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L’ORIENTATION DES MONDES CHEZ JAN PATOČKA par Pierre Souq Département de Philosophie UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines Sous la direction de Vincent Blanchet Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de Master 2 en Philosophie et Épistémologie le JURY Mr. Vincent Blanchet ATER, Paris Mr. Alain Petit Assistant agrégé, Clermont-Ferrand , Directeur de mémoire , Examinateur Année scolaire - 2016/2017 2 3 … Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non-frayé. On les appelle Holzwege. Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part. Martin Heidegger 4 Remerciements. Le présent mémoire est un de ces obstacles qui arrivent sur le chemin de la vie et qui donnent à la fois le sentiment du péril mais aussi de ce qui sauve. Il s’inscrit dans une année particulièrement tortueuse, sous le signe, du retour, du mouvement et de la naissance. Un retour à Clermont-Ferrand, qui est la ville de mes premières études en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS). Un enseignement de philosophie, en tant que Titulaire sur Zone de Remplacement (TZR) dans le département du Puy-de-Dôme. La naissance de mon fils Loup, à qui je dédie ce travail, en espérant qu’il l’oriente un jour. Je tiens à remercier chaleureusement ma femme, qui se trouve toujours là où je pense, Vincent Blanchet, mon directeur, dont l’existence est un appel à la guerre, à la paix, Bertrand Nouailles, mon collègue, qui dans son engagement auprès de l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public (APPEP) fait preuve d’une exemplarité remarquable, Virginie Dégerine, ma collègue, qui a allégé la charge de mon travail cette année, en tant que coordinatrice au Lycée Général et Technologique Ambroise Brugière. Une pensée amicale à l’ensemble du département de philosophie de Clermont-Ferrand, notamment Sébastien Gandon et David Lefebvre, pour leur accompagnement administratif, Alain Petit, pour sa lecture et sa correction, ainsi qu’aux étudiants de Master 2, que j’ai pu croiser ici et là. 5 Université d’Auvergne L’Orientation Des Mondes Chez Jan Patočka par Pierre Souq Département de Philosophie UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de Master 2 en Philosophie et Épistémologie le Sous la direction de Vincent Blanchet 2017 6 Table des matières. Remerciements p. 4. Table des matières p. 6. Introduction p. 7. 1. Le positionnement du problème p. 12. 2. La « crise » comme point de départ p. 20. 3. Le concept de « monde naturel » comme destination p. 35. 4. Le questionnement-en-retour comme moyen d’accès au monde p. 52. 5. La liberté comme obstacle en chemin p. 69. 6. La perte du monde originel p. 82. 7. Le « soin de l’âme » à son fondement p. 92. Conclusion p. 112. Bibliographie p. 118. Résumé p. 121. 7 Heidegger dit : le Dasein est toujours en chemin, mais il ne dit pas : en chemin vers où. Le cheminement implique une continuité et une totalité qu’on ne saurait méconnaître. Jan Patočka Introduction. L’orientation des mondes chez Jan Patočka est l’occasion de penser le rapport du sujet au monde dans sa réserve de l’approche husserlienne, présentée notamment dans La crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale (1954)1, aussi dans son invitation à l’ontologie de Martin Heidegger, celle présentée notamment dans Être et temps (1927)2, et enfin dans la recherche de son origine chez Platon. Confrontant les deux formulations majeures du concept de « monde » dans la thèse d’habilitation de Jan Patočka, Le Monde naturel comme problème philosophique (1936)3, nous montrons, non seulement que le philosophe tchèque dépasse l’approche husserlienne du « monde naturel »4, mais initie aussi une réponse à la crise des sciences européennes beaucoup 1 2 3 4 Ouvrage inachevé, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale correspond chez Edmund Husserl au volume VI des Husserliana : Die Krisis der europäischen Wissenshaften und die transzendentale Phänomenologie. Il est seulement publié à titre posthume en 1954 chez Martinus Nijhoff. Pour la référence française, nous reprenons l’édition de 1976 aux Éditions Gallimard, traduit de l’allemand et préfacé par Gérard Granet. Le texte principal remonte aux années 1935-1936. Trois compléments ont été rajoutés dans le but de comprendre la naissance et le problème de la Krisis : le premier a été écrit de 1926 à 1928, le second de 1928 à 1929, le troisième est la fameuse conférence de Vienne et date de 1935. Dans le reste de notre travail, nous abrégeons la référence à cet ouvrage par la Krisis. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, Paris, Gallimard, NRF, 1986. Pour la traduction, nous avons utilisé, par défaut, celle de François Vezin bien que notre directeur, Vincent Blanchet, nous ait conseillé, celle de Emmanuel Martineau. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, Paris, Vrin, 2016. Nous utilisons tout au long de notre travail la dernière édition française, traduit du tchèque par Erika Abrams, avec une préface de Ludwig Landgrebe. L’ouvrage est conçu sur le modèle du troisième tome de l’édition des Œuvres choisies de Jan Patočka publiée entre 1987 et 1992 en traduction allemande, sous la direction de l’Institut für die Wissenschaften vom Menschen de Vienne. Elle se divise en trois parties : la thèse d’habilitation de 1936 (Le monde naturel comme problème philosophique) ; le Supplément à la deuxième édition tchèque. Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après, rédigé en 1969 et publié en 1971 sous la date de 1970 ; la postface à la traduction française de Jaromir Danĕk et Henri Declève, écrite en 1974 et publiée en 1976. Dans le reste de notre travail, nous pouvons abréger le titre sous la forme de Le Monde naturel. « Monde de la vie » – d’abord « natürliche Welt » puis « Lebenswelt » chez Husserl. 8 plus globale que celle de son prédécesseur, appelant en cela l’ontologie heideggérienne, dont le dénouement apparaît après. Si l’humanité traverse une « crise spirituelle » dans les années 1930, se traduisant par la victoire et l’omniprésence du monde technico-scientifique, et ce, au détriment des questions ayant trait à la religion ou à la métaphysique, la phénoménologie transcendantale, bien qu’animée par un projet critique et humaniste, s’est elle-même fourvoyée dans un idéalisme pur, prolongeant le rationalisme dogmatique de la modernité initié par Descartes. Après Husserl donc, Patočka montre que cette crise est finalement celle de la phénoménologie, qui parachève la « conception scientifique du monde » à laquelle il manquait une théorie du sujet connaissant, et où l’illusion de complétude s’efface derrière la toute puissance de l’ego transcendantal. L’orientation positiviste du monde, qui s’exprime alors par la volonté d’expliquer le monde dans sa totalité, tend à mettre de côté d’autres conceptions du monde plus « naïves », ou alors à les expliquer selon des principes et des règles strictement logiques, et ce, sans questionner leur origine et leurs fondements. Ainsi, les lois des sciences naturelles, parce qu’elles se présentent comme les constituants d’un monde dont l’origine et les fondements ne sont pas humains, mais dont l’humain fait partie, font perdre au sujet le sens de la vie, l’ « aliènent » et le forcent à « abdiquer »5. Cependant, éprouvé par une conception nihiliste du monde qui influence son « sentiment vital »6, le monde apparaît dans sa « séparation » dont les deux conceptions du monde sont les symptômes. Alors, nous questionnons l’origine de cette distinction, qui dépasse la pensée moderne, et trouve son fondement dans l’Antiquité grecque avec le concept de chorismos7. Croisant l’orientation théorique de son maître, tout en la faisant sortir de son dogmatisme naïf, Patočka extrait la séparation du monde antique de son orientation réaliste à partir de l’existence du sujet. Alors, s’il existe bien un phénomène de « séparation » chez le sujet, c’est justement parce qu’elle fait partie intégrante de l’existence humaine, à condition de la reprendre dans son mouvement primordial et originel. Maintenant alors l’idée d’un sujet comme être-au-monde, c’est avec le concept de liberté, comprise comme la disposition du sujet à penser le monde comme le lieu où il n’est pas mais où il veut aller, que Patočka va s’émanciper de la Krisis afin de repositionner l’histoire des mondes dans une visée ontologique. Et en effet, là où le sujet n’est pas, c’est le monde qu’il peut habiter, dans le souci du Dasein, et vers lequel il peut s’orienter. Chez Patočka, si cette destination est infinie et contraste avec la finitude de la vie, sa préoccupation n’est pas seulement, comme chez Heidegger, 5 6 7 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31. Du grec χωρισμός chōrismós, « séparation » chez Parménide et surtout chez Platon en rapport avec les mondes sensible et intelligible. 9 l’expression du Dasein, mais un problème aussi corporel, où l’incarnation est sacrificielle. Alors, il faut questionner le maintien du dualisme corps / esprit qui, au-delà de la tradition idéaliste et de son rapport historique à Platon, exprime la problématicité du monde dont la liberté est le fond, et où le corps constitue la destination de l’âme en tant qu’il est le lieu de l’action. Renouant aussi avec la tradition aristotélicienne, le corps et l’esprit sont alors des pragmata8 dont le souci est l’expression historique de la rationalité contemporaine, qui, dans la victoire de la conception du monde scientifique, voit leur séparation définitive, leur disparation ou leur réification. Poursuivant alors les cris d’alarme de Husserl et de Heidegger, et devant la montée du danger9, la thèse de Patočka est l’occasion d’un questionnement-en-retour dont l’âme, puis le corps, sont les objets, et où le dialogue avec soi-même manifeste un besoin de totalité et un retour à plus d’humanité. C’est alors à partir d’une vision eschatologique, bien qu’animée par une problématique originale et moderne, que Patočka appelle à la « solidarité des ébranlés »10, où chaque sujet se fait « héros »11 de son temps. Dès lors, l’orientation du « monde naturel » est la dialectique des conceptions scientifique et naïve du monde dont le destin est l’ « expérience du front »12 (polemos) et dont l’issue est philosophique dans un sens antique et politique. Comme chez Socrate, la vie du philosophe est alors une conversion (metanoïa) qui est tournée vers un idéal pratique, dont le souci (epimeleia) nourrit, non seulement la vie intérieure, mais aussi le sens du mouvement qui est le bien de tous. Finalement, l’orientation des mondes chez Patočka est l’orientation du sujet qui dans le pro-jet du monde exprime le souci qu’il a d’exister. Il peut trouver, dans sa vie, la problématicité du monde qui s’exprime sous la forme de la crise et dont la fin est impossible ; mais, sa compréhension manifeste la liberté de l’homme, et donc un espoir et un devoir, dont l’issue peut s’avérer meilleure dans son rapport à l’esprit (comme idéal), bien que sacrificielle dans son rapport au corps (comme action). Alors, si le « sens » du monde est problématique et répond toujours, à la fois à une crise (dans son aspect pathologique où le sentiment chez Patočka domine) mais aussi à une quête (dans son aspect optimiste et idéaliste), il n'est pas conceptuel mais en perpétuel devenir. Dans le fond ontologique 8 9 10 11 12 Du grec πράγματα, pragmata, « affaires humaines » chez Aristote, par opposition aux événements de la nature. Ici se trouve le problème du « déclin » et de savoir si le caractère eschatologique de la vie et la crise dans laquelle réside la liberté humaine peut trouver une fin. Nous y revenons dans notre dernière partie. Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 213. Dans le reste de notre travail, nous pouvons abréger le titre sous la forme de Essais hérétiques. « La philosophie est alors à même de purifier l’auto-compréhension de l’homme héroïque, de lui faire comprendre sa foi, non pas comme un révélation du transcendant, mais en tant qu’acte humainement libre. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon 1990, p. 25) Dans le reste de notre travail, nous pouvons abréger le titre sous la forme de Liberté et sacrifice. Expression que Patočka reprend à Teilhard de Chardin. Voir Les guerres du XXe siècle in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. 10 du monde, s'il ne s'y trouve aucune théorie susceptible d'expliquer ce qu'il est, réside un mouvement global et transcendant13 de l'être qui œuvre à faire apparaître un sens. Celui-ci, bien que par nature insaisissable, peut se manifester à la pensée du sujet qui, faute de le connaître, peut essayer de le comprendre, à travers l’interprétation des signes. Alors, bien que n'employant pas directement le terme, Patočka se tourne vers une herméneutique du sujet, c'est-à-dire une étude du monde en tant qu'il apparaît à la pensée selon la forme du langage 14. C'est en effet en tant que le monde « parle »15 au sujet que Patočka pense la crise, laquelle est d'abord spirituelle et en rapport à la conscience (ce qui constitue le point de départ du philosophe tchèque). De la même manière, lorsque Patočka pense le corps, c'est en tant qu'objet de la pensée qu'il fait d’abord sens, et donc selon l'herméneutique du sujet, avant de réfléchir à son essence propre. Néanmoins, cette herméneutique, parce qu'elle est prise par le mouvement elle aussi du monde, ne peut que saisir son expression et ses façons d'apparaître – par exemple, sous la forme des « conceptions du monde » – et se trouve, elle-même (peut-être), orientée par quelque chose d'invisible, de transcendant, et de préalable. L'ontologie, pouvant laisser place à une cosmologie, peut avancer dans cette direction, bien qu'elle soit ellemême toujours prise par le filtre de la subjectivité qui, malgré un regard-en-retrait, un éloignement, une distanciation du sujet, demeure toujours celle du sujet. Alors, seule reste la compréhensibilité du monde, c'est-à-dire le sens que le sujet manifeste en rapport-à-son-monde, suite au sentiment de crise au sein du souci de l'étant, et qui, selon un mouvement de pensée, dépasse le sujet tout en maintenant le doute. Alors, la difficulté est triple. Non seulement, cette compréhensibilité est réduite à une modalité de l'étant qui dans son mouvement de pensée ne peut saisir le monde dans sa totalité mais seulement un fragment qui apparaît sous l'index du sens individuel. Il s'agit ensuite de l'éveil d'un problème personnel, qui sous la forme du questionnement traduit le souci du sujet de vivre, dans l'appréhension de sa finitude en rapport au monde qui lui est infini (du moins, lui apparaît comme tel). Enfin, cette compréhensibilité est orientée par le monde (bien qu’elle le prenne pour 13 14 15 Au sens de Heidegger. « Transcendance signifie "dépassement". Est transcendant, c’est-à-dire "transcende", ce qui réalise ce "dépassement", ce qui s’y maintient habituellement. Il s’agit donc d’un événement qui est propre à quelque existant. Si on le saisit d’un point de vue formel, ce dépassement apparaît comme une "relation" qui s’étend "de" quelque chose "vers" quelque chose. En ce sens, fait essentiellement partie du dépassement la chose vers laquelle est orientée ce dépassement, et tel est ce que l’on a l’habitude de désigner à tord comme le "Transcendant". » (Heidegger, Martin (1968), Questions I et II Paris, Éditions Gallimard, p. 104) C’est bien dans ce sens que, dans sa thèse d’habilitation de 1936, Patočka fait succéder au chapitre du Monde Naturel, l’Esquisse d’une philosophie du langage de la parole, car en effet : « Toute considération théorique part de la signification des mots. La découverte du pouvoir théorique de la parole, du λόγος, était la première mesure d’un mouvement dont la seconde composante nécessaire serait une réflexion sur son sens ; à l’élan qui se disperse dans l’immensité de l’univers correspond la recherche concentrée du sens fixe du mot, à la découverte du cosmos, l’anamnèse. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 130) Du grec hermeneuein qui signifie d'abord « parler », « s'exprimer ». 11 objet) qui, dans son mouvement naturel, ne fait pas nécessairement sens, son essence demeurant inconnue, mais incarnée par le sujet qui le constitue à l’origine. Donc, nous pouvons dire, à partir de la thèse de Patočka, que le sujet est orienté par le monde et que ce dernier constitue son orient. Cet orient est à la fois une origine, une destination, et une quête, pour le sujet. Il est une origine permettant le sentiment de crise, la problématicité du monde, la compréhension du sujet ; si le sens est inhérent au sujet, il n'est pas le propre du monde dont le fond est insaisissable, sinon sous le régime du doute. Il est une destination en tant qu'il permet de soulager le sentiment de crise et où le déplacement est thérapeutique dans l'affirmation de la vie du sujet qui ne succombe pas à la peur. Il est une quête quasi mythique dans l'appréhension d'un objet infini et où la prise de conscience de l'insaisissabilité de l’être16 peut entraîner le sacrifice, la foi, le devoir, et l'espoir, mais aussi une connaissance négative dans l'opposition aux conceptions a priori, scientifiques ou immédiates, qui privent le sujet de son sens, en rapport à la vie, aux autres ou au monde. Le monde, chez Patočka, oriente donc le sujet en tant qu'il peut lui donner un sens impossible : le sens d'une quête impossible où l'impossibilité devient orient. Cet orient n'est possible qu'à la condition de l'incarnation17 du monde qui dans le sujet se manifeste sous la forme du non-sens et dont la crise collective ou communautaire est un symptôme. Mais plutôt que de tomber dans le nihilisme et sous la dépression du néant et du vide de l'être18, c'est l'affirmation de soi en tant que mouvement de liberté qui permet au monde d'apparaître comme un levant pour tous : un soleil universel à l'horizon duquel s’invite l'homme en vue de l’action. 16 17 18 Tout au long de notre travail, nous essayons de rester au plus proche de la pensée de Être et temps, lorsqu’il s’agit de l’ « être » ou de l’ « étant ». Si « l’"l’être" est "présupposé" mais non pas en tant que concept disponible » […] être et chaque fois être d’un étant [et] l’étant qui se caractérise comme Dasein a un rapport à la question de l’être – peutêtre bien un rapport insigne. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 31-33) Selon Didier Franck, « l’incarnation se présente comme une dispersion », chez Heidegger, ce qui pose la problème de la facticité du Dasein. (Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 35). Faut-il dire alors que le monde s’incarne dans le sujet ou bien que le sujet s’incarne dans le monde ? C’est dans cette circularité que réside l’insaisissabilité de l’être bien que son mouvement soit perceptible au sujet et motivant. Il faut noter l’ambivalence du terme de « nihilisme » chez Patočka, à la fois dans sa référence nietzschéenne (comme dans L’histoire a-t-elle un sens ? in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire), mais aussi en rapport avec le concept de « nullité » ou de « néant », comme chez Heidegger, et plus tard Sartre. Aussi, dans les deux cas, c’est l’absence, le retrait ou l’oubli, du sens qui est visé. 12 1. Le positionnement du problème. Le contexte dans lequel Jan Patočka publie sa thèse d’habilitation, Le monde naturel comme problème philosophique en 1936, demeure important car, non seulement il est influencé par Edmund Husserl, qui, au même moment, élabore et expose La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, mais aussi parce qu’il participe lui-même à un mouvement de défense de la philosophie européenne à Prague, au moment où l’avenir de l’Europe se joue. En 1933, Husserl, de par son origine juive et les nouvelles lois antisémites, se voit interdit l’accès à l’université allemande de Fribourg-en-Brisgau. Radié du corps professoral en 1936, il refuse de partir aux États-Unis, où l'Université de Californie lui ouvre ses portes, préférant rester au cœur de la « crise » en Europe. Il donne alors des conférences en Autriche et dans la République tchécoslovaque, pays n’étant pas encore tombés sous le joug de l’Allemagne nazie 19. Là, le Cercle philosophique de Prague (« Filozofický Kroužek »), fondé par Emil Utitz20 et Jan Blahoslav Kozák21 en 1934, se donne pour mission de défendre les « idéaux d’humanité » dans l’esprit de Tomáš Garrigue Masaryk22 et de donner asile à la phénoménologie alors interdite en Allemagne 23. Après la conférence de Husserl, le 7 mai 1935 au Kulturbund à Vienne24, laquelle s’intitule « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », Patočka, le secrétaire du Cercle, l’invite au sein 19 20 21 22 23 24 L’Autriche et la République tchécoslovaque tombent réellement sous le diktat de l’Allemagne nazie en 1938. Alors que l’Autriche essaye péniblement de se relever des conséquences de la guerre civile de 1934, « l’accord de Juillet » signé en 1936 avec l’Allemagne la comprend comme un État allemand. Ce n’est que le 12 mars 1938 que l’Autriche sera réellement annexée par l’Allemagne (c’est l’Anschluss). Quant à la Première République tchécoslovaque, créée en 1918, elle tombe le 1er octobre 1938 lors des Accords de Munich où Hitler obtient la rétrocession et l’occupation des Sudètes. Emil Utitz (1883-1956) est un philosophe, psychologue et théoricien de l’art, né à Prague de parents juifs. Déporté en 1942, et disciple de Franz Brentano, il est l’auteur d’une Psychologie de la vie au camp de concentration de Terezin en 1947. Jan Blahoslav Kozák (1889-1974) est un philosophe et théologien protestant, homme politique et membre du parlement, il est titulaire de la chaire de philosophie à l’université tchèque. Disciple de Masaryk, il dirige notamment la thèse de Patočka. Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937) est un philosophe, sociologue et pédagogue tchèque. Premier président de la République tchécoslovaque de 1918 à 1935, il a pour professeur Franz Brentano à l’université de Vienne. Lui-même devient professeur à l’université de Prague. S’il a fortement inspiré la culture tchèque, il est une référence pour Patočka qui lui rend hommage notamment dans La Crise du sens, aux côtés de Comte et de Husserl. Il faut reconnaître l’importance de la pensée tchèque en rapport aux sciences en général et à la phénoménologie en particulier. Voir notamment Patočka, Jan (1965), Conférences de Louvain sur la contribution de la Bohême à l’idéal de la science moderne, Bruxelles, Éditions OUSIA, 2011, ainsi que Patočka, Jan (1975), L’idée de l’Europe en Bohême, Grenoble, Éditions Millon, 1991. Pour la phénoménologie, il faut rappeler qu’Edmund Husserl est né le 8 avril 1859 à Proßnitz en Moravie dans l'Empire austro-hongrois (actuelle République tchèque). Lorsque Roman Jakobson, du Cercle linguistique de Prague, l’invite au début de l'année 1935, il propose une conférence avec le titre Phänomenologie der Sprache (Phénoménologie du langage), avec dans le public Thomas Masaryk, et des phénoménologues tels que Roman Ingarden, Aron Gurwitsch, Felix Kaufmann, Alfred Schutz, Ludwig Landgrebe, et Jan Patočka. En novembre 1935, c'est Patočka qui l’invite de nouveau. De par le succès et la demande importante, Husserl répète à Vienne cette conférence le 10 mai 1935. 13 des deux universités de Prague, dont l’une est allemande. De par le succès important de ces dernières conférences, alors qu’il avait renoncé à écrire un nouveau résumé et une introduction systématique à la phénoménologie, Husserl rédige la Krisis, qui va constituer son dernier ouvrage. « Ironie du sort, c’est à la veille de la seconde conflagration mondiale, destinée à éliminer définitivement l’Europe de la direction du monde, que Husserl écrit l’ouvrage qui contient sa conception phénoménologique de l’histoire. Il est vrai que la guerre fait en même temps de la science et de la technique européenne un trait d’union planétaire. Trait d’union, la civilisation européenne le devient cependant dans la version dont La crise des sciences européennes signale le caractère de déclin, montrant qu’il s’y est produit une perte de sens, la perte de l’idée téléologique donatrice de sens qui constitue, selon Husserl, l’essence intime, spirituelle de l’Europe. »25 Aussi, comme l’explique Ludwig Landgrebe dans la Préface de Le Monde naturel, lorsque Husserl quitte Prague en 1935, ce dernier pousse Patočka a soutenir au plus vite sa thèse d’habilitation, ce qui est aussi l’avis de son directeur de thèse Kozák. En effet, si la situation de l’Europe est préoccupante et qu’il faille dénoncer la « crise », dans son origine et ses fondements, le concept de « monde naturel » chez Patočka résonne parfaitement avec celui de Lebenswelt, lequel fait sortir la phénoménologie d’une référence pure à l’ego transcendantal pour ouvrir l’idée d’un « monde » pouvant orienter le sujet. Cependant, bien que le concept de « monde » fasse écho à une problématique et un intérêt communs (à Husserl et Patočka), il apparaît chez le premier, à partir de l’épochè transcendantale, comme l’expression a priori d’une corrélation avec la conscience du sujet, alors que le second, cherche encore, dans les années 1930, une définition plus juste et immanente, en rapport à la vie ordinaire et dont l’essence ne peut pas être transcendantale. Au contraire, si le concept de « monde » existe, selon Patočka, c’est en raison de son mouvement originel ayant trait à la vie, lequel ne peut être exclu d’une prise de position qui serait purement « spirituelle » et dans lequel il se présenterait à l’état figé d’objet sans incider 26. « Ce n’est pas la corrélation de deux étants, mais, sur une même donnée, une double orientation de la compréhension. »27 Alors, le concept de monde naturel se trouve en retrait au moment de la crise, masqué par les conceptions du monde naïf et du monde scientifique qui, bien que premières et se présentant sous la forme de la séparation et de l’opposition, ne permettent pas de comprendre le 25 26 27 Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 84. « Si je garde dans sa pureté ce qui, par la libre ἐποχή à l’égard du monde empirique, s’offre à mon regard à moi, sujet méditant, je saisis un fait significatif : c’est que moi-même et ma vie propre demeurent intacts (quant à la position de leur être qui reste variable) quoi qu’il en soit de l’existence ou de la non-existence du monde, et quel que puisse être le jugement que je porterai sur ce sujet. Ce moi et sa vie psychique, que je garde nécessairement malgré l’ἐποχή, ne sont pas une partie du monde. » (Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Paris, Éditions Vrin, 2014, p. 52) Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 264. 14 sujet dans sa totalité28. Aussi, de cette pensée qui défend une (ré-)unification du sujet, Patočka se pose comme un combattant face à la normalisation de la politique tchèque et en rapport avec la montée du communisme des années 1930, et ce, jusqu’à sa mort. Ayant lui-même fait l’expérience du front, ses activités sont interrompues à l’Université Charles par l’invasion allemande en 1939, elles reprennent juste après la seconde guerre mondiale et sont de nouveau perturbées en 1948. Il enseigne de nouveau vers 1968, mais juste avant sa retraite. Aussi, c’est dans « un minuscule appartement en sous-sol » que Patočka rédige ses travaux ; là, il organise « un séminaire de phénoménologie privé, pratiquement clandestin. »29 Lorsque son activité intellectuelle s’arrête tragiquement, le 13 mars 1977, suite à une hémorragie cérébrale, il vient d’essuyer maints interrogatoires et persécutions administratives menés par la police tchèque. Il était devenu le porteparole du groupe des Droits et de l’homme et du citoyen pour la Charte 7730. La lutte contre l’oppression et la défense des droits de l’homme et du citoyen, en définitive la liberté de l’homme comprise dans son essence tragique, tel est peut-être le fond de la pensée patočkienne31. Au moment où il rédige son travail, Patočka veut comprendre la vie de l’Homme moderne dans sa « totalité ». Pour ce faire, il part du constat qu’il vit dans un monde double et sans « unité ». D’un côté, il existe un monde objectif qui est le produit des sciences de la nature et se présente à l’homme de façon purement mathématique ; de celui-ci a disparu toute compréhension globale du monde et l’homme lui-même est devenu une chose comme une autre, un fait scientifique dont le fondement humain est mis en retrait pour laisser place à des lois qui décrivent la nature de façon logique. De l’autre côté, il existe un monde subjectif qui a survécu et correspond à la vie de l’homme ordinaire ; dans ce monde, le sujet ne réfléchit pas sur le mode du scientifique mais vit simplement de façon « naïve », dans un environnement réel et selon une activité quotidienne. Alors, selon Patočka, il s’agit d’une « crise spirituelle » que l’homme traverse, puisque, dans le cas du 28 29 30 31 Ce double caractère de la « séparation » et de l’ « oubli » est parfaitement analogue aux pensées de Husserl et de Heidegger en rapport à la crise. Patočka parle à la fois du « "pas en arrière devant l’étant en totalité" dont fait mention Heidegger dans Was ist das – die Philosophie ? » et « d’une sorte de schizophrénie de la conscience qui accomplit l’acte d’ἐποχή » que l’on trouve dans les leçons sur la Psychologie Phénoménologique de Husserl en 1925. (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 251-252) Jakobson, Roman (1977), Le curriculum vitæ d’un philosophe tchèque in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques, p. 243. Alors que le gouvernement communiste tchèque, mené par Gustáv Husák, s’est engagé à respecter les Droits de l’homme lors de la Conférence d’Helsinki en 1975, la Charte 77 (Charta 77 en tchèque) est une pétition qui le rappelle à l’ordre, devenu le vassal loyal de la Russie dans le processus de normalisation, source d’oppressions. Pour se rendre compte de l’intérêt grandissant pour cet auteur, voir notamment Patočka et la phénoménologie dans la Revue trimestrielle Les études philosophiques de Juillet 2011, Patočka et la question du monde dans la Revue Philosophie de l’été 2013, les textes réunis par Renaud Barbaras in Patočka, Jan (2011), Phénoménologie asubjective et existence, Paris, Éditions MIMESIS FRANCE. 15 « monde scientifique », le sujet donne un sens à la nature purement objectif et ne questionne plus la valeur ou l’utilité de son être en tant qu’il fait partie de ce tout, et dans le cas du « monde naïf », il n’a pas accès au sens de son étant, puisque son mode d’existence est mondain, inséré dans un flux spatio-temporel non-réflexif, du moins privé d’une réflexion suffisante, devant permettre un « retour sur soi » et le questionnement de ce qu’il peut être. « L’homme moderne n’a pas une conception une du monde ; il vit dans un monde double, à la fois dans son environnement naturellement donné et dans le monde que produisent pour lui les sciences modernes de la nature, fondées sur le principe d’une nature régie par des lois mathématiques. La désunité qui, de ce fait, a imprégné toute notre vie est la source propre de la crise spirituelle que nous traversons. »32 Dès l’introduction de son travail en 1936, la dualité de ces deux mondes semble apparaître à la fois comme la cause et le symptôme d’une « crise spirituelle » chez l’homme moderne, incapable de comprendre sa vie autrement que sur le mode du scientifique. Aussitôt, Patočka parle de « désunité », ce qui semble sous-entendre qu’une unité soit ou fut possible. Cette désunité est d’abord ambiguë car, si elle apparaît comme la scission entre deux conceptions du monde – le « monde naïf » et le « monde scientifique » –, elle rappelle une opposition classique ayant débuté chez Platon (monde sensible / monde intelligible) et ouvrant toute la tradition idéaliste en passant par Descartes (corps / esprit) et Kant (sensibilité / entendement), et se concentrant chez Husserl, dont Patočka se fait le témoin. Et alors, cette crise est-elle seulement spirituelle si le corps se voit dévalorisé, du moins compris seulement, soit comme l’objet des sciences, soit comme l’outil (organon) d’une activité « naïve » ? Comment Patočka confond-il l’opposition entre deux mondes, dont l’un est « naïf » et l’autre « scientifique », avec deux « conceptions » du monde, dont l’une a pour objet le « monde naïf » et l’autre « le monde scientifique » ? Quels rapports ces deux conceptions de l’esprit ont-elle finalement avec le monde, et le concept de « monde naturel », chez Patočka ? De plus, Patočka parle de « vie », comme la condition fondamentale de l’activité humaine à l’origine de la formation de deux « mondes » bien différents. Mais cette vie, semble elle-même soumise aux diverses conceptions du « monde » de l’homme moderne, dont les effets sur l’activité de l’homme demeurent obscurs ou inconnus. Alors, la notion de « monde » est ambivalente. Elle apparaît sous l’angle du réel, en tant qu’environnement dans lequel l’homme évolue, qu’il soit naturel, et lié à l’activité ordinaire, ou artificiel et le produit de l’activité scientifique. Elle apparaît 32 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 23. 16 aussi sous l’angle du conceptuel, le « monde scientifique » et le « monde naïf » étant deux conceptions chez l’homme moderne. Elle apparaît comme processus originaire, mouvement naturel de la vie en général et de l’homme en particulier qui vit, c’est-à-dire qui interagit avec un environnement, lui donnant un sens. Et puis, le « monde » apparaît une dernière fois, chez Patočka lui-même, comme l’objet du questionnement philosophique devant permettre de résoudre la crise. C’est précisément la proposition d’un « monde naturel » qui doit clôturer sa thèse, à la fois comme synthèse des deux mondes a priori mais aussi comme la condition originelle de leur existence. Enfin, la notion de nature demeure aussi ambiguë car elle est à la fois l’objet des sciences, en tant que réel hypothétique dont l’essence n’est pas humaine mais déterminée par des lois, mais aussi la nature humaine dans son rapport au monde, qui passe par la donation originelle de l’homme et la constitution du sens. Dès lors, comment clarifier le travail de Patočka et que pouvons-nous y trouver ? Comme Patočka le dit lui-même, dans la méditation de son œuvre, non seulement Le monde naturel comme problème philosophique est peu systématique, mais la question initiale est mal posée, la réponse qu’il apporte demeure insuffisante, les conséquences restent confuses, voire absentes33. Trente-trois années après l’écriture de sa thèse, la différence fondamentale est que Patočka ne comprend plus le monde comme la « totalité » des conceptions constituées par la conscience pure de l’homme moderne, mais comme la manifestation de la problématicité de l’être. Cette problématicité, elle est alors prise comme une praxis symptomatique, non seulement du moment de la crise des années 1930, véhiculant un idéalisme classique et une séparation antique (chorismos), mais aussi de sa réflexion ultérieure, qui l’a fait elle-même apparaître dans la recherche de sa nature et de ses fondements. Alors, dans ce sens, le concept de « monde » ne renvoie plus à une ou plusieurs conceptions particulières et représentatives de la crise spirituelle que traverse l’Europe au début des années 1930, mais à un mouvement de la vie, dont celle de l’auteur fait partie comme condition originale, en rapport avec un contexte historique et une situation particulière. Comme l’explique Paul Ricoeur dans la préface des Essais hérétiques, le « point d’hérésie consiste précisément dans la nouvelle définition du monde naturel comme le monde préhistorique, en vertu de la caractérisation de l’historicité par la problématicité. »34 Ce contexte, c’est 33 34 « En jetant maintenant, après de longues années, un regard en arrière sur son premier ouvrage philosophique, l’auteur est frappé d’abord par le caractère peu systématique de l’ouvrage, par le peu d’élaboration conceptuelle des questions soulevées. Il ne réussit même pas à poser clairement la question centrale, moins encore à prouver que la solution envisagée soit la seule satisfaisante, fût-ce à titre provisoire. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 169) Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 10. 17 alors celui du positivisme scientifique qui, dans sa retranscription politique peut s’apparenter au fascisme, et qui exerce un pouvoir dominant et aliénant le sujet35. Donc, si le « monde naturel » est d’abord compris comme l’ensemble des déterminants pré-scientifiques renvoyant finalement à la fois aux catégories a priori de la raison et aux intérêts pratiques de l’homme moderne, c’est en tant que pré-conception historique qu’il est compris chez Patočka, où les vécus de l’homme écrivent l’histoire, non pas en vertu d’une historiographie rationnelle, mais d’un cheminement vital où le sens est orienté par un champ, non réductible à la matière, ou à un espace-temps objectif, mais à un horizon qui appelle le sujet dans ses possibilités créatrices et sa responsabilité dans la constitution et la communication du sens. Alors, c’est le questionnement du sens même de l’œuvre de Patočka qui importe au moment de la Krisis, à la fois dans son contenu théorique mais aussi en rapport avec les différentes conceptions du « monde », et L'orientation des mondes s’apparente à une généalogie36 du monde dont le point de départ est la crise des années 1930, bien qu’elle s'avère le symptôme d'un mouvement bien plus important, celui de la vie, et du monde dans sa totalité. Le « sens » du monde qui nous anime, en rapport avec la subjectivité, pose le problème de son orientation. Si le concept de « sens » est le premier qui nous vient à l’esprit, selon un écho et une perspective phénoménologique, il semblerait qu’il ne suffise pas pour rendre compte de la complexité des différents mondes chez Patočka. L'auteur lui-même l’évite dans sa thèse d’habilitation, ou plutôt l’emploie de façon commune et sans s’arrêter vraiment dessus, comme s’il 35 36 Il serait intéressant de mesurer les rapports de la phénoménologie au contexte politique dans lequel elle est née. Le concept de « totalité » n'est pas sans rappeler celui de « totalitarisme » qui, bien que postérieur historiquement, constitue une analyse pertinente, par exemple chez Hannah Arendt. Il peut paraître étonnant de ne pas trouver chez Patočka plus de références à Nietzsche, du moins dans Le monde naturel comme problème philosophique. En effet, non seulement la polémique s’y trouve en tant que combat du philosophe vis-à-vis des sciences, mais aussi l’esprit de la généalogie en tant que l’histoire comporte des valeurs sous-jacentes qui sont celle du vécu et de la vie. Certainement, faut-il y voir d’abord une réserve théorique de la part de Patočka, préférant maintenir clairement des ancrages idéalistes et un rapport à une phénoménologie encore transcendantale. Peut-être aussi s’agit-il d’un désaccord quant à la solution qu’il faut apporter à la crise, la volonté du Surhomme (Übermensch) de Nietzsche pouvant s’opposer à la « solidarité des ébranlés » chez Patočka, laquelle implique foi et sacrifice. Dans un texte de 1930, après avoir salué la pensée de Nietzsche qui critique le caractère spéculatif des sciences et de la philosophie qui « ralentissent la vie », Patočka écrit : « Pourtant, ceux qui condamnent Socrate ne sont ni poètes ni héros, mais simples ombres parodiques des héros et poètes d’autrefois. Ce n’est pas la vie immédiate, dans toute la plénitude de sa force, mais sa postérité affaiblie qui n’a plus de force créatrice propre et craint pour l’héritage qu’elle voit menacé, qui craint de perdre l’appui fourni par l’esprit des aïeux. L’aversion nourrie par les grands représentants de la vie non réfléchie contre la philosophie s’intensifie chez ces épigones, devient une convulsion de l’esprit de vengeance. L’opposition est portée dans les deux cas par une nostalgie de la vie infinie, l’infinitude étant conçue comme inépuisabilité et, chez les véritables héros, possibilité d’accroissement continu. Comme si cette inépuisabilité était une évidence allant de soi ! Comme s’il suffisait de supprimer les obstacles pour que la vie s’embrase d’une force supérieure ! [...] De même que le christianisme prétend sauver la vie par un au-delà, Bouddha par la fusion avec l’univers et le socialisme par sa vision des lendemains qui chantent, Nietzsche prêche le salut par le surhomme. La philosophie signifierait-elle au bout du compte qu’il n’y a pas de salut pour la vie ? » (Patočka, Jan (1930), La position de la philosophie dans et en dehors du monde in Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1990, p. 21.) 18 ne correspondait pas exactement aux mouvements de ces « mondes ». Si ces mondes possèdent bien un sens propre, ils rentrent aussi en concurrence, ils s’échappent, ils s’entrechoquent ou cohabitent, ils s’oublient et s’assimilent. Pour l’instant, il paraît difficile de savoir si c’est le caractère général de la notion d’orientation qui permet de s’approcher au plus proche du travail de Patočka (plutôt que celui de sens), ou si alors, au-delà des confusions et de la précipitation de l’auteur, il n’y a pas dans le monde, « quelque chose » qui précéderait le sens et orienterait l’activité du sujet, sans que cette orientation ne relève de lui. Alors, il pourrait y avoir dans le monde un « sens », qui ne serait pas subjectif mais le fruit d’autre chose, que l'auteur tchèque appelle « situation » (Die Situation mais aussi Der Stand, en référence à Heidegger), lequel pourrait habiter le sujet tout en orientant son être. Le « sens » du monde serait alors déjà donné par le « contexte » et pré-déterminé par des conditions historiques ; celui du sujet serait alors constitué par son être, bien qu’orienté par le premier. Mais dans cette orientation, bien que le sens du sujet paraisse déterminé par son histoire37 – le monde apparaissant d’abord, le sujet s’y logeant ensuite –, l’homme n’en demeure pas moins libre, ayant la capacité, voire le devoir, de réfléchir à ce sens et de lui donner une orientation, s’il ne lui paraît pas bon ou légitime. Et dans ce processus constitutif d’un nouveau sens, qui vise à donner une nouvelle orientation à un sens jugé « négatif », se trouve la création d’un sens « positif » qui réhabilite le sujet comme fondateur d’un nouveau monde. Celui-ci, s’il s’appuie sur les mondes passés et les retrouve sous leurs formes représentatives, constitue une synthèse opérante qui ne s’arrête pas à l’épochè ; au contraire, celle-ci n’a de sens qu’en tant qu’elle peut s’engager dans le monde et déterminer des changements réels, voire même faire disparaître son caractère abstrait afin de regagner le monde « naïf » alors devenu transformé. En effet : « Ce qui donne initialement accès au monde naturel, ce n’est pas la réflexion contemplative, mais la réflexion comme partie intégrante de la praxis, composante de l’action et du comportement intérieur. Nous ne nous tournons pas vers le monde naturel par simple curiosité théorique, dans le désir d’examiner la structure des étants comme corrélats des structures de déroulements de l’expérience ; nous nous tournons vers lui parce que nous cherchons la vie dans son originalité, le sens des choses, ainsi que le nôtre propre. (Notons que cette intention était déjà présente dans la version originelle du Monde naturel. Toutefois, nous n’avions pas encore compris que la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage ne conduit pas à la vie humaine concrète au monde, dans la communauté et l’histoire. […].) »38 37 38 Et, en effet : « L’"histoire de la philosophie" est une discipline qui s’applique à retracer moins la vie de la philosophie même, que, plutôt ce conflit incessant de la philosophie avec le monde. » (Patočka, Jan (1930), La position de la philosophie dans et en dehors du monde in Liberté et sacrifice, Grenoble, Éditions Jérôme Millon 1990, p. 17) Et chez Husserl : « l’histoire de la philosophie moderne en tant que combat pour le sens de l’homme. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 20) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 223-224. 19 Alors, la question reste de savoir si ce processus global de transformation, ramené en dernière instance au sujet, n’est pas lui-même le résultat du contexte qui, s’il appelle une crise, n’a pas luimême ouvert une sortie. Sa reprise chez Patočka, qui en fait la voie de l’émancipation et de la liberté individuelle, n’est-elle pas orientée par un mouvement plus profond, qui n’est plus celui du monde, mais du cosmos ou de l’univers ? Si nous allons rapidement à la fin de notre travail, comme Patočka l’a fait un temps avec Aristote, vers une orientation externaliste, nous restons ultimement dans l’idée d’une crise intérieure pouvant s'avérer typique, c'est-à-dire dont l'extériorité constitue finalement le fond de l'humanité mais dont le vécu est subjectif. C’est alors la reprise du chorismos avec Platon, qui s’exprime dans l’étonnement intérieur (thaumazein), et où l’orientation marque un besoin personnel de se préserver ou de se protéger, qui constitue le sens réel de l’être-au-monde quand bien même il donne a priori l'illusion d'un monde transcendantal. Alors, le sens du « monde naturel » se trouve dans un sursaut ou un étonnement intérieur mais a posteriori (thaumazein), un questionnement-en-retour (polemos) faisant office de conversion (métanoïa), que sa méditation et sa communication, retranscrivent ultérieurement dans le « souci de soi » et du monde. Si ce « souci de soi » (épiméléia séauthou) peut paraître idéaliste, il n’en demeure pas moins réaliste, et constitue le devoir du sujet vis-à-vis de lui-même et de la Cité qu’il habite39. Le « monde » de Patočka est alors « asubjectif »40 où c’est la « situation » qui oriente son sens mais qui, vécu comme une crise où l’étonnement est manifeste, peut être ré-orienté grâce au corps et la volonté au sujet, voire la communauté, ayant le souci de soi. L'orientation des mondes est alors le mouvement de l'existence du sujet qui, bien que naissant dans une terre qu'il n'a pas choisie, peut prendre racine et tendre vers le ciel – la lumière – et puis ouvrir des horizons afin de vivre. Mais, le sujet orienté par la finitude de la vie et la fatalité de la mort, ne peut que décliner, trouvant dans cette chute la situation d'une percée ou d'un sursaut salvateur : la compréhension même du mouvement de la vie pouvant donner lieu à une ré-orientation. Et, si chaque sujet peut se comprendre en tant que mouvement du monde, ne peut-il pas faire changer le monde lui-même, dans le souci même de la vie ? 