L’IVOIRISME, OUTIL DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE DE L’ECRIVAIN
IVOIRIEN : LES EXEMPLES DES ECRIVAINS AHMADOU KOUROUMA ET JEAN
MARIE ADIAFFI
Dr BOSSON BRA
Assistante, Département de Lettres Modernes
Section Grammaire / linguistique
UFR Langues, Littératures et Civilisations
Université de Cocody -Abidjan (Côte d’Ivoire)
25 BP 1616 Abidjan 25 / Tel : 225 45 92 73 03 / E-Mail : jacksonbrakis@yahoo.fr
RÉSUMÉ
Cette étude s’attache à mettre en relief des réalités et/ou abstractions qui enveloppent le
roman négro-africain d’expression française. Elle montre que l’expressivité du roman peut être un
moyen de construction identitaire de l’écrivain. En effet, Ahmadou KOUROUMA et Jean Marie
ADIAFFI ont initié une stratégie d’écriture qui dégage, à travers leurs romans, leur identité
culturelle. Tous deux, ils utilisent certaines expressions qui sont des ivoirismes. Ces ivoirismes
sont difficilement compréhensibles pour le locuteur non averti. Cependant, ce sont ces expressions
langagières qui donnent de la truculence à leurs œuvres romanesques et les démarquent des autres
écrivains. L’ivoirisme devient alors un outil de construction identitaire pour ces deux écrivains.
L’analyse de type pragmatique des romans « Allah n’est pas obligé » et « Les naufragés de
l’intelligence » a permis de rendre lisibles ces ivoirismes, dégageant par ailleurs le dessein des
écrivains.
Mots clés : ivoirisme, stratégies discursives, construction identitaire.
Abstract
This study highlights realities and/or abstractions which wrap up Negro-African novels of
French expression.
Indeed, some constructions described as “Ivoirism” are hardily
understandable by the non initiated speaker. Yet, it works like a particular linguistic
expressivity which seems to represent a tool for identity construction used by Ivorian writers
Ahmadou KOUROUMA and Jean Marie ADIAFFI. The example of an analysis of
pragmatics in “Allah n’est pas obligé” and “Les naufragés de l’intelligence” depict the
readability of these “Ivoirisms” pointing thus out the writers intentions.
Key-words : ivoirism, initiated speaker, identity construction
1
INTRODUCTION
Le discours littéraire négro-africain d’expression française apparaît quelquefois singulier
dans ses significations. En effet, son parcours est jalonné de grands thèmes qui coïncident
avec l’évolution de l’espace dans lequel il évolue. Bien entendu, la langue française n’est
pas sortie indemne d’une telle démarche. Les écrivains africains, qui ont toujours éprouvé la
nécessité d’exprimer leurs sensibilités par le biais de l’écriture, se trouvent devant la
contrainte de le faire dans des langues étrangères. Comme le code linguistique de ces
langues (en l’occurrence le français) ignore certaines spécificités langagières africaines,
alors ils s’accommodent forcément des réalités sociolinguistiques existantes. Ce phénomène
est perceptible dans nombre de romans dont « Allah n’est pas obligé » Ahmadou
KOUROUMA et «Les naufragés de l’intelligence » de Jean Marie ADIAFFI. Il se cristallise
dans leurs œuvres un idiome marqué des tournures propres, depuis les encoignures des
grandes aires linguistiques ivoiriennes jusqu’aux centres urbains : l’ivoirisme. Ce fait de
langue propre au parler en Côte d’Ivoire est à l’image du québécois au Québec et du
belgicisme en Belgique. Aujourd’hui, plus qu’une arme, l’ivoirisme devient une variante du
français en francophonie. Il semble être, à cet effet, une recherche formelle qui participe de
l’expressivité du roman négro-africain d’expression française. La prégnance de cette
variante du français dans le corpus suscite les préoccupations suivantes :
-
Quelles sont les marques spécifiques du parler ivoirien dans « Allah n’est pas
obligé » et dans «Les naufragés de l’intelligence » ?
-
Comment ce parler est-il traduit dans ces romans ?
-
Que vaut l’ivoirisme dans le discours romanesque pour que KOUROUMA et
ADIAFFI en fassent le trait saillant de leurs romans ?
-
L’usage de l’ivoirisme serait-il un outil de construction de l’identité discursive ?
L’étude se propose d’identifier les traits linguistiques de l’ivoirisme, d’en analyser les
stratégies discursives en mettant en évidence les motivations des écrivains et d’en ressortir
les valeurs.
2
1- L’IVOIRISME ET LE CONTEXTE DE SON UTILISATION DANS LES ŒUVRES
1.1- Qu’est-ce que l’ivoirisme ?
Pour nous, l’ivoirisme est un français « approximatif » dont les particularités varient selon le
statut et le niveau d’instruction des individus dans la société ivoirienne. Le lexique, les structures
syntaxiques de ce français « approximatif » s’écartent des normes préétablies du français. C’est un
parler qui est symptomatique d’un état d’esprit, d’un contexte social ambiant, d’une situation
linguistique dans un paysage multilingue en pleine mutation. Sur le plan littéraire, il se traduit
dans les œuvres romanesques sous une forme d’emprunts, d’interférences, de distorsions, de
transgressions lexicales, sémantiques et syntaxiques.
