L’ORIENTATION DES MONDES
CHEZ
JAN PATOČKA
par Pierre Souq
Département de Philosophie
UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines
Sous la direction de Vincent Blanchet
Mémoire présenté
en vue de l’obtention du diplôme de Master 2
en Philosophie et Épistémologie
le
JURY
Mr. Vincent Blanchet
ATER, Paris
Mr. Alain Petit
Assistant agrégé, Clermont-Ferrand
, Directeur de mémoire
, Examinateur
Année scolaire - 2016/2017
2
3
… Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus
souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent
soudain dans le non-frayé.
On les appelle Holzwege.
Chacun suit son propre chemin, mais dans la
même forêt. Souvent, il semble que l’un
ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une
apparence.
Bûcherons et forestiers s’y connaissent en
chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur
un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle
part.
Martin Heidegger
4
Remerciements.
Le présent mémoire est un de ces obstacles qui arrivent sur le chemin de la vie et qui
donnent à la fois le sentiment du péril mais aussi de ce qui sauve. Il s’inscrit dans une année
particulièrement tortueuse, sous le signe, du retour, du mouvement et de la naissance. Un retour à
Clermont-Ferrand, qui est la ville de mes premières études en Sciences et Techniques des Activités
Physiques et Sportives (STAPS). Un enseignement de philosophie, en tant que Titulaire sur Zone de
Remplacement (TZR) dans le département du Puy-de-Dôme. La naissance de mon fils Loup, à qui
je dédie ce travail, en espérant qu’il l’oriente un jour. Je tiens à remercier chaleureusement ma
femme, qui se trouve toujours là où je pense, Vincent Blanchet, mon directeur, dont l’existence est
un appel à la guerre, à la paix, Bertrand Nouailles, mon collègue, qui dans son engagement auprès
de l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public (APPEP) fait preuve
d’une exemplarité remarquable, Virginie Dégerine, ma collègue, qui a allégé la charge de mon
travail cette année, en tant que coordinatrice au Lycée Général et Technologique Ambroise
Brugière. Une pensée amicale à l’ensemble du département de philosophie de Clermont-Ferrand,
notamment Sébastien Gandon et David Lefebvre, pour leur accompagnement administratif, Alain
Petit, pour sa lecture et sa correction, ainsi qu’aux étudiants de Master 2, que j’ai pu croiser ici et là.
5
Université d’Auvergne
L’Orientation Des Mondes
Chez
Jan Patočka
par Pierre Souq
Département de Philosophie
UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines
Mémoire présenté
en vue de l’obtention du diplôme de Master 2
en Philosophie et Épistémologie
le
Sous la direction de Vincent Blanchet
2017
6
Table des matières.
Remerciements
p. 4.
Table des matières
p. 6.
Introduction
p. 7.
1. Le positionnement du problème
p. 12.
2. La « crise » comme point de départ
p. 20.
3. Le concept de « monde naturel » comme destination
p. 35.
4. Le questionnement-en-retour comme moyen d’accès au monde
p. 52.
5. La liberté comme obstacle en chemin
p. 69.
6. La perte du monde originel
p. 82.
7. Le « soin de l’âme » à son fondement
p. 92.
Conclusion
p. 112.
Bibliographie
p. 118.
Résumé
p. 121.
7
Heidegger dit : le Dasein est toujours en
chemin, mais il ne dit pas : en chemin vers
où. Le cheminement implique une continuité
et une totalité qu’on ne saurait méconnaître.
Jan Patočka
Introduction.
L’orientation des mondes chez Jan Patočka est l’occasion de penser le rapport du sujet au
monde dans sa réserve de l’approche husserlienne, présentée notamment dans La crise des sciences
européennes et la philosophie transcendantale (1954)1, aussi dans son invitation à l’ontologie de
Martin Heidegger, celle présentée notamment dans Être et temps (1927)2, et enfin dans la recherche
de son origine chez Platon. Confrontant les deux formulations majeures du concept de « monde »
dans la thèse d’habilitation de Jan Patočka, Le Monde naturel comme problème philosophique
(1936)3, nous montrons, non seulement que le philosophe tchèque dépasse l’approche husserlienne
du « monde naturel »4, mais initie aussi une réponse à la crise des sciences européennes beaucoup
1
2
3
4
Ouvrage inachevé, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale correspond chez
Edmund Husserl au volume VI des Husserliana : Die Krisis der europäischen Wissenshaften und die
transzendentale Phänomenologie. Il est seulement publié à titre posthume en 1954 chez Martinus Nijhoff. Pour la
référence française, nous reprenons l’édition de 1976 aux Éditions Gallimard, traduit de l’allemand et préfacé par
Gérard Granet. Le texte principal remonte aux années 1935-1936. Trois compléments ont été rajoutés dans le but de
comprendre la naissance et le problème de la Krisis : le premier a été écrit de 1926 à 1928, le second de 1928 à
1929, le troisième est la fameuse conférence de Vienne et date de 1935. Dans le reste de notre travail, nous
abrégeons la référence à cet ouvrage par la Krisis.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, Paris, Gallimard, NRF, 1986. Pour la traduction, nous avons utilisé, par
défaut, celle de François Vezin bien que notre directeur, Vincent Blanchet, nous ait conseillé, celle de Emmanuel
Martineau.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, Paris, Vrin, 2016. Nous utilisons tout au
long de notre travail la dernière édition française, traduit du tchèque par Erika Abrams, avec une préface de Ludwig
Landgrebe. L’ouvrage est conçu sur le modèle du troisième tome de l’édition des Œuvres choisies de Jan Patočka
publiée entre 1987 et 1992 en traduction allemande, sous la direction de l’Institut für die Wissenschaften vom
Menschen de Vienne. Elle se divise en trois parties : la thèse d’habilitation de 1936 (Le monde naturel comme
problème philosophique) ; le Supplément à la deuxième édition tchèque. Le monde naturel dans la méditation de son
auteur trente-trois ans après, rédigé en 1969 et publié en 1971 sous la date de 1970 ; la postface à la traduction
française de Jaromir Danĕk et Henri Declève, écrite en 1974 et publiée en 1976. Dans le reste de notre travail, nous
pouvons abréger le titre sous la forme de Le Monde naturel.
« Monde de la vie » – d’abord « natürliche Welt » puis « Lebenswelt » chez Husserl.
8
plus globale que celle de son prédécesseur, appelant en cela l’ontologie heideggérienne, dont le
dénouement apparaît après. Si l’humanité traverse une « crise spirituelle » dans les années 1930, se
traduisant par la victoire et l’omniprésence du monde technico-scientifique, et ce, au détriment des
questions ayant trait à la religion ou à la métaphysique, la phénoménologie transcendantale, bien
qu’animée par un projet critique et humaniste, s’est elle-même fourvoyée dans un idéalisme pur,
prolongeant le rationalisme dogmatique de la modernité initié par Descartes. Après Husserl donc,
Patočka montre que cette crise est finalement celle de la phénoménologie, qui parachève la
« conception scientifique du monde » à laquelle il manquait une théorie du sujet connaissant, et où
l’illusion de complétude s’efface derrière la toute puissance de l’ego transcendantal. L’orientation
positiviste du monde, qui s’exprime alors par la volonté d’expliquer le monde dans sa totalité, tend
à mettre de côté d’autres conceptions du monde plus « naïves », ou alors à les expliquer selon des
principes et des règles strictement logiques, et ce, sans questionner leur origine et leurs fondements.
Ainsi, les lois des sciences naturelles, parce qu’elles se présentent comme les constituants d’un
monde dont l’origine et les fondements ne sont pas humains, mais dont l’humain fait partie, font
perdre au sujet le sens de la vie, l’ « aliènent » et le forcent à « abdiquer »5. Cependant, éprouvé par
une conception nihiliste du monde qui influence son « sentiment vital »6, le monde apparaît dans sa
« séparation » dont les deux conceptions du monde sont les symptômes. Alors, nous questionnons
l’origine de cette distinction, qui dépasse la pensée moderne, et trouve son fondement dans
l’Antiquité grecque avec le concept de chorismos7. Croisant l’orientation théorique de son maître,
tout en la faisant sortir de son dogmatisme naïf, Patočka extrait la séparation du monde antique de
son orientation réaliste à partir de l’existence du sujet. Alors, s’il existe bien un phénomène de
« séparation » chez le sujet, c’est justement parce qu’elle fait partie intégrante de l’existence
humaine, à condition de la reprendre dans son mouvement primordial et originel. Maintenant alors
l’idée d’un sujet comme être-au-monde, c’est avec le concept de liberté, comprise comme la
disposition du sujet à penser le monde comme le lieu où il n’est pas mais où il veut aller, que
Patočka va s’émanciper de la Krisis afin de repositionner l’histoire des mondes dans une visée
ontologique. Et en effet, là où le sujet n’est pas, c’est le monde qu’il peut habiter, dans le souci du
Dasein, et vers lequel il peut s’orienter. Chez Patočka, si cette destination est infinie et contraste
avec la finitude de la vie, sa préoccupation n’est pas seulement, comme chez Heidegger,
5
6
7
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31.
Du grec χωρισμός chōrismós, « séparation » chez Parménide et surtout chez Platon en rapport avec les mondes
sensible et intelligible.
9
l’expression du Dasein, mais un problème aussi corporel, où l’incarnation est sacrificielle. Alors, il
faut questionner le maintien du dualisme corps / esprit qui, au-delà de la tradition idéaliste et de son
rapport historique à Platon, exprime la problématicité du monde dont la liberté est le fond, et où le
corps constitue la destination de l’âme en tant qu’il est le lieu de l’action. Renouant aussi avec la
tradition aristotélicienne, le corps et l’esprit sont alors des pragmata8 dont le souci est l’expression
historique de la rationalité contemporaine, qui, dans la victoire de la conception du monde
scientifique, voit leur séparation définitive, leur disparation ou leur réification. Poursuivant alors les
cris d’alarme de Husserl et de Heidegger, et devant la montée du danger9, la thèse de Patočka est
l’occasion d’un questionnement-en-retour dont l’âme, puis le corps, sont les objets, et où le
dialogue avec soi-même manifeste un besoin de totalité et un retour à plus d’humanité. C’est alors à
partir d’une vision eschatologique, bien qu’animée par une problématique originale et moderne, que
Patočka appelle à la « solidarité des ébranlés »10, où chaque sujet se fait « héros »11 de son temps.
Dès lors, l’orientation du « monde naturel » est la dialectique des conceptions scientifique et naïve
du monde dont le destin est l’ « expérience du front »12 (polemos) et dont l’issue est philosophique
dans un sens antique et politique. Comme chez Socrate, la vie du philosophe est alors une
conversion (metanoïa) qui est tournée vers un idéal pratique, dont le souci (epimeleia) nourrit, non
seulement la vie intérieure, mais aussi le sens du mouvement qui est le bien de tous. Finalement,
l’orientation des mondes chez Patočka est l’orientation du sujet qui dans le pro-jet du monde
exprime le souci qu’il a d’exister. Il peut trouver, dans sa vie, la problématicité du monde qui
s’exprime sous la forme de la crise et dont la fin est impossible ; mais, sa compréhension manifeste
la liberté de l’homme, et donc un espoir et un devoir, dont l’issue peut s’avérer meilleure dans son
rapport à l’esprit (comme idéal), bien que sacrificielle dans son rapport au corps (comme action).
Alors, si le « sens » du monde est problématique et répond toujours, à la fois à une crise (dans son
aspect pathologique où le sentiment chez Patočka domine) mais aussi à une quête (dans son aspect
optimiste et idéaliste), il n'est pas conceptuel mais en perpétuel devenir. Dans le fond ontologique
8
9
10
11
12
Du grec πράγματα, pragmata, « affaires humaines » chez Aristote, par opposition aux événements de la nature.
Ici se trouve le problème du « déclin » et de savoir si le caractère eschatologique de la vie et la crise dans laquelle
réside la liberté humaine peut trouver une fin. Nous y revenons dans notre dernière partie.
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 213. Dans le reste
de notre travail, nous pouvons abréger le titre sous la forme de Essais hérétiques.
« La philosophie est alors à même de purifier l’auto-compréhension de l’homme héroïque, de lui faire comprendre
sa foi, non pas comme un révélation du transcendant, mais en tant qu’acte humainement libre. » (Patočka, Jan
(1930), Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon 1990, p. 25) Dans le reste de notre
travail, nous pouvons abréger le titre sous la forme de Liberté et sacrifice.
Expression que Patočka reprend à Teilhard de Chardin. Voir Les guerres du XXe siècle in Patočka, Jan (1975),
Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire.
10
du monde, s'il ne s'y trouve aucune théorie susceptible d'expliquer ce qu'il est, réside un mouvement
global et transcendant13 de l'être qui œuvre à faire apparaître un sens. Celui-ci, bien que par nature
insaisissable, peut se manifester à la pensée du sujet qui, faute de le connaître, peut essayer de le
comprendre, à travers l’interprétation des signes. Alors, bien que n'employant pas directement le
terme, Patočka se tourne vers une herméneutique du sujet, c'est-à-dire une étude du monde en tant
qu'il apparaît à la pensée selon la forme du langage 14. C'est en effet en tant que le monde « parle »15
au sujet que Patočka pense la crise, laquelle est d'abord spirituelle et en rapport à la conscience (ce
qui constitue le point de départ du philosophe tchèque). De la même manière, lorsque Patočka pense
le corps, c'est en tant qu'objet de la pensée qu'il fait d’abord sens, et donc selon l'herméneutique du
sujet, avant de réfléchir à son essence propre. Néanmoins, cette herméneutique, parce qu'elle est
prise par le mouvement elle aussi du monde, ne peut que saisir son expression et ses façons
d'apparaître – par exemple, sous la forme des « conceptions du monde » – et se trouve, elle-même
(peut-être), orientée par quelque chose d'invisible, de transcendant, et de préalable. L'ontologie,
pouvant laisser place à une cosmologie, peut avancer dans cette direction, bien qu'elle soit ellemême toujours prise par le filtre de la subjectivité qui, malgré un regard-en-retrait, un éloignement,
une distanciation du sujet, demeure toujours celle du sujet. Alors, seule reste la compréhensibilité
du monde, c'est-à-dire le sens que le sujet manifeste en rapport-à-son-monde, suite au sentiment de
crise au sein du souci de l'étant, et qui, selon un mouvement de pensée, dépasse le sujet tout en
maintenant le doute. Alors, la difficulté est triple. Non seulement, cette compréhensibilité est réduite
à une modalité de l'étant qui dans son mouvement de pensée ne peut saisir le monde dans sa totalité
mais seulement un fragment qui apparaît sous l'index du sens individuel. Il s'agit ensuite de l'éveil
d'un problème personnel, qui sous la forme du questionnement traduit le souci du sujet de vivre,
dans l'appréhension de sa finitude en rapport au monde qui lui est infini (du moins, lui apparaît
comme tel). Enfin, cette compréhensibilité est orientée par le monde (bien qu’elle le prenne pour
13
14
15
Au sens de Heidegger. « Transcendance signifie "dépassement". Est transcendant, c’est-à-dire "transcende", ce qui
réalise ce "dépassement", ce qui s’y maintient habituellement. Il s’agit donc d’un événement qui est propre à
quelque existant. Si on le saisit d’un point de vue formel, ce dépassement apparaît comme une "relation" qui s’étend
"de" quelque chose "vers" quelque chose. En ce sens, fait essentiellement partie du dépassement la chose vers
laquelle est orientée ce dépassement, et tel est ce que l’on a l’habitude de désigner à tord comme le
"Transcendant". » (Heidegger, Martin (1968), Questions I et II Paris, Éditions Gallimard, p. 104)
C’est bien dans ce sens que, dans sa thèse d’habilitation de 1936, Patočka fait succéder au chapitre du Monde
Naturel, l’Esquisse d’une philosophie du langage de la parole, car en effet : « Toute considération théorique part de
la signification des mots. La découverte du pouvoir théorique de la parole, du λόγος, était la première mesure d’un
mouvement dont la seconde composante nécessaire serait une réflexion sur son sens ; à l’élan qui se disperse dans
l’immensité de l’univers correspond la recherche concentrée du sens fixe du mot, à la découverte du cosmos,
l’anamnèse. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 130)
Du grec hermeneuein qui signifie d'abord « parler », « s'exprimer ».
11
objet) qui, dans son mouvement naturel, ne fait pas nécessairement sens, son essence demeurant
inconnue, mais incarnée par le sujet qui le constitue à l’origine. Donc, nous pouvons dire, à partir de
la thèse de Patočka, que le sujet est orienté par le monde et que ce dernier constitue son orient. Cet
orient est à la fois une origine, une destination, et une quête, pour le sujet. Il est une origine
permettant le sentiment de crise, la problématicité du monde, la compréhension du sujet ; si le sens
est inhérent au sujet, il n'est pas le propre du monde dont le fond est insaisissable, sinon sous le
régime du doute. Il est une destination en tant qu'il permet de soulager le sentiment de crise et où le
déplacement est thérapeutique dans l'affirmation de la vie du sujet qui ne succombe pas à la peur. Il
est une quête quasi mythique dans l'appréhension d'un objet infini et où la prise de conscience de
l'insaisissabilité de l’être16 peut entraîner le sacrifice, la foi, le devoir, et l'espoir, mais aussi une
connaissance négative dans l'opposition aux conceptions a priori, scientifiques ou immédiates, qui
privent le sujet de son sens, en rapport à la vie, aux autres ou au monde. Le monde, chez Patočka,
oriente donc le sujet en tant qu'il peut lui donner un sens impossible : le sens d'une quête impossible
où l'impossibilité devient orient. Cet orient n'est possible qu'à la condition de l'incarnation17 du
monde qui dans le sujet se manifeste sous la forme du non-sens et dont la crise collective ou
communautaire est un symptôme. Mais plutôt que de tomber dans le nihilisme et sous la dépression
du néant et du vide de l'être18, c'est l'affirmation de soi en tant que mouvement de liberté qui permet
au monde d'apparaître comme un levant pour tous : un soleil universel à l'horizon duquel s’invite
l'homme en vue de l’action.
16
17
18
Tout au long de notre travail, nous essayons de rester au plus proche de la pensée de Être et temps, lorsqu’il s’agit de
l’ « être » ou de l’ « étant ». Si « l’"l’être" est "présupposé" mais non pas en tant que concept disponible » […] être
et chaque fois être d’un étant [et] l’étant qui se caractérise comme Dasein a un rapport à la question de l’être – peutêtre bien un rapport insigne. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 31-33)
Selon Didier Franck, « l’incarnation se présente comme une dispersion », chez Heidegger, ce qui pose la problème
de la facticité du Dasein. (Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Les Éditions de
Minuit, p. 35). Faut-il dire alors que le monde s’incarne dans le sujet ou bien que le sujet s’incarne dans le monde ?
C’est dans cette circularité que réside l’insaisissabilité de l’être bien que son mouvement soit perceptible au sujet et
motivant.
Il faut noter l’ambivalence du terme de « nihilisme » chez Patočka, à la fois dans sa référence nietzschéenne (comme
dans L’histoire a-t-elle un sens ? in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire), mais
aussi en rapport avec le concept de « nullité » ou de « néant », comme chez Heidegger, et plus tard Sartre. Aussi,
dans les deux cas, c’est l’absence, le retrait ou l’oubli, du sens qui est visé.
12
1. Le positionnement du problème.
Le contexte dans lequel Jan Patočka publie sa thèse d’habilitation, Le monde naturel comme
problème philosophique en 1936, demeure important car, non seulement il est influencé par
Edmund Husserl, qui, au même moment, élabore et expose La Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, mais aussi parce qu’il participe lui-même à un mouvement de
défense de la philosophie européenne à Prague, au moment où l’avenir de l’Europe se joue. En
1933, Husserl, de par son origine juive et les nouvelles lois antisémites, se voit interdit l’accès à
l’université allemande de Fribourg-en-Brisgau. Radié du corps professoral en 1936, il refuse de
partir aux États-Unis, où l'Université de Californie lui ouvre ses portes, préférant rester au cœur de
la « crise » en Europe. Il donne alors des conférences en Autriche et dans la République
tchécoslovaque, pays n’étant pas encore tombés sous le joug de l’Allemagne nazie 19. Là, le Cercle
philosophique de Prague (« Filozofický Kroužek »), fondé par Emil Utitz20 et Jan Blahoslav
Kozák21 en 1934, se donne pour mission de défendre les « idéaux d’humanité » dans l’esprit de
Tomáš Garrigue Masaryk22 et de donner asile à la phénoménologie alors interdite en Allemagne 23.
Après la conférence de Husserl, le 7 mai 1935 au Kulturbund à Vienne24, laquelle s’intitule « La
crise de l’humanité européenne et la philosophie », Patočka, le secrétaire du Cercle, l’invite au sein
19
20
21
22
23
24
L’Autriche et la République tchécoslovaque tombent réellement sous le diktat de l’Allemagne nazie en 1938. Alors
que l’Autriche essaye péniblement de se relever des conséquences de la guerre civile de 1934, « l’accord de Juillet »
signé en 1936 avec l’Allemagne la comprend comme un État allemand. Ce n’est que le 12 mars 1938 que l’Autriche
sera réellement annexée par l’Allemagne (c’est l’Anschluss). Quant à la Première République tchécoslovaque, créée
en 1918, elle tombe le 1er octobre 1938 lors des Accords de Munich où Hitler obtient la rétrocession et l’occupation
des Sudètes.
Emil Utitz (1883-1956) est un philosophe, psychologue et théoricien de l’art, né à Prague de parents juifs. Déporté
en 1942, et disciple de Franz Brentano, il est l’auteur d’une Psychologie de la vie au camp de concentration de
Terezin en 1947.
Jan Blahoslav Kozák (1889-1974) est un philosophe et théologien protestant, homme politique et membre du
parlement, il est titulaire de la chaire de philosophie à l’université tchèque. Disciple de Masaryk, il dirige notamment
la thèse de Patočka.
Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937) est un philosophe, sociologue et pédagogue tchèque. Premier président de la
République tchécoslovaque de 1918 à 1935, il a pour professeur Franz Brentano à l’université de Vienne. Lui-même
devient professeur à l’université de Prague. S’il a fortement inspiré la culture tchèque, il est une référence pour
Patočka qui lui rend hommage notamment dans La Crise du sens, aux côtés de Comte et de Husserl.
Il faut reconnaître l’importance de la pensée tchèque en rapport aux sciences en général et à la phénoménologie en
particulier. Voir notamment Patočka, Jan (1965), Conférences de Louvain sur la contribution de la Bohême à l’idéal
de la science moderne, Bruxelles, Éditions OUSIA, 2011, ainsi que Patočka, Jan (1975), L’idée de l’Europe en
Bohême, Grenoble, Éditions Millon, 1991. Pour la phénoménologie, il faut rappeler qu’Edmund Husserl est né le 8
avril 1859 à Proßnitz en Moravie dans l'Empire austro-hongrois (actuelle République tchèque). Lorsque Roman
Jakobson, du Cercle linguistique de Prague, l’invite au début de l'année 1935, il propose une conférence avec le titre
Phänomenologie der Sprache (Phénoménologie du langage), avec dans le public Thomas Masaryk, et des
phénoménologues tels que Roman Ingarden, Aron Gurwitsch, Felix Kaufmann, Alfred Schutz, Ludwig Landgrebe,
et Jan Patočka. En novembre 1935, c'est Patočka qui l’invite de nouveau.
De par le succès et la demande importante, Husserl répète à Vienne cette conférence le 10 mai 1935.
13
des deux universités de Prague, dont l’une est allemande. De par le succès important de ces
dernières conférences, alors qu’il avait renoncé à écrire un nouveau résumé et une introduction
systématique à la phénoménologie, Husserl rédige la Krisis, qui va constituer son dernier ouvrage.
« Ironie du sort, c’est à la veille de la seconde conflagration mondiale, destinée à éliminer définitivement
l’Europe de la direction du monde, que Husserl écrit l’ouvrage qui contient sa conception phénoménologique de
l’histoire. Il est vrai que la guerre fait en même temps de la science et de la technique européenne un trait
d’union planétaire. Trait d’union, la civilisation européenne le devient cependant dans la version dont La crise
des sciences européennes signale le caractère de déclin, montrant qu’il s’y est produit une perte de sens, la perte
de l’idée téléologique donatrice de sens qui constitue, selon Husserl, l’essence intime, spirituelle de l’Europe. »25
Aussi, comme l’explique Ludwig Landgrebe dans la Préface de Le Monde naturel, lorsque Husserl
quitte Prague en 1935, ce dernier pousse Patočka a soutenir au plus vite sa thèse d’habilitation, ce
qui est aussi l’avis de son directeur de thèse Kozák. En effet, si la situation de l’Europe est
préoccupante et qu’il faille dénoncer la « crise », dans son origine et ses fondements, le concept de
« monde naturel » chez Patočka résonne parfaitement avec celui de Lebenswelt, lequel fait sortir la
phénoménologie d’une référence pure à l’ego transcendantal pour ouvrir l’idée d’un « monde »
pouvant orienter le sujet. Cependant, bien que le concept de « monde » fasse écho à une
problématique et un intérêt communs (à Husserl et Patočka), il apparaît chez le premier, à partir de
l’épochè transcendantale, comme l’expression a priori d’une corrélation avec la conscience du
sujet, alors que le second, cherche encore, dans les années 1930, une définition plus juste et
immanente, en rapport à la vie ordinaire et dont l’essence ne peut pas être transcendantale. Au
contraire, si le concept de « monde » existe, selon Patočka, c’est en raison de son mouvement
originel ayant trait à la vie, lequel ne peut être exclu d’une prise de position qui serait purement
« spirituelle » et dans lequel il se présenterait à l’état figé d’objet sans incider 26. « Ce n’est pas la
corrélation de deux étants, mais, sur une même donnée, une double orientation de la
compréhension. »27 Alors, le concept de monde naturel se trouve en retrait au moment de la crise,
masqué par les conceptions du monde naïf et du monde scientifique qui, bien que premières et se
présentant sous la forme de la séparation et de l’opposition, ne permettent pas de comprendre le
25
26
27
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 84.
« Si je garde dans sa pureté ce qui, par la libre ἐποχή à l’égard du monde empirique, s’offre à mon regard à moi,
sujet méditant, je saisis un fait significatif : c’est que moi-même et ma vie propre demeurent intacts (quant à la
position de leur être qui reste variable) quoi qu’il en soit de l’existence ou de la non-existence du monde, et quel que
puisse être le jugement que je porterai sur ce sujet. Ce moi et sa vie psychique, que je garde nécessairement malgré
l’ἐποχή, ne sont pas une partie du monde. » (Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la
phénoménologie, Paris, Éditions Vrin, 2014, p. 52)
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 264.
14
sujet dans sa totalité28. Aussi, de cette pensée qui défend une (ré-)unification du sujet, Patočka se
pose comme un combattant face à la normalisation de la politique tchèque et en rapport avec la
montée du communisme des années 1930, et ce, jusqu’à sa mort. Ayant lui-même fait l’expérience
du front, ses activités sont interrompues à l’Université Charles par l’invasion allemande en 1939,
elles reprennent juste après la seconde guerre mondiale et sont de nouveau perturbées en 1948. Il
enseigne de nouveau vers 1968, mais juste avant sa retraite. Aussi, c’est dans « un minuscule
appartement en sous-sol » que Patočka rédige ses travaux ; là, il organise « un séminaire de
phénoménologie privé, pratiquement clandestin. »29 Lorsque son activité intellectuelle s’arrête
tragiquement, le 13 mars 1977, suite à une hémorragie cérébrale, il vient d’essuyer maints
interrogatoires et persécutions administratives menés par la police tchèque. Il était devenu le porteparole du groupe des Droits et de l’homme et du citoyen pour la Charte 7730. La lutte contre
l’oppression et la défense des droits de l’homme et du citoyen, en définitive la liberté de l’homme
comprise dans son essence tragique, tel est peut-être le fond de la pensée patočkienne31.
Au moment où il rédige son travail, Patočka veut comprendre la vie de l’Homme moderne
dans sa « totalité ». Pour ce faire, il part du constat qu’il vit dans un monde double et sans « unité ».
D’un côté, il existe un monde objectif qui est le produit des sciences de la nature et se présente à
l’homme de façon purement mathématique ; de celui-ci a disparu toute compréhension globale du
monde et l’homme lui-même est devenu une chose comme une autre, un fait scientifique dont le
fondement humain est mis en retrait pour laisser place à des lois qui décrivent la nature de façon
logique. De l’autre côté, il existe un monde subjectif qui a survécu et correspond à la vie de
l’homme ordinaire ; dans ce monde, le sujet ne réfléchit pas sur le mode du scientifique mais vit
simplement de façon « naïve », dans un environnement réel et selon une activité quotidienne. Alors,
selon Patočka, il s’agit d’une « crise spirituelle » que l’homme traverse, puisque, dans le cas du
28
29
30
31
Ce double caractère de la « séparation » et de l’ « oubli » est parfaitement analogue aux pensées de Husserl et de
Heidegger en rapport à la crise. Patočka parle à la fois du « "pas en arrière devant l’étant en totalité" dont fait
mention Heidegger dans Was ist das – die Philosophie ? » et « d’une sorte de schizophrénie de la conscience qui
accomplit l’acte d’ἐποχή » que l’on trouve dans les leçons sur la Psychologie Phénoménologique de Husserl en
1925. (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 251-252)
Jakobson, Roman (1977), Le curriculum vitæ d’un philosophe tchèque in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques, p.
243.
Alors que le gouvernement communiste tchèque, mené par Gustáv Husák, s’est engagé à respecter les Droits de
l’homme lors de la Conférence d’Helsinki en 1975, la Charte 77 (Charta 77 en tchèque) est une pétition qui le
rappelle à l’ordre, devenu le vassal loyal de la Russie dans le processus de normalisation, source d’oppressions.
Pour se rendre compte de l’intérêt grandissant pour cet auteur, voir notamment Patočka et la phénoménologie dans
la Revue trimestrielle Les études philosophiques de Juillet 2011, Patočka et la question du monde dans la Revue
Philosophie de l’été 2013, les textes réunis par Renaud Barbaras in Patočka, Jan (2011), Phénoménologie
asubjective et existence, Paris, Éditions MIMESIS FRANCE.
15
« monde scientifique », le sujet donne un sens à la nature purement objectif et ne questionne plus la
valeur ou l’utilité de son être en tant qu’il fait partie de ce tout, et dans le cas du « monde naïf », il
n’a pas accès au sens de son étant, puisque son mode d’existence est mondain, inséré dans un flux
spatio-temporel non-réflexif, du moins privé d’une réflexion suffisante, devant permettre un
« retour sur soi » et le questionnement de ce qu’il peut être.