39 40 ἑπέϰεινα τῆς οὐσἰας, nous dit Platon dans La République (Platon, République, VI, 509b). Chez les grecs, l’epimeleomai, est epi, « sur », « au-dessus de », et melo, « s'inquiéter de », « se mettre en peine », « prendre soin » : c’est donc « le prendre soin au-dessus de soi ». Dans ce sens, si le sujet doit prendre soin de lui, ce n’est pas tant pour assurer sa survie qu’en vue d’un bien encore plus grand, qu’il s’agisse de la connaissance (de l’accès aux Idées divines chez Platon), ou du bien de la Cité, qui se trouve au-delà de la vie individuelle. Selon l'auteur tchèque, ce « souci » est d’abord une « discipline » phénoménologique, finalement proche de l’étymologie du terme grec μετάνοια, métanoïa, composé de la préposition μετά (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω (percevoir, penser), qui signifie « changement de vue » ou un « renversement de la pensée ». Nous reviendrons sur cette formulation. Nous retenons simplement pour l’instant que l’asubjectivité du monde se trouve, chez Patočka, à la fois dans son retrait vis-à-vis du subjectivisme de Husserl, et notamment en rapport à l’épochè, mais aussi dans son réalisme où le contexte – ou la « situation » –, oriente l’existence de l’homme. 20 2. La « crise » comme point de départ. Dans la Postface à la première traduction française, Patočka questionne l’intérêt d’une nouvelle publication de son ouvrage Le Monde naturel, quarante ans après. La première raison qu’il invoque est son objet qui est le premier à vouloir synthétiser le problème du « monde naturel » en référence à Husserl. Sa deuxième raison est son intérêt contemporain en rapport à la phénoménologie husserlienne qui dans la Krisis participe à la « réflexion sur la formalisation et le formalisme. »41 Sa troisième raison est pédagogique, une introduction à la philosophie pour les étudiants. Patočka rappelle que l’ouvrage de Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenshaften und die transzendentale Phänomenologie (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale), est notamment issu des conférences de 1935 à Prague, dont une partie est parue à Belgrade en 1936, publié en 1954 comme volume VI des Husserliana par les soins de Walter Bielnel. Si la Krisis paraît de prime abord profondément spéculative et logique (Husserl est mathématicien de formation), elle poursuit et prolonge le projet des Recherches Logiques qui questionne le conflit entre l’objectivité des sciences et la nécessité d’une fondation subjective de la vérité. La phénoménologie, qui apparaît chez Husserl comme la science des essences – une science eidétique –, a alors, comme l’explique Gérard Granel, pour projet de « réveiller (et accomplir une fois pour toutes) sous la forme de la philosophie transcendantale phénoménologique absolue cette immanence de la raison dans l’homme, qui définit son humanité. »42 En effet, la « crise » que l’humanité traverse au début du XIXe siècle, est la radicalisation et l’aboutissement d’un discours positiviste lié à la valorisation du sujet en tant qu'il peut se rendre maître et possesseur de la 41 42 Patočka parle de philosophie de la formalisation dans, Le Monde naturel, pour qualifier la phénoménologie de Husserl en rapport à la Krisis. Il faut y voir la volonté d’un exposé systématique dont le but vise une théorie de la conscience humaine dans ses fondements et ses manifestations. Elle s’insère dans la tradition idéaliste qui, depuis Platon, mais surtout Descartes, essaye de « formaliser » les structures de pensée et les conditions absolues qui la détermine. Il faut cependant noter la divergence progressive de Patočka vis-à-vis de Husserl. Dans la méditation de sa thèse, trente-trois ans après, il défend l’idée d’une « phénoménologie réflexive » qui se garde « de s’égarer dans une quête de l’essence, de l’être de la conscience, etc., car rien de tout cela n’entre dans ses possibilités de thématisation. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 179) En d’autres termes, et pour des raisons notamment de méthode, la phénoménologie ne peut porter, d’après Patočka, que sur les données de la réflexion, laquelle ne peut être que dialectique, dans le rapport du sujet à lui-même, hors d’un esprit totalement transparent à lui-même, ancrée donc dans la compréhension de soi. Ainsi, « le primat de la réflexion sur l’approche purement objective des "choses mêmes" ne tient pas à la certitude de soi de la conscience, ni surtout à la prétendue absoluité de l’étant intérieur, mais bien plutôt au fait que seul un être qui se comprend soi-même, c’est-à-dire pour lequel il y va de son être propre, de la vérité, peut comprendre aussi les autres choses en ce qu’elles sont et comme elles sont. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 183) Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. V. 21 nature43, mais qui a oublié le monde ordinaire. Et cet oubli, il est étonnamment synchrone avec la fin de la Confédération Germanique, l'avènement de la classe bourgeoise en Europe, qui exploite et aliène le prolétariat pendant la révolution industrielle, puis l'Empire allemand qui se lance dans une politique expansionniste et militaire, ayant mené à la première guerre, puis à la deuxième, qui trouve dans sa technicisation et l'usage des sciences naturelles un outil efficace d'extermination44. Aussi, cet oubli, selon Husserl, manifeste une crise de la science en général qui, dans sa volonté d'expliquer le monde, l'a réduit à une nature artificielle afin de le maîtriser et contrôler la vie de l'homme, et s’est détournée des questions fondamentales qui jusque-là nourrissaient l’esprit des hommes. Remplaçant l’existence par le fait, la crise de la modernité marque la disparition de la vie dans son caractère ordinaire, cette dernière étant réduite à son caractère observable et à des explications purement logiques et mathématiques. « La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et la "prosperity" qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait. Ce renversement dans la façon d’estimer publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et, comme nous le savons, elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse de notre vie, ― c’est ce que nous entendons partout ― cette science n’a rien à nous dire. »45 43 44 45 « Descartes est, de fait, le point de départ de la raison et du rationalisme modernes. De cette raison qui promettait de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature (formule élargie ensuite, chez Hegel, en maîtres et possesseurs de la société) et qui à la fois s’est réalisé et est entrée en crise. » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 280) « Dans ce fait de concevoir la crise comme crise de l’être, on pourrait voir un parallèle entre Heidegger et le marxisme, encore que Heidegger ne considère pas l’être de l’homme dans objectivation sociale. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, Séminaire privé du semestre d’été 1973, Éditions Verdier, 1983, p. 269) Dans le reste de notre travail, nous abrégeons la référence à cet ouvrage par Platon et l’Europe. Patočka propose aussi une critique sociale de la « crise », ici donc dans le rapport de l’économie politique de Karl Marx, notamment celle de Le Capital (1867), et la pensée de Martin Heidegger, suite à son cycle de quatre conférences à Brême en 1949 portant le titre Ein Blick in Das was Ist (« Regard dans ce qui est »), et plus précisément la seconde (« Das Gestell ») qui a donné le texte La question de la Technique, dans Essais et conférences paru en 1954. Les termes de « totalité », d’« aliénation », de « technique », de « modernité », de « crise », chez Patočka se retrouvent souvent ensemble en référence à l’histoire de l’Europe de la fin du XIXe siècle et à l’arrivée des deux grandes guerres. Par exemple, dans les Essais hérétiques, les deux textes fondamentaux La civilisation technique est-elle une civilisation du déclin, et pourquoi ? et Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre, mais aussi, dans Platon et l’Europe, Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger, ainsi que le Séminaire sur l’ère technique. Aussi, dans cette critique de la « crise », Patočka distingue bien le regard très négatif de Husserl vis-à-vis de la technique – « une στέρησις » , de celui de Heidegger, qui en cherche les « fondements » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 262). De plus, c’est surtout le rapport de l’homme à la vérité qui distingue leurs deux pensées. Nous y revenons dans notre dernière partie. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 10. 22 Alors, la crise dénoncée par Husserl marque un double mouvement. Non seulement, elle marque celui des sciences positivistes, s’affirmant toujours plus dans leur éloignement du monde de la vie et leur retrait hors de la métaphysique ; mais aussi, celui de la philosophie et d’une « rare élite »46 en quête d’un sens et d’une unité perdus, à la recherche des structures a priori du sujet oubliées dans l’espoir de retrouver un monde réel et naturel. Alors, cela « eut pour résultat inévitable un étrange retournement de la pensée dans son ensemble. La philosophie devint à elle-même problème, et d’abord, ce qui est bien compréhensible, sous la forme de la possibilité de la métaphysique, mettant ainsi en cause, comme nous venons de le dire, le sens implicite et la possibilité de la problématique rationnelle dans son ensemble. »47 Cette « crise » est bien celle des sciences européennes qui s’exprime dans l’ « oubli » du monde de la vie et l’affirmation d’un monde objectif maintenant l’Homme dans une position « anonyme »48. Cet anonymat marque d’ailleurs une béance dans l’édifice théorétique en général car « aucune science objective, aucune psychologie, dont c’était pourtant la volonté que de s’ériger en science universelle du subjectif, aucune philosophie non plus n’ont jamais fait un thème de ce royaume du subjectif, et par conséquent ne l’ont vraiment découvert. »49 Cet anonymat s’opère lorsque l’ego est pris pour objet, au moment où son sens apparaît comme un « étant mondain », et où il n’appartient plus au monde comme un ego naturel, la réflexion scientifique le retirant du flux de son activité ordinaire. Cette crise est alors aussi crise radicale de la vie dans la réduction du sujet à celui de simple objet, le privant « des questions les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine. »50 Ainsi, bien que la philosophie antique, première, originelle, se donnait pour but et méthode de constituer le sens de toute chose en rapport à l’activité de l’homme, c’est dans sa dissolution que se sont fondées les sciences positivistes et leur refus de percevoir une quelconque métaphysique dans l’étude du monde et des faits observables. Le problème est fondamental. La crise des sciences européennes ne marque pas tant celles des sciences modernes que de toutes les sciences dont la philosophie fait partie et qui, dans la perte de son socle métaphysique, peine à trouver une issue, et s’attache à une foi fragile, perdue ou oubliée. Aussi, la perte de ce sens global 46 47 48 49 50 « Naturellement c’était là un combat qui se déroulait parmi la rare élite de philosophes qui en avaient la vocation, tandis que la masse des autres était et est toujours prompte à trouver la formule qui convient pour se rassurer et pour rassurer ses lecteurs. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 16) Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 16. Le titre du § 29 de la Krisis (Le monde de la vie peut être ouvert comme un royaume de phénomènes subjectifs demeurés "anonymes") est significatif, tout comme l’appendice XVI. Husserl, Edmund (1976), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 128. Husserl, Edmund (1976), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 10. 23 n’est pas purement théorique, il est clairement pratique, vécu comme un « ébranlement » profond, et marque le sentiment général de l’homme qui, face au monde moderne, a mis en retrait tout questionnement métaphysique, préférant l’illusion sereine du discours positiviste, d’apparence réelle, concrète et factuelle. Alors, le problème est de savoir s’il est possible de « revenir aux choses elles-mêmes », de retrouver l’essence même des choses, et si la philosophie (la science) peut nous y aider. En effet, et comme l’avait déjà prédit Hegel, c’est que « la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. »51 C’est bien dans ce cadre que Husserl élabore la phénoménologie qui, si conformément à la tradition idéaliste, vise à définir des structures a priori de la pensée, veut les appréhender en tant qu’elles sont immanentes, c’est-à-dire des vécus d’expérience qui orientent la vie de l’homme dans un contexte réel mais historiquement donné. Alors, la phénoménologie, selon Husserl, se voit attribuer au moins trois fonctions, que Patočka va interroger dans Le Monde naturel : épistémique, formalisant les structures a priori de la conscience et les modes d’apparition des phénomènes et du monde ; idéaliste, visant à réinstituer un sens global et unitaire dans l’esprit de l’homme ; transformative, le but de cette réinstitution n’étant pas psychologique mais historique, téléologique, animé par le souci de faire aboutir la tradition idéaliste dans un sens réflexif et pratique, utile pour l’homme, la société, et la culture européenne. Mais de quelle histoire s'agit-il ? A-t-elle un sens réel et accessible à tous ? Selon Husserl, l’histoire de la philosophie moderne est un combat pour le sens de l’homme et c’est le philosophe, en tant que Fonctionnaire de l’Humanité52, qui a pour mission de le saisir et de le mettre à jour. Et pour ce faire, la phénoménologie offre une méthode qui, à partir de l’analyse des phénomènes et des structures de pensée en tant qu’elles sont vécues, peut offrir une histoire des idées faîtes de conflits et d’intérêts. La phénoménologie est donc polémique53 en ce qu’elle constitue l’aboutissement de la pensée idéaliste qui s’incarne dans la crise moderne. S’exprimant sous la forme de l’ego transcendantal qui constitue sa structure la plus pure, elle radicalise le projet cartésien en quête d’une vérité supérieure afin de trouver dans le sujet la source pure de l’objectivité. Et en effet, le projet husserlien est bien une radicalisation de la pensée de Descartes – « On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme », nous dit Husserl – qui marque le passage « 51 52 53 Hegel cité par Gérard Granel in Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. V. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 23. Du grec ancien πολεμικός, polemikós (« de guerre, guerrier »), de πόλεμος, pólemos (« combat, guerre »). La phénoménologie se pose en opposition aux philosophies et aux sciences modernes. Le titre choisi des Essais hérétiques de 1975 chez Patočka marque aussi le ton de la controverse. 24 de l'objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal, subjectivisme qui, en dépit d’essais sans cesse renouvelés, toujours insuffisants, paraît tendre pourtant à une forme définitive. »54 Ainsi : « Seule la compréhension interne du mouvement de la philosophie moderne dans son unité, et ce malgré toutes les oppositions qu’elle contient, depuis Descartes jusqu’à aujourd’hui, nous ouvre la compréhension de cet "aujourd’hui" lui-même. Les seuls combats véritables, les seuls qui aient une signification dans notre temps, sont les combats entre une humanité déjà effondrée et une humanité qui tient encore debout, mais qui combat pour conserver cette tenue, et pour acquérir une nouvelle. Les combats spirituels authentiques de l’humanité européenne en tant qu’ils se déroulent comme des combats entre philosophies, savoir : entre les philosophes sceptiques ― ou plutôt les non-philosophies, qui ont conservé le terme mais non la tâche ― et les philosophies réelles, encore vivantes. Mais leur vitalité justement consiste en ce qu’elles se battent pour leur sens authentique et vrai, et du même coup pour le sens d’une humanité authentique. »55 Déjà en 1929, Husserl remarquait la « division » et la « décadence » parmi les sciences et la philosophie, leur « décadence » et la perte de leur « unité », aussi bien dans la « détermination du but autant que dans la position des problèmes et de la méthode. »56 C’est donc déjà la crise des sciences européennes que Husserl pense dans les Méditations cartésiennes, avec la nécessité de fonder une nouvelle philosophie prenant modèle sur celle de Descartes57, et où le sujet se trouve au fondement de la vérité, avec pour méthode une analyse des phénomènes et des vécus d’expérience, en tant qu’objet scientifique devant permettre la réhabilitation d’un sens unitaire, profondément humain et clairement authentique. C’est dans cette compréhension du mouvement interne à la philosophie que se trouve le sens perdu de l’homme et qu’il faut retrouver afin non seulement de résoudre la crise des idées au sein de l’esprit des sciences mais aussi réconcilier le sujet avec sa nature métaphysique et le sens de son existence véritable. Et alors, le problème est double : la compréhension de ce mouvement historique suffit-elle pour redonner sens à l’existence humaine ? Ce sens de la modernité qui s’exprime dans la crise de Descartes jusqu’à Husserl, mais qui prend ses racines dans le rationalisme antique est-il vraiment téléologique, c’est-à-dire déterminé par une fin qui oriente la condition de l’homme moderne critique de son avenir ? 54 55 56 57 Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 21. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 20. Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 22. Nous rappelons que les Méditations cartésiennes sont conçues à partir des conférences de Husserl à Paris en 1929. Nous rappelons les propos et l’influence de Descartes quant à la conception d’une philosophie scientifique et unitaire comme gage d’objectivité : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or comme ce n'est pas des racines, ni du tronc des arbres, qu'on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre que les dernières. » (Descartes, René (1644), Principes de la philosophie, Paris, Éditions Vrin, 1993, p. 42.) 25 « C’est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique, et ne pouvoir être qu’ainsi, dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l’auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne, n’aura été qu’un simple délire de fait historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité contingente, perdu au milieu d’humanités et d’historicités tout autre ; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l’humanité comme telle. »58 Alors, quel est ce Télos ? En quoi est-il orientant ? Ce Télos est une question concernant la fin de l’homme et des possibilités d’orientation du monde et des directions qu’il peut prendre. Dès lors, se pose le problème de savoir de quel monde il s’agit, et dans quel monde l’homme il vit. Il existe une « séparation » entre le monde des idées et le monde de la réalité qui trouve ses bases explicatives pendant l'antiquité et fonde la rationalité moderne. Cette dualité, relancée par Descartes pendant l'ère moderne, progresse de façon dogmatique jusqu'à la phénoménologie qui, avec Husserl, s'incarne dans sa forme la plus pure, la corrélation de la conscience et du monde59 – établie à partir de l'épochè –, apparaissant à l'ego transcendantal dans son détachement naturel. La crise est alors double : dans son aspect phénoménologique, elle marque l'éternel combat de la conscience et du monde dans leurs déterminations réciproques ; dans son aspect historique, elle marque au moment des années 1930, l'illusion dogmatique d'une science pure qui dans sa puissance technique possède la conviction absolue de pouvoir expliquer le monde, alors qu'en fait elle élude le sens authentique de l'homme qui est profondément spirituel et en-dehors de tout rationalisme pur. « Est-ce que la raison et l’étant doivent être séparés, alors que la raison connaissante détermine ce qui est étant ? »60 Dans l'analyse de cette crise, si Husserl comprend son versant phénoménologique, il est pris lui-même par le rationalisme dogmatique et son désir de fonder une science absolue, ce qui l'empêche de voir que sa philosophie est elle-même enfermée dans la dynamique aliénante d'un rationalisme pur se voulant constitué en dehors de toute contingence pratique. Alors, Patočka, bien que soumis à l'influence directe de Husserl, va conserver le sens d’une praxis dans sa philosophie afin de prolonger le rationalisme de son maître, mais surtout de le dépasser dans un retour au monde 58 59 60 Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 21. « Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l'attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l'ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu'il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif. […] Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'à la conscience d'être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. » (Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 64-65) Husserl, Edmund (1954), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 17. 26 immanent, et de le rendre plus réel. Aussi, ce retour, il faudrait aller le chercher dans la Renaissance tchèque61 qui, dans un retournement révolutionnaire, éloigne la pensée du Moyen-âge et va considérer la philosophie théorétique de l’Antiquité grecque, qui donne sa puissance au chercheur et au philosophe. Mais, le problème fondamental est que, si la philosophie antique conserve le caractère d’une science englobant l’ensemble des questions de l’homme, la science moderne ne conserve que sa rigueur rationnelle méthodique tout en évacuant sa partie métaphysique62. Dès lors, se pose le problème du sens du « monde » qui, s’il demeurait celui du cosmos pendant l’Antiquité, c’est-à-dire l’ensemble des choses (pragmata, πράγματα) qui orientait l’activité de l’homme, n’est plus que l’ensemble des objets réels dont l’observation factuelle et la description analytique suffisent aujourd’hui à l’expliquer. « Si dans un regard circulaire et libre nous examinons le formellement-général, ce qui reste invariant dans le monde de la vie, quel que soit le changement des relativités, alors nous nous arrêtons comme malgré nous à ce qui pour nous dans la vie détermine seul le sens du mot monde : le monde est le tout des choses, des choses réparties dans la forme mondaine qu’est la spatio-temporalité, "à leur place" dans un sens double (à leur place dans l’espace, à leur place dans le temps), bref le tout des "onta" spatio-temporels. »63 Conformément à la pensée de Husserl, Patočka tente, « sous les alluvions de l’objectivisme moderne, de redécouvrir le concept qui tient la clef réelle de l’unité que nous cherchons, et ce concept et pour nous la subjectivité. »64 Et en effet, c’est en partant de la pensée du sujet et de son rapport au monde moderne que Le Monde naturel se conçoit, ce rapport s’exprimant sous la forme du vécu ou de l’expérience, sans pour autant tomber dans la psychologie. En effet, si la psychologie s’attache aux formes de la pensée individuelle en tant qu’elle produit des processus mentaux et des rapports de sens sur le monde, la phénoménologie s’attache, elle, à la subjectivité en tant qu’elle est 61 62 63 64 Nous n’étudions pas ce mouvement dans notre travail, peut-être trop historique, bien qu’intéressant en rapport à l’évolution de la pensée rationaliste, et notamment celle de Patočka, dans la République tchèque. Notons simplement l’influence de penseurs tels que Coménius, Johannes Kepler, Bernard Bolzano, comme Patočka les reprend dans ses Conférences de Louvain sur la contribution de la Bohême à l’idéal de la science moderne (1965). Aussi, et par rapport à l’histoire européenne, la Renaissance nationale tchèque (České národní obrození) est un mouvement particulièrement saillant au XVIIIe et XIXe siècle. « Le concept positiviste de la science à notre époque est par conséquent, historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber toutes les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique, entendu tantôt de façon plus stricte tantôt de façon plus large, et parmi elles toutes ces questions que l’on appelle avec assez d’obscurités les questions "ultimes et les plus hautes". Considérées de plus près, ces questions, et toutes celles que le positivisme a exclues, possèdent leur unité en ceci, qu’elles contiennent soit implicitement soit explicitement dans leur sens les problèmes de la raison, de la raison dans toutes ses figures particulières. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 13) Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 161. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 30. 27 créée et déterminée a priori par une structure typique qui est celle de monde. Alors : « Nous affirmons qu’une telle démarche méthodologique est possible et que, sur cette base, il devient manifeste que la subjectivité transcendantale, c’est-à-dire pré-existante, est le monde. La tâche de la philosophie, c’est la saisie réflexive de ce processus. Il s’agit de passer, de ce qui nous est pré-donné en tant qu’êtres humains dans le monde, aux structures de la subjectivité transcendantale dans lesquelles la réalité se forme. »65 Cependant, bien que la référence à l’ego transcendantal soit affirmée « comme » chez Husserl, Patočka « glisse » progressivement vers le questionnement de son utilité réelle et son rapport pratique au monde. Comme nous allons le voir, bien qu’il soit possible de penser le monde, comme une structure a priori orientant le sens du sujet, ce monde demeure corrélé aux intérêts du sujet, tout comme la pensée du philosophe qui, dans un souci réflexif, propose une action de pensée immanente, avec un sens et une temporalité, définissant un horizon subjectif, bien que fini et réel. Si le concept d’ « entéléchie »66 traduit très bien la pensée grecque dans sa conception d’un monde unitaire orienté par l’intelligence, qu’il s’agisse de l’âme chez Aristote ou les Idées chez Platon en tant qu’elles participent, respectivement, de l’action ou de la connaissance, la crise moderne manifeste l’échec et l’illusion de cette idée qui, dans le rationalisme dogmatique et le positivisme, s’est fourvoyée. Alors, le problème, avec la phénoménologie, n’est pas tant de retrouver une raison innée et universelle, comme sous l’Antiquité, d’autant que visiblement, cette entéléchie ne s’est pas réalisée (au contraire), que de questionner cette crise de la rationalité afin de comprendre ses déterminants réels et le monde dans lequel l’homme moderne vit. Alors, le discours des sciences modernes n’est que trop « naïf » lorsqu’il se pose comme l’héritier absolu du rationalisme puisqu’il est l’expression, au contraire, d’une crise, de son dogmatisme, qui dans son détachement, a entraîné la dévalorisation et l’oubli du monde ordinaire, et d’une désunité essentielle qui a fait disparaître le sens authentique de l’homme, lequel ne peut être simplement rationnel. Mais ce sens alors, quel estil exactement ? Comment l’atteindre ? S’il ne peut y avoir de retour réel dans la quête d’un sens perdu – le sujet restant inséré dans son époque –, quel sens alors donner à cette crise ? 65 66 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 46. Du grec ἐντελέχεια, entelekheia qui signifie d'abord « réalité totale ». Aristote rapporte un sens plus proche de l' ἐνέργεια, enérgeia, donnant au concept d'entéléchie le sens dynamique de « principe vital ». Alors réside déjà l'opposition entre une posture idéaliste, telle que celle de Platon qui voit dans la réalité des Idées une substance permanente, et une autre matérialiste, telle que celle d'Aristote, qui voit dans la réalité un changement de forme et un mouvement perpétuel. Nous y revenons dans le dernier mouvement de notre travail. 28 C’est à partir d’une remise en question radicale et d’une suspension du jugement (le doute), que peut s’élaborer la phénoménologie qui, dans son attitude sceptique, cherche à appréhender quelque chose de vrai et susceptible de fonder un sens humain et authentique67. Deux problèmes alors : non seulement, cette question-en-retour – cette méditation68 –, doit être questionnée pour des raisons théoriques en rapport avec le concept d’épochè (ἐποχή, epokhế) ; mais aussi, son rapport à la communauté doit être considéré, et ce, au-delà de l’ego transcendantal, qui dans son être-avec, oriente un sens, non plus subjectif mais intersubjectif, seul à même d’ouvrir un avenir social et la vie réelle dans la Cité69. L’épochè d’abord. « Descartes avec son doute méthodique était sur la voie d’une telle purification de l’expérience, mais il a manqué le but dans la mesure où sa quête de l’inconditionné est devenue quête des certitudes premières – son doute ontologique est devenu ontique70. Le "doute" méthodique consiste alors à ne pas poser, à la place de l’étant qui se manifeste dans l’expérience, un non-étant ou un étant douteux, mais à cesser en général de porter des jugements sur l’étant, à cesser de vivre en accomplissant les thèses de l’étant, pour observer tout le contenu de notre expérience, thèses y comprises, comme donné. »71 L’attitude phénoménologique de l’épochè prend racine chez Descartes qui, dans la recherche d’un premier principe devant permettre la fondation d’une science absolue, prend le doute comme 67 68 69 70 71 « C’est alors seulement une méditation-en-retour, historique et critique, afin de nous soucier d’une compréhension radicale de nous-mêmes avant toute décision. Cela se fera par une question-en-retour sur ce qui, originellement et à chaque fois, a été voulu en tant que philosophie et a continué à être voulu à travers l’histoire dans la communion de tous les philosophes et de toutes les philosophies ; mais cela se fera aussi par l’examen critique de ce qui, dans la détermination du but et de la méthode, dénote cette ultime authenticité d’origine qui, une fois aperçue, contraint apodictiquement le vouloir. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 23-24) Nous rappelons la deuxième partie de Le Monde naturel qui est Le Monde naturel dans la méditation de son auteur. La philosophie de Patočka est profondément politique dans le sens du « don de soi », où il offre sa pensée aux autres et vise le changement des hommes au sein de l’Europe. Nous rappelons son engagement. Nous rajoutons une note ici pour préciser la différence entre les adjectifs ontologique et ontique, que Heidegger nomme « différence ontologique ». Si l’étymologie des deux termes est identique – du grec ôn, ontos, « étant, ce qui est » –, Heidegger distingue l’être de l’étant (Sein und Seiende). L’étant a rapport à l’existence des êtres en tant qu’ils habitent la réalité alors que l’être a rapport à l’essence ou au devenir de l’étant. Tout ce qui a trait à l’être prend l’adjectif « ontologique », à l’étant, « ontique ». Voir notamment Sein und Zeit (Être et temps, 1927) et Identität und Differenz (Identité et différence, 1957). Dans Le Monde naturel, Patočka distingue étonnamment les deux termes en les appliquant aux mathématiques : « Les connaissances a priori, c’est-à-dire qui ne dépendent pas directement de l’expérience du singulier, se divisent elles-mêmes en deux sortes : les connaissances ontiques et les connaissances ontologiques. Les propositions des mathématiques sont a priori et ontiques, les propositions sur la nature des objets mathématiques (les propositions de la philosophie des mathématiques), a priori ontologiques (soit dit uniquement comme exemple de la distinction). » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 69-70). Il faut retenir alors une différence de degré, la « nature » d’une chose – son essence – surplombant sa manifestation dans le réel. Aussi, dans cet exemple, le rapport ontologique / ontique, appliqué par Patočka de façon analogue aux disciplines philosophie / mathématiques, nous paraît vraiment obscur. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 66. 29 méthode primordiale72. Si le doute est la faculté de l’entendement qui refuse d’adhérer volontairement à une proposition, qu’elle soit en rapport avec les sensations, l’imagination, ou la raison, il est chez Descartes érigé comme une méthode épistémique – devant mener à la connaissance. Hyperbolique, il s’agit de douter de toutes les propositions qui apparaissent à l’esprit, non pas qu’elles soient toutes fausses, mais parce que certaines sont fausses, il faille généraliser la possibilité du faux à toutes les autres afin d’éviter l’erreur. Dans cette suspension volontaire de tout jugement, apparaît alors le « cogito » qui, affirmant ne plus pouvoir faire d’erreur – doutant de tout – affirme aussi un premier principe – je ne peux me tromper si je doute de tout. Alors, se tient en suspend une conception de la vérité – c’est-à-dire la capacité de distinguer le vrai du faux –, mais aussi une structure a priori capable de douter et d’affirmer le vrai ou le faux, en d’autres termes le cogito. Le doute de Descartes n’est alors qu’une première étape sur le chemin de la vérité qui dans sa suspension hyperbolique doit mener à une vérité absolue. Son caractère provisoire, qui le distingue d’une attitude purement sceptique, est alors la porte ouverte à la connaissance comprise comme l’affirmation d’une proposition apodictique, c’est-à-dire ne pouvant pas, ou ne pouvant plus, être mise en doute. Aussi, la possibilité d’une connaissance externe apparaît à partir de la suspension interne du jugement qui, dans l’affirmation « claire et distincte »73 de son bien fondé à partir du cogito, et de son sentiment d’évidence, ouvre son caractère objectif. C’est donc à partir de ce fondement objectif de la connaissance, à partir de l’ego cogito et de l’application personnelle de la méthode du doute, que la phénoménologie peut apparaître. Il est important de comprendre, et Husserl et Patočka se recoupent, que non seulement l’épochè ne met pas entre parenthèses (Ausschaltung)74 des choses (πράγματα), mais des thèses (θεωρία), c’est-à-dire des jugements que le sujet porte sur le monde, mais aussi que la réduction phénoménologique ne consiste pas à simplement suspendre un jugement subjectif, mais à le considérer dans la privation de son activité thétique, et de contempler l’objet dans son essence la plus pure. Dès lors, la phénoménologie est profondément sceptique75 dans son questionnement permanent des vécus d’expérience et dans la 72 73 74 75 « […] mais, pour ce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. » (Descartes, René (1637), Discours de la Méthode, Partie IV, p. 108-109) « La connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif; de même que nous disons voir assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. » (Descartes, René (1644), Principes de la philosophie, I, articles 43 et 45), Voir notamment le §31 des Ideen chez Husserl. Patočka regroupe sous le terme de « scepticisme absolu », Schelling, Hegel et l’épochè phénoménologique, dans le 30 recherche permanente d’un sens transcendantal qui peut dépasser le réel. Plus précisément, Husserl donne à l’épochè76 le nom d’une « distance que l’on prend à l’égard des validations naturelles naïves, et en tout cas de celles qui sont déjà en vigueur. [Et, plus précisément, ce] qui est visé ici est bien davantage une épochè à l’égard de toute participation à l’accomplissement des connaissances des sciences objectives, une épochè à l’égard de toute prise de position critique qui s’intéresserait à leur vérité ou leur fausseté, et même à l’égard de l’idée directrice qui est la leur, celle d’une connaissance objective du monde. »77 Dans ce sens, et dans le but de fonder une science objective, Husserl qualifie l’attitude des sciences objectives elle-même de « naïve », dans l’absence de remise en question et de doute inhérents à leur buts ou leurs méthodes. Alors, à l’inverse, c’est dans la suspension du jugement et le refus d’adhérer à leurs thèses que se trouve le nouveau principe d’une méthode, peut-être, plus objective. De la même façon, Patočka explique que le « but de la réduction, c’est le flux immédiat de la vie, donné de manière apodictique, c’est-à-dire sans qu’il puisse en être autrement ; le moyen mis en œuvre à cette fin, c’est l’adogmatisme absolu que devient, pour le méthodicien transcendantal, le scepticisme ontique. »78 En d’autres termes, la suspension du jugement – l’épochè – marque non seulement l’attitude réflexive qui consiste à ne plus adhérer à la thèse du monde, car perçue de façon dogmatique (quand bien même elle peut s’avérer vraie), mais aussi la sortie du sujet hors du flux ordinaire de la vie – qui est ontique – afin d’accéder à un regard plus objectif dans la contemplation pure des événements ou des vécus d’expérience. « [Alors, l’] apodicticité du champ transcendantal ne signifie pas que les propositions portant sur le transcendantal ne sont jamais erronées, mais marque plutôt le caractère intime, si l’on peut dire, de ce domaine, sa pure donation subjective, à la différence de l’être de l’attitude naïve, qui est toujours l’objet de thèses, positives ou négatives. […] La vie transcendantale n’existe pas, car elle est un résidu de la mise hors circuit de tous les modes de position naturels de l’étant ; la réduction est la destruction de l’attitude naturelle, caractérisée par un habitus thétique. Si nous nommons "monde" l’univers de ce qui existe comme objet d’une thèse naturelle possible, il faut reconnaître que la vie transcendantale ne se présente pas dans le monde, qu’elle est nulle part à trouver parmi les choses existantes. »79 76 77 78 79 paragraphe 5 du chapitre II intitulé La question de l’essence de la subjectivité. (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 65-73). Pour notre travail, nous faisons le choix de rester au plus près de la Krisis afin de maintenir au mieux son rapport analogique avec le Monde naturel. Sur le concept d’épochè dans une définition pure chez Husserl, il faudrait plutôt se tourner vers les Idées directrices pour une phénoménologie. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 154. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 67. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 67. 31 Cependant, à quoi va servir cette mise-entre-parenthèses ? Si elle permet d’éviter les préjugés et les pré-conceptions du monde, que vise-t-elle finalement ? Quel est son rapport à l’autre et son utilité pour le tous ? Comme nous l’avons dit précédemment, le but de la phénoménologie est de concrétiser l’idéal rationaliste dans une science objective, tirant sa force de l’attention et de la vigilance qu’elle porte à son fondement d’abord subjectif. Aussi, si les vécus et les modes d’apparition des phénomènes constituent son objet, c’est en raison de la corrélation transcendantale du monde et de la conscience du monde. En effet, dans la suspension de son jugement, le sujet prend conscience qu’il existe une corrélation essentielle entre d’une part l’objet de son jugement et la conscience qui le prend. Ainsi, il existerait une structure a priori fondamentale – une tendance naturelle ou vitale –, une disposition du sujet connaissant originellement composé d’une rupture, d’une séparation, d’une dualité, entre une substance vécue comme une chose intérieure et une autre vécue plutôt comme extérieure. Et en effet, lorsque le sujet suspend son jugement afin de contempler ce qu’il perçoit, il voit bien qu’il y a non seulement l’objet de sa perception, mais aussi une substance capable de le percevoir. Il y a plusieurs implications fondamentales. Cette corrélation est un « a priori universel »80 qui se trouve au fondement de la conscience humaine et permet de définir l’entendement de l’homme. L’épochè transcendantale est la condition de cette prise de conscience bien qu’arrivant après ; en effet, si la suspension de tout jugement permet de la voir apparaître, parce que cette corrélation est a priori et nécessaire, elle est elle-même la condition de l’épochè. Cette apparition, à partir d’une épochè transcendantale authentique, est une « réduction transcendantale »81 où le sujet se trouve libéré dans la prise de conscience subjective mais universelle du monde qui apparaît pour la première fois de façon détaché, c’est-à-dire en dehors de toute attitude thétique. « Par cette libération et en elle se trouve donnée la découverte de la corrélation universelle, absolument close en soi et absolument autonome, du monde lui-même et de la conscience du monde. […] Et finalement, le résultat le plus vaste qu’il faille comprendre est le suivant : la corrélation absolue de l’étant, de quelque nature et de quelque sens qu’il soit, d’un côté, et de l’autre de la subjectivité absolue, en tant qu’elle constitue le sens et la valeur d’être de cette façon la plus vaste. »82 Aussi, cette corrélation est très problématique en rapport à la pensée de Patočka, car : 80 81 82 Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 180. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172. 32 « Il importe en particulier et avant tout de montrer que grâce à cette épochè s’ouvre pour le philosophe une nouvelle sorte d’expérience, une nouvelle sorte de pensée, une nouvelle sorte de théorisation, dans laquelle, siégeant au-dessus de son être naturel et au-dessus du monde naturel, il ne perd rien de son être ni de ses vérités objectives, ni rien non plus en général des acquis spirituels de sa vie dans le monde et de l’ensemble de la vie historique de la communauté, la seule différence étant qu’il s’interdit – en tant que philosophe, dans la singularité de l’orientation de son intérêt – de continuer à participer à l’accomplissement naturel de sa vie du monde dans son entier, c’est-à-dire de continuer à interroger sur le terrain du monde donné d’avance [...] Bref tous les intérêts naturels sont hors de jeu. »83 Selon Husserl, cette épochè est transcendantale84, c’est-à-dire qu’elle se trouve au-dessus de la conscience naturelle du sujet, donc du monde naturel qui constitue son fond ou son objet, et constitue une condition a priori de la méthode phénoménologique. De la même façon, si elle mène à la découverte de la corrélation du monde et de la conscience, celle-ci apparaît aussi de façon a priori, comme condition préalable à toute conception du sujet et du monde. Alors, cette pureté revendiquée par l’ego transcendantal, ainsi que la confiance et le pouvoir tout puissant accordés à l’épochè transcendantale, ne tombent-ils pas sous le joug de leur propre critique ? Comment concevoir cette corrélation a priori de la conscience et du monde, si elle se trouve encore à la fois objet et condition de son apparition ? Comment la perception de cette corrélation peut-elle se trouver hors de tout « intérêt pratique »85, c’est-à-dire hors de toute thèse naturelle du monde ? Et Husserl le dit lui-même : « Or, en tant que philosophes de l’époque actuelle, nous sommes tombés dans une contradiction existentielle pénible. Nous ne pouvons pas abandonner la foi en la possibilité de la philosophie comme tâche, donc en la possibilité d’une connaissance universelle. »86 La phénoménologie de Husserl prolonge alors le rationalisme dogmatique impulsé par Descartes, fondant l’esprit de l’époque moderne, tout en se confondant avec lui plutôt qu’en établissant un changement réel. Et d’ailleurs, dans cette corrélation, entre la conscience et le monde, réside encore la crise spirituelle des sciences européennes, qui oppose l’espoir d’une objectivité pure et la réalité d’une scission impossible avec le réel et le monde naturel, lequel est la condition nécessaire et indispensable à toute pensée humaine, aussi rationnelle et pure soit-elle. Alors, comme l’explique 83 84 85 86 Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172-173. Repris à Kant, le terme « transcendantal » marque l’étude des conditions de possibilité, pour nous ici, se rapporte à l’a priori. Voir notamment Critique de la Raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1788). « L’attitude théorétique, bien qu’elle soit de nouveau celle d’un métier, est de part en part non-pratique. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 362) Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 23. 