2.2 Le contexte d’utilisation
Les expressions qualifiées d’ivoirisme sont nées, d’un côté, du contact des langues
ivoiriennes et de la langue française, de la technique qui, par ses inventions, fait appel à de
nouvelles dénominations, et de l’autre, des créations spontanées, individuelles ou collectives qui
sont tributaires de l’ambiance sociale. Ces expressions se présentent sous une forme jugée
incorrecte, mais reçoivent, au fil du temps, l’onction de l’acceptabilité sous le registre de
néologisme. En Côte d’Ivoire, ce nouveau vocabulaire qui, ces dernières années, intègre le
commerce linguistique quotidien, est en partie l’œuvre des jeunes. Ce vocabulaire est l’expression
d’un certain mode de vie (besoins identitaires et existentiels) et fait progressivement son chemin.
Dès lors, s’installe une norme endogène qui diffère de la norme prescrite du français de France ou
norme exogène. Ce français endogène rapproche la langue française du vécu et de la réalité des
Ivoiriens. Il est reconnu et adopté par la population ivoirienne dans son ensemble. Ahmadou
KOUROUMA et Jean Marie ADIAFFI intègrent ce parler dans leurs œuvres romanesques pour
mieux traduire les réalités qu’ils évoquent. Ainsi, à travers des mots, des expressions qui
présentent la particularité discursive d’une frange de la population ivoirienne, ces écrivains
posent, entre autres, un problème identitaire, un problème d’affirmation de soi. D’ailleurs, ces
auteurs pourraient, à tort ou à raison, être considérés comme les précurseurs de l’innovation du
roman négro-africain d’expression française avec cette forme de parler qui parcourt leurs œuvres
romanesques. De quoi s’agit-il dans ces œuvres ?
« Allah n’est pas obligé » décrit les tumultes de la guerre tribale du Libéria et de la Sierra
Leone, guerre provoquée par des bandes rivales internes appuyées par des pays voisins.
KOUROUMA livre un récit terrifiant sur une époque de massacres dont les enfants sont les tristes
héros. Son personnage principal, Birahima, raconte à sa manière, dans une langue française
approximative, truffée d’ivoirismes, comment il a vécu cette période. Quant au roman « Les
3
naufragés de l’intelligence », il fait la satire de la société ivoirienne d’aujourd’hui. Cette société
où règnent toutes sortes de trafic, de prostitution et de banditisme, présente un siècle de naufrage
qui entraîne tout dans son sillage « suicidaire ». C’est une société de consommation qui mutile la
vraie dimension de l’homme : son aspiration à l’éthique, à l’intelligence et à la liberté. La langue
française n’y échappe pas.
2- LES OCCURRENCES D’IVOIRISMES, UNE STRATÉGIE DISCURSIVE
Les occurrences d’ivoirismes apparaissent comme des éléments stratégiques discursifs qui
révèlent certaines préoccupations des écrivains. En effet, si elles se présentent sous la forme
d’interférences linguistiques pour mieux traduire certaines réalités discursives du monde africain,
elles n’en demeurent pas moins des écarts dans la structure de l’œuvre romanesque de langue
française. Notre analyse portera donc sur quelques occurrences qui sont essentiellement des
emprunts partiels, hybrides et directs aux langues locales ; ces emprunts étant des transgressions
lexicales ou syntaxiques.
2.1- Notion d’interférence linguistique
L’interférence linguistique est le foyer conflictuel d’au moins deux structures langagières
différentes qui découlent d’une situation de bilinguisme. Les langues entrent en contact les unes
avec les autres, s’influencent alors mutuellement, ce qui se manifeste par des emprunts lexicaux 1.
L’usage de ce terme implique donc que la présence d’un trait étranger et les changements qui en
découlent trouvent leur explication dans l’analyse des deux systèmes en contact. Le concept
«d’interférence » est utilisé en linguistique pour désigner tout phénomène de distorsion qui
apparaît dans une langue donnée, quand ce phénomène résulte des contacts des langues. Elle
s’opère à différents niveaux : phonétique, morphologique, syntaxique, sémantique et lexical. Dans
la plupart des cas, la grille sémantique couvre les divers aspects de la pensée et traduit la
différence des expériences vécues d’une communauté à une autre.
Dans la littérature ivoirienne, les marques identitaires qui structurent le récit littéraire
prennent un de leurs fondements dans la question de la littéralité, ou du moins, de l’usage
esthétique du langage, notamment la langue écrite (le français) en opposition avec la langue orale
(langue maternelle de l'écrivain), imprégnée dans le roman par la manière de raconter, empruntée
à la tradition orale. Tel semble être un des sens du bilinguisme pratiqué par ADIAFFI et
KOUROUMA. L’analyse de quelques occurrences d’ivoirismes montre bien le désir d’affirmation
1
http./ fr. wikipedia.org / wiki / Interférence_linguistique
4
de soi des deux écrivains et met en lumière des éléments qui font de ce parler, un outil identitaire
qui résulte du bilinguisme. Chez les deux écrivains, l’on retiendra des exemples d’emprunt.
L’emploi des prépositions « dans » et « de » dans le cadre des interférences dans le roman « Allah
n’est pas obligé » de KOUROUMA nous offre un exemple d’emprunt partiel, l’une des marques
de la particularité langagière de cette oeuvre.
2.2 ŔEmprunt partiel et identité discursive : l’emploi des prépositions « dans » et « de »
L’emprunt est un processus dynamique par lequel des faits culturels de nature linguistique
(lexical, syntaxique ou sémantique) liés à l’écrivain sont investis dans la langue française. Il
apparaît comme une transgression qui est la manifestation d’un désir d’affirmation de son identité,
l’emprunt étant l’expression ou le mot inattendu dans l’énoncé. Il se présente, à cet effet, dans le
texte romanesque comme des segments de phrases en langue naturelle sous l’apparence de mots
ou expressions françaises. Dès lors, il y a une superposition de deux situations linguistiques. Dans
son texte, KOUROUMA superpose la langue malinké et la langue française. Les énoncés sont
construits en français sur la base de la structure de l’énoncé malinké. Une situation d’interférence
se présente alors comme le définit le linguiste Tabouret-Keller : « Un processus qui aboutit à la
présence dans un système (linguistique) donné, d’unité, et souvent même d’agencements
appartenant à un autre système linguistique »2.