« L’homme moderne n’a pas une conception une du monde ; il vit dans un monde double, à la fois dans son
environnement naturellement donné et dans le monde que produisent pour lui les sciences modernes de la nature,
fondées sur le principe d’une nature régie par des lois mathématiques. La désunité qui, de ce fait, a imprégné
toute notre vie est la source propre de la crise spirituelle que nous traversons. »32
Dès l’introduction de son travail en 1936, la dualité de ces deux mondes semble apparaître à la fois
comme la cause et le symptôme d’une « crise spirituelle » chez l’homme moderne, incapable de
comprendre sa vie autrement que sur le mode du scientifique. Aussitôt, Patočka parle de
« désunité », ce qui semble sous-entendre qu’une unité soit ou fut possible. Cette désunité est
d’abord ambiguë car, si elle apparaît comme la scission entre deux conceptions du monde – le
« monde naïf » et le « monde scientifique » –, elle rappelle une opposition classique ayant débuté
chez Platon (monde sensible / monde intelligible) et ouvrant toute la tradition idéaliste en passant
par Descartes (corps / esprit) et Kant (sensibilité / entendement), et se concentrant chez Husserl,
dont Patočka se fait le témoin. Et alors, cette crise est-elle seulement spirituelle si le corps se voit
dévalorisé, du moins compris seulement, soit comme l’objet des sciences, soit comme l’outil
(organon) d’une activité « naïve » ? Comment Patočka confond-il l’opposition entre deux mondes,
dont l’un est « naïf » et l’autre « scientifique », avec deux « conceptions » du monde, dont l’une a
pour objet le « monde naïf » et l’autre « le monde scientifique » ? Quels rapports ces deux
conceptions de l’esprit ont-elle finalement avec le monde, et le concept de « monde naturel », chez
Patočka ? De plus, Patočka parle de « vie », comme la condition fondamentale de l’activité humaine
à l’origine de la formation de deux « mondes » bien différents. Mais cette vie, semble elle-même
soumise aux diverses conceptions du « monde » de l’homme moderne, dont les effets sur l’activité
de l’homme demeurent obscurs ou inconnus. Alors, la notion de « monde » est ambivalente. Elle
apparaît sous l’angle du réel, en tant qu’environnement dans lequel l’homme évolue, qu’il soit
naturel, et lié à l’activité ordinaire, ou artificiel et le produit de l’activité scientifique. Elle apparaît
32
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 23.
16
aussi sous l’angle du conceptuel, le « monde scientifique » et le « monde naïf » étant deux
conceptions chez l’homme moderne. Elle apparaît comme processus originaire, mouvement naturel
de la vie en général et de l’homme en particulier qui vit, c’est-à-dire qui interagit avec un
environnement, lui donnant un sens. Et puis, le « monde » apparaît une dernière fois, chez Patočka
lui-même, comme l’objet du questionnement philosophique devant permettre de résoudre la crise.
C’est précisément la proposition d’un « monde naturel » qui doit clôturer sa thèse, à la fois comme
synthèse des deux mondes a priori mais aussi comme la condition originelle de leur existence.
Enfin, la notion de nature demeure aussi ambiguë car elle est à la fois l’objet des sciences, en tant
que réel hypothétique dont l’essence n’est pas humaine mais déterminée par des lois, mais aussi la
nature humaine dans son rapport au monde, qui passe par la donation originelle de l’homme et la
constitution du sens. Dès lors, comment clarifier le travail de Patočka et que pouvons-nous y
trouver ?
Comme Patočka le dit lui-même, dans la méditation de son œuvre, non seulement Le monde
naturel comme problème philosophique est peu systématique, mais la question initiale est mal
posée, la réponse qu’il apporte demeure insuffisante, les conséquences restent confuses, voire
absentes33. Trente-trois années après l’écriture de sa thèse, la différence fondamentale est que
Patočka ne comprend plus le monde comme la « totalité » des conceptions constituées par la
conscience pure de l’homme moderne, mais comme la manifestation de la problématicité de l’être.
Cette problématicité, elle est alors prise comme une praxis symptomatique, non seulement du
moment de la crise des années 1930, véhiculant un idéalisme classique et une séparation antique
(chorismos), mais aussi de sa réflexion ultérieure, qui l’a fait elle-même apparaître dans la
recherche de sa nature et de ses fondements. Alors, dans ce sens, le concept de « monde » ne
renvoie plus à une ou plusieurs conceptions particulières et représentatives de la crise spirituelle que
traverse l’Europe au début des années 1930, mais à un mouvement de la vie, dont celle de l’auteur
fait partie comme condition originale, en rapport avec un contexte historique et une situation
particulière. Comme l’explique Paul Ricoeur dans la préface des Essais hérétiques, le « point
d’hérésie consiste précisément dans la nouvelle définition du monde naturel comme le monde préhistorique, en vertu de la caractérisation de l’historicité par la problématicité. »34 Ce contexte, c’est
33
34
« En jetant maintenant, après de longues années, un regard en arrière sur son premier ouvrage philosophique,
l’auteur est frappé d’abord par le caractère peu systématique de l’ouvrage, par le peu d’élaboration conceptuelle des
questions soulevées. Il ne réussit même pas à poser clairement la question centrale, moins encore à prouver que la
solution envisagée soit la seule satisfaisante, fût-ce à titre provisoire. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel
comme problème philosophique, p. 169)
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 10.
17
alors celui du positivisme scientifique qui, dans sa retranscription politique peut s’apparenter au
fascisme, et qui exerce un pouvoir dominant et aliénant le sujet35. Donc, si le « monde naturel » est
d’abord compris comme l’ensemble des déterminants pré-scientifiques renvoyant finalement à la
fois aux catégories a priori de la raison et aux intérêts pratiques de l’homme moderne, c’est en tant
que pré-conception historique qu’il est compris chez Patočka, où les vécus de l’homme écrivent
l’histoire, non pas en vertu d’une historiographie rationnelle, mais d’un cheminement vital où le
sens est orienté par un champ, non réductible à la matière, ou à un espace-temps objectif, mais à un
horizon qui appelle le sujet dans ses possibilités créatrices et sa responsabilité dans la constitution et
la communication du sens. Alors, c’est le questionnement du sens même de l’œuvre de Patočka qui
importe au moment de la Krisis, à la fois dans son contenu théorique mais aussi en rapport avec les
différentes conceptions du « monde », et L'orientation des mondes s’apparente à une généalogie36
du monde dont le point de départ est la crise des années 1930, bien qu’elle s'avère le symptôme d'un
mouvement bien plus important, celui de la vie, et du monde dans sa totalité.
Le « sens » du monde qui nous anime, en rapport avec la subjectivité, pose le problème de
son orientation. Si le concept de « sens » est le premier qui nous vient à l’esprit, selon un écho et
une perspective phénoménologique, il semblerait qu’il ne suffise pas pour rendre compte de la
complexité des différents mondes chez Patočka. L'auteur lui-même l’évite dans sa thèse
d’habilitation, ou plutôt l’emploie de façon commune et sans s’arrêter vraiment dessus, comme s’il
35
36
Il serait intéressant de mesurer les rapports de la phénoménologie au contexte politique dans lequel elle est née. Le
concept de « totalité » n'est pas sans rappeler celui de « totalitarisme » qui, bien que postérieur historiquement,
constitue une analyse pertinente, par exemple chez Hannah Arendt.
Il peut paraître étonnant de ne pas trouver chez Patočka plus de références à Nietzsche, du moins dans Le monde
naturel comme problème philosophique. En effet, non seulement la polémique s’y trouve en tant que combat du
philosophe vis-à-vis des sciences, mais aussi l’esprit de la généalogie en tant que l’histoire comporte des valeurs
sous-jacentes qui sont celle du vécu et de la vie. Certainement, faut-il y voir d’abord une réserve théorique de la part
de Patočka, préférant maintenir clairement des ancrages idéalistes et un rapport à une phénoménologie encore
transcendantale. Peut-être aussi s’agit-il d’un désaccord quant à la solution qu’il faut apporter à la crise, la volonté
du Surhomme (Übermensch) de Nietzsche pouvant s’opposer à la « solidarité des ébranlés » chez Patočka, laquelle
implique foi et sacrifice. Dans un texte de 1930, après avoir salué la pensée de Nietzsche qui critique le caractère
spéculatif des sciences et de la philosophie qui « ralentissent la vie », Patočka écrit : « Pourtant, ceux qui
condamnent Socrate ne sont ni poètes ni héros, mais simples ombres parodiques des héros et poètes d’autrefois. Ce
n’est pas la vie immédiate, dans toute la plénitude de sa force, mais sa postérité affaiblie qui n’a plus de force
créatrice propre et craint pour l’héritage qu’elle voit menacé, qui craint de perdre l’appui fourni par l’esprit des
aïeux. L’aversion nourrie par les grands représentants de la vie non réfléchie contre la philosophie s’intensifie chez
ces épigones, devient une convulsion de l’esprit de vengeance. L’opposition est portée dans les deux cas par une
nostalgie de la vie infinie, l’infinitude étant conçue comme inépuisabilité et, chez les véritables héros, possibilité
d’accroissement continu. Comme si cette inépuisabilité était une évidence allant de soi ! Comme s’il suffisait de
supprimer les obstacles pour que la vie s’embrase d’une force supérieure ! [...] De même que le christianisme
prétend sauver la vie par un au-delà, Bouddha par la fusion avec l’univers et le socialisme par sa vision des
lendemains qui chantent, Nietzsche prêche le salut par le surhomme. La philosophie signifierait-elle au bout du
compte qu’il n’y a pas de salut pour la vie ? » (Patočka, Jan (1930), La position de la philosophie dans et en dehors
du monde in Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1990, p. 21.)
18
ne correspondait pas exactement aux mouvements de ces « mondes ». Si ces mondes possèdent bien
un sens propre, ils rentrent aussi en concurrence, ils s’échappent, ils s’entrechoquent ou cohabitent,
ils s’oublient et s’assimilent. Pour l’instant, il paraît difficile de savoir si c’est le caractère général
de la notion d’orientation qui permet de s’approcher au plus proche du travail de Patočka (plutôt
que celui de sens), ou si alors, au-delà des confusions et de la précipitation de l’auteur, il n’y a pas
dans le monde, « quelque chose » qui précéderait le sens et orienterait l’activité du sujet, sans que
cette orientation ne relève de lui. Alors, il pourrait y avoir dans le monde un « sens », qui ne serait
pas subjectif mais le fruit d’autre chose, que l'auteur tchèque appelle « situation » (Die Situation
mais aussi Der Stand, en référence à Heidegger), lequel pourrait habiter le sujet tout en orientant
son être. Le « sens » du monde serait alors déjà donné par le « contexte » et pré-déterminé par des
conditions historiques ; celui du sujet serait alors constitué par son être, bien qu’orienté par le
premier. Mais dans cette orientation, bien que le sens du sujet paraisse déterminé par son histoire37
– le monde apparaissant d’abord, le sujet s’y logeant ensuite –, l’homme n’en demeure pas moins
libre, ayant la capacité, voire le devoir, de réfléchir à ce sens et de lui donner une orientation, s’il ne
lui paraît pas bon ou légitime. Et dans ce processus constitutif d’un nouveau sens, qui vise à donner
une nouvelle orientation à un sens jugé « négatif », se trouve la création d’un sens « positif » qui
réhabilite le sujet comme fondateur d’un nouveau monde. Celui-ci, s’il s’appuie sur les mondes
passés et les retrouve sous leurs formes représentatives, constitue une synthèse opérante qui ne
s’arrête pas à l’épochè ; au contraire, celle-ci n’a de sens qu’en tant qu’elle peut s’engager dans le
monde et déterminer des changements réels, voire même faire disparaître son caractère abstrait afin
de regagner le monde « naïf » alors devenu transformé. En effet :
« Ce qui donne initialement accès au monde naturel, ce n’est pas la réflexion contemplative, mais la réflexion
comme partie intégrante de la praxis, composante de l’action et du comportement intérieur. Nous ne nous
tournons pas vers le monde naturel par simple curiosité théorique, dans le désir d’examiner la structure des étants
comme corrélats des structures de déroulements de l’expérience ; nous nous tournons vers lui parce que nous
cherchons la vie dans son originalité, le sens des choses, ainsi que le nôtre propre. (Notons que cette intention
était déjà présente dans la version originelle du Monde naturel. Toutefois, nous n’avions pas encore compris que
la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage ne conduit pas à la vie humaine concrète au monde, dans la
communauté et l’histoire. […].) »38
37
38
Et, en effet : « L’"histoire de la philosophie" est une discipline qui s’applique à retracer moins la vie de la
philosophie même, que, plutôt ce conflit incessant de la philosophie avec le monde. » (Patočka, Jan (1930), La
position de la philosophie dans et en dehors du monde in Liberté et sacrifice, Grenoble, Éditions Jérôme Millon
1990, p. 17) Et chez Husserl : « l’histoire de la philosophie moderne en tant que combat pour le sens de l’homme. »
(Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Éditions
Gallimard, 1976, p. 20)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 223-224.
19
Alors, la question reste de savoir si ce processus global de transformation, ramené en dernière
instance au sujet, n’est pas lui-même le résultat du contexte qui, s’il appelle une crise, n’a pas luimême ouvert une sortie. Sa reprise chez Patočka, qui en fait la voie de l’émancipation et de la
liberté individuelle, n’est-elle pas orientée par un mouvement plus profond, qui n’est plus celui du
monde, mais du cosmos ou de l’univers ? Si nous allons rapidement à la fin de notre travail, comme
Patočka l’a fait un temps avec Aristote, vers une orientation externaliste, nous restons ultimement
dans l’idée d’une crise intérieure pouvant s'avérer typique, c'est-à-dire dont l'extériorité constitue
finalement le fond de l'humanité mais dont le vécu est subjectif. C’est alors la reprise du chorismos
avec Platon, qui s’exprime dans l’étonnement intérieur (thaumazein), et où l’orientation marque un
besoin personnel de se préserver ou de se protéger, qui constitue le sens réel de l’être-au-monde
quand bien même il donne a priori l'illusion d'un monde transcendantal. Alors, le sens du « monde
naturel » se trouve dans un sursaut ou un étonnement intérieur mais a posteriori (thaumazein), un
questionnement-en-retour (polemos) faisant office de conversion (métanoïa), que sa méditation et sa
communication, retranscrivent ultérieurement dans le « souci de soi » et du monde. Si ce « souci de
soi » (épiméléia séauthou) peut paraître idéaliste, il n’en demeure pas moins réaliste, et constitue le
devoir du sujet vis-à-vis de lui-même et de la Cité qu’il habite39. Le « monde » de Patočka est alors
« asubjectif »40 où c’est la « situation » qui oriente son sens mais qui, vécu comme une crise où
l’étonnement est manifeste, peut être ré-orienté grâce au corps et la volonté au sujet, voire la
communauté, ayant le souci de soi. L'orientation des mondes est alors le mouvement de l'existence
du sujet qui, bien que naissant dans une terre qu'il n'a pas choisie, peut prendre racine et tendre vers
le ciel – la lumière – et puis ouvrir des horizons afin de vivre. Mais, le sujet orienté par la finitude
de la vie et la fatalité de la mort, ne peut que décliner, trouvant dans cette chute la situation d'une
percée ou d'un sursaut salvateur : la compréhension même du mouvement de la vie pouvant donner
lieu à une ré-orientation. Et, si chaque sujet peut se comprendre en tant que mouvement du monde,
ne peut-il pas faire changer le monde lui-même, dans le souci même de la vie ?
39
40
ἑπέϰεινα τῆς οὐσἰας, nous dit Platon dans La République (Platon, République, VI, 509b). Chez les grecs,
l’epimeleomai, est epi, « sur », « au-dessus de », et melo, « s'inquiéter de », « se mettre en peine », « prendre soin » :
c’est donc « le prendre soin au-dessus de soi ». Dans ce sens, si le sujet doit prendre soin de lui, ce n’est pas tant
pour assurer sa survie qu’en vue d’un bien encore plus grand, qu’il s’agisse de la connaissance (de l’accès aux Idées
divines chez Platon), ou du bien de la Cité, qui se trouve au-delà de la vie individuelle. Selon l'auteur tchèque, ce
« souci » est d’abord une « discipline » phénoménologique, finalement proche de l’étymologie du terme grec
μετάνοια, métanoïa, composé de la préposition μετά (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω
(percevoir, penser), qui signifie « changement de vue » ou un « renversement de la pensée ».
Nous reviendrons sur cette formulation. Nous retenons simplement pour l’instant que l’asubjectivité du monde se
trouve, chez Patočka, à la fois dans son retrait vis-à-vis du subjectivisme de Husserl, et notamment en rapport à
l’épochè, mais aussi dans son réalisme où le contexte – ou la « situation » –, oriente l’existence de l’homme.
20
2. La « crise » comme point de départ.
Dans la Postface à la première traduction française, Patočka questionne l’intérêt d’une
nouvelle publication de son ouvrage Le Monde naturel, quarante ans après. La première raison qu’il
invoque est son objet qui est le premier à vouloir synthétiser le problème du « monde naturel » en
référence à Husserl. Sa deuxième raison est son intérêt contemporain en rapport à la
phénoménologie husserlienne qui dans la Krisis participe à la « réflexion sur la formalisation et le
formalisme. »41 Sa troisième raison est pédagogique, une introduction à la philosophie pour les
étudiants.
Patočka rappelle que l’ouvrage de Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenshaften und die
transzendentale Phänomenologie (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale), est notamment issu des conférences de 1935 à Prague, dont une partie est parue à
Belgrade en 1936, publié en 1954 comme volume VI des Husserliana par les soins de Walter
Bielnel. Si la Krisis paraît de prime abord profondément spéculative et logique (Husserl est
mathématicien de formation), elle poursuit et prolonge le projet des Recherches Logiques qui
questionne le conflit entre l’objectivité des sciences et la nécessité d’une fondation subjective de la
vérité. La phénoménologie, qui apparaît chez Husserl comme la science des essences – une science
eidétique –, a alors, comme l’explique Gérard Granel, pour projet de « réveiller (et accomplir une
fois pour toutes) sous la forme de la philosophie transcendantale phénoménologique absolue cette
immanence de la raison dans l’homme, qui définit son humanité. »42 En effet, la « crise » que
l’humanité traverse au début du XIXe siècle, est la radicalisation et l’aboutissement d’un discours
positiviste lié à la valorisation du sujet en tant qu'il peut se rendre maître et possesseur de la
41
42
Patočka parle de philosophie de la formalisation dans, Le Monde naturel, pour qualifier la phénoménologie de
Husserl en rapport à la Krisis. Il faut y voir la volonté d’un exposé systématique dont le but vise une théorie de la
conscience humaine dans ses fondements et ses manifestations. Elle s’insère dans la tradition idéaliste qui, depuis
Platon, mais surtout Descartes, essaye de « formaliser » les structures de pensée et les conditions absolues qui la
détermine. Il faut cependant noter la divergence progressive de Patočka vis-à-vis de Husserl. Dans la méditation de
sa thèse, trente-trois ans après, il défend l’idée d’une « phénoménologie réflexive » qui se garde « de s’égarer dans
une quête de l’essence, de l’être de la conscience, etc., car rien de tout cela n’entre dans ses possibilités de
thématisation. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 179) En d’autres termes,
et pour des raisons notamment de méthode, la phénoménologie ne peut porter, d’après Patočka, que sur les données
de la réflexion, laquelle ne peut être que dialectique, dans le rapport du sujet à lui-même, hors d’un esprit totalement
transparent à lui-même, ancrée donc dans la compréhension de soi. Ainsi, « le primat de la réflexion sur l’approche
purement objective des "choses mêmes" ne tient pas à la certitude de soi de la conscience, ni surtout à la prétendue
absoluité de l’étant intérieur, mais bien plutôt au fait que seul un être qui se comprend soi-même, c’est-à-dire pour
lequel il y va de son être propre, de la vérité, peut comprendre aussi les autres choses en ce qu’elles sont et comme
elles sont. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 183)
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. V.
21
nature43, mais qui a oublié le monde ordinaire. Et cet oubli, il est étonnamment synchrone avec la
fin de la Confédération Germanique, l'avènement de la classe bourgeoise en Europe, qui exploite et
aliène le prolétariat pendant la révolution industrielle, puis l'Empire allemand qui se lance dans une
politique expansionniste et militaire, ayant mené à la première guerre, puis à la deuxième, qui
trouve dans sa technicisation et l'usage des sciences naturelles un outil efficace d'extermination44.
Aussi, cet oubli, selon Husserl, manifeste une crise de la science en général qui, dans sa volonté
d'expliquer le monde, l'a réduit à une nature artificielle afin de le maîtriser et contrôler la vie de
l'homme, et s’est détournée des questions fondamentales qui jusque-là nourrissaient l’esprit des
hommes. Remplaçant l’existence par le fait, la crise de la modernité marque la disparition de la vie
dans son caractère ordinaire, cette dernière étant réduite à son caractère observable et à des
explications purement logiques et mathématiques.
« La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et la "prosperity" qu’on leur
devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont
les questions décisives. De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait. Ce renversement dans
la façon d’estimer publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et, comme nous le
savons, elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse
de notre vie, ― c’est ce que nous entendons partout ― cette science n’a rien à nous dire. »45
43
44
45
« Descartes est, de fait, le point de départ de la raison et du rationalisme modernes. De cette raison qui promettait de
nous rendre maîtres et possesseurs de la nature (formule élargie ensuite, chez Hegel, en maîtres et possesseurs de la
société) et qui à la fois s’est réalisé et est entrée en crise. » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p.
280)
« Dans ce fait de concevoir la crise comme crise de l’être, on pourrait voir un parallèle entre Heidegger et le
marxisme, encore que Heidegger ne considère pas l’être de l’homme dans objectivation sociale. » (Patočka, Jan
(1973), Platon et l’Europe, Séminaire privé du semestre d’été 1973, Éditions Verdier, 1983, p. 269) Dans le reste de
notre travail, nous abrégeons la référence à cet ouvrage par Platon et l’Europe. Patočka propose aussi une critique
sociale de la « crise », ici donc dans le rapport de l’économie politique de Karl Marx, notamment celle de Le
Capital (1867), et la pensée de Martin Heidegger, suite à son cycle de quatre conférences à Brême en 1949 portant
le titre Ein Blick in Das was Ist (« Regard dans ce qui est »), et plus précisément la seconde (« Das Gestell ») qui a
donné le texte La question de la Technique, dans Essais et conférences paru en 1954. Les termes de « totalité »,
d’« aliénation », de « technique », de « modernité », de « crise », chez Patočka se retrouvent souvent ensemble en
référence à l’histoire de l’Europe de la fin du XIXe siècle et à l’arrivée des deux grandes guerres. Par exemple, dans
les Essais hérétiques, les deux textes fondamentaux La civilisation technique est-elle une civilisation du déclin, et
pourquoi ? et Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre, mais aussi, dans Platon et l’Europe, Les
périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril
selon Heidegger, ainsi que le Séminaire sur l’ère technique. Aussi, dans cette critique de la « crise », Patočka
distingue bien le regard très négatif de Husserl vis-à-vis de la technique – « une στέρησις » , de celui de Heidegger,
qui en cherche les « fondements » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 262). De plus, c’est surtout le rapport
de l’homme à la vérité qui distingue leurs deux pensées. Nous y revenons dans notre dernière partie.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 10.
22
Alors, la crise dénoncée par Husserl marque un double mouvement. Non seulement, elle
marque celui des sciences positivistes, s’affirmant toujours plus dans leur éloignement du monde de
la vie et leur retrait hors de la métaphysique ; mais aussi, celui de la philosophie et d’une « rare élite
»46 en quête d’un sens et d’une unité perdus, à la recherche des structures a priori du sujet oubliées
dans l’espoir de retrouver un monde réel et naturel. Alors, cela « eut pour résultat inévitable un
étrange retournement de la pensée dans son ensemble. La philosophie devint à elle-même problème,
et d’abord, ce qui est bien compréhensible, sous la forme de la possibilité de la métaphysique,
mettant ainsi en cause, comme nous venons de le dire, le sens implicite et la possibilité de la
problématique rationnelle dans son ensemble. »47 Cette « crise » est bien celle des sciences
européennes qui s’exprime dans l’ « oubli » du monde de la vie et l’affirmation d’un monde objectif
maintenant l’Homme dans une position « anonyme »48. Cet anonymat marque d’ailleurs une béance
dans l’édifice théorétique en général car « aucune science objective, aucune psychologie, dont
c’était pourtant la volonté que de s’ériger en science universelle du subjectif, aucune philosophie
non plus n’ont jamais fait un thème de ce royaume du subjectif, et par conséquent ne l’ont vraiment
découvert. »49 Cet anonymat s’opère lorsque l’ego est pris pour objet, au moment où son sens
apparaît comme un « étant mondain », et où il n’appartient plus au monde comme un ego naturel, la
réflexion scientifique le retirant du flux de son activité ordinaire. Cette crise est alors aussi crise
radicale de la vie dans la réduction du sujet à celui de simple objet, le privant « des questions les
plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du
destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence
humaine. »50 Ainsi, bien que la philosophie antique, première, originelle, se donnait pour but et
méthode de constituer le sens de toute chose en rapport à l’activité de l’homme, c’est dans sa
dissolution que se sont fondées les sciences positivistes et leur refus de percevoir une quelconque
métaphysique dans l’étude du monde et des faits observables. Le problème est fondamental. La
crise des sciences européennes ne marque pas tant celles des sciences modernes que de toutes les
sciences dont la philosophie fait partie et qui, dans la perte de son socle métaphysique, peine à
trouver une issue, et s’attache à une foi fragile, perdue ou oubliée. Aussi, la perte de ce sens global
46
47
48
49
50
« Naturellement c’était là un combat qui se déroulait parmi la rare élite de philosophes qui en avaient la vocation,
tandis que la masse des autres était et est toujours prompte à trouver la formule qui convient pour se rassurer et pour
rassurer ses lecteurs. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, p. 16)
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 16.
Le titre du § 29 de la Krisis (Le monde de la vie peut être ouvert comme un royaume de phénomènes subjectifs
demeurés "anonymes") est significatif, tout comme l’appendice XVI.
Husserl, Edmund (1976), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 128.
Husserl, Edmund (1976), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 10.
23
n’est pas purement théorique, il est clairement pratique, vécu comme un « ébranlement » profond, et
marque le sentiment général de l’homme qui, face au monde moderne, a mis en retrait tout
questionnement métaphysique, préférant l’illusion sereine du discours positiviste, d’apparence
réelle, concrète et factuelle. Alors, le problème est de savoir s’il est possible de « revenir aux choses
elles-mêmes », de retrouver l’essence même des choses, et si la philosophie (la science) peut nous y
aider. En effet, et comme l’avait déjà prédit Hegel, c’est que « la philosophie vient toujours trop
tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé
son processus de formation. »51 C’est bien dans ce cadre que Husserl élabore la phénoménologie
qui, si conformément à la tradition idéaliste, vise à définir des structures a priori de la pensée, veut
les appréhender en tant qu’elles sont immanentes, c’est-à-dire des vécus d’expérience qui orientent
la vie de l’homme dans un contexte réel mais historiquement donné. Alors, la phénoménologie,
selon Husserl, se voit attribuer au moins trois fonctions, que Patočka va interroger dans Le Monde
naturel : épistémique, formalisant les structures a priori de la conscience et les modes d’apparition
des phénomènes et du monde ; idéaliste, visant à réinstituer un sens global et unitaire dans l’esprit
de l’homme ; transformative, le but de cette réinstitution n’étant pas psychologique mais historique,
téléologique, animé par le souci de faire aboutir la tradition idéaliste dans un sens réflexif et
pratique, utile pour l’homme, la société, et la culture européenne. Mais de quelle histoire s'agit-il ?
A-t-elle un sens réel et accessible à tous ?
Selon Husserl, l’histoire de la philosophie moderne est un combat pour le sens de l’homme
et c’est le philosophe, en tant que Fonctionnaire de l’Humanité52, qui a pour mission de le saisir et
de le mettre à jour. Et pour ce faire, la phénoménologie offre une méthode qui, à partir de l’analyse
des phénomènes et des structures de pensée en tant qu’elles sont vécues, peut offrir une histoire des
idées faîtes de conflits et d’intérêts. La phénoménologie est donc polémique53 en ce qu’elle
constitue l’aboutissement de la pensée idéaliste qui s’incarne dans la crise moderne. S’exprimant
sous la forme de l’ego transcendantal qui constitue sa structure la plus pure, elle radicalise le projet
cartésien en quête d’une vérité supérieure afin de trouver dans le sujet la source pure de
l’objectivité. Et en effet, le projet husserlien est bien une radicalisation de la pensée de Descartes –
« On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme », nous dit Husserl – qui marque le passage «
51
52
53
Hegel cité par Gérard Granel in Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, p. V.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 23.
Du grec ancien πολεμικός, polemikós (« de guerre, guerrier »), de πόλεμος, pólemos (« combat, guerre »). La
phénoménologie se pose en opposition aux philosophies et aux sciences modernes. Le titre choisi des Essais
hérétiques de 1975 chez Patočka marque aussi le ton de la controverse.
24
de l'objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal, subjectivisme qui, en dépit d’essais sans
cesse renouvelés, toujours insuffisants, paraît tendre pourtant à une forme définitive. »54 Ainsi :
« Seule la compréhension interne du mouvement de la philosophie moderne dans son unité, et ce malgré toutes
les oppositions qu’elle contient, depuis Descartes jusqu’à aujourd’hui, nous ouvre la compréhension de cet
"aujourd’hui" lui-même. Les seuls combats véritables, les seuls qui aient une signification dans notre temps, sont
les combats entre une humanité déjà effondrée et une humanité qui tient encore debout, mais qui combat pour
conserver cette tenue, et pour acquérir une nouvelle. Les combats spirituels authentiques de l’humanité
européenne en tant qu’ils se déroulent comme des combats entre philosophies, savoir : entre les philosophes
sceptiques ― ou plutôt les non-philosophies, qui ont conservé le terme mais non la tâche ― et les philosophies
réelles, encore vivantes. Mais leur vitalité justement consiste en ce qu’elles se battent pour leur sens authentique
et vrai, et du même coup pour le sens d’une humanité authentique. »55
Déjà en 1929, Husserl remarquait la « division » et la « décadence » parmi les sciences et la
philosophie, leur « décadence » et la perte de leur « unité », aussi bien dans la « détermination du
but autant que dans la position des problèmes et de la méthode. »56 C’est donc déjà la crise des
sciences européennes que Husserl pense dans les Méditations cartésiennes, avec la nécessité de
fonder une nouvelle philosophie prenant modèle sur celle de Descartes57, et où le sujet se trouve au
fondement de la vérité, avec pour méthode une analyse des phénomènes et des vécus d’expérience,
en tant qu’objet scientifique devant permettre la réhabilitation d’un sens unitaire, profondément
humain et clairement authentique. C’est dans cette compréhension du mouvement interne à la
philosophie que se trouve le sens perdu de l’homme et qu’il faut retrouver afin non seulement de
résoudre la crise des idées au sein de l’esprit des sciences mais aussi réconcilier le sujet avec sa
nature métaphysique et le sens de son existence véritable. Et alors, le problème est double : la
compréhension de ce mouvement historique suffit-elle pour redonner sens à l’existence humaine ?
Ce sens de la modernité qui s’exprime dans la crise de Descartes jusqu’à Husserl, mais qui prend
ses racines dans le rationalisme antique est-il vraiment téléologique, c’est-à-dire déterminé par une
fin qui oriente la condition de l’homme moderne critique de son avenir ?
54
55
56
57
Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 21.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 20.
Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 22. Nous rappelons que
les Méditations cartésiennes sont conçues à partir des conférences de Husserl à Paris en 1929.
Nous rappelons les propos et l’influence de Descartes quant à la conception d’une philosophie scientifique et
unitaire comme gage d’objectivité : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la
métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se
réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus
parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or
comme ce n'est pas des racines, ni du tronc des arbres, qu'on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de
leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre
que les dernières. » (Descartes, René (1644), Principes de la philosophie, Paris, Éditions Vrin, 1993, p. 42.)