33 Patočka, à toute épochè s’associe un intérêt pratique qui la maintient dans le réel et fait d’elle une activité avant d’être un principe théorique, mais cet intérêt est d'abord celui du scientifique au moment de la « crise », et non celui de l'homme ordinaire. Alors dans ce sens, il s’agit d’adopter une retenue vis-à-vis de l’épochè transcendantale elle-même, c’est-à-dire non seulement l’employer dans son caractère suspensif, mais la comprendre, non plus seulement vis-à-vis de la thèse du monde, mais vis-à-vis d’elle-même, en tant qu’elle comporte un intérêt pratique et s’insère encore dans le monde. Dans ce sens, Patočka propose une « épochè de l’épochè » qui consiste à douter du caractère pur de son caractère transcendantal afin de mesurer son engagement réel et d’établir ensuite une nouvelle méthode. Alors, « d’où vient cette "puissance du négatif" qui se manifeste comme liberté de la pensée, et, naturellement, comme liberté aussi à l’égard de l’étant en général ? Qui se fait connaître par ailleurs comme θαῡμα et l’origine de la θεωρία la plus pure, car seule l’ἐποχή garantit une compréhension exempte de tout "intérêt" hormis celui de comprendre. »87 Le sujet réel est donc un spectateur désintéressé, ou plutôt intéressé au désintéressement, en tant qu’il appartient à la communauté des chercheurs, c’est-à-dire ceux dont le mouvement est la recherche de la vérité88. Alors, il faut bien distinguer « l’intérêt » de « l’intéressement », ce dernier maintenant la fermeture du monde à travers le prisme des désirs ou des besoins, l’autre, exprimant la volonté commune de réfléchir sur le monde qui, bien que pratique, ouvre la problématicité dans un souci de clarté et en vue d’une plus grande vérité. Pour conclure cette partie, la Krisis est donc bien le point de départ de Patočka, lorsqu’il pense la crise des « conceptions du monde » au moment de la rédaction de sa thèse en 1936. Si le concept de « monde » apparaît, l’auteur tchèque commence à le repousser dans son caractère a-subjectif89, c’est-à-dire dans son rejet de l’ego transcendantal qui 87 88 89 Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 249. « Le spectateur qui tient compte de la manière dont prend forme l’accès de la vie à elle-même et aux choses n’est donc pas un spectateur tout à fait désintéressé, mais plutôt qui lutte contre la dispersion de l’intérêt à son être en des intérêts factuels singuliers, un spectateur intéressé au désintéressement, intéressé à la vérité. » (Patočka, Jan (2007), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 175) « Quelle est la différence entre la phénoménologie subjective et la phénoménologie asubjective ? Le plan d’explication de la phénoménologie subjective se situe dans le sujet. L’apparaître (de l’étant) est reconduit au subjectif (le moi, le vécu, la représentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement. Dans la phénoménologie asubjective le sujet dans son apparaître est un "résultat" au même titre que tout le reste. Il doit y avoir des règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition, que de l’apparaître de ce que je ne suis pas. » (Patočka cité par Dragos Duicu in Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8, 2010 (Actes 3), p. 230-243.) Selon Dragos Duicu, c’est seulement à partir des années 70 que Patočka s’attache à sa phénoménologie de type asubjectif. Trois textes décisifs, « tout d’abord, les deux articles de 1970 et 1971 portant, respectivement, sur la possibilité et sur la nécessité ou l’exigence d’une phénoménologie asubjective, mais aussi l’article crucial paru en 1975, "Épochè et réduction", et les notes de travail qui le préparent. » Cependant, et pour nous, déjà dans Le Monde naturel, Patočka s’éloigne du subjectivisme husserlien, en optant pour une définition du « monde » qui prend des distances par rapport à celui de « sujet », mais aussi, dans une visée phénoménologique, en considérant l’aspect pratique de l’épochè, non plus celui transcendantal, préfigurant la réhabilitation future du corps comme une substance essentielle. 34 mène au solipsisme. Ouvrant alors à plus de réalité, dans l’appréhension du mouvement des mondes, c’est vers une redéfinition du concept de « monde naturel » que Patočka va s’attacher, recherchant alors une synthèse des deux autres conceptions, tout en maintenant l’importance du sujet agissant dans son rapport au monde comme étant typique. Dans ce sens, ce n’est plus tant l’orientation du sujet seul qui importe comme une égologie, mais celle du monde qui agit en tant qu’orient, et dont l’origine et le fonctionnement doivent être précisés en fonction de l’intéressement du sujet. « L’intéressement est toutefois ambigu : il peut être un intérêt au dévoilement de l’être propre, ou aussi à l’occultation qui le laisse dans le retrait. »90 90 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 173. 35 3. Le concept de « monde naturel » comme destination. La formulation du concept de « monde naturel » se trouve d’abord au début du XIXe siècle, dans les nuits florentines du poète romantique allemand Heinrich Heine, puis parcourt ensuite le champ de la botanique. Il est ensuite repris par la philosophie avec des auteurs tels que Dilthey ou Simmel, en rapport avec la notion de « vie ». Cité parfois par Heidegger, celui-ci préfère le concept d’être-au-monde (In-der-Welt-Sein) dans Être et temps. Plus récemment, des auteurs tels que Schütz et Habermas ont repris le concept de Lebenswelt dans un cadre plus sociologique. Chez Husserl, il marque la sortie d’une pensée phénoménologique qui étudie le sens seulement à travers le filtre d’une conscience pure (celle de l’ego transcendantal), pour le comprendre dans un contexte au préalable (un monde) susceptible de pré-déterminer et d’orienter le sens de la conscience. La difficulté est alors de comprendre la conscience dans son caractère ambivalent, à la fois en rapport avec le sujet et le monde. Selon Patočka : « C’est Edmund Husserl qui, le premier, donne à regarder le monde en tant que phénomène en réfléchissant sur l’attitude naturelle à l’égard de la réalité et sur le monde comme environnement (Welt als Umwelt). Husserl ici distingue en particulier l’environnement chosique et pratique, dans lequel l’homme vit dans son commerce naïvement non réfléchi avec les choses, et les mondes idéaux (notamment le monde de la science, illustré par l’exemple des mathématiques). »91 Alors que signifie cette « conception du monde » ? Tout d’abord, il faut noter que la formulation de Patočka n’est pas anodine puisqu’elle s’insère toute entière dans une histoire des idées allemande, qu’il s’agisse du concept de « monde naturel » (Lebenswelt), ou encore de l’expression de « conception du monde » (Weltanschauung). Suivant le romantisme du Lebenswelt, la Weltanschauung fait référence à une vision (Anschauung) du monde (Welt) que l’on trouve notamment chez Hölderlin ou Novalis, mais aussi Fichte, Kant92, Hegel ou Heidegger. Le mot Welt est un substantif qui provient du vieux haut allemand Weralt, lui-même composé du nom wer, signifiant « homme », « mâle », et l’adjectif alt, signifiant, « vieux », en rapport avec le temps, l’âge et l’altitude, celui qui se tient debout parce qu’il a vécu, qui a de l’expérience, qui est fort et sage. Welt, signifie donc « l’âge de l’homme » ou le temps de celui qui a vécu et dont l’expérience est remarquable – héroïque – digne d’histoire. Le verbe « schauen » se trouve dans Anschauung et signifie « contempler » car dans ce voir réside le beau (schön). Ce qui est beau n’est pas seulement 91 92 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 99. « Kant : Anschauung - Begriff » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 252) 36 ce qu’on voit, mais ce qu’on regarde, puis ce qu’on médite, l’impression du beau demeurant à l’intérieur de l’œil. Et cette impression sur la rétine est constance (Zusammenstand93) en ce qu’elle donne à voir à l’esprit qui la contemple. Schauen n’est pas sehen (« voir »), mais la visite (Schau), c’est-à-dire le mouvement de celui qui part à la rencontre de quelque chose, ou de quelqu’un, non seulement pour le voir mais aussi pour l’observer et dialoguer, puis méditer après l’avoir regarder. Le préfixe an indique le fait que le sujet prend une direction déterminée, alors Anschauung est la direction prise par la contemplation. Alors, Weltanschauung est la direction prise par celui qui veut contempler l’âge de l’homme, et la traduction commune de « conception du monde », indique non seulement le regard ordinaire de l’homme, qui a une conception du monde dans lequel il vit, mais aussi le regard de celui qui contemple la conception elle-même afin d’en retirer son essence – sa beauté. Alors, la Weltanschauung est la conception moderne du monde en ce qu’elle marque le déplacement du centre du monde qui n’est plus le réel ou les Dieux, mais le sujet lui-même en tant qu’il est à l’origine de la contemplation94. Et cette contemplation, qui se situe au sein même de l’homme, commence par l’ « étonnement » et la possibilité d’une « distanciation ». Pour prendre conscience de ce qu’elle est à une époque donnée, il faut non seulement qu’elle soit remarquable, que sa beauté soit manifeste et qu’elle « étonne », mais aussi que le sujet qui s’étonne veuille entrer dans la contemplation à partir d’une prise de recul réflexive. Et, la « conception du monde » exprime la crise réelle d’un monde et sa résolution spirituelle où l’étonnement est compris à partir de sa méditation, et où le fond demeure une volonté non seulement d’unifier les regards sur le monde, mais de les rendre plus solidaires en les saisissant dans leur totalité. Ainsi, Heidegger nous dit que : « Quand nous méditons l’essence des Temps Modernes, nous posons la question de la "conception moderne du monde" (neuzitliches Weltbild). Et nous caractérisons alors cette "conception du monde" en la distinguant de la "conception médiévale du monde" et de la "conception antique du monde". Mais pour quelle raison nous enquérons-nous d’une "conception du monde" lorsque nous tentons d’interpréter une époque ? Chaque époque de l’histoire a-t-elle donc "sa conception du monde", et cela de telle sorte qu’elle se préoccuperait toujours déjà de "conception du monde"? Ou bien ne serait-ce pas exclusivement une façon moderne de se représenter les choses que de s’enquérir de la "conception du monde"? »95 93 94 95 « Par là, nous n’entendons cependant pas la simplification et l’assemblage artificiels et extérieurs du donné, mais l’unité de structure dans le représenté en tant que tel, unité se déployant à partir du projet de l’objectivité de l’étant. » (L’époque des "conceptions du monde" in Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Éditions Gallimard, p. 131) « Si à présent l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa vérité, ce sera l’homme. L’homme devient le centre de référence de l’étant en tant que tel. » (Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 115) Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 116. 37 Donc, la Weltanschauung des Temps Modernes – et donc de la crise des années 1930 – est une image (Bild) du monde (Welt) – Weltbild96. Si le monde (Welt) est le nom de l’étant dans sa totalité, l’homme qui détient cette conception des Temps Modernes n’a pas simplement cette conception mais se trouve aussi à l’intérieur d’icelle. Le monde n’est alors pas un simple décalque de la réalité mais l’objet de la conception de l’homme dans laquelle il s’insère lui-même sans jamais l’atteindre. La Weltbild est alors impossible et manifeste une crise spirituelle de l’homme qui ne peut pas comprendre totalement le monde dans lequel il vit. Mais pourtant, dans cette crise réside le mouvement de la compréhension de l’homme qui veut saisir le monde dont il fait lui-même partie. Et, là « où le Monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. »97 Une « conception » apparaît alors d’abord chez Patočka comme une « représentation du monde », qui exprime le rapport du sujet qui se vit de l’intérieur, avec un extérieur, qu’il ne perçoit pas comme faisant partie de lui. Ainsi, tout sujet, qu’il y fasse attention ou non, se situe dans un environnement qu’il croit réel et possède une conception « naïve » du monde, c’est-à-dire un regard – une perspective – sur le lieu qu’il habite, lequel lui paraît plus ou moins familier et à la portée de sa main, ou encore comme « monde-ambiant ». « "Monde-ambiant", c’est là un concept qui n’a sa place, exclusivement, que dans la sphère de l’esprit. Que nous vivions chaque fois dans notre monde-ambiant, […] cela caractérise un fait qui se joue entièrement dans la spiritualité. Notre monde ambiant est une formation spirituelle […]. Il n’y a donc aucune raison qui autorise celui qui fait de l’esprit en tant que tel son thème, à exiger une autre explication pour ce monde-ambiant que l’explication purement spirituelle. »98 Aussi, cette représentation, qui n’est pas de prime abord réflexion – puisque le sujet qui la possède n’y pense pas de fait, quand bien même elle oriente sa vie et son activité quotidienne – est « spirituelle ». Elle exprime le rapport au monde du sujet où le monde constitue « l’unité dynamique des activités accomplies par l’esprit »99, où le sujet ignore ou ne fait pas attention au fonctionnement de cette dynamique, et où le monde apparaît comme un environnement extérieur, 96 97 98 99 « Dès que le monde devient image [Bild] conçue, la position de l’homme se construit comme Weltanschauung. [Aussi, il ne s’agit pas] d’une placide et inactive contemplation du monde […] Weltanschauung signifie aussi, et même avant tout : vision et conception de la vie. » (Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 122) Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 117. Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 350-351. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 23. 38 bien qu’il puisse s’avérer connu ou familier. Alors, cette conception est l’expression formelle d’une représentation du monde qui, bien qu’en retrait, cachée, voilée, ou oubliée, manifeste la vie de l’esprit du sujet dont la fonction est unifiante, c’est-à-dire qu’elle donne une vision cohérente du monde afin de pouvoir y vivre et agir :– un télos100. Cette unité, parce qu’elle est la formalisation d’une conception unifiante, prend le nom de « monde » lorsqu’elle est prise comme l’objet d’une pensée réflexive. En d’autres termes, le concept de « monde » est ici la manifestation particulière de l’esprit, dont la fonction est unifiante, qui prend pour objet « quelque chose » dont la nature correspond à la totalité de l’être, ou encore le fond sur lequel se déroule la totalité de la vie du sujet, sans pour autant qu’il y fasse attention (les actions, les événements, etc.). Et, « le monde n’est pas l’unité de la matière dont il se compose, mais plutôt celle de l’esprit qui lui donne forme et le maintient. »101 Mais, si le monde est l’expression unifiante de l’esprit qui se comprend comme fond dans lequel et pour lequel la vie s’exprime, sa totalité peut-elle être comprise sur le mode de la réflexion puisque, toute réflexion porte sur un objet particulier, sans qu’elle ne puisse se comprendre vraiment ? « La croyance au monde est-elle une thèse du monde en tant que tout ou bien la thèse de l’intramondain à l’aide du monde en tant qu’être de cet étant ? »102 Au moment de la Krisis, la « conception » du monde, chez Patočka, reste donc encore générale, voire confuse, très proche de la notion de « croyance », dans le sens où le monde, s’il est quelque chose apparaissant de l’extérieur, s’exprime en fait de l’intérieur, sans que le rapport au réel ne soit clairement explicité. « L’expérience thétique est simplement l’expérience naïve, naturelle, une fois élucidée et devenue transparente à l’œil philosophique : devenue, non plus expérience d’un transcendant obscur, mais expérience du sens de la vie intérieure. Au regard de cette réflexion, la vie psychique se montre essentiellement portée à croire. »103 Si la réflexion est plus « incarnée », chez Patočka que chez Husserl, son expérience n’étant plus celle d’un transcendant, mais celle du sujet qui, dans la clarté philosophique et l’élucidation de la thèse du monde (le « monde naïf »), trouve un sens qui lui est propre, cette propriété fait alors du 100 101 102 103 « Le mot vivre n’a pas ici le sens physiologique, il signifie une formation téléologique, spirituelle, de la vie prestative : au sens le plus vaste, de la vie qui crée la culture dans l’unité d’une historicité. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 348) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 25. Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 258. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 101. 39 monde une croyance en tant qu’horizon des conceptions possibles. Cet « horizon »104, s’il est propre au sujet et le lieu de l’intériorité, marque en effet l’adhésion de la conscience propre au monde qui peut s’apparenter à une psychologie105 ; du moins, à la reconnaissance de l’existence d’un monde extérieur dont le sens est orienté de l’intérieur à partir d’une structure empirique (spatiale et temporelle, comme nous allons le voir). Patočka explique ainsi que les conceptions du monde (« naïf » et « scientifique ») sont des modes de représentation de l’être et que, si elles paraissent différentes, elles relèvent d’une même structure naturelle qui vise à rassembler la diversité des choses dans l’unité, mais au sein même de la pensée du sujet. Dans ce sens, et dans Le Monde naturel, l’auteur tchèque donne ainsi l’impression que certains hommes possèdent la conception du « monde scientifique », d’autre celle du « monde naïf », et qu’il existe enfin, un troisième type, susceptible de posséder celle du « monde naturel ». Ces conceptions donnent au monde le sens d’un « tout » cohérent, organisateur des choses perçues par le sujet comme extérieures à lui, aussi celles qui relèvent de son intériorité, qui contribuent à définir ce qu’il est – l’étant particulier d’un monde dont il croit faire partie –, et définissent une orientation de vie spécifique et particulière. Alors, trois problèmes se posent. Tout d’abord, il faut distinguer la thèse du monde de la thèse des objets qui se trouve a priori dans le monde. Dans ce sens, « chaque activité thétique singulière actuelle est soumise à une possible modélisation »106 et chaque objet est susceptible de sens ou de croyance dans un horizon du monde qui lui appartient107. Si les objets sont des πράγματα, c’est-à-dire des objets de la vie ordinaire dont le sujet se sert et connaît l’ustensilité, il s’insère donc dans un horizon pouvant lui-même faire office de thèse. Et alors, il existe une « toile de fond » qui est le lieu a priori de nos perceptions, où elles prennent sens et s’unifient, au regard d’une orientation particulière du sujet. Deuxièmement, cet horizon relève d’un processus de croyances typiques dont le fond est propre à chaque homme, mais dont la fonction unifiante est la même pour tous. Dans ce sens, l’horizon peut offrir un espace de croyances orienté par les mêmes rapports au monde et dont 104 105 106 107 « Problème de l’horizon chez Husserl : côté subjectif ou côté objectif ? La question ne peut recevoir de réponse. » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 245) « Psychologie conçue au sens de Brentano, comme science empirique de l’expérience intérieure. » (Patočka, Jan (1964-1966), Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992, p. 29) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 102. « Notre vie tout entière se déroule dans cette manifestation des choses et dans notre orientation au milieu d’elles, notre vie est continuellement déterminée jusqu’en son fond par le fait que les choses se montrent et qu’elles se montrent dans leur totalité. Comment sommes-nous parvenus à cette totalité ? Par le fait que chaque chose singulière dans notre champ nous est apparue comme faisant partie d’un environnement qui, pas à pas, nous a conduits de plus en plus loin, jusqu’à ce que nous ayons reconnu la nécessité d’une structure non arbitraire de ce qui se montre. La question est maintenant de savoir si cette structure appartient à la manifestation ou aux choses mêmes qui se manifestent. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 27). 40 les significations s’insèrent dans un champ identifiable et universel108. C'est dans ce sens, que Patočka vise le dépassement des horizons singuliers en vue d’un horizon unitaire et plus grand, c'est-à-dire un fond dans lequel tous les objets de la conscience peuvent prendre un sens chez le sujet – au sens de l'intérêt ou de la préoccupation – et dont la signification peut être arrêtée sur un plan théorique, à partir de la réflexion ou de l'auto-réflexion phénoménologique du sujet. Et enfin, troisièmement, ce monde qui est un horizon de croyances, comporte une structure typiquement spatiale et temporelle qui permet de donner sens aux choses (πράγματα) et d’engager l’activité du sujet. Le problème est alors de savoir si, dans cette orientation spatio-temporelle, se trouve autre chose que l’impression du monde existant et que celui existe vraiment. Se pose ainsi le problème de l’accès à l’existence du monde qui, dans sa formulation théorique réfléchit le rapport de la pensée du sujet à un étant indépendant de lui, et dans sa formulation pratique, questionne la distinction que le sujet peut faire entre la croyance qu’il a du monde et sa connaissance réelle. Aussi, dans un texte de 1930, Patočka questionne la prétention de l’homme à vouloir connaître le monde dans sa totalité, car sa posture d’observation implique une distanciation demeurant peu pensée ou a priori. « Si le philosophe est séparé du monde par un abîme aussi profond, séparé donc de l’humain en totalité (en ce sens que l’homme fait partie du "contenu mondain"), son activité ne nous est-elle pas indifférente ? »109 Alors, le problème est de savoir si le mouvement qui permet de thématiser le monde, c’est-àdire le formaliser et lui donner un sens conceptuel, est de la même nature que le mouvement du monde naturel, qui n’est pas conceptuel, mais qui permet à l’homme de vivre ou de l’expérimenter. Et en effet, selon Husserl, la « vie naturelle se caractérise comme une façon naïvement directe de 108 109 En toute rigueur, il faudrait dire « civilisationnel » et plus particulièrement « européen », puisque l'esprit de la crise est européen et trouve son origine dans l'Antiquité grecque. Patočka, tout comme Husserl d'ailleurs, propose bien une histoire de ce foyer, tout en le distinguant des autres. Dans La surcivilisation et son conflit interne, Patočka s’appuie notamment sur la pensée d’Arnold Toynbee afin de distinguer la multitude des « cultures primitives » et le faible nombre de « hautes civilisations ». Aussi, « aucune des civilisations du passé n’a réussi à réaliser le but inhérent à toute civilisation, aucune n’est devenue effectivement universelle. » (Patočka, Jan (1930), La surcivilisation et son conflit interne in Liberté et sacrifice, p. 102-103) Si Toynbee refuse à la civilisation moderne une plus grande universalité que les civilisations du passé, Patočka se demande si, la civilisation européenne et moderne, ne pourrait pas être une « surcivilisation » dont la rationalisation est le moteur qui universalise le monde. « L’universalité de la science (idée qui, selon Husserl, garantirait l’ "irréversibilité" du processus de la civilisation moderne) sous le rapport spirituel, la division du travail et le marché mondial sous le rapport économique, la civilisation rationnelle pour tout le monde sous le rapport social – voilà les trois principales orientations du mouvement qui, sur tous ces plans, s’achemine vers l’universalité absolue avec une ténacité et une continuité inconnues aux civilisations du passé. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 106) Dans notre propos, nous pointons donc l’universalisme des conceptions, au sein de la culture phénoménologique, qui se veut spéculative et générale, ainsi que de notre civilisation d’appartenance qui est antique, liée à la rationalité, et européenne. Mais cet universalisme, est en crise car « son essence [le rationalisme] implique la non-totalité. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 114) Patočka, Jan (1930), Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde, in Liberté et sacrifice, p. 14. 41 vivre dans le monde, monde dont on possède toujours d’une certaine façon conscience, en tant qu’horizon universel, mais qui n’est pas pour autant thématique. »110 Mais, selon Patočka, ce « monde naturel » est tantôt le « monde naïf », tantôt un monde qui le comprend dans son caractère problématique, à partir d’une réflexion qui, dans son fond, ressemble à l’épochè, mais qui la « dépasse » dans son intéressement et son caractère pratique. Si Patočka semble alors s’associer à Husserl, les concepts de « monde naturel » et de « monde de la vie » pouvant se confondre111, tout en les opposant à la conception d’un monde « spirituel », et éventuellement « scientifique », il veut les reprendre dans une visée plus grande, à la fois ontologique dans son fond, mais empirique dans sa réalité. Alors cela n’est pas sans poser problème car, si le « monde e(s)t l’être »112, il est, selon Patočka, l’être réel qui se confond avec le monde naturel, dont la facticité est la modalité du corps en rapport avec l’espace, et la présentification, la modalité de l’esprit en rapport avec le temps. Patočka impulse donc un tournant113 au sein la pensée phénoménologique, en orientant la pensée du monde naturel vers un versant ontologique, où l’incapacité de saisir la totalité du monde est claire, bien que, à l’état de problème, elle permette d’ouvrir la pensée du sujet à la question de l’étant dans lequel réside un mouvement semblant plus grand. Ce mouvement, chez Patočka, interroge ainsi le statut de ce monde qui ne se trouve finalement en aucun lieu – puisqu'il est insaisissable ; ou alors dans un lieu insaisissable, mais cela conduit à une aporie car, ce lieu, ne se trouve-t-il pas toujours dans le monde ?114 Comme le dit Émile Tardivel, « peut-on dès lors continuer à concevoir le monde comme "l'étant-donné en totalité" ? [Car en effet,] le monde n'est pas "l'étant-donné en totalité", mais le "donné en totalité", que le donné en question se montre 110 111 112 113 114 Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 361. Par exemple, comme dans les premières pages des Considérations Pré-historiques (du "monde naturel" au problème de l’histoire). (Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 21) Selon la formulation de Dragos Duicu, lequel s’interroge : le monde, finalement, chez Patočka, n’est-il pas l’être ? Il rappelle en effet que déjà, dans les notes préparatoires du cours de 1968-1969, Patočka écrit : « Nous désignons la totalité préalable comme monde et comme être […] l’être = apparaître est la mise à part des singularités qui ressortent du tout de l’univers. » (Duicu, Dragos (2013), Le monde : équivoques et résolution dynamique, in Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro 118, p. 59) Nous reprenons le vocabulaire de Heidegger qui, au-delà de sa force de questionnement, se trouve au fond de celui de Patočka, puisque dans son « appel », il va transformer la phénoménologie de Husserl à partir de l’ontologie de Heidegger. Si cet auteur paraît absent de la thèse d’habilitation de 1936, il est présent en tant qu’avenir et successeur de Husserl dans la pensée de Patočka. D’ailleurs, dans le Supplément à la deuxième édition tchèque. Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après (1970), Heidegger apparaît juste après Husserl, clôturant « l’histoire du problème du monde naturel ». (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 212-219). Sur le concept de « tournant », voir notamment l’ouvrage de Jean Grondin (Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, PUF, 2011). « Or il est parfaitement possible que nous vivons dans un monde en quelque sorte manifeste et pourtant – du moins dans ses dimensions essentielles – non seulement in-connu mais inconnaissable. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 47) 42 (l'étant) ou ne se montre pas (l'être). »115 La crise, qui est celle des sciences européennes (dont la phénoménologie fait partie), est alors la crise du « sens » de l’être (qui est le monde naturel), que l'homme n’arrive pas à saisir – l'expression radicale, mais illusoire, de l’ego transcendantal qui, dans son souci d'unification, n'a pas vu son idéalisme « naïf » et son positivisme dogmatique116. Alors, à ce moment-là, quel est le fond de la pensée de Patočka, qui refuse la phénoménologie transcendantale de Husserl, pour des raisons théoriques, tout comme encore celle de Heidegger, pour des raisons notamment empiriques ? Il réside peut-être dans l’urgence, dans la précipitation, et la volonté de saisir l’homme dans sa totalité, afin de lui éviter le danger de « l’autoaliénation » et de « l’abdication de soi »117. Patočka a lu Heidegger dans les années 1930, mais Husserl, en fin de vie (il est mort en 1938), est mis à mal par le nazisme tout en perpétuant sa lutte. Patočka le soutient, et ce, de façon « héroïque » – dans un mouvement européen de résistance ou Prague et Vienne sont des forteresses. Cependant, le fond ontologique de Heidegger l’appelle, quand bien même il apparaît concrètement dans le camp adverse118. Alors, cette ouverture arrive plus tard, dans une prise de recul salvatrice, vis-à-vis de la phénoménologie transcendantale – le signe d’un tournant 115 116 117 118 Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro 118, présentation du numéro par Émilie Tardivel, p. 4. Ce qui est ironique car, finalement, c’est dans sa hantise du dogmatisme objectiviste que Husserl en a créé un autre : le dogmatisme subjectiviste. « Ainsi s’offre à nous une science d’une singularité inouïe. Elle a pour objet la subjectivité transcendantale concrète en tant que donnée dans une expérience transcendantale effective ou possible. Elle s’oppose radicalement aux sciences telles qu’on les concevait jusqu’ici c’est-à-dire aux sciences objectives. Celles-ci comprennent également une science de la subjectivité, mais de la subjectivité objective, animale, faisant partie du monde. Mais ici il s’agit d’une science en quelque sorte "absolument subjective", dont l’objet est indépendant de ce que nous pouvons décider quant à l’existence ou à la non-existence du monde. » (Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 60) Dans la Krisis, si Husserl est aussi confronté au « danger » (Die Gefahr), il s’arrête au danger du positivisme, ce qui lui permet de rester encore théorique. C’est à partir notamment d’une critique de la mathématisation galiléenne de la nature que Husserl montre que la science s’est vidée de son sens dans la « technicisation » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 53). Chez Heidegger, les allusions au « danger » sont nombreuses et plus imposantes. Nous retenons, de façon très personnelle, les textes : La question de la technique et Science et méditation in Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences, Paris, Éditions Gallimard ; Ce qui vient se faire entendre in Heidegger, Martin (2013), Apport à la philosophie de l’avenance, Paris, Éditions Gallimard ; Lettre sur l’humanisme in Heidegger, Martin (1966), Questions III, Paris, Éditions Gallimard, NRF ; Le Tournant in Heidegger, Martin (1976), Questions IV, Paris, Éditions Gallimard ; Langue de tradition et langue technique in Heidegger, Martin (1990), Langue de tradition et langue technique, Bruxelles, LebeerHossmann. Concernant Patočka, ce danger est bien réel et doit être l’objet d’une lutte. Nous pensons notamment aux questions qu’il pose dans La surcivilisation et son conflit interne in Liberté et sacrifice (1990) et La civilisation technique in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975). La biographie de Martin Heidegger est bien connue dans son aspect polémique et en rapport avec son engagement auprès du régime nazi. En effet, si celui vote pour le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP) en 1932, il est élu recteur de l'Université de Fribourg en 1933, d'où Husserl est renvoyé la même année, trois mois après l'arrivée de Hitler à la chancellerie du Reich. Il prononce alors son fameux discours du Rectorat qui porte le titre de L'auto-affirmation de l'université allemande (Die Selbstbehauptung der deutschen Universität). En désaccord avec l'idéologie politique du national-socialisme et devant l'impossibilité d'insuffler à l'Université allemande la voie de la réforme qu'il attendait, il démissionne de ses fonctions administratives en 1934, mais continue d'enseigner en tant que « professeur non-indispensable ». 43 théorique trouvant dans l’ontologie heideggérienne un dépassement au concept de Lebenswelt. Ce dépassement n’est plus alors « transcendantal », au sens de la phénoménologie husserlienne, mais existentiel, en ce qu’il comprend le sujet dans un « horizon » plus vaste qui est celui de l’être, et non plus seulement celui de la primauté du monde naïf, ou de l’artificialité du monde scientifique, en rapport seulement à des croyances ou à des conceptions spirituelles. Il existe donc des horizons et des mondes (bien que le concept de monde soit ambigu si nous le rapportons à l’être) en tant que modalités d’expression du sujet, dont la conscience est l’outil essentiel de la préoccupation qui rend les choses présentes et actuelles. Cependant, nous dit Patočka, ces horizons sont limités et ordonnés selon les intérêts du sujet, qui constituent le fond originel et indépassable du monde. Il y a donc une ambiguïté entre le concept d’horizon, pris comme un champ de préoccupations, et celui d’horizon universel, entendu comme le monde des horizons, dans la question de leur imbrication, qui peut laisser penser à une commutation spatiale. Partons alors de Heidegger pour en saisir le fond. « "Au coin du" ne veut pas seulement dire "dans la direction de" mais tout autant dans les parages de quelque chose qui se tient dans cette direction. La place telle que la constituent la direction et l’être-éloigné – la proximité n’en est qu’un mode – est déjà orientée sur un coin et à l’intérieur de celui-ci. Quelque chose comme un coin doit d’abord être dévoilé pour que deviennent possible l’assignation et le repérage de places pour une utillerie dont la discernation pourra disposer. Cette orientation en coins de la diversité des places pour l’utilisable constitue l’entourance, la mise à l’entour de l’étant se rencontrant sous notre main dans le monde ambiant. »119 Dans ce sens, le monde ambiant est utilisable en ce qu’il procure au sujet une disponibilité particulière qui prend la forme de l’espace, laquelle existe le temps du discernement, et s’écarte lorsque la mesure (la considération) devient exacte, lorsque le regard du Dasein n’est plus nécessaire et qu’il laisse place à la nature. Alors, le dévoilement de l’espace apparaît lors du passage de la discernation à la considération, lorsque le regard s’externalise et devient mesure objective, fixé dans le réel comme un repère permanent auquel il est toujours possible de revenir et qui (en théorie) ne doit pas changer. Le « monde va perdant son entourance spécifique, le monde ambiant devient monde naturel. […] L’espace homogène de la nature ne se montre que sur la voie d’un mode de dévoilement de l’étant de rencontre ; ce mode a le caractère d’une immondation spécifique de la modalité d’appartenance au monde de l’utilisable. »120 Ce qu’il faut retenir, c’est que pour Heidegger, l’espace n’est accessible qu’à partir du mode d’être-au-monde du Dasein et que ce mode, n’est pas thématique bien qu’a priori dévoilé. Dans ce sens, s’il existe bien un espace, il 119 120 Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 142-143. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 153. 44 prend forme selon différents moyens d’appréhension du monde : dans le monde ambiant, le sujet le cherche et y dessine des formes ou des mesures sur le mode de la discernation ; dans le monde naturel, il apparaît sous la forme de la mesure et de l’unité géométrique ou la considération y règne. Alors, il n’existe pas des phénomènes spatiaux, plus intéressants ou véridiques les uns par rapport aux autres, mais seulement diverses modalités de l’être-au-monde qui dans son ouverture laisse apparaître l’espace comme « une » catégorie a priori, mais en fait « deux » modalités du Dasein. Cela n’empêche pas qu’il puisse exister une « gradation dans le dégagement de l’espace pur, homogène, allant de la pure morphologie des figures spatiales relatives à l’Analysis situs jusqu’à une science purement métrique de l’espace. »121 En d’autres termes, Heidegger ne renie pas l’existence des objets réels qui dans l’espace – dans leur rapport spatial au monde et à l’être du Dasein – peuvent prendre une utilité, et donc une existence, différente. Alors, un même objet réel peut prendre deux existences différentes parce qu’il constitue un signe pour le Dasein et le symptôme d’un rapport de l’être-au-monde différent. Aussi, la chose se trouve dans une place particulière que le Dasein peut habiter selon le rapport qu’il lui trouve suite à son intérêt ou sa préoccupation, et cette place peut se trouver dans une zone habitable, elle-même dans un horizon d’habitations infini. « Pour que des coins prennent leur aspect, il ne suffit pas que des choses s’y trouvent là-devant ensemble, au contraire ils sont chaque fois déjà utilisables là où il y a des places distinctes les unes des autres. Les places sont elles-mêmes assignées à l’utilisable par la discernation que la préoccupation met en jeu. »122. Ainsi, les zones du « monde ambiant » sont déterminées par les préoccupations du Dasein lorsqu’il discerne ou paye attention à des choses (πράγματα) qui ont des places et dressent des « coins » au sein du réel qui constitue le monde naturel. « Les églises et les tombes sont, par exemple, axées sur le levant et le couchant du soleil, coin de la vie et coin de la mort à partir desquels le Dasein est lui-même déterminé dans le monde en fonction de ses possibilités d’être les plus propres. »123 De la même façon, les mondes « ambiant » ou « naturel » ne sont que deux moyens d’expression du Dasein qui, selon l’intérêt – l’ustensalité – que le sujet trouve aux choses, dresse un horizon préoccupant que l’être-au-monde peut habiter. Le monde ambiant exprime donc l’utilisable et le sous la main, le monde naturel, lui, le mesurable et la distance. 121 122 123 Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 153. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 143. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 152. Si Heidegger prend aussi l’exemple du soleil ou des points cardinaux, il reste très succinct, ce qui est bien dommage. Nous y reviendrons en conclusion. 45 Si l’auteur tchèque prend bien alors le monde comme un « milieu ontologique » – citant Heidegger : « "das Worin […] Verstehens als Woraufhin des Begegnenlassens von Seiendem" »124 –, ce milieu est compris comme un « espace » de préoccupations qui orientent le sujet, alors que l’espace, chez Heidegger n’est qu’une caractéristique du Dasein125. Le risque, alors, est au subjectivisme, puisque le sujet semble emprisonné dans le monde réel, et ce, malgré divers horizons spirituels, dont les orientations semblent non seulement déterminées par lui, mais aussi par le monde naturel. « L'ego demeure ainsi le centre du monde à titre de télos, si bien que Patočka réintroduirait une forme de subjectivisme – non plus constitutif, comme chez Husserl, mais téléologique – dans la phénoménologie. »126 Existe alors une ambivalence dans le terme de « monde naturel » qui constitue le fond de l’attention du sujet, sur un plan dont la compréhension peut être à la fois spatiale (dans le réel) et temporelle (dans son déroulement spatial), en rapport soit avec les préoccupations du sujet, soit avec les préoccupations du monde. Et cette confusion oriente Patočka vers une pensée du corps quasi déterministe, laquelle comprend le monde selon un mouvement biologique chez le sujet et matériel dans le monde. Alors, s’il existe des objets, dont la facticité et la réalité ne sont pas remise en question, et que l’activité du sujet est orientée par ses préoccupations physiques, la présence de l’objet, à la conscience du sujet, va directement dépendre de son intérêt et, par voie de conséquence, de sa proximité, de son éloignement, et de sa distance réels. Apparaît alors non seulement la distinction du corps et de l’esprit, en tant qu’elle permet de définir un gradient de préoccupations vis-à-vis du monde physique et réel ; mais aussi, persiste l’idée d’une conscience permettant au sujet d’être attentif à la préoccupation des choses (πράγματα) et du monde, et ce, audelà des contraintes qui lui paraissent réelles (bien que pouvant aussi ne pas l’être). « En même temps, nous avons quelque part conscience ou d’avoir déjà eu ou de pouvoir avoir ces objets dans une expérience centrale, attentive ; et lorsque l’acte d’attention cesse, l’objet ne se perd pas complètement pour nous, mais se retire plutôt dans une sphère de disponibilité. […] La conscience actuelle, qui s’engage dans sa sphère centrale, implique une sphère étendue d’inactualités, parmi lesquelles se détachent surtout des potentialités, les possibilités de progression ou de passage à autre chose. »127 124 125 126 127 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 100. « L’espace n’est pas plus dans le sujet que le monde n’est dans l’espace. L’espace est plutôt "au" monde, dans la mesure où l’être-au-monde constitutif du Dasein a découvert l’espace. L’espace ne se trouve pas dans le sujet, pas davantage celui-ci ne contemple le monde "comme s’" il était dans un espace, mais au contraire "le sujet" ontologiquement bien entendu, le Dasein, est spatial en un sens original. Et parce que la Dasein est spatial selon la description qui en été faite, l’espace se montre comme a priori. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 152) Émilie Tardivel dans la Présentation de la Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, p. 5. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 103-104. 46 Chez Patočka, cette attention centrale représente la présence de l’objet rendu présent par la préoccupation, mais aussi un horizon plus lointain d’objets disponibles sur un plan spatial selon les intérêts potentiels du sujet. Et ces préoccupations, au-delà des possibilités de leur incarnation dans l’horizon physique, se trouvent aussi dans le lieu de l'esprit, en tant qu’ils constituent un stock d’attentions inactuelles et pourtant « présentifiables ». Patočka avance d’ailleurs dans ce sens l’idée d’une conscience « parergique »128, à la fois centre de la conscience du sujet et de ses préoccupations, mais aussi condition de l’attention elle-même en tant qu’elle est orientée par un horizon de sens, qui possède son originalité, sa pertinence et sa cohérence. Si Patočka ne formule pas de critique explicite, au sujet de l’orientation du sujet dans l’espace selon la perspective de Heidegger, il l’investit réellement en rapport avec le corps et le problème de l’incarnation du sujet dans le monde, ce qui renvoie notamment au problème de la facticité du monde129. « La satisfaction d’une tendance organique présuppose un phénomène important : une certaine faculté de disposer de l’objectivité – une disposition qui, pour ne pas être volitive, n’en est pas moins effective. Une telle tendance ne pourra être satisfaite que par le sujet, à travers un contact actif et direct avec l’environnement par l’intermédiaire duquel chacune de nos activités se réalise. Ce sont nos kinesthèses, les mouvements qui seront ensuite le fondement de l’aperception du corps propre. »130 Aussi, bien qu’il ne soit pas possible de tenir de fait le dualisme corps / esprit, Patočka le dissimule dans les deux modalités du monde (« scientifique » et « naïve »), ainsi qu’à travers des exemples naturalistes et réels131. L’animal (bien qu’il ne change pas) mais aussi le jeune enfant ont un rapport au monde a priori corporel dans le sens où leur monde est orienté par les kinesthèses, c’est-à-dire 128 129 130 131 « Ce que nous appelons la conscience parergique n’est donc aucunement un simple à-côté (πάρεργον) de la conscience centrale, mais plutôt son présupposé. Ce qui dans la conscience parergique est réellement à l’œuvre, ce dont procède l’activité actuelle, c’est pour ainsi dire le tracé du chemin, du domaine, de la sphère de compréhension dans lequel ou laquelle nous évoluons actuellement ; nous disons que l’inactualité est l’horizon de l’activité actuelle. L’horizon dans lequel nous vivons conditionne notre orientation vers les objets ; nous pouvons, en présence des mêmes choses, vivre dans des horizons différents : horizon esthétique, horizon scientifique ou horizon d’utilité à la vie... L’horizon est quelque chose qui varie, mais non à l’infini ; il y a pour le vécu d’horizon aussi un ordre dans lequel les horizons se présupposent et déterminent notre attention ; […] ce n’est qu’en dévoilant toutes les structures d’horizon que l’on pourra parvenir à la clarté philosophique sur la fonction de la conscience. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 104-105) À ce titre, l’ouvrage de Didier Franck est très instructif puisqu’il questionne le point où s’interrompt Sein und Zeit, là où la « question de l’être ne peut surgir que d’une pré-compréhension de l’être. » (Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, p. 15-16) Et alors, l’espace est essentiel puisque, Heidegger définit lui-même le Dasein comme, ce « qui doit être avant tout éprouvé comme place. » (Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, p. 18) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 113. L’argumentation par induction que propose Patočka ici là est bien discutable. Il part de cas concrets afin de réfuter une position ontologique. Il cite dans ce sens les biologistes à orientation subjective Karl Ernst von Baer et Jakob von Uexküll (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 100). 