Pour mettre en exergue ces interférences, il est nécessaire de procéder à la traduction
littérale en malinké des énoncés sélectionnés :
« Quand tu as fâché ta maman et si elle est morte avec la colère dans son cœur, elle te
maudit, tu as la malédiction. » / « ni a sala ni dimijє, a djusu kõnõ la, abijdãga » P11.
« La première chose qui est dans mon intérieur (….) » P13 / « f
kele nibe ŋkõnõ»
« La cicatrice est toujours là, elle est toujours dans ma tête et dans mon ventre,… et dans
mon cœur » P15 / « abє ŋkula, ŋkõnõ la ni ŋjusu la ».
« Ça venait de mon ventre » P19/ « a bola ŋkõnõ la »
« Je continuais à regarder ma mère avec méfiance et hésitation dans le ventre »/ « ŋtubє
mbamuso filєla nikõnõnafli nikorosije ŋkõnõ » P28 ?
Une analyse grammaticale de ces énoncés montre qu’ils sont à la limite de l’acceptable du
point de vue de la langue française. En observant la traduction de ces énoncés en malinké, l’on
constate que le terme « kõnõ ou ŋkõnõ » est récurrent. «kõnõ » est un substantif en malinké qui
2
Tabouret-Keller, cité par Grekou in « Typologie des phénomènes interférentielles en linguistique » fait à Yamoussoukro, le13 Avril
1987. Communication inédite
5
veut dire : « ventre », « dedans » ou «dans » et « ŋ » est le déterminant « mon ». En français, la
préposition « dans » indique la situation d’une personne, d’une chose par rapport à ce qui la
contient ; la préposition « dans » veut dire : à l’intérieur de. Ainsi, les expressions comme : « dans
mon intérieur », « dans mon ventre », « de mon ventre » sont des exemples de superposition de
deux structures linguistiques (le français et le malinké), c’est une superposition de la
compréhension du locuteur du mot « dans » par rapport au français et à sa langue maternelle. Ces
emplois mettent en exergue les parties du corps susceptibles de localiser les sentiments pour
mieux traduire la pensée profonde du malinké. En effet, le substantif « kõnõ » évoque les
organes : le ventre, la tête et le cœur qui sont les sièges des sentiments les plus profonds pour le
malinké. Ces organes sont les lieux où tout reste secret, caché, discret, intime et imperceptible;
mais aussi, des lieux de libération de stress, de douleur, de joie. Ainsi, les prépositions « dans » et
« de » précèdent ce syntagme nominal «ŋkõnõ » qui traduit le sentiment intime du narrateur
quand il évoque certains événements.
Par ailleurs, dans la phrase : « entre les canaris et le foyer, il y avait ma mère et son ulcère
dans la natte » / « mbamuso nãka djoli tumbє dєbє kõnõ » P16. Dans cet énoncé, le narrateur
emploie la préposition « dans » en lieu et place de « sur ». Cette préférence qu’il opère lui
permet, d’une part, d’indiquer l’idée d’intériorité que suggère la préposition « dans », la position
dans laquelle sa mère malade demeurait à tout moment et d’autre part, d’exprimer toute la misère
et le dénuement dans lesquels elle se trouvait. Elle formait une entité avec la maladie, perdue dans
les profondeurs de la case, avec son mal. La préférence de « dans » à « sur » établit donc la
nuance expressive de la langue malinké par rapport aux réalités que l’écrivain veut évoquer.
En résumé, ces constructions dans le roman d’expression française semblent être les mieux
adaptées pour communiquer la pensée africaine. Elles répondent non seulement au besoin de
communication d’un peuple multilingue, mais surtout, elles relèvent quelques traits du récit
francophone susceptibles de conforter le discours identitaire. La superposition des deux structures
linguistiques est donc la réponse à la problématique identitaire de la francophonie, dans le
sens où elle demeure avant tout une institution linguistique qui participe à l'entreprise
d'affirmation de soi, c'est-à-dire à la définition du rapport à l'autre, communément désigné
« identité ».
2.3 -Emprunt direct aux langues locales et identité discursive
L’on parle d’emprunt direct aux langues locales, quand l’idée ou la forme ciblée dans la
langue maternelle est entièrement transportée dans la langue française. Cette partie de l’analyse se
propose essentiellement de relever et d’interpréter ces emprunts sollicités par les écrivains comme
6
: « La solution désespérée qui consiste à ne pas traduire le mot de la langue source, surtout
quand il correspond à une chose qui n’existe pas dans la culture de la langue ; quitte à
l’expliquer par le contexte ou par une note »3.
KOUROUMA comme ADIAFFI usent de ce procédé qui leur permet de traduire
l’imaginaire spécifique qui correspond aux réalités ivoiriennes. A défaut de la totalité de la langue
qui en est le dépôt, l’emprunt permet de traduire l’imaginaire qui réside essentiellement dans le
mot qui est presque impossible à rendre en langue française le sens réel. En d’autre termes, le mot
en langue naturelle traduit mieux tout l’environnement sémantique du fait désigné. C’est en réalité
par rapport à cet imaginaire africain spécifique de l’écrivain qu’il faut comprendre toute la portée.