25
« C’est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne
avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique, et ne
pouvoir être qu’ainsi, dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à
l’auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne, n’aura été qu’un simple délire de fait
historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité contingente, perdu au milieu d’humanités et
d’historicités tout autre ; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque
n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l’humanité comme telle. »58
Alors, quel est ce Télos ? En quoi est-il orientant ? Ce Télos est une question concernant la fin de
l’homme et des possibilités d’orientation du monde et des directions qu’il peut prendre. Dès lors, se
pose le problème de savoir de quel monde il s’agit, et dans quel monde l’homme il vit. Il existe une
« séparation » entre le monde des idées et le monde de la réalité qui trouve ses bases explicatives
pendant l'antiquité et fonde la rationalité moderne. Cette dualité, relancée par Descartes pendant
l'ère moderne, progresse de façon dogmatique jusqu'à la phénoménologie qui, avec Husserl,
s'incarne dans sa forme la plus pure, la corrélation de la conscience et du monde59 – établie à partir
de l'épochè –, apparaissant à l'ego transcendantal dans son détachement naturel. La crise est alors
double : dans son aspect phénoménologique, elle marque l'éternel combat de la conscience et du
monde dans leurs déterminations réciproques ; dans son aspect historique, elle marque au moment
des années 1930, l'illusion dogmatique d'une science pure qui dans sa puissance technique possède
la conviction absolue de pouvoir expliquer le monde, alors qu'en fait elle élude le sens authentique
de l'homme qui est profondément spirituel et en-dehors de tout rationalisme pur. « Est-ce que la
raison et l’étant doivent être séparés, alors que la raison connaissante détermine ce qui est
étant ? »60 Dans l'analyse de cette crise, si Husserl comprend son versant phénoménologique, il est
pris lui-même par le rationalisme dogmatique et son désir de fonder une science absolue, ce qui
l'empêche de voir que sa philosophie est elle-même enfermée dans la dynamique aliénante d'un
rationalisme pur se voulant constitué en dehors de toute contingence pratique. Alors, Patočka, bien
que soumis à l'influence directe de Husserl, va conserver le sens d’une praxis dans sa philosophie
afin de prolonger le rationalisme de son maître, mais surtout de le dépasser dans un retour au monde
58
59
60
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 21.
« Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de
l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la
position de cette existence et de tous les actes de l'attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de
l'ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience
"vise" quelque chose, et qu'il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum
respectif. […] Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien
d'autre que cette particularité foncière et générale qu'à la conscience d'être conscience de quelque chose, de porter,
en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. » (Husserl, Edmund (1947), Méditations cartésiennes.
Introduction à la phénoménologie, p. 64-65)
Husserl, Edmund (1954), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 17.
26
immanent, et de le rendre plus réel. Aussi, ce retour, il faudrait aller le chercher dans la Renaissance
tchèque61 qui, dans un retournement révolutionnaire, éloigne la pensée du Moyen-âge et va
considérer la philosophie théorétique de l’Antiquité grecque, qui donne sa puissance au chercheur et
au philosophe. Mais, le problème fondamental est que, si la philosophie antique conserve le
caractère d’une science englobant l’ensemble des questions de l’homme, la science moderne ne
conserve que sa rigueur rationnelle méthodique tout en évacuant sa partie métaphysique62. Dès lors,
se pose le problème du sens du « monde » qui, s’il demeurait celui du cosmos pendant l’Antiquité,
c’est-à-dire l’ensemble des choses (pragmata, πράγματα) qui orientait l’activité de l’homme, n’est
plus que l’ensemble des objets réels dont l’observation factuelle et la description analytique
suffisent aujourd’hui à l’expliquer.
« Si dans un regard circulaire et libre nous examinons le formellement-général, ce qui reste invariant dans le
monde de la vie, quel que soit le changement des relativités, alors nous nous arrêtons comme malgré nous à ce
qui pour nous dans la vie détermine seul le sens du mot monde : le monde est le tout des choses, des choses
réparties dans la forme mondaine qu’est la spatio-temporalité, "à leur place" dans un sens double (à leur place
dans l’espace, à leur place dans le temps), bref le tout des "onta" spatio-temporels. »63
Conformément à la pensée de Husserl, Patočka tente, « sous les alluvions de l’objectivisme
moderne, de redécouvrir le concept qui tient la clef réelle de l’unité que nous cherchons, et ce
concept et pour nous la subjectivité. »64 Et en effet, c’est en partant de la pensée du sujet et de son
rapport au monde moderne que Le Monde naturel se conçoit, ce rapport s’exprimant sous la forme
du vécu ou de l’expérience, sans pour autant tomber dans la psychologie. En effet, si la psychologie
s’attache aux formes de la pensée individuelle en tant qu’elle produit des processus mentaux et des
rapports de sens sur le monde, la phénoménologie s’attache, elle, à la subjectivité en tant qu’elle est
61
62
63
64
Nous n’étudions pas ce mouvement dans notre travail, peut-être trop historique, bien qu’intéressant en rapport à
l’évolution de la pensée rationaliste, et notamment celle de Patočka, dans la République tchèque. Notons simplement
l’influence de penseurs tels que Coménius, Johannes Kepler, Bernard Bolzano, comme Patočka les reprend dans ses
Conférences de Louvain sur la contribution de la Bohême à l’idéal de la science moderne (1965). Aussi, et par
rapport à l’histoire européenne, la Renaissance nationale tchèque (České národní obrození) est un mouvement
particulièrement saillant au XVIIIe et XIXe siècle.
« Le concept positiviste de la science à notre époque est par conséquent, historiquement considéré, un concept
résiduel. Il a laissé tomber toutes les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique, entendu
tantôt de façon plus stricte tantôt de façon plus large, et parmi elles toutes ces questions que l’on appelle avec assez
d’obscurités les questions "ultimes et les plus hautes". Considérées de plus près, ces questions, et toutes celles que le
positivisme a exclues, possèdent leur unité en ceci, qu’elles contiennent soit implicitement soit explicitement dans
leur sens les problèmes de la raison, de la raison dans toutes ses figures particulières. » (Husserl, Edmund (1954),
La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 13)
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 161.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 30.
27
créée et déterminée a priori par une structure typique qui est celle de monde. Alors :
« Nous affirmons qu’une telle démarche méthodologique est possible et que, sur cette base, il devient manifeste
que la subjectivité transcendantale, c’est-à-dire pré-existante, est le monde. La tâche de la philosophie, c’est la
saisie réflexive de ce processus. Il s’agit de passer, de ce qui nous est pré-donné en tant qu’êtres humains dans le
monde, aux structures de la subjectivité transcendantale dans lesquelles la réalité se forme. »65
Cependant, bien que la référence à l’ego transcendantal soit affirmée « comme » chez Husserl,
Patočka « glisse » progressivement vers le questionnement de son utilité réelle et son rapport
pratique au monde. Comme nous allons le voir, bien qu’il soit possible de penser le monde, comme
une structure a priori orientant le sens du sujet, ce monde demeure corrélé aux intérêts du sujet, tout
comme la pensée du philosophe qui, dans un souci réflexif, propose une action de pensée
immanente, avec un sens et une temporalité, définissant un horizon subjectif, bien que fini et réel. Si
le concept d’ « entéléchie »66 traduit très bien la pensée grecque dans sa conception d’un monde
unitaire orienté par l’intelligence, qu’il s’agisse de l’âme chez Aristote ou les Idées chez Platon en
tant qu’elles participent, respectivement, de l’action ou de la connaissance, la crise moderne
manifeste l’échec et l’illusion de cette idée qui, dans le rationalisme dogmatique et le positivisme,
s’est fourvoyée. Alors, le problème, avec la phénoménologie, n’est pas tant de retrouver une raison
innée et universelle, comme sous l’Antiquité, d’autant que visiblement, cette entéléchie ne s’est pas
réalisée (au contraire), que de questionner cette crise de la rationalité afin de comprendre ses
déterminants réels et le monde dans lequel l’homme moderne vit. Alors, le discours des sciences
modernes n’est que trop « naïf » lorsqu’il se pose comme l’héritier absolu du rationalisme puisqu’il
est l’expression, au contraire, d’une crise, de son dogmatisme, qui dans son détachement, a entraîné
la dévalorisation et l’oubli du monde ordinaire, et d’une désunité essentielle qui a fait disparaître le
sens authentique de l’homme, lequel ne peut être simplement rationnel. Mais ce sens alors, quel estil exactement ? Comment l’atteindre ? S’il ne peut y avoir de retour réel dans la quête d’un sens
perdu – le sujet restant inséré dans son époque –, quel sens alors donner à cette crise ?
65
66
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 46.
Du grec ἐντελέχεια, entelekheia qui signifie d'abord « réalité totale ». Aristote rapporte un sens plus proche de l'
ἐνέργεια, enérgeia, donnant au concept d'entéléchie le sens dynamique de « principe vital ». Alors réside déjà
l'opposition entre une posture idéaliste, telle que celle de Platon qui voit dans la réalité des Idées une substance
permanente, et une autre matérialiste, telle que celle d'Aristote, qui voit dans la réalité un changement de forme et
un mouvement perpétuel. Nous y revenons dans le dernier mouvement de notre travail.
28
C’est à partir d’une remise en question radicale et d’une suspension du jugement (le doute),
que peut s’élaborer la phénoménologie qui, dans son attitude sceptique, cherche à appréhender
quelque chose de vrai et susceptible de fonder un sens humain et authentique67. Deux problèmes
alors : non seulement, cette question-en-retour – cette méditation68 –, doit être questionnée pour des
raisons théoriques en rapport avec le concept d’épochè (ἐποχή, epokhế) ; mais aussi, son rapport à
la communauté doit être considéré, et ce, au-delà de l’ego transcendantal, qui dans son être-avec,
oriente un sens, non plus subjectif mais intersubjectif, seul à même d’ouvrir un avenir social et la
vie réelle dans la Cité69. L’épochè d’abord.
« Descartes avec son doute méthodique était sur la voie d’une telle purification de l’expérience, mais il a manqué
le but dans la mesure où sa quête de l’inconditionné est devenue quête des certitudes premières – son doute
ontologique est devenu ontique70. Le "doute" méthodique consiste alors à ne pas poser, à la place de l’étant qui
se manifeste dans l’expérience, un non-étant ou un étant douteux, mais à cesser en général de porter des
jugements sur l’étant, à cesser de vivre en accomplissant les thèses de l’étant, pour observer tout le contenu de
notre expérience, thèses y comprises, comme donné. »71
L’attitude phénoménologique de l’épochè prend racine chez Descartes qui, dans la recherche d’un
premier principe devant permettre la fondation d’une science absolue, prend le doute comme
67
68
69
70
71
« C’est alors seulement une méditation-en-retour, historique et critique, afin de nous soucier d’une compréhension
radicale de nous-mêmes avant toute décision. Cela se fera par une question-en-retour sur ce qui, originellement et à
chaque fois, a été voulu en tant que philosophie et a continué à être voulu à travers l’histoire dans la communion de
tous les philosophes et de toutes les philosophies ; mais cela se fera aussi par l’examen critique de ce qui, dans la
détermination du but et de la méthode, dénote cette ultime authenticité d’origine qui, une fois aperçue, contraint
apodictiquement le vouloir. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, p. 23-24)
Nous rappelons la deuxième partie de Le Monde naturel qui est Le Monde naturel dans la méditation de son auteur.
La philosophie de Patočka est profondément politique dans le sens du « don de soi », où il offre sa pensée aux autres
et vise le changement des hommes au sein de l’Europe. Nous rappelons son engagement.
Nous rajoutons une note ici pour préciser la différence entre les adjectifs ontologique et ontique, que Heidegger
nomme « différence ontologique ». Si l’étymologie des deux termes est identique – du grec ôn, ontos, « étant, ce qui
est » –, Heidegger distingue l’être de l’étant (Sein und Seiende). L’étant a rapport à l’existence des êtres en tant
qu’ils habitent la réalité alors que l’être a rapport à l’essence ou au devenir de l’étant. Tout ce qui a trait à l’être
prend l’adjectif « ontologique », à l’étant, « ontique ». Voir notamment Sein und Zeit (Être et temps, 1927) et
Identität und Differenz (Identité et différence, 1957). Dans Le Monde naturel, Patočka distingue étonnamment les
deux termes en les appliquant aux mathématiques : « Les connaissances a priori, c’est-à-dire qui ne dépendent pas
directement de l’expérience du singulier, se divisent elles-mêmes en deux sortes : les connaissances ontiques et les
connaissances ontologiques. Les propositions des mathématiques sont a priori et ontiques, les propositions sur la
nature des objets mathématiques (les propositions de la philosophie des mathématiques), a priori ontologiques (soit
dit uniquement comme exemple de la distinction). » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème
philosophique, p. 69-70). Il faut retenir alors une différence de degré, la « nature » d’une chose – son essence –
surplombant sa manifestation dans le réel. Aussi, dans cet exemple, le rapport ontologique / ontique, appliqué par
Patočka de façon analogue aux disciplines philosophie / mathématiques, nous paraît vraiment obscur.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 66.
29
méthode primordiale72. Si le doute est la faculté de l’entendement qui refuse d’adhérer
volontairement à une proposition, qu’elle soit en rapport avec les sensations, l’imagination, ou la
raison, il est chez Descartes érigé comme une méthode épistémique – devant mener à la
connaissance. Hyperbolique, il s’agit de douter de toutes les propositions qui apparaissent à l’esprit,
non pas qu’elles soient toutes fausses, mais parce que certaines sont fausses, il faille généraliser la
possibilité du faux à toutes les autres afin d’éviter l’erreur. Dans cette suspension volontaire de tout
jugement, apparaît alors le « cogito » qui, affirmant ne plus pouvoir faire d’erreur – doutant de tout
– affirme aussi un premier principe – je ne peux me tromper si je doute de tout. Alors, se tient en
suspend une conception de la vérité – c’est-à-dire la capacité de distinguer le vrai du faux –, mais
aussi une structure a priori capable de douter et d’affirmer le vrai ou le faux, en d’autres termes le
cogito. Le doute de Descartes n’est alors qu’une première étape sur le chemin de la vérité qui dans
sa suspension hyperbolique doit mener à une vérité absolue. Son caractère provisoire, qui le
distingue d’une attitude purement sceptique, est alors la porte ouverte à la connaissance comprise
comme l’affirmation d’une proposition apodictique, c’est-à-dire ne pouvant pas, ou ne pouvant
plus, être mise en doute. Aussi, la possibilité d’une connaissance externe apparaît à partir de la
suspension interne du jugement qui, dans l’affirmation « claire et distincte »73 de son bien fondé à
partir du cogito, et de son sentiment d’évidence, ouvre son caractère objectif. C’est donc à partir de
ce fondement objectif de la connaissance, à partir de l’ego cogito et de l’application personnelle de
la méthode du doute, que la phénoménologie peut apparaître. Il est important de comprendre, et
Husserl et Patočka se recoupent, que non seulement l’épochè ne met pas entre parenthèses
(Ausschaltung)74 des choses (πράγματα), mais des thèses (θεωρία), c’est-à-dire des jugements que
le sujet porte sur le monde, mais aussi que la réduction phénoménologique ne consiste pas à
simplement suspendre un jugement subjectif, mais à le considérer dans la privation de son activité
thétique, et de contempler l’objet dans son essence la plus pure. Dès lors, la phénoménologie est
profondément sceptique75 dans son questionnement permanent des vécus d’expérience et dans la
72
73
74
75
« […] mais, pour ce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je
fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre
doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable.
Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle
qu’ils nous la font imaginer. » (Descartes, René (1637), Discours de la Méthode, Partie IV, p. 108-109)
« La connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi
distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif; de même que nous disons voir assez
fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes
les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. »
(Descartes, René (1644), Principes de la philosophie, I, articles 43 et 45),
Voir notamment le §31 des Ideen chez Husserl.
Patočka regroupe sous le terme de « scepticisme absolu », Schelling, Hegel et l’épochè phénoménologique, dans le
30
recherche permanente d’un sens transcendantal qui peut dépasser le réel. Plus précisément, Husserl
donne à l’épochè76 le nom d’une « distance que l’on prend à l’égard des validations naturelles
naïves, et en tout cas de celles qui sont déjà en vigueur. [Et, plus précisément, ce] qui est visé ici est
bien davantage une épochè à l’égard de toute participation à l’accomplissement des connaissances
des sciences objectives, une épochè à l’égard de toute prise de position critique qui s’intéresserait à
leur vérité ou leur fausseté, et même à l’égard de l’idée directrice qui est la leur, celle d’une
connaissance objective du monde. »77 Dans ce sens, et dans le but de fonder une science objective,
Husserl qualifie l’attitude des sciences objectives elle-même de « naïve », dans l’absence de remise
en question et de doute inhérents à leur buts ou leurs méthodes. Alors, à l’inverse, c’est dans la
suspension du jugement et le refus d’adhérer à leurs thèses que se trouve le nouveau principe d’une
méthode, peut-être, plus objective. De la même façon, Patočka explique que le « but de la réduction,
c’est le flux immédiat de la vie, donné de manière apodictique, c’est-à-dire sans qu’il puisse en être
autrement ; le moyen mis en œuvre à cette fin, c’est l’adogmatisme absolu que devient, pour le
méthodicien transcendantal, le scepticisme ontique. »78 En d’autres termes, la suspension du
jugement – l’épochè – marque non seulement l’attitude réflexive qui consiste à ne plus adhérer à la
thèse du monde, car perçue de façon dogmatique (quand bien même elle peut s’avérer vraie), mais
aussi la sortie du sujet hors du flux ordinaire de la vie – qui est ontique – afin d’accéder à un regard
plus objectif dans la contemplation pure des événements ou des vécus d’expérience.
« [Alors, l’] apodicticité du champ transcendantal ne signifie pas que les propositions portant sur le
transcendantal ne sont jamais erronées, mais marque plutôt le caractère intime, si l’on peut dire, de ce domaine,
sa pure donation subjective, à la différence de l’être de l’attitude naïve, qui est toujours l’objet de thèses,
positives ou négatives. […] La vie transcendantale n’existe pas, car elle est un résidu de la mise hors circuit de
tous les modes de position naturels de l’étant ; la réduction est la destruction de l’attitude naturelle, caractérisée
par un habitus thétique. Si nous nommons "monde" l’univers de ce qui existe comme objet d’une thèse naturelle
possible, il faut reconnaître que la vie transcendantale ne se présente pas dans le monde, qu’elle est nulle part à
trouver parmi les choses existantes. »79
76
77
78
79
paragraphe 5 du chapitre II intitulé La question de l’essence de la subjectivité. (Patočka, Jan (1936), Le monde
naturel comme problème philosophique, p. 65-73).
Pour notre travail, nous faisons le choix de rester au plus près de la Krisis afin de maintenir au mieux son rapport
analogique avec le Monde naturel. Sur le concept d’épochè dans une définition pure chez Husserl, il faudrait plutôt
se tourner vers les Idées directrices pour une phénoménologie.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 154.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 67.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 67.
31
Cependant, à quoi va servir cette mise-entre-parenthèses ? Si elle permet d’éviter les
préjugés et les pré-conceptions du monde, que vise-t-elle finalement ? Quel est son rapport à l’autre
et son utilité pour le tous ? Comme nous l’avons dit précédemment, le but de la phénoménologie est
de concrétiser l’idéal rationaliste dans une science objective, tirant sa force de l’attention et de la
vigilance qu’elle porte à son fondement d’abord subjectif. Aussi, si les vécus et les modes
d’apparition des phénomènes constituent son objet, c’est en raison de la corrélation transcendantale
du monde et de la conscience du monde. En effet, dans la suspension de son jugement, le sujet
prend conscience qu’il existe une corrélation essentielle entre d’une part l’objet de son jugement et
la conscience qui le prend. Ainsi, il existerait une structure a priori fondamentale – une tendance
naturelle ou vitale –, une disposition du sujet connaissant originellement composé d’une rupture,
d’une séparation, d’une dualité, entre une substance vécue comme une chose intérieure et une autre
vécue plutôt comme extérieure. Et en effet, lorsque le sujet suspend son jugement afin de
contempler ce qu’il perçoit, il voit bien qu’il y a non seulement l’objet de sa perception, mais aussi
une substance capable de le percevoir. Il y a plusieurs implications fondamentales. Cette corrélation
est un « a priori universel »80 qui se trouve au fondement de la conscience humaine et permet de
définir l’entendement de l’homme. L’épochè transcendantale est la condition de cette prise de
conscience bien qu’arrivant après ; en effet, si la suspension de tout jugement permet de la voir
apparaître, parce que cette corrélation est a priori et nécessaire, elle est elle-même la condition de
l’épochè. Cette apparition, à partir d’une épochè transcendantale authentique, est une « réduction
transcendantale »81 où le sujet se trouve libéré dans la prise de conscience subjective mais
universelle du monde qui apparaît pour la première fois de façon détaché, c’est-à-dire en dehors de
toute attitude thétique. « Par cette libération et en elle se trouve donnée la découverte de la
corrélation universelle, absolument close en soi et absolument autonome, du monde lui-même et de
la conscience du monde. […] Et finalement, le résultat le plus vaste qu’il faille comprendre est le
suivant : la corrélation absolue de l’étant, de quelque nature et de quelque sens qu’il soit, d’un côté,
et de l’autre de la subjectivité absolue, en tant qu’elle constitue le sens et la valeur d’être de cette
façon la plus vaste. »82 Aussi, cette corrélation est très problématique en rapport à la pensée de
Patočka, car :
80
81
82
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 180.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172.
32
« Il importe en particulier et avant tout de montrer que grâce à cette épochè s’ouvre pour le philosophe une
nouvelle sorte d’expérience, une nouvelle sorte de pensée, une nouvelle sorte de théorisation, dans laquelle,
siégeant au-dessus de son être naturel et au-dessus du monde naturel, il ne perd rien de son être ni de ses vérités
objectives, ni rien non plus en général des acquis spirituels de sa vie dans le monde et de l’ensemble de la vie
historique de la communauté, la seule différence étant qu’il s’interdit – en tant que philosophe, dans la
singularité de l’orientation de son intérêt – de continuer à participer à l’accomplissement naturel de sa vie du
monde dans son entier, c’est-à-dire de continuer à interroger sur le terrain du monde donné d’avance [...] Bref
tous les intérêts naturels sont hors de jeu. »83
Selon Husserl, cette épochè est transcendantale84, c’est-à-dire qu’elle se trouve au-dessus de la
conscience naturelle du sujet, donc du monde naturel qui constitue son fond ou son objet, et
constitue une condition a priori de la méthode phénoménologique. De la même façon, si elle mène
à la découverte de la corrélation du monde et de la conscience, celle-ci apparaît aussi de façon a
priori, comme condition préalable à toute conception du sujet et du monde. Alors, cette pureté
revendiquée par l’ego transcendantal, ainsi que la confiance et le pouvoir tout puissant accordés à
l’épochè transcendantale, ne tombent-ils pas sous le joug de leur propre critique ? Comment
concevoir cette corrélation a priori de la conscience et du monde, si elle se trouve encore à la fois
objet et condition de son apparition ? Comment la perception de cette corrélation peut-elle se
trouver hors de tout « intérêt pratique »85, c’est-à-dire hors de toute thèse naturelle du monde ? Et
Husserl le dit lui-même :
« Or, en tant que philosophes de l’époque actuelle, nous sommes tombés dans une contradiction existentielle
pénible. Nous ne pouvons pas abandonner la foi en la possibilité de la philosophie comme tâche, donc en la
possibilité d’une connaissance universelle. »86
La phénoménologie de Husserl prolonge alors le rationalisme dogmatique impulsé par Descartes,
fondant l’esprit de l’époque moderne, tout en se confondant avec lui plutôt qu’en établissant un
changement réel. Et d’ailleurs, dans cette corrélation, entre la conscience et le monde, réside encore
la crise spirituelle des sciences européennes, qui oppose l’espoir d’une objectivité pure et la réalité
d’une scission impossible avec le réel et le monde naturel, lequel est la condition nécessaire et
indispensable à toute pensée humaine, aussi rationnelle et pure soit-elle. Alors, comme l’explique
83
84
85
86
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 172-173.
Repris à Kant, le terme « transcendantal » marque l’étude des conditions de possibilité, pour nous ici, se rapporte à
l’a priori. Voir notamment Critique de la Raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1788).
« L’attitude théorétique, bien qu’elle soit de nouveau celle d’un métier, est de part en part non-pratique. » (Husserl,
Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 362)
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 23.
33
Patočka, à toute épochè s’associe un intérêt pratique qui la maintient dans le réel et fait d’elle une
activité avant d’être un principe théorique, mais cet intérêt est d'abord celui du scientifique au
moment de la « crise », et non celui de l'homme ordinaire. Alors dans ce sens, il s’agit d’adopter
une retenue vis-à-vis de l’épochè transcendantale elle-même, c’est-à-dire non seulement l’employer
dans son caractère suspensif, mais la comprendre, non plus seulement vis-à-vis de la thèse du
monde, mais vis-à-vis d’elle-même, en tant qu’elle comporte un intérêt pratique et s’insère encore
dans le monde. Dans ce sens, Patočka propose une « épochè de l’épochè » qui consiste à douter du
caractère pur de son caractère transcendantal afin de mesurer son engagement réel et d’établir
ensuite une nouvelle méthode. Alors, « d’où vient cette "puissance du négatif" qui se manifeste
comme liberté de la pensée, et, naturellement, comme liberté aussi à l’égard de l’étant en général ?
Qui se fait connaître par ailleurs comme θαῡμα et l’origine de la θεωρία la plus pure, car seule
l’ἐποχή garantit une compréhension exempte de tout "intérêt" hormis celui de comprendre. »87 Le
sujet réel est donc un spectateur désintéressé, ou plutôt intéressé au désintéressement, en tant qu’il
appartient à la communauté des chercheurs, c’est-à-dire ceux dont le mouvement est la recherche de
la vérité88. Alors, il faut bien distinguer « l’intérêt » de « l’intéressement », ce dernier maintenant la
fermeture du monde à travers le prisme des désirs ou des besoins, l’autre, exprimant la volonté
commune de réfléchir sur le monde qui, bien que pratique, ouvre la problématicité dans un souci de
clarté et en vue d’une plus grande vérité. Pour conclure cette partie, la Krisis est donc bien le point
de départ de Patočka, lorsqu’il pense la crise des « conceptions du monde » au moment de la
rédaction de sa thèse en 1936. Si le concept de « monde » apparaît, l’auteur tchèque commence à le
repousser dans son caractère a-subjectif89, c’est-à-dire dans son rejet de l’ego transcendantal qui
87
88
89
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 249.
« Le spectateur qui tient compte de la manière dont prend forme l’accès de la vie à elle-même et aux choses n’est
donc pas un spectateur tout à fait désintéressé, mais plutôt qui lutte contre la dispersion de l’intérêt à son être en des
intérêts factuels singuliers, un spectateur intéressé au désintéressement, intéressé à la vérité. » (Patočka, Jan (2007),
Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 175)
« Quelle est la différence entre la phénoménologie subjective et la phénoménologie asubjective ? Le plan
d’explication de la phénoménologie subjective se situe dans le sujet. L’apparaître (de l’étant) est reconduit au
subjectif (le moi, le vécu, la représentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement. Dans la
phénoménologie asubjective le sujet dans son apparaître est un "résultat" au même titre que tout le reste. Il doit y
avoir des règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition, que de l’apparaître de ce que je ne suis pas. »
(Patočka cité par Dragos Duicu in Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8, 2010 (Actes 3), p. 230-243.) Selon
Dragos Duicu, c’est seulement à partir des années 70 que Patočka s’attache à sa phénoménologie de type asubjectif.
Trois textes décisifs, « tout d’abord, les deux articles de 1970 et 1971 portant, respectivement, sur la possibilité et
sur la nécessité ou l’exigence d’une phénoménologie asubjective, mais aussi l’article crucial paru en 1975, "Épochè
et réduction", et les notes de travail qui le préparent. » Cependant, et pour nous, déjà dans Le Monde naturel,
Patočka s’éloigne du subjectivisme husserlien, en optant pour une définition du « monde » qui prend des distances
par rapport à celui de « sujet », mais aussi, dans une visée phénoménologique, en considérant l’aspect pratique de
l’épochè, non plus celui transcendantal, préfigurant la réhabilitation future du corps comme une substance
essentielle.
34
mène au solipsisme. Ouvrant alors à plus de réalité, dans l’appréhension du mouvement des
mondes, c’est vers une redéfinition du concept de « monde naturel » que Patočka va s’attacher,
recherchant alors une synthèse des deux autres conceptions, tout en maintenant l’importance du
sujet agissant dans son rapport au monde comme étant typique. Dans ce sens, ce n’est plus tant
l’orientation du sujet seul qui importe comme une égologie, mais celle du monde qui agit en tant
qu’orient, et dont l’origine et le fonctionnement doivent être précisés en fonction de l’intéressement
du sujet. « L’intéressement est toutefois ambigu : il peut être un intérêt au dévoilement de l’être
propre, ou aussi à l’occultation qui le laisse dans le retrait. »90
90
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 173.
35
3. Le concept de « monde naturel » comme destination.
La formulation du concept de « monde naturel » se trouve d’abord au début du XIXe siècle,
dans les nuits florentines du poète romantique allemand Heinrich Heine, puis parcourt ensuite le
champ de la botanique. Il est ensuite repris par la philosophie avec des auteurs tels que Dilthey ou
Simmel, en rapport avec la notion de « vie ». Cité parfois par Heidegger, celui-ci préfère le concept
d’être-au-monde (In-der-Welt-Sein) dans Être et temps. Plus récemment, des auteurs tels que Schütz
et Habermas ont repris le concept de Lebenswelt dans un cadre plus sociologique. Chez Husserl, il
marque la sortie d’une pensée phénoménologique qui étudie le sens seulement à travers le filtre
d’une conscience pure (celle de l’ego transcendantal), pour le comprendre dans un contexte au
préalable (un monde) susceptible de pré-déterminer et d’orienter le sens de la conscience. La
difficulté est alors de comprendre la conscience dans son caractère ambivalent, à la fois en rapport
avec le sujet et le monde. Selon Patočka :
« C’est Edmund Husserl qui, le premier, donne à regarder le monde en tant que phénomène en réfléchissant sur
l’attitude naturelle à l’égard de la réalité et sur le monde comme environnement (Welt als Umwelt). Husserl ici
distingue en particulier l’environnement chosique et pratique, dans lequel l’homme vit dans son commerce
naïvement non réfléchi avec les choses, et les mondes idéaux (notamment le monde de la science, illustré par
l’exemple des mathématiques). »91
Alors que signifie cette « conception du monde » ? Tout d’abord, il faut noter que la formulation de
Patočka n’est pas anodine puisqu’elle s’insère toute entière dans une histoire des idées allemande,
qu’il s’agisse du concept de « monde naturel » (Lebenswelt), ou encore de l’expression de «
conception du monde » (Weltanschauung). Suivant le romantisme du Lebenswelt, la
Weltanschauung fait référence à une vision (Anschauung) du monde (Welt) que l’on trouve
notamment chez Hölderlin ou Novalis, mais aussi Fichte, Kant92, Hegel ou Heidegger. Le mot Welt
est un substantif qui provient du vieux haut allemand Weralt, lui-même composé du nom wer,
signifiant « homme », « mâle », et l’adjectif alt, signifiant, « vieux », en rapport avec le temps, l’âge
et l’altitude, celui qui se tient debout parce qu’il a vécu, qui a de l’expérience, qui est fort et sage.