47 leurs mouvements. Aussi, ces mouvements qui marquent le rapport direct du sujet-au-monde, ne sont pas simplement physiques, c’est-à-dire assimilables à des coordonnées spatio-temporelles descriptives, mais comporte une dynamique qui relève du vivant et l’oriente dans le monde selon des tendances et des intérêts naturels. Alors, ce que cherche Patočka, c’est de pousser sa visée ontologique à une forme de réalisme pur, où le corps peut fournir l’explication d’un monde naturel, hors de la pensée, et efficient – doté d’une force ou d’une énergie. Il rappelle à ce propos le mot d’Aristote qui, dans le Livre IV de la Physique (De l’espace, du vide et du temps), écrit : οὖν δεῖ κατανοῆσαι ὅτι οὐκ ἂν ἐζητεῖτο ὁ τόπος, εἰ μὴ κίνησις ἦν ἡ κατὰ τόπον132 Et effectivement, le topos est un « lieu », c’est-à-dire un endroit où l’on va, et sa direction est déterminée par le sujet qui a un intérêt à y aller. C’est donc le mouvement du sujet et son orientation dans l’espace qui peuvent définir le lieu à atteindre et qu’il est possible d’habiter (la destination donc). Aussi, si le lieu peut être habité en tant que le mouvement mène à lui, il s’insère dans un horizon plus vaste qui peut constituer l’espace. L’espace est l’ensemble des lieux possibles qui orientent le mouvement de l’être et représente l’horizon des mouvements à partir d’un point de départ – le lieu que le sujet habite – ; il est la condition à partir de laquelle les choses et les directions s’érigent et où le sujet se meut. « L’espace est lié à notre orientation, il est originellement un auxiliaire, un moyen de nous reconnaître dans les choses […] Tout cela veut dire que l’espace est la condition prochaine de la constitution des choses au sens propre. »133 Alors, cette orientation dans le monde qui prend la forme de l’espace relève du corps (les kinesthèses) du sujet qui dans son mouvement (son déplacement) vise un lieu (une destination) parmi d’autres, lesquels constituent un horizon d’occupations (d’habitations). Et ce monde, peut alors s’exprimer sous diverses modalités en rapport à l’espace et à l’activité du sujet bien que ne correspondant pas à un étant, mais plutôt à la production même de l’étant, selon son orientation subjective. Dans ce sens, nous suivons aussi Didier Franck qui, bien que conservant le sens de la temporalité ekstatique du Dasein heidegérien, soutient la spatialité de l’étant intramondain comme fondamental pour le monde : 132 133 [on ne mènerait pas de recherche sur le lieu s’il n’y avait pas un mouvement selon le lieu (trad. A. Stevens)] La référence retenue dans Le Monde naturel semble fausse : Physique, IV, 6, 211 a 12-13 plutôt que Physique, IV, 4, 211 a 12-13 (chapitre 6 et non pas 4). Aussi, nous rappelons qu’Aristote distingue au chapitre XIV des Catégories, six espèces de mouvement : naissance ou génération, destruction, accroissement, décroissement, modification, déplacement dans le lieu. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 115. 48 « Indépendamment de la détermination cartésienne du monde comme res extensa, l’étant intramondain est bien spatial, voire "dans" l’espace. Dès lors, celui-ci ne contribue-t-il pas à constituer le monde ? Si l’étant intramondain est spatial, cette spatialité devra procéder de son être : le monde. Et si ce dernier est, à son tour, spatial, le Dasein dont il est une structure, le sera également mais selon le sens propre de son être : la temporalité ekstatique. En conséquence, l’interprétation de l’espace calque et réitère celle de la mondanité : amorcée par la spatialité de l’étant intramondain, elle se continue avec celle de l’être-au-monde pour s’achever sur celle du Dasein. »134 Le problème est donc au type de rapport que le sujet entretient avec l’espace en rapport avec ses modalités d’accès au réel. Si pour Heidegger, l’espace, tout comme le corps, sont des modalités du Dasein135, non seulement il paraît nécessaire de maintenir le dualisme corps / esprit à travers le problème de l’incarnation de l’étant et de la facticité du monde, mais il faut aussi maintenir en deçà la structure du Dasein qui dans sa temporalité conditionne l’orientation de l’être-au-monde. D’une manière pouvant paraître maladroite, Patočka élabore donc bien, dans sa thèse de 1936, une critique ontologique, mais a minima, de la spatialité du Dasein, en essayant de saisir la corporéité du sujet en rapport à l’être, tout en l’incluant dans le monde réel, réduit à sa facticité, et repoussant la pensée, dans son aspect plus abstrait. Aussi, parce que le corps paraît plus incarné dans le réel que l’esprit, il devient le lieu des déterminations (et non plus des préoccupations) réelles en rapport avec l’espace et les objectivités factices (le « monde naïf »). Et parce que l’esprit paraît lui plus distancé de la réalité et des faits, il se maintient comme le lieu de la pensée et du langage, où s’élabore le sens du monde naturel dans lequel réside l’appréhension de l’être et le recul de l’étant, selon l’ektase temporelle du sujet. Cette séparation, elle est alors bien visible entre le chapitre III et le chapitre IV : le chapitre III porte le titre de Monde naturel en rapport avec la genèse du monde naïf duquel les faits deviennent saisissables136 ; le chapitre IV porte le titre Esquisse d’une philosophie du langage ou de la parole, où le langage et la parole apparaissent seuls comme l’expression de la « liberté » qui permet de saisir le sens véritable du monde. De ce point de vue, qui est réducteur, Patočka refuse la liberté à l’activité de l’homme ordinaire sous prétexte que dans sa corporéité, elle demeure passive devant la spatialité de l’être, ce qui donne au corps un caractère téléonomique privé de spiritualité. Et en effet, il semble exister un vecteur qui va de la réalité et de la facticité du monde, dans lequel s’incarne la corporéité du sujet et son orientation spatiale, à la spiritualité de l’étant et sa réflexion, dont le fond lui permet de saisir ce monde naturel, tout en restant, non pas 134 135 136 Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, p.65. Voir notamment les §22, §23, §24 de Être et temps. « Le monde naturel, tel que nous l’avons décrit, n’est cependant, en ce sens, ni un fait ni une totalité de faits. Ne serait-ce que parce qu’il est, en tant qu’horizon universel, le cercle des possibilités sur la base duquel seul des faits réels déterminés deviennent saisissables. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 127) 49 au-dessus (comme chez Husserl), mais fondé en lui et par lui. Alors, « nous pouvons maintenant caractériser de nouveau l’homme comme un être qui possède le monde, tout en étant contenu dans le monde par sa corporéité et en vivant, au moyen de cette corporéité, au contact d’autres objets de ce monde. »137 Et ces objets, qui orientent les préoccupations, les intérêts, les besoins, les affaires, du monde naïf, non seulement sont continuellement changeants, mais constituent l’origine de toute réflexion, non pas en tant que cause directe, mais comme condition, pouvant devenir les objets, non plus du monde réel, mais de celui spirituel. Dans cette translation, se trouve non seulement la liberté de l’étant qui peut saisir le sens des objets dans la réalité et ses horizons, mais aussi son origine temporelle, en tant que le monde naturel constitue le départ de la réflexion comme fait, mais aussi sa destination comme objet ekstatique. Cette orientation téléologique est certainement impulsée par l’interprétation du concept de « temps » chez Heidegger qui, dans son fond ontologique, se rapporte au devenir plutôt qu’à une description isolée du temps physique138. À cet effet, Patočka est ambigu car, renvoyant le corps à la réalité du monde dont l’orientation lui paraît passive, il maintient à la fois une définition commune du temps comme succession d’instants ponctuels et factices, mais aussi une autre ekstatique dans la compréhension de l’esprit libre en rapport à la pensée. « Le temps en son sens originaire est la fonction unitaire d’expectative, d’aperception et de rétention de l’étant. Dans le temps, nous sommes pour ainsi dire au fin fond de la subjectivité. Le présent originaire consiste dans la création de l’activité actuelle de la subjectivité, le passé originaire dans la rétention des activités non actuelles, l’avenir originaire dans les tendances qui caractérisent la subjectivité et forment pour ainsi dire le trésor de ses possibilités de vie. »139 Et effectivement, se tient dans cette définition un relent de le conception husserlienne du temps, plutôt que celle heideggérienne qui, quand bien même elle distingue le « temps cosmique » du « temps phénoménologique », établit une analogie entre les deux140. Et dans cette analogie, se retrouve la distinction corps / esprit, le corps maintenant la 137 138 139 140 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 90-91. « Le fait que le temps de nos besoins se détermine selon le devenir de la nature, d’ordinaire sur le modèle du parcours d’une trajectoire dans l’espace, et que le sujet naïf oublie le contexte vital originaire, pour lui athématique, de ce temps, est, comme Heidegger l’a montré, à l’origine de la compréhension ordinaire du temps comme ligne, série d’instants. [Or,] le temps originaire est devenir transcendantal. Afin de le dévoiler comme tel, afin de mettre à découvert ce caractère qui est le sien, il faut avoir quitté le terrain du monde avec sa multiplicité de thèses et sa conception du temps universel. Dans le monde, le temps est toujours à l’œuvre de façon athématique, en tant que forme, tandis que son propre devenir interne demeure dissimulé. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 110-111) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 109. Voir notamment les §81 et §82 des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl. « Il faut soigneusement respecter la différence qui sépare ce temps phénoménologique, cette forme unitaire de tous les vécus en un seul flux du vécu (un unique moi pur) et le temps "objectif" (objektiven) c’est-à-dire cosmique. Par la réduction 50 permanence le premier temps, l’esprit, celui plus fluctuant du second. Ainsi, s’il est possible de voir l’homme comme un étant téléonomique, dont la corporéité est pré-orientée par des lois naturelles, cette conception omet la temporalité phénoménologique du corps, à l’image de celle l’esprit, dont le fond est en devenir et dont la fonction unitaire est créatrice du monde141. Cependant, et nous marquons peut-être une réserve par rapport à l’approche de Heidegger, il serait peut-être aussi « naïf » de repousser à l’inverse toute téléologie du corps en le limitant à une modalité de l’être, celui-ci s’avérant être aussi une des conditions primordiales de l’être-au-monde, comme nous l’avons vu plus avant. La confusion entre les concepts d’horizon particulier et universel, chez Patočka, provient alors de la volonté d’unifier le corps et l’esprit dans l’espace et le temps, afin de fonder une totalité ontologique dont la conception du monde s’inscrit dans l’histoire et les vécus d’expérience, mais où l’esprit demeure plus actif et plus à même de fonder le sens du monde naturel. La conscience du sujet est alors devenir et horizon, possibilité d’être dans un environnement factice et naturel, où l’existence du sujet peut s’exprimer et advenir. Alors, c’est dans l’horizon des possibles dont l’essence est le temps, que le « monde naturel » peut se trouver et dont l’orientation va dépendre de la disponibilité du sujet : soit qu’il emploie sa liberté (la pensée, la parole, et le langage sont des exemples), soit qu’il demeure dans l’activité quotidienne où les intérêts mondains dominent (les besoins naturels, le travail, le divertissement, sont des exemples). Et alors, la vie est le monde dans le sens où elle marque la « présentification » des possibles à travers l’activité créatrice142 du sujet en rapport à son devenir ; et, « même notre présent, ce que nous pouvons constater de nous-mêmes, n’échappe pas à cette loi de tension temporelle qui prend sa source dans le vivre-dans-des-possibilités que nous sommes essentiellement. »143 Patočka 141 142 143 phénoménologique la conscience n’a pas seulement perdu sa "liaison" aperceptive (apperzeptive "Anknüpfung") (ce qui est bien entendu une image) à la réalité matérielle de son insertion – secondaire il est vrai – dans l’espace, mais aussi son inclusion dans le temps cosmique. » (Husserl, Edmund (1913), Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Éditions Gallimard, 1950, p. 272-273) De plus, nous rappelons que l’origine du concept d’ « intentionnalité », chez Husserl, est celui d’intensio, en rapport à la pensée des Confessions de Saint Augustin. « Nous abordons maintenant un autre trait distinctif des vécus qu’on peut tenir véritablement pour le thème central de la phénoménologie orientée "objectivement" : l’intentionnalité. » (Husserl, Edmund (1913), Idées directrices pour une phénoménologie, p. 282) Ce concept d’intentionnalité est absent de Le Monde naturel. C’est tout le projet de Maurice Merleau-Ponty en rapport au « corps » et à la « chair » que Patočka ne discute pas. Il est tout juste cité avec Maine de Biran (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 218) « Il ne faut donc pas dire que notre corps est dans l’espace ni d’ailleurs qu’il est dans le temps. Il habite l’espace et le temps. » (Merleau-Ponty, Maurice (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, p. 162) Il ne faut pas alors s’étonner de trouver citer rapidement Bergson, à la fin du supplément à la deuxième édition tchèque de Le Monde naturel, pour qui : « L’unité de l’acte est l’unité de la durée. La durée est une unité indécomposable, dont chaque phase contient en elle-même toutes les phases précédentes, et qui, pour cette raison, est nécessairement individuelle et originelle. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 224) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 176. 51 distingue alors à juste titre les concepts de « présentation » et de « présentification » du concept de « monde naturel ». La présentation a trait au remplissement qualitatif de la perception sensible, qui paraît passive et présuppose le phénomène d’articulation aux catégories qui polarisent le donné144. La présentification, elle, signifie « entrer dans l’horizon de l’absent »145, et constitue le phénomène d’articulation de l’expérience dont la formulation est active. Dans la facticité du monde alors, il est possible que des objectivités présentes de fait peuvent permettre une réactualisation originelle de l’expérience du même. Dans ce sens, il s’agit à la fois de trouver un sens similaire à celui donné à un objet perçu comme réel et analogue – donc de se diriger vers l’horizon interne du sujet –, mais aussi de laisser au sujet la possibilité d’y trouver un nouveau sens – donc de se diriger vers l’horizon externe de l’objet présent dans le monde. De plus, cette présentification peut se trouver plus abstraite, en rapport avec la mémoire du sujet qui, dans le souvenir d’un événement passé, peut retrouver une préoccupation, sans nécessairement qu’une objectivité se présente à lui. Dans ce cas, il s’agit d’un quasi-vécu dont la conformité avec le souvenir est difficile à saisir, l’horizon du fictif et son étrangeté pouvant interférer avec l’attention du sujet, et éventuellement changer l’impression de familiarité du sujet avec le monde. Alors finalement, le sujet est orienté dans un espace perçu comme infini, que constitue le monde réel où l’incarnation de ses préoccupations détermine sa facticité et la corporéité du sujet, mais où la condition de sa saisie et l’ouverture d’un horizon spirituel, reposent sur la temporalité de l’étant où la liberté naturelle, qui constitue son être, présentifie le monde, et l’ouvre à l’avenir. « Or celui qui dit présence et absence, dit aussi espace et temps. La présence en tant que présentation renvoie à un lieu, mais aussi au présent. »146 Enfin, comme le dit Patočka, « l’espace est en effet infini, cela tient à son caractère d’horizon ; l’infinité lui vient de l’horizon temporel dans lequel se joue le devenir qu’est l’orientation. »147 Alors, cette orientation naturelle peut glisser vers le problème de la signification, où l’esprit se fait réflexion, incarnation dans un horizon spirituel, où la parole et le langage fondent, non plus des thèses, mais des questionnements-en-retour, des « problèmes » permettant de saisir le monde naturel dans son origine et ses fondements. 144 145 146 147 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 107. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 121. Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 37. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 116. 52 4. Le questionnement-en-retour comme moyen d’accès au monde. « Notre tâche n’est pas supratemporelle dans le temporel ; notre problème, c’est de nous orienter dans notre situation, dans la situation de notre monde, de nous interroger sur la signification que peut avoir pour nous la philosophie dans cette position caractérisée d’une manière déterminée. Nous avons défini cette position […] comme une situation de déclin, de chute. »148 Le projet de Jan Patočka, dans sa thèse d’habilitation, est double et similaire à celui d’Husserl dans la Krisis au début des années 1930. Non seulement il questionne la « crise spirituelle » que traverse l’homme moderne, mais il pense aussi son origine en référence au concept de « monde naturel », lequel s’insère dans une tradition idéaliste et européenne qui trouvent ses linéaments chez Descartes149. À ce titre, lorsque Husserl recherche l’origine de l’opposition moderne entre l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal, il trouve bien Descartes en tant que « fondateur originel aussi bien de l’idée moderne du rationalisme objectiviste que du motif transcendantal qui le fait éclater. »150 Lorsque Patočka questionne l’essence de la subjectivité et de son exploitation méthodique, il commence directement le second chapitre de Le Monde naturel par « le cogito cogitans et le cogito cogitatum chez Descartes. »151 Comme il l’expliquera trente-trois après, dans la méditation de son œuvre, c’est surtout le « problème du monde naturel » qu’il a trouvé chez Descartes152. Alors, Patočka, tout comme Husserl, tente d’abord « une typologie historique des différentes solutions du problème »153 afin d’épuiser leurs savoirs, tout en restant dans le champ de l’idéalisme transcendantal, jusqu’à l’exposition de sa conception théorique qui est celle du « monde naturel ». Cette typologie est triple. Tout d’abord, elle occupe une douzaine de pages dans la formulation initiale du problème au chapitre I de Le monde naturel. Là, Patočka expose la pensée d’auteurs ayant pensé la réconciliation des mondes « naïf » et « scientifique » 148 149 150 151 152 153 Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 50. Si Le monde naturel comme problème philosophique et la Krisis semblent s’accorder sur la recherche des fondements modernes de la « crise européenne » chez Descartes, Patočka retravaillera clairement son origine avec Platon, notamment dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975) et ses conférences de 1973 compilées dans Platon et l’Europe (1983), mais aussi avec Aristote, ses devanciers, ses successeurs (1964). Husserl, bien que sensible aussi à cette origine grecque, est plus orienté par sa résolution moderne et sa refonte dans un cadre phénoménologique à la hauteur des sciences. Et alors, « le principal défaut de la conception husserlienne, c’est la cartésianisme imparfaitement surmonté qui entache son idée de la conscience en tant qu’étant quae nulla re indiget ad existendum. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 211) Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 85. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 49. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184. Il faut aussi noter que la dissertation doctorale de Patočka en 1931 porte sur le concept d’évidence, proche de celui de Descartes, bien qu’il soit questionné dans sa signification pour la noétique. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 34. 53 menant au concept de « monde naturel ». Berkeley, Locke, Reid, Hume, Avenarius, Russel, Wittgenstein, sont avancés notamment, dans une tentative d’unification des mondes. Ensuite, l’ensemble du chapitre II est consacré à « La question de l’essence de la subjectivité et de son exploitation méthodique », c’est-à-dire l’analyse des pensées européennes ayant mené à la crise spirituelle de l’homme moderne à travers le filtre de la philosophie. Sont cités principalement Descartes, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Husserl. Enfin, dans la méditation de son œuvre trentetrois ans après, il offre dix paragraphes et une conclusion allant de Descartes à Heidegger, dessinant ce qu’il nomme une « histoire du problème du monde naturel »154. Derrière les fondements idéalistes de cette typologie, il existe une histoire qui n’est pas un descriptif formel et chronologique des idées portant sur le « monde naturel » (Historie), mais plutôt un questionnement des valeurs et des fondements spirituelles de la crise européenne, qui s’expriment sous la forme de conceptions dans le réel (Geschichte), et dont l’objet est le « monde naturel ». Que signifie cette histoire ? Comme l’explique Martin Heidegger : « Le mot Historie ("histoire") (ιστορείν) signifie "apprendre en s’informant et rendre visible" et désigne ainsi un mode de représentation. Au contraire le mot Geschichte (histoire) signifie ce qui arrive, pour autant qu’il est préparé et commis de telle et telle manière, c’est-à-dire mis en ordre et envoyé. »155 Alors, cette Geschichte, initiée par Patočka dans Le Monde naturel, cherche à comprendre le sens des différentes conceptions du « monde », dans le souci de remonter à leur origine156 et d’éclairer la vie de l’homme. « Il est clair, à la lecture de la description que nous venons d’en faire, que les tentatives d’unifier la réalité n’ont pas été couronnées de succès. La raison de cet état de choses nous semble être que toutes sans exception partent de considérations sur l’essence de l’objet pour, à partir de là, aborder l’explication du vécu, sans avoir déployé un effort descriptif et analytique suffisant en vue de saisir le vécu sous sa forme originale et dans le monde naïf qui est le sien. Dans cet ouvrage, nous essaierons d’emprunter le chemin inverse. Nous essaierons, sous les alluvions de l’objectivisme moderne, de recouvrir le concept qui contient la clef réelle de l’unité que nous cherchons, et ce concept est pour nous la subjectivité. »157 Si Patočka cherche l’origine des diverses conceptions du monde, il cherche à comprendre leur naissance, c’est-à-dire non seulement la situation dans laquelle elles sont nées, mais surtout l’étant duquel elles proviennent et qui les fait apparaître. Et en effet, selon la nature de cet étant, l’origine des conceptions ne paraît pas la même. Le premier problème est alors de savoir si cet étant peut être 154 155 156 157 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184. Heidegger, Martin (1954), Essais et conférences, p.71. Il faut s’arrêter sur le terme « origine » qui vient du latin origo, dérivé de orior (« naître ») ayant aussi donné « orient », « orientation ». Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 45. 54 réduit à l’homme selon les dénominations théoriques qui nourrissent l’histoire de Le Monde naturel, et notamment le concept de « subjectivité » qu’il emprunte à Husserl. Le second problème est de savoir si la définition finale et phénoménologique que donne Patočka du « monde naturel », dans sa référence au concept de Lebenswelt dans la Krisis, et donc de « vie », est suffisant pour appréhender le monde dans sa totalité. Enfin, le troisième problème est de comprendre la problématicité du monde qui, si elle se trouve cachée au sein de chaque conception fournissant une histoire globale, manifeste la vie d’un étant particulier, qui est celle de celui qui la pense. Pour ce dernier problème, c’est la notion de temporalité qu’il faut interroger, qu’elle soit comprise à un niveau supra et hors du sujet – l’histoire des conceptions du monde – ou intra et dans le sujet – la durée des vécus de pensée à propos du monde. Aussi, comme Patočka l’explique dans la méditation de sa thèse, et de façon transversale, c’est la rencontre avec la pensée de Heidegger, et notamment le concept d’existence, qui est ici déterminante. « La conception de l’existence par laquelle Heidegger bat en brèche le concept de sujet – conception d’une existence pour laquelle, dans son être, il y va de l’être, existence qui a donc une compréhension de l’être en totalité aussi bien que dans ses ordres singuliers – représente à cet égard un nouvel apport fondamental. »158 En effet, si le concept de « subjectivité » paraît tout à fait d’actualité et novateur au moment de la Krisis, la solution qu’il procure au problème du monde naturel paraît insuffisante et aporétique. Alors, si la thèse de Patočka vise une histoire du concept de monde naturel et que le monde naturel manifeste la vie du sujet en tant qu’elle est la condition de tout mouvement, la subjectivité du sujet est condamnée à suivre un cercle herméneutique infini159 car incapable de le saisir totalement. Effectivement, s’il s’agit de comprendre l’orientation des conceptions du « monde », leur objet [le monde] apparaît comme la condition même de leur apparition. Dès lors, comment penser un objet dont l’essence est son origine ? Il faut alors bien distinguer l’orientation théorique de Patočka, qui 158 159 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 212. Il faut y voir la critique toujours produite à l’égard de la phénoménologie dont le risque est le solipsisme, c’est-àdire la tendance à affirmer pour seule évidence l’ego transcendantal. Aussi, Patočka pose le problème d’une façon bien originale, puisqu’il ramène cette critique au problème de l’intersubjectivité, ou de la typicité de l’expérience, confondant le dédoublement de la conscience du sujet avec sa projection à l’égard de l’autre : « Dans le cas particulier de la phénoménologie transcendantale, le reproche se formulerait ainsi : la phénoménologie transcendantale cherche à reconduire l’univers aux constitutions du moi transcendantal ; les autres sujets aussi, dont l’expérience présuppose l’expérience des choses réelles, ont leur place dans la sphère des réalités soumises à la réduction ; par conséquent, les autres sujets aussi devront être reconduits par la phénoménologie transcendantale à des constitutions du sujet transcendantal individuel. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 83-84.) 55 s’insère elle-même dans l’histoire des mondes, de celle de ces conceptions du monde, en tant qu’objets de sa pensée. C’est d’ailleurs une attention que l’auteur affiche lorsqu’il parle d’ « anamnèse philosophique, de ce qui nous fait croire qu’une orientation subjective permettra de rétablir l’unité brisée du monde, de sceller la faille qui menace l’homme moderne dans ce qui, selon Dostoïevski, lui est le plus cher : sa propre personne. »160 L’attitude philosophique, si elle vise, ici, à saisir les différentes conceptions du monde et de trouver l’histoire de leur origine et de leurs fondements, ne peut être que secondaire et incomplète : secondaire, car pour prendre le vécu d’une expérience comme l’objet d’une réflexion, il faut d’abord que ce vécu soit passé, sans nécessairement d’ailleurs qu’il soit réflexif ; incomplète, car si la condition d’une réflexion vise à prendre pour objet un vécu et de le comprendre, ce vécu ne se donne pas en tant que tel, ou en luimême, mais seulement comme représentation et de manière a posteriori. Et alors, si « la métaphysique n’est possible qu’en tant que revécu conscient du tout de la réalité »161, il ne s’agit pas d’un revécu mais d’un nouveau vécu dont le sens n’est pas le même, alors que son orientation, elle, elle peut demeurer. Aussi, la critique que Patočka fait à son travail, nous devons nous l’imposer à nous-mêmes. S’il paraît difficile à Patočka de rester objectif quant à sa pensée, de par son devenir infini et impossible à fixer, la nôtre, qui porte sur celle de Patočka, demeure prise par le même mouvement et emportée par les mêmes difficultés de pensée. Aussi, nous en sommes conscient et peut-être que, dans la systématicité d’un questionnement-en-retour162, tout comme lui dans sa méditation, nous pouvons trouver l’espoir d’un peu de clarté, bien que ce questionnement soit fatalement figé sur la papier et contraint par des exigences institutionnelles et universitaires163. 160 161 162 163 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 45. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 48. L’expression est de Husserl qui voit dans cette question-en-retour une méthode permettant d’accéder au sens de l’histoire moderne, issue du combat entre les idées d’objectivisme et de transcendantalisme. « Seule une questionen-retour radicale sur la subjectivité, j’entends sur la subjectivité qui rend possible de façon ultime toute validité-dumonde avec son contenu, et ce dans toutes les modalités pré-scientifiques et scientifiques, question qui porte également sur le quoi et le comment des performances rationnelles, peut rendre compréhensible la vérité objective et atteindre l’ultime sens d’être du monde. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 80.) Aussi, le premier paragraphe du Chapitre III de la Krisis est Le chemin qui mène à la phénoménologie transcendantale part d’une question-en-retour sur le monde-de-la-vie donné d’avance. Deux remarques ici. Tout d’abord, il existe une dérive inévitable qui part du travail de la pensée à celui de l’écriture où la temporalité s’appauvrit tout comme son contenu de par la lecture d’un autre. Rien de péjoratif ici, sinon le fait qu’il soit impossible de retranscrire la pensée d’un sujet (bien que l’écriture et l’interprétation d’un écrit puissent être une source de richesses). Alors, le problème pourrait être, dans le cadre d’une phénoménologie intersubjective, de penser le sens du texte, dans son éloignement de la pensée de l’auteur mais aussi en rapport avec l’interprétation du lecteur. Ce sens doit alors aussi être compris en rapport avec son orientation, qui est déterminée par les enjeux institutionnels de la situation qui l’encadre (pour nous universitaires). La trilogie de Paul Ricoeur, Temps et récit, est à ce titre très intéressante, ainsi que le deuxième essai d’herméneutique, Du texte à l’action. Ensuite, un récit de vie serait-il intéressant afin d’éclairer les motifs sous-jacents à notre travail ? Le but ne serait pas tant de proposer une psychologie naïve que de reprendre notre travail universitaire dans son caractère existentiel, en rapport avec notre vécu et notre expérience, et ce, au-delà des enjeux académiques et institutionnels (par exemple, le concept d’ 56 Chez Patočka, donc, si ces conceptions du monde existent et peuvent être analysées du point de vue de leur structure interne et théorique, c’est plus les conditions subjectives de leur mouvement qui importent, en rapport à la vie du sujet qui les perçoit, ainsi que leur orientation historique, selon leur passé et leur devenir. Cette méthode historique se découvrira d’ailleurs plus tard dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), dont le concept de « problématicité » est le cœur. En effet, si comme l’explique Paul Ricoeur, « la question de la condition pré-historique de l’homme se rattache très étroitement à la tentative de restitution du monde naturel par la phénoménologie »164, c’est parce que le monde naturel constitue l’expression de la vie du sujet, cette vie n’étant pas réductible, ni à une explication naturaliste de l’individu (qu’il s’agisse d’une psychologie, d’une physique ou d’une biologie), ni même à un discours naïf (mythologique par exemple), toute réflexion figeant le mouvement de l’être alors même qu’il ne peut s’arrêter, indexé à un temps infini et en perpétuel devenir165. Aussi, nous notons bien que, pour l’instant, si la reprise du mouvement de l’être ne peut s’effectuer qu’à partir d’une question-en-retour, elle conserve, dans Le Monde naturel, et conformément à la pensée de Husserl, un caractère encore idéaliste et théorique. C’est la rencontre d’après – avec Heidegger – qui ouvre le monde dans la pensée de Patočka, dans une recherche de l’être et une compréhension plus totale – ontologique – de l’existence humaine. « Cette critique de l’idéalisme husserlien, Jan Patočka le partage évidemment avec Heidegger. À ce dernier il emprunte la conviction que c’est l’homme tout entier, dans ses capacités de connaissance, d’action et de sentiments, qui est ouvert au monde. Plus fondamentalement, cette ouverture de l’être au monde n’est pas un phénomène d’ordre psychologique ou mental, mais une constitution ontologique qui précède la conscience que nous en prenons. […] Du même coup se profile une historicité qu’il faut concevoir comme un mode d’être historique antérieur à toute conscience historique et donc aussi à la connaissance historique »166. Les conceptions du monde, qui se trouvent dans Le Monde naturel, si elles sont inclues dans la crise, possèdent donc un sens, une origine et des fondements, que Patočka essaye de saisir, sans 164 165 166 « orientation » qui est déterminant). Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 10. Cette critique de Patočka est conforme à celle de Husserl dans la Krisis. Au chapitre II, s’intitulant « Élucidation de l’origine de l’opposition moderne entre l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal », c’est à partir de la mathématisation galiléenne de la nature que Husserl voit chez Descartes l’origine de la mathématisation de la philosophie et des sciences modernes. « Mais il est à présent capital de considérer la substitution – qui s’accomplit déjà chez Galilée – par laquelle le monde mathématiques des idéalités, qui est une substruction, est pris pour le seul monde réel, celui qui nous est donné vraiment comme perceptible, le monde de l’expérience réelle ou possible : bref, notre monde-de-vie quotidien. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 57.) Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 11-12. 57 comprendre immédiatement leur sens – leur problématicité véritable. Concernant ce « sens », Patočka fait une critique intéressante du logicisme de Wittgenstein puis du cercle de Vienne dont « la campagne consiste à dénier, aux propositions dites métaphysiques, où figurent des concepts tels que "principe", "Dieu", "Absolu", "néant", etc., non seulement toute valeur de vérité, mais encore, en vertu des considérations de Wittgenstein sur le langage comme image logique des choses, tout sens. »167 Ce que reproche Patočka aux disciplines qui se revendiquent de la logique, c’est de refuser d’appliquer le concept de « sens » à des concepts a priori métaphysiques tout en employant des thèses spécifiques dont le sens présupposé est déjà métaphysique (l’atomisme logique et sur la nature du langage). Alors, si ces théories ont un sens, en tant qu’elles emploient des concepts précis et tendent à toujours plus de vérité, leur orientation est bien plus profonde et repose sur une confusion importante – une crise – qu’il faut remettre à jour. Optant pour un dogmatisme métaphysique, elles masquent leur orientation véritable qui consiste à voiler le monde ordinaire, les concepts qu’elles mobilisent, bien que clamant être conformes au réel, tirés d’abstractions et de modélisations mathématiques, dont la dérive et le rapport représentationnel demeurent implicites et donc toujours naïfs. Le problème est que, si Patočka formule correctement cette critique à l’égard des sciences, dans Le Monde naturel, il hésite encore à l’appliquer à Husserl et encore plus à luimême, sa pensée demeurant en plein devenir. Aussi, ce problème auto-réflexif apparaîtra après, notamment dans la méditation de son œuvre, clarifiant le concept de « monde naturel » dans la pensée même de l’auteur à partir d’une volonté problématique en rapports avec les intérêts et enjeux historiques de la situation de l’époque, c’est-à-dire la crise au début des années 1930. Dans Le Monde naturel, la pensée de l’auteur reste trop conceptuelle, alors qu’elle aurait dû être aussi comprise comme praxis168, à la fois dans l’analyse des conditions a priori de la conception des « mondes », mais aussi dans la problématicité du sujet en rapport avec la crise. Mais, cette problématicité, si elle prend inévitablement une forme réflexive, donnant l’apparence d’une « conception »169, elle demeure en fait une orientation-de-l’être, une activité de l’esprit engagé dans 167 168 169 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 43. Dans la Postface à la première traduction française, quarante ans après sa thèse d’habilitation, Patočka écrit : « Pourtant, le monde primordial, celui que nous expérimentons avant toute théorie, n’est pas compréhensible dans son dévoilement en tant que monde de l’intuition ; c’est, sans nul doute, un monde de la praxis, Husserl lui-même le reconnaît dans la Krisis, et il est non moins certainement légitime de regarder ce caractère, non comme fondé dans l’intuition, mais comme fondateur de celle-ci. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 260.) « Face à cette compréhension de ce qui est, face à cette vision de l’être, il s’agit cependant, dans le problème du monde naturel, de trouver une conception du rapport entre l’étant chosique et l’homme qui permette de comprendre tant le caractère original, autonome, de leur étant, non altéré par des modèles préconçus (fussent-ils aussi efficaces et couronnés d’autant de succès que celui des sciences de la nature), que la relativité qui accompagne cette autonomie et cette originalité essentielles. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184.) 58 l’acte du penser, s’insérant dans le monde dont le sens et la direction ne peuvent être qu’interrogés, sans jamais être complètement définis. Alors, Heidegger nous paraît latent ici et nous y comprenons l’être-pour-l’orient. Dans Science et méditation, il écrit très justement : « S’engager dans la direction d’un chemin qu’une chose a, d’elle-même, déjà suivi se dit dans notre langue sinnan, sinnen. Entrer dans le sens (Sinn), tel est l’être de la méditation (Besinnung). Ceci veut dire plus que de rendre simplement conscient de quelque chose. Nous ne sommes pas encore arrivés à la méditation, lorsque nous n’en sommes encore qu’à la conscience. La méditation est davantage. Elle est l’abandon à "Ce qui mérite qu’on interroge". »170 Cette orientation, qui constitue l’essence de la crise, est, bien phénoménologique, mais dans le dépassement de l’attitude théorique – comme chez Husserl dans la prévalence de l’ego transcendantal – ou plutôt son repositionnement ontologique qui constitue une « situation ». Alors, « commençons par considérer la situation elle-même. C’est un concept singulier que celui de situation. Les individus se trouvent dans une situation soit favorable soit défavorable par rapport à tel ou tel but qu’ils poursuivent. »171 Dans Platon et l’Europe, Patočka prend l’exemple du naufrage en mer, où les personnes qui se trouvent à bord, bien qu’ayant contribué au naufrage (en tant qu’elles ont organisé la croisière), se retrouvent dans une situation imprévue, où les événements du monde sont advenus, et ce, malgré la volonté des hommes. Mais pourtant, derrière ces contraintes hasardeuses ou objectives, il existe l’attitude de l’homme qui peut vouloir capituler ou non, se laisser choir dans le naufrage ou se redresser et nager, éventuellement aider les autres. Mais Patočka nous dit que « l’homme est toujours dans une situation désespérée, qu’il est toujours un être engagé dans une aventure qui, en un sens, ne peut se terminer bien. […] Notre aventure est vouée à l’échec en ce sens aussi que chaque individu est mortel. »172 Alors, il y a un biais ici car, si l’attitude de l’homme dépend d’abord de lui-même, c’est en vertu de la rencontre avec les objets pris comme obstacles, qu’elle peut être dirigée et trouver un sens. Et il faut pouvoir réfléchir à la situation et la penser en tant que problème – obstacle sur le chemin de l’existence et aventure dans la détresse. Mais dans la crise, il n’y a pas qu’un sujet, il faut ramener la situation au sentiment d’une époque, en l’occurrence la crise des années 1930, qui s’exprime à travers les conceptions des mondes naïf et scientifique. Il s’agit du sentiment d’ « aliénation » pouvant aller jusqu’à l’ « abdication de soi », subséquent à l’application de la technique moderne et de la rationalisation des sciences. Et ce 170 171 172 Heidegger, Martin (1954), Essais et conférences, p.76-77. Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 10. Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 10-11. 59 sentiment, il est historique en ce qu’il correspond à une époque dont la phénoménologie est le symptôme et la méthode – à la « conception moderne du monde » (Weltanschauung puis Weltbild selon Heidegger). « Ce qui est vraiment décisif, c’est que l’homme investit cette place en tant que formellement reconnue par lui, qu’il la maintient volontairement comme par lui investie et qu’il l’assure comme terrain favorable à un déploiement possible de l’humanité. C’est maintenant seulement qu’on a affaire à ce qu’on appelle une situation de l’homme. »173 Dans le chapitre III titrant Le Monde naturel, le premier point de Patočka est « la situation de l'homme au monde »174 qui s'installe à partir de la crise des conceptions du monde – monde naïf / monde scientifique. Aussi, ce dualisme mondain est analogue à celui corps / esprit, la réduction de l'homme au corps s'inscrivant dans la tradition naturaliste en tant que substance matérielle (res extensa) déterminée par des lois physico-chimiques, la valorisation de l'esprit relevant de la tradition idéaliste qui voit, elle, dans la substance pensante (res cogitans), le lieu de la liberté – la capacité de connaître le monde dans sa totalité à partir d'une fonction synthétique, unifiante et objectivante175. Cependant, derrière cette opposition se trouve l'originalité de l'être humain qui a la capacité de comprendre cette crise – de la saisir ou de la penser –, c'est-à-dire de prendre conscience de sa finitude176, en rapport à la corporéité et aux objets du monde matériel, tout en projetant son incertitude (dans ses doutes et son ignorance) et a fortiori, son infinitude (en tant qu'espoir ou idéal), le monde représentant la totalité insaisissable dont le sujet fait partie. Mais cette articulation n'est pas satisfaisante car si, comme chez Heidegger, la finitude de l'homme peut se penser en rapport au monde, et à l'existence de l'homme, le sens de cette existence chez Patočka conserve les racines de l'existentia traditionnelle en rapport à la matérialité du monde – existent ce qui est réel et matériel. Le rapport du matériel au réel paraît fondamental car, s'il est assez évident de décrire la matière comme la détermination physico-chimique de toutes les choses dans le monde, et donc de 173 174 175 176 Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 120. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184. « Ma conscience de l'homme implique toutefois autre chose : la corporéité dont on dispose appartient à l'essence de l'animal en général, au lieu que ce moment est une simple composante de notre idée de l'homme. C'est une composante fondamentale de la finitude humaine, puisque c'est en vertu de sa corporéité que l'homme se trouve en interaction causale (au sens large, laissant de côté les théories philosophiques) avec les choses de son environnement qui lui imposent des limites. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89) « L'homme n'est pas une simple chose parmi les choses, comme l'animal encore (à l'exception peut-être des primates les plus évolués) ; il possède avant tout un savoir sur cette situation qui est la sienne, il comprend sa propre finitude. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89) 60 noter leur indépendance par rapport à l'homme, tout en remarquant leur essence commune, le réel est problématique, en ce qu'il peut relever de la conscience humaine et de la compréhension de l'homme du monde. Déjà chez Platon, les Idées, qui ne sont pas matérielles, sont réelles, et à l'inverse, la matière représente l'irréel, ou plutôt les illusions du monde sensible. Cette dichotomie n'est possible qu'à partir de la définition d'une nature humaine double. Doué d'une âme, immortelle et dont la nature est de connaître, l'homme est capable d'accéder au monde intelligible des Idées. Doué d'un corps, dont la nature est mortelle, l'homme est condamné a se tromper, confronté aux illusions du monde terrestre qui est matériel. De cette ambivalence naît le problème de la methexis qui questionne la participation des Idées au monde dont l'homme fait partie, soit dans son aspect réaliste en rapport à la matière (comme chez Aristote), soit spiritualiste en rapport à l'âme et la possibilité de se souvenir des connaissances passées – l'anamnèse socratique177. Alors, Patočka opte finalement pour le versant idéaliste, bien qu'il refuse à Platon l'existence d'un monde des Idées, en dehors de la subjectivité. Si la phénoménologie est un « retour aux choses mêmes » (zu den Sachen selbst)178, elle est par nature « anamnésique » puisqu’elle vise à retrouver le sens des divers vécus d’expérience dans la situation, puissent-ils amener l’homme à une crise spirituelle, dont la référence à l’unité du sujet ne suffit pas pour expliciter son essence, car s’insérant dans un champ plus large et infini. Tout au long de sa thèse d’habilitation donc, ce sont bien les vécus de l’homme moderne que Patočka questionne, afin de déterminer l’origine de la crise européenne, dont les « mondes » sont les symptômes apparents, et dont lui-même, il fait partie. Son approche est à la fois historique, dans le sens où elle va chercher les valeurs sous-jacentes à la crise, mais aussi phénoménologique, puisqu’elle vise à penser le processus constitutif du sens chez le sujet moderne en rapport avec ses divers « mondes » que la vie provoquent et habitent. L’histoire ne serait alors que la reformulation générale d’un monde vécu comme une expérience typique dont l’expression est conceptuelle bien qu’incomplète et toujours en crise. La crise, si elle s’exprime, d’une manière générale, sous la forme de l’opposition, est donc au début des années 1930 à la fois celle de l’histoire du rationalisme dogmatique de Descartes à Patočka, dans l’oubli progressif de l’être et la valorisation de l’homme pris comme un objet pur, que dans l’incompréhension réelle et naïve du sujet vis-à-vis d’un monde impensable, où l’orientation du monde demeure réelle et efficiente, bien que cachée ou en retrait. Alors, c’est la « problématicité » du monde qui importe en tant qu’elle oriente le sujet dans une situation de crise, problématicité dont le sens est toujours en devenir sans jamais pouvoir être fixé ; 177 178 Nous reviendrons sur ce point en rapport à Platon plus loin car il s'agit pour nous des problèmes de l'origine et du fond. Husserl, Edmund (1900-1901), Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990, p. 171. 61 ou alors, s’il l’est, de façon illusoire, où les sens scientifique et naïf, bien que paraissant clairs179, sont en fait obscurs et voilent le devenir de l’être. Mais le problème, en rapport avec l’orientation théorique prise par Patočka, dans l'éloignement vis-à-vis de la phénoménologie de Husserl et la poursuite de l’ontologie heideggerienne, vise l'existence du sujet dont le fond est encore hésitant, dans le passage de « l'objectivité » à la « disponibilité »180. Dans la méditation de son œuvre, trente-trois ans après, l'auteur revient sur l'existence du monde qui n'est plus simple existentia en rapport à la matière mais réalité « projetée »181, conformément au latin archaïque qui signifie littéralement « être hors de soi », donc être auprès des choses (ex + sistere). Alors, comme avec Heidegger, le monde devient le lieu du projet en rapport avec une nature humaine soucieuse de vivre – Die Sorge – et avec des préoccupations, dont la problématicité en est l'expression en tant que question-en-retour chez le sujet désireux d'en saisir le sens. Si cette problématicité se présente dans Le Monde naturel de 1936, de façon « spirituelle » en rapport à la crise, elle porte en elle déjà l'appel de Heidegger qui dans son ontologie dépasse la substance unique de l'esprit pour reprendre le sujet dans une perspective en rapport à l'être-monde où l'existence peut surgir. De ce glissement, apparaît le problème de l'incarnation où le corps est maintenu comme substance primordiale et originelle dans son rapport au mouvement, faisant de l'orientation du monde un problème spatial et temporel. Ainsi, « La conception de l'existence par laquelle Heidegger bat en brèche le concept de sujet – conception d'une existence pour laquelle, dans son être, il y va de l'être, existence qui a donc une compréhension de l'être en totalité aussi bien que dans ses ordres singuliers – représente à cet égard un nouvel apport fondamental. La question des motifs de la compréhension de soi ne se pose que si l'homme, dans son autocompréhension, ne se voit pas d'abord tel qu'il est. C'est une question qui se met en quête, non pas simplement des connexions causales, mais précisément des motivations ; non pas de la causation externe, mais de la structure interne de la vie même. »182 179 180 181 182 Cette « clarté » est notamment une référence à Descartes qui dans les Principes de la philosophie (1644) définit la connaissance comme étant « claire et distincte ». Dans son rationalisme dogmatique, il conçoit la connaissance comme une proposition dont la clarté est permanente et le fruit d’une raison attentive dont la méthode est logicomathématique. A contrario, et toujours selon Descartes, une proposition « obscure » serait donc le signe d’une erreur. Alors, le projet de Patočka, à la suite de Husserl, renverse le projet cartésien, faisant du sujet le centre du mouvement de la connaissance et comprend son essence de façon, non plus éternelle ou immuable, mais dynamique et changeante. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 219. « Le monde étant chaque fois pour une réalité-humaine la totalité de son "dessein", se trouve ainsi produit par cette réalité même devant elle-même. "Produire-devant-soi-même" le monde, c’est pour la réalité-humaine pro-jeter originairement ses propres possibilités, en ce sens que, étant au milieu de l’existant, elle pourra soutenir un rapport avec celui-ci. » (Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 135) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 212-213. 62 C'est alors le retour vers la donation originaire comme source de tout sens de l'étant qui anime Patočka, mais dont le mouvement primordial, et c'est une différence avec Heidegger, n'est pas seulement celui du Dasein. Le corps ne conserve pas seulement un statut ontique – en tant que modalité du Dasein – mais adopte un statut ontologique permettant de saisir praxiquement183 le mouvement total du sujet dans le monde qui, non seulement englobe la liberté sous le mode de la pensée, mais aussi la non-liberté, sous la mode de la corporéité184. Le corps est « existentialement l'ensemble des possibilités que nous ne choisissons pas, mais dans lesquelles nous nous insérons, des possibilités pour lesquelles nous ne sommes pas libres, mais que nous devons être. »185 Mais alors, si corps et esprit expriment la vie du sujet en tant qu'elle est projet – vivre-en-vue-de-quoi ou vivre-dans-les-possibilités –, ils constituent l'essence problématique de l'homme et infinie dans l'absence de réponse à sa nature vraie, le problème demeurant ce qui la définit. Alors finalement, ce que dit Patočka n'est-il pas qu'il est impossible de connaître le monde qui dans sa nature infinie n'est pas totalement saisissable par le sujet ? S'il est possible de le comprendre à partir du sentiment de la crise et dans l'apparition des dualismes, de lui donner un sens problématique et de la méditer, est-il si loin de la pensée de Heidegger qui dit peut-être la même chose de l'être ? Monde et être, en définitive, ne comportent-ils pas le même sens, celui de la totalité ? Alors, leur différence pourrait venir du mode privilégié d'appréhension de l'être qui chez Heidegger passe par la méditation et la poésie (le langage) et chez Patočka par l'engagement et l'action. Et dans cette action, il y a une volonté de revenir à une origine qui dépasse l'étant particulier qu'est l'homme pour retrouver le mouvement originel du monde qui est arkhé (ἀρχή), indépendamment du sujet. « Ne sera-t-il pas possible d'introduire dans le contexte ontologique le monde au sens fort du terme, le monde existant de manière autonome ? L'ancienne φύσις ne sera-t-elle pas restituée en tant qu'ἀρχή, régnant dans chaque chose singulière? […] L'ontologie de la vie peut être élargie en ontologie du monde si nous comprenons la vie comme mouvement au sens original du terme – ce mouvement dont Aristote était sur la piste, avec son concept de δύναμις réalisée. »186 183 184 185 186 « La praxis est, certes, la forme originelle de la clarté, mais Heidegger ne prend jamais en considération le fait que la praxis originelle doit être principiellement l’activité d’un sujet corporel, que la corporéité doit donc avoir un statut ontologique qui ne peut être identique à l’occurrence du corps comme présent donné ici et maintenant. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 215) Chez Patočka, et en rapport avec le problème de la corporéité, voir notamment les Leçons sur la corporéité ou Corps, possibilités, monde, champ d’apparition, dans les Papiers phénoménologiques (1976). Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 215. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 222-224. 63 À la fin de sa vie, Patočka cherche l'origine-du-monde-dans-le-mouvement qui est orientation, c'est-à-dire le fondement originel dont l'homme fait partie, mais où le sujet n'est plus isolé, ni même la priorité. Mouvement – réalisation des possibilités a un d’où-vers, un trajet, des « forces » intérieurement déterminantes et une forme qui en découle187 Dans ce sens, la vie de l'homme est animée par un mouvement plus grand, qui comporte une certaine extériorité, ou plutôt une mise en retrait du sujet dans l'expression de sa liberté. C'est à ce titre aussi que la philosophie de Patočka est a-subjective car, au-delà du recul vis-à-vis de l’épochè husserlienne en tant que moyen d’accès aux vécus d’expérience, le monde naturel, bien que pouvant être compris par le sujet, possède une dynamique indépendante de la psyché. Alors la vie, n'est ni réductible à la vie physiologique du corps, qui serait déterminée par des lois physico-chimiques (conception réaliste), ni à celle de l'esprit dont la liberté et la capacité de connaître seraient devenue « la » conception du monde (conception idéaliste). Il y a en deçà un mouvement problématique indépassable qui manifeste la limite de la compréhension humaine achoppant sur l'insaisissabilité de l'être et du monde. Aussi, dans cette difficulté réside la dialectique188 – que nous penserons comme polemos –, laquelle perpétue un mouvement éternel au sein des choses, trouvant son énergie dans la génération et le périssement – γένεσις et φϑορά –, et où le temps n'est pas une causalité extérieure, mais fait partie du mouvement lui-même au sein même de l'étant. Dans le cas de l'homme, c'est la vie qui constitue ce mouvement en tant qu'elle est créatrice de mondes ainsi que destructrice, ceuxci n'étant pas que des conceptions abstraites, mais l'incarnation concrètes des problèmes de la pensée en tant qu'elle est corps et existence. « Or, la corporéité vitale et vécue est, essentiellement, sinon de l'ordre de l'esprit, du moins de celui de l'âme. »189 Le corps donc n'est pas seulement matériel mais celui de la physique qui possède une énergie l'orientant dans l'espace selon le sens du faire – de la praxis – et dans le temps selon la problématique de l'esprit. Et le monde est le « cercle de l'existence »190, qui génère et qui détruit, et où le sujet agit dans le souci de la fin, dont la nature 187 188 189 190 Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 157. « La réflexion est essentiellement dialectique. […] Phénoménologie et dialectique doivent aller de pair. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 181-182) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227. « Le cercle de l'existence (exister en vue de soi-même, en vue du mode de son être) implique toujours d'une certaine manière le cercle de la vie qui accomplit les fonctions vitales afin de revenir en elle-même et de faire retour à elle- 64 est infinie de par la multitude des incarnations qui répondent au même mouvement. Alors l'orientation des mondes est un éternel retour qui prend le sens même du problème, qui est non seulement action et volonté de vivre chez le sujet qui le comprend191. « Tout faire humain est donc "ouvert" (à l'étant et à son être). Il est ouvert précisément en tant qu'agir, c'est-à-dire mouvement auto-responsable, mouvement que je prends sur moi en tant qu'action. Le mouvement est la réalisation de possibles. Réaliser nos possibles, c'est réaliser ce que, par nature, l'homme seul peut être – non seulement pour lui-même, mais encore pour les choses. »192 L'homme est donc orienté selon le mouvement de la vie dont l'essence est ouverture, c'est-à-dire possibilité d'agir dans le monde, en vue de transformer le monde, et d'être transformé soi-même « en retour » par le monde. Aussi, ce retour n'est pas que fin du mouvement mais aussi l'origine, en tant que le monde est la condition d'action de l'homme qui lui insuffle l'énergie (ἐνέργεια) et oriente son mouvement selon les conditions qu'il prescrit et propose une dynamique (δύναμις). Et alors, ἐνέργεια, enérgeia (« force en action ») et δύναμις, dýnamis (« force en puissance ») sont opposés bien que complémentaires dans le mouvement qui avance vers l'ouvert. Le mouvement n'est donc pas le sujet mais le monde en tant qu'il oriente le sujet, sans que ce dernier puisse le choisir puisqu'il y est originellement confronté. L'homme est alors jeté dans le monde bien que responsable de sa réponse qui poursuit le même mouvement. L'action de l'homme est alors toujours une réaction en tant qu'elle répond corporellement au mouvement du monde mais aussi une réponse en tant que l'esprit de l'homme puisse saisir ce qu'elle est, la penser, la réfléchir, la ré-orienter, de façon responsable. Et effectivement, être responsable, n'est-ce pas répondre de ses actes au moment même où le monde est ouvert ? Et cette ouverture est un événement (Ereignis) au sein du lieu de la clairière (Lichtung). « Heidegger emploie le terme Lichtung – mon étant s’éclaircit, c’est-à-dire qu’à travers lui, dans son retrait, se manifeste tout le reste. »193 L'analogie au langage heideggerien paraît inévitable ici bien que Patočka ne le développe que de façon allusive dans Le Monde naturel : « l'événement de l'être, l'éclosion du domaine phénoménal, la "temporalisation" du temps et l'éclaircie du monde (monde = lumière) sont ce qui rend possible l'humanité, la naissance de 191 192 193 même. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227) Le sens de cette citation paraît profondément nietzschéen en référence au concept d'éternel-retour qui fournit une interprétation cosmologique de la vie et où le cosmos est le monde dont la nature est phusis et energeia. Cette proposition a évidemment une interprétation nietzschéenne bien que non formulée explicitement chez Patočka. La distance de Patočka à Nietzsche semble cependant diminuer au fil de sa vie, au regard des références trouvées dans les textes, et par exemple, dans les Essais hérétiques. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227. Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 257. 65 l'homme. »194 La Lichtung chez Heidegger est ambivalente en ce qu'elle vise la lumière (Licht) mais aussi le dévoiler (lichten). La Lichtung est alors le lieu où le monde devient présent et se révèle en tant qu'Être, où la lumière n'est pas celle de l'homme (puisqu'elle lui vient de l'extérieur) mais qu'il est préparé à percevoir et à utiliser pour découvrir le monde. Alors, le lieu où la lumière apparaît est aussi un événement où la présence du monde devient clarté et oriente le sujet vers l'action – la « pensée » chez Heidegger, mais n'est-elle pas action ? L'événement où le monde apparaît n'est pas anodin car il est la lumière du levant qui dessine un horizon et permet à l'homme de s'orienter. Et en tchèque, nous dit Patočka, comme dans d'autres langues slaves, le mot « monde » (svĕt) signifie « lumière » (svĕtlo) – la racine du « monde » se retrouve dans « luire » (svítit), « éclairer » (osvĕtlit), mais aussi « éclaircir » (vysvĕtlit) qui veut aussi dire « expliquer ». Le monde est alors le lieu de l'éclaircie qui se présente tout comme l'explication du problème, à la fois la lumière extérieure qui illumine le sujet mais aussi celle intérieure qui illumine la réalité. Le monde est alors le lieu et le moment de l'orientation du sujet qui perçoit la lumière, se levant, et ouvrant l’horizon de recherche. Et cette lumière, est conforme à la notion d'orient, qui est le lieu de l'origine ou du levant, et à partir duquel les directions se dressent, et les destinations peuvent apparaître 195. Et cet orient, apparaît bien hors du sujet et dans le monde, indépendant de lui, tout en rayonnant aussi à l'intérieur de lui, parce que le mouvement du monde est partout dans le temps. Dès lors, s'appuyant sur Heidegger, Patočka va proposer une typologie des mouvements. « De ce triple sens temporel découlent trois mouvements, qui ne situent pas toutefois sur le même plan. Ce sont des mouvements parce que s'y réalisent les trois possibilités fondamentales de l'homme, et la possibilité qui se réalise est la définition même du mouvement. »196 Tout d'abord, Patočka distingue les « mouvements d'ensemble » des « mouvements partiels » qui expriment la temporalité de l'existence humaine. Les premiers relèvent d'une continuité alors que les seconds se rapprochent de l'événement et du moment mais tous les deux sont imbriqués. De cette temporalité horizontale, émerge une épaisseur en rapport à l'existence, qui part de l'analyse phénoménologique du temps, où la tri-unité passé / présent / futur apparaît sous la forme rétention / présentation / anticipation, et où les intentions du sujet se mêlent selon ses préoccupations et en 194 195 196 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 220. Nous rappelons une énième fois l'étymologie commune des mots « orient » et « origine » dans le verbe orior, « naître », « surgir », « se lever », « paraître ». L'équivalent grec est ἄρχω, árkhô, « commencer », « être le premier », « mener », « gouverner ». Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 228. 66 rapport au monde. L'horizontalité du temps croise ainsi une verticalité qui l'oriente selon les vécus d'expérience et les intérêts du sujet, mais aussi selon le monde et son ouverture qui dépendent d'un mouvement – d'une φύσις – indépendant du sujet. Les trois mouvements qui orientent l'existence humaine sont, selon Patočka : le mouvement d'ancrage ; le mouvement de prolongement de soi ; le mouvement de percée. « Le sens du mouvement d'ancrage est d'expliquer la situation donnée, de nous approprier ce qui en elle est donné. »197 Parce que l'homme est jeté dans le monde dès la naissance, il ne choisit pas d'abord d'exister, cette existence s'impose à lui. Aussi, doit-il être accepté en tant qu'étant au sein du monde qu'il habite. Cette acceptation, nous dit Patočka, passe par les autres, d'abord les parents puis les individus dans la société, et trouve sa contrepartie dans l'attachement, en tant qu'expression à la fois de la personnalité mais aussi la reconnaissance d'un autre. Il s'agit donc du lieu de l'habitation où le sujet est orienté par la familiarité du monde qui l'accueille et le pousse à accueillir. Dans Le monde et la question de la naissance, Frédéric Jacquet parle de « Terre-natale »198, radicalisation du concept de « Terre-sol » chez Husserl, comme point de repère de l'individu où comme origine de l'habitat. Mais cet habitat n'est pas sur le sol, puisqu'il a une profondeur non seulement ontologique (en rapport au monde du sujet), mais aussi cosmologique (en rapport au monde dans lequel s'insère le sujet et tous les étants), un fond qui possède des racines dont l'énergie permet d'éclore. Aussi, cette éclosion est délimitation, puisqu'en le lieu où elle apparaît, réside un étant particulier, et les autres à côté199, occupent d'autres places dans le monde. Et cette délimitation des habitations est voisinage, en tant que celui qui est situé à côté m'est familier et celui qui est loin m'est étranger. « C'est donc dans le mouvement d'ancrage que prend forme la proto-structure qui appartient au monde humain comme cadre universel : tu – je – l'environnement commun, le je et le tu étant corporels dans une mesure égale, non seulement objectivement corporels, mais d'une corporéité qui phénoménalise et qui fait apparaître. Voilà la source de la structure "chez-soi" / "étranger" qui peut être considérée comme l'une des dimensions essentielles du monde naturel. »200 Alors cette proto-structure est un terreau et un terrain où les 197 198 199 200 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 229. Jacquet, Frédéric (2013) Le monde et la question de la naissance in Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro 118, p. 34-52. Patočka parle seulement de « terre » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 234) « Espace – totalité d’un simple "à côté" ; indifférence du dehors ; origine de l’essentialité dans le contraire, dans le contenu contingent ; l’espace lui-même n’est essentiel que négativement, comme ce qui ne peut pas ne pas être, comme trait fondamental de la totalité dans les singularités contingentes, non pas lui-même en tant que contenu essentiel, teneur d’essence |...] L’espace le plus spatial est chez Platon mouvant, changeant; c’est le mobile même, qui modifie dans chaque lieu la loi de son "à côté" … c’est pourquoi le passage au temps est interne. » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 157) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 233. 67 sujets peuvent naître et s'ancrer, et développer leurs préoccupations selon l'horizon ou la profondeur. Le « mouvement de prolongement de soi » n'est possible qu'à partir de l'ancrage, qui une fois réalisé permet un point d'accroche permettant de progresser. Le monde extérieur disparaît en tant que matière et devient horizon – direction – destination et le vecteur familier – étranger devient un espace d'utilisation. Alors, la naissance organique qui lie le sujet à sa terre disparaît et la matérialité du monde est oubliée en devenant un monde-ambiant où les objets sont des outils en prolongeant le corps proprement dit afin d'agir sur le monde. Alors l'orientation du mouvement du sujet change, passant d'un point-zéro dans l'ancrage à la terre et la naissance, à la verticalité dans la croissance, aussi bien dans le fond que vers la lumière, puis à l'horizontalité dans le souci du monde et l'utilité. Alors se développent des luttes entre les étants et des rôles sociaux, tous occupant une même terre, passant de la paix des origines, au sein du berceau de la naissance – innocence, à la conquête des territoires et aux guerres entre propriétaires, mais aussi le partage et l'échange qui reposent sur des valeurs de solidarité où l'accueil et le remerciement fleurissent. Aussi, ce deuxième mouvement devient vite chaotique, nous dit Patočka, car le prolongement de soi n'a pas de fin alors que le nombre des étants et les lieux de naissance sont finis. « Le caractère labyrinthique de tout ce mouvement, fréquemment souligné par le passé, devient de plus en plus le sentiment prédominant de la vie surtout chez l'homme moderne, alors que l'absence de l'essentiel va se creusant malgré la présence de plus en plus massive d'ustensiles, de moyens de prolonger la vie et d'en multiplier les possibilités. »201 Ce mouvement est alors celui de la crise qui trouve dans la finitude humaine, le déclin et la déchéance du genre humain. Le mouvement de la vie retombe alors et est orienté par la chute. Mais se trouve dans le déclin, un espoir qui est celui de la compréhension de soi, ou plutôt de sa nature profonde qui est un mouvement en déclin. « Dans le dernier des trois mouvements, le mouvement propre de l'existence, il s'agit pour moi de me voir dans mon essence humaine et ma possibilité la plus propre – dans ce qui fait de moi un habitant de la terre, et qui est en même temps un rapport à l'être et à l'univers. »202 Alors, il s'agit d'un « mouvement de percée » dans le sens où le sujet ne veut pas tomber dans la déchéance et mourir bien qu'il ait conscience de la nature finie de son être. À la différence de la naissance où l'ancrage naturel à la terre permet de grandir, il s'agit encore d'un mouvement vertical, mais où la croissance n'est plus physique, mais celle de l'âme qui veut percer – saisir le sens de la vie dans son mouvement éternel afin de trouver au sein de la pensée une forme d'immortalité. Mais ce mouvement n'est pas contemplation, bien qu'elle puisse se 201 202 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 241. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 241. 68 trouver en chemin, elle est praxis et action en tant que le sujet l'engage volontairement, non pas afin de s'éloigner du monde, qui est labyrinthique, mais pour le comprendre et le saisir dans le souci de le faire perdurer. Au chaos, contraste la fête, nous dit Patočka, un reflet du surhumain et du divin. « À cette lumière, il devient plus facile d'assumer notre sort d'être mortel, ce lot qui appartient au monde et en fait nécessairement partie, bien qu'il soit ce que le monde a de plus pesant, de plus fini. »203 Ce poids est alors celui de l'existence qui est perçue dans son essence véritable, le mouvement qui oriente la vie de l'homme parce qu'il oriente toutes les choses et donc tout le monde, le mouvement de la naissance et de la mort, du fini et de l'infini, qui dans leur dualité apparaissent sous la forme du problème impossible à résoudre, sinon de façon involontaire – la mort est-elle la seule issue certaine ? Le mouvement du monde se comprend en tant qu'histoire cosmologique dont le sens peut résonner avec la vie de chacun, en tant que mythe des origines et de la création du monde, une palingénésie où la vie est un problème dont la recherche du sens oriente le monde. « Le revirement n'entraîne pas la perte du monde mais, au contraire, sa pleine découverte ; c'est un revirement qui, dans un sens, est mondain, car le monde y vit d'une manière approfondie, cosmocentrique et luminocentrique. »204 Et ce centre lumineux – cet astre – cette lumière – cette origine – c'est bien l'orient. 203 204 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 242. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 245-246. 69 5. La liberté comme obstacle en chemin. Selon Émilie Tardivel, la liberté est le fond d’interprétation de l’ensemble de l’œuvre du philosophe tchèque, lequel n’est pas (plus) réductible aux activités seules de l’esprit. « Or quel est donc ici le thème qui unifie de manière inter et intra-disciplinaire les analyses de Patočka ? […] Le thème directeur du séminaire de 1973 [Platon et l’Europe] et, partant, de l’œuvre de Patočka dans son ensemble ne serait donc rien d‘autre que la "liberté (svoboda)". »205 L’orientation des mondes pose le problème du sens des « mondes » en tant qu’ils sont des directions à prendre, interroge aussi leurs fins, ou leurs destinations, en tant qu’elles sont vectrices du mouvement, qui implique une force (energeia) qui l’entretient, et une puissance (dunamis) qui l’appelle. Aussi, il faut bien distinguer la « conception » du sens qui se trouve au sein même des mondes, du « sens » même de chacun de ces mondes, que la conception qu’il véhicule ne comprend pas de fait. De plus, si la « conception du monde scientifique » et la « conception monde naïf » évitent l’idée de liberté comme condition même de leur orientation, leur origine, bien qu’en retrait, la préfigure. Le problème est alors de savoir quelles conceptions de la liberté renferme chacun de ces mondes, mais aussi de questionner son apparition, et ce, au-delà du contenu même de ces deux conceptions. « Après cet examen du fondement de notre monde, la suite interroge les activités au sens propre personnelles, activités par lesquelles la personne libre s’élève au-dessus de ce qui lui est immédiatement présent ou qui la détermine de manière immédiate (au-dessus de ses tendances organiques). Il s’agit de la pensée et de l’expression langagière. [...] La pensée et le langage sont une manifestation de la liberté humaine, du pouvoir humain de disposer du monde, du fait que l’homme n’est pas tout à fait passivement déterminé par son environnement et les tendances qui y émergent, mais qu’il s’approprie activement la réalité et en dispose. »206 Tout d'abord, il faut noter l'ambivalence du concept de liberté dans Le Monde naturel qui, bien que constituant la condition du « monde naturel », en tant que le sujet est capable de saisir la crise exprimée par l'opposition des conceptions des mondes naïf et scientifique dans un mouvement de questionnement, est maintenu dans le domaine de la pensée en tant qu'elle s'oppose à la sensibilité. Dans sa thèse d'habilitation en 1936, le concept de liberté tient encore une place exclusive, voire 205 206 Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, Paris, Vrin, p. 19-20. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 25. 70 contraire à sa conception ultérieure qui est plus mature. En effet, Patočka distingue des activités libres et d’autres qui ne le sont pas. Plus précisément, il comprend le concept de liberté selon un gradient partant de la passivité du sujet en rapport avec les besoins organiques et allant vers plus de liberté, où le langage, la pensée, la parole, font figure de proue. « Mais le caractère de nos thèses est ici autre que dans la sphère de l’attitude naturelle. La croyance naïve de l’attitude naturelle est réceptive, elle croit aux objets comme indépendants de l’orientation de l’attention vers eux. La "croyance" du spectateur phénoménologique n’est pas une réception, au contraire, c’est son regard seul qui fait émerger la vie transcendantale, pour lui seul que celle-ci a valeur. »207 À ce titre, la référence à Kant est représentative où la condition formelle de toute connaissance, c’est la conscience. Dans ce sens, « Kant cherche à déterminer le forme de la connaissance à l’aide de deux couples de concepts : 1) intuitivité / non-intuitivité ; 2) réceptivité / spontanéité. Ces deux couples permettent de définir deux "pouvoirs" ou "facultés" de l’âme (Vermögen) : la sensibilité, qui est intuitive et réceptive, et l’entendement, qui est non intuitif et spontané. Kant qualifie la différence entre intuitivité et non-intuitivité de logique, celle entre réceptivité et spontanéité de métaphysique. »208 S’il nous semble que l’interprétation que fait Patočka de la Critique de la Raison Pure est discutable209, nous retenons qu’il reprend cette idée que la sensibilité est passive et 207 208 209 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 73. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 51. Le concept d’ « intuition » chez Kant demeure problématique car, en effet, s’il ne l’applique pas à l’entendement, préférant le réserver aux formes a priori de la sensibilité (espace et temps), il ne refuse pas l’idée d’une intuition intellectuelle, comme Fichte et Schelling peuvent le montrer. Plus précisément, si « l’intuition […] se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière » (Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, I, 1), elle peut aussi être rapportée à une réalité transcendantale, c’est-à-dire non matérielle, par exemple l’ « Être suprême » ou la « liberté » (Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, Remarques générales). Il y a ici, chez Patočka, une définition de la réalité qui reste matérialiste et pas strictement phénoménale, difficulté qu’il reconnaît lui-même en rapport avec le concept d’ « imagination transcendantale » chez Kant (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 52-53). De plus, pour Kant, l’intuition est, comme nous venons de la dire, « immédiate ». Quelle différence Patočka fait-il alors entre immédiateté et spontanéité ? L’entendement n’est certainement pas « spontané » chez Kant, ni même la sensibilité, dans le sens où il existe des catégories a priori nécessaires à la pensée, et dont l’application reste à déterminer. En fait, ce que va chercher Patočka chez Kant, c’est plutôt l’activité de synthèse en tant qu’elle est unifiante chez le sujet et manifeste la conscience de soi, concept qui va préparer celui d’ego transcendantal dans une perspective phénoménologique chez Husserl, tout en reprochant à Kant son caractère a priori qui préfigure la conception d’un moi fini et dont le sens est déjà présupposé. « La synthèse n’est possible qu’en supposant l’unité ; la liaison n’a sens qu’en tant qu’elle réunit dans l’unité ; c’est dire que, pour que puisse émerger l’idée de synthèse, l’unité doit venir s’ajouter à la représentation du divers. La synthèse est synthèse eu égard à l’unité. L’unité, qui ne peut contenir aucune diversité, est donc le présupposé de toute synthèse possible et, par là, de toute possible spontanéité. Elle est donnée dans l’acte le plus fondamental qu’est le "je pense", dans le fait de la conscience de soi comme acte immédiat de la spontanéité. […] L’unité de la conscience de soi est ainsi la condition requise de toute synthèse. Le divers donné doit appartenir à une conscience une pour que cette condition soit remplie. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 53) 71 l’entendement actif, du moins qu’il relève du choix de l’individu et de son action volontaire – « Transcendantalisme de Kant – la passivité du sujet dans la sensibilité fournit le point de départ de l’activité de constitution de l’objet. »210 Alors, cette distinction classique, et présente depuis Platon jusqu’aux diverses conceptions idéalistes contemporaines, relègue le corps et la sensibilité, qui marquent l’insertion directe du sujet dans le réel, au rang de déterminations, soumis aux lois physiques et biologiques, et valorise à l’inverse, la raison, la volonté, et l'entendement, qui apparaissent comme le siège de la pensée, des choix, du langage et de la parole. Le problème est alors que, de façon contradictoire, Patočka défend un dualisme en rapport à la liberté, analogue à celui qu'il critique. Dans cette analogie, si le monde naïf est celui de la vie ordinaire, où le sujet est en rapport direct avec la réalité du monde, affairé à des activités quotidiennes, où la pensée philosophique est loin, alors il est soumis aux aléas du monde réel et aux déterminismes physiques, lesquels ne le rendent pas libre. À l'inverse, si le monde scientifique est celui de l'homme qui pense, en rapport avec le souci du monde et la volonté de l'expliquer, de manière logico-mathématique, bien qu'il oublie le sens de la vie, il expose son monde de façon volontaire, et en rapport à la raison et l'entendement, qui font de lui un être, peut-être soumis aux déterminismes mondains, mais libre dans sa description du monde en tant que son activité théorétique lui permet de le comprendre. Alors, il faut certainement voir dans cette confusion, à la fois la reproduction de la phénoménologie husserlienne qui maintient un fossé entre l'attitude du sujet ordinaire de la Lebenswelt et celle de l'ego transcendantal qui se trouve au-dessus des thèses du monde, mais aussi un glissement interprétatif quant à la représentation du « monde naturel ». Comme nous avons pu le montrer à partir de la Krisis, Husserl part du postulat qu'il existe une crise entre le « monde naïf » – qui est aussi monde-ambiant et « monde naturel » (Lebenswelt) – et le monde scientifique, crise à partir de laquelle il élabore une nouvelle méthode scientifique devant permettre de saisir le monde dans sa totalité à partir de la subjectivité du sujet211. Alors, dans ce sens, Husserl est parfaitement cohérent lorsqu'il oppose « monde naïf » et « monde scientifique » puisqu'il ne rapporte pas ce dualisme à l'opposition sensibilité / raison, la raison apparaissant plutôt au niveau de l'ego transcendantal, capable de saisir ces deux mondes dont le fond est identique et en rapport au réel ou au sensible. Patočka en revanche, refuse la conception d'un sujet transcendantal, reprenant la subjectivité pure 210 211 Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 269. « La science remplace l’idée de la connaissance de la "totalité" par celle de la connaissance de tout (de toutes les choses et relations existantes), l’idée de la connaissance du monde par celle de la connaissance du contenu mondain, l’idée de la connaissance de l’essence des choses par celle d’un système formel de pensée sur les choses, l’idée de la connaissance en général par celle d’une recherche qui ignore l’opposition de l’architectonie et du détail, de la conception et de la technique. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 18) 72 de Husserl et l'épochè comme méthode de façon plus réaliste et pragmatique, repoussant la conception du monde naturel, non plus comme simplement monde naïf, mais synthèse des mondes naïf et scientifique, dont les définitions approximatives se superposent à l'opposition monde sensible / intelligible, bien que des glissements demeurent encore. Alors, comment comprendre cette confusion au sein même du concept de liberté chez Patočka ? Si, dans Le Monde naturel, Patočka ne s’arrête pas précisément sur le concept de liberté en rapport avec les conceptions du monde, celle-ci reste latente en tant que condition nécessaire à la pensée du monde naturel. Aussi, c’est surtout le positivisme du XIX e siècle que pointe l’auteur tchèque en rapport à l’étude de l’esprit pris comme objet physique, laquelle préfigure, par exemple, le champ des sciences cognitives, qui ne rejette pas le libre-arbitre en tant que tel mais y trouve une explication matérialiste212. Alors, il apparaît une homomorphie au sein même du monde scientifique qui prend non seulement, de façon explicite, le monde comme un objet scientifique et déterminé par des lois naturelles, et de façon implicite, son propre mouvement, impulsé par des lois identiques, refusant de fait toute interprétation autre que déterministe. Mais alors, et de façon paradoxale, si le contenu du monde scientifique se veut objectif et réel, il existe à son origine une explication a priori rationnelle et correspondant aux déterminants de ce monde, mais dont l’expression demeure naïve, en ce qu’elle n’est jamais questionnée, par les sujets défendant la conception du monde scientifique. Celle-ci expose de façon seulement rationnelle l’existence d’un monde réel déterminé par des lois naturelles, sans interroger son origine et ses fondements, ni même une possible redéfinition de l’homme, de l’existence ou de la vie. Sa « naïveté », bien que dissimulée, est alors double : non seulement, elle repose sur l’absence de questionnement de son origine réelle, arrêtant l’entendement à son processus de ratiocination213, mais aussi sur l’ignorance de ses fondements 212 213 Des auteurs récents tels que Jean-Pierre Changeux avec L’homme neuronal (1983) ou Michael Gazzaniga avec Le Libre Arbitre et la science du cerveau (2013) poursuivent ce mouvement de pensée. Dans une interview pour le magazine scientifique de l’UNIGE à l’Université de Genève, Jean-Pierre Changeux dit : « Spinoza a dit une phrase à laquelle j’adhère: "Les hommes se croient libres car ils ignorent les causes qui les déterminent." Cela dit, il ne faut pas voir l’être humain comme un automate pré-câblé. Il l’est en grande partie, mais il existe une variabilité dans le câblage ainsi qu’une activité neuronale spontanée dont le résultat est que, souvent, plusieurs possibilités se présentent. Le cerveau en choisit une en anticipant les conséquences de chacune d’elles. Si vous voulez appeler cela libre arbitre, cela ne me gène pas. » (https://www.unige.ch/campus/campus99/invite/) Dans la deuxième section du Livre I des concepts de la raison pure, Kant s’attache à « examiner la forme logique de la connaissance rationnelle et voir si, par hasard, la raison n’est pas aussi là une source de concepts qui nous font regarder des objets (Objecte) en eux-mêmes, comme synthétiquement déterminés a priori par rapport à telle ou telle fonction de la raison. » Si la raison est le « pouvoir de conclure », le syllogisme fournit une forme de connaissance rationnelle qui à partir d’actes de l’entendement constituent une série de conditions permettant d’arriver logiquement à une conclusion. Il est alors possible de déterminer une série de raisonnements, soit du côté des conditions (per prosyllogismos), doit du côté du conditionné (per episyllogismos), laquelle conduit à la ratiocinatio prosyllogismos, la ratiocination qui recherche des règles logiques pures sans s’attacher à l’étude du contenu. (Kant, Emmanuel (1781), Critique de la raison pure, Paris, Quadrige / PUF, 1944, p. 271-272). Ici, simplement, l’idée est qu’il est 73 phénoménologiques, c’est-à-dire en tant qu’elle apparaît au sujet de façon dogmatique et rationnelle, tout en imposant au monde réel son contrôle, ses règles et ses déterminants. Mais alors, la conception du monde naïf n'est-elle pas première et au fond de celle scientifique ? La conception du monde scientifique, n'est-elle pas encore naïve, sa forme d'expression demeurant seulement différente, mais son fond qui réside dans l'absence de réflexion sur le monde dans sa totalité demeurant ? Pourquoi alors la conception du monde naïf orienterait-elle la pensée de l'homme vers l'oubli de son origine et de ce qui la fonde ? Quel est le rapport de la liberté à cette conception ambivalente ? Selon Patočka, le « monde naïf » est orienté de façon a priori, par l’attitude ordinaire de l’homme qui n’est pas directement explicite dans son rapport au monde, mais relève, soit de l’action ou du travail, en rapport avec la matière et l’expérience, soit de l’opinion et du préjugé, comme représentation spontanée du donné immédiat. Il s’agit donc « du cours automatique, pour ainsi dire passif, de l’expérience quotidienne »214, c’est-à-dire du rapport immédiat de l’homme au monde qui agit et ne pense pas de façon critique. Aussi, il faut noter l’ambiguïté de Patočka vis-à-vis de l’attitude réflexive du sujet qui s’insère, non seulement dans le monde scientifique, mais aussi dans celui naïf. Si dans le monde scientifique, l’activité du sujet est limitée à celle de l’entendement, en rapport à une réflexion purement rationnelle, celle qui relève du monde naïf peut aussi être rationnelle, mais beaucoup moins logique et plus primitive, en rapport à la croyance, le mythe, l’opinion ou les préjugés, et la sensibilité. Il paraît intéressant de noter ici, chez Patočka, le prolongement de la pensée idéaliste grecque (Platon) qui, distinguant strictement l’intellect et les sens, l’intègre progressivement dans une visée plus globale à partir de l’ère moderne. Si Descartes maintient encore cette opposition, Kant, par exemple, l’intègre tout en interrogeant les rapports entre la raison et la sensibilité, distinguant au sein de la première une raison pure et une raison pratique. Le projet de la phénoménologie husserlienne va lui encore plus loin puisqu’il tente de faire disparaître cette opposition dans la reprise totale et subjective du monde, tout en maintenant le positivisme de la conception scientifique du monde soucieuse de formaliser la description des phénomènes dans leur aspect purement logique au sein d'une structure objective, celle de l’ego transcendantal. Alors Patočka, dans son dépassement de la phénoménologie de Husserl, préfère mettre l'accent sur son caractère pratique et valoriser la conception du monde naïf en tant qu'elle est 214 possible à l’homme de regarder les objets de façon purement logique sans prendre en compte leur contenu réel. Voir aussi, chez Kant, l’essai sur les syllogismes Die falsche Spitzfindigkeit der vier syllogistischen Figuren erwiesen (1762). Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 16. 74 plus près du réel. En rapport avec le monde – devenant « monde naturel » –, c’est donc à la fois l’action qui importe, en tant qu’elle vise des buts qui sont indexés au cours de la vie ordinaire, mais aussi la pensée en tant qu'elle peut être naïve ou scientifique, mais toujours oublieuse de son origine et ne pensant pas ses fondements. Or pour Patočka, si pensée il y a, elle est elle aussi action. Le « monde naturel » peut s'apparenter au monde naïf dans son fond, tout en le dépassant à partir de la synthèse de sa conception avec celle du monde scientifique, laquelle lui a donné un surplus de raison. Et en effet, la conception du monde naïve a une valeur historique plus originelle que celle du monde scientifique puisqu'elle existe, non seulement depuis la nuit des temps à travers le mythe, mais aussi dès le plus jeune âge de l'homme. « Chez l’homme primitif, comme aussi chez l’enfant il se forme, antérieurement à toute réflexion explicite, des opinions sur les choses du monde, des vues qu’il est souvent incapable de distinguer des données du monde et qui pourront, au cours de son évolution personnelle, faire place de façon tout à fait automatique à des vues plus claires et plus élaborées. Certes, la structure de cette composante interprétative diffère chez les hommes à différents stades du processus historique ; beaucoup estiment la structure catégoriale même de la composante donnée, elle aussi, essentiellement variable. »215 Alors, si le monde naïf est constitué par les activités du cours ordinaire de la vie, à la fois action et travail dans son aspect concret, mais aussi réflexion immédiate et spontanée dans son aspect plus abstrait, la conception du monde naïf suppose déjà l’objectivité, laquelle est donnée à l’homme de par son expérience sensible qui constitue l’objet d’une réflexion possible. Le problème ici est à l’appréciation phénoménologique de cette activité ordinaire qui, si elle peut être comprise a priori à partir de la conception du monde scientifique, beaucoup plus puissante afin d’expliquer les phénomènes du monde, et pouvant même expliquer les erreurs de cette conception immédiate, s’insère dans une histoire beaucoup plus ancienne que la conception scientifique elle-même. Et ce monde, quand bien même il est naïf, est là et a toujours été là, quoi qu’en dise la conception scientifique du monde, qui elle n’est que l’expression ponctuelle de la modernité des années 1930. Avant les sciences modernes, l’homme tenait en effet déjà pour naturel, l’existence d’un monde dans lequel il pouvait vivre et exister. « Nous tenons pour son trait le plus caractéristique le fait qu’il est là justement sans l’intervention de notre liberté, en vertu du simple fait de notre expérience, antérieurement à toute attitude théorique. Nous qualifions de naturelle l’attitude propre à cette simple expérience naïve ; traditionnellement, elle a été désignée comme vision ou 215 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 29. 