Pour cette analyse, il est question de relever seulement les mots ivoiriens (mots typiquement
africains) dans les énoncés français en les présentant suivant l’ordre logique, d’après le critère de
la nature grammaticale. L’analyse de ces mots portera essentiellement sur leur contenu
sémantique.
2.31 -Des syntagmes à structures répétitives avec caractérisant adverbial
Certaines locutions adverbiales de la langue malinké dans le roman de KOUROUMA, qui
sont de l’ivoirisme, s’intègrent dans des énoncés en français. La rupture que crée ce mélange de la
langue française et la langue locale apparaît comme un écart lexical qui ne permet pas au lecteur
de saisir le sens global du texte :
P87 « Le soleil avait bondi comme une sauterelle et commençait à monter donidoni » (doucement) ;
P107 « Le président élu Tejan Kabbah djona-djona sauta dans un hélicoptère de
l’ECOMOG » (vite, rapidement) ;
P165 « Ça se mit à chercher d’autres moyens pour obtenir la protection de la
plantation contre les fretins de bandits par un accord secret. Cet accord secret, il le fallait
djogo-djogo » (absolument, coûte que coûte) ;
P176 « Il part gnona-gnona avec le pognon » (incognito).
Les syntagmes, dans ces énoncés, qualifient des actions et sont dotés d’un caractérisant
adverbial exprimé en langue locale. Leur emploi dans la construction de l’énoncé français pose le
problème d’acceptabilité étant donné que l’expression empruntée à la langue locale n’existe pas
dans le lexique du français.
3
Mounin Georges, Encyclopaedia universalis, p.830
7
2.32 Des syntagmes nominaux avec un caractérisant adjectival
Quelquefois, des syntagmes en langue ivoirienne remplacent des groupes nominaux, jouent
le rôle de sujet ou sont des substantifs déterminatifs comme dans ces exemples extraits du roman
d’ADIAFFI :
P22 « Une jeune femme en haillons et sillonnée de rides dont le Kodjo d’un rouge
délavé, mollement noué autour d’une perle akpassa, laissait voir sans équivoque la touffe
moite de la fente triangulaire entrouverte, livrant au regard son or massif provocateur »;
P127 « La banderole pend sur le devant continuant de protéger l’île savanière du
trésor convoité, un kodjo, couleur rouge également ».
Le « kodjo » est un cache sexe et «l’akpassa », un chapelet de perles rassemblées en une
seule. La juxtaposition du substantif « akpassa » et du substantif « perle » permet à Adiaffi d’être
plus précis quant au type de perle désigné. Le terme « Akpassa » détermine ainsi la qualité de
perle. Dans certains cas, le substantif exprimé en langue locale joue le rôle d’adjectif qualificatif :
P22 « L’adorable enfant était devenue, l’espace d’une nuit de famine, un petit
monstre de vampire qui suçait, non le lait imaginaire d’un sein plakali délaité, mais du
sang, le sang de sa mère » ;
P60 « Dans sa colère de plus en plus incontrôlable, le lieutenant Sangaré casse sa
pipe inquisitrice qui terrorise tant ses subordonnés. Les cendres et les morceaux épars
ramassés puis offerts en reliques par un policier pkapkato, togognini n’ont pour effet que
de mettre le lieutenant dans tous ses états ».
Dans ces extraits, les expressions « plakali » « pkapkato » et « togognini » se comportent
comme des adjectifs épithètes des substantifs « sein » et « policier ». Ce sont des expressions
ivoiriennes à valeurs péjoratives que l’on utilise comme des qualificatifs. En effet, le « plakali »
est une pâte alimentaire à base de manioc qui, dans le contexte d’emploi, est une métaphore qui
montre que les seins de cette femme sont flasques et délaités. Quant aux expressions
« pkapkato » et « togognini », elles sont employées pour qualifier une personne qui fait du zèle
pour se faire remarquer en vue d’obtenir une récompense. En employant ces expressions
néologiques, l’écrivain rapproche le lecteur de l’univers culturel ivoirien et apporte sa caution à la
normalité de leur utilisation dans la langue française. Le même phénomène s’observe dans le
roman de KOUROUMA. Des syntagmes nominaux avec un caractérisant adjectival se comportent
comme des adjectifs dans la structure de l’énoncé en français. Ce sont des substantifs qualifiants
ou adjectifs qui occupent les fonctions :
8
- d’attributs du sujet :
P16 « C’était un cafre, Balla était le seul bambara, le seul cafre du
village » (incroyant) ;
- de complément d’objet :
P84 « Il fallait voir un ouya-ouya comme le colonel Papa le bon pleurer à chaude
larmes » (un désordonné, un incohérent)
P24 « Ils ont lancé contre la jambe droite de maman un mauvais sort, un koroté,
(…), un djibo (…) trop fort, trop puissant » (un fétiche).
- de complément du nom :
P67 « Que faisait Sékou dans un pays de kassaya-kassaya ? » (Fous).
Ces substantifs qualifiants exprimés en langue locale qui interviennent dans l’énoncé
français précisent mieux la pensée du narrateur et enrichissent l’expressivité de l’oeuvre.
2.33 -Des Syntagmes nominaux non caractérisants
Des syntagmes nominaux non caractérisants jouent quelquefois le rôle de complément
d’objet ou de complément locatif.
- Complément d’objet :
P59 « (…). Même nu, essayant de couvrir le bangala (le sexe de l’homme), il
continuait à crier grigriman, féticheur » ( Allah n’est pas obligé).
- Complément locatif :
P59 « Mets bien ceci dans ton kougolo fertile en miel » (tête) (les naufragés de
l’intelligence).