Welt, signifie donc « l’âge de l’homme » ou le temps de celui qui a vécu et dont l’expérience est
remarquable – héroïque – digne d’histoire. Le verbe « schauen » se trouve dans Anschauung et
signifie « contempler » car dans ce voir réside le beau (schön). Ce qui est beau n’est pas seulement
91
92
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 99.
« Kant : Anschauung - Begriff » (Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 252)
36
ce qu’on voit, mais ce qu’on regarde, puis ce qu’on médite, l’impression du beau demeurant à
l’intérieur de l’œil. Et cette impression sur la rétine est constance (Zusammenstand93) en ce qu’elle
donne à voir à l’esprit qui la contemple. Schauen n’est pas sehen (« voir »), mais la visite (Schau),
c’est-à-dire le mouvement de celui qui part à la rencontre de quelque chose, ou de quelqu’un, non
seulement pour le voir mais aussi pour l’observer et dialoguer, puis méditer après l’avoir regarder.
Le préfixe an indique le fait que le sujet prend une direction déterminée, alors Anschauung est la
direction prise par la contemplation. Alors, Weltanschauung est la direction prise par celui qui veut
contempler l’âge de l’homme, et la traduction commune de « conception du monde », indique non
seulement le regard ordinaire de l’homme, qui a une conception du monde dans lequel il vit, mais
aussi le regard de celui qui contemple la conception elle-même afin d’en retirer son essence – sa
beauté. Alors, la Weltanschauung est la conception moderne du monde en ce qu’elle marque le
déplacement du centre du monde qui n’est plus le réel ou les Dieux, mais le sujet lui-même en tant
qu’il est à l’origine de la contemplation94. Et cette contemplation, qui se situe au sein même de
l’homme, commence par l’ « étonnement » et la possibilité d’une « distanciation ». Pour prendre
conscience de ce qu’elle est à une époque donnée, il faut non seulement qu’elle soit remarquable,
que sa beauté soit manifeste et qu’elle « étonne », mais aussi que le sujet qui s’étonne veuille entrer
dans la contemplation à partir d’une prise de recul réflexive. Et, la « conception du monde »
exprime la crise réelle d’un monde et sa résolution spirituelle où l’étonnement est compris à partir
de sa méditation, et où le fond demeure une volonté non seulement d’unifier les regards sur le
monde, mais de les rendre plus solidaires en les saisissant dans leur totalité. Ainsi, Heidegger nous
dit que :
« Quand nous méditons l’essence des Temps Modernes, nous posons la question de la "conception moderne du
monde" (neuzitliches Weltbild). Et nous caractérisons alors cette "conception du monde" en la distinguant de la
"conception médiévale du monde" et de la "conception antique du monde". Mais pour quelle raison nous
enquérons-nous d’une "conception du monde" lorsque nous tentons d’interpréter une époque ? Chaque époque
de l’histoire a-t-elle donc "sa conception du monde", et cela de telle sorte qu’elle se préoccuperait toujours déjà
de "conception du monde"? Ou bien ne serait-ce pas exclusivement une façon moderne de se représenter les
choses que de s’enquérir de la "conception du monde"? »95
93
94
95
« Par là, nous n’entendons cependant pas la simplification et l’assemblage artificiels et extérieurs du donné, mais
l’unité de structure dans le représenté en tant que tel, unité se déployant à partir du projet de l’objectivité de
l’étant. » (L’époque des "conceptions du monde" in Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Éditions Gallimard, p. 131)
« Si à présent l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant sur lequel
désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa vérité, ce sera l’homme. L’homme devient le centre de référence
de l’étant en tant que tel. » (Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 115)
Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 116.
37
Donc, la Weltanschauung des Temps Modernes – et donc de la crise des années 1930 – est une
image (Bild) du monde (Welt) – Weltbild96. Si le monde (Welt) est le nom de l’étant dans sa totalité,
l’homme qui détient cette conception des Temps Modernes n’a pas simplement cette conception
mais se trouve aussi à l’intérieur d’icelle. Le monde n’est alors pas un simple décalque de la réalité
mais l’objet de la conception de l’homme dans laquelle il s’insère lui-même sans jamais l’atteindre.
La Weltbild est alors impossible et manifeste une crise spirituelle de l’homme qui ne peut pas
comprendre totalement le monde dans lequel il vit. Mais pourtant, dans cette crise réside le
mouvement de la compréhension de l’homme qui veut saisir le monde dont il fait lui-même partie.
Et, là « où le Monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme
ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant
soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. »97 Une « conception »
apparaît alors d’abord chez Patočka comme une « représentation du monde », qui exprime le
rapport du sujet qui se vit de l’intérieur, avec un extérieur, qu’il ne perçoit pas comme faisant partie
de lui. Ainsi, tout sujet, qu’il y fasse attention ou non, se situe dans un environnement qu’il croit
réel et possède une conception « naïve » du monde, c’est-à-dire un regard – une perspective – sur le
lieu qu’il habite, lequel lui paraît plus ou moins familier et à la portée de sa main, ou encore comme
« monde-ambiant ».
« "Monde-ambiant", c’est là un concept qui n’a sa place, exclusivement, que dans la sphère de l’esprit. Que nous
vivions chaque fois dans notre monde-ambiant, […] cela caractérise un fait qui se joue entièrement dans la
spiritualité. Notre monde ambiant est une formation spirituelle […]. Il n’y a donc aucune raison qui autorise
celui qui fait de l’esprit en tant que tel son thème, à exiger une autre explication pour ce monde-ambiant que
l’explication purement spirituelle. »98
Aussi, cette représentation, qui n’est pas de prime abord réflexion – puisque le sujet qui la possède
n’y pense pas de fait, quand bien même elle oriente sa vie et son activité quotidienne – est
« spirituelle ». Elle exprime le rapport au monde du sujet où le monde constitue « l’unité
dynamique des activités accomplies par l’esprit »99, où le sujet ignore ou ne fait pas attention au
fonctionnement de cette dynamique, et où le monde apparaît comme un environnement extérieur,
96
97
98
99
« Dès que le monde devient image [Bild] conçue, la position de l’homme se construit comme
Weltanschauung. [Aussi, il ne s’agit pas] d’une placide et inactive contemplation du monde […] Weltanschauung
signifie aussi, et même avant tout : vision et conception de la vie. » (Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne
mènent nulle part, p. 122)
Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 117.
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 350-351.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 23.
38
bien qu’il puisse s’avérer connu ou familier. Alors, cette conception est l’expression formelle d’une
représentation du monde qui, bien qu’en retrait, cachée, voilée, ou oubliée, manifeste la vie de
l’esprit du sujet dont la fonction est unifiante, c’est-à-dire qu’elle donne une vision cohérente du
monde afin de pouvoir y vivre et agir :– un télos100. Cette unité, parce qu’elle est la formalisation
d’une conception unifiante, prend le nom de « monde » lorsqu’elle est prise comme l’objet d’une
pensée réflexive. En d’autres termes, le concept de « monde » est ici la manifestation particulière de
l’esprit, dont la fonction est unifiante, qui prend pour objet « quelque chose » dont la nature
correspond à la totalité de l’être, ou encore le fond sur lequel se déroule la totalité de la vie du sujet,
sans pour autant qu’il y fasse attention (les actions, les événements, etc.). Et, « le monde n’est pas
l’unité de la matière dont il se compose, mais plutôt celle de l’esprit qui lui donne forme et le
maintient. »101 Mais, si le monde est l’expression unifiante de l’esprit qui se comprend comme fond
dans lequel et pour lequel la vie s’exprime, sa totalité peut-elle être comprise sur le mode de la
réflexion puisque, toute réflexion porte sur un objet particulier, sans qu’elle ne puisse se
comprendre vraiment ? « La croyance au monde est-elle une thèse du monde en tant que tout ou
bien la thèse de l’intramondain à l’aide du monde en tant qu’être de cet étant ? »102
Au moment de la Krisis, la « conception » du monde, chez Patočka, reste donc encore
générale, voire confuse, très proche de la notion de « croyance », dans le sens où le monde, s’il est
quelque chose apparaissant de l’extérieur, s’exprime en fait de l’intérieur, sans que le rapport au réel
ne soit clairement explicité.
« L’expérience thétique est simplement l’expérience naïve, naturelle, une fois élucidée et devenue transparente à
l’œil philosophique : devenue, non plus expérience d’un transcendant obscur, mais expérience du sens de la vie
intérieure. Au regard de cette réflexion, la vie psychique se montre essentiellement portée à croire. »103
Si la réflexion est plus « incarnée », chez Patočka que chez Husserl, son expérience n’étant plus
celle d’un transcendant, mais celle du sujet qui, dans la clarté philosophique et l’élucidation de la
thèse du monde (le « monde naïf »), trouve un sens qui lui est propre, cette propriété fait alors du
100
101
102
103
« Le mot vivre n’a pas ici le sens physiologique, il signifie une formation téléologique, spirituelle, de la vie
prestative : au sens le plus vaste, de la vie qui crée la culture dans l’unité d’une historicité. » (Husserl, Edmund
(1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 348)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 25.
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 258.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 101.
39
monde une croyance en tant qu’horizon des conceptions possibles. Cet « horizon »104, s’il est propre
au sujet et le lieu de l’intériorité, marque en effet l’adhésion de la conscience propre au monde qui
peut s’apparenter à une psychologie105 ; du moins, à la reconnaissance de l’existence d’un monde
extérieur dont le sens est orienté de l’intérieur à partir d’une structure empirique (spatiale et
temporelle, comme nous allons le voir). Patočka explique ainsi que les conceptions du monde («
naïf » et « scientifique ») sont des modes de représentation de l’être et que, si elles paraissent
différentes, elles relèvent d’une même structure naturelle qui vise à rassembler la diversité des
choses dans l’unité, mais au sein même de la pensée du sujet. Dans ce sens, et dans Le Monde
naturel, l’auteur tchèque donne ainsi l’impression que certains hommes possèdent la conception du
« monde scientifique », d’autre celle du « monde naïf », et qu’il existe enfin, un troisième type,
susceptible de posséder celle du « monde naturel ». Ces conceptions donnent au monde le sens d’un
« tout » cohérent, organisateur des choses perçues par le sujet comme extérieures à lui, aussi celles
qui relèvent de son intériorité, qui contribuent à définir ce qu’il est – l’étant particulier d’un monde
dont il croit faire partie –, et définissent une orientation de vie spécifique et particulière. Alors, trois
problèmes se posent. Tout d’abord, il faut distinguer la thèse du monde de la thèse des objets qui se
trouve a priori dans le monde. Dans ce sens, « chaque activité thétique singulière actuelle est
soumise à une possible modélisation »106 et chaque objet est susceptible de sens ou de croyance
dans un horizon du monde qui lui appartient107. Si les objets sont des πράγματα, c’est-à-dire des
objets de la vie ordinaire dont le sujet se sert et connaît l’ustensilité, il s’insère donc dans un horizon
pouvant lui-même faire office de thèse. Et alors, il existe une « toile de fond » qui est le lieu a
priori de nos perceptions, où elles prennent sens et s’unifient, au regard d’une orientation
particulière du sujet. Deuxièmement, cet horizon relève d’un processus de croyances typiques dont
le fond est propre à chaque homme, mais dont la fonction unifiante est la même pour tous. Dans ce
sens, l’horizon peut offrir un espace de croyances orienté par les mêmes rapports au monde et dont
104
105
106
107
« Problème de l’horizon chez Husserl : côté subjectif ou côté objectif ? La question ne peut recevoir de réponse. »
(Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 245)
« Psychologie conçue au sens de Brentano, comme science empirique de l’expérience intérieure. » (Patočka, Jan
(1964-1966), Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992, p. 29)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 102.
« Notre vie tout entière se déroule dans cette manifestation des choses et dans notre orientation au milieu d’elles,
notre vie est continuellement déterminée jusqu’en son fond par le fait que les choses se montrent et qu’elles se
montrent dans leur totalité. Comment sommes-nous parvenus à cette totalité ? Par le fait que chaque chose singulière
dans notre champ nous est apparue comme faisant partie d’un environnement qui, pas à pas, nous a conduits de plus
en plus loin, jusqu’à ce que nous ayons reconnu la nécessité d’une structure non arbitraire de ce qui se montre. La
question est maintenant de savoir si cette structure appartient à la manifestation ou aux choses mêmes qui se
manifestent. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 27).
40
les significations s’insèrent dans un champ identifiable et universel108. C'est dans ce sens, que
Patočka vise le dépassement des horizons singuliers en vue d’un horizon unitaire et plus grand,
c'est-à-dire un fond dans lequel tous les objets de la conscience peuvent prendre un sens chez le
sujet – au sens de l'intérêt ou de la préoccupation – et dont la signification peut être arrêtée sur un
plan théorique, à partir de la réflexion ou de l'auto-réflexion phénoménologique du sujet. Et enfin,
troisièmement, ce monde qui est un horizon de croyances, comporte une structure typiquement
spatiale et temporelle qui permet de donner sens aux choses (πράγματα) et d’engager l’activité du
sujet. Le problème est alors de savoir si, dans cette orientation spatio-temporelle, se trouve autre
chose que l’impression du monde existant et que celui existe vraiment. Se pose ainsi le problème de
l’accès à l’existence du monde qui, dans sa formulation théorique réfléchit le rapport de la pensée
du sujet à un étant indépendant de lui, et dans sa formulation pratique, questionne la distinction que
le sujet peut faire entre la croyance qu’il a du monde et sa connaissance réelle. Aussi, dans un texte
de 1930, Patočka questionne la prétention de l’homme à vouloir connaître le monde dans sa totalité,
car sa posture d’observation implique une distanciation demeurant peu pensée ou a priori. « Si le
philosophe est séparé du monde par un abîme aussi profond, séparé donc de l’humain en totalité (en
ce sens que l’homme fait partie du "contenu mondain"), son activité ne nous est-elle pas indifférente
? »109 Alors, le problème est de savoir si le mouvement qui permet de thématiser le monde, c’est-àdire le formaliser et lui donner un sens conceptuel, est de la même nature que le mouvement du
monde naturel, qui n’est pas conceptuel, mais qui permet à l’homme de vivre ou de l’expérimenter.
Et en effet, selon Husserl, la « vie naturelle se caractérise comme une façon naïvement directe de
108
109
En toute rigueur, il faudrait dire « civilisationnel » et plus particulièrement « européen », puisque l'esprit de la crise
est européen et trouve son origine dans l'Antiquité grecque. Patočka, tout comme Husserl d'ailleurs, propose bien
une histoire de ce foyer, tout en le distinguant des autres. Dans La surcivilisation et son conflit interne, Patočka
s’appuie notamment sur la pensée d’Arnold Toynbee afin de distinguer la multitude des « cultures primitives » et le
faible nombre de « hautes civilisations ». Aussi, « aucune des civilisations du passé n’a réussi à réaliser le but
inhérent à toute civilisation, aucune n’est devenue effectivement universelle. » (Patočka, Jan (1930), La
surcivilisation et son conflit interne in Liberté et sacrifice, p. 102-103) Si Toynbee refuse à la civilisation moderne
une plus grande universalité que les civilisations du passé, Patočka se demande si, la civilisation européenne et
moderne, ne pourrait pas être une « surcivilisation » dont la rationalisation est le moteur qui universalise le monde.
« L’universalité de la science (idée qui, selon Husserl, garantirait l’ "irréversibilité" du processus de la civilisation
moderne) sous le rapport spirituel, la division du travail et le marché mondial sous le rapport économique, la
civilisation rationnelle pour tout le monde sous le rapport social – voilà les trois principales orientations du
mouvement qui, sur tous ces plans, s’achemine vers l’universalité absolue avec une ténacité et une continuité
inconnues aux civilisations du passé. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 106) Dans notre propos, nous
pointons donc l’universalisme des conceptions, au sein de la culture phénoménologique, qui se veut spéculative et
générale, ainsi que de notre civilisation d’appartenance qui est antique, liée à la rationalité, et européenne. Mais cet
universalisme, est en crise car « son essence [le rationalisme] implique la non-totalité. » (Patočka, Jan (1930),
Liberté et sacrifice, p. 114)
Patočka, Jan (1930), Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde, in Liberté et
sacrifice, p. 14.
41
vivre dans le monde, monde dont on possède toujours d’une certaine façon conscience, en tant
qu’horizon universel, mais qui n’est pas pour autant thématique. »110 Mais, selon Patočka, ce
« monde naturel » est tantôt le « monde naïf », tantôt un monde qui le comprend dans son caractère
problématique, à partir d’une réflexion qui, dans son fond, ressemble à l’épochè, mais qui la
« dépasse » dans son intéressement et son caractère pratique. Si Patočka semble alors s’associer à
Husserl, les concepts de « monde naturel » et de « monde de la vie » pouvant se confondre111, tout
en les opposant à la conception d’un monde « spirituel », et éventuellement « scientifique », il veut
les reprendre dans une visée plus grande, à la fois ontologique dans son fond, mais empirique dans
sa réalité. Alors cela n’est pas sans poser problème car, si le « monde e(s)t l’être »112, il est, selon
Patočka, l’être réel qui se confond avec le monde naturel, dont la facticité est la modalité du corps
en rapport avec l’espace, et la présentification, la modalité de l’esprit en rapport avec le temps.
Patočka impulse donc un tournant113 au sein la pensée phénoménologique, en orientant la
pensée du monde naturel vers un versant ontologique, où l’incapacité de saisir la totalité du monde
est claire, bien que, à l’état de problème, elle permette d’ouvrir la pensée du sujet à la question de
l’étant dans lequel réside un mouvement semblant plus grand. Ce mouvement, chez Patočka,
interroge ainsi le statut de ce monde qui ne se trouve finalement en aucun lieu – puisqu'il est
insaisissable ; ou alors dans un lieu insaisissable, mais cela conduit à une aporie car, ce lieu, ne se
trouve-t-il pas toujours dans le monde ?114 Comme le dit Émile Tardivel, « peut-on dès lors
continuer à concevoir le monde comme "l'étant-donné en totalité" ? [Car en effet,] le monde n'est
pas "l'étant-donné en totalité", mais le "donné en totalité", que le donné en question se montre
110
111
112
113
114
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 361.
Par exemple, comme dans les premières pages des Considérations Pré-historiques (du "monde naturel" au
problème de l’histoire). (Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 21)
Selon la formulation de Dragos Duicu, lequel s’interroge : le monde, finalement, chez Patočka, n’est-il pas l’être ? Il
rappelle en effet que déjà, dans les notes préparatoires du cours de 1968-1969, Patočka écrit : « Nous désignons la
totalité préalable comme monde et comme être […] l’être = apparaître est la mise à part des singularités qui
ressortent du tout de l’univers. » (Duicu, Dragos (2013), Le monde : équivoques et résolution dynamique, in Revue
Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro 118, p.
59)
Nous reprenons le vocabulaire de Heidegger qui, au-delà de sa force de questionnement, se trouve au fond de celui
de Patočka, puisque dans son « appel », il va transformer la phénoménologie de Husserl à partir de l’ontologie de
Heidegger. Si cet auteur paraît absent de la thèse d’habilitation de 1936, il est présent en tant qu’avenir et successeur
de Husserl dans la pensée de Patočka. D’ailleurs, dans le Supplément à la deuxième édition tchèque. Le monde
naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après (1970), Heidegger apparaît juste après Husserl,
clôturant « l’histoire du problème du monde naturel ». (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème
philosophique, p. 212-219). Sur le concept de « tournant », voir notamment l’ouvrage de Jean Grondin (Le tournant
dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, PUF, 2011).
« Or il est parfaitement possible que nous vivons dans un monde en quelque sorte manifeste et pourtant – du moins
dans ses dimensions essentielles – non seulement in-connu mais inconnaissable. » (Patočka, Jan (1973), Platon et
l’Europe, p. 47)
42
(l'étant) ou ne se montre pas (l'être). »115 La crise, qui est celle des sciences européennes (dont la
phénoménologie fait partie), est alors la crise du « sens » de l’être (qui est le monde naturel), que
l'homme n’arrive pas à saisir – l'expression radicale, mais illusoire, de l’ego transcendantal qui,
dans son souci d'unification, n'a pas vu son idéalisme « naïf » et son positivisme dogmatique116.
Alors, à ce moment-là, quel est le fond de la pensée de Patočka, qui refuse la phénoménologie
transcendantale de Husserl, pour des raisons théoriques, tout comme encore celle de Heidegger,
pour des raisons notamment empiriques ? Il réside peut-être dans l’urgence, dans la précipitation, et
la volonté de saisir l’homme dans sa totalité, afin de lui éviter le danger de « l’autoaliénation » et de
« l’abdication de soi »117. Patočka a lu Heidegger dans les années 1930, mais Husserl, en fin de vie
(il est mort en 1938), est mis à mal par le nazisme tout en perpétuant sa lutte. Patočka le soutient, et
ce, de façon « héroïque » – dans un mouvement européen de résistance ou Prague et Vienne sont
des forteresses. Cependant, le fond ontologique de Heidegger l’appelle, quand bien même il
apparaît concrètement dans le camp adverse118. Alors, cette ouverture arrive plus tard, dans une
prise de recul salvatrice, vis-à-vis de la phénoménologie transcendantale – le signe d’un tournant
115
116
117
118
Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro
118, présentation du numéro par Émilie Tardivel, p. 4.
Ce qui est ironique car, finalement, c’est dans sa hantise du dogmatisme objectiviste que Husserl en a créé un autre :
le dogmatisme subjectiviste. « Ainsi s’offre à nous une science d’une singularité inouïe. Elle a pour objet la
subjectivité transcendantale concrète en tant que donnée dans une expérience transcendantale effective ou possible.
Elle s’oppose radicalement aux sciences telles qu’on les concevait jusqu’ici c’est-à-dire aux sciences objectives.
Celles-ci comprennent également une science de la subjectivité, mais de la subjectivité objective, animale, faisant
partie du monde. Mais ici il s’agit d’une science en quelque sorte "absolument subjective", dont l’objet est
indépendant de ce que nous pouvons décider quant à l’existence ou à la non-existence du monde. » (Husserl,
Edmund (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, p. 60)
Dans la Krisis, si Husserl est aussi confronté au « danger » (Die Gefahr), il s’arrête au danger du positivisme, ce qui
lui permet de rester encore théorique. C’est à partir notamment d’une critique de la mathématisation galiléenne de la
nature que Husserl montre que la science s’est vidée de son sens dans la « technicisation » (Husserl, Edmund
(1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 53). Chez Heidegger, les
allusions au « danger » sont nombreuses et plus imposantes. Nous retenons, de façon très personnelle, les textes : La
question de la technique et Science et méditation in Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences, Paris, Éditions
Gallimard ; Ce qui vient se faire entendre in Heidegger, Martin (2013), Apport à la philosophie de l’avenance, Paris,
Éditions Gallimard ; Lettre sur l’humanisme in Heidegger, Martin (1966), Questions III, Paris, Éditions Gallimard,
NRF ; Le Tournant in Heidegger, Martin (1976), Questions IV, Paris, Éditions Gallimard ; Langue de tradition et
langue technique in Heidegger, Martin (1990), Langue de tradition et langue technique, Bruxelles, LebeerHossmann. Concernant Patočka, ce danger est bien réel et doit être l’objet d’une lutte. Nous pensons notamment aux
questions qu’il pose dans La surcivilisation et son conflit interne in Liberté et sacrifice (1990) et La civilisation
technique in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975).
La biographie de Martin Heidegger est bien connue dans son aspect polémique et en rapport avec son engagement
auprès du régime nazi. En effet, si celui vote pour le Parti national-socialiste des travailleurs allemands
(Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP) en 1932, il est élu recteur de l'Université de Fribourg en
1933, d'où Husserl est renvoyé la même année, trois mois après l'arrivée de Hitler à la chancellerie du Reich. Il
prononce alors son fameux discours du Rectorat qui porte le titre de L'auto-affirmation de l'université allemande
(Die Selbstbehauptung der deutschen Universität). En désaccord avec l'idéologie politique du national-socialisme et
devant l'impossibilité d'insuffler à l'Université allemande la voie de la réforme qu'il attendait, il démissionne de ses
fonctions administratives en 1934, mais continue d'enseigner en tant que « professeur non-indispensable ».
43
théorique trouvant dans l’ontologie heideggérienne un dépassement au concept de Lebenswelt. Ce
dépassement n’est plus alors « transcendantal », au sens de la phénoménologie husserlienne, mais
existentiel, en ce qu’il comprend le sujet dans un « horizon » plus vaste qui est celui de l’être, et non
plus seulement celui de la primauté du monde naïf, ou de l’artificialité du monde scientifique, en
rapport seulement à des croyances ou à des conceptions spirituelles. Il existe donc des horizons et
des mondes (bien que le concept de monde soit ambigu si nous le rapportons à l’être) en tant que
modalités d’expression du sujet, dont la conscience est l’outil essentiel de la préoccupation qui rend
les choses présentes et actuelles. Cependant, nous dit Patočka, ces horizons sont limités et ordonnés
selon les intérêts du sujet, qui constituent le fond originel et indépassable du monde. Il y a donc une
ambiguïté entre le concept d’horizon, pris comme un champ de préoccupations, et celui d’horizon
universel, entendu comme le monde des horizons, dans la question de leur imbrication, qui peut
laisser penser à une commutation spatiale. Partons alors de Heidegger pour en saisir le fond.
« "Au coin du" ne veut pas seulement dire "dans la direction de" mais tout autant dans les parages de quelque
chose qui se tient dans cette direction. La place telle que la constituent la direction et l’être-éloigné – la
proximité n’en est qu’un mode – est déjà orientée sur un coin et à l’intérieur de celui-ci. Quelque chose comme
un coin doit d’abord être dévoilé pour que deviennent possible l’assignation et le repérage de places pour une
utillerie dont la discernation pourra disposer. Cette orientation en coins de la diversité des places pour l’utilisable
constitue l’entourance, la mise à l’entour de l’étant se rencontrant sous notre main dans le monde ambiant. »119
Dans ce sens, le monde ambiant est utilisable en ce qu’il procure au sujet une disponibilité
particulière qui prend la forme de l’espace, laquelle existe le temps du discernement, et s’écarte
lorsque la mesure (la considération) devient exacte, lorsque le regard du Dasein n’est plus
nécessaire et qu’il laisse place à la nature. Alors, le dévoilement de l’espace apparaît lors du passage
de la discernation à la considération, lorsque le regard s’externalise et devient mesure objective,
fixé dans le réel comme un repère permanent auquel il est toujours possible de revenir et qui (en
théorie) ne doit pas changer. Le « monde va perdant son entourance spécifique, le monde ambiant
devient monde naturel. […] L’espace homogène de la nature ne se montre que sur la voie d’un
mode de dévoilement de l’étant de rencontre ; ce mode a le caractère d’une immondation spécifique
de la modalité d’appartenance au monde de l’utilisable. »120 Ce qu’il faut retenir, c’est que pour
Heidegger, l’espace n’est accessible qu’à partir du mode d’être-au-monde du Dasein et que ce
mode, n’est pas thématique bien qu’a priori dévoilé. Dans ce sens, s’il existe bien un espace, il
119
120
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 142-143.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 153.
44
prend forme selon différents moyens d’appréhension du monde : dans le monde ambiant, le sujet le
cherche et y dessine des formes ou des mesures sur le mode de la discernation ; dans le monde
naturel, il apparaît sous la forme de la mesure et de l’unité géométrique ou la considération y règne.
Alors, il n’existe pas des phénomènes spatiaux, plus intéressants ou véridiques les uns par rapport
aux autres, mais seulement diverses modalités de l’être-au-monde qui dans son ouverture laisse
apparaître l’espace comme « une » catégorie a priori, mais en fait « deux » modalités du Dasein.
Cela n’empêche pas qu’il puisse exister une « gradation dans le dégagement de l’espace pur,
homogène, allant de la pure morphologie des figures spatiales relatives à l’Analysis situs jusqu’à
une science purement métrique de l’espace. »121 En d’autres termes, Heidegger ne renie pas
l’existence des objets réels qui dans l’espace – dans leur rapport spatial au monde et à l’être du
Dasein – peuvent prendre une utilité, et donc une existence, différente. Alors, un même objet réel
peut prendre deux existences différentes parce qu’il constitue un signe pour le Dasein et le
symptôme d’un rapport de l’être-au-monde différent. Aussi, la chose se trouve dans une place
particulière que le Dasein peut habiter selon le rapport qu’il lui trouve suite à son intérêt ou sa
préoccupation, et cette place peut se trouver dans une zone habitable, elle-même dans un horizon
d’habitations infini. « Pour que des coins prennent leur aspect, il ne suffit pas que des choses s’y
trouvent là-devant ensemble, au contraire ils sont chaque fois déjà utilisables là où il y a des places
distinctes les unes des autres. Les places sont elles-mêmes assignées à l’utilisable par la
discernation que la préoccupation met en jeu. »122. Ainsi, les zones du « monde ambiant » sont
déterminées par les préoccupations du Dasein lorsqu’il discerne ou paye attention à des choses
(πράγματα) qui ont des places et dressent des « coins » au sein du réel qui constitue le monde
naturel. « Les églises et les tombes sont, par exemple, axées sur le levant et le couchant du soleil,
coin de la vie et coin de la mort à partir desquels le Dasein est lui-même déterminé dans le monde
en fonction de ses possibilités d’être les plus propres. »123 De la même façon, les mondes
« ambiant » ou « naturel » ne sont que deux moyens d’expression du Dasein qui, selon l’intérêt –
l’ustensalité – que le sujet trouve aux choses, dresse un horizon préoccupant que l’être-au-monde
peut habiter. Le monde ambiant exprime donc l’utilisable et le sous la main, le monde naturel, lui,
le mesurable et la distance.
121
122
123
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 153.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 143.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 152. Si Heidegger prend aussi l’exemple du soleil ou des points
cardinaux, il reste très succinct, ce qui est bien dommage. Nous y reviendrons en conclusion.
45
Si l’auteur tchèque prend bien alors le monde comme un « milieu ontologique » – citant
Heidegger : « "das Worin […] Verstehens als Woraufhin des Begegnenlassens von Seiendem" »124 –,
ce milieu est compris comme un « espace » de préoccupations qui orientent le sujet, alors que
l’espace, chez Heidegger n’est qu’une caractéristique du Dasein125. Le risque, alors, est au
subjectivisme, puisque le sujet semble emprisonné dans le monde réel, et ce, malgré divers horizons
spirituels, dont les orientations semblent non seulement déterminées par lui, mais aussi par le
monde naturel. « L'ego demeure ainsi le centre du monde à titre de télos, si bien que Patočka
réintroduirait une forme de subjectivisme – non plus constitutif, comme chez Husserl, mais
téléologique – dans la phénoménologie. »126 Existe alors une ambivalence dans le terme de « monde
naturel » qui constitue le fond de l’attention du sujet, sur un plan dont la compréhension peut être à
la fois spatiale (dans le réel) et temporelle (dans son déroulement spatial), en rapport soit avec les
préoccupations du sujet, soit avec les préoccupations du monde. Et cette confusion oriente Patočka
vers une pensée du corps quasi déterministe, laquelle comprend le monde selon un mouvement
biologique chez le sujet et matériel dans le monde. Alors, s’il existe des objets, dont la facticité et la
réalité ne sont pas remise en question, et que l’activité du sujet est orientée par ses préoccupations
physiques, la présence de l’objet, à la conscience du sujet, va directement dépendre de son intérêt et,
par voie de conséquence, de sa proximité, de son éloignement, et de sa distance réels. Apparaît alors
non seulement la distinction du corps et de l’esprit, en tant qu’elle permet de définir un gradient de
préoccupations vis-à-vis du monde physique et réel ; mais aussi, persiste l’idée d’une conscience
permettant au sujet d’être attentif à la préoccupation des choses (πράγματα) et du monde, et ce, audelà des contraintes qui lui paraissent réelles (bien que pouvant aussi ne pas l’être).