75 conception naturelle du monde. »216 Alors, si les conceptions du monde scientifique et du monde naïf offrent deux regards sur le monde, et diffèrent dans leurs modes d’appréhension du réel, elles semblent bien refuser l’idée même de liberté, préférant dans le premier cas le causalisme et le déterminisme des lois naturelles, dans le second cas, l’absence de recul suffisant à l’élaboration d’une pensée critique, où les choix de la pensée sont suffisamment forts afin de pouvoir orienter le monde. Mais pour autant, l’absence de pensée du concept de liberté suffit-elle à affirmer l’absence réelle de liberté ? Dans le premier cas, le monde est déjà là, pensé rationnellement comme un espace-temps physique, logique, et mathématique ; dans le second cas, il est déjà là, pensé spontanément comme un allant de soi, depuis la nuit des temps, s’apparentant à une pensée cosmologique. Mais dans les deux cas, et au moment où le sujet adopte une des deux conceptions du monde, le monde est pris comme un objet réel dont l’existence n’est pas remise en question, sa réalité constituant la condition a priori de sa conception même. Et en effet, c’est la préexistence du monde qui constitue le premier postulat d’une conception dont l’origine n’est jamais questionnée dans les conceptions du monde naïf et scientifique. Aussi, parce que ses fondements ne sont pas encore pensés, l’homme n’apparaît pas libre, s’engouffrant dans une naïveté masquant son origine réelle, c’est-à-dire la cause de son apparition et les conditions de son expression. De plus, dans cette naïveté commune, ces deux conceptions maintiennent une prétention à la vérité, l’objectivité scientifique optant pour une pensée rationnelle et logique et celle naïve pour une pensée irréfléchie et spontanée. Alors, si la conception du « monde naïf » paraît antérieure à celle du monde scientifique, plus proche des préoccupations quotidiennes de l’homme, et préalable à la pensée moderne juste émergente, ce n'est qu'à partir d'un mouvement de pensée libre et rétroactif qu'il est possible de les saisir. Alors, les conceptions des mondes scientifique et naïf sont historiques dans leur distinction qui émerge avec le « processus [de rationalisation qui] se traduit par la prééminence de la science, c’est-à-dire du savoir positif et contraignant. »217 « Pourtant, il est tout à fait manifeste aujourd’hui que la civilisation rationnelle est désormais en crise – en crise parce qu’on en rencontre deux conceptions différentes, parce que le stade actuel de la culture rationaliste connaître deux variantes divergentes. »218 Ainsi, se pose, chez Patočka, la question de l’origine réelle de ces deux mondes qui ne peut pas s’arrêter à l’explication causaliste du « monde scientifique » ni même les préjugés du « monde naïf ». D’où proviennent ces conceptions différentes du monde ? Pourquoi leur origine demeure-t-elle masquée ? Le retrait de leur origine est-il la conséquence même de leur 216 217 218 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 29. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 107. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 109. 76 manifestation réelle, ou bien se trouve-t-il déjà à la source de leur existence ? Finalement, comment penser l’origine véritable des mondes si l’homme n’apparaît pas d’abord comme un sujet libre ? Le monde scientifique propose une conception de la nature déterminée par des lois physiques et logico-mathématiques qui sont extérieures à l’homme et orientent son mouvement. Le mouvement de l’homme, qu’il s’agisse de son action ou de sa pensée, suit un rapport de causalité, il est linéaire, toute cause à son origine ne dépendant pas de sa volonté ou de ses choix, mais de règles a priori qui relèvent de principes physiques et biologiques. Alors, dans cette conception, la liberté prise comme disposition de l’esprit à faire des choix et prendre des décisions n’a pas lieu d’être, puisque la vie du sujet est réduite à son fonctionnement physico-chimique. Seule la suspension et le retrait des forces extérieures peuvent donner au sujet un moment de liberté et le sentiment d’une accalmie où le sujet peut respirer sans contrainte. « Important ici est le sentiment qui me fait connaître que, sur la base de l’explication objectiviste de l’homme, à vrai dire, il ne m’est pas loisible de me sentir libre ; à tous le moins, la liberté n’a pas la signification que l’homme naïf lui attribue, elle n’est pas spontanéité de décision et loisir de disposer de nos possibilités de connaître et de choisir, mais plutôt, par exemple, indépendance à l’égard de pressions extérieures. »219 Ici, le mouvement de l’homme est orienté par des règles logiques et linéaires, il est prévisible, une même cause provoquant un même effet, et la fin du mouvement est déterminée par des lois naturelles dont l’explication relève des sciences naturelles. Il est alors possible de comprendre le mouvement comme une force soumise à la fois aux contraintes du monde physique mais aussi en rapport à la biologie, la vie dans ses déterminants naturalistes permettant d’expliquer son passé et d’orienter son avenir. Alors, si le monde scientifique est une conception rationnelle du monde orienté par des lois logico-mathématiques, elle englobe l’ensemble des choses du monde réel dont les hommes font partie, sans questionner cette totalité dont l’objectivité apparaît comme seul critère ; et dans ce sens, son origine et ses fondements mêmes sont hypostasiés, soumis de façon implicite à l’explication scientifique qui rationalise tout et ramène chaque chose à l’expression de ces lois incluant la liberté. Ainsi, le monde scientifique frappe « notre monde naïf d’un caractère de non-originalité et de dérivation »220 en tant qu’il réduit sa nature à celle d’objet scientifique et affirme ses propositions au sein du monde réel. Sa « non-originalité » signifie qu’il n’a aucune liberté sinon de suivre le courant de forces extérieures qui s’appliquent à lui, lesquelles sont aussi 219 220 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31. 77 les causes de ses états et de ses mouvements, et que donc ces derniers sont les conséquences (des « dérivés ») des lois physico-chimiques. Mais cette dérivation est ambiguë car si la conception du monde scientifique tend à faire dériver les lois du réel pour les appliquer à l’homme dans sa totalité, c’est le monde scientifique qui fait dériver ses propres lois et les applique au monde naïf, comme un allant de soi, sans voir que ces lois ne sont pas seulement réelles mais aussi rationnelles et qu’elles reposent sur des intérêts conditionnés par la volonté, laquelle peut s'opposer à ces forces extérieures. Alors, se posent deux problèmes. Au sein même de la conception scientifique du monde, doit exister une conception de la liberté réelle, puisque celle-ci fait partie du monde naïf, non pas qu'elle soit nécessairement réelle, mais qu'elle soit affirmée comme telle en son sein, et que le monde scientifique a pour vocation de tout expliquer. D'autre part, si la conception du monde scientifique offre une explication physicaliste de la liberté, en tant qu'elle apparaît comme réaction aux forces physiques, faut-il comprendre les motifs sous-jacents à la conception scientifique du monde, eux-mêmes comme l’expression de la liberté, ou plutôt comme sa négation, puisque son fondement ne paraît pas seulement réaliste, mais relève aussi de l’esprit ? Si cette liberté n’est pas déterministe, la conception du monde scientifique n’est-elle pas aveugle devant ses fondements, et le scientifique un ignorant, dans le sens où il oblitère les soubassements du monde qu’il a pour vocation d’expliquer ? Mais si la liberté existe, et qu’elle paraît donc métaphysique, est-elle saisissable sous le couvert de la pensée ? Selon Patočka, le monde scientifique offre une conception déterministe de la liberté humaine qui le fait apparaître comme un objet répondant de façon mécanique et causale à des lois qui orientent son activité. Soit ces lois peuvent répondre à la physique et il apparaît comme un mobile en mouvement ou en repos mais dont les déplacements décrivent des trajectoires selon les dimensions de l’espace et du temps, soit elles répondent à la chimie et la biologie et il devient un organisme dont les mouvements relèvent d’une physiologie selon l’étude organique de ses fonctionnements internes. Alors, lorsque l’Homme ordinaire prend conscience de sa « vie », celle-ci n’apparaît que de façon mathématique selon une suite de propositions logiques en rapport avec la matière. Sorti hors du monde naïf de la vie, il demeure dans un état de compréhension atrophiée par la science et souvent limitée de par son caractère technique et l’autorité du savant surplombante. Il s’engage alors dans un processus de réflexion étranger à son quotidien où la science s’impose à lui malgré sa compréhension limitée, puisqu’il n’est pas à son fondement et ne l’élabore pas. Il subit l’explication dogmatique dans un « pseudo-monde » scientifique qu’il ne comprend pas, confronté à 78 sa propre insuffisance réflexive, et adhère au discours dont la forme est impressionnante tout en prétendant expliquer son activité, lorsqu’il s’agit du monde naïf. Et comme celle-ci ne paraît pas libre, et que le sujet s’y implique d’une façon non-réflexive, il fait confiance au discours dans un souci de « vivre » mieux, ou « bousculé » par la pensée scientifique qui a pour vocation de connaître et d’éclairer la pensée. Il est alors dépossédé de sa vie, celle-ci devenue objective, et ne peut qu’espérer la retrouver si elle ne s’est pas dégradée. « L’homme aliéné a du mal à s’identifier à la tâche qu’il s’est lui-même prescrite ou, plutôt, que lui prescrit la vision objectiviste de sa propre essence ; la vie en lui fuit cette paix des cimetières, et ne pouvant se défaire de sa propre aperception, il cherche du moins à fermer les yeux et à oublier sa situation dans les mille divertissements dont la vie moderne lui offre une telle profusion. » 221 De cette « autoaliénation », qui peut être médiée par un autre [dans notre cas, le scientifique], découle ce que Patočka nomme « l’abdication de soi ». Dans ce regard réifiant où le sujet se voit comme une chose, il perd goût à la vie dont la saveur a disparu et où l’absence de liberté est automatique. Il s’en remet à la nature qui détermine son fonctionnement et renonce à se diriger pris dans les « impulsions qui portent tous les hommes », c’est-à-dire les lois universelles du monde que la science dit avoir démontrées. Il faut alors remarquer que, dans ce sentiment de vide et devant la monotonie du quotidien, Patočka maintient la possibilité d’une sortie. « Sans que nous en prenions expressément conscience, il se produit ainsi une commutation de nos vécus, un quiproquo qui peut facilement nous dissimuler leur nature plus profonde. Sans sortir de lui-même, l’homme s’est chosifié, il s’est aliéné à son sentiment vital naturel, et il devient ainsi ce pour quoi il se tient, du moins à la surface de son être. De cette chosification de l’homme, de cette conception que nous appelons autoaliénation, et qui consiste à regarder l’homme comme une chose, un complexe de forces objectives, découle alors un autre phénomène encore, celui de l’abdication de soi. S’abdiquer soi-même, c’est s’en remettre à la "nature", renoncer à se diriger, soi ou les autres, à partir d’une position personnelle, pour se laisser aller aux impulsions qui portent tous les hommes. »222 En effet, là où le sujet a le sentiment d’être enfermé, ce sentiment manifeste aussi une angoisse qui fait partie inhérente de son être. Dans cette angoisse, il fuit l’ennui et la monotonie du quotidien et trouve des espaces de libertés afin de reprendre un peu de joie. Alors, l’homme, nous dit Patočka, maintient « une angoisse lancinante […] (inspirée par la finitude de l’existence) »223, un exemple de 221 222 223 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32. 79 « conflits » internes relevant de l’essence même du monde. En 1936, déjà Patočka initie le dépassement de la phénoménologie husserlienne à partir de la « finitude » chez Heidegger, dans le retrait du concept de liberté qui tient pourtant les trois conceptions du monde – naïf, scientifique, naturel. Cette finitude n’est pas seulement la mort, en tant que fin matérielle de l’existence, mais elle se trouve dans sa projection chez le sujet, qui la sait possible, et l’entrevoit au loin, comme une destination certaine, bien que le moment d’arrivée reste inconnu. « La finitude de la vie humaine ne réside pas dans son déroulement factuel, mais dans sa facticité ; non pas dans le fait qu’elle soit effectivement interrompue de l’extérieur, sans que nous puissions réagir ou nous défendre, mais dans la possibilité toujours présente d’une telle interruption ; non pas dans le fait que son écoulement ait une fin, mais dans son être-vers-la-fin. Pour être soignée, choyée et sécurisée à l’excès, la vie n’en sera pas moins une vie vers la fin. »224 Si ces conceptions sont finies, elle s’insère dans un champ du monde infini qui oriente l’activité du sujet dans sa totalité, et dont le saisissement est un intérêt. Et en effet, la crise, si elle est arrêtée historiquement et de façon théorique, elle est surtout celle que le sujet moderne éprouve au quotidien, sans qu’il soit ou devienne nécessairement un théoricien, et exprime sa vie réelle et son existence, dans la recherche des intérêts qui cachent sa vie et la profondeur de son existence, là où le questionnement et la problématicité peuvent surgir et clarifier son monde. Et dans ce processus d'appropriation, c’est bien la recherche d’une perspective unifiante qui intéresse Patočka en tant qu’elle peut orienter le sujet à partir d'une idéalisation du monde naïf225, à la fois donner un sens global au sujet, dans une visée théorique, mais aussi nourrir le sujet lui-même dans une visée pragmatique. Alors, si nous voyons que dans la problématicité du monde réside une issue phénoménologique – dans la reprise de l'épochè comme praxis et donc lieu de la liberté humaine –, l'action surtout au sein du monde naïf peut exprimer une liberté négative, non plus dans le questionnement-en-retour comme espace de compréhension du monde, mais dans l'engagement assumé de l'existence du sujet qui, conscient de ce qu'il fait et responsable, peut transformer le monde où il vit. Mais cette « liberté » est ambiguë, partagée entre une problématique de l’existential et une philosophie plus réaliste, où l’engagement de l’homme apparaît bien après Le Monde naturel, 224 225 Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 231. « Nous avons vu au premier chapitre que le conflit du monde naïf et du monde scientifique, qui nous est apparu comme l’une des conséquences fondamentales de la méthode philosophique moderne, peut être résolu d’une manière qui laisse tous ses droits au monde naïf et ne le réduit pas à un simple aspect dérivé de la réalité vraie ; il peut être résolu sur la base de la philosophie idéaliste, qui comprend toute la réalité dans sa corrélation à la subjectivité. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 87) 80 comme « espoir » et comme « sacrifice », et finalement comme politique226. Chez Hannah Arendt par exemple, Patočka comprend la liberté comme un mouvement en rapport, non plus avec la praxis de la pensée, mais de l'acte lui-même que la pensée peut reprendre. « Dans notre examen phénoménologique de ce problème, nous prendrons pour point de départ les analyses de la "vie pratique, active" inspirées à Hannah Arendt par la distinction aristotélicienne theôria, praxis et poiêsis. »227 Comme le souligne Ricoeur, c’est à partir de son interprétation des concepts aristotéliciens dans la Condition de l’homme moderne, puis de son dépassement, que Patočka « lui substitue sa propre conception des trois mouvements de la vie, dotés chacun d’une temporalité propre : le premier est celui de l’acceptation, […] le deuxième est celui de la défense, [le] troisième mouvement fondamental de la vie est le mouvement de la vérité. »228 Aussi, cette orientation qui tend à toujours plus de vérité, n’est pas celle de la vita contemplativa car, pratique, son mouvement ne peut être saisi par la pensée – il est infini. Au contraire, si la raison a pour nature de saisir les choses sous la forme de la représentation ou de l’idée, le mouvement de la vérité est un refus de penser car il est polémique ; ou plutôt, il est une pensée polémique dont l’essence est dynamique et en mouvement perpétuel. Alors, c’est un mouvement orienté par la liberté que Patočka dirige qui, dans le déterminisme naïf des sciences ou des philosophies positivistes, trouve encore une action dont le fond est une recherche – une quête –, sans que la destination et le résultat soient vraiment définis, tout en constituant un chemin. « L’essentiel est là : l’homme spirituel est celui qui est, en ce sens, en chemin. Il possède un savoir sur les expériences négatives qu’il ne perd jamais de vue. »229 Au contraire même, si la pensée peut mener à quelque chose, cette « chose » n’est jamais arrêtée – ne peut et ne doit jamais l’être –, elle doit simplement être prise comme un moyen susceptible d’alimenter le mouvement général de l’être et de perpétuer son avancée dans le monde. « Espoir » disons-nous, en tant qu’il s’agit d’une destination pensée en tant qu’elle donne le sentiment du progrès et de la sortie de la crise ; « sacrifice » aussi car, au-delà de l’espoir, cette issue est comprise comme impossible. Et alors, « l’homme spirituel qui est capable de se sacrifier, qui est 226 227 228 229 « Politique », dans un sens finalement très simple, en rapport à celui de πολίτης, polítês, qui vit dans la πόλις, pólis, la Cité constituant le « monde » chez les grecs. Comme nous le verrons à la fin de notre travail, dans la référence permanente à Platon, le concept de monde est cosmopolitique chez Patočka. Il trouve dans le mythe ses racines ontologiques en référence à un monde éternel, immuable et infini, mais dont la représentation est possible sur terre (au sens de la Weltanschauung). Alors, c’est une vision eschatologique que propose Patočka où la liberté fait figure de proue et oriente le sujet vers un au-delà – lieu réel en tant qu’Idée mais absent dans le réel. Et cet au-delà, il existe toujours chez le sujet en tant que possibilité dans le monde de la vie (Lebenswelt). Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 39. Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 14. Nous avons vu ces trois mouvements à la fin du chapitre 4. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 247. 81 capable de voir le sens et la signification du sacrifice, ne peut rien craindre. »230 Et en effet : « Cette limite n’est cependant rien de purement négatif. C’est en elle qu’est ancrée notre liberté humaine, la possibilité d’être au monde dans un rapport au monde en totalité, d’être donc en même temps dégagé de l’ensemble du singulier, de tous les contenus mondains, de tous nos rapports et dépendances particuliers. C’est ici qu’est l’ultime refuge offert à chacun, la possibilité de nous distancier de tous nos intérêts, de tout ce qui nous enchaîne, pour nous en tenir à la fascination première et la plus fondamentale. Ici nous savons et "saurons" toujours qu’être homme, c’est être un individu humain, singulier, mortel, à jamais incomplet et unilatéral qui, placé devant le fait qu’il est et qu’il lui faut assumer et porter son être, ne peut ne pas être fasciné par son être propre. »231 L’engagement du sujet se trouve alors sans fin dans son adhésion à la liberté, et son action, demeure limitée par la réalité du monde naturel qui le contraint et le condamne à mourir. Mais alors, dans ce sacrifice, l’infinitude suffit-elle à donner sens à la vie ? Quel est le sens de l’existence humaine après la crise, en tant qu’elle s’insère dans un monde incertain ? La liberté du sujet ne perdure-t-elle pas à travers l’histoire, où le « soin de l’âme », chez le sujet, est son fondement ? 230 231 Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 256. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 234. 82 6. La perte du monde originel. Selon Patočka, la crise au début des années 30 est celle du nihilisme où l’homme a perdu le sens de la vie et ne sait plus où il veut aller. Il est désorienté et cette désorientation est double : non seulement, il ne sait plus où aller dans le monde qui dans son extériorité lui est devenu étranger, mais il a perdu aussi le sens de sa vie intérieure qui, soumise au diktat d’un monde purement rationnel et technique, lui a fait perdre l’accès même à l’ « au-delà ». Alors, cette désorientation, elle est d’abord spirituelle, conformément à la critique de Husserl, manifeste dans les sciences naturelles attachées à l’explication positiviste du monde, qui déconnecte l’homme de la réalité du monde naïf et le rend étranger à la terre nourricière – l’arche-originaire dans laquelle je me trouve en tant que « sol-souche »232. Mais dans ce déracinement, apparaît surtout une crise théorique qui, dans le changement de regard, perd non seulement la terre mais le ciel et les étoiles que l’homme contemplait jusqu’à alors. C’est alors bien avec Platon que la « théorie » apparaît, nous dit Patočka qui, dans l’espoir d’atteindre le monde des Idées, ne voit plus un simple Dieu mais la possibilité d’une évasion de l’âme qui peut sortir du socle de la vie ordinaire 233. Alors, il y a un paradoxe dans la crise. Si elle marque le déracinement de l’homme ordinaire, elle réclame un regard théorique qui l’oriente vers le ciel des Idées et exprime l’esprit de l’Europe dont le fond est rationnel et à la recherche des vérités. Mais dans ce regard vers le haut, elle se coupe de son origine qui est l’attachement au sol de la vie, sans lequel, il n’y a plus de connaissance, rend donc impossible la quête du vrai hors de son sein nourricier. Le quotidien de la crise a perdu son sens primitif car, dans la conception du monde scientifique, il n’y a plus de place pour la vie, ou plutôt la place qui lui est réservée, lui donne une vitrine artificielle ; et, non seulement, la vie s’est dénaturée, parce qu’elle est devenue l’objet des sciences, mais aussi parce que son étude, s’avère purement technique, c’està-dire voilant son sens originel, et ce, dans l’illusion d’une exploitation à outrance et infinie – elle (la vie) est « mise en demeure de fournir une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördet) et accumulée. »234 232 233 234 Husserl, Edmund (1934), La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989, p. 21. Dans son étymologie grecque, si la théorie possède un aspect rationnel dans son examination et son observation du monde (θέα, thea, « la vue » et ὁράω, orao « voir, regarder »), elle marque aussi la sortie du quotidien qui dans la procession du regard marque la fête. Elle est « contemplation » et non simple observation, le templum étant le terrain consacré, le lieu de l’observation du ciel et de la terre, l’espace tracé par le bâton de l'augure. Le grec ancien τέμενος témenos nous dit qu’elle est le champ ou bois sacré, issu du verbe τέμνω témno (« couper »). Elle est donc la « séparation » entre le profane et le sacré, et rejoint le concept de khorismós, dans la séparation des mondes. Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences, p. 20. 83 « C’est un processus qui ne rapporte pas simplement le monde de la vie à un plan universel de généralités formelles, mais qui engendre un tel plan pour mieux transformer et assurer le fonds. Un processus au cours duquel le monde de la vie est lui-même transformé, commue et modifié tant dans sa composition factuelle que dans sa teneur de sens. L’exténuation du sens, par exemple, est transposée de la sphère des significations dans celle de la réalité même. Il se met en marche un processus de dévoilement universel auquel rien n’échappe. Choses et hommes, tout se voit assigner un "sens", c’est-à-dire une place à l’intérieur de ce processus. Tout est requis, mis en place, commis et rendu disponible pour une utilisation. Tout devient un simple fonds de disponibilités pour des commissions possibles et effectives. »235 Le « monde de la vie » (Lebenswelt) a donc pris le sens de la « technique moderne » chez Heidegger, dont le fond est différent de celui de la technique antique. Alors que cette dernière était poiesis, ποίησις, et s’apparentait à une connaissance, visant le dévoilement de l’être et de la vérité (alètheia, ἀλήθεια), la vie est devenue une commission et apparaît comme un fond exploitable236. Alors, il faut noter que le « fond » de la crise est dans son glissement qui fait perdre à la terre son origine naturelle et lui donne le sens de « fonds » en tant que stock de ressources accumulées, exploitables et utilisables, à des fins instrumentales. À l’inverse, dans la conception du monde naïf, la religion, ou le mythe chez les grecs, donnaient à la vie un sens cosmologique, en rapport avec les éléments naturels et les objets du monde naïf, lesquels n’étaient pas seulement des instruments, mais des signes, devant permettre l’accès vers-et-à l’ « au-delà », et possédaient une fondation pour ainsi dire magique, du moins « mythico-religieuse »237. Mais ce sens, nous dit Patočka, au moment de la crise, a disparu, devant l’affirmation du moi où le sujet ne se préoccupe plus tant de son âme que de son esprit, en tant qu’il le possède et qu’il lui appartient, et qu’il peut lui permettre – du moins lui donne l’espoir – d’accéder à un monde plus vrai, plus grand, et supérieur. Cette crise est donc bien ambivalente dans son « fond » car, dans son oubli du sens de la vie naïve, qui appelait à la transcendance, elle ouvre un autre monde qui, sous couvert de la science et de l’illusion de la matérialité, demeure encore une aspiration au transcendant, mais dans son immanence où la recherche du fait est celle du vrai. Mais cette vérité, elle a changé de « fond » car elle n’est plus en la possession des Dieux, puisqu’elle appartient aux hommes, le sujet étant devenu tout puissant dans son élaboration technique du vrai. Aussi, le quotidien de l’homme a perdu son charme 235 236 237 Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 223. « Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse être commis à une commission ultérieure. Ce qui est ainsi commis à sa propre position-et-stabilité (Stand). Cette position stable nous l’appelons le "fonds" (Bestand). Le mot dit ici plus que stock et des choses plus essentielles. Le mot "fonds" est maintenant promu à la dignité de titre. Il ne caractérise rien de moins que la maniète dont est présent tout ce qui est atteint par le dévouilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand) n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand). » (Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences, p. 23) Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 271. 84 ordinaire et est devenu monotone – les Dieux sont partis et l’homme ne vit que dans un monde rationnel où l’observation poursuit des causes et la logique, et où l’homme lui-même est devenu un « objet » parmi les autres. Et si l’homme est un objet (même plus une « chose »), alors il est dépourvu d’existence puisqu’il ne peut plus sortir de lui, il ne peut plus se pro-jeter, il n’a plus accès à la transcendance car elle est devenue processuelle – un dispositif (Ge-stell). Aussi, chez Heidegger, le danger ne réside pas tant dans la technique que dans l’essence de la technique qui, prise comme dispositif, peut voiler l’accès à la vérité de l’être (alètheia). Alors, le problème est à sa méditation et dans la possibilité de la penser (l’essence de la technique et non la technique ellemême) afin d’y retrouver un sens. « L’homme ne devient pas une chose qu’on pourrait intuitionner et compléter, une chose dotée d’une certaine autonomie interne. Tout cela disparaît. L’homme n’est plus que l’"objet" d’un commettre, une occasion, une relation qui relève d’un fonds de forces, d’un effectif, etc. Où, dans tout cela, chercher "ce qui sauve" ? »238 Dans cette visée, si Patočka s’arrête sur le fond technique du monde, c’est, aussi, pour en rechercher l’origine qui demeure spirituelle et en trouver l’issue. Si le monde se vide en raison de cet « arraisonnement »239, il manifeste une négligence chez le sujet vis-à-vis de lui-même – un oubli facilité par son anonymat dans le monde – qui ne prend plus « soin de son âme », laquelle n’a plus de place où aller – le monde (et le corps, selon Patočka, qui en fait partie et partage donc sa nature) étant devenu purement matériel et déterminé par des lois logico-mathématiques. L’horizon alors, s’est obscurci et c’est dans la recherche de la clarté qu’il faut positionner le sujet, afin de redonner sens à l’existence humaine et au monde naturel qui demeure son fond. Dans cette obscurité, il faut retrouver de l’étonnement, qui est celui de la découverte, et celui du questionnement, qui est l’absence de réponse, afin de reprendre un peu conscience de soi et du monde. C’est vers Platon que Patočka se tourne, dans une visée nostalgique240, mais surtout afin de comprendre l’origine de la 238 239 240 Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 281. Le « ce qui sauve » est une référence au poème Patmos de Hölderlin, cité maintes fois par Heidegger : « Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch » (Mais où il y a le danger, croît aussi ce qui sauve). François Fédier traduit le concept de Gestell par « dispositif » chez Heidegger, André Préau par « arraisonnement ». Patočka est nostalgique sans être réactionnaire. Il ne cherche pas naïvement à revenir à un paradis perdu – à un Éden – où le monde avait un sens plus humain ou supérieur. Il cherche à questionner la crise au regard de l’histoire et fonder dans le présent une issue à l’ébranlement ordinaire. Pour ce faire, il s’appuie sur l’origine de la crise, laquelle assure la compréhension du sujet qui aspire à plus de clarté. Et finalement, il s’agit d’un sens profondément existentialiste qui cherche dans le non-sens et l’action un avenir meilleur, sa vertu résidant dans le poids de l’être et l’engagement du sujet qui se sacrifie. « Quoi qu’il en soit, le sacrifice radical nous semble être l’expérience, propre à notre présent et au passé récent, qui pourrait devenir le point de départ d’un revirement de notre compréhension du monde et de la vie, à même, sans dévalorisation romantique, de ramener enfin à soi et, par là, de surmonter l’ère de 85 crise et son fondement problématique. Car dans son origine, peut-être, réside une issue qui, si elle ne garantit pas le monde des Dieux (au contraire), propose un ancrage humain où le sujet peut prendre soin de lui et des autres, dans le refus du dogmatisme et de l’affirmation précipitée des réponses, et puis donner sens au monde naturel en tant qu’il se donne au sujet et lui donne des chemins, des destinations, un destin à saisir – un orient. Alors, cet orient à deux sens en rapport avec le concept de « monde » chez Patočka, qui maintiennent une pensée ambivalente. Non seulement, la pensée grecque est l’origine du monde en tant qu’elle constitue le foyer historique de la séparation des mondes et le télos de la crise ; mais aussi, elle sort le monde de la pensée mythique, ouvrant la conscience du sujet à la pensée rationnelle qui, dans son éloignement du monde sensible et des phénomènes, veut trouver un monde stable et intelligible, qui est celui des faits ou des Idées. En effet, la pensée de Platon manifeste déjà l’esprit de la crise dans la « séparation » des conceptions du monde, pour des raisons à la fois phénoménologiques et historiques, où la liberté241 apparaît comme une condition de la dialectique devant permettre de résoudre leur opposition, et de trouver une issue dont la lumière est le signe, mais où la fin demeure tragique. Il est étonnant de voir que le sentiment de crise chez le sujet est contemporain de l’événement de guerre pour le pays, comme si le lieu où le sujet se trouve, peut orienter la conception qu’il a du monde. La Grèce est en crise au moment de la pensée de Platon, comme l’Europe pour celle de Patočka. Alors Platon (né en -428 et mort -348 av. J.C.), et Socrate (né en -470 et mort -399 av. J.C.) surtout, marque l’éveil de la rationalité tout en vivant la guerre du Péloponnèse (-431 à -404 av. J.C.). Se trouve alors le problème du « déclin », et de savoir si le caractère eschatologique de la vie, et la « crise » dans laquelle réside la liberté humaine, peuvent encore trouver une fin242. Alors, se trouve le problème du « sacrifice », chez Patočka, qui n’est pas 241 242 la compréhension technique, si riche en apparence, mais frappée d’indigence dans son essence. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 275) « Le platonisme apparaît donc, dans une première approche, comme le moment de fondation intérieure de la pensée européenne, le moment de la résistance socratique et du retrait ; sa lecture renvoie à la position contemporaine de la question du déclin et de la perte du soin de l'âme, comme éloignement de la constitution du sujet et oubli de la découverte de la liberté. » (Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, Contrejour : cahiers littéraires, n° 2, p. 83-84) Heidegger établit bien une rupture au lendemain de la seconde guerre mondiale lorsqu’il questionne non plus la technique mais la « technique moderne ». En effet, le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation (Herausfordern) par lequel la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördet) et accumulée. » (Heidegger, Martin (1958), La question de la technique in Essais et conférences, p. 20) Dans ce « requérir » qui provoque la nature, réside bien un danger qui non seulement implique l’homme mais le comprend, le sommant lui-même à fournir une énergie renouvelable, alors qu’il est fini. Se trouve donc en suspend l’appel de la destruction dans l’incapacité de la nature à fournir une ressource infinie dont l’homme fait partie. Alors, s’il est vrai que Heidegger n’y voit en rien une fatalité et qu’il voit un « appel libérateur » dans l’ouverture de l’Homme à l’essence de la technique, les effets de la technique moderne, qui en sont l’expression, sont devenus tels (et la bombe atomique en est le parfait exemple), qu’ils peuvent faire disparaître l’homme et la planète toute entière. Alors, nous pouvons dire que, si l’appel de l’essence de la technique est un espoir pouvant 86 un fatalisme. Bien que prolongeant la pensée de Heidegger, il émet une réserve forte, trouvant dans l’engagement et l’action, la clairvoyance du sujet243. Alors, dans ce signe, qui porte l’âme vers le haut, réside une issue – Das Rettende –, non seulement le sacrifice en tant que rejet de ses pairs (ceux qui restent enchaînés au fond de la caverne), aussi la solitude (dans l’esprit de la quête initiatique devant révéler le vrai), encore la générosité et le fait de donner à l’autre (comme un retour salvateur au fond de la caverne, sans attendre nécessairement leur re-connaissance), enfin dans la mort, et de façon tragique (qui rend certain la disparition de l’illusion du monde réel et constitue le dernier engagement de l’être). Alors, dans ce sens, si « crise » des mondes il y a, elle contient de l’espoir, dans la recherche du vrai qui est l’enracinement véritable de l’homme sur terre – la question de savoir où son esprit doit aller et surtout en vue de quoi. Alors, quel est le sens du déclin ? Pourquoi faut-il aller en arrière pour comprendre son fond ? L’issue de la crise n’est-elle pas absurde si la fin est toujours la mort et que son issue réside dans l’esprit dont le fond s’avère être la crise244 ? « La tendance générale du monde vers le déclin est quelque chose qu’en un sens on n’a jamais ignoré. C’est une expérience universelle. […] La liberté de l’homme, ce n’est peut-être que cela. Les Grecs, les philosophes grecs chez qui l’esprit grec tient le langage le plus net, définissent la liberté humaine comme soin de l’âme. La science moderne a remis en question le concept même d’âme, mais les philosophes grecs le connaissent tous, qu’ils soient "matérialistes" ou "idéalistes". »245 Si l’attitude des sciences modernes fait écho à la tradition rationaliste, de Descartes à Husserl dans les années 1930, la crise qu’elle traverse oublie que le sujet, qu’elle comprend et réduit au statut d’objet, est aussi à l’origine et au fondement de sa méthode – origine qui est historiquement avérée –, et que son projet, qui vise à expliquer le monde dans sa totalité, n’est que problématique sans pour autant être théorique. À ce titre, comme l’explique Paul Ricoeur dans la Préface des Essais hérétiques, « hanté par le nihilisme, Jan Patočka entrevoit une issue dans la notion même de 243 244 245 permettre à l’homme de sortir de la crise, sa facticité peut aujourd’hui, et à la différence d’avant, faire disparaître l’homme, et par voie de conséquence l’espoir d’un monde meilleur. « Aux yeux de Heidegger, le déclin est simplement le mouvement qui se détourne de l’être dévoilant, vers les étants dévoilés. Ce qu’il ne dit pas, c’est que ce mouvement peut correspondre à des motivations vraies, authentiques, telle précisément la clairvoyance vis-à-vis de la souffrance du prochain. » (Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 170) « Ce conflit peut-il être résolu par l’apparition de das Rettende sous la forme d’une harmonie de l’être ? Ne veut-il pas être résolu par encore un conflit ? Qu’est-ce à dire ? La solution conflictuelle n’est rien de nouveau. Dans la situation qu’est la nôtre, elle requerrait cependant une radicalisation. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 284) Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 20. 87 problématicité, qui lui paraît écarter aussi bien le "non-sens" dogmatique des disciples cyniques de Nietzsche que le "sens" dogmatique des apologètes de tout bord. La perte du "sens" n’est pas la chute dans le "non-sens" mais l’accès à la qualité de sens impliquée dans la quête elle-même. Patočka retrouve ainsi le thème socratique du "soin de l’âme" et de la "vie examinée". »246 Ce qui importe alors, chez Patočka, est la question, plus que la réponse, que le philosophe peut apporter, laquelle manifeste le souci qu’il a du vrai et de la transmission de son sens aux autres hommes et à l’humanité toute entière. Dans ce sens, et à partir de Le Monde naturel, c’est la signification des conceptions même du monde que le philosophe tchèque questionne en rapport avec l’activité du sujet, tout comme leurs sens et intérêts. Le concept d’ « intérêt » est plus pratique que celui de « signification », qui appelle la pensée ou le langage selon Patočka. La signification renvoie au signe (du mot), c’est-à-dire le rapport entre le son (le signifiant) et l’idée (le signifié). Il est conventionnel et dépend d’une culture donnée, bien qu’il puisse évoluer. « Une langue n’est donc fixée dans son être que pour une part – pour autant qu’elle est un réservoir de significations objectives, à la fois simples et syntaxiquement complexes – et on ne peut la mettre, dans sa globalité, en parallèle avec des créations culturelles achevées et complètes. »247 Cependant, la signification d’un signe possède aussi un sens, selon l’intention de celui qui l’utilise et le contexte. Ainsi, un même signe objectif peut renvoyer à deux significations différentes tout en possédant un même sens.248 « Toute considération théorique part de la signification des mots. La découverte du pouvoir théorique de la parole, du λόγος, était la première mesure d’un mouvement dont la seconde composante nécessaire serait une réflexion sur son sens. »249 Alors, le sens doit être ramené à la vie en tant qu’elle concentre la totalité de l’être et peut orienter le sujet. Au-delà de la diversité des signes, ce n’est pas tant la signification qui importe, selon Patočka, que leur sens, c’est-à-dire leur intérêt pour la vie en tant qu’ils sont des moyens pour l’homme d’être-au-monde. Pour l’homme, et à la différence de l’animal, « il n’y a aucune prescription de la sorte, le sens est quelque chose qu’il doit conquérir activement pour se constituer en unité authentique, existante, qui organise et soumet toute la richesse de ses tendances à un but unique. Ainsi l’homme est un être qui doit, par essence, se décider, et qui peut ou découvrir ou laisser échapper la mission de sa vie. »250 Alors, la différence entre le sens et l’intérêt doit renvoyer au rapport du sujet au monde, soit qu’il soit passif, et subisse 246 247 248 249 250 Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 16. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 138. Par exemple, le signe « glace » peut renvoyer à trois différentes significations : soit à un miroir, soit à l’eau à l’état solide, soit à un sorbet ; mais le sens de ce mot dans le cadre de cette note de bas de page est de montrer la distinction entre diverses notions linguistiques. Il s’agit d’un exemple. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 130. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 142. 88 la situation, donc que l’ « intérêt » soit subi (ce qui ne préjuge pas de son efficacité), soit qu’il soit actif, c’est-à-dire que le sujet lui accorde un « sens » volontaire qui s’appuie sur ses choix et sa liberté. « Les choses mêmes sont originellement des perceptibles sur les chemins de nos intérêts et de l’action guidée par ces intérêts. »251 Nous retrouvons alors ici notre remarque en rapport à la conception de la liberté, dans Le Monde naturel, qui se présente de façon exclusive, s’opposant aux déterminismes, et renvoyant à deux types d’activités : celles passives, relevant du flux de la vie ordinaire (sensibilité, perception), et celles actives, relevant de l’esprit (pensée et langage). Alors, si la totalité du monde naturel englobe les sens et les intérêts, dans une existence unique, réelle et pratique, et où donc le langage et la pensée, sous leurs apparences abstraites ou réflexives, sens et intérêt demeurent des praxis et relèvent tous les deux de l’existence. Le sujet mondain, affirmant penser le monde et lui donner un sens (qu’il soit « naïf » ou « scientifique »), recouvre en fait l’origine du mouvement de sa pensée qui est d’abord pratique et inséré dans le monde de la vie. Et alors, plutôt que de penser l’opposition des « mondes » dans Le Monde naturel, c’est leur unité, tout comme leur origine et leur participation à la vie ordinaire, que Patočka tente de retrouver, désireux d’échapper au rationalisme dogmatique sans tomber néanmoins dans un réalisme naïf. Parce que la pensée apparaît d’abord de façon réflexive dans sa tension vers la science, l’attitude naïve du sujet consiste toujours à l’opposer au réel en masquant son caractère pratique. Néanmoins, l’activité du penser ne peut être réduite à une simple action car, dans son mouvement, elle emporte des concepts dont le contenu dépasse le réel et ouvre un horizon ne se trouvant peut-être pas (plus) dans le sujet. Alors, la pensée de Patočka n’est pas purement épistémique mais aussi transformative, affirmant sa lutte contre le rationalisme dogmatique qui est aliénant et désanthropomorphique, tout en orientant le sujet vers la « problématicité » du monde qui non seulement peut lui permettre de comprendre la crise qu’il traverse, mais aussi nourrir son existence et le « sentiment subjectif de liberté »252. Ce sentiment est polémique : s’exprimant sous la forme de l’opposition dans la crise (polemos), parce qu’il perdure chez le sujet et correspond au monde naïf, il doit être maintenu dans sa confrontation au monde scientifique moderne, afin de protéger le monde réel de la vie, l’humanité en général, quand bien même il est fragile et semble pouvoir disparaître. Dès lors, comment comprendre le sentiment que le sujet a du monde ? 251 252 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31. 