Des syntagmes toponymiques (syntagmes nominatifs de lieux) en langue locale,
compléments locatifs, ont un caractère de phrase dans le roman d’ADIAFFI. Ils confortent
davantage le désir d’expression identitaire. Dans les exemples qui suivent, la seule qualité de
phrase est déterminée par leur correspondance exacte à des phrases en langue française :
P21 « La coutume, ce matin là, fut donc immuable comme le temps sans horloge
arrêté sur la montagne des ossements d’Eklomiabla » (nom de quartier qui veut dire : si tu
m’aimes viens) ;
P43 « C’est ainsi que « LES JUSTICIERS DE L’ENFER »entrèrent officiellement
dans la sordide histoire de l’horreur, du banditisme et de la criminalité de la ville de
N’guélè Ahué Manou en état de choc » (nom de quartier qui veut dire : l’intelligence est
finie dans le monde) ;
9
P43 « La république démocratique de Mambo se voyait bel et bien désormais prise
en otage par un gangstérisme de plus en plus sanglant, de plus en plus cynique, de plus en
plus machiavélique, de plus en plus audacieux » (nom de quartier qui veut dire : la fin du
monde, ou du moins, là ou toute expression humaine n’existe plus).
Tous ces substantifs locatifs traduits en français sont des phrases nominales. Ils expriment
une certaine tradition sociologique d’identification propre à un peuple et de manière significative,
ils aident à déterminer les lieux et à comprendre les actions des personnages qui évoluent dans ces
lieux. Au-delà des syntagmes locatifs qui s’entremêlent au français, créent une rupture au sein de
l’énoncé, assurant ainsi la particularité du dire chez l’écrivain, d’autres expressions comme :
P178 « Mon Dieu ! Quelle aventure ! Yako ! » (Du courage !) sont très souvent usitées dans
le discours d’ADIAFFI, pour marquer son identité.
Au regard des constructions qui mêlent le français à la langue ivoirienne, à la surprise du
lecteur, il faut noter qu’au-delà de simples emprunts qui créent des écarts lexico- sémantiques,
KOUROUMA et ADIAFFI introduisent des « nouveautés lexicales » qui participent à la
réalisation d’une écriture originale et identitaire. C’est aussi la promotion d’un parler qui
caractérise l’Ivoirien, qui a appris le français par l’usage quotidien. Le faisant, ils amènent l’autre
à découvrir et à consommer l’imaginaire particulier d’un peuple, un univers culturel différent du
sien. De cette façon, ils présentent les particularités discursives multiformes du peuple multilingue
auquel ils appartiennent. En somme, ces expressions participent de l’innovation d’une écriture
romanesque et mettent en valeur un univers qui n’est autre que l’univers linguistique des
écrivains. En assurant la promotion d’un vécu langagier qu’ils considèrent mieux approprié dans
le contexte de leur discours, ils affirment avec véhémence leur identité culturelle. Pour parachever
le discours identitaire, les deux écrivains démontrent un esprit de créativité à travers des emprunts
hybrides obtenus à partir de dérivations.
2.4- Les emprunts hybrides
L’on parle d’emprunt hybride quand le signifié obtenu à partir de dérivation propre ou de
dérivation impropre appelée encore hypostase est à la limite « mi-français, mi-africain ». Dans le
cadre de l’analyse-ci, l’emprunt hybride se résume dans des emplois ou constructions impropres
qui traduisent de manière implicite une certaine africanité du dire perceptible dans le mot ou dans
« le glissement de sens » du mot. Les exemples ci-dessous présentent un échantillon de ce
discours taxinomique qui consiste à organiser l’espace social et culturel par référence et surtout à
traduire le mode d’être et l’imaginaire de l’Ivoirien qui se logent dans le dire :
10
P23 « L’exciseuse avait un cœur et elle a travaillé. Avec sa sorcellerie, ses
adorations, ses prières, elle a pu arracher ma maman au méchant génie meurtrier de la
brousse »;
P30 « Elle a dit à grand-mère que c’était toujours Balla qui était nuit et jour dans
sa case ; elle voulait son attachement de cola avec son guérisseur et féticheur Balla ».
Dans ces exemples, KOUROUMA emploie le verbe « travailler » et l’expression
« attachement de cola » dans un contexte purement africain. En effet, « travailler » veut dire
dans ce contexte : mettre en pratique tout son savoir faire dans l’art de la sorcellerie. Quant à
l’expression « attachement de cola », elle est purement africaine et elle traduit un fait de société,
celui du mariage traditionnel chez le malinké. L’analyse de ces exemples montre que les mots
reçoivent une nouvelle signification.
Quelquefois, le désir de traduire l’imaginaire ivoirien conduit l’écrivain à investir le texte
littéraire du parler populaire ivoirien. Alors, l’on retrouve des expressions créées par composition
ou par dérivation propre ; la composition étant selon J. Dubois : « la formation d’une unité
sémantique à partir d’éléments lexicaux susceptibles d’avoir par eux mêmes une autonomie dans
la langue ». La norme linguistique réduit la composition à des termes dont les composants sont
sémantiquement complémentaires, graphiquement soudés ou reliés par un trait d’union. Quant à la
dérivation propre, c’est un procédé qui permet de former des mots nouveaux par ajout d’affixes.
Les néologismes que nous mettons dans le registre de l’ivoirisme sont dérivés par préfixation
et/ou par suffixation. Le préfixe est un morphème qui, joint à une base morphologique qu’il
précède, sert à créer un nouveau mot de la même catégorie grammaticale. Ainsi, pour fustiger
certains comportements et agissements de cette société en mutation décrite par les deux écrivains,
le procédé de dérivation leur permet de mettre en valeur de véritables créations. Avec
KOUROUMA, l’on rencontre l’expression « mouillage » obtenue par suffixation en “age” sur la
base du verbe « mouiller » :
P40 « Par mouillage des barbes ou bakchich des douaniers » (même si ce mot
existe, par glissement de sens, il évoque dans le contexte d’ivoirisme, une autre réalité : la
corruption).