« En même temps, nous avons quelque part conscience ou d’avoir déjà eu ou de pouvoir avoir ces objets dans
une expérience centrale, attentive ; et lorsque l’acte d’attention cesse, l’objet ne se perd pas complètement pour
nous, mais se retire plutôt dans une sphère de disponibilité. […] La conscience actuelle, qui s’engage dans sa
sphère centrale, implique une sphère étendue d’inactualités, parmi lesquelles se détachent surtout des
potentialités, les possibilités de progression ou de passage à autre chose. »127
124
125
126
127
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 100.
« L’espace n’est pas plus dans le sujet que le monde n’est dans l’espace. L’espace est plutôt "au" monde, dans la
mesure où l’être-au-monde constitutif du Dasein a découvert l’espace. L’espace ne se trouve pas dans le sujet, pas
davantage celui-ci ne contemple le monde "comme s’" il était dans un espace, mais au contraire "le sujet"
ontologiquement bien entendu, le Dasein, est spatial en un sens original. Et parce que la Dasein est spatial selon la
description qui en été faite, l’espace se montre comme a priori. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 152)
Émilie Tardivel dans la Présentation de la Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, p. 5.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 103-104.
46
Chez Patočka, cette attention centrale représente la présence de l’objet rendu présent par la
préoccupation, mais aussi un horizon plus lointain d’objets disponibles sur un plan spatial selon les
intérêts potentiels du sujet. Et ces préoccupations, au-delà des possibilités de leur incarnation dans
l’horizon physique, se trouvent aussi dans le lieu de l'esprit, en tant qu’ils constituent un stock
d’attentions inactuelles et pourtant « présentifiables ». Patočka avance d’ailleurs dans ce sens l’idée
d’une conscience « parergique »128, à la fois centre de la conscience du sujet et de ses
préoccupations, mais aussi condition de l’attention elle-même en tant qu’elle est orientée par un
horizon de sens, qui possède son originalité, sa pertinence et sa cohérence. Si Patočka ne formule
pas de critique explicite, au sujet de l’orientation du sujet dans l’espace selon la perspective de
Heidegger, il l’investit réellement en rapport avec le corps et le problème de l’incarnation du sujet
dans le monde, ce qui renvoie notamment au problème de la facticité du monde129.
« La satisfaction d’une tendance organique présuppose un phénomène important : une certaine faculté de
disposer de l’objectivité – une disposition qui, pour ne pas être volitive, n’en est pas moins effective. Une telle
tendance ne pourra être satisfaite que par le sujet, à travers un contact actif et direct avec l’environnement par
l’intermédiaire duquel chacune de nos activités se réalise. Ce sont nos kinesthèses, les mouvements qui seront
ensuite le fondement de l’aperception du corps propre. »130
Aussi, bien qu’il ne soit pas possible de tenir de fait le dualisme corps / esprit, Patočka le dissimule
dans les deux modalités du monde (« scientifique » et « naïve »), ainsi qu’à travers des exemples
naturalistes et réels131. L’animal (bien qu’il ne change pas) mais aussi le jeune enfant ont un rapport
au monde a priori corporel dans le sens où leur monde est orienté par les kinesthèses, c’est-à-dire
128
129
130
131
« Ce que nous appelons la conscience parergique n’est donc aucunement un simple à-côté (πάρεργον) de la
conscience centrale, mais plutôt son présupposé. Ce qui dans la conscience parergique est réellement à l’œuvre, ce
dont procède l’activité actuelle, c’est pour ainsi dire le tracé du chemin, du domaine, de la sphère de compréhension
dans lequel ou laquelle nous évoluons actuellement ; nous disons que l’inactualité est l’horizon de l’activité actuelle.
L’horizon dans lequel nous vivons conditionne notre orientation vers les objets ; nous pouvons, en présence des
mêmes choses, vivre dans des horizons différents : horizon esthétique, horizon scientifique ou horizon d’utilité à la
vie... L’horizon est quelque chose qui varie, mais non à l’infini ; il y a pour le vécu d’horizon aussi un ordre dans
lequel les horizons se présupposent et déterminent notre attention ; […] ce n’est qu’en dévoilant toutes les structures
d’horizon que l’on pourra parvenir à la clarté philosophique sur la fonction de la conscience. » (Patočka, Jan (1936),
Le monde naturel comme problème philosophique, p. 104-105)
À ce titre, l’ouvrage de Didier Franck est très instructif puisqu’il questionne le point où s’interrompt Sein und Zeit,
là où la « question de l’être ne peut surgir que d’une pré-compréhension de l’être. » (Franck, Didier (1986),
Heidegger et le problème de l’espace, p. 15-16) Et alors, l’espace est essentiel puisque, Heidegger définit lui-même
le Dasein comme, ce « qui doit être avant tout éprouvé comme place. » (Franck, Didier (1986), Heidegger et le
problème de l’espace, p. 18)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 113.
L’argumentation par induction que propose Patočka ici là est bien discutable. Il part de cas concrets afin de réfuter
une position ontologique. Il cite dans ce sens les biologistes à orientation subjective Karl Ernst von Baer et Jakob
von Uexküll (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 100).
47
leurs mouvements. Aussi, ces mouvements qui marquent le rapport direct du sujet-au-monde, ne
sont pas simplement physiques, c’est-à-dire assimilables à des coordonnées spatio-temporelles
descriptives, mais comporte une dynamique qui relève du vivant et l’oriente dans le monde selon
des tendances et des intérêts naturels. Alors, ce que cherche Patočka, c’est de pousser sa visée
ontologique à une forme de réalisme pur, où le corps peut fournir l’explication d’un monde naturel,
hors de la pensée, et efficient – doté d’une force ou d’une énergie. Il rappelle à ce propos le mot
d’Aristote qui, dans le Livre IV de la Physique (De l’espace, du vide et du temps), écrit :
οὖν δεῖ κατανοῆσαι ὅτι οὐκ ἂν ἐζητεῖτο ὁ τόπος, εἰ μὴ κίνησις ἦν ἡ κατὰ τόπον132
Et effectivement, le topos est un « lieu », c’est-à-dire un endroit où l’on va, et sa direction est
déterminée par le sujet qui a un intérêt à y aller. C’est donc le mouvement du sujet et son orientation
dans l’espace qui peuvent définir le lieu à atteindre et qu’il est possible d’habiter (la destination
donc). Aussi, si le lieu peut être habité en tant que le mouvement mène à lui, il s’insère dans un
horizon plus vaste qui peut constituer l’espace. L’espace est l’ensemble des lieux possibles qui
orientent le mouvement de l’être et représente l’horizon des mouvements à partir d’un point de
départ – le lieu que le sujet habite – ; il est la condition à partir de laquelle les choses et les
directions s’érigent et où le sujet se meut. « L’espace est lié à notre orientation, il est originellement
un auxiliaire, un moyen de nous reconnaître dans les choses […] Tout cela veut dire que l’espace est
la condition prochaine de la constitution des choses au sens propre. »133 Alors, cette orientation dans
le monde qui prend la forme de l’espace relève du corps (les kinesthèses) du sujet qui dans son
mouvement (son déplacement) vise un lieu (une destination) parmi d’autres, lesquels constituent un
horizon d’occupations (d’habitations). Et ce monde, peut alors s’exprimer sous diverses modalités
en rapport à l’espace et à l’activité du sujet bien que ne correspondant pas à un étant, mais plutôt à
la production même de l’étant, selon son orientation subjective. Dans ce sens, nous suivons aussi
Didier Franck qui, bien que conservant le sens de la temporalité ekstatique du Dasein heidegérien,
soutient la spatialité de l’étant intramondain comme fondamental pour le monde :
132
133
[on ne mènerait pas de recherche sur le lieu s’il n’y avait pas un mouvement selon le lieu (trad. A. Stevens)] La
référence retenue dans Le Monde naturel semble fausse : Physique, IV, 6, 211 a 12-13 plutôt que Physique, IV, 4,
211 a 12-13 (chapitre 6 et non pas 4). Aussi, nous rappelons qu’Aristote distingue au chapitre XIV des Catégories,
six espèces de mouvement : naissance ou génération, destruction, accroissement, décroissement, modification,
déplacement dans le lieu.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 115.
48
« Indépendamment de la détermination cartésienne du monde comme res extensa, l’étant intramondain est bien
spatial, voire "dans" l’espace. Dès lors, celui-ci ne contribue-t-il pas à constituer le monde ? Si l’étant
intramondain est spatial, cette spatialité devra procéder de son être : le monde. Et si ce dernier est, à son tour,
spatial, le Dasein dont il est une structure, le sera également mais selon le sens propre de son être : la temporalité
ekstatique. En conséquence, l’interprétation de l’espace calque et réitère celle de la mondanité : amorcée par la
spatialité de l’étant intramondain, elle se continue avec celle de l’être-au-monde pour s’achever sur celle du
Dasein. »134
Le problème est donc au type de rapport que le sujet entretient avec l’espace en rapport avec ses
modalités d’accès au réel. Si pour Heidegger, l’espace, tout comme le corps, sont des modalités du
Dasein135, non seulement il paraît nécessaire de maintenir le dualisme corps / esprit à travers le
problème de l’incarnation de l’étant et de la facticité du monde, mais il faut aussi maintenir en deçà
la structure du Dasein qui dans sa temporalité conditionne l’orientation de l’être-au-monde. D’une
manière pouvant paraître maladroite, Patočka élabore donc bien, dans sa thèse de 1936, une critique
ontologique, mais a minima, de la spatialité du Dasein, en essayant de saisir la corporéité du sujet
en rapport à l’être, tout en l’incluant dans le monde réel, réduit à sa facticité, et repoussant la
pensée, dans son aspect plus abstrait. Aussi, parce que le corps paraît plus incarné dans le réel que
l’esprit, il devient le lieu des déterminations (et non plus des préoccupations) réelles en rapport avec
l’espace et les objectivités factices (le « monde naïf »). Et parce que l’esprit paraît lui plus distancé
de la réalité et des faits, il se maintient comme le lieu de la pensée et du langage, où s’élabore le
sens du monde naturel dans lequel réside l’appréhension de l’être et le recul de l’étant, selon
l’ektase temporelle du sujet. Cette séparation, elle est alors bien visible entre le chapitre III et le
chapitre IV : le chapitre III porte le titre de Monde naturel en rapport avec la genèse du monde naïf
duquel les faits deviennent saisissables136 ; le chapitre IV porte le titre Esquisse d’une philosophie
du langage ou de la parole, où le langage et la parole apparaissent seuls comme l’expression de la
« liberté » qui permet de saisir le sens véritable du monde. De ce point de vue, qui est réducteur,
Patočka refuse la liberté à l’activité de l’homme ordinaire sous prétexte que dans sa corporéité, elle
demeure passive devant la spatialité de l’être, ce qui donne au corps un caractère téléonomique
privé de spiritualité. Et en effet, il semble exister un vecteur qui va de la réalité et de la facticité du
monde, dans lequel s’incarne la corporéité du sujet et son orientation spatiale, à la spiritualité de
l’étant et sa réflexion, dont le fond lui permet de saisir ce monde naturel, tout en restant, non pas
134
135
136
Franck, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, p.65.
Voir notamment les §22, §23, §24 de Être et temps.
« Le monde naturel, tel que nous l’avons décrit, n’est cependant, en ce sens, ni un fait ni une totalité de faits. Ne
serait-ce que parce qu’il est, en tant qu’horizon universel, le cercle des possibilités sur la base duquel seul des faits
réels déterminés deviennent saisissables. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique,
p. 127)
49
au-dessus (comme chez Husserl), mais fondé en lui et par lui. Alors, « nous pouvons maintenant
caractériser de nouveau l’homme comme un être qui possède le monde, tout en étant contenu dans
le monde par sa corporéité et en vivant, au moyen de cette corporéité, au contact d’autres objets de
ce monde. »137 Et ces objets, qui orientent les préoccupations, les intérêts, les besoins, les affaires,
du monde naïf, non seulement sont continuellement changeants, mais constituent l’origine de toute
réflexion, non pas en tant que cause directe, mais comme condition, pouvant devenir les objets, non
plus du monde réel, mais de celui spirituel. Dans cette translation, se trouve non seulement la
liberté de l’étant qui peut saisir le sens des objets dans la réalité et ses horizons, mais aussi son
origine temporelle, en tant que le monde naturel constitue le départ de la réflexion comme fait, mais
aussi sa destination comme objet ekstatique.
Cette orientation téléologique est certainement impulsée par l’interprétation du concept de
« temps » chez Heidegger qui, dans son fond ontologique, se rapporte au devenir plutôt qu’à une
description isolée du temps physique138. À cet effet, Patočka est ambigu car, renvoyant le corps à la
réalité du monde dont l’orientation lui paraît passive, il maintient à la fois une définition commune
du temps comme succession d’instants ponctuels et factices, mais aussi une autre ekstatique dans la
compréhension de l’esprit libre en rapport à la pensée. « Le temps en son sens originaire est la
fonction unitaire d’expectative, d’aperception et de rétention de l’étant. Dans le temps, nous
sommes pour ainsi dire au fin fond de la subjectivité. Le présent originaire consiste dans la création
de l’activité actuelle de la subjectivité, le passé originaire dans la rétention des activités non
actuelles, l’avenir originaire dans les tendances qui caractérisent la subjectivité et forment pour ainsi
dire le trésor de ses possibilités de vie. »139 Et effectivement, se tient dans cette définition un relent
de le conception husserlienne du temps, plutôt que celle heideggérienne qui, quand bien même elle
distingue le « temps cosmique » du « temps phénoménologique », établit une analogie entre les
deux140. Et dans cette analogie, se retrouve la distinction corps / esprit, le corps maintenant la
137
138
139
140
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 90-91.
« Le fait que le temps de nos besoins se détermine selon le devenir de la nature, d’ordinaire sur le modèle du
parcours d’une trajectoire dans l’espace, et que le sujet naïf oublie le contexte vital originaire, pour lui athématique,
de ce temps, est, comme Heidegger l’a montré, à l’origine de la compréhension ordinaire du temps comme ligne,
série d’instants. [Or,] le temps originaire est devenir transcendantal. Afin de le dévoiler comme tel, afin de mettre à
découvert ce caractère qui est le sien, il faut avoir quitté le terrain du monde avec sa multiplicité de thèses et sa
conception du temps universel. Dans le monde, le temps est toujours à l’œuvre de façon athématique, en tant que
forme, tandis que son propre devenir interne demeure dissimulé. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme
problème philosophique, p. 110-111)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 109.
Voir notamment les §81 et §82 des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl. « Il faut soigneusement
respecter la différence qui sépare ce temps phénoménologique, cette forme unitaire de tous les vécus en un seul flux
du vécu (un unique moi pur) et le temps "objectif" (objektiven) c’est-à-dire cosmique. Par la réduction
50
permanence le premier temps, l’esprit, celui plus fluctuant du second. Ainsi, s’il est possible de voir
l’homme comme un étant téléonomique, dont la corporéité est pré-orientée par des lois naturelles,
cette conception omet la temporalité phénoménologique du corps, à l’image de celle l’esprit, dont le
fond est en devenir et dont la fonction unitaire est créatrice du monde141. Cependant, et nous
marquons peut-être une réserve par rapport à l’approche de Heidegger, il serait peut-être aussi
« naïf » de repousser à l’inverse toute téléologie du corps en le limitant à une modalité de l’être,
celui-ci s’avérant être aussi une des conditions primordiales de l’être-au-monde, comme nous
l’avons vu plus avant. La confusion entre les concepts d’horizon particulier et universel, chez
Patočka, provient alors de la volonté d’unifier le corps et l’esprit dans l’espace et le temps, afin de
fonder une totalité ontologique dont la conception du monde s’inscrit dans l’histoire et les vécus
d’expérience, mais où l’esprit demeure plus actif et plus à même de fonder le sens du monde
naturel. La conscience du sujet est alors devenir et horizon, possibilité d’être dans un
environnement factice et naturel, où l’existence du sujet peut s’exprimer et advenir. Alors, c’est
dans l’horizon des possibles dont l’essence est le temps, que le « monde naturel » peut se trouver et
dont l’orientation va dépendre de la disponibilité du sujet : soit qu’il emploie sa liberté (la pensée, la
parole, et le langage sont des exemples), soit qu’il demeure dans l’activité quotidienne où les
intérêts mondains dominent (les besoins naturels, le travail, le divertissement, sont des exemples).
Et alors, la vie est le monde dans le sens où elle marque la « présentification » des possibles à
travers l’activité créatrice142 du sujet en rapport à son devenir ; et, « même notre présent, ce que
nous pouvons constater de nous-mêmes, n’échappe pas à cette loi de tension temporelle qui prend
sa source dans le vivre-dans-des-possibilités que nous sommes essentiellement. »143 Patočka
141
142
143
phénoménologique la conscience n’a pas seulement perdu sa "liaison" aperceptive (apperzeptive "Anknüpfung") (ce
qui est bien entendu une image) à la réalité matérielle de son insertion – secondaire il est vrai – dans l’espace, mais
aussi son inclusion dans le temps cosmique. » (Husserl, Edmund (1913), Idées directrices pour une
phénoménologie, Paris, Éditions Gallimard, 1950, p. 272-273) De plus, nous rappelons que l’origine du concept
d’ « intentionnalité », chez Husserl, est celui d’intensio, en rapport à la pensée des Confessions de Saint Augustin.
« Nous abordons maintenant un autre trait distinctif des vécus qu’on peut tenir véritablement pour le thème central
de la phénoménologie orientée "objectivement" : l’intentionnalité. » (Husserl, Edmund (1913), Idées directrices
pour une phénoménologie, p. 282) Ce concept d’intentionnalité est absent de Le Monde naturel.
C’est tout le projet de Maurice Merleau-Ponty en rapport au « corps » et à la « chair » que Patočka ne discute pas. Il
est tout juste cité avec Maine de Biran (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p.
218) « Il ne faut donc pas dire que notre corps est dans l’espace ni d’ailleurs qu’il est dans le temps. Il habite
l’espace et le temps. » (Merleau-Ponty, Maurice (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions
Gallimard, p. 162)
Il ne faut pas alors s’étonner de trouver citer rapidement Bergson, à la fin du supplément à la deuxième édition
tchèque de Le Monde naturel, pour qui : « L’unité de l’acte est l’unité de la durée. La durée est une unité
indécomposable, dont chaque phase contient en elle-même toutes les phases précédentes, et qui, pour cette raison,
est nécessairement individuelle et originelle. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème
philosophique, p. 224)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 176.
51
distingue alors à juste titre les concepts de « présentation » et de « présentification » du concept de
« monde naturel ». La présentation a trait au remplissement qualitatif de la perception sensible, qui
paraît passive et présuppose le phénomène d’articulation aux catégories qui polarisent le donné144.
La présentification, elle, signifie « entrer dans l’horizon de l’absent »145, et constitue le phénomène
d’articulation de l’expérience dont la formulation est active. Dans la facticité du monde alors, il est
possible que des objectivités présentes de fait peuvent permettre une réactualisation originelle de
l’expérience du même. Dans ce sens, il s’agit à la fois de trouver un sens similaire à celui donné à
un objet perçu comme réel et analogue – donc de se diriger vers l’horizon interne du sujet –, mais
aussi de laisser au sujet la possibilité d’y trouver un nouveau sens – donc de se diriger vers
l’horizon externe de l’objet présent dans le monde. De plus, cette présentification peut se trouver
plus abstraite, en rapport avec la mémoire du sujet qui, dans le souvenir d’un événement passé, peut
retrouver une préoccupation, sans nécessairement qu’une objectivité se présente à lui. Dans ce cas,
il s’agit d’un quasi-vécu dont la conformité avec le souvenir est difficile à saisir, l’horizon du fictif
et son étrangeté pouvant interférer avec l’attention du sujet, et éventuellement changer l’impression
de familiarité du sujet avec le monde. Alors finalement, le sujet est orienté dans un espace perçu
comme infini, que constitue le monde réel où l’incarnation de ses préoccupations détermine sa
facticité et la corporéité du sujet, mais où la condition de sa saisie et l’ouverture d’un horizon
spirituel, reposent sur la temporalité de l’étant où la liberté naturelle, qui constitue son être,
présentifie le monde, et l’ouvre à l’avenir. « Or celui qui dit présence et absence, dit aussi espace et
temps. La présence en tant que présentation renvoie à un lieu, mais aussi au présent. »146 Enfin,
comme le dit Patočka, « l’espace est en effet infini, cela tient à son caractère d’horizon ; l’infinité
lui vient de l’horizon temporel dans lequel se joue le devenir qu’est l’orientation. »147 Alors, cette
orientation naturelle peut glisser vers le problème de la signification, où l’esprit se fait réflexion,
incarnation dans un horizon spirituel, où la parole et le langage fondent, non plus des thèses, mais
des questionnements-en-retour, des « problèmes » permettant de saisir le monde naturel dans son
origine et ses fondements.
144
145
146
147
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 107.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 121.
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 37.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 116.
52
4. Le questionnement-en-retour comme moyen d’accès au monde.
« Notre tâche n’est pas supratemporelle dans le temporel ; notre problème, c’est de nous orienter dans notre
situation, dans la situation de notre monde, de nous interroger sur la signification que peut avoir pour nous la
philosophie dans cette position caractérisée d’une manière déterminée. Nous avons défini cette position […]
comme une situation de déclin, de chute. »148
Le projet de Jan Patočka, dans sa thèse d’habilitation, est double et similaire à celui d’Husserl dans
la Krisis au début des années 1930. Non seulement il questionne la « crise spirituelle » que traverse
l’homme moderne, mais il pense aussi son origine en référence au concept de « monde naturel »,
lequel s’insère dans une tradition idéaliste et européenne qui trouvent ses linéaments chez
Descartes149. À ce titre, lorsque Husserl recherche l’origine de l’opposition moderne entre
l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal, il trouve bien Descartes en tant que
« fondateur originel aussi bien de l’idée moderne du rationalisme objectiviste que du motif
transcendantal qui le fait éclater. »150 Lorsque Patočka questionne l’essence de la subjectivité et de
son exploitation méthodique, il commence directement le second chapitre de Le Monde naturel par
« le cogito cogitans et le cogito cogitatum chez Descartes. »151 Comme il l’expliquera trente-trois
après, dans la méditation de son œuvre, c’est surtout le « problème du monde naturel » qu’il a
trouvé chez Descartes152. Alors, Patočka, tout comme Husserl, tente d’abord « une typologie
historique des différentes solutions du problème »153 afin d’épuiser leurs savoirs, tout en restant
dans le champ de l’idéalisme transcendantal, jusqu’à l’exposition de sa conception théorique qui est
celle du « monde naturel ». Cette typologie est triple. Tout d’abord, elle occupe une douzaine de
pages dans la formulation initiale du problème au chapitre I de Le monde naturel. Là, Patočka
expose la pensée d’auteurs ayant pensé la réconciliation des mondes « naïf » et « scientifique »
148
149
150
151
152
153
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 50.
Si Le monde naturel comme problème philosophique et la Krisis semblent s’accorder sur la recherche des
fondements modernes de la « crise européenne » chez Descartes, Patočka retravaillera clairement son origine avec
Platon, notamment dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975) et ses conférences de 1973
compilées dans Platon et l’Europe (1983), mais aussi avec Aristote, ses devanciers, ses successeurs (1964). Husserl,
bien que sensible aussi à cette origine grecque, est plus orienté par sa résolution moderne et sa refonte dans un cadre
phénoménologique à la hauteur des sciences. Et alors, « le principal défaut de la conception husserlienne, c’est la
cartésianisme imparfaitement surmonté qui entache son idée de la conscience en tant qu’étant quae nulla re indiget
ad existendum. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 211)
Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 85.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 49.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184. Il faut aussi noter que la dissertation
doctorale de Patočka en 1931 porte sur le concept d’évidence, proche de celui de Descartes, bien qu’il soit
questionné dans sa signification pour la noétique.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 34.
53
menant au concept de « monde naturel ». Berkeley, Locke, Reid, Hume, Avenarius, Russel,
Wittgenstein, sont avancés notamment, dans une tentative d’unification des mondes. Ensuite,
l’ensemble du chapitre II est consacré à « La question de l’essence de la subjectivité et de son
exploitation méthodique », c’est-à-dire l’analyse des pensées européennes ayant mené à la crise
spirituelle de l’homme moderne à travers le filtre de la philosophie. Sont cités principalement
Descartes, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Husserl. Enfin, dans la méditation de son œuvre trentetrois ans après, il offre dix paragraphes et une conclusion allant de Descartes à Heidegger, dessinant
ce qu’il nomme une « histoire du problème du monde naturel »154. Derrière les fondements
idéalistes de cette typologie, il existe une histoire qui n’est pas un descriptif formel et
chronologique des idées portant sur le « monde naturel » (Historie), mais plutôt un questionnement
des valeurs et des fondements spirituelles de la crise européenne, qui s’expriment sous la forme de
conceptions dans le réel (Geschichte), et dont l’objet est le « monde naturel ». Que signifie cette
histoire ? Comme l’explique Martin Heidegger : « Le mot Historie ("histoire") (ιστορείν) signifie
"apprendre en s’informant et rendre visible" et désigne ainsi un mode de représentation. Au
contraire le mot Geschichte (histoire) signifie ce qui arrive, pour autant qu’il est préparé et commis
de telle et telle manière, c’est-à-dire mis en ordre et envoyé. »155 Alors, cette Geschichte, initiée par
Patočka dans Le Monde naturel, cherche à comprendre le sens des différentes conceptions du
« monde », dans le souci de remonter à leur origine156 et d’éclairer la vie de l’homme.
« Il est clair, à la lecture de la description que nous venons d’en faire, que les tentatives d’unifier la réalité n’ont
pas été couronnées de succès. La raison de cet état de choses nous semble être que toutes sans exception partent
de considérations sur l’essence de l’objet pour, à partir de là, aborder l’explication du vécu, sans avoir déployé
un effort descriptif et analytique suffisant en vue de saisir le vécu sous sa forme originale et dans le monde naïf
qui est le sien. Dans cet ouvrage, nous essaierons d’emprunter le chemin inverse. Nous essaierons, sous les
alluvions de l’objectivisme moderne, de recouvrir le concept qui contient la clef réelle de l’unité que nous
cherchons, et ce concept est pour nous la subjectivité. »157
Si Patočka cherche l’origine des diverses conceptions du monde, il cherche à comprendre leur
naissance, c’est-à-dire non seulement la situation dans laquelle elles sont nées, mais surtout l’étant
duquel elles proviennent et qui les fait apparaître. Et en effet, selon la nature de cet étant, l’origine
des conceptions ne paraît pas la même. Le premier problème est alors de savoir si cet étant peut être
154
155
156
157
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184.
Heidegger, Martin (1954), Essais et conférences, p.71.
Il faut s’arrêter sur le terme « origine » qui vient du latin origo, dérivé de orior (« naître ») ayant aussi donné
« orient », « orientation ».
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 45.
54
réduit à l’homme selon les dénominations théoriques qui nourrissent l’histoire de Le Monde naturel,
et notamment le concept de « subjectivité » qu’il emprunte à Husserl. Le second problème est de
savoir si la définition finale et phénoménologique que donne Patočka du « monde naturel », dans sa
référence au concept de Lebenswelt dans la Krisis, et donc de « vie », est suffisant pour appréhender
le monde dans sa totalité. Enfin, le troisième problème est de comprendre la problématicité du
monde qui, si elle se trouve cachée au sein de chaque conception fournissant une histoire globale,
manifeste la vie d’un étant particulier, qui est celle de celui qui la pense. Pour ce dernier problème,
c’est la notion de temporalité qu’il faut interroger, qu’elle soit comprise à un niveau supra et hors
du sujet – l’histoire des conceptions du monde – ou intra et dans le sujet – la durée des vécus de
pensée à propos du monde. Aussi, comme Patočka l’explique dans la méditation de sa thèse, et de
façon transversale, c’est la rencontre avec la pensée de Heidegger, et notamment le concept
d’existence, qui est ici déterminante.
« La conception de l’existence par laquelle Heidegger bat en brèche le concept de sujet – conception d’une
existence pour laquelle, dans son être, il y va de l’être, existence qui a donc une compréhension de l’être en
totalité aussi bien que dans ses ordres singuliers – représente à cet égard un nouvel apport fondamental. »158
En effet, si le concept de « subjectivité » paraît tout à fait d’actualité et novateur au moment de la
Krisis, la solution qu’il procure au problème du monde naturel paraît insuffisante et aporétique.
Alors, si la thèse de Patočka vise une histoire du concept de monde naturel et que le monde naturel
manifeste la vie du sujet en tant qu’elle est la condition de tout mouvement, la subjectivité du sujet
est condamnée à suivre un cercle herméneutique infini159 car incapable de le saisir totalement.
Effectivement, s’il s’agit de comprendre l’orientation des conceptions du « monde », leur objet [le
monde] apparaît comme la condition même de leur apparition. Dès lors, comment penser un objet
dont l’essence est son origine ? Il faut alors bien distinguer l’orientation théorique de Patočka, qui
158
159
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 212.
Il faut y voir la critique toujours produite à l’égard de la phénoménologie dont le risque est le solipsisme, c’est-àdire la tendance à affirmer pour seule évidence l’ego transcendantal. Aussi, Patočka pose le problème d’une façon
bien originale, puisqu’il ramène cette critique au problème de l’intersubjectivité, ou de la typicité de l’expérience,
confondant le dédoublement de la conscience du sujet avec sa projection à l’égard de l’autre : « Dans le cas
particulier de la phénoménologie transcendantale, le reproche se formulerait ainsi : la phénoménologie
transcendantale cherche à reconduire l’univers aux constitutions du moi transcendantal ; les autres sujets aussi, dont
l’expérience présuppose l’expérience des choses réelles, ont leur place dans la sphère des réalités soumises à la
réduction ; par conséquent, les autres sujets aussi devront être reconduits par la phénoménologie transcendantale à
des constitutions du sujet transcendantal individuel. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème
philosophique, p. 83-84.)