89 Le concept de « sentiment » ne trouve pas vraiment de définition dans l’œuvre de Patočka, bien que souvent employé en rapport avec une « disposition d’humeur »253 qu'il reprend à Heidegger. Il s’agit alors d’un sentiment vital qui s’exprime dans son opposition au monde. « Nous croyons, au contraire, que la réflexion, même la plus radicale, opérerait-elle l’ "ἐποχή" de toutes les idées préconçues, est une riposte contre la tendance automatique de la vie à ne pas se voir telle qu’elle est, à ne pas affronter son incertitude foncière quant à elle-même et à ses possibilités – à se détourner ou à fuir dans les illusions et lénifications au moyen desquelles nous nous défendons du regard sur nous-mêmes qui nous mettrait à découvert et, de ce fait, paralyserait notre sentiment de sécurité myope face aux écueils de l’existence humaine. La réflexion est une riposte à l’intéressement de la vie naïve. »254 Chez Heidegger, la « disposition » (Befindlichkeit) marque l'ouverture du sujet au monde, laquelle n'est pas réflexive, mais le sentiment (Stimmung) d'être-là – dans une « ambiance » –, c'est-à-dire d'être présent-au-monde et dans le pouvoir de l'accueillir255. Mode existential du Dasein, cette disposition peut être positive dans l'affirmation du sujet qui cherche le monde à l'intérieur de luimême, soit négative, dans la fuite face au monde qui déborde l'angoisse et se transforme en peur. Le concept de sentiment a donc la valeur d’une disposition globale du sujet qui exprime son rapport au monde, mais le monde compris dans sa totalité. Dans ce sens, le sentiment n’est pas la sensation liée au besoin ou à l’intérêt qui expriment le rapport immédiat du sujet au monde, qu’il soit soumis aux déterminismes naturels (biologiques, physiques, sociales, etc.), ou celui de la science, dans son application aveugle d’une conception logico-mathématique sans le questionnement de son fondement. Le sentiment est plus réflexif sans être pour autant rationnel : il est à la fois pathologique, dans la souffrance que la globalité du monde lui impose, mais aussi critique, dans la volonté de sortir de cet état et dans le souci d’un mieux ou d’une plus grande connaissance. Il est alors thaumazein (θαυμάζειν), l’émerveillement de la vie qui, alors postée dans le confort d’un des deux mondes (naïf ou scientifique), éprouve une tension intérieure – un conflit, une crise – qui 253 254 255 « Nous tenons pour le constituant fondamental de cette disposition d’humeur, de ce sentiment vital, le rapport de l’homme au tout de la réalité, son explication avec le milieu dans lequel il vit. Ce rapport comporte une dualité spécifique, que nous devrons commencer par décrire ; à cette fin, il faudra introduire certains concepts fondamentaux. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 28) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 173. « Ce que nous dénotons ontologiquement sous le terme technique de disposibilité est du point de vue ontique on ne peut plus connu et on ne peut plus quotidien : la disposition, l'état d'humeur. […] La disposition révèle "comment on se sent", "comment on va". En ce "comment on va" l'être disposé place l'être en son là. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 178) François Vézin traduit aussi le terme Befindlichkeit par « disposiblité » au §29 de Sein und Zeit. Comme la note du traducteur l'indique, il souhaite rappeler dans ce néologisme, le sich befinden qui signifie se trouver et se retrouver en bonne santé, l'idée nous rappelant le terme d'humeur dans la médecine. Aussi, dans ce sens, la « disposibilité » est associée à Stimmung, comme Heidegger l'emploie dans Questions, II, interprétant le terme grec de « pathos » chez Platon. 90 appelle un changement et une ouverture sur le monde : « Car cet état, qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement... »256 C’est alors chez Platon qu’il faut aller chercher une réponse au problème du sentiment en tant que conflit interne lié à la perception de deux mondes opposés (chorismos). Aussi, et à la différence de Platon, si Patočka reconnaît la tension entre les mondes intelligible (scientifique) et sensible (naïf), il va détourner leur sens et les considérer comme deux conceptions, et non plus comme deux réalités séparées et opposées, d’essence différente. Alors, « Le monde naïf est le résultat d’une relation causale (au sens large, qui n’exclut pas le "parallélisme psychophysique") entre certains processus "physiques" et "psychiques", il est un phénomène subjectif de l’objectivité. Entre les deux mondes, l’objectif et le naïf, il y a un degré d’accord, mais l’accord est purement structurel (concernant la structure des relations), non pas qualitatif. Or, ce qui importe ici pour nous est l’orientation257 de l’explication : partant des résultats des sciences de la nature pour remonter aux "données subjectives" qui leur sont coordonnées selon des lois. »258 Que veut nous dire Patočka ? Nous devons partir de Platon afin de comprendre le fond du problème puisqu’il marque l’avènement de la pensée rationnelle dont la crise des années 1930 est la destination. L’opposition des mondes « naïf » et « scientifique » chez Patočka fait question dans son rapprochement à l’idéalisme platonicien et notamment le concept de chorismos qui définit la séparation entre les mondes sensible et intelligible. En effet, dans la crise, Patočka montre non seulement qu’il existe une séparation entre un monde intelligible, qui serait celui de l’homme scientifique, et un autre sensible, qui serait celui de l’homme ordinaire, mais aussi que le premier affiche une raison supérieure qui surplombe l’attitude naïve, de par un accès à la vérité. Pour autant, cette conception scientifique n’est pas la vérité, puisqu’elle met de côté et dénigre le monde naïf qui constitue son origine et ignore les fondements qui relèvent d’un autre monde – naturel –, où l’esprit est libre et s’exprime sous la forme du mouvement. Chez Platon, il existe une coupure radicale entre les mondes sensible et intelligible, qui repose à la fois sur une conception dualiste de l’homme et de la vie en général, et qui vise la vérité, où le monde des Idées constitue une fin en soi et un lieu àvenir. Dans ce sens, le but de la vie est philosophique et la philosophie va constituer un questionnement perpétuel de l’homme sur terre qui va chercher à s’évader du monde sensible afin d’atteindre le monde des Idées qui sont célestes. La vie de l’homme chez Platon comporte une 256 257 258 Platon, Théétète, 155d. En italique dans le texte d'origine. Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 30-31. 91 perspective eschatologique, elle est sacrificielle puisqu’elle vise un idéal après la mort, accessible à partir du souci d’un détachement quotidien vis-à-vis des illusions de la réalité sensible. Platon, qui assiste au procès de Socrate, le voit subir l’injustice du monde ordinaire – et son maître de se donner la mort. Et cette mort, n’est finalement pas malheureuse car, chez Socrate, non seulement il vaut mieux subir l’injustice que la provoquer259, mais aussi cette mort permet à son âme de rejoindre le monde des Dieux et enfin des Idées260 – elle est donc juste et authentique. Aussi, si Platon prolonge la tradition grecque, la poésie d'Homère et d'Hésiode, ainsi que la mystique pythagoricienne et orphique, il sort de la mythologie classique afin de rendre le sort des âmes plus justes, à partir de l’affirmation du sujet qui trouve dans son âme l’indépendance vis-à-vis du monde, alors la liberté. Dans ce sens, le « souci de l’âme » est, non seulement subjectif, en ce qu’il s’installe au sein même de la pensée du sujet – dont la dialectique et la réminiscence sont les efforts –, mais aussi dans un espace plus grand – au sein même de la Cité et du cosmos –, dont l’homme, en tant qu’étant particulier, fait partie, et dont l’essence est la liberté. Mais pourtant, l’homme ne le sait pas, ne s’en soucie pas encore, ou plutôt ne s’en soucie déjà plus261. Chez Platon, comme chez Patočka, il existe une séparation entre les conceptions du monde scientifique et du monde naïf, que l’homme appartienne au premier en tant que sophiste, ou au second, encore attaché à une pensée fabuleuse et mythique. « l’homme qui a une âme n’est pas seulement celui qui a le sens de l’autre dans son indigence, dans sa misère patente ; l’homme qui a une âme a aussi le sens du mystère essentiel de toutes choses. Non pas la tolérance sceptique qui procède d’ordinaire d’une neutralisation de l’essentiel, mais la compréhension du fait que toutes nos clefs sont insuffisantes en regard de la richesse qui s’ouvre à nous. »262 Alors, la vie est mystérieuse en tant qu’elle appartient au monde et n’est pas encore le « problème » du sujet. Mais de quel mystère s’agit-il ? Et que nous dit vraiment Platon ? 259 260 261 262 Platon, Gorgias 473b-474a. Voir notamment l’Apologie de Socrate. « Quoi! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins (epimeleisthai) à ta fortune pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs; mais quant à ta raison, quant à la vérité et quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes même pas (epimelê, plnontizeis). » (Platon, Apologie de Socrate, 29d) Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 241. 92 7. Le « soin de l’âme » à son fondement. Sous le règne de Kronos, le monde est divisé entre trois dieux, Zeus, Poséidon et Pluton, lesquels règnent respectivement dans les cieux, dans les eaux et sur la terre263. Alors, il existe un monde réel et matériel, fait du ciel, des océans et de la terre, et un autre, plus primordial, tenu par les Dieux. Ces derniers, bien qu’appartenant au monde divin, sont les gardiens et les créateurs du monde terrestre. Aussi, il y a le monde de l’au-delà, qui bien, que tenu par les Dieux, est la destination des âmes humaines. Et là, les jugements des morts sont rendus par d’autres hommes qui les voient arriver dans les Enfers sous la même apparence qu’ils possédaient juste avant de mourir. Aussi, ceux-ci ont pu se préparer à leur mort, Prométhée leur ayant donné le don de prescience, de connaître le moment du trépas. Alerté par les trop nombreuses injustices, lorsque Zeus succède à Kronos, il rend les âmes humaines amnésiques (ἀμνησία, amnêsía), forçant les hommes à l’ « oubli » et à la nécessité de penser leur vie à chaque instant afin d’orienter l’avenir et la justice (Δίκη, Dikê ) après la mort. Cette vie, selon Platon, doit être orientée par la recherche des Idées et notamment celle de la Vérité. De plus, lorsque les hommes se présentent à leurs juges, ils ne possèdent plus leur apparat et leur corps afin de laisser apparaître la vérité nue devant les juges qui ne sont plus des hommes, mais des fils de Zeus – Minos, Rhadamante, Eaque. Ceux-ci, orientent alors les âmes selon leur vertu, c’est-à-dire la valeur des actions qu’elles ont commises de leur vivant, quand elles se trouvaient dans leurs corps. De cette vertu, va dépendre la destination des âmes dans les Enfers et le lieu où elles vont pouvoir séjourner. « Dans toutes les réincarnations, l'homme qui a mené une vie juste reçoit un meilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste en reçoit un moins bon. »264 Les hommes qui ont commis des fautes impardonnables résident éternellement dans le Tartare sans qu’une nouvelle réincarnation ne soit possible. D’autres, qui ont commis des fautes moins graves, y résident aussi jusqu'à ce que ceux qu'ils ont lésés les pardonnent. Pour eux, une rédemption est possible et le jugement fait donc office de purification (κάθαρσις, katharsis), de séparation du bon et du mauvais, afin de permettre à leur âme de se réincarner de nouveau mais sous un meilleur jour. Ceux qui ont eu une vie exclusivement consacrée à la recherche de la vérité (ἀλήθεια, alêthéïa) sont affranchis du cycle des réincarnations et deviennent de purs esprits. Enfin, ceux à l’existence ordinaire, naviguent sur le fleuve Achéron avant que leurs âmes ne se réincarnent de nouveau et vivent une nouvelle amnésie au sein même de la 263 264 Platon, Gorgias, 523a-524a. Platon, Phèdre, 249b. 93 palingénésie265. Aussi, ces réincarnations sont orientées sur Terre par la qualité des vies passées de ces âmes – il existe selon le décret d’Adrastée266 neuf types d’existences humaines qui vont du tyran au philosophe. Mais, si la déesse Nécessité (Ἀνάγκη, Anágkē), qui détient le fuseau du monde, participent à cette redistribution, les âmes ont, selon Platon, aussi un pouvoir d’orientation qui réside dans leur volonté. Non seulement, la volonté des hommes permet d’orienter leurs âmes après la mort selon le niveau de recherche lié à la vérité, mais avant d’être réincarnées, les âmes peuvent choisir un démon qui va les aider dans la vie et les orienter267. Avec lui, près du fleuve Léthé, la chaleur accablante force les âmes à boire. Seules les âmes buvant avec modération conserveront leurs souvenirs, les autres buvant trop, oublieront tout ce qu’elles détiennent. Alors, de là vient que, bien que les âmes sur terre ne se rappellent pas immédiatement de leurs connaissances, ces dernières leurs reviennent dans le cadre d’une « réminiscence »268. Mais cette réminiscence implique un effort de la part de l’homme et une méthode que Platon dit « dialectique ». Aussi, les rapports sur Terre de l’âme et du corps sont complexes et déterminent le mode de vie humaine. « Certains disent que le corps (sôma) est le tombeau (séma) de l'âme, parce qu'elle y est ensevelie pendant cette vie. Comme d'autre part c'est par lui que l'âme signifie ce qu'elle veut dire, on dit qu'à ce titre aussi le nom de sèma (signe) lui convient. Mais ce qui me paraît le plus vraisemblable, c'est que se sont les orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et qu'elle est enclose dans le corps, comme dans une prison, pour qu'il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme son nom l'indique, le sôma (sauveur) de l'âme, jusqu'à ce qu'elle ait acquitté sa dette »269. Chez Platon, il y a donc un discours sur la finitude de l’existence – une eschatologie en rapport avec l’âme et le corps – qui enferme la vérité dans le monde de l’au-delà. Dans ce sens, le corps dans lequel tombe l’âme au moment de la palingénésie est un « tombeau », c’est-à-dire un lieu fermé dans lequel l’âme va vivre sans jamais pouvoir atteindre la vérité, tout juste la contempler mais au prix d’un effort de l’esprit considérable, et voire même surhumain. Aussi, de ce dualisme réaliste mais « naïf », Patočka retire l’idée d’une vie « réelle » après la mort, tout en conservant le caractère sacrificiel de la vie terrestre270. Dans ce sens, le corps est dans un premier sens ce qui empêche à 265 266 267 268 269 270 Παλινγενεσία, Palingenesía, de παλίν, palín, « de nouveau », et γένεσις, génesis, « naissance », c'est-à-dire « nouvelle naissance », « genèse de nouveau » ; ainsi, pour Pythagore, « ce qui a été renaît » (palin ginetaï). Platon, Phèdre, 248c-249c. « Il s'agit en effet de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l'existence bénéfique et l'existence misérable, et de toujours et en tous lieux choisir l'existence la meilleure au sein de celles qui sont disponibles. » (Platon, La République, X, 618b) Platon, Phédon, 72 e ; Platon, Ménon, 82 a. Platon, Cratyle, 400c. Patočka ne refuse pas pour autant l’idée d’une vie après la mort en tant que phénomène. Dans Phénoménologie de la vie après la mort, il montre même que la certitude de l’existence du corps est bien plus légitime que celle de l’âme 94 l’âme d’atteindre le vrai quand bien même elle sait que la vérité est déjà-là271. Car en effet, pour Platon, le « corps » est un endroit de patience où l’homme attend la mort qui est le lieu de la délivrance et où le travail de la pensée permet à l’âme la redécouverte de ce qu’elle sait déjà, et la conforte dans l’espoir d’un futur où la vérité sera présente. Aussi, ce tombeau est un signe car c’est par lui que l’âme s’exprime et s’échappe de l’oubli ; car sans lui, elle est libre et n’a pas besoin d’anamnèse. Cette réminiscence, si elle est d’abord empêchée par le corps, vise alors une plus grande perfection en vue d’un idéal de vérité et des réincarnations futures dans le souci de soi et l’accès à une vie plus juste272. Aussi, ce corps a besoin de l’âme pour vivre car elle est son principe ; elle est aussi « souffle de vie » ou psyché (Ψυχή, Psykhế), insufflant au corps son mouvement et sa destination vers la mort273. Le corps, s’il marque donc la mort et l’ouverture vers les Idées, montre aussi la naissance au moment de l’entrée de l’âme sur Terre et l’accès au travail de l’esprit qui est l’avènement de la philosophie. Alors, et suivant en cela Platon, le passage de Kronos à Zeus marque l’idée d’un jugement juste (κρίσις, krisis) qui oriente la vie des âmes après leur mort selon l’orientation que chaque homme a eu de sa propre vie, mais aussi l’avènement de la liberté chez l’homme qui peut choisir son démon et son propre mode de réincarnation, selon le sens qu’il donne à sa vie et l’utilisation qu’il fait de son âme et de son corps. C’est donc une double orientation de l’âme que Platon offre à l’homme dans une perspective dualiste : à la fois fataliste, où les Dieux sont différents des hommes et orientent leur vie selon la Nécessité et les Idées qui constituent la destination ultime – le sacrifice ; mais aussi humaniste, où l’homme oriente sa vie selon les pouvoirs de son âme et de son corps sur Terre, en fonction de sa volonté et de la réminiscence de « ses » Idées – la lutte. Aussi, le dialogue de l’âme et du corps chez Platon demeure ambivalent car s’il existe un rapport d’inter-dépendance lors de la vie terrestre, seule l’âme espère accéder au monde des Idées et aspire à le connaître. De fait, leurs natures sont différentes : l’âme est 271 272 273 qui est une fiction métaphysique. (Patočka, Jan (1988), Phénoménologie de la vie après la mort in Papiers phénoménologiques, p. 145-156) « Il n'est pas possible à l'homme de chercher ni ce qu'il sait ni ce qu'il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu'il sait parce qu'il le sait et que cela n'a point besoin de recherche, ni ce qu'il ne sait point par la raison qu'il ne sait pas ce qu'il doit chercher » (Platon, Ménon, 80e) Dès le début de ses Leçons sur la corporéité, Patočka part du Charmide de Platon, montrant que la vision est toujours vision de quelque chose, que l’audition est toujours audition de quelque chose, que donc toute perception du corps possède un objet, mais un objet dont le fond n’est pas rationnel mais sensible. Mais rapidement, Patočka quitte Platon pour Aristote, la conception du monde sensible chez Platon étant illusoire et séparée de celle du monde intelligible qui est le seul lieu enviable et envisageable (Patočka, Jan (1988), Leçons sur la corporéité, in Papiers phénoménologiques, p. 53) « L'homme qui fait un usage correct de ce genre de remémoration, est le seul qui puisse, parce qu'il est toujours initié aux mystères parfaits, devenir vraiment parfait. » (Platon, Phèdre, 249c) « C'est ce qui, présent dans le corps, est pour lui la cause de la vie, en lui procurant la faculté de respirer et en le rafraîchissant ; dès que ce principe rafraîchissant l'abandonne, le corps périt et meurt : voilà pourquoi, selon moi, ils l'ont appelé âme. » (Platon, Cratyle, 400b) 95 immortelle, intelligible et spirituelle – active ; le corps est mortel, sensible et matériel – passif. Cette différence de nature est fondamentale car elle permet à Patočka, comme chez Platon, de définir les deux conceptions du monde de la crise en rapport avec deux types de vie : un monde sensible où la vie est ordinaire, banale, animée par l’opinion et l’illusion en rapport à la perception du monde terrestre et matériel ; un monde intelligible où la vie est extraordinaire, réflexive, animée par la science et la pensée en rapport à la perception du monde divin et spirituel. Aussi, si le corps semble n’apparaître qu’au premier monde, sans aspiration à se libérer des chaînes du monde matériel parce que mortel, l’âme, elle, souhaite se souvenir et progresser afin d’échapper à l’ignorance et regagner le monde des Idées qu’elle a déjà vues et contemplées. Alors, le rapport des Idées à l’homme est complexe car, non seulement sur Terre le corps rend obscur leur accès et la réminiscence difficile, voire même proche de la folie, dans son travail surhumain274, mais aussi parce que chaque âme est unique, le chemin à parcourir pour les atteindre est différent, plus ou moins long, selon son vécu et sa connaissance. Le problème est donc à la participation des Idées au monde réel selon que l’âme puisse y accéder ou non et selon quelles modalités. « Cette compréhension exige tout d’abord qu’on se libère de l’emprise d’une métaphore qui s’attache au terme même de χωρισμός en tant qu’il évoque l’idée de la séparation de deux choses – de deux domaines d’objets. Le χωρισμός est originellement une séparation sans un second domaine d’objets. »275 Le concept de « participation » (μέθεξις, methexis), présent notamment dans Parménide, pose le problème du rapport entre l’Idée qui est indépendante de toutes les âmes et des âmes qui y accèdent ou la perçoivent. Cette participation pose le problème de leur synthèse, c’est-à-dire de la recollection de leur fond en rapport aux conceptions du monde naïf et du monde scientifique. Dans ce sens, c’est le concept de problématicité que Patočka fonde, en tant qu’il est l’expression de la sortie de la crise comme le sujet se confronte aux deux conceptions du monde et cherche à les unifier – à travers le concept de monde naturel. Les Idées, selon Platon, sont immortelles et immuables, de même nature donc que l’âme bien qu’elles soient des entités différentes. Le beau (Καλόν, kalon) est un exemple. Pour qu’une chose soit belle, il faut qu’elle participe de l’idée de Beauté et si différentes choses sont belles, c’est qu’elles participent d’une même Idée, d’où leur rapport de 274 275 « Quand, en voyant la beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie, on prend des ailes et qu' [...] on porte son regard vers le haut et qu'on néglige les choses d'ici-bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de folie » (Platon, Phèdre, 249 d). Voir aussi Platon, Phédon, 72e-77a. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 87. 96 ressemblance. Cependant, comme nous l’avons vu, il est impossible d’accéder directement aux Idées sur Terre, au mieux l’homme peut s’en rapprocher ou s’en souvenir. Mais le souvenir n’est pas le réel et ne peut offrir qu’un rapport de représentation ou d’analogie avec les Idées. Alors l’Idée terrestre ne peut être qu’un simulacre (εἴδωλον, eίdôlon) de l’Idée céleste parce qu’elle est visible alors que l’autre ne l’est pas. Mais dans ce simulacre, réside encore la « participation » puisqu’il y a une ressemblance. Alors, quelle est-elle vraiment ? Selon Platon, et à partir du Phédon, il y a deux niveaux de l’être. « Posons qu'il y a deux espèces d'être (duo eidè tôn ontôn), l'une visible, l'autre invisible. Posons également que celui qui est invisible garde toujours son identité, tandis que celui qui est visible ne la garde jamais. »276 Mais alors, les Idées demeurent-elles toujours invisibles ou sont-elles invisibles parce que l’Homme vit encore sur Terre ? Qu’en est-il après la mort ? « La théorie platonicienne des Idées séparées a souvent été interprétée comme un paralogisme, une théorie logique insuffisamment élaborée dans laquelle des noms seraient simplement hypostasiés. Du point de vue purement logique, on le sait, aucun argument ne suffit à justifier la thèse des Idées en tant qu’entités séparées auxquelles aucun étant sensible ne donne accès. »277 Après la mort donc, le problème reste le même car, quand bien même l’âme n’a plus le corps qui obscurcit les Idées sur terre, elle demeure un étant différent des Idées, lequel n’est pas les Idées et doit encore pouvoir les re-connaître. Et dans le ciel, privé de son corps, quand bien même l’âme est immortelle, elle ne possède pas une nature parfaite. Alors, les Idées ne sont que des signes qui orientent l’existence humaine ; et si Platon, était convaincu de leur réalité dans un monde autre que celui terrestre, elles ne sont pour Patočka, que des idéaux, mais dont la valeur essentiellement humaine est un orient qui « anime » l’esprit. Ces Idées sont alors soit insaisissables (invisibles) – ou bien elles n’existent pas et les apparences dominent seules sur terre au régime de l’apparaître. Si les Idées existent, mais qu’elles sont insaisissables, alors le problème est insoluble et il faut les maintenir au statut d’hypothèse, de croyance, de mythe, ou de religion – elles appartiennent au « monde naïf ». La voie de Patočka paraît donc entre-deux et dans le refus d’au-dessus, s’exprimant dans le polemos, c’est-à-dire dans le combat contre l’obscur que renferme l’idéalisme et le réalisme purs278. 276 277 278 Platon, Phédon, 79a. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 86. « Il se peut en ce sens que la doctrine d’Aristote soit plus proche de l’Idée que le Platon de la phase "logique". Mais et Platon et Aristote connaissent aussi un troisième, le grand précurseur qui, le premier, avec une profondeur inégalée, saisit l’Un dans son caractère prééminent et négatif. […] un étranger d’Élée. » (Patočka, Jan (1990), 97 Il faut se détacher des Idées prises dans leur essence parfaite et logique pour les reprendre dans le cadre d’une vision et d’une visée qui est celle de l’homme, mais qui n’est pas claire, au contraire obscure – ou alors qui est claire dans la perception d’un problème, c’est-à-dire dans l’affirmation de l’incapacité à produire une réponse certaine. De plus, au-delà de leur essence qui constitue la destination finale de l’homme, c’est le chemin qui doit mener à elle qui importe en tant qu’il dessine un mouvement de l’esprit tendu par la recherche. Les Idées sont donc des problèmes. Aussi, Platon distingue au moins deux concepts pour définir les Idées : eidos (εἶδος) et idea (ἰδέα), tous les deux signifiant « voir » ou « faire attention ». Or, pour voir, il faut un sujet qui voit et un objet qui est vu. Dans ce sens, l’Idée ne peut être que l’idée « au sujet de » quelque chose qui se produit chez celui qui voit, une perception qui est différente de l’objet qui est vu, puisqu’elle n’est pas l’objet, mais le rapport d’un sujet à l’objet. Alors, il y a deux niveaux de perception possible selon la nature de l’objet perçu : un premier niveau est sensible et en rapport avec la perception sensible des objets du monde matériel (par exemple, comme le dit Hippias, « une belle jeune fille »279) ; un second niveau est intelligible et en rapport avec la perception réflexive des rapports entre les objets sensibles, lesquels permettent d’élaborer des catégories abstraites (par exemple, la beauté, qui s’incarne dans une multitude d’objets : « une belle jeune fille », « l’or », mais aussi « avoir une vie heureuse »)280. Et alors, quand bien même l’Idée de Beauté participe à la beauté réelle de divers objets, elle se trouve à un niveau supérieur en tant que catégorie abstraite dont l’expression se trouve au sein même du sujet qui perçoit. Mais alors comment distinguer les deux ? Dans la vie ordinaire, n’est-ce pas d’abord face aux choses matérielles que le sujet se trouve ? Les Idées, dans leur participation aux choses, ne restent-elles pas invisibles au regard de l’homme ordinaire ? Et finalement, à quoi bon vouloir les contempler ? « Il devient évident que l’homme n’est pas simplement là, mais qu’il a une mission et un devoir envers tout et tous ceux qui n’ont pas le privilège désormais acquis : le privilège de la fascination par la totalité et par l’être, par cet intérêt primordial qui est la source de toute clarté. L’homme ici devient celui qui est envoyé dans le monde pour rendre témoignage de la vérité, pour l’attester par chacun de ses actes et tout son comportement, pour aider à venir à soi tout ce qui est de la même manière que lui, pour laisser être les hommes ce qu’ils sont, dans la clarté et la vérité, pour s’offrir aux choses et aux autres êtres comme un sol où ils pourront se déployer, et non pas pour les exploiter brutalement au profit de ses intérêts arbitraires. »281 279 280 281 Liberté et sacrifice, p. 89) Il y a Parménide qui a pensé le Un. Zénon, son disciple, a fondé la méthode dialectique. « Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle vierge. » (Platon, Hippias majeur, 287e) Platon, Hippias majeur, 287e-293d. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 234-235. 98 Selon Patočka, et comme Platon, il est du devoir de l’homme de tendre vers les problèmes qui renferment les Idées car le philosophe tend vers elles, sans savoir clairement ce qu’elles sont. Ce rapport du clair-obscur est le même que celui de l’état de veille et du sommeil 282. Alors que celui qui sommeille se trouve face aux belles choses et ignore l’Idée de beauté qui les prédétermine, celui qui veille n’est pas tant celui qui se trouve seulement face aux Idées, que celui qui peut distinguer les Idées des choses belles. Ici donc, c’est le caractère problématique de la beauté qui fait sens en tant qu’il n’est pas immédiatement saisissable et que la pensée va faire émerger comme une contradiction : non seulement l’Idée de Beauté apparaît comme un concept unique mais aussi sous la forme du multiple dans sa participation phénoménale aux choses. Alors, comme le conclue Socrate, et il s’agit de la dernière phrase de Hippias majeur : « les belles choses sont difficiles »283 – Il s’agit alors bien de lutter. Ce qui fait sens, à travers l’esprit, c’est la crise en tant qu’elle oriente l’existence de l’homme vers, non pas la vérité, mais la recherche du vrai. Et alors, ce n’est pas tant l’idée qui importe que le mouvement vers car, avant même de chercher le vrai, il faut vouloir chercher quelque chose, et ce vouloir, est la condition même de l’être qui s’exprime dans l’étonnement du sujet qui est le premier face au monde. Et cet étonnement, marque l’opposition – la lutte – le rejet du monde tel qu’il apparaît avec le sentiment qu’il est derrière autre chose que ce que le regard dit. Et si le sujet ne peut dire ce qu’il est en tant qu’Idée, il peut déjà dire qu’il est : positionné derrière l’esprit en tant que projet à atteindre. Alors, la vérité est négative en tant qu’elle est refus du monde sensible et de l’illusion de l’Idée où l’étonnement est le signe vers un peu plus de grandeur. « Le platonisme ainsi conçu est une philosophie à la fois très riche et très pauvre. […] Le platonisme négatif, c’est pour reprendre la parole de Kant, la "situation critique" de la philosophie qui n’a, "ni dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui". »284 Alors quel est l’origine de cet étonnement ? En quoi est-il de fait orientant ? Est-il l’orientation même du monde ? 282 283 284 — Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas l’existence de la beauté elle-même, et qui, quand on le guide vers sa connaissance, n’est pas capable de suivre, à ton avis vit-il en songe, ou à l’état de veille ? Examine ce point. Rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit pendant le sommeil, ou éveillé, croire que ce qui est semblable à une chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi cela ressemble ? — Si, moi en tout cas, dit-il, j’affirme que rêver, c’est faire cela. — Mais alors celui qui, à l’opposé de ceux-ci, pense que le beau lui-même est quelque chose, tout en étant capable d’apercevoir aussi bien le beau lui-même que les choses qui en participent, sans croire ni que les choses qui en participent soient le beau lui-même, ni que le beau lui-même soit les choses qui participent de lui, à ton avis vit-il, lui aussi, de son côté, à l’état de veille, ou en songe. — À l’état de veille, dit-il, et pleinement. (Platon, La République, 476d) Platon, Hippias majeur, 304d. Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 97. 99 « Ce sont des expériences qui font apparaître la singularité, l’étrangeté de notre situation, du fait même que nous soyons et qu’il y ait le monde ; qui nous font comprendre que le fait que les choses nous apparaissent et que nous-mêmes soyons au milieu d’elles n’est pas évident, mais représente au contraire une merveille prodigieuse. »285 En ancien français, « estoner » vient du latin estonare, avec un changement de préfixe – adtonare signifie « frapper de la foudre, frapper de stupeur »286. L’étonnement se rapproche alors du « tonnerre », c’est-à-dire d’un bruit qui surgit et surprend car il apparaît de manière imprévue. Il s’agit donc d’un mouvement du monde qui est perçu par le sujet qui ne l’a pas vu venir. Il se trouve donc en deçà des sens, puisqu’il avance masqué, mais apparaît au grand jour dans un élan de lumière qui éblouit le sujet et le fige sur place. L’étonnement est donc la manifestation visible de l’invisible qui s’impose au sujet de façon intense et subreptice sans que le sujet ne comprenne ce qu’il se passe dans le monde. « Des expériences qui nous font voir tout d’un coup que la vie, qui paraissait tellement évidente, est en réalité problématique, sans que nous puissions dire au juste comment, que quelque chose "cloche", que "ça ne tourne pas rond". »287 Aussi, il canalise et emploie toute l’attention du sujet qui ne vaque plus à ses occupations ordinaires ; il le transporte de force dans un autre monde qui n’est pas prévu mais l’invite à la surprise et au changement. Mais l’étonnement n’est pas que la surprise ou plutôt ne s’arrête pas à la surprise, il doit la dépasser. La surprise n’est qu’une prise au-dessus, un changement de place momentané vers le haut mais qui ne combat la gravité qu’un instant. Le sujet revient la plupart du temps à sa place, une fois la surprise disparue, et reprend le monde comme il était avant selon le mode du quotidien et de l’ordinaire. Le terme grec de thaumazein chez Platon est plus profond car il va de la surprise à l’émerveillement et constitue le fondement même de l’attitude philosophique : « D’un philosophe ceci est le pathos : l’étonnement. Il n’existe pas d’autre origine de la philosophie. »288 « Socrate et Platon sont des problématiseurs de la vie, des hommes qui n’acceptent pas la réalité telle qu’elle se donne, mais la voient ébranlées. Ébranlement qui les amène cependant à conclure à la possibilité d’une autre vie, d’une orientation différente de l’existence, d’un fondement nouveau qui donnerait alors seulement un critère de l’être et du non-être. Ils en sont si fermement convaincus qu’ils défient la réalité naïve en combat. »289 285 286 287 288 289 Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 247. « Voilà la première sagesse grecque, selon les paroles d’Héraclite – "l’éclair gouverne tout" – l’éclair, c’est-à-dire l’éclat qui dans la nuit révèle l’aurore, mais rend aussi visible l’obscurité, l’émergence de tout ce qui est hors des ténèbres auxquelles toute chose appartient et que l’éclair déchire seulement, mais ne surmonte pas. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 249) Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 246. Platon, Théétete, 155d. Patočka, Jan (1990), L’homme spirituel et intellectuel in Liberté et sacrifice, p. 251. 100 Alors, l’étonnement, s’il est d’abord « surprise », est une opportunité vers le haut et l’occasion d’entamer la recherche. Dans le pathos vécu suite à l’événement290 surprenant, il y a quelque chose d’à la fois de douloureux et de salvateur : de douloureux dans l’arrachement du sujet à son socle quotidien (et le socle n’est pas la terre, tout juste « une » place) et dans la rupture immédiate du flux de son activité ; de salvateur dans l’appel d’un monde qui est différent et dont l’ouverture devient possible à la condition d’une réflexion. Alors l’étonnement devient recherche dans l’opportunité prise par le sujet de questionner le phénomène qui l’a surpris dans son origine et ses fondements, et ne pas se laisser seulement saisir par la force de l’événement extérieur et de son observation subie. L’étonnement est alors le premier pas vers la recherche qui est impulsée par la surprise mais entraîné par la curiosité adjointe à la contemplation de l’événement. Si l’étonnement est souffrance, il est donc aussi « Stimmung » selon Heidegger, c’est-à-dire tonalité, humeur, ou disposition. Il est à la fois l’être en accord (Ge-stimmtheit) dans la disposition du sujet à rechercher les causes de l’événement mais aussi l’être destiné (Be-stimmtheit) en tant que le sujet tend vers une destination qui existe et l’attend. Mais rechercher n’est pas chercher. Chercher provient de cercer (« parcourir en tout sens, fouiller ») et puis cerchier (« essayer de découvrir quelqu’un ou quelque chose »), enfin cercher (encore attesté au XVIIIe siècle), passé à chercher par assimilation. L’ancien français est issu du bas latin circare, de circa, circum, circus qui signifie « autour ». Chercher signifie donc tendre vers quelque chose sans forcément savoir pourquoi l’on cherche et sans réfléchir aux causes à l’origine de l’événement. Je cherche un abri pour me protéger du tonnerre sans réfléchir à son fonctionnement, comment il marche, les causes du bruit et de son apparition. Chercher consiste à tourner « autour » (circa) du phénomène, sans le saisir ou pouvoir le comprendre. Rechercher, à l’inverse, signifie sortir de cet « autour », de ce cercle qui n’a pas d’issue, pour appréhender le phénomène dans son aspect causal, il s’agit donc d’une mise en retrait et d’un retour sur soi. Ainsi rechercher, ce n’est pas tant partir à la recherche du phénomène observable qu’à la recherche de ses causes, c’est-à-dire son origine et ses fondements, qui ne sont pas directement observables. Alors, l’étonnement est le premier sentiment qui frappe l’homme et le surprend, mais aussi la première étape de la recherche sous la forme d’un questionnement-en-retour : Que se passe-t-il ? Quelles sont les causes de ce phénomène ? Comment puis-je l’expliquer ? Aussi, l’étonnement n’est pas dans la 290 Le chapitre IV de la Deuxième partie de l’ouvrage d’Émilie Tardivel s’intitule Le monde est l’événement de la liberté. « Contrairement à la métaphysique, la phénoménologie comprend que le fondement de l’être n’est pas intemporel mais temporel. Elle comprend qu’il faut reconduire l’être au "mouvement par lequel le monde s’ouvre", au mouvement du monde. Or, si ce mouvement représente un "événement dramatique", n’est-ce pas parce qu’il ne "confère le sens" qu’en se reprenant "toujours à nouveau et différemment", c’est-à-dire en différant à l’infini la compréhension du sens? » (Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, p. 110) 101 réponse mais là-où seule la question domine, c’est-à-dire dans un « entre-deux » où le sujet et le monde discutent – polemos. — Par conséquent si c’est au sujet de ce qui est qu’il y avait connaissance, et non-connaissance, nécessairement, au sujet de ce qui n’est pas, pour cette chose qui est au milieu il faut chercher aussi quelque chose qui soit au milieu entre ignorance et savoir, si quelque chose de tel se trouve exister ?291 Alors, chez Patočka et selon Platon, l’étonnement est « principe » (archè, ἀρχή) et le principe même de la sagesse qui est visée par le philosophe (Thauma archê tes sofias). Si le sage est celui qui sait, la question appartient au philosophe qui cherche à savoir et tend vers l’avenir dans le souci d’apprendre, donc du souci de soi. Si l’étonnement est douloureux (« pathos »), c’est aussi parce qu’il est prise de conscience de son ignorance et de la nécessité de rechercher un chemin hors de soi afin de découvrir l'autre qui se trouve au fin fond du vrai. Et dans cette ignorance, se trouve la place pour le désir et l’amour du vrai, lesquels impulsent le cheminement dans un éloignement de soi où se trouve encore le faux. Alors pathos est aussi archè dans le principe qui vise à atteindre le vrai. Le mot grec archè désigne ce d’où quelque chose procède, mais ce lieu n’est pas inaccessible puisqu’il est déjà perçu en chemin et attendu. Il est méthode, volonté et engagement de l’être qui refuse de rester sur Terre, afin d’atteindre les Idées qui, bien qu’invisibles demeurent déjà perçues comme « idées ». Le pathos de l’étonnement n’est donc pas seulement une surprise vis-à-vis du monde mais aussi une ouverture de l’esprit qui vise à l’expliquer, en espérant pouvoir trouver dans l’apparition des choses, une meilleure compréhension de soi. Cette compréhension passe alors par l’espoir d’une connaissance de l’être, bien qu’invisible et perçue comme idéal. L’étonnement est alors une disposition de l’esprit qui interroge l’être par l’intermédiaire des choses et donc une réponse personnelle à une invitation qui nous apparaît sous la forme de l’espérance et de la présence de soi comme un autre. Et cet « autre » n’est pas si différent de soi car, bien que sa provenance nous soit a priori inconnue, elle constitue une destination personnelle, laquelle répond au même dialogue que le mouvement primordial de l’être. C’est d’ailleurs la critique qu’Aristote fait à l’égard de Platon qui dans son idéalisme naïf, bien que définissant le mouvement de l’âme, pose le monde intelligible comme supérieur, ôtant à l’homme son expérience dans son aspect charnel et préférant donner à l’âme une vie seulement spirituelle et éventuellement divine une fois tenue en-dehors du corps. C'est d'ailleurs la critique que Patočka fait à Husserl quand, dans l'isolement du sujet naïf, il a vu un 291 Platon, La République, 477b. 102 ego transcendantal privé a priori de sa vie. Si Aristote a produit la critique d’un idéalisme naïf chez Platon qui ne voit pas dans la pensée son fondement ultime qui est d’abord réel et de l’ordre du mouvement, Patočka opère la sienne de façon indirecte dans la tentative de voir le chorismos dans la crise qui habite les mondes « naïf » et « scientifique », pour ensuite la dépasser. Dans ce sens, les sciences s’inscrivent dans une posture rationnelle et abstraite qui s’oppose aux conceptions naïves du monde, pouvant alors s’apparenter aux Idées. À l’opposé, le monde naïf est celui de la matière et du concret qui regarde le monde de façon non-logique, sans preuve concrètes et démonstratives, sur le mode du sentimental ou de l’analogie, comme la pensée antique et mythologique ou la religion du Moyen-âge. Quelle est la destination du chorismos pour Patočka ? « Ce motif mathématique, motif de ce qui constitue une vérité intelligible une fois pour toutes, avec précision et pour tout le monde en toutes circonstances, n’est pas sans rapport avec un autre thème qui apparaît dans la pensée métaphysique de Platon. Nous voulons parler du chorismos, de l’abîme qui sépare le monde vrai, accessible à la visée précise et rigoureuse de la raison, du monde imprécis et à proprement parler insaisissable des phénomènes sensibles et des impressions, ce que l’expérience quotidienne tient pour seul réel – notre environnement, le monde ambiant. »292 Le chorismos est séparation sans qu’il y ait la possibilité d’un raccord. Il ne peut exister un troisième monde – « le » monde naturel – duquel pourraient participer les deux, il y a seulement un fossé entre deux entités qui demeure infranchissable. Il est donc d’abord χώρος, khóros – « espace » entre deux choses – mais espace vide comme un désert car aucune chose ne s’y trouve. Rien ne l’habite, rien n’y habite, il s’agit d’un espace de séparation qui empêche toute relation. Et pourtant, être séparé par quelque chose, n’est-ce pas déjà s’y retrouver et avoir quelque chose de « lointain » en commun ? Mais alors comment saisir cette rupture ? Comme nous l’avons vu chez Platon, la séparation entre les mondes sensible et intelligible n’est que ponctuelle, sa reprise dans le cadre d’un monde des Idées offrant une participation qui les distingue et les rassemble. De la même manière chez Patočka, l’opposition entre mondes naïf et scientifique est d’abord formelle, constituant une hypothèse heuristique ou un symptôme traduisant la crise des sciences européennes. Cette crise, nous l'avons dit, est d'abord spirituelle et l’esprit en fait n’est qu’un. Alors, le problème ici, est à la saisie du chorismos qui, s’il donne à l’homme l’image (Bild) d’un monde (Weltbild) double – dont l’un est celui où il vit, ici et maintenant, et l’autre, celui où il veut vivre, ailleurs et plus tard –, il est une illusion (eidôlon) dont le fond est une crise (krisis) et un « ébranlement » du 292 Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 110. 103 sujet (thaumazein). Cette saisie, si elle est consciente, marque un effort du sujet qui refuse de s’engager dans un des deux mondes afin de contempler la rupture et qui constitue l’inversion du mouvement naturel de la vie. En effet, par habitude, soit l’activité du sujet tend vers le réel, confrontée au monde ordinaire, au travail, aux illusions des sens et à l’opinion ; soit elle s’enferme dans la raison, désireuse de soumettre le monde ordinaire à sa volonté et de créer un espace artificiel visant à reproduire le monde. Alors, le chorismos constitue l’objet de l’ « esprit moderne » qui vise à sortir de la crise dans un souci problématique dont l’issue est encore incertaine mais où l’avancée s’initie. Et ce premier dépassement est « négatif », chez Patočka, dans le sens où il ne mène pas à plus de transcendance mais au contraire à une retenue, les thèses des mondes scientifique et naïf mise entre parenthèses, dans le souci du contempler, devant mener plus tard, à la synthèse de la séparation, son incarnation dans un retour à la vie réelle du sujet qui reprend son être de façon totale dans une volonté d’unifier ses conceptions et sans les séparer de son existence. « Rares sont les expériences qui montrent que ce mode de vie précisément, tout ce monde reçu et non problématique, peut décevoir, qu’il est exposé à la négativité. Ce n’est pas quelque chose qui arrive tous les jours, mais au bout du compte, d’une manière ou d’une autre, chacun passe par là. »293 Alors, le chorismos chez Patočka trouve son dépassement dans le polemos, c’est-à-dire l’attitude du sujet qui s’éveille à la pensée à partir du sentiment du faux. C’est chez Héraclite d’Éphèse qu’il faut aller cherche le concept de polemos, bien que ce soit sa reprise par Heidegger qui ait pu le suggérer à Patočka. Selon Héraclite, « la guerre [polemos] est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres. »294 Dans ce sens, Polemos est la force suprême, bien qu’invisible, qui équilibre le monde et le fait devenir. Les hommes ne sont hommes que parce que les dieux existent, qu’ils sont différents des hommes et s’opposent ; les dieux ne sont dieux que parce que les hommes existent, qu’ils sont différents des dieux et s’opposent. Et au sein même des Hommes, les esclaves ne sont esclaves que parce que les hommes libres existent, qu’ils sont différents des esclaves et s’opposent ; les hommes libres existent que parce que les esclaves existent, qu’ils sont différents des hommes libres et s’opposent. Si polemos est opposition, il est la résultante d’un équilibre entre deux forces contraires dont l’expression finale est un phénomène d’harmonie où, « ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. 