Quant à ADIAFFI, il met en exergue avec ironie certaines occurrences d’ivoirisme qui
traduisent un sentiment de dégoût face à des comportements qui mutilent la vraie dimension de
l’homme :
P29 « Kalifa CFA est le protecteur protégé des douanes, de la police et des
gendarmes qui ne sont point fâchés de sa générosité Cfaïque qui arrondit leurs fins de
mois ».
11
La « générosité Cfaïque » est une générosité qui se traduit par la distribution de billets de
banque, une générosité qui n’est, en réalité, que de la corruption. ADIAFFI met en valeur l’esprit
de créativité des jeunes avec le procédé de dérivation en présentant l’imaginaire et les réalités
d’une jeunesse en mal d’un idéal. Ainsi, avec l’adjonction des suffixes en “é, isé” ou “er” à des
substantifs ou adjectifs, il réussit à montrer que le peuple est victime ou objet d’un phénomène de
société provoqué par l’incapacité des pouvoirs publics :
P31 « Les bôrailleurs » veulent railler, dérailler la raillerie, la bêtise humaine,
absurdiser l’absurde. » (rendre absurde).
P126 « le jouisseur, Benian les noces, et Kolo le gingembre, l’amoureux, sont
escortés de Misoro Ehoué Nan Mindé « le dozo », « s’en-fout-la-mort » et de Bahifouê, le
catcheur loubardisé, pour la sécurité » (le catcheur devenu loubard).
P55 « Dieu n’est plus qu’un prétexte commercial, une marchandise marketinisée,
crétinisée pour les crétins crédules » (un dieu qu’on commercialise, qu’on vend ; un dieu
dont on se sert pour abêtir, abrutir le peuple crédule)
P62 « L’adresse-t-il à Dieu, au ciel, à la terre, au soleil, à la nuit, aux étoiles, à la
vierge ? Ou au silence, à la grande vacuité du monde, à son impuissance ? Ou encore aux
puissants politiciens, aux leaders des peuples africains brigandés, gangstérisés,
malfratérrorisés, escrocorisés, sectarisés ? ». (Qui sont terrorisés par des malfrats et
escroqués),
P123 « Dans ce théâtre de l’horreur et de l’absurdité, les balles sont réelles, les
acteurs sont réels, les cadavres sont réels, formolés, identifiés, morguétinisés ». (Les
cadavres sont mis à la morgue).
Par ailleurs, par l’adjonction des affixes à des substantifs, l’on obtient des adjectifs ou
d’autres substantifs qui permettent de décrire et de qualifier certaines activités qui
apparaissent comme d’autres phénomènes de société. Ainsi, par suffixation en - euse - drôme Ŕ
ique, on obtient les mots qui suivent :
P18 « Son frère jumeau, N’da kpa, n’en pouvant plus d’assister à cette longue et
épouvantable agonie, s’en va chez le marchand de cercueils et les femmes prépareuses de
cadavres afin d’offrir à cette femme digne, leur mère, un enterrement digne et décent » (ce
sont les femmes qui s’occupent de laver et habiller les morts avant la mise en bière).
P76 « Mais d’où vient cette pagneuse, cette garce, cette villageoise ? » (Femme qui
ne porte que le pagne).
P75 « La rue princesse a ses mystères, ses légendes, ses mythes pour initiés. Entre
autres lieux secrets, une monumentale villa inachevée y offre les labyrinthes de ses
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couloirs : un baisodrôme populaire en plein air, toujours archicomble » (endroit où l’on
baise, lieu de débauche sexuelle). Bien que ce mot existe sans l’accent circonflexe :
baisodrome (lieu réservé aux ébats amoureux), il est du registre familier.
P126 « Ce jour là, l’expédition malfratique des JUSTICIERS DE L’ENFER est
constituée de quatre gangsters sous le commandement de Sounan Ahuéliè » (expédition de
malfrats, de gangsters).
Somme toute, KOUROUMA et ADIAFFI exploitent, à leur frais, des recherches formelles
de procédés de création lexicale déjà attestée. Cependant, l’usage particulier qu’ils en font dans
leurs œuvres romanesques leur permet de varier le registre d’expressivité et de restituer un univers
langagier propre à une jeunesse. ADIAFFI, surtout, met en exergue certaines occurrences
d’ivoirisme qu’il récupère dans l’univers de cette jeunesse quelquefois appelée « enfants de la
rue » :
P31 « C’est un monde déshumanisé, cette horreur que le « bôrô » et « les
Guerriers » de la nouvelle guerre de libération, refusent. Ils veulent arracher l’homme à
l’animalité, à la déshumanisation, à la bestialité féroce de l’égoïsme, ( …) C’est un nouveau
mode d’expression, (….) Les « bôrailleurs » veulent railler, dérailler la raillerie, la bêtise
humaine, absurdiser l’absurde. L’humanité est au bord du gouffre, les enjailleurs veulent
l’enjamber pieds joints (…) Oui, Beau Rôle, Beau Oro, Or d’enjaillement, puisque nos
pères et nos grands frères, nos aînés sont devenus des lâches, corrompus et corrupteurs…» ;
P33 « N’da Tê s’envole donc pour présider ce concours mettant en scène les deux
nouveaux jeux macabres de Mambo : le « bôrô d’enjaillement » et la « traversée du
guerrier …».