55
s’insère elle-même dans l’histoire des mondes, de celle de ces conceptions du monde, en tant
qu’objets de sa pensée. C’est d’ailleurs une attention que l’auteur affiche lorsqu’il parle d’
« anamnèse philosophique, de ce qui nous fait croire qu’une orientation subjective permettra de
rétablir l’unité brisée du monde, de sceller la faille qui menace l’homme moderne dans ce qui, selon
Dostoïevski, lui est le plus cher : sa propre personne. »160 L’attitude philosophique, si elle vise, ici, à
saisir les différentes conceptions du monde et de trouver l’histoire de leur origine et de leurs
fondements, ne peut être que secondaire et incomplète : secondaire, car pour prendre le vécu d’une
expérience comme l’objet d’une réflexion, il faut d’abord que ce vécu soit passé, sans
nécessairement d’ailleurs qu’il soit réflexif ; incomplète, car si la condition d’une réflexion vise à
prendre pour objet un vécu et de le comprendre, ce vécu ne se donne pas en tant que tel, ou en luimême, mais seulement comme représentation et de manière a posteriori. Et alors, si « la
métaphysique n’est possible qu’en tant que revécu conscient du tout de la réalité »161, il ne s’agit
pas d’un revécu mais d’un nouveau vécu dont le sens n’est pas le même, alors que son orientation,
elle, elle peut demeurer. Aussi, la critique que Patočka fait à son travail, nous devons nous l’imposer
à nous-mêmes. S’il paraît difficile à Patočka de rester objectif quant à sa pensée, de par son devenir
infini et impossible à fixer, la nôtre, qui porte sur celle de Patočka, demeure prise par le même
mouvement et emportée par les mêmes difficultés de pensée. Aussi, nous en sommes conscient et
peut-être que, dans la systématicité d’un questionnement-en-retour162, tout comme lui dans sa
méditation, nous pouvons trouver l’espoir d’un peu de clarté, bien que ce questionnement soit
fatalement figé sur la papier et contraint par des exigences institutionnelles et universitaires163.
160
161
162
163
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 45.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 48.
L’expression est de Husserl qui voit dans cette question-en-retour une méthode permettant d’accéder au sens de
l’histoire moderne, issue du combat entre les idées d’objectivisme et de transcendantalisme. « Seule une questionen-retour radicale sur la subjectivité, j’entends sur la subjectivité qui rend possible de façon ultime toute validité-dumonde avec son contenu, et ce dans toutes les modalités pré-scientifiques et scientifiques, question qui porte
également sur le quoi et le comment des performances rationnelles, peut rendre compréhensible la vérité objective et
atteindre l’ultime sens d’être du monde. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, p. 80.) Aussi, le premier paragraphe du Chapitre III de la Krisis est Le chemin qui
mène à la phénoménologie transcendantale part d’une question-en-retour sur le monde-de-la-vie donné d’avance.
Deux remarques ici. Tout d’abord, il existe une dérive inévitable qui part du travail de la pensée à celui de l’écriture
où la temporalité s’appauvrit tout comme son contenu de par la lecture d’un autre. Rien de péjoratif ici, sinon le fait
qu’il soit impossible de retranscrire la pensée d’un sujet (bien que l’écriture et l’interprétation d’un écrit puissent
être une source de richesses). Alors, le problème pourrait être, dans le cadre d’une phénoménologie intersubjective,
de penser le sens du texte, dans son éloignement de la pensée de l’auteur mais aussi en rapport avec l’interprétation
du lecteur. Ce sens doit alors aussi être compris en rapport avec son orientation, qui est déterminée par les enjeux
institutionnels de la situation qui l’encadre (pour nous universitaires). La trilogie de Paul Ricoeur, Temps et récit, est
à ce titre très intéressante, ainsi que le deuxième essai d’herméneutique, Du texte à l’action. Ensuite, un récit de vie
serait-il intéressant afin d’éclairer les motifs sous-jacents à notre travail ? Le but ne serait pas tant de proposer une
psychologie naïve que de reprendre notre travail universitaire dans son caractère existentiel, en rapport avec notre
vécu et notre expérience, et ce, au-delà des enjeux académiques et institutionnels (par exemple, le concept d’
56
Chez Patočka, donc, si ces conceptions du monde existent et peuvent être analysées du point
de vue de leur structure interne et théorique, c’est plus les conditions subjectives de leur mouvement
qui importent, en rapport à la vie du sujet qui les perçoit, ainsi que leur orientation historique, selon
leur passé et leur devenir. Cette méthode historique se découvrira d’ailleurs plus tard dans les
Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), dont le concept de « problématicité » est le
cœur. En effet, si comme l’explique Paul Ricoeur, « la question de la condition pré-historique de
l’homme se rattache très étroitement à la tentative de restitution du monde naturel par la
phénoménologie »164, c’est parce que le monde naturel constitue l’expression de la vie du sujet,
cette vie n’étant pas réductible, ni à une explication naturaliste de l’individu (qu’il s’agisse d’une
psychologie, d’une physique ou d’une biologie), ni même à un discours naïf (mythologique par
exemple), toute réflexion figeant le mouvement de l’être alors même qu’il ne peut s’arrêter, indexé
à un temps infini et en perpétuel devenir165. Aussi, nous notons bien que, pour l’instant, si la reprise
du mouvement de l’être ne peut s’effectuer qu’à partir d’une question-en-retour, elle conserve, dans
Le Monde naturel, et conformément à la pensée de Husserl, un caractère encore idéaliste et
théorique. C’est la rencontre d’après – avec Heidegger – qui ouvre le monde dans la pensée de
Patočka, dans une recherche de l’être et une compréhension plus totale – ontologique – de
l’existence humaine.
« Cette critique de l’idéalisme husserlien, Jan Patočka le partage évidemment avec Heidegger. À ce dernier il
emprunte la conviction que c’est l’homme tout entier, dans ses capacités de connaissance, d’action et de
sentiments, qui est ouvert au monde. Plus fondamentalement, cette ouverture de l’être au monde n’est pas un
phénomène d’ordre psychologique ou mental, mais une constitution ontologique qui précède la conscience que
nous en prenons. […] Du même coup se profile une historicité qu’il faut concevoir comme un mode d’être
historique antérieur à toute conscience historique et donc aussi à la connaissance historique »166.
Les conceptions du monde, qui se trouvent dans Le Monde naturel, si elles sont inclues dans la
crise, possèdent donc un sens, une origine et des fondements, que Patočka essaye de saisir, sans
164
165
166
« orientation » qui est déterminant).
Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 10.
Cette critique de Patočka est conforme à celle de Husserl dans la Krisis. Au chapitre II, s’intitulant « Élucidation de
l’origine de l’opposition moderne entre l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal », c’est à partir
de la mathématisation galiléenne de la nature que Husserl voit chez Descartes l’origine de la mathématisation de la
philosophie et des sciences modernes. « Mais il est à présent capital de considérer la substitution – qui s’accomplit
déjà chez Galilée – par laquelle le monde mathématiques des idéalités, qui est une substruction, est pris pour le seul
monde réel, celui qui nous est donné vraiment comme perceptible, le monde de l’expérience réelle ou possible :
bref, notre monde-de-vie quotidien. » (Husserl, Edmund (1954), La Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, p. 57.)
Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 11-12.
57
comprendre immédiatement leur sens – leur problématicité véritable. Concernant ce « sens »,
Patočka fait une critique intéressante du logicisme de Wittgenstein puis du cercle de Vienne dont
« la campagne consiste à dénier, aux propositions dites métaphysiques, où figurent des concepts tels
que "principe", "Dieu", "Absolu", "néant", etc., non seulement toute valeur de vérité, mais encore,
en vertu des considérations de Wittgenstein sur le langage comme image logique des choses, tout
sens. »167 Ce que reproche Patočka aux disciplines qui se revendiquent de la logique, c’est de
refuser d’appliquer le concept de « sens » à des concepts a priori métaphysiques tout en employant
des thèses spécifiques dont le sens présupposé est déjà métaphysique (l’atomisme logique et sur la
nature du langage). Alors, si ces théories ont un sens, en tant qu’elles emploient des concepts précis
et tendent à toujours plus de vérité, leur orientation est bien plus profonde et repose sur une
confusion importante – une crise – qu’il faut remettre à jour. Optant pour un dogmatisme
métaphysique, elles masquent leur orientation véritable qui consiste à voiler le monde ordinaire, les
concepts qu’elles mobilisent, bien que clamant être conformes au réel, tirés d’abstractions et de
modélisations mathématiques, dont la dérive et le rapport représentationnel demeurent implicites et
donc toujours naïfs. Le problème est que, si Patočka formule correctement cette critique à l’égard
des sciences, dans Le Monde naturel, il hésite encore à l’appliquer à Husserl et encore plus à luimême, sa pensée demeurant en plein devenir. Aussi, ce problème auto-réflexif apparaîtra après,
notamment dans la méditation de son œuvre, clarifiant le concept de « monde naturel » dans la
pensée même de l’auteur à partir d’une volonté problématique en rapports avec les intérêts et enjeux
historiques de la situation de l’époque, c’est-à-dire la crise au début des années 1930. Dans Le
Monde naturel, la pensée de l’auteur reste trop conceptuelle, alors qu’elle aurait dû être aussi
comprise comme praxis168, à la fois dans l’analyse des conditions a priori de la conception des
« mondes », mais aussi dans la problématicité du sujet en rapport avec la crise. Mais, cette
problématicité, si elle prend inévitablement une forme réflexive, donnant l’apparence d’une
« conception »169, elle demeure en fait une orientation-de-l’être, une activité de l’esprit engagé dans
167
168
169
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 43.
Dans la Postface à la première traduction française, quarante ans après sa thèse d’habilitation, Patočka écrit :
« Pourtant, le monde primordial, celui que nous expérimentons avant toute théorie, n’est pas compréhensible dans
son dévoilement en tant que monde de l’intuition ; c’est, sans nul doute, un monde de la praxis, Husserl lui-même le
reconnaît dans la Krisis, et il est non moins certainement légitime de regarder ce caractère, non comme fondé dans
l’intuition, mais comme fondateur de celle-ci. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème
philosophique, p. 260.)
« Face à cette compréhension de ce qui est, face à cette vision de l’être, il s’agit cependant, dans le problème du
monde naturel, de trouver une conception du rapport entre l’étant chosique et l’homme qui permette de comprendre
tant le caractère original, autonome, de leur étant, non altéré par des modèles préconçus (fussent-ils aussi efficaces et
couronnés d’autant de succès que celui des sciences de la nature), que la relativité qui accompagne cette autonomie
et cette originalité essentielles. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184.)
58
l’acte du penser, s’insérant dans le monde dont le sens et la direction ne peuvent être qu’interrogés,
sans jamais être complètement définis. Alors, Heidegger nous paraît latent ici et nous y comprenons
l’être-pour-l’orient. Dans Science et méditation, il écrit très justement :
« S’engager dans la direction d’un chemin qu’une chose a, d’elle-même, déjà suivi se dit dans notre langue
sinnan, sinnen. Entrer dans le sens (Sinn), tel est l’être de la méditation (Besinnung). Ceci veut dire plus que de
rendre simplement conscient de quelque chose. Nous ne sommes pas encore arrivés à la méditation, lorsque nous
n’en sommes encore qu’à la conscience. La méditation est davantage. Elle est l’abandon à "Ce qui mérite qu’on
interroge". »170
Cette orientation, qui constitue l’essence de la crise, est, bien phénoménologique, mais dans le
dépassement de l’attitude théorique – comme chez Husserl dans la prévalence de l’ego
transcendantal – ou plutôt son repositionnement ontologique qui constitue une « situation ». Alors,
« commençons par considérer la situation elle-même. C’est un concept singulier que celui de
situation. Les individus se trouvent dans une situation soit favorable soit défavorable par rapport à
tel ou tel but qu’ils poursuivent. »171 Dans Platon et l’Europe, Patočka prend l’exemple du naufrage
en mer, où les personnes qui se trouvent à bord, bien qu’ayant contribué au naufrage (en tant
qu’elles ont organisé la croisière), se retrouvent dans une situation imprévue, où les événements du
monde sont advenus, et ce, malgré la volonté des hommes. Mais pourtant, derrière ces contraintes
hasardeuses ou objectives, il existe l’attitude de l’homme qui peut vouloir capituler ou non, se
laisser choir dans le naufrage ou se redresser et nager, éventuellement aider les autres. Mais Patočka
nous dit que « l’homme est toujours dans une situation désespérée, qu’il est toujours un être engagé
dans une aventure qui, en un sens, ne peut se terminer bien. […] Notre aventure est vouée à l’échec
en ce sens aussi que chaque individu est mortel. »172 Alors, il y a un biais ici car, si l’attitude de
l’homme dépend d’abord de lui-même, c’est en vertu de la rencontre avec les objets pris comme
obstacles, qu’elle peut être dirigée et trouver un sens. Et il faut pouvoir réfléchir à la situation et la
penser en tant que problème – obstacle sur le chemin de l’existence et aventure dans la détresse.
Mais dans la crise, il n’y a pas qu’un sujet, il faut ramener la situation au sentiment d’une époque,
en l’occurrence la crise des années 1930, qui s’exprime à travers les conceptions des mondes naïf et
scientifique. Il s’agit du sentiment d’ « aliénation » pouvant aller jusqu’à l’ « abdication de soi »,
subséquent à l’application de la technique moderne et de la rationalisation des sciences. Et ce
170
171
172
Heidegger, Martin (1954), Essais et conférences, p.76-77.
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 10.
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 10-11.
59
sentiment, il est historique en ce qu’il correspond à une époque dont la phénoménologie est le
symptôme et la méthode – à la « conception moderne du monde » (Weltanschauung puis Weltbild
selon Heidegger).
« Ce qui est vraiment décisif, c’est que l’homme investit cette place en tant que formellement reconnue par lui,
qu’il la maintient volontairement comme par lui investie et qu’il l’assure comme terrain favorable à un
déploiement possible de l’humanité. C’est maintenant seulement qu’on a affaire à ce qu’on appelle une situation
de l’homme. »173
Dans le chapitre III titrant Le Monde naturel, le premier point de Patočka est « la situation de
l'homme au monde »174 qui s'installe à partir de la crise des conceptions du monde – monde naïf /
monde scientifique. Aussi, ce dualisme mondain est analogue à celui corps / esprit, la réduction de
l'homme au corps s'inscrivant dans la tradition naturaliste en tant que substance matérielle (res
extensa) déterminée par des lois physico-chimiques, la valorisation de l'esprit relevant de la
tradition idéaliste qui voit, elle, dans la substance pensante (res cogitans), le lieu de la liberté – la
capacité de connaître le monde dans sa totalité à partir d'une fonction synthétique, unifiante et
objectivante175. Cependant, derrière cette opposition se trouve l'originalité de l'être humain qui a la
capacité de comprendre cette crise – de la saisir ou de la penser –, c'est-à-dire de prendre conscience
de sa finitude176, en rapport à la corporéité et aux objets du monde matériel, tout en projetant son
incertitude (dans ses doutes et son ignorance) et a fortiori, son infinitude (en tant qu'espoir ou
idéal), le monde représentant la totalité insaisissable dont le sujet fait partie. Mais cette articulation
n'est pas satisfaisante car si, comme chez Heidegger, la finitude de l'homme peut se penser en
rapport au monde, et à l'existence de l'homme, le sens de cette existence chez Patočka conserve les
racines de l'existentia traditionnelle en rapport à la matérialité du monde – existent ce qui est réel et
matériel. Le rapport du matériel au réel paraît fondamental car, s'il est assez évident de décrire la
matière comme la détermination physico-chimique de toutes les choses dans le monde, et donc de
173
174
175
176
Heidegger, Martin (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, p. 120.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 184.
« Ma conscience de l'homme implique toutefois autre chose : la corporéité dont on dispose appartient à l'essence de
l'animal en général, au lieu que ce moment est une simple composante de notre idée de l'homme. C'est une
composante fondamentale de la finitude humaine, puisque c'est en vertu de sa corporéité que l'homme se trouve en
interaction causale (au sens large, laissant de côté les théories philosophiques) avec les choses de son environnement
qui lui imposent des limites. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89)
« L'homme n'est pas une simple chose parmi les choses, comme l'animal encore (à l'exception peut-être des primates
les plus évolués) ; il possède avant tout un savoir sur cette situation qui est la sienne, il comprend sa propre
finitude. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89)
60
noter leur indépendance par rapport à l'homme, tout en remarquant leur essence commune, le réel
est problématique, en ce qu'il peut relever de la conscience humaine et de la compréhension de
l'homme du monde. Déjà chez Platon, les Idées, qui ne sont pas matérielles, sont réelles, et à
l'inverse, la matière représente l'irréel, ou plutôt les illusions du monde sensible. Cette dichotomie
n'est possible qu'à partir de la définition d'une nature humaine double. Doué d'une âme, immortelle
et dont la nature est de connaître, l'homme est capable d'accéder au monde intelligible des Idées.
Doué d'un corps, dont la nature est mortelle, l'homme est condamné a se tromper, confronté aux
illusions du monde terrestre qui est matériel. De cette ambivalence naît le problème de la methexis
qui questionne la participation des Idées au monde dont l'homme fait partie, soit dans son aspect
réaliste en rapport à la matière (comme chez Aristote), soit spiritualiste en rapport à l'âme et la
possibilité de se souvenir des connaissances passées – l'anamnèse socratique177. Alors, Patočka opte
finalement pour le versant idéaliste, bien qu'il refuse à Platon l'existence d'un monde des Idées, en
dehors de la subjectivité. Si la phénoménologie est un « retour aux choses mêmes » (zu den Sachen
selbst)178, elle est par nature « anamnésique » puisqu’elle vise à retrouver le sens des divers vécus
d’expérience dans la situation, puissent-ils amener l’homme à une crise spirituelle, dont la référence
à l’unité du sujet ne suffit pas pour expliciter son essence, car s’insérant dans un champ plus large et
infini. Tout au long de sa thèse d’habilitation donc, ce sont bien les vécus de l’homme moderne que
Patočka questionne, afin de déterminer l’origine de la crise européenne, dont les « mondes » sont
les symptômes apparents, et dont lui-même, il fait partie. Son approche est à la fois historique, dans
le sens où elle va chercher les valeurs sous-jacentes à la crise, mais aussi phénoménologique,
puisqu’elle vise à penser le processus constitutif du sens chez le sujet moderne en rapport avec ses
divers « mondes » que la vie provoquent et habitent. L’histoire ne serait alors que la reformulation
générale d’un monde vécu comme une expérience typique dont l’expression est conceptuelle bien
qu’incomplète et toujours en crise. La crise, si elle s’exprime, d’une manière générale, sous la
forme de l’opposition, est donc au début des années 1930 à la fois celle de l’histoire du rationalisme
dogmatique de Descartes à Patočka, dans l’oubli progressif de l’être et la valorisation de l’homme
pris comme un objet pur, que dans l’incompréhension réelle et naïve du sujet vis-à-vis d’un monde
impensable, où l’orientation du monde demeure réelle et efficiente, bien que cachée ou en retrait.
Alors, c’est la « problématicité » du monde qui importe en tant qu’elle oriente le sujet dans une
situation de crise, problématicité dont le sens est toujours en devenir sans jamais pouvoir être fixé ;
177
178
Nous reviendrons sur ce point en rapport à Platon plus loin car il s'agit pour nous des problèmes de l'origine et du
fond.
Husserl, Edmund (1900-1901), Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990, p. 171.
61
ou alors, s’il l’est, de façon illusoire, où les sens scientifique et naïf, bien que paraissant clairs179,
sont en fait obscurs et voilent le devenir de l’être. Mais le problème, en rapport avec l’orientation
théorique prise par Patočka, dans l'éloignement vis-à-vis de la phénoménologie de Husserl et la
poursuite de l’ontologie heideggerienne, vise l'existence du sujet dont le fond est encore hésitant,
dans le passage de « l'objectivité » à la « disponibilité »180.
Dans la méditation de son œuvre, trente-trois ans après, l'auteur revient sur l'existence du
monde qui n'est plus simple existentia en rapport à la matière mais réalité « projetée »181,
conformément au latin archaïque qui signifie littéralement « être hors de soi », donc être auprès des
choses (ex + sistere). Alors, comme avec Heidegger, le monde devient le lieu du projet en rapport
avec une nature humaine soucieuse de vivre – Die Sorge – et avec des préoccupations, dont la
problématicité en est l'expression en tant que question-en-retour chez le sujet désireux d'en saisir le
sens. Si cette problématicité se présente dans Le Monde naturel de 1936, de façon « spirituelle » en
rapport à la crise, elle porte en elle déjà l'appel de Heidegger qui dans son ontologie dépasse la
substance unique de l'esprit pour reprendre le sujet dans une perspective en rapport à l'être-monde
où l'existence peut surgir. De ce glissement, apparaît le problème de l'incarnation où le corps est
maintenu comme substance primordiale et originelle dans son rapport au mouvement, faisant de
l'orientation du monde un problème spatial et temporel. Ainsi,
« La conception de l'existence par laquelle Heidegger bat en brèche le concept de sujet – conception d'une
existence pour laquelle, dans son être, il y va de l'être, existence qui a donc une compréhension de l'être en
totalité aussi bien que dans ses ordres singuliers – représente à cet égard un nouvel apport fondamental. La
question des motifs de la compréhension de soi ne se pose que si l'homme, dans son autocompréhension, ne se
voit pas d'abord tel qu'il est. C'est une question qui se met en quête, non pas simplement des connexions
causales, mais précisément des motivations ; non pas de la causation externe, mais de la structure interne de la
vie même. »182
179
180
181
182
Cette « clarté » est notamment une référence à Descartes qui dans les Principes de la philosophie (1644) définit la
connaissance comme étant « claire et distincte ». Dans son rationalisme dogmatique, il conçoit la connaissance
comme une proposition dont la clarté est permanente et le fruit d’une raison attentive dont la méthode est logicomathématique. A contrario, et toujours selon Descartes, une proposition « obscure » serait donc le signe d’une
erreur. Alors, le projet de Patočka, à la suite de Husserl, renverse le projet cartésien, faisant du sujet le centre du
mouvement de la connaissance et comprend son essence de façon, non plus éternelle ou immuable, mais dynamique
et changeante.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 219.
« Le monde étant chaque fois pour une réalité-humaine la totalité de son "dessein", se trouve ainsi produit par cette
réalité même devant elle-même. "Produire-devant-soi-même" le monde, c’est pour la réalité-humaine pro-jeter
originairement ses propres possibilités, en ce sens que, étant au milieu de l’existant, elle pourra soutenir un rapport
avec celui-ci. » (Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 135)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 212-213.
62
C'est alors le retour vers la donation originaire comme source de tout sens de l'étant qui anime
Patočka, mais dont le mouvement primordial, et c'est une différence avec Heidegger, n'est pas
seulement celui du Dasein. Le corps ne conserve pas seulement un statut ontique – en tant que
modalité du Dasein – mais adopte un statut ontologique permettant de saisir praxiquement183 le
mouvement total du sujet dans le monde qui, non seulement englobe la liberté sous le mode de la
pensée, mais aussi la non-liberté, sous la mode de la corporéité184. Le corps est « existentialement
l'ensemble des possibilités que nous ne choisissons pas, mais dans lesquelles nous nous insérons,
des possibilités pour lesquelles nous ne sommes pas libres, mais que nous devons être. »185 Mais
alors, si corps et esprit expriment la vie du sujet en tant qu'elle est projet – vivre-en-vue-de-quoi ou
vivre-dans-les-possibilités –, ils constituent l'essence problématique de l'homme et infinie dans
l'absence de réponse à sa nature vraie, le problème demeurant ce qui la définit. Alors finalement, ce
que dit Patočka n'est-il pas qu'il est impossible de connaître le monde qui dans sa nature infinie n'est
pas totalement saisissable par le sujet ? S'il est possible de le comprendre à partir du sentiment de la
crise et dans l'apparition des dualismes, de lui donner un sens problématique et de la méditer, est-il
si loin de la pensée de Heidegger qui dit peut-être la même chose de l'être ? Monde et être, en
définitive, ne comportent-ils pas le même sens, celui de la totalité ? Alors, leur différence pourrait
venir du mode privilégié d'appréhension de l'être qui chez Heidegger passe par la méditation et la
poésie (le langage) et chez Patočka par l'engagement et l'action. Et dans cette action, il y a une
volonté de revenir à une origine qui dépasse l'étant particulier qu'est l'homme pour retrouver le
mouvement originel du monde qui est arkhé (ἀρχή), indépendamment du sujet.
« Ne sera-t-il pas possible d'introduire dans le contexte ontologique le monde au sens fort du terme, le monde
existant de manière autonome ? L'ancienne φύσις ne sera-t-elle pas restituée en tant qu'ἀρχή, régnant dans
chaque chose singulière? […] L'ontologie de la vie peut être élargie en ontologie du monde si nous comprenons
la vie comme mouvement au sens original du terme – ce mouvement dont Aristote était sur la piste, avec son
concept de δύναμις réalisée. »186
183
184
185
186
« La praxis est, certes, la forme originelle de la clarté, mais Heidegger ne prend jamais en considération le fait que la
praxis originelle doit être principiellement l’activité d’un sujet corporel, que la corporéité doit donc avoir un statut
ontologique qui ne peut être identique à l’occurrence du corps comme présent donné ici et maintenant. » (Patočka,
Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 215)
Chez Patočka, et en rapport avec le problème de la corporéité, voir notamment les Leçons sur la corporéité ou
Corps, possibilités, monde, champ d’apparition, dans les Papiers phénoménologiques (1976).
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 215.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 222-224.
63
À la fin de sa vie, Patočka cherche l'origine-du-monde-dans-le-mouvement qui est
orientation, c'est-à-dire le fondement originel dont l'homme fait partie, mais où le sujet n'est plus
isolé, ni même la priorité.
Mouvement – réalisation des possibilités
a un d’où-vers, un trajet, des « forces » intérieurement déterminantes et une forme qui en
découle187
Dans ce sens, la vie de l'homme est animée par un mouvement plus grand, qui comporte une
certaine extériorité, ou plutôt une mise en retrait du sujet dans l'expression de sa liberté. C'est à ce
titre aussi que la philosophie de Patočka est a-subjective car, au-delà du recul vis-à-vis de l’épochè
husserlienne en tant que moyen d’accès aux vécus d’expérience, le monde naturel, bien que pouvant
être compris par le sujet, possède une dynamique indépendante de la psyché. Alors la vie, n'est ni
réductible à la vie physiologique du corps, qui serait déterminée par des lois physico-chimiques
(conception réaliste), ni à celle de l'esprit dont la liberté et la capacité de connaître seraient devenue
« la » conception du monde (conception idéaliste). Il y a en deçà un mouvement problématique
indépassable qui manifeste la limite de la compréhension humaine achoppant sur l'insaisissabilité de
l'être et du monde. Aussi, dans cette difficulté réside la dialectique188 – que nous penserons comme
polemos –, laquelle perpétue un mouvement éternel au sein des choses, trouvant son énergie dans la
génération et le périssement – γένεσις et φϑορά –, et où le temps n'est pas une causalité extérieure,
mais fait partie du mouvement lui-même au sein même de l'étant. Dans le cas de l'homme, c'est la
vie qui constitue ce mouvement en tant qu'elle est créatrice de mondes ainsi que destructrice, ceuxci n'étant pas que des conceptions abstraites, mais l'incarnation concrètes des problèmes de la
pensée en tant qu'elle est corps et existence. « Or, la corporéité vitale et vécue est, essentiellement,
sinon de l'ordre de l'esprit, du moins de celui de l'âme. »189 Le corps donc n'est pas seulement
matériel mais celui de la physique qui possède une énergie l'orientant dans l'espace selon le sens du
faire – de la praxis – et dans le temps selon la problématique de l'esprit. Et le monde est le « cercle
de l'existence »190, qui génère et qui détruit, et où le sujet agit dans le souci de la fin, dont la nature
187
188
189
190
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 157.
« La réflexion est essentiellement dialectique. […] Phénoménologie et dialectique doivent aller de pair. » (Patočka,
Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 181-182)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227.
« Le cercle de l'existence (exister en vue de soi-même, en vue du mode de son être) implique toujours d'une certaine
manière le cercle de la vie qui accomplit les fonctions vitales afin de revenir en elle-même et de faire retour à elle-
64
est infinie de par la multitude des incarnations qui répondent au même mouvement. Alors
l'orientation des mondes est un éternel retour qui prend le sens même du problème, qui est non
seulement action et volonté de vivre chez le sujet qui le comprend191.
« Tout faire humain est donc "ouvert" (à l'étant et à son être). Il est ouvert précisément en tant qu'agir, c'est-à-dire
mouvement auto-responsable, mouvement que je prends sur moi en tant qu'action. Le mouvement est la
réalisation de possibles. Réaliser nos possibles, c'est réaliser ce que, par nature, l'homme seul peut être – non
seulement pour lui-même, mais encore pour les choses. »192
L'homme est donc orienté selon le mouvement de la vie dont l'essence est ouverture, c'est-à-dire
possibilité d'agir dans le monde, en vue de transformer le monde, et d'être transformé soi-même
« en retour » par le monde. Aussi, ce retour n'est pas que fin du mouvement mais aussi l'origine, en
tant que le monde est la condition d'action de l'homme qui lui insuffle l'énergie (ἐνέργεια) et oriente
son mouvement selon les conditions qu'il prescrit et propose une dynamique (δύναμις). Et alors,
ἐνέργεια, enérgeia (« force en action ») et δύναμις, dýnamis (« force en puissance ») sont opposés
bien que complémentaires dans le mouvement qui avance vers l'ouvert. Le mouvement n'est donc
pas le sujet mais le monde en tant qu'il oriente le sujet, sans que ce dernier puisse le choisir puisqu'il
y est originellement confronté. L'homme est alors jeté dans le monde bien que responsable de sa
réponse qui poursuit le même mouvement. L'action de l'homme est alors toujours une réaction en
tant qu'elle répond corporellement au mouvement du monde mais aussi une réponse en tant que
l'esprit de l'homme puisse saisir ce qu'elle est, la penser, la réfléchir, la ré-orienter, de façon
responsable. Et effectivement, être responsable, n'est-ce pas répondre de ses actes au moment même
où le monde est ouvert ? Et cette ouverture est un événement (Ereignis) au sein du lieu de la
clairière (Lichtung). « Heidegger emploie le terme Lichtung – mon étant s’éclaircit, c’est-à-dire
qu’à travers lui, dans son retrait, se manifeste tout le reste. »193 L'analogie au langage heideggerien
paraît inévitable ici bien que Patočka ne le développe que de façon allusive dans Le Monde naturel :
« l'événement de l'être, l'éclosion du domaine phénoménal, la "temporalisation" du temps et
l'éclaircie du monde (monde = lumière) sont ce qui rend possible l'humanité, la naissance de
191
192
193
même. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227) Le sens de cette citation
paraît profondément nietzschéen en référence au concept d'éternel-retour qui fournit une interprétation
cosmologique de la vie et où le cosmos est le monde dont la nature est phusis et energeia.
Cette proposition a évidemment une interprétation nietzschéenne bien que non formulée explicitement chez Patočka.
La distance de Patočka à Nietzsche semble cependant diminuer au fil de sa vie, au regard des références trouvées
dans les textes, et par exemple, dans les Essais hérétiques.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 227.
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 257.