293 294 Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 245. Héraclite, Fragment 53 in Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 9, 4. 104 L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc. »295 Dans le cas de l’arc, c’est l’opposition parfaite entre le bras droit tendant la corde et le bras gauche maintenant l’arc qui aboutit à l’atteinte de la cible. Comme pour la lyre, la fin est un acte esthétique dont la beauté exprime la qualité de l’ajustement entre les forces en tension. Alors polemos est arkhè, c’està-dire le mouvement à l’origine de toutes les choses qui s’exprime de façon harmonieuse dans l’opposition des forces qui existent dans le monde. Le fragment 67 dit que « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim ; il se différencie comme (le feu), quand il est mêlé d'aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d'eux ». Ce n'est pas en effet en termes d'énumération qu'il convient d'envisager les contraires. Il n'est pas dans l'esprit du philosophe de dire « jour et nuit » mais « jour nuit » ; de même qu'il s'agit d'entendre « guerre paix » et non pas « guerre et paix ». Le couple des contraires se doit d'être saisi dans l'unité de ceux-ci, et ce n'est pas seulement en saisissant l'unité d'un couple que l'on saisit Dieu, mais en saisissant l'unité de tous les couples comme unité du monde – cosmos296. Alors, polemos a bien le sens de la « dialectique » car s’il exprime le commencement, il exprime aussi le commandement. L’arc ou la lyre ne sont rien sans l’archer ou le musicien qui désirent la commande et contrôlent le mouvement. Mais alors ce mouvement, provient-il de polemos ou est-il la fin même de l’étant ? La cible ou la mélodie, ne sont-elles pas la fin de l’homme, qui est un étant particulier, quand bien même polemos permet de les faire émerger ? Cette fin, si elle s’inscrit dans le réel, n’est-elle pas d’abord idéal en tant qu’il est conforme à la pensée de l’homme ? Alors, polemos est-il toujours le fondateur de l’acte ou bien plutôt une condition, la condition première et nécessaire à son effectuation dans le monde ? Selon Heidegger, polemos est d’abord confrontation entre deux choses qui se trouvent au sein de la pensée qui se reconnaît elle-même en tant qu’elle vise des objets qui sont les siens. Traduisant Platon, il écrit : « Maintenant chacun d’eux (αυτων εκαοτον) est différent (ετερον) des deux autres (δυοιν), mais il est lui-même (αυτο) à lui-même (εαυτω) le même (ταυτον) »297. Alors au-delà du dialogue, ce qui fait sa fin ou son harmonie, ce ne sont pas tant les objets de la pensée, que la pensée ellemême, qui les reprend dans un acte d’identification et qui leurs donne un avenir personnel. Aussi, cet avenir n’est-il que spirituel ? Le lieu du dialogue est-il seulement la pensée qui se trouve au-delà de ses objets réels ? Selon Patočka, si le polemos répond à la pensée, ce n’est pas pour engager son esprit de façon purement idéale – « absolue » selon Hegel – mais afin d’appréhender mieux le réel 295 296 297 Héraclite, Fragment 51 in Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 9, 2. Du grec κόσμος, kósmos : « ordre », « bon ordre ». Pour les pythagoriciens : « ordre de l’univers » d’où « univers », « monde » et en particulier « le ciel », « les astres ». La citation originale est : « ουκουν αυτων εκαοτον τοιν μεν δυοιν ετερον εοτιν, αυτο δ εαυτω ταυτον » (Platon, Sophiste, 254d) 105 et le refondre dans un élan sacrificiel pouvant faire office de politique ou d’orientation pour l’avenir – qu’il appelle problématicité. « Le chorismos n'est donc que l'emblème d'une question qui cherche à se formuler à travers l'écart des mondes ; c'est la question de l'appel de l'origine, la nostalgie de ce qui manque et manquera toujours. »298 Alors le chorismos marque la volonté du sujet qui veut comprendre ce qu’il est dans son rapport au monde, non plus de façon isolée ou dans sa crise, mais dans sa totalité. « Le platonisme négatif constitue donc l'effort d'interpréter la théorie des formes intelligibles sur la base de la négativité de la liberté. »299 Apparaît la question de la sortie du problème. Si l’opposition des mondes fait partie intégrante de la condition humaine, une issue estelle vraiment envisageable ? Qu’est-ce que l’homme peut attendre d’une réflexion sur l’opposition des mondes naïf et scientifique et de l’application du polemos au chorismos ? Dans Platon et l’Europe, Patočka cite, avec beaucoup de délicatesse, le poète Otokar Brĕzina qui écrit : « les réponses précèdent les questions »300. Et en effet, si toute question oriente un cheminement de pensée avec l’espoir de résoudre une crise de l’esprit, son orientation reste habitée par une réponse invisible à la raison du sujet, son intuition demeurant, peut-être, curieusement, seule à errer dans un monde inconnu où l’étonnement (thaumazein) fait office de direction. Selon Patočka, c’est la question qui importe en philosophie comme pensée de l’être et du devenir. Si l’Homme a le sentiment d’être orienté et de tendre vers un futur qui ne dépend pas de lui, de ses choix ou de sa volonté, il peut le penser et en « donner » conscience. Alors, cette prise de conscience est phénoménologique dans le sens où le sujet peut comprendre la façon qu’il a de percevoir le monde et se situer par conséquent, afin de trouver, dans un premier temps, sa place ; puis, s’il a le sentiment qu’elle ne lui convient pas, se déplacer afin d’en trouver une autre. Aussi, peut-il trouver son « centre »301 ? Il faut ici comprendre le rapport du sujet à la finitude dans une perspective existentielle, ainsi que le processus réflexif du sujet devant mener à une prise de conscience – un éveil – et qui appelle à la transcendance – un dépassement de soi. « La finitude de 298 299 300 301 Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, p. 87. Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, p. 89. Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 61. Si, comme nous l’avons vu, l’ancrage et la percée du sujet font partie des mouvements de l’existence humaine, en rapport à la Terre, demeure la question du « centre » et du positionnement phénoménologique, en rapport avec le corps du sujet, que Patočka ne traite pas (notamment parce qu’il lui donne une dynamique assez passive). Husserl parle de « Nullpunkt der Orientierung », dans ses Recherches phénoménologiques pour la constitution (1952), communément traduit par « point-zéro », bien que le « zéro » ne soit pas le « nul » pourtant plus proche du « néant » ou de l’espace béant de l’être. Apparaît dans cette réflexion notamment la chair qui, comme modalité de l’être, s’inscrit dans l’expérience originaire du sujet et le maintient dans la présence (de l’espace et du temps). Ce « pointzéro » pourtant, n’est pas tant un « point » qu’une « limité » et donc la séparation entre deux mondes... Là aussi, Maurice Merleau-Ponty semble une piste de réflexion pertinente. 106 notre vie actuelle fait que nous éprouvons le besoin d’un appui extérieur, d’un salut qui assiérait notre vie sur une puissance absolue. »302 Chez Patočka donc, si comme chez Heidegger, le souci est l’expression même du rapport ordinaire du sujet au monde 303, il est aussi devoir en tant qu’il est souci de l’âme et relève du caractère problématique et quasiment divin de la vie. Alors, dans la visée eschatologique de Platon qui voit dans les Idées l’espoir d’une autre vie, Patočka voit déjà la condition même de l’homme dont le fond est l’angoisse de vivre et dont l’expression dans le monde est le souci – l’intérêt ou la préoccupation. Et alors, si Platon fournit l’image même d’un orient vers lequel tendre – la vérité – celui-ci trouve son incarnation avec Heidegger au sein du sujet qui le vit. Non seulement la mort est un mystère mais la vie est un problème en tant qu’elle tend vers un infini qu’elle est condamnée à ne pas comprendre. Et cette angoisse, elle est complexe et s’exprime différemment dans les conceptions du monde. Dans celle scientifique, elle tend à rendre la mort logique comme la fin matérielle de la vie, laquelle est biologique et déterminée par des lois naturelles. Si cette vision n’est pas rassurante, elle apporte une explication logique à la vie et lui ôte son espoir. Dans la conception du monde naïf, la vie demeure encore un mystère et la religion peut lui donner un sens, ou la fuite304, ou le divertissement305. Alors, les conceptions du monde possède un caractère intéressé dont le fond est l’angoisse, le risque étant soit de plonger la conscience du sujet dans l’ « autoaliénation » et l’ « abdication de soi », soit de refuser la domination du monde mais de trouver un vide – un néant – dont le sentiment est étonnant. Et, « même au fond d’une telle conscience de notre abdication, une angoisse lancinante demeure possible (inspirée par la finitude de l’existence), c’est encore un exemple des conflits internes dans lesquels l’autoaliénation implique l’homme. L’homme aliéné a du mal à s’identifier à la tâche qu’il s’est lui-même prescrite ou, plutôt, que lui prescrit la vision objectiviste de sa propre essence ; la vie en lui fuit cette paix des cimetières, et ne pouvant se défaire de sa propre aperception, il cherche du moins à fermer les yeux et oublier sa situation dans les mille divertissements dont la vie moderne lui offre une telle profusion. »306 302 303 304 305 306 Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 23. Au §39 de Être et temps, Heidegger dit : « C’est l’angoisse, cette possibilité d’être du Dasein étroitement unie au Dasein qui se découvre en elle, qui apporte la base phénoménale permettant de saisir explicitement l’entièreté d’être originale du Dasein. L’être de celui-ci se révèle être le souci. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 231) « L’immersion dans le on et après le "monde" en préoccupation trahit quelque chose comme une fuite du Dasein devant lui-même en tant que pouvoir-être proprement soi-même. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps p. 233) « Une seule et même note de nullité indifférente, une monotonie qui rend toutes choses égales entre elles et fait en quelque sorte justice de l’illusion vitale avec son partage inégal d’intérêts et de désintérêt, de lumières et d’ombres. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33) Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33. 107 C’est bien dans ce cadre que le sujet subit une « baisse du sentiment de la personnalité qui fait pâlir aussi notre sentiment d’être menacés par des puissances objectives [comme] si résonnait […] une seule et même note de nullité indifférente, une monotonie qui rend toutes choses égales entre elles et fait en quelque sorte justice de l’illusion vitale avec son partage inégal d’intérêts et de désintérêt, de lumières et d’ombres. »307 Mais dans ce dévalement (Die Verfallenheit), le Dasein se met à ses propres trousses, nous dit Heidegger, l’illusion du divertissement ne durant qu’un temps et ouvrant finalement la possibilité d’une recherche de soi animé par un sentiment de fuite et le retour de l’angoisse. Ce sentiment de fuite qui se manifeste dans la crise, est aussi une « menace qui est la seule à pouvoir être "redoutable", celle que la peur dévoile, vient toujours d’un étant intérieur au monde. »308 Mais alors, quelle est la condition de cette menace ? De cette crise ? Selon Heidegger, « le-devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde en tant que tel. [Le] monde a pour caractère l’absence complète de significativité. »309 Alors, l’angoisse que le sujet éprouve est un sentiment de désorientation qui s’exprime dans la prise de conscience qu’il a de l’infinitude du monde, alors même qu’il se comprend quelque part, lui étant fini, sans vraiment savoir où. Alors, l’angoisse, elle ouvre la possibilité de découvrir le monde en tant que monde, c’est-à-dire en tant qu’il est infini, son infinitude existant comme contraste à la finitude de l’être, et l’être-au-monde est ce devant quoi l’angoisse s’angoisse. Alors, le sujet se découvre comme être-jeté – comme projet –, c’est-à-dire comme être libre capable de faire des choix en-vers le monde : ce en-vue-de-quoi il est angoissé. Il y découvre son pouvoir-être-propre, en d’autres termes, sa liberté. Cette liberté, qui s’exprime dans l’angoisse, ouvre alors le monde en tant qu’il est habitable, c’est-à-dire qu’il offre une disponibilité et des ressources à prendre et c’est dans l’ustensilité des choses que le sujet va pouvoir appréhender le monde310. Mais le monde n’est pas utile puisqu’il demeure infini. Il est ouverture de l’être dont la nullité rend le sujet libre311. Aussi, c’est dans cette « disponibilité » que le sujet peut éprouver un sentiment d’être et trouver « une possible et occasionnelle "entrée au monde" »312. Nous retrouvons 307 308 309 310 311 312 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 235. Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 235. « Le monde que nous appelons naturel est, chez Heidegger, tout ensemble le monde des disponibilités ustensiles et celui de notre préoccupation humaine dans leur compréhension réciproque, concordante et antagonique. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 219) C’est d’ailleurs dans ce sens que Heidegger dit que l’homme se trouve au-dessus de Dieu, la finitude ne faisant pas partie de ce dernier, ni la liberté dont l’existence se trouve dans ce rapport du fini à l’infini. Parce que l’angoisse est une possibilité d’être du Dasein, il revient à l’homme, dont elle est le propre, d’éveiller les autres à la transcendance, dont le dépassement et la liberté permettent l’ouverture à Dieu. Hölderlin, Trakl, Héraclite, sont des exemples chers à Heidegger. Voir notamment Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) écrit à la fin des années 1930 (en français Apports à la philosophie : De l'avenance). Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 135. 108 alors le « sentiment » de Patočka qui, en tant que possible ouverture du monde rend le sujet libre dans la confrontation de sa finitude qui sous la « tonalité »313 de l’angoisse, perçoit l’infinitude et la disponibilité du monde. Et alors, c’est dans le refus de la peur et de l’autoaliénation que se trouve un orient comme espace possible d’habitation du monde, et dans la manifestation de cette peur, se trouve un appel réel dirigé en-vers l’autre, avec qui le sujet partage un monde commun et un espace partageable. Aussi, « Les éveillés n’ont qu’un monde unique et qui leur est commun ; chaque dormeur au contraire se porte vers un monde qui lui est propre. »314 Selon Héraclite donc, il n’existe pas un monde mais des mondes, lesquels sont des modalités d’êtreau-monde, dont l’illusion donne au sujet le sentiment qu’il se trouve dans une réalité autre que la sienne et distincte de lui. Rappelant une des modalités de Platon (le monde sensible), le monde est une illusion dans le sens où le sujet n’a pas le sentiment qu’il provient de lui mais qu’il s’y trouve comme s’il avait toujours existé. Lorsqu’il est éveillé, le sujet voit dans ce monde d’autres sujets avec qui il partage le même sentiment et donc le monde devient une illusion collective pouvant faire office de croyance. Il est alors possible de voir ici le monde comme une conception partagée par une communauté d’hommes et affirmée comme véridique. Dans ce sens, la conception du monde scientifique s’impose aux hommes de façon dogmatique en tant que vérité démontrable et dont le fondement logico-mathématique semble clair et indiscutable. À l’inverse, le sujet qui dort, vit lui aussi dans un monde, mais a le sentiment qu’il est le sien. Lorsqu’il s’y trouve et l’habite, il lui appartient sans qu’il y pense. Seuls le réveil et la conception du monde scientifique lui rappellent la facticité de son monde qui est naïf, et le sujet prend toute conscience de l’illusion qui est la sienne. « Mais, cela étant, il n’y aurait, sur le plan phénoménal, aucune différence essentielle entre la mort et le sommeil – il n’y aurait pas l’indépassabilité, la possibilité de l’impossibilité, pas d’avantage que l’irréplaçabilité (car tout pourrait être raccordé à tout comme dans la métempsychose). »315 Alors, le sujet, comme tous les autres, sait qu’il peut voir deux mondes : un monde scientifique qui est partageable et un monde naïf qui est le sien. 313 314 315 « la tonalité d’humeur [...] est liée au sentiment global de la vie dans la situation donnée. […] Les humeurs et "affections" sont quelque chose de dynamique ; leur essence comporte un de... vers..., elles viennent de quelque chose et sont en vue d’autre chose ; chaque humeur est une disposition pour une action déterminée » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 96). Fragment 89 d’Héraclite, cité par Heidegger in Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 112. Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 247. 109 « L’homme est un être qui non seulement est fini, qui non seulement est une partie du monde, mais encore qui possède le monde, qui a une savoir sur le monde. Or, nous avons rencontré ici le monde non seulement comme la totalité des choses existantes, mais avant tout comme la fonction qui fait que nous pouvons avoir une telle réalité proliférante dans notre conscience, comme quelque chose qui relève de l’essence de l’humanité même, de la forme de notre existence au milieu des choses. Cette fonction, en vertu de laquelle seule nous pouvons avoir une réalité unitaire, l’univers de tout ce qui est, cette fonction qui contient la possibilité de l’univers ne mérite-t-elle pas d’être appelée monde au sens le plus originaire ? »316 Pour conclure alors, Heidegger nous le dit, la « transcendance » est le cadre de la question concernant l’être-essentiel du fondement. La transcendance signifie « dépassement », lequel (sur un plan formel) « apparaît comme une "relation" qui s’étend "de" quelque chose "vers" quelque chose »317. Alors, Patočka reprend bien l’idée que le transcendant est l’essence du sujet, mais non pas en tant que condition idéale, mais comme réalité pratique visant le « dépassement » – « le sujet existant n’est pas le transcendantal et le sujet transcendantal n’existe pas, il a seulement un appui réel dans le existant. »318 Alors, qu’est-ce que ce dépassement ? Chez Heidegger, le monde constitue le ce-en-vers-quoi le dépassement est orienté. Infini, il est un cercle de possibles que la pensée – la problématicité – doit ouvrir sans pour autant être réel – séparé du sujet. Alors, le chorismos, et à la différence de Platon, n’est pas réel et hors du sujet, il est spirituel et s’exprime sous la forme de conceptions concurrentielles dont la tension est angoissante, voire menaçante. Mais cette angoisse, si elle s’exprime chez le sujet, elle est aussi collective et typique – elle est universelle319. Dans son expression négative, elle peut se transformer en peur320 et immobiliser les sujets, pouvant aller du suicide solitaire, espérant la destruction du sentiment de finitude dans la mort, à la guerre, dans la mort organisée de l’autre. Cette angoisse, elle peut pousser les sujets au divertissement, qui permet un oubli momentané de la finitude, derrière l’illusion du plaisir hédoniste et éphémère ou encore de la société de consommation. Cette angoisse, elle peut pousser les sujets au travail, de l’affairement à l’exploitation du travailleur321. Mais cette angoisse, elle a son versant positif, qui se trouve dans la « négation » du négatif qui n’est plus pensée mais action. 316 317 318 319 320 321 Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 90. Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 104. Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 264. Voir la note 108. On « appelle peur ce qui présente le caractère de l’angoisse. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 234). « Le travail et l’activité ne sont pas tant un moyen en vue d’un but qu’on se propose librement que, d’une part, un moyen de satisfaire les tendances naturelles (au sens le plus brut du terme), d’autre part, une parade à la vanité de la réflexion et à d’autres tentations de la vie : d’une part, nécessité vitale, d’autre part, affairement. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33) 110 « L’action est, au contraire à comprendre dans la seule perspective de la protestation, comme un "non" qui ne s’adresse pas à des états de faits singuliers et concrets, mais – au fond – au mode de compréhension qui les soustend. Vu dans cette optique, le sacrifice repris en est un dont l’enjeu n’est rien d’affirmatif, rien qui ait un contenu positif. »322 Et « l’homme spirituel qui est capable de se sacrifier, qui est capable de voir le sens et la signification du sacrifice, ne peut rien craindre. »323 Dans la réaction de l’étonnement (thaumazein), elle peut amener le sujet au « souci de soi » et ouvrir le « monde naturel » qui est celui de la réponse – ce que Patočka appelle la problématicité mais qui renferme la responsabilité. Alors dans le danger du sacrifice, se trouve aussi l’issue de la vie, dont le fond est non seulement problématique mais saisissable, non pas en tant qu’objet mais comme mouvement du corps et de l’esprit (chorismos). Cette saisie qui n’est pas rationnelle mais relève d’abord du sentiment de l’être est une défense contre le monde qui s’affiche de manière exclusive – qu’il s’agisse du monde sensible ou du monde intelligible. Cette problématicité défend donc la liberté de l’homme et la possibilité d’une ouverture-au-monde dans un repositionnement de soi faisant office de conversion (métanoïa). Et donc ce « souci » (epimeleia), parce qu’il enferme à la fois le danger (le sacrifice) et ce qui sauve (la liberté), peut constituer le pro-jet de l’homme dont la problématicité est le fond et la dialectique (polemos) la méthode. Dans un sens essentiel, c’est un sacrifice pour rien, si l’on entend par le "rien", ce qui n’est pas un étant. »324 L’orientation des mondes est donc la transcendance vécue comme liberté chez le sujet dont l’ébranlement est partageable en vue du destin humain. Alors, c’est dans ce sens que Patočka parle de « solidarité des ébranlés » qui, dans leur ébranlement, trouvent un fond commun, dont la liberté est le destin, un « fond » partageable et reconnaissable à son étonnement, dont la disposibilité face aux problèmes est source de conflits et de luttes réels. Ces luttes, ces conflits, s’ils s’avérent négatifs dans leur caractère figé et totalisant – le dogmatisme, le subjectivisme, le réalisme, le technicisme, le totalitarisme, etc. –, demeurent aussi positifs dans leur dépassement, dont l’orient naturel sont l’opposition et le mouvement. Alors, « l’homme ne serait pas un être humain, mais, comme chez Platon, un démon. » 325 Ce démon en tant que souci de soi ne serait ni plus moins que la conscience en tant qu’elle est, non seulement orientante dans une visée phénoménologique, mais surtout en vue du pro-jet de soi, des autres, et du monde. Et dans ce projet, si l’angoisse reste ekstatique, se trouve surtout la liberté qui, bien que 322 323 324 325 Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 274. Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 256. Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 275. Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 247. 111 comprise comme la condition nécessaire du monde, n’est pas partagée de fait, selon les situations et les contextes, mais demeure un « droit ». « La solidarité des ébranlés – ébranlés dans leur foi en le jour, la "vie" et la "paix" – assume une signification particulière précisément à l’époque de la Force libérée. La Force libérée est ce sans quoi le "jour" et la "paix", la vie humaine en tant que produit d’un monde de croissances géométriques, seraient impossibles. La solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, la compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, à l’attitude d’esclavage ou de liberté vis-à-vis de la vie ; elle implique également la compréhension de la signification de la science et de la technique, de la Force qu’on est en train de libérer. Toutes les forces en vertu desquelles seules l’homme d’aujourd’hui peut vivre se trouvent potentiellement entre les mains de ceux qui comprennent ainsi. La solidarité des ébranlés peut permettre de dire "non" aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programmes positifs ; son langage sera celui du démon de Socrate : tout en avertissements et interdits. Elle devra et elle pourra instituer une autorité spirituelle capable de contraindre le monde en guerre à certaines restrictions, d’empêcher alors certains actes et certaines mesures. »326 Alors, plus qu’un droit, il s’agit d’un devoir que Patočka défend : celui de dire « non » face au monde lorsqu’il ne « nous » apparaît plus comme naturel, celui de dire non à l’aliénation de soi lorsque le monde nous apparaît étrange, celui de dire « non » face à l’oppression lorsque d’autres individus nous imposent des dogmes. Alors, paradoxalement, l’issue du « monde naturel » réside dans la « crise », mais une crise d’abord intérieure dont la compréhension doit permettre à l’action de résoudre celle extérieure, une crise de l’esprit dont le fond est réel tout en assurant l’existence du sujet à travers des actions qui relèvent des affaires de la vie, et non seulement les théories. Dans ce sens, et finalement, Patočka achève dans son fond le projet phénoménologique qui dans sa formulation originelle clamait haut et fort qu’il fallait revenir aux choses elles-mêmes (zu den Sachen selbst)327, ces choses qui ne sont pas des essences ou des Idées (ἰδέα) mais seulement des préoccupations réelles (pragmata, πράγματα). 326 327 Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 213. Husserl, Edmund (1900-1901), Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990, p. 171. 112 Conlusion. Pourquoi parler d’orientation ? D’une façon générale, l’orientation marque la position d’un objet par rapport à un autre. Ainsi, c’est selon d’autres objets et l’espace, qu’il paraît orienté. Aussi, si l’objet occupe une place ou une position, il est orienté par rapport à un repère qui définit un plan avec des directions, lesquelles pointent vers l’horizon qui délimite un fond, mais aussi une toile de destinations possibles. Dans le cas où l’objet orienté est un vivant, se pose le problème de l’origine même de cette orientation qui correspond à une dynamis, une puissance ou un pouvoir s’orienter, laquelle s’insère dans une phusis, ou un monde extérieur. Ainsi, si l’orientation manifeste une puissance intérieure à l’être qui s’oriente, elle est un mouvement qui se dirige vers l’extérieur, le problème de cette extériorité devant être clarifié. Dans Le Monde naturel comme problème philosophique, le mouvement vise à saisir l’oubli du « monde de la vie » afin de lui redonner sens et orienter sa compréhension par le sujet dans un « souci » de liberté. Appelant la perspective de Martin Heidegger, c’est l’appréhension de la mort comme destination qui pousse l’Homme à la liberté, en tant que prise de conscience du caractère temporel de son existence. Aussi, le problème de la finitude humaine n’apparaît que brièvement dans la thèse de 1936, maintenue dans une pensée phénoménologique et une histoire des idées classiques, poursuivant la lutte acharnée contre l’aliénation imposée par les sciences modernes, dans un contexte dangereux où la guerre « avance masquée »328. À ce titre, la Bohême fait partie de l’Europe et la ville de Prague renferme, non seulement l’esprit des Lumières, mais fait aussi figure d’opposition et de protection de la libre pensée au moment même où le nationalisme grandit329. Aussi, c’est bien la phénoménologie de Husserl qui traverse la thèse de l’auteur, en tant que méthode devant permettre à la pensée d’apparaître, mais dans une reprise de son fond qui n’est pas purement subjectif, mais d’abord pratique et dans son rapport au monde réel. Alors, si Patočka part bien des fondements de la phénoménologie husserlienne, il dérive vers une perspective a-subjective où le « corps », en tant que substance, peut apparaître, et où le monde, en tant que mouvement réel, oriente l’existence libre du sujet. Le problème de l’orientation nous amène alors à celui du sens de l’être en rapport au mouvement du monde qui s’apparente à une ontologie. Mais qu’est-ce qui oriente le mouvement ? Et quelle est son origine ? Si l'idée du levant se trouve dans l'orientation (du latin orior, « naître, surgir, se lever »), l’orient marque d’abord le point à l’est, le point cardinal à l’horizon d’où le soleil 328 329 Allusion à Descartes (« larvatus prodeo »). Voir notamment les conférences de Patočka à Louvain sur « la contribution de la Bohême à l’idéal de la science moderne » (1965) ainsi que L’idée de l’Europe en Bohême (1975). 113 se lève, d’où provient le jour et aussi la lumière, et ce, de façon perpétuelle et cyclique. S’orienter, tout en marquant un point de l’espace, marque aussi un temps, celui où la clarté apparaît comme la condition initiale du déplacement humain, en relation avec un futur, où la destination n’est pas encore connue mais demeure toujours projetée. Heidegger part ainsi de l’habiter (Wesen) pour comprendre l’origine de l’être humain qui est sans abri ni foyer (Unheimlich) et où la vérité est sa destination comme ouverture ou éclaircie (Lichtung). Selon lui, et en référence à Aristote, la φύσις concerne tous les étants qui ont pour caractéristique de croître et de s’épanouir. « La φύσις conçue comme épanouissement (Aufgeben) peut être partout, par exemple dans les phénomènes célestes (lever (Aufgang) du soleil) […] Φύσις désigne la perdominance de qui s’épanouit, et le demeurer (Währen) per-dominé (durchwaltet) par cette perdominance. Dans cette perdominance qui perdure dans l’épanouissement se trouvent inclus aussi bien le « devenir » que « l’être » au sens restreint de persistance immobile. Φύσις est la venue au jour, <la pro-sistance> (Ent-stehen), le fait de s’émettre (sich herausbringen) hors du latent (das Verborgene), et par là de porter celui-ci à stance (in den Stand bringen). »330 Ici, la phusis n’est pas la nature prise comme ensemble de choses visibles ou matérielles, mais bien « l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable. » Dans le cas du Dasein, alors, l’être-pour-la-mort331 (Sein zum Tode) soutient l’idée d’un être-pour-l’orient, la mort faisant figure de finitude dans la pensée du Dasein isolé et qui a le souci de son existence. De cette (in-)finitude, Patočka montre que le sujet est totalement orienté par le « monde naturel », sans pour autant qu’il puisse le comprendre. Cela est manifeste dans une « crise » qui est complexe et spirituelle : crise de la connaissance théorique, car la raison – du philosophe, du scientifique – ne peut connaître totalement le « monde naturel » qui n’est pas seulement rationnel ; crise de la connaissance pratique, car l’action – de l’homme ordinaire, du 330 331 Heidegger, Martin (1952), Introduction à la métaphysique, p. 27. Heidegger ne va cependant pas au bout de la méditation du jour qui se trouve dans la lumière du levant – le soleil. Si elle éclaire, elle montre un coin qui est d’abord l’est. Et de ce coin, apparaît une zone qui est celle des points cardinaux. De plus, si de ce coin émerge le jour, son rayon est une énergie qui fait pousser et avancer. De la même façon, la rose des vents repose originairement sur le principe de trouver sa route selon la direction du vent et ensuite de naviguer. Et avant la boussole, qui suit le champ magnétique terrestre, les vents fournissaient une force permettant d'orienter une girouette, dispositif importé par les vikings qui en disposait d'une sur leur mât (de l'ancien scandinave Veðr-viti, « temps » + « indicateur »). Les roses des vents n'indiquaient donc pas quatre points cardinaux mais huit vents et un temps, d'où la nécessité pour celui qui veut naviguer de trouver une force, une énergie, permettant de s'orienter, selon l’avenir. Alors, les points cardinaux, derrière leur apparence géométrique, enferme un sens existentiel profond à la fois lié à une force devant permettre à l’être de se mettre en mouvement, selon une direction et en vue d’une destination, mais aussi un rapport au monde quasi mythologique dans la réserve de l’infinitude (un destin donc). En effet, la girouette des Vikings est l’instrument qui permet au Drakkar d’affronter le monde inconnu et de ne pas revenir en arrière, le courage dans l’affrontement des intempéries étant la garantie du Valhalla – le lieu de repos du guerrier qui s’est bien battu – dans l’événement de la mort. Chez les grecs aussi, certains Dieux sont des signes qui dans l’espace expriment la temporalité de la vie et le destin des hommes : Éôs est l’aurore ; Séléné est la pleine lune ; Éôsphoros est l’étoile du matin ; Hespéros, l’étoile du soir. Il y a donc une mythologie de l’orient. « Être-vers-la-mort » dans la traduction de François Vezin et « Être-pour-la mort » selon Emmanuel Martineau. 114 croyant – ne peut pas accéder au monde naturel car il ne le pense pas ; crise du sens, car le « monde naturel » apparaît toujours de façon a priori, sous la forme d’un objet de pensée, alors qu’il est profondément praxique – il demeure à l’origine et au fondement même de cette pensée ; crise ontologique, dans son rapport pendant au sujet – son corps / son âme –, car l’essence du « monde naturel » se trouve au-delà de tout, et est insérée dans un mouvement total, dont les limites spatiales et temporelles sont indéfinies, bien que pensables. Alors, la problématicité de cette crise, s’avère en elle-même problématique car, si le sujet ne peut pas la saisir, comment comprendre l’attitude du philosophe qui a prétention à la comprendre ? Ne faut-il pas rejeter la philosophie elle-même dans son aspect théorétique et se contenter d’une réflexion dont l’anamnèse est la méthode, et où l’explicitation et la critique, suffisent à la légitimer ? Patočka va jusqu’à l’ironie et qualifie d’ « improvisation »332 son propos qui se veut anti-philosophique. Il montre aussi sa préférence pour l’histoire de la philosophie qui « est une discipline qui s’applique à retracer moins la vie de la philosophie même que, plutôt, ce conflit incessant de la philosophie avec le monde. »333 Si notre travail paraît parfois errant, c’est parce que la pensée de Patočka l’est aussi, et que nous avons fait le choix de la suivre, plutôt que de la rendre systématique. Selon elle (la pensée), la philosophie est cette quête du sujet qui, lucide face à l’insaisissabilité du monde, demeure, à la fois lucide, dans son refus du dogmatisme, et courageux, dans la volonté de préciser les problèmes et les rendre plus éclairants. « La philosophie est l’instance de la clarté ultime. A son origine, elle est un courage pour l’essence dernière de l’étant que la vie naïve cherche à esquiver. »334 Et finalement, c’est une attitude héroïque qui permet de définir au mieux ce qu’elle est, en tant qu’elle manifeste la reconnaissance de la finitude de l’homme, qui dans sa perception, se bat pour avancer dans l’infinitude du monde. « La philosophie est alors à même de purifier l’auto-compréhension de l’homme héroïque, de lui faire comprendre sa foi, non pas comme une révélation du transcendant, mais en tant qu’acte humainement libre. »335 Alors, l’orient prend tout son sens en tant que tentative de trouver un sens au monde. Mais, il faut noter le gradient opéré par Patočka qui, conformément à la tradition rationaliste, part de la raison, pour montrer ses limites et la critiquer, et va chercher, dans un second temps, le réel afin de dépasser la conscience transcendantale. Si le monde naturel est profondément pratique, sa formulation n’en demeure pas moins théorique, ce qui pose bien le problème de sa saisissabilité et de sa compréhensibilité. 332 333 334 335 Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 14. Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 17. Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 23. Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 25. 115 Une démarche inverse serait possible, laquelle consisterait à partir du réel, dont le corps et l’action font partie, pour tenter a posteriori de comprendre l’ancrage du sujet au monde. Nous avons évité de comprendre ce mouvement trop à travers la pensée d’Aristote, bien que Patočka l’ait prise un temps. En effet, il retrouve chez le Stagirite les origines du « mouvement-processus », qu’il prend, non pas de façon empirique (« le mouvement n’est pas un simple fait donnée aux sens »), mais ontologique. Le « mouvement n’est pas quelque chose qu’un être subit de l’extérieur, il n’est pas un simple changement de relations mais quelque chose d’intrinsèque, qui constitue et édifie les êtres dans leur être. »336 Dans ce sens, toute mathématisation du mouvement est réductrice, voire impossible. Aussi, si ce mouvement relève du monde, il ne relève pas seulement du sujet car il s’inscrit dans une cosmologie où le monde lui-même se meut dans un processus de génération et de périssement. Et en effet, le mouvement est bien tout d’abord « ce par quoi le cosmos naît et périt, c’est le devenir du cosmos plutôt que le mouvement dans le cosmos, mouvement du monde plutôt que mouvement dans le monde. »337 Et l’auteur tchèque nous rappelle que « le mouvement dont parlent les premiers penseurs ioniens n’est pas celui des choses dans le monde une fois existant, mais avant tout le mouvement dans lequel le monde lui-même vient à l’être. »338 Aussi, cette esquive nous a semblé nécessaire car, dans la recherche d’une pensée encore plus asubjective, Patočka retombe vite à une subjectivité indépassable, dont le fond est le transcendant. Comme l’explique Pierre Rodrigo, si Patočka cherche chez Aristote un télos du monde, pouvant englober le sujet sans anthropomorphisme, il ne parvient pas « à penser dans toute sa radicalité la négativité ontologique qui, en toute rigueur, constitue le mouvement – et qui, notons-le bien, est la seule détermination qui puisse permettre à l’exégète qui en tient compte dans ses descriptions d’échapper à une nouvelle forme de métaphysique du mouvement. »339 Finalement, le concept de « mouvement », dans ce cadre, remplace celui de « sujet transcendantal », mais occupe la même fonction, donnant l’illusion de se libérer du subjectivisme, mais demeurant au sein d’une phénoménologie dont le fond reste perceptif dans un excès de réalisme. Nous avons donc préférer rester dans une orientation critique du « concept » de monde – et non du monde en tant que tel –, 336 337 338 339 Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, Paris, Vrin, 2011, p. 26. Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, p. 37. Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, p. 41. Et de rajouter : « Il ne fait par conséquent guère de doute que Patočka – trop occupé peut-être à congédier, après sa lecture d’Aristote, son ancien modèle d’objectivation (qui, je le rappelle, reconduisait au dualisme ontologique du simple fait qu’il partait d’une scission entre le sujet et l’objet perçu, même s’il tentait ensuite de le surmonter) – en vient à reproduire, sous le nom de "mouvement ontologique", le modèle métaphysique de la plénitude sans faille de l’être... Tout se passe finalement comme si la recherche d’un monisme ontologique, celui du mouvement, devait nécessairement se payer d’une répétition du schème immanentiste. » (Patočka, Jan (2011), Phénoménologie asubjective et existence, p. 40-41) 116 qui figure comme problème, et lui donner, au-delà de sa liberté, les vertus du sacrifice et de l’ébranlement, de la politique donc, qu’il reprend à Platon. Finalement, dans notre travail, nous montrons que l’origine du monde est la liberté, laquelle habite le mouvement des choses, dont l’existence humaine fait partie, où son fond est le souci, dont le sentiment de crise, les contradictions, les luttes, les conflits, les oppositions, les dualités sont des symptômes. Dualité du monde en tant qu’elle expose la crise de l’esprit, dans la confrontation des conceptions scientifique et naïve du monde, comme dans la Krisis de Husserl. Dualité du monde comme dédoublement de l’esprit, qui a la certitude d’exister et d’appréhender quelque chose qui ne se trouve pas juste à l’intérieur de lui. Dualité du monde comme apparaître, dans le sentiment de faire partie d’un tout que le sujet n’a pas choisi mais dans lequel il est tombé. Dualité du monde dans l’expérience de la finitude, qui projette de l’infini dans l’espoir d’une vie éternelle. Dualité du monde dans le questionnement intérieur, qui gravite autour du moi et des choses qui apparaissent, sans jamais les saisir. Dualité du monde dans la responsabilité vis-à-vis du monde, qu’il s’agisse de l’autre, de la Cité, ou du cosmos. Dualité du monde dans la vie, qui est matérielle et qui ne l’est pas, son mouvement l’élançant toujours vers un esprit plus grand, où le sujet n’est pas, mais où il ressent l’orient. Dualité du monde dans un retour historique, où le sujet constate que son existence est la même que celle d’un autre avant. Dualité du monde dans un élan vers l’avant, où le sujet sait qu’il va mourir, mais a le sentiment de ce qu’il fait, en vue du bien de tout(s). Alors, nous avons cherché le fond de la pensée de Patočka, qui est pensé aujourd’hui de façon remarquable, par Émilie Tardivel, dans La liberté au principe, qui parle de « système de la liberté »340 pour qualifier le monde de Patočka. Peut-être, cependant, nous y avons vu un « chemin » différent – un Holzweg. Nous avons essayé de l’appréhender à son point de départ, que constitue la thèse d’habilitation de Patočka en 1936, en rapport avec les pensées de Husserl, puis de Heidegger, dans un contexte qui le rend urgent et le précipite. Nous avons ensuite suivi son mouvement dans les écrits politiques de Liberté et sacrifice, jusqu’aux Essais hérétiques, lesquels s’approchent de la fin – la mort de Patočka elle-même est sacrificielle. Et puis nous avons retrouvé Platon qui, dans le questionnementen-retour de Patočka de Platon et l’Europe, trouve l’origine du monde et les fondements de la crise, dans l’avènement de la pensée rationnelle, refusant de voir simplement apparaître le monde, mais de toujours poser des questions. Alors, y a-t-il des questions éclairantes ou bien ne mènent-elles pas toutes « nulle part » ? Faisons de la question dite l’orient même d’un à-venir. 340 Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, p. 270. 117 118 Bibliographie. Ouvrages principaux DESCARTES, René (1637), Discours de la méthode, Partie VI, Paris, Le livre de poche, 2000. — (1644), Principes de la philosophie, Paris, Éditions Vrin, 1993. FRANCK, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Les Éditions de Minuit. HEIDEGGER, Martin (1927), Être et temps, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1986. — (1952), Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967. — (1954), Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. — (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Éditions Gallimard. — (1968), Questions I et II, Paris, Éditions Gallimard. HUSSERL, Edmund (1913), Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Éditions Gallimard, 1950. — (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Paris, Éditions Vrin, 2014. — (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Éditions Gallimard, 1976. PATOČKA, Jan (1934-1976), Liberté et sacrifice. 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Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Revue trimestrielle, Numéro 118, Paris, Éditions de Minuit. 121 Résumé. L’orientation des mondes chez Jan Patočka est l’occasion de penser le rapport du sujet au monde dans sa réserve de l’approche husserlienne, présentée notamment dans La crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale (1954), aussi dans son invitation à l’ontologie de Martin Heidegger, celle présentée notamment dans Être et temps (1927), et enfin dans la recherche de son origine chez Platon. Suivant Jan Patočka dans Le Monde naturel comme problème philosophique (1936), nous enracinons la pensée phénoménologique dans l’existence humaine, en la sortant de la « crise spirituelle » que l’homme traverse en Europe dans les années 1930. Puis, à partir de ses écrits tardifs, refusant de rester dans une ontologie dont le risque est de voir disparaître le fond du sujet, nous questionnons l’expérience de la problématicité qui, bien que capable de penser le monde dans son rapport asubjectif, maintient le rapport de l’être-au-monde en tant que « souci de l’âme ». C’est alors dans sa réflexion historique que la pensée de Jan Patočka prend tout son sens qui, dans la méditation de sa propre thèse, et dans son orientation réaliste, défend l’idée même d’une liberté humaine négative. Si cette liberté s’oppose au monde, elle permet cependant une conversion de l’esprit pleine d’humilité, qui trouve dans l’étonnement et la question une orientation infinie. Dans cette orientation, se trouve aussi le mouvement de l’âme qui dans son souci a pour « orients » : l’espoir, le sacrifice, le devoir et la solidarité de l’homme envers le monde. Et finalement, c’est bien la liberté humaine que Jan Patočka pense, en tant qu’elle permet non seulement l’ouverture du monde, mais surtout qu’elle oriente le monde lui-même au sein de l’existence du sujet, en tant qu’il est un idéal impossible à atteindre. 122