Un regard sur l’origine et la signification des expressions « bôrô d’enjaillement » permettra
de mieux comprendre le phénomène identitaire que cela traduit. Le « bôrô d’enjaillement » est
une expression qui désigne un jeu à haut risque qui consiste à sauter d’un bus en marche sur un
autre bus en marche, ou encore à grimper, par les vitres, dans un bus en marche. Des jeunes ont
perdu la vie en pratiquant ce jeu qui est apparu comme un phénomène de société qui permettait à
une frange de la jeunesse d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur elle, sur ses difficultés à un
moment donné de l’histoire de Côte d’Ivoire. Comme tout phénomène social, il est apparu avec
des expressions.
Le « bôrô » est un mot emprunté à la langue malinké communément appelée dioula ;
« bôrô » veut dire « sac ». Et l’origine du terme « enjaillement » pourrait s’expliquer selon deux
hypothèses : la première hypothèse nous amène à penser que « enjaillement » viendrait d’un
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néologisme formé à partir du substantif « joie » et du verbe « jaillir ». « Enjaillement » pourrait
ainsi être l’association du sémantisme des deux mots : la joie qui jaillit.
La seconde hypothèse serait la suivante : en anglais, joie se dit joy. L’idée de plaisir, de joie
dans « enjaillement » pourrait donc avoir aussi pour provenance l’expression anglaise « to enjoy
something ». Ensuite, le phénomène de la récursivité, avec adjonction Ŕment, a pu faire le reste
pour donner « enjaillement » ; « l’enjaillement » étant l’expression d’une joie intense. Un verbe a
été ainsi créé à partir de ce néologisme : « enjailler ». L’on a alors des expressions comme : « tu
m’enjailles, je suis enjaillé, cette chose m’enjaille… », pour exprimer un grand sentiment de joie,
de plaisir, etc.
« L’enjaillement » apparaît dès lors comme le processus qui permet d’être en joie. « Le bôrô
d’enjaillement » littéralement veut dire « le sac de joie » et donc « l’explosion de joie », le « plein
de joie ». « Le bôrô d’enjaillement » est alors la recherche de sensations fortes. « Le bôrô
d’enjaillement », qui est un jeu à risque, montre donc la bravoure de celui qui le pratique. Ce jeu
permet à tous les observateurs et participants d’obtenir une sensation forte, une explosion de joie.
Par dérivation, on a « Les bôrailleurs », « les enjailleurs ».
Si le niveau très élevé de risque et la forte sensation de joie peuvent relever certainement du
sado-masochisme, il n’est pas exclu que cela traduise aussi un niveau extrême de fatalisme qui
conduit à un suicide que l’on ne voulait point triste mais qu’il fallait agrémenter de sensation
forte, d’un « bôrô d’enjaillement ». ADIAFFI ne s’est pas contenté de récupérer ces néologismes
créés par la jeunesse ivoirienne. Au-delà, il montre leur esprit de créativité. Ainsi, par suffixation
en « eur » l’on a : « les bôrailleurs » (ceux qui font le bôrô) « les enjailleurs » (ceux qui donnent
la joie). Et comme si cela n’était pas suffisamment expressif, l’écrivain a ajouté d’autres
qualificatifs par composition pour donner un autre sens au mot. Alors le « bôrô d’enjaillement »
devient « Beau Rôle, Beau Oro, Or d’enjaillement » (Beau rôle, Bel Or, l’Or de joie). L’écrivain
tente donc de vulgariser ces expressions à travers une œuvre romanesque en les mettant en
exergue et en les valorisant, car ces créations lexicales confèrent une identité à un peuple au cours
de son évolution.
Au regard de tout ce qui précède, il faut noter qu’ADIAFFI et KOUROUMA font la
promotion de l’ivoirisme pour montrer comment par le procédé de dérivation propre, la jeunesse
ivoirienne, à la recherche d’une nouvelle identité, a pu engendrer un parler, des expressions
langagières qui participent à un enrichissement de la langue française. Au-delà des jeunes, c’est
aussi l’identité d’un peuple, leur peuple qu’ils valorisent. Ce parler pourrait être une solution pour
cette population ivoirienne multilingue prise entre deux civilisations. Cependant, quelle valeur
peut-on retenir d’une telle démarche dans un texte romanesque ?
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3- VALEURS DE L’IVOIRISME DANS LES ŒUVRES
L’analyse des textes a mis en lumière les occurrences d’ivoirismes qui ont montré que les
écrivains ont utilisé le prétexte de l’écriture pour ainsi présenter un autre mode d’acquisition du
français qui conduit à une forme d’expression, une esthétique qui relève d’un imaginaire différent
du français de France. L’on retrouve chez les deux écrivains, les mêmes phénomènes expressifs :
le langage des personnages s’adapte à leur statut social (enfants de la rue ) et présente les réalités
de leur environnement. Tous les néologismes ont donc une valeur expressive car ils constituent «
un nouveau mode d’expression » qui traduit l’état d’esprit d’une génération en marge de la
société. Ces expressions apparaissent par ailleurs comme un moyen pour faire la satire d’une
société qui suscite la révolte : révolte contre les conditions sociales de cette jeunesse, victime de la
guerre, d’une « époque de naufrage ». Tout porte à croire que la misère est présente partout. La
description réaliste de la guerre, de la dépravation des mœurs et de la montée du banditisme est
poignante grâce aux expressions qui permettent de saisir l’ampleur de cette misère sociale. Alors,
il apparaît clairement que le langage des jeunes, transposé dans les textes, assure la dénonciation
de tous ces problèmes de société : la déchéance des valeurs traditionnelles morales, sociales,
économiques et politiques. Ces sociétés qui ignorent leurs origines et les vraies valeurs qui
confèrent à l’homme sa dignité. C’est avec amertume et désolation que ces auteurs amènent le
lecteur à partager avec eux ce drame psychologique afin de remédier à cette destruction des
valeurs éthiques, en prenant en compte les nouvelles réalités tant sur le plan social que langagier.