65
l'homme. »194 La Lichtung chez Heidegger est ambivalente en ce qu'elle vise la lumière (Licht) mais
aussi le dévoiler (lichten). La Lichtung est alors le lieu où le monde devient présent et se révèle en
tant qu'Être, où la lumière n'est pas celle de l'homme (puisqu'elle lui vient de l'extérieur) mais qu'il
est préparé à percevoir et à utiliser pour découvrir le monde. Alors, le lieu où la lumière apparaît est
aussi un événement où la présence du monde devient clarté et oriente le sujet vers l'action – la
« pensée » chez Heidegger, mais n'est-elle pas action ? L'événement où le monde apparaît n'est pas
anodin car il est la lumière du levant qui dessine un horizon et permet à l'homme de s'orienter. Et en
tchèque, nous dit Patočka, comme dans d'autres langues slaves, le mot « monde » (svĕt) signifie
« lumière » (svĕtlo) – la racine du « monde » se retrouve dans « luire » (svítit), « éclairer »
(osvĕtlit), mais aussi « éclaircir » (vysvĕtlit) qui veut aussi dire « expliquer ». Le monde est alors le
lieu de l'éclaircie qui se présente tout comme l'explication du problème, à la fois la lumière
extérieure qui illumine le sujet mais aussi celle intérieure qui illumine la réalité. Le monde est alors
le lieu et le moment de l'orientation du sujet qui perçoit la lumière, se levant, et ouvrant l’horizon de
recherche. Et cette lumière, est conforme à la notion d'orient, qui est le lieu de l'origine ou du
levant, et à partir duquel les directions se dressent, et les destinations peuvent apparaître 195. Et cet
orient, apparaît bien hors du sujet et dans le monde, indépendant de lui, tout en rayonnant aussi à
l'intérieur de lui, parce que le mouvement du monde est partout dans le temps. Dès lors, s'appuyant
sur Heidegger, Patočka va proposer une typologie des mouvements.
« De ce triple sens temporel découlent trois mouvements, qui ne situent pas toutefois sur le même plan. Ce sont
des mouvements parce que s'y réalisent les trois possibilités fondamentales de l'homme, et la possibilité qui se
réalise est la définition même du mouvement. »196
Tout d'abord, Patočka distingue les « mouvements d'ensemble » des « mouvements partiels » qui
expriment la temporalité de l'existence humaine. Les premiers relèvent d'une continuité alors que
les seconds se rapprochent de l'événement et du moment mais tous les deux sont imbriqués. De
cette temporalité horizontale, émerge une épaisseur en rapport à l'existence, qui part de l'analyse
phénoménologique du temps, où la tri-unité passé / présent / futur apparaît sous la forme rétention /
présentation / anticipation, et où les intentions du sujet se mêlent selon ses préoccupations et en
194
195
196
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 220.
Nous rappelons une énième fois l'étymologie commune des mots « orient » et « origine » dans le verbe orior,
« naître », « surgir », « se lever », « paraître ». L'équivalent grec est ἄρχω, árkhô, « commencer », « être le
premier », « mener », « gouverner ».
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 228.
66
rapport au monde. L'horizontalité du temps croise ainsi une verticalité qui l'oriente selon les vécus
d'expérience et les intérêts du sujet, mais aussi selon le monde et son ouverture qui dépendent d'un
mouvement – d'une φύσις – indépendant du sujet. Les trois mouvements qui orientent l'existence
humaine sont, selon Patočka : le mouvement d'ancrage ; le mouvement de prolongement de soi ; le
mouvement de percée. « Le sens du mouvement d'ancrage est d'expliquer la situation donnée, de
nous approprier ce qui en elle est donné. »197 Parce que l'homme est jeté dans le monde dès la
naissance, il ne choisit pas d'abord d'exister, cette existence s'impose à lui. Aussi, doit-il être accepté
en tant qu'étant au sein du monde qu'il habite. Cette acceptation, nous dit Patočka, passe par les
autres, d'abord les parents puis les individus dans la société, et trouve sa contrepartie dans
l'attachement, en tant qu'expression à la fois de la personnalité mais aussi la reconnaissance d'un
autre. Il s'agit donc du lieu de l'habitation où le sujet est orienté par la familiarité du monde qui
l'accueille et le pousse à accueillir. Dans Le monde et la question de la naissance, Frédéric Jacquet
parle de « Terre-natale »198, radicalisation du concept de « Terre-sol » chez Husserl, comme point de
repère de l'individu où comme origine de l'habitat. Mais cet habitat n'est pas sur le sol, puisqu'il a
une profondeur non seulement ontologique (en rapport au monde du sujet), mais aussi
cosmologique (en rapport au monde dans lequel s'insère le sujet et tous les étants), un fond qui
possède des racines dont l'énergie permet d'éclore. Aussi, cette éclosion est délimitation, puisqu'en
le lieu où elle apparaît, réside un étant particulier, et les autres à côté199, occupent d'autres places
dans le monde. Et cette délimitation des habitations est voisinage, en tant que celui qui est situé à
côté m'est familier et celui qui est loin m'est étranger. « C'est donc dans le mouvement d'ancrage
que prend forme la proto-structure qui appartient au monde humain comme cadre universel : tu – je
– l'environnement commun, le je et le tu étant corporels dans une mesure égale, non seulement
objectivement corporels, mais d'une corporéité qui phénoménalise et qui fait apparaître. Voilà la
source de la structure "chez-soi" / "étranger" qui peut être considérée comme l'une des dimensions
essentielles du monde naturel. »200 Alors cette proto-structure est un terreau et un terrain où les
197
198
199
200
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 229.
Jacquet, Frédéric (2013) Le monde et la question de la naissance in Revue Philosophie (2013), Patočka et la
question du monde, Paris, Éditions de Minuit, revue trimestrielle, numéro 118, p. 34-52. Patočka parle seulement de
« terre » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 234)
« Espace – totalité d’un simple "à côté" ; indifférence du dehors ; origine de l’essentialité dans le contraire, dans le
contenu contingent ; l’espace lui-même n’est essentiel que négativement, comme ce qui ne peut pas ne pas être,
comme trait fondamental de la totalité dans les singularités contingentes, non pas lui-même en tant que contenu
essentiel, teneur d’essence |...] L’espace le plus spatial est chez Platon mouvant, changeant; c’est le mobile même,
qui modifie dans chaque lieu la loi de son "à côté" … c’est pourquoi le passage au temps est interne. » (Patočka, Jan
(1976), Papiers phénoménologiques, p. 157)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 233.
67
sujets peuvent naître et s'ancrer, et développer leurs préoccupations selon l'horizon ou la profondeur.
Le « mouvement de prolongement de soi » n'est possible qu'à partir de l'ancrage, qui une fois réalisé
permet un point d'accroche permettant de progresser. Le monde extérieur disparaît en tant que
matière et devient horizon – direction – destination et le vecteur familier – étranger devient un
espace d'utilisation. Alors, la naissance organique qui lie le sujet à sa terre disparaît et la matérialité
du monde est oubliée en devenant un monde-ambiant où les objets sont des outils en prolongeant le
corps proprement dit afin d'agir sur le monde. Alors l'orientation du mouvement du sujet change,
passant d'un point-zéro dans l'ancrage à la terre et la naissance, à la verticalité dans la croissance,
aussi bien dans le fond que vers la lumière, puis à l'horizontalité dans le souci du monde et l'utilité.
Alors se développent des luttes entre les étants et des rôles sociaux, tous occupant une même terre,
passant de la paix des origines, au sein du berceau de la naissance – innocence, à la conquête des
territoires et aux guerres entre propriétaires, mais aussi le partage et l'échange qui reposent sur des
valeurs de solidarité où l'accueil et le remerciement fleurissent. Aussi, ce deuxième mouvement
devient vite chaotique, nous dit Patočka, car le prolongement de soi n'a pas de fin alors que le
nombre des étants et les lieux de naissance sont finis. « Le caractère labyrinthique de tout ce
mouvement, fréquemment souligné par le passé, devient de plus en plus le sentiment prédominant
de la vie surtout chez l'homme moderne, alors que l'absence de l'essentiel va se creusant malgré la
présence de plus en plus massive d'ustensiles, de moyens de prolonger la vie et d'en multiplier les
possibilités. »201 Ce mouvement est alors celui de la crise qui trouve dans la finitude humaine, le
déclin et la déchéance du genre humain. Le mouvement de la vie retombe alors et est orienté par la
chute. Mais se trouve dans le déclin, un espoir qui est celui de la compréhension de soi, ou plutôt de
sa nature profonde qui est un mouvement en déclin. « Dans le dernier des trois mouvements, le
mouvement propre de l'existence, il s'agit pour moi de me voir dans mon essence humaine et ma
possibilité la plus propre – dans ce qui fait de moi un habitant de la terre, et qui est en même temps
un rapport à l'être et à l'univers. »202 Alors, il s'agit d'un « mouvement de percée » dans le sens où le
sujet ne veut pas tomber dans la déchéance et mourir bien qu'il ait conscience de la nature finie de
son être. À la différence de la naissance où l'ancrage naturel à la terre permet de grandir, il s'agit
encore d'un mouvement vertical, mais où la croissance n'est plus physique, mais celle de l'âme qui
veut percer – saisir le sens de la vie dans son mouvement éternel afin de trouver au sein de la
pensée une forme d'immortalité. Mais ce mouvement n'est pas contemplation, bien qu'elle puisse se
201
202
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 241.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 241.
68
trouver en chemin, elle est praxis et action en tant que le sujet l'engage volontairement, non pas afin
de s'éloigner du monde, qui est labyrinthique, mais pour le comprendre et le saisir dans le souci de
le faire perdurer. Au chaos, contraste la fête, nous dit Patočka, un reflet du surhumain et du divin.
« À cette lumière, il devient plus facile d'assumer notre sort d'être mortel, ce lot qui appartient au
monde et en fait nécessairement partie, bien qu'il soit ce que le monde a de plus pesant, de plus
fini. »203 Ce poids est alors celui de l'existence qui est perçue dans son essence véritable, le
mouvement qui oriente la vie de l'homme parce qu'il oriente toutes les choses et donc tout le monde,
le mouvement de la naissance et de la mort, du fini et de l'infini, qui dans leur dualité apparaissent
sous la forme du problème impossible à résoudre, sinon de façon involontaire – la mort est-elle la
seule issue certaine ? Le mouvement du monde se comprend en tant qu'histoire cosmologique dont
le sens peut résonner avec la vie de chacun, en tant que mythe des origines et de la création du
monde, une palingénésie où la vie est un problème dont la recherche du sens oriente le monde. « Le
revirement n'entraîne pas la perte du monde mais, au contraire, sa pleine découverte ; c'est un
revirement qui, dans un sens, est mondain, car le monde y vit d'une manière approfondie,
cosmocentrique et luminocentrique. »204 Et ce centre lumineux – cet astre – cette lumière – cette
origine – c'est bien l'orient.
203
204
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 242.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 245-246.
69
5. La liberté comme obstacle en chemin.
Selon Émilie Tardivel, la liberté est le fond d’interprétation de l’ensemble de l’œuvre du
philosophe tchèque, lequel n’est pas (plus) réductible aux activités seules de l’esprit.
« Or quel est donc ici le thème qui unifie de manière inter et intra-disciplinaire les analyses de Patočka ? […] Le
thème directeur du séminaire de 1973 [Platon et l’Europe] et, partant, de l’œuvre de Patočka dans son ensemble
ne serait donc rien d‘autre que la "liberté (svoboda)". »205
L’orientation des mondes pose le problème du sens des « mondes » en tant qu’ils sont des directions
à prendre, interroge aussi leurs fins, ou leurs destinations, en tant qu’elles sont vectrices du
mouvement, qui implique une force (energeia) qui l’entretient, et une puissance (dunamis) qui
l’appelle. Aussi, il faut bien distinguer la « conception » du sens qui se trouve au sein même des
mondes, du « sens » même de chacun de ces mondes, que la conception qu’il véhicule ne comprend
pas de fait. De plus, si la « conception du monde scientifique » et la « conception monde naïf »
évitent l’idée de liberté comme condition même de leur orientation, leur origine, bien qu’en retrait,
la préfigure. Le problème est alors de savoir quelles conceptions de la liberté renferme chacun de
ces mondes, mais aussi de questionner son apparition, et ce, au-delà du contenu même de ces deux
conceptions.
« Après cet examen du fondement de notre monde, la suite interroge les activités au sens propre personnelles,
activités par lesquelles la personne libre s’élève au-dessus de ce qui lui est immédiatement présent ou qui la
détermine de manière immédiate (au-dessus de ses tendances organiques). Il s’agit de la pensée et de
l’expression langagière. [...] La pensée et le langage sont une manifestation de la liberté humaine, du pouvoir
humain de disposer du monde, du fait que l’homme n’est pas tout à fait passivement déterminé par son
environnement et les tendances qui y émergent, mais qu’il s’approprie activement la réalité et en dispose. »206
Tout d'abord, il faut noter l'ambivalence du concept de liberté dans Le Monde naturel qui, bien que
constituant la condition du « monde naturel », en tant que le sujet est capable de saisir la crise
exprimée par l'opposition des conceptions des mondes naïf et scientifique dans un mouvement de
questionnement, est maintenu dans le domaine de la pensée en tant qu'elle s'oppose à la sensibilité.
Dans sa thèse d'habilitation en 1936, le concept de liberté tient encore une place exclusive, voire
205
206
Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, Paris, Vrin, p. 19-20.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 25.
70
contraire à sa conception ultérieure qui est plus mature. En effet, Patočka distingue des activités
libres et d’autres qui ne le sont pas. Plus précisément, il comprend le concept de liberté selon un
gradient partant de la passivité du sujet en rapport avec les besoins organiques et allant vers plus de
liberté, où le langage, la pensée, la parole, font figure de proue.
« Mais le caractère de nos thèses est ici autre que dans la sphère de l’attitude naturelle. La croyance naïve de
l’attitude naturelle est réceptive, elle croit aux objets comme indépendants de l’orientation de l’attention vers
eux. La "croyance" du spectateur phénoménologique n’est pas une réception, au contraire, c’est son regard seul
qui fait émerger la vie transcendantale, pour lui seul que celle-ci a valeur. »207
À ce titre, la référence à Kant est représentative où la condition formelle de toute connaissance,
c’est la conscience. Dans ce sens, « Kant cherche à déterminer le forme de la connaissance à l’aide
de deux couples de concepts : 1) intuitivité / non-intuitivité ; 2) réceptivité / spontanéité. Ces deux
couples permettent de définir deux "pouvoirs" ou "facultés" de l’âme (Vermögen) : la sensibilité, qui
est intuitive et réceptive, et l’entendement, qui est non intuitif et spontané. Kant qualifie la
différence entre intuitivité et non-intuitivité de logique, celle entre réceptivité et spontanéité de
métaphysique. »208 S’il nous semble que l’interprétation que fait Patočka de la Critique de la
Raison Pure est discutable209, nous retenons qu’il reprend cette idée que la sensibilité est passive et
207
208
209
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 73.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 51.
Le concept d’ « intuition » chez Kant demeure problématique car, en effet, s’il ne l’applique pas à l’entendement,
préférant le réserver aux formes a priori de la sensibilité (espace et temps), il ne refuse pas l’idée d’une intuition
intellectuelle, comme Fichte et Schelling peuvent le montrer. Plus précisément, si « l’intuition […] se rapporte
immédiatement à l’objet et est singulière » (Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, I, 1), elle peut
aussi être rapportée à une réalité transcendantale, c’est-à-dire non matérielle, par exemple l’ « Être suprême » ou la
« liberté » (Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, Remarques générales). Il y a ici, chez Patočka,
une définition de la réalité qui reste matérialiste et pas strictement phénoménale, difficulté qu’il reconnaît lui-même
en rapport avec le concept d’ « imagination transcendantale » chez Kant (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel
comme problème philosophique, p. 52-53). De plus, pour Kant, l’intuition est, comme nous venons de la dire,
« immédiate ». Quelle différence Patočka fait-il alors entre immédiateté et spontanéité ? L’entendement n’est
certainement pas « spontané » chez Kant, ni même la sensibilité, dans le sens où il existe des catégories a priori
nécessaires à la pensée, et dont l’application reste à déterminer. En fait, ce que va chercher Patočka chez Kant, c’est
plutôt l’activité de synthèse en tant qu’elle est unifiante chez le sujet et manifeste la conscience de soi, concept qui
va préparer celui d’ego transcendantal dans une perspective phénoménologique chez Husserl, tout en reprochant à
Kant son caractère a priori qui préfigure la conception d’un moi fini et dont le sens est déjà présupposé. « La
synthèse n’est possible qu’en supposant l’unité ; la liaison n’a sens qu’en tant qu’elle réunit dans l’unité ; c’est dire
que, pour que puisse émerger l’idée de synthèse, l’unité doit venir s’ajouter à la représentation du divers. La
synthèse est synthèse eu égard à l’unité. L’unité, qui ne peut contenir aucune diversité, est donc le présupposé de
toute synthèse possible et, par là, de toute possible spontanéité. Elle est donnée dans l’acte le plus fondamental
qu’est le "je pense", dans le fait de la conscience de soi comme acte immédiat de la spontanéité. […] L’unité de la
conscience de soi est ainsi la condition requise de toute synthèse. Le divers donné doit appartenir à une conscience
une pour que cette condition soit remplie. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique,
p. 53)
71
l’entendement actif, du moins qu’il relève du choix de l’individu et de son action volontaire –
« Transcendantalisme de Kant – la passivité du sujet dans la sensibilité fournit le point de départ de
l’activité de constitution de l’objet. »210 Alors, cette distinction classique, et présente depuis Platon
jusqu’aux diverses conceptions idéalistes contemporaines, relègue le corps et la sensibilité, qui
marquent l’insertion directe du sujet dans le réel, au rang de déterminations, soumis aux lois
physiques et biologiques, et valorise à l’inverse, la raison, la volonté, et l'entendement, qui
apparaissent comme le siège de la pensée, des choix, du langage et de la parole. Le problème est
alors que, de façon contradictoire, Patočka défend un dualisme en rapport à la liberté, analogue à
celui qu'il critique. Dans cette analogie, si le monde naïf est celui de la vie ordinaire, où le sujet est
en rapport direct avec la réalité du monde, affairé à des activités quotidiennes, où la pensée
philosophique est loin, alors il est soumis aux aléas du monde réel et aux déterminismes physiques,
lesquels ne le rendent pas libre. À l'inverse, si le monde scientifique est celui de l'homme qui pense,
en rapport avec le souci du monde et la volonté de l'expliquer, de manière logico-mathématique,
bien qu'il oublie le sens de la vie, il expose son monde de façon volontaire, et en rapport à la raison
et l'entendement, qui font de lui un être, peut-être soumis aux déterminismes mondains, mais libre
dans sa description du monde en tant que son activité théorétique lui permet de le comprendre.
Alors, il faut certainement voir dans cette confusion, à la fois la reproduction de la phénoménologie
husserlienne qui maintient un fossé entre l'attitude du sujet ordinaire de la Lebenswelt et celle de
l'ego transcendantal qui se trouve au-dessus des thèses du monde, mais aussi un glissement
interprétatif quant à la représentation du « monde naturel ». Comme nous avons pu le montrer à
partir de la Krisis, Husserl part du postulat qu'il existe une crise entre le « monde naïf » – qui est
aussi monde-ambiant et « monde naturel » (Lebenswelt) – et le monde scientifique, crise à partir de
laquelle il élabore une nouvelle méthode scientifique devant permettre de saisir le monde dans sa
totalité à partir de la subjectivité du sujet211. Alors, dans ce sens, Husserl est parfaitement cohérent
lorsqu'il oppose « monde naïf » et « monde scientifique » puisqu'il ne rapporte pas ce dualisme à
l'opposition sensibilité / raison, la raison apparaissant plutôt au niveau de l'ego transcendantal,
capable de saisir ces deux mondes dont le fond est identique et en rapport au réel ou au sensible.
Patočka en revanche, refuse la conception d'un sujet transcendantal, reprenant la subjectivité pure
210
211
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 269.
« La science remplace l’idée de la connaissance de la "totalité" par celle de la connaissance de tout (de toutes les
choses et relations existantes), l’idée de la connaissance du monde par celle de la connaissance du contenu mondain,
l’idée de la connaissance de l’essence des choses par celle d’un système formel de pensée sur les choses, l’idée de la
connaissance en général par celle d’une recherche qui ignore l’opposition de l’architectonie et du détail, de la
conception et de la technique. » (Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 18)
72
de Husserl et l'épochè comme méthode de façon plus réaliste et pragmatique, repoussant la
conception du monde naturel, non plus comme simplement monde naïf, mais synthèse des mondes
naïf et scientifique, dont les définitions approximatives se superposent à l'opposition monde
sensible / intelligible, bien que des glissements demeurent encore. Alors, comment comprendre
cette confusion au sein même du concept de liberté chez Patočka ?
Si, dans Le Monde naturel, Patočka ne s’arrête pas précisément sur le concept de liberté en
rapport avec les conceptions du monde, celle-ci reste latente en tant que condition nécessaire à la
pensée du monde naturel. Aussi, c’est surtout le positivisme du XIX e siècle que pointe l’auteur
tchèque en rapport à l’étude de l’esprit pris comme objet physique, laquelle préfigure, par exemple,
le champ des sciences cognitives, qui ne rejette pas le libre-arbitre en tant que tel mais y trouve une
explication matérialiste212. Alors, il apparaît une homomorphie au sein même du monde scientifique
qui prend non seulement, de façon explicite, le monde comme un objet scientifique et déterminé par
des lois naturelles, et de façon implicite, son propre mouvement, impulsé par des lois identiques,
refusant de fait toute interprétation autre que déterministe. Mais alors, et de façon paradoxale, si le
contenu du monde scientifique se veut objectif et réel, il existe à son origine une explication a
priori rationnelle et correspondant aux déterminants de ce monde, mais dont l’expression demeure
naïve, en ce qu’elle n’est jamais questionnée, par les sujets défendant la conception du monde
scientifique. Celle-ci expose de façon seulement rationnelle l’existence d’un monde réel déterminé
par des lois naturelles, sans interroger son origine et ses fondements, ni même une possible
redéfinition de l’homme, de l’existence ou de la vie. Sa « naïveté », bien que dissimulée, est alors
double : non seulement, elle repose sur l’absence de questionnement de son origine réelle, arrêtant
l’entendement à son processus de ratiocination213, mais aussi sur l’ignorance de ses fondements
212
213
Des auteurs récents tels que Jean-Pierre Changeux avec L’homme neuronal (1983) ou Michael Gazzaniga avec Le
Libre Arbitre et la science du cerveau (2013) poursuivent ce mouvement de pensée. Dans une interview pour le
magazine scientifique de l’UNIGE à l’Université de Genève, Jean-Pierre Changeux dit : « Spinoza a dit une phrase à
laquelle j’adhère: "Les hommes se croient libres car ils ignorent les causes qui les déterminent." Cela dit, il ne faut
pas voir l’être humain comme un automate pré-câblé. Il l’est en grande partie, mais il existe une variabilité dans le
câblage ainsi qu’une activité neuronale spontanée dont le résultat est que, souvent, plusieurs possibilités se
présentent. Le cerveau en choisit une en anticipant les conséquences de chacune d’elles. Si vous voulez appeler cela
libre arbitre, cela ne me gène pas. » (https://www.unige.ch/campus/campus99/invite/)
Dans la deuxième section du Livre I des concepts de la raison pure, Kant s’attache à « examiner la forme logique de
la connaissance rationnelle et voir si, par hasard, la raison n’est pas aussi là une source de concepts qui nous font
regarder des objets (Objecte) en eux-mêmes, comme synthétiquement déterminés a priori par rapport à telle ou telle
fonction de la raison. » Si la raison est le « pouvoir de conclure », le syllogisme fournit une forme de connaissance
rationnelle qui à partir d’actes de l’entendement constituent une série de conditions permettant d’arriver logiquement
à une conclusion. Il est alors possible de déterminer une série de raisonnements, soit du côté des conditions (per
prosyllogismos), doit du côté du conditionné (per episyllogismos), laquelle conduit à la ratiocinatio prosyllogismos,
la ratiocination qui recherche des règles logiques pures sans s’attacher à l’étude du contenu. (Kant, Emmanuel
(1781), Critique de la raison pure, Paris, Quadrige / PUF, 1944, p. 271-272). Ici, simplement, l’idée est qu’il est
73
phénoménologiques, c’est-à-dire en tant qu’elle apparaît au sujet de façon dogmatique et
rationnelle, tout en imposant au monde réel son contrôle, ses règles et ses déterminants. Mais alors,
la conception du monde naïf n'est-elle pas première et au fond de celle scientifique ? La conception
du monde scientifique, n'est-elle pas encore naïve, sa forme d'expression demeurant seulement
différente, mais son fond qui réside dans l'absence de réflexion sur le monde dans sa totalité
demeurant ? Pourquoi alors la conception du monde naïf orienterait-elle la pensée de l'homme vers
l'oubli de son origine et de ce qui la fonde ? Quel est le rapport de la liberté à cette conception
ambivalente ?
Selon Patočka, le « monde naïf » est orienté de façon a priori, par l’attitude ordinaire de
l’homme qui n’est pas directement explicite dans son rapport au monde, mais relève, soit de l’action
ou du travail, en rapport avec la matière et l’expérience, soit de l’opinion et du préjugé, comme
représentation spontanée du donné immédiat. Il s’agit donc « du cours automatique, pour ainsi dire
passif, de l’expérience quotidienne »214, c’est-à-dire du rapport immédiat de l’homme au monde qui
agit et ne pense pas de façon critique. Aussi, il faut noter l’ambiguïté de Patočka vis-à-vis de
l’attitude réflexive du sujet qui s’insère, non seulement dans le monde scientifique, mais aussi dans
celui naïf. Si dans le monde scientifique, l’activité du sujet est limitée à celle de l’entendement, en
rapport à une réflexion purement rationnelle, celle qui relève du monde naïf peut aussi être
rationnelle, mais beaucoup moins logique et plus primitive, en rapport à la croyance, le mythe,
l’opinion ou les préjugés, et la sensibilité. Il paraît intéressant de noter ici, chez Patočka, le
prolongement de la pensée idéaliste grecque (Platon) qui, distinguant strictement l’intellect et les
sens, l’intègre progressivement dans une visée plus globale à partir de l’ère moderne. Si Descartes
maintient encore cette opposition, Kant, par exemple, l’intègre tout en interrogeant les rapports
entre la raison et la sensibilité, distinguant au sein de la première une raison pure et une raison
pratique. Le projet de la phénoménologie husserlienne va lui encore plus loin puisqu’il tente de faire
disparaître cette opposition dans la reprise totale et subjective du monde, tout en maintenant le
positivisme de la conception scientifique du monde soucieuse de formaliser la description des
phénomènes dans leur aspect purement logique au sein d'une structure objective, celle de l’ego
transcendantal. Alors Patočka, dans son dépassement de la phénoménologie de Husserl, préfère
mettre l'accent sur son caractère pratique et valoriser la conception du monde naïf en tant qu'elle est
214
possible à l’homme de regarder les objets de façon purement logique sans prendre en compte leur contenu réel. Voir
aussi, chez Kant, l’essai sur les syllogismes Die falsche Spitzfindigkeit der vier syllogistischen Figuren erwiesen
(1762).
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 16.
74
plus près du réel. En rapport avec le monde – devenant « monde naturel » –, c’est donc à la fois
l’action qui importe, en tant qu’elle vise des buts qui sont indexés au cours de la vie ordinaire, mais
aussi la pensée en tant qu'elle peut être naïve ou scientifique, mais toujours oublieuse de son origine
et ne pensant pas ses fondements. Or pour Patočka, si pensée il y a, elle est elle aussi action. Le
« monde naturel » peut s'apparenter au monde naïf dans son fond, tout en le dépassant à partir de la
synthèse de sa conception avec celle du monde scientifique, laquelle lui a donné un surplus de
raison. Et en effet, la conception du monde naïve a une valeur historique plus originelle que celle du
monde scientifique puisqu'elle existe, non seulement depuis la nuit des temps à travers le mythe,
mais aussi dès le plus jeune âge de l'homme.
« Chez l’homme primitif, comme aussi chez l’enfant il se forme, antérieurement à toute réflexion explicite, des
opinions sur les choses du monde, des vues qu’il est souvent incapable de distinguer des données du monde et
qui pourront, au cours de son évolution personnelle, faire place de façon tout à fait automatique à des vues plus
claires et plus élaborées. Certes, la structure de cette composante interprétative diffère chez les hommes à
différents stades du processus historique ; beaucoup estiment la structure catégoriale même de la composante
donnée, elle aussi, essentiellement variable. »215
Alors, si le monde naïf est constitué par les activités du cours ordinaire de la vie, à la fois action et
travail dans son aspect concret, mais aussi réflexion immédiate et spontanée dans son aspect plus
abstrait, la conception du monde naïf suppose déjà l’objectivité, laquelle est donnée à l’homme de
par son expérience sensible qui constitue l’objet d’une réflexion possible. Le problème ici est à
l’appréciation phénoménologique de cette activité ordinaire qui, si elle peut être comprise a priori à
partir de la conception du monde scientifique, beaucoup plus puissante afin d’expliquer les
phénomènes du monde, et pouvant même expliquer les erreurs de cette conception immédiate,
s’insère dans une histoire beaucoup plus ancienne que la conception scientifique elle-même. Et ce
monde, quand bien même il est naïf, est là et a toujours été là, quoi qu’en dise la conception
scientifique du monde, qui elle n’est que l’expression ponctuelle de la modernité des années 1930.
Avant les sciences modernes, l’homme tenait en effet déjà pour naturel, l’existence d’un monde
dans lequel il pouvait vivre et exister. « Nous tenons pour son trait le plus caractéristique le fait
qu’il est là justement sans l’intervention de notre liberté, en vertu du simple fait de notre
expérience, antérieurement à toute attitude théorique. Nous qualifions de naturelle l’attitude propre
à cette simple expérience naïve ; traditionnellement, elle a été désignée comme vision ou
215
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 29.
75
conception naturelle du monde. »216 Alors, si les conceptions du monde scientifique et du monde
naïf offrent deux regards sur le monde, et diffèrent dans leurs modes d’appréhension du réel, elles
semblent bien refuser l’idée même de liberté, préférant dans le premier cas le causalisme et le
déterminisme des lois naturelles, dans le second cas, l’absence de recul suffisant à l’élaboration
d’une pensée critique, où les choix de la pensée sont suffisamment forts afin de pouvoir orienter le
monde. Mais pour autant, l’absence de pensée du concept de liberté suffit-elle à affirmer l’absence
réelle de liberté ? Dans le premier cas, le monde est déjà là, pensé rationnellement comme un
espace-temps physique, logique, et mathématique ; dans le second cas, il est déjà là, pensé
spontanément comme un allant de soi, depuis la nuit des temps, s’apparentant à une pensée
cosmologique. Mais dans les deux cas, et au moment où le sujet adopte une des deux conceptions
du monde, le monde est pris comme un objet réel dont l’existence n’est pas remise en question, sa
réalité constituant la condition a priori de sa conception même. Et en effet, c’est la préexistence du
monde qui constitue le premier postulat d’une conception dont l’origine n’est jamais questionnée
dans les conceptions du monde naïf et scientifique. Aussi, parce que ses fondements ne sont pas
encore pensés, l’homme n’apparaît pas libre, s’engouffrant dans une naïveté masquant son origine
réelle, c’est-à-dire la cause de son apparition et les conditions de son expression. De plus, dans cette
naïveté commune, ces deux conceptions maintiennent une prétention à la vérité, l’objectivité
scientifique optant pour une pensée rationnelle et logique et celle naïve pour une pensée irréfléchie
et spontanée. Alors, si la conception du « monde naïf » paraît antérieure à celle du monde
scientifique, plus proche des préoccupations quotidiennes de l’homme, et préalable à la pensée
moderne juste émergente, ce n'est qu'à partir d'un mouvement de pensée libre et rétroactif qu'il est
possible de les saisir. Alors, les conceptions des mondes scientifique et naïf sont historiques dans
leur distinction qui émerge avec le « processus [de rationalisation qui] se traduit par la prééminence
de la science, c’est-à-dire du savoir positif et contraignant. »217 « Pourtant, il est tout à fait manifeste
aujourd’hui que la civilisation rationnelle est désormais en crise – en crise parce qu’on en rencontre
deux conceptions différentes, parce que le stade actuel de la culture rationaliste connaître deux
variantes divergentes. »218 Ainsi, se pose, chez Patočka, la question de l’origine réelle de ces deux
mondes qui ne peut pas s’arrêter à l’explication causaliste du « monde scientifique » ni même les
préjugés du « monde naïf ». D’où proviennent ces conceptions différentes du monde ? Pourquoi
leur origine demeure-t-elle masquée ? Le retrait de leur origine est-il la conséquence même de leur
216
217
218
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 29.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 107.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 109.
