies par Balzac sous la même étiquette de ʺchargeʺ,
montrent que la caricature est employée en tant que grille
expérimentale pour interpréter et représenter le monde contemporain.
Il s’agit d’une grille oscillant autour de deux pôles herméneutiques que
Werner Hoffmann (1958), puis Giovanni Gurisatti (2006), ont localisés
à partir de la notion de portrait‑charge : d’un côté le pôle mimétique –
celui de l’ancrage à un référent reconnaissable, connoté historiquement
et socialement – de l’autre le pôle expressif – celui de la
réinterprétation personnelle du sujet dont artiste sélectionne et stylise
certains détails qu’il considère comme saillants. La spécificité de la
caricature consisterait, ainsi, dans la grande variété des réalisations
possibles dues à la combinaison des deux pôles en question selon une
échelle graduelle et théoriquement infinie, déterminée à chaque fois
par l’auteur. D’où le caractère flou et complexe d’une notion que
Balzac essaie, de manière pionnière, d’appliquer à la littérature, au
même temps que le projet de la Comédie humaine commence à émerger
des colonnes de la « petite presse ».
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Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
Illustrations
Image 1 : Grandville (pseudonyme de Jean‑Ignace‑Isidore Gérard), Mœurs
aquatiques. Un Rapt, La Silhouette, 20 mai 1830, t. II, 9e livraison.
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
Bibliographie
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Lo Feudo, Michela, Jules Champfleury (1821‑1889) : Littérature et
caricature, Thèse de doctorat en Littérature française sous la
direction de Silvia Disegni et de Jean‑Louis Cabanès, en cotutelle
24
Between, vol. VI, n. 12 (Novembre/November 2016)
entre l’Université de Naples « Federico II » et l’Université Paris
Ouest Nanterre la Défense, janvier 2010.
Serna, Pierre, ʺLa girouette. Quand Le Nain jaune et sa cohorte tiennent
la girouette sur les fonts baptismaux … ʺ, La République des
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Thérenty, Marie‑Ève, Mosaïques. Etre écrivain entre presse et roman (1829‑
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Todorov, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil,
1970.
Vaillant, Alain, ʺBalzac avant La Comédie Humaine : du philosophe fictif
au romancier du réelʺ, Paratextes balzaciens : La Comédie Humaine
en ses marges, études réunies par R. Le Huenen et A. Olivier,
Toronto, Centre d’études du XIXe siècle Joseph Sablé, (2007) : 193‑
204.
Vouilloux, Bernard, ʺLes fantaisies journalistiques de Balzacʺ, L’Année
balzacienne, 13, (2012/1) : 5‑24.
L’autrice
Michela Lo Feudo
Michela Lo Feudo a enseigné la Littérature française (XIXe et XXe
siècles) à l’Université de Naples « Federico II ». Ses centres d’intérêt
portent sur : 1) rapport texte‑image ; 2) presse, littérature et arts non
légitimés au XIXe siècle ; 3) Jules Champfleury (1821‑1889) : écrivain,
journaliste et critique d’art, théoricien du réalisme et historien des arts
populaires ; 4) les revues illustrées en France et en Italie au XIXe siècle.
Elle a préparé l’édition critique du recueil Pauvre trompette : fantaisies de
printemps de Champfleury (à paraître aux éditions Champion).
Email: michela.lofeudo@unina.it
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Michela Lo Feudo, Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie de la caricature en marge
de la Comédie humaine
L’articolo
Data invio: 15/05/2016
Data accettazione: 30/09/2016
Data pubblicazione: 30/11/2016
Come citare questo articolo
Lo Feudo, Michela, “Balzac à la charge : écriture journalistique et théorie
de la caricature en marge de la Comédie humaine ”, Chi ride ultimo.
Parodia satira umorismi, Eds. E. Abignente, F. Cattani, F. de Cristofaro,
G. Maffei, U. M. Olivieri, Between, VI.12 (2016), http://www.Between‑
journal.it/
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