La réhabilitation de cette société passe par la recherche d’une identité nouvelle qui pourrait se
traduire dans les particularités linguistiques. D’où, la reconnaissance et la promotion des
néologismes qui caractérisent l’expressivité langagière de ce peuple. Peut-être, serait-elle une
amorce de solution aux inquiétudes d’ADIAFFI qui s’indigne devant le manque de respect et de
courage de cette génération perdue entre deux civilisations :
P173 « Dire que jadis les élèves avaient pour leurs professeurs, véritables éveilleurs
de conscience, un respect quasi religieux. Respect ! Respect ! Respecter les aînés !
Agniso ! Agniso ! Agnitiè ! N’est-ce pas l’une des grandes valeurs de l’éducation des
sociétés africaines qui ont forgé des hommes africains, des rocs humains, intellectuels et
spirituels ? Aonséré, courage au travail, N’guélè-Nyansapo, intelligence créatrice ».
Outre les valeurs de dénonciation et satirique de l’ivoirisme, cette expressivité
langagière confère une valeur esthétique au texte romanesque. A travers les procédés de
création par dérivation propre doublée d’une accumulation, l’on obtient des sonorités et un
certain rythme qui montrent la beauté du texte romanesque : « allant grenouillant,
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vautourant,
crapaudant, magouillatant de magouillages en
magouillages » ; « Les
« bôrailleurs, les enjailleurs veulent railler, dérailler la raillerie, la bêtise humaine,
absurdiser l’absurde ». Ces sonorités donnent de la musicalité poétique au texte.
Le même effet se reproduit dans le texte de KOUROUMA : « marabout
multiplicateur de billets, fabricant d’amulettes, inventeur de paroles de prières pour réussir
et découvreur des sacrifices pour éloigner tous les mauvais sorts ». L’on pourrait multiplier
les exemples. Un autre phénomène qui donne de la truculence aux textes est l’emploi
d’expressions en langue locale. KOUROUMA comme ADIAFFI ont usé de ce procédé qui
crée une rupture dans la construction de l’énoncé français et donne une couleur locale à
leurs œuvres :
P161 « Il fallait faire gnona-gnona ».
P176 «Cet accord secret, il le fallait djogo-djogo ».
P99 « Akoua Mando Sounan. Debout ! Debout ! Djassou ! »;
P173 « Dire que jadis les élèves avaient pour leurs professeurs, véritables éveilleurs
de conscience, un respect quasi religieux. Respect ! Respect ! Respecter les aînés !
Agniso ! Agniso ! Agnitiè ! ».
En somme, au-delà d’une volonté d’afficher le discours identitaire et valoriser les langues
locales, ces écrivains créent un effet de surprise par la rupture que les expressions en langue locale
opèrent dans le texte romanesque. Ce qui donne une couleur exotique aux textes avec un effet de
style particulier.
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CONCLUSION
Dans le roman de KOUROUMA comme dans celui d’ADIAFFI, l’ivoirisme est une
interférence qui apparaît comme un moyen discursif capable de traduire de manière
efficiente la pensée de l’africain investie par une langue d’outre-mer. Ce parler, dans le
roman d’expression française, est en général mieux adapté pour restituer un concept, une
réalité propre au peuple ivoirien, en raison du déficit d’exactitude notionnelle en français par
rapport à certaines réalités. Il enrichit par son apport, la langue française qui ne peut être
une. Cette expressivité langagière montre que la langue n’échappe pas au mouvement
général de l’interpénétration des mœurs, des cultures, des civilisations et des consciences.
La langue française s’adapte, par conséquent, aux réalités nouvelles. Ce qui montre que
chaque peuple, en fonction de ses besoins propres, encode et trouve une langue française
adaptée à son environnement physique et mental. Ce parler revendique le droit au respect
parce qu’il témoigne non pas de l’appauvrissement de la langue, mais bien au contraire, de
son enrichissement par l’apport d’imaginaires différents. L’utilisation de l’ivoirisme comme
mode d’expression est donc une affirmation de soi. La transgression des règles de l’écriture
romanesque devient une stratégie de construction identitaire des acteurs de l’énonciation. En
introduisant ces ivoirismes dans leurs œuvres romanesques, les deux écrivains ont le souci
d’amener l’autre à reconnaître ce qui semble caractériser l’Ivoirien « enfant de la rue » dans
ses particularités linguistiques. Le faisant, ils révolutionnent le roman négro-africain et
montrent que l’écrivain africain peut écrire un texte profondément africain en ayant recours
à la langue française et à des techniques romanesques modernes. Ce désir d’affirmation de
soi pourrait-il conduire, un jour, l’écrivain ivoirien à produire une œuvre romanesque dans
ces néologismes propres aux Ivoiriens? Ne serait-il pas le moment de formaliser ce créole
ivoirien ? Quels seraient la portée et l’intérêt d’une telle démarche linguistique ?
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BIBLIOGRAPHIE
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KOUROUMA Ahmadou, Allah n’est pas obligé Editions Seuil, Paris, septembre 2000.
ADIAFFI Adé Jean-Marie, Les naufragés de l’intelligence, CEDA, Abidjan, Avril 2000.
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