76
manifestation réelle, ou bien se trouve-t-il déjà à la source de leur existence ? Finalement, comment
penser l’origine véritable des mondes si l’homme n’apparaît pas d’abord comme un sujet libre ?
Le monde scientifique propose une conception de la nature déterminée par des lois
physiques et logico-mathématiques qui sont extérieures à l’homme et orientent son mouvement. Le
mouvement de l’homme, qu’il s’agisse de son action ou de sa pensée, suit un rapport de causalité, il
est linéaire, toute cause à son origine ne dépendant pas de sa volonté ou de ses choix, mais de règles
a priori qui relèvent de principes physiques et biologiques. Alors, dans cette conception, la liberté
prise comme disposition de l’esprit à faire des choix et prendre des décisions n’a pas lieu d’être,
puisque la vie du sujet est réduite à son fonctionnement physico-chimique. Seule la suspension et le
retrait des forces extérieures peuvent donner au sujet un moment de liberté et le sentiment d’une
accalmie où le sujet peut respirer sans contrainte.
« Important ici est le sentiment qui me fait connaître que, sur la base de l’explication objectiviste de l’homme, à
vrai dire, il ne m’est pas loisible de me sentir libre ; à tous le moins, la liberté n’a pas la signification que
l’homme naïf lui attribue, elle n’est pas spontanéité de décision et loisir de disposer de nos possibilités de
connaître et de choisir, mais plutôt, par exemple, indépendance à l’égard de pressions extérieures. »219
Ici, le mouvement de l’homme est orienté par des règles logiques et linéaires, il est prévisible, une
même cause provoquant un même effet, et la fin du mouvement est déterminée par des lois
naturelles dont l’explication relève des sciences naturelles. Il est alors possible de comprendre le
mouvement comme une force soumise à la fois aux contraintes du monde physique mais aussi en
rapport à la biologie, la vie dans ses déterminants naturalistes permettant d’expliquer son passé et
d’orienter son avenir. Alors, si le monde scientifique est une conception rationnelle du monde
orienté par des lois logico-mathématiques, elle englobe l’ensemble des choses du monde réel dont
les hommes font partie, sans questionner cette totalité dont l’objectivité apparaît comme seul
critère ; et dans ce sens, son origine et ses fondements mêmes sont hypostasiés, soumis de façon
implicite à l’explication scientifique qui rationalise tout et ramène chaque chose à l’expression de
ces lois incluant la liberté. Ainsi, le monde scientifique frappe « notre monde naïf d’un caractère de
non-originalité et de dérivation »220 en tant qu’il réduit sa nature à celle d’objet scientifique et
affirme ses propositions au sein du monde réel. Sa « non-originalité » signifie qu’il n’a aucune
liberté sinon de suivre le courant de forces extérieures qui s’appliquent à lui, lesquelles sont aussi
219
220
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31.
77
les causes de ses états et de ses mouvements, et que donc ces derniers sont les conséquences (des
« dérivés ») des lois physico-chimiques. Mais cette dérivation est ambiguë car si la conception du
monde scientifique tend à faire dériver les lois du réel pour les appliquer à l’homme dans sa totalité,
c’est le monde scientifique qui fait dériver ses propres lois et les applique au monde naïf, comme un
allant de soi, sans voir que ces lois ne sont pas seulement réelles mais aussi rationnelles et qu’elles
reposent sur des intérêts conditionnés par la volonté, laquelle peut s'opposer à ces forces
extérieures. Alors, se posent deux problèmes. Au sein même de la conception scientifique du
monde, doit exister une conception de la liberté réelle, puisque celle-ci fait partie du monde naïf,
non pas qu'elle soit nécessairement réelle, mais qu'elle soit affirmée comme telle en son sein, et que
le monde scientifique a pour vocation de tout expliquer. D'autre part, si la conception du monde
scientifique offre une explication physicaliste de la liberté, en tant qu'elle apparaît comme réaction
aux forces physiques, faut-il comprendre les motifs sous-jacents à la conception scientifique du
monde, eux-mêmes comme l’expression de la liberté, ou plutôt comme sa négation, puisque son
fondement ne paraît pas seulement réaliste, mais relève aussi de l’esprit ? Si cette liberté n’est pas
déterministe, la conception du monde scientifique n’est-elle pas aveugle devant ses fondements, et
le scientifique un ignorant, dans le sens où il oblitère les soubassements du monde qu’il a pour
vocation d’expliquer ? Mais si la liberté existe, et qu’elle paraît donc métaphysique, est-elle
saisissable sous le couvert de la pensée ?
Selon Patočka, le monde scientifique offre une conception déterministe de la liberté humaine
qui le fait apparaître comme un objet répondant de façon mécanique et causale à des lois qui
orientent son activité. Soit ces lois peuvent répondre à la physique et il apparaît comme un mobile
en mouvement ou en repos mais dont les déplacements décrivent des trajectoires selon les
dimensions de l’espace et du temps, soit elles répondent à la chimie et la biologie et il devient un
organisme dont les mouvements relèvent d’une physiologie selon l’étude organique de ses
fonctionnements internes. Alors, lorsque l’Homme ordinaire prend conscience de sa « vie », celle-ci
n’apparaît que de façon mathématique selon une suite de propositions logiques en rapport avec la
matière. Sorti hors du monde naïf de la vie, il demeure dans un état de compréhension atrophiée par
la science et souvent limitée de par son caractère technique et l’autorité du savant surplombante. Il
s’engage alors dans un processus de réflexion étranger à son quotidien où la science s’impose à lui
malgré sa compréhension limitée, puisqu’il n’est pas à son fondement et ne l’élabore pas. Il subit
l’explication dogmatique dans un « pseudo-monde » scientifique qu’il ne comprend pas, confronté à
78
sa propre insuffisance réflexive, et adhère au discours dont la forme est impressionnante tout en
prétendant expliquer son activité, lorsqu’il s’agit du monde naïf. Et comme celle-ci ne paraît pas
libre, et que le sujet s’y implique d’une façon non-réflexive, il fait confiance au discours dans un
souci de « vivre » mieux, ou « bousculé » par la pensée scientifique qui a pour vocation de
connaître et d’éclairer la pensée. Il est alors dépossédé de sa vie, celle-ci devenue objective, et ne
peut qu’espérer la retrouver si elle ne s’est pas dégradée.
« L’homme aliéné a du mal à s’identifier à la tâche qu’il s’est lui-même prescrite ou, plutôt, que lui prescrit la
vision objectiviste de sa propre essence ; la vie en lui fuit cette paix des cimetières, et ne pouvant se défaire de sa
propre aperception, il cherche du moins à fermer les yeux et à oublier sa situation dans les mille divertissements
dont la vie moderne lui offre une telle profusion. » 221
De cette « autoaliénation », qui peut être médiée par un autre [dans notre cas, le scientifique],
découle ce que Patočka nomme « l’abdication de soi ». Dans ce regard réifiant où le sujet se voit
comme une chose, il perd goût à la vie dont la saveur a disparu et où l’absence de liberté est
automatique. Il s’en remet à la nature qui détermine son fonctionnement et renonce à se diriger pris
dans les « impulsions qui portent tous les hommes », c’est-à-dire les lois universelles du monde que
la science dit avoir démontrées. Il faut alors remarquer que, dans ce sentiment de vide et devant la
monotonie du quotidien, Patočka maintient la possibilité d’une sortie.
« Sans que nous en prenions expressément conscience, il se produit ainsi une commutation de nos vécus, un
quiproquo qui peut facilement nous dissimuler leur nature plus profonde. Sans sortir de lui-même, l’homme s’est
chosifié, il s’est aliéné à son sentiment vital naturel, et il devient ainsi ce pour quoi il se tient, du moins à la
surface de son être. De cette chosification de l’homme, de cette conception que nous appelons autoaliénation, et
qui consiste à regarder l’homme comme une chose, un complexe de forces objectives, découle alors un autre
phénomène encore, celui de l’abdication de soi. S’abdiquer soi-même, c’est s’en remettre à la "nature", renoncer
à se diriger, soi ou les autres, à partir d’une position personnelle, pour se laisser aller aux impulsions qui portent
tous les hommes. »222
En effet, là où le sujet a le sentiment d’être enfermé, ce sentiment manifeste aussi une angoisse qui
fait partie inhérente de son être. Dans cette angoisse, il fuit l’ennui et la monotonie du quotidien et
trouve des espaces de libertés afin de reprendre un peu de joie. Alors, l’homme, nous dit Patočka,
maintient « une angoisse lancinante […] (inspirée par la finitude de l’existence) »223, un exemple de
221
222
223
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 32.
79
« conflits » internes relevant de l’essence même du monde. En 1936, déjà Patočka initie le
dépassement de la phénoménologie husserlienne à partir de la « finitude » chez Heidegger, dans le
retrait du concept de liberté qui tient pourtant les trois conceptions du monde – naïf, scientifique,
naturel. Cette finitude n’est pas seulement la mort, en tant que fin matérielle de l’existence, mais
elle se trouve dans sa projection chez le sujet, qui la sait possible, et l’entrevoit au loin, comme une
destination certaine, bien que le moment d’arrivée reste inconnu.
« La finitude de la vie humaine ne réside pas dans son déroulement factuel, mais dans sa facticité ; non pas dans
le fait qu’elle soit effectivement interrompue de l’extérieur, sans que nous puissions réagir ou nous défendre,
mais dans la possibilité toujours présente d’une telle interruption ; non pas dans le fait que son écoulement ait
une fin, mais dans son être-vers-la-fin. Pour être soignée, choyée et sécurisée à l’excès, la vie n’en sera pas
moins une vie vers la fin. »224
Si ces conceptions sont finies, elle s’insère dans un champ du monde infini qui oriente l’activité du
sujet dans sa totalité, et dont le saisissement est un intérêt. Et en effet, la crise, si elle est arrêtée
historiquement et de façon théorique, elle est surtout celle que le sujet moderne éprouve au
quotidien, sans qu’il soit ou devienne nécessairement un théoricien, et exprime sa vie réelle et son
existence, dans la recherche des intérêts qui cachent sa vie et la profondeur de son existence, là où
le questionnement et la problématicité peuvent surgir et clarifier son monde. Et dans ce processus
d'appropriation, c’est bien la recherche d’une perspective unifiante qui intéresse Patočka en tant
qu’elle peut orienter le sujet à partir d'une idéalisation du monde naïf225, à la fois donner un sens
global au sujet, dans une visée théorique, mais aussi nourrir le sujet lui-même dans une visée
pragmatique. Alors, si nous voyons que dans la problématicité du monde réside une issue
phénoménologique – dans la reprise de l'épochè comme praxis et donc lieu de la liberté humaine –,
l'action surtout au sein du monde naïf peut exprimer une liberté négative, non plus dans le
questionnement-en-retour comme espace de compréhension du monde, mais dans l'engagement
assumé de l'existence du sujet qui, conscient de ce qu'il fait et responsable, peut transformer le
monde où il vit. Mais cette « liberté » est ambiguë, partagée entre une problématique de l’existential
et une philosophie plus réaliste, où l’engagement de l’homme apparaît bien après Le Monde naturel,
224
225
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 231.
« Nous avons vu au premier chapitre que le conflit du monde naïf et du monde scientifique, qui nous est apparu
comme l’une des conséquences fondamentales de la méthode philosophique moderne, peut être résolu d’une
manière qui laisse tous ses droits au monde naïf et ne le réduit pas à un simple aspect dérivé de la réalité vraie ; il
peut être résolu sur la base de la philosophie idéaliste, qui comprend toute la réalité dans sa corrélation à la
subjectivité. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 87)
80
comme « espoir » et comme « sacrifice », et finalement comme politique226. Chez Hannah Arendt
par exemple, Patočka comprend la liberté comme un mouvement en rapport, non plus avec la praxis
de la pensée, mais de l'acte lui-même que la pensée peut reprendre. « Dans notre examen
phénoménologique de ce problème, nous prendrons pour point de départ les analyses de la "vie
pratique, active" inspirées à Hannah Arendt par la distinction aristotélicienne theôria, praxis et
poiêsis. »227 Comme le souligne Ricoeur, c’est à partir de son interprétation des concepts
aristotéliciens dans la Condition de l’homme moderne, puis de son dépassement, que Patočka « lui
substitue sa propre conception des trois mouvements de la vie, dotés chacun d’une temporalité
propre : le premier est celui de l’acceptation, […] le deuxième est celui de la défense, [le] troisième
mouvement fondamental de la vie est le mouvement de la vérité. »228 Aussi, cette orientation qui
tend à toujours plus de vérité, n’est pas celle de la vita contemplativa car, pratique, son mouvement
ne peut être saisi par la pensée – il est infini. Au contraire, si la raison a pour nature de saisir les
choses sous la forme de la représentation ou de l’idée, le mouvement de la vérité est un refus de
penser car il est polémique ; ou plutôt, il est une pensée polémique dont l’essence est dynamique et
en mouvement perpétuel. Alors, c’est un mouvement orienté par la liberté que Patočka dirige qui,
dans le déterminisme naïf des sciences ou des philosophies positivistes, trouve encore une action
dont le fond est une recherche – une quête –, sans que la destination et le résultat soient vraiment
définis, tout en constituant un chemin. « L’essentiel est là : l’homme spirituel est celui qui est, en ce
sens, en chemin. Il possède un savoir sur les expériences négatives qu’il ne perd jamais de vue. »229
Au contraire même, si la pensée peut mener à quelque chose, cette « chose » n’est jamais arrêtée –
ne peut et ne doit jamais l’être –, elle doit simplement être prise comme un moyen susceptible
d’alimenter le mouvement général de l’être et de perpétuer son avancée dans le monde. « Espoir »
disons-nous, en tant qu’il s’agit d’une destination pensée en tant qu’elle donne le sentiment du
progrès et de la sortie de la crise ; « sacrifice » aussi car, au-delà de l’espoir, cette issue est
comprise comme impossible. Et alors, « l’homme spirituel qui est capable de se sacrifier, qui est
226
227
228
229
« Politique », dans un sens finalement très simple, en rapport à celui de πολίτης, polítês, qui vit dans la πόλις, pólis,
la Cité constituant le « monde » chez les grecs. Comme nous le verrons à la fin de notre travail, dans la référence
permanente à Platon, le concept de monde est cosmopolitique chez Patočka. Il trouve dans le mythe ses racines
ontologiques en référence à un monde éternel, immuable et infini, mais dont la représentation est possible sur terre
(au sens de la Weltanschauung). Alors, c’est une vision eschatologique que propose Patočka où la liberté fait figure
de proue et oriente le sujet vers un au-delà – lieu réel en tant qu’Idée mais absent dans le réel. Et cet au-delà, il
existe toujours chez le sujet en tant que possibilité dans le monde de la vie (Lebenswelt).
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 39.
Paul Ricoeur in Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 14. Nous avons vu ces
trois mouvements à la fin du chapitre 4.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 247.
81
capable de voir le sens et la signification du sacrifice, ne peut rien craindre. »230 Et en effet :
« Cette limite n’est cependant rien de purement négatif. C’est en elle qu’est ancrée notre liberté humaine, la
possibilité d’être au monde dans un rapport au monde en totalité, d’être donc en même temps dégagé de
l’ensemble du singulier, de tous les contenus mondains, de tous nos rapports et dépendances particuliers. C’est
ici qu’est l’ultime refuge offert à chacun, la possibilité de nous distancier de tous nos intérêts, de tout ce qui nous
enchaîne, pour nous en tenir à la fascination première et la plus fondamentale. Ici nous savons et "saurons"
toujours qu’être homme, c’est être un individu humain, singulier, mortel, à jamais incomplet et unilatéral qui,
placé devant le fait qu’il est et qu’il lui faut assumer et porter son être, ne peut ne pas être fasciné par son être
propre. »231
L’engagement du sujet se trouve alors sans fin dans son adhésion à la liberté, et son action, demeure
limitée par la réalité du monde naturel qui le contraint et le condamne à mourir. Mais alors, dans ce
sacrifice, l’infinitude suffit-elle à donner sens à la vie ? Quel est le sens de l’existence humaine
après la crise, en tant qu’elle s’insère dans un monde incertain ? La liberté du sujet ne perdure-t-elle
pas à travers l’histoire, où le « soin de l’âme », chez le sujet, est son fondement ?
230
231
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 256.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 234.
82
6. La perte du monde originel.
Selon Patočka, la crise au début des années 30 est celle du nihilisme où l’homme a perdu le
sens de la vie et ne sait plus où il veut aller. Il est désorienté et cette désorientation est double : non
seulement, il ne sait plus où aller dans le monde qui dans son extériorité lui est devenu étranger,
mais il a perdu aussi le sens de sa vie intérieure qui, soumise au diktat d’un monde purement
rationnel et technique, lui a fait perdre l’accès même à l’ « au-delà ». Alors, cette désorientation, elle
est d’abord spirituelle, conformément à la critique de Husserl, manifeste dans les sciences naturelles
attachées à l’explication positiviste du monde, qui déconnecte l’homme de la réalité du monde naïf
et le rend étranger à la terre nourricière – l’arche-originaire dans laquelle je me trouve en tant que
« sol-souche »232. Mais dans ce déracinement, apparaît surtout une crise théorique qui, dans le
changement de regard, perd non seulement la terre mais le ciel et les étoiles que l’homme
contemplait jusqu’à alors. C’est alors bien avec Platon que la « théorie » apparaît, nous dit Patočka
qui, dans l’espoir d’atteindre le monde des Idées, ne voit plus un simple Dieu mais la possibilité
d’une évasion de l’âme qui peut sortir du socle de la vie ordinaire 233. Alors, il y a un paradoxe dans
la crise. Si elle marque le déracinement de l’homme ordinaire, elle réclame un regard théorique qui
l’oriente vers le ciel des Idées et exprime l’esprit de l’Europe dont le fond est rationnel et à la
recherche des vérités. Mais dans ce regard vers le haut, elle se coupe de son origine qui est
l’attachement au sol de la vie, sans lequel, il n’y a plus de connaissance, rend donc impossible la
quête du vrai hors de son sein nourricier. Le quotidien de la crise a perdu son sens primitif car, dans
la conception du monde scientifique, il n’y a plus de place pour la vie, ou plutôt la place qui lui est
réservée, lui donne une vitrine artificielle ; et, non seulement, la vie s’est dénaturée, parce qu’elle
est devenue l’objet des sciences, mais aussi parce que son étude, s’avère purement technique, c’està-dire voilant son sens originel, et ce, dans l’illusion d’une exploitation à outrance et infinie – elle
(la vie) est « mise en demeure de fournir une énergie qui puisse comme telle être extraite
(herausgefördet) et accumulée. »234
232
233
234
Husserl, Edmund (1934), La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989, p. 21.
Dans son étymologie grecque, si la théorie possède un aspect rationnel dans son examination et son observation du
monde (θέα, thea, « la vue » et ὁράω, orao « voir, regarder »), elle marque aussi la sortie du quotidien qui dans la
procession du regard marque la fête. Elle est « contemplation » et non simple observation, le templum étant le terrain
consacré, le lieu de l’observation du ciel et de la terre, l’espace tracé par le bâton de l'augure. Le grec ancien τέμενος
témenos nous dit qu’elle est le champ ou bois sacré, issu du verbe τέμνω témno (« couper »). Elle est donc la
« séparation » entre le profane et le sacré, et rejoint le concept de khorismós, dans la séparation des mondes.
Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences, p. 20.
83
« C’est un processus qui ne rapporte pas simplement le monde de la vie à un plan universel de généralités
formelles, mais qui engendre un tel plan pour mieux transformer et assurer le fonds. Un processus au cours
duquel le monde de la vie est lui-même transformé, commue et modifié tant dans sa composition factuelle que
dans sa teneur de sens. L’exténuation du sens, par exemple, est transposée de la sphère des significations dans
celle de la réalité même. Il se met en marche un processus de dévoilement universel auquel rien n’échappe.
Choses et hommes, tout se voit assigner un "sens", c’est-à-dire une place à l’intérieur de ce processus. Tout est
requis, mis en place, commis et rendu disponible pour une utilisation. Tout devient un simple fonds de
disponibilités pour des commissions possibles et effectives. »235
Le « monde de la vie » (Lebenswelt) a donc pris le sens de la « technique moderne » chez
Heidegger, dont le fond est différent de celui de la technique antique. Alors que cette dernière était
poiesis, ποίησις, et s’apparentait à une connaissance, visant le dévoilement de l’être et de la vérité
(alètheia, ἀλήθεια), la vie est devenue une commission et apparaît comme un fond exploitable236.
Alors, il faut noter que le « fond » de la crise est dans son glissement qui fait perdre à la terre son
origine naturelle et lui donne le sens de « fonds » en tant que stock de ressources accumulées,
exploitables et utilisables, à des fins instrumentales. À l’inverse, dans la conception du monde naïf,
la religion, ou le mythe chez les grecs, donnaient à la vie un sens cosmologique, en rapport avec les
éléments naturels et les objets du monde naïf, lesquels n’étaient pas seulement des instruments,
mais des signes, devant permettre l’accès vers-et-à l’ « au-delà », et possédaient une fondation pour
ainsi dire magique, du moins « mythico-religieuse »237. Mais ce sens, nous dit Patočka, au moment
de la crise, a disparu, devant l’affirmation du moi où le sujet ne se préoccupe plus tant de son âme
que de son esprit, en tant qu’il le possède et qu’il lui appartient, et qu’il peut lui permettre – du
moins lui donne l’espoir – d’accéder à un monde plus vrai, plus grand, et supérieur. Cette crise est
donc bien ambivalente dans son « fond » car, dans son oubli du sens de la vie naïve, qui appelait à
la transcendance, elle ouvre un autre monde qui, sous couvert de la science et de l’illusion de la
matérialité, demeure encore une aspiration au transcendant, mais dans son immanence où la
recherche du fait est celle du vrai. Mais cette vérité, elle a changé de « fond » car elle n’est plus en
la possession des Dieux, puisqu’elle appartient aux hommes, le sujet étant devenu tout puissant
dans son élaboration technique du vrai. Aussi, le quotidien de l’homme a perdu son charme
235
236
237
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 223.
« Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il
puisse être commis à une commission ultérieure. Ce qui est ainsi commis à sa propre position-et-stabilité (Stand).
Cette position stable nous l’appelons le "fonds" (Bestand). Le mot dit ici plus que stock et des choses plus
essentielles. Le mot "fonds" est maintenant promu à la dignité de titre. Il ne caractérise rien de moins que la maniète
dont est présent tout ce qui est atteint par le dévouilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds
(Bestand) n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand). » (Heidegger, Martin (1958), Essais et conférences,
p. 23)
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 271.
84
ordinaire et est devenu monotone – les Dieux sont partis et l’homme ne vit que dans un monde
rationnel où l’observation poursuit des causes et la logique, et où l’homme lui-même est devenu un
« objet » parmi les autres. Et si l’homme est un objet (même plus une « chose »), alors il est
dépourvu d’existence puisqu’il ne peut plus sortir de lui, il ne peut plus se pro-jeter, il n’a plus accès
à la transcendance car elle est devenue processuelle – un dispositif (Ge-stell). Aussi, chez
Heidegger, le danger ne réside pas tant dans la technique que dans l’essence de la technique qui,
prise comme dispositif, peut voiler l’accès à la vérité de l’être (alètheia). Alors, le problème est à sa
méditation et dans la possibilité de la penser (l’essence de la technique et non la technique ellemême) afin d’y retrouver un sens.
« L’homme ne devient pas une chose qu’on pourrait intuitionner et compléter, une chose dotée d’une certaine
autonomie interne. Tout cela disparaît. L’homme n’est plus que l’"objet" d’un commettre, une occasion, une
relation qui relève d’un fonds de forces, d’un effectif, etc. Où, dans tout cela, chercher "ce qui sauve" ? »238
Dans cette visée, si Patočka s’arrête sur le fond technique du monde, c’est, aussi, pour en rechercher
l’origine qui demeure spirituelle et en trouver l’issue. Si le monde se vide en raison de cet
« arraisonnement »239, il manifeste une négligence chez le sujet vis-à-vis de lui-même – un oubli
facilité par son anonymat dans le monde – qui ne prend plus « soin de son âme », laquelle n’a plus
de place où aller – le monde (et le corps, selon Patočka, qui en fait partie et partage donc sa nature)
étant devenu purement matériel et déterminé par des lois logico-mathématiques. L’horizon alors,
s’est obscurci et c’est dans la recherche de la clarté qu’il faut positionner le sujet, afin de redonner
sens à l’existence humaine et au monde naturel qui demeure son fond. Dans cette obscurité, il faut
retrouver de l’étonnement, qui est celui de la découverte, et celui du questionnement, qui est
l’absence de réponse, afin de reprendre un peu conscience de soi et du monde. C’est vers Platon que
Patočka se tourne, dans une visée nostalgique240, mais surtout afin de comprendre l’origine de la
238
239
240
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 281. Le « ce qui sauve » est une référence au poème Patmos de
Hölderlin, cité maintes fois par Heidegger : « Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch » (Mais où il y a le
danger, croît aussi ce qui sauve).
François Fédier traduit le concept de Gestell par « dispositif » chez Heidegger, André Préau par « arraisonnement ».
Patočka est nostalgique sans être réactionnaire. Il ne cherche pas naïvement à revenir à un paradis perdu – à un
Éden – où le monde avait un sens plus humain ou supérieur. Il cherche à questionner la crise au regard de l’histoire
et fonder dans le présent une issue à l’ébranlement ordinaire. Pour ce faire, il s’appuie sur l’origine de la crise,
laquelle assure la compréhension du sujet qui aspire à plus de clarté. Et finalement, il s’agit d’un sens profondément
existentialiste qui cherche dans le non-sens et l’action un avenir meilleur, sa vertu résidant dans le poids de l’être et
l’engagement du sujet qui se sacrifie. « Quoi qu’il en soit, le sacrifice radical nous semble être l’expérience, propre à
notre présent et au passé récent, qui pourrait devenir le point de départ d’un revirement de notre compréhension du
monde et de la vie, à même, sans dévalorisation romantique, de ramener enfin à soi et, par là, de surmonter l’ère de
85
crise et son fondement problématique. Car dans son origine, peut-être, réside une issue qui, si elle
ne garantit pas le monde des Dieux (au contraire), propose un ancrage humain où le sujet peut
prendre soin de lui et des autres, dans le refus du dogmatisme et de l’affirmation précipitée des
réponses, et puis donner sens au monde naturel en tant qu’il se donne au sujet et lui donne des
chemins, des destinations, un destin à saisir – un orient. Alors, cet orient à deux sens en rapport
avec le concept de « monde » chez Patočka, qui maintiennent une pensée ambivalente. Non
seulement, la pensée grecque est l’origine du monde en tant qu’elle constitue le foyer historique de
la séparation des mondes et le télos de la crise ; mais aussi, elle sort le monde de la pensée
mythique, ouvrant la conscience du sujet à la pensée rationnelle qui, dans son éloignement du
monde sensible et des phénomènes, veut trouver un monde stable et intelligible, qui est celui des
faits ou des Idées. En effet, la pensée de Platon manifeste déjà l’esprit de la crise dans la
« séparation » des conceptions du monde, pour des raisons à la fois phénoménologiques et
historiques, où la liberté241 apparaît comme une condition de la dialectique devant permettre de
résoudre leur opposition, et de trouver une issue dont la lumière est le signe, mais où la fin demeure
tragique. Il est étonnant de voir que le sentiment de crise chez le sujet est contemporain de
l’événement de guerre pour le pays, comme si le lieu où le sujet se trouve, peut orienter la
conception qu’il a du monde. La Grèce est en crise au moment de la pensée de Platon, comme
l’Europe pour celle de Patočka. Alors Platon (né en -428 et mort -348 av. J.C.), et Socrate (né en
-470 et mort -399 av. J.C.) surtout, marque l’éveil de la rationalité tout en vivant la guerre du
Péloponnèse (-431 à -404 av. J.C.). Se trouve alors le problème du « déclin », et de savoir si le
caractère eschatologique de la vie, et la « crise » dans laquelle réside la liberté humaine, peuvent
encore trouver une fin242. Alors, se trouve le problème du « sacrifice », chez Patočka, qui n’est pas
241
242
la compréhension technique, si riche en apparence, mais frappée d’indigence dans son essence. » (Patočka, Jan
(1930), Liberté et sacrifice, p. 275)
« Le platonisme apparaît donc, dans une première approche, comme le moment de fondation intérieure de la pensée
européenne, le moment de la résistance socratique et du retrait ; sa lecture renvoie à la position contemporaine de la
question du déclin et de la perte du soin de l'âme, comme éloignement de la constitution du sujet et oubli de la
découverte de la liberté. » (Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, Contrejour : cahiers littéraires, n° 2, p. 83-84)
Heidegger établit bien une rupture au lendemain de la seconde guerre mondiale lorsqu’il questionne non plus la
technique mais la « technique moderne ». En effet, le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation (Herausfordern) par lequel la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être
extraite (herausgefördet) et accumulée. » (Heidegger, Martin (1958), La question de la technique in Essais et
conférences, p. 20) Dans ce « requérir » qui provoque la nature, réside bien un danger qui non seulement implique
l’homme mais le comprend, le sommant lui-même à fournir une énergie renouvelable, alors qu’il est fini. Se trouve
donc en suspend l’appel de la destruction dans l’incapacité de la nature à fournir une ressource infinie dont l’homme
fait partie. Alors, s’il est vrai que Heidegger n’y voit en rien une fatalité et qu’il voit un « appel libérateur » dans
l’ouverture de l’Homme à l’essence de la technique, les effets de la technique moderne, qui en sont l’expression,
sont devenus tels (et la bombe atomique en est le parfait exemple), qu’ils peuvent faire disparaître l’homme et la
planète toute entière. Alors, nous pouvons dire que, si l’appel de l’essence de la technique est un espoir pouvant
86
un fatalisme. Bien que prolongeant la pensée de Heidegger, il émet une réserve forte, trouvant dans
l’engagement et l’action, la clairvoyance du sujet243. Alors, dans ce signe, qui porte l’âme vers le
haut, réside une issue – Das Rettende –, non seulement le sacrifice en tant que rejet de ses pairs
(ceux qui restent enchaînés au fond de la caverne), aussi la solitude (dans l’esprit de la quête
initiatique devant révéler le vrai), encore la générosité et le fait de donner à l’autre (comme un
retour salvateur au fond de la caverne, sans attendre nécessairement leur re-connaissance), enfin
dans la mort, et de façon tragique (qui rend certain la disparition de l’illusion du monde réel et
constitue le dernier engagement de l’être). Alors, dans ce sens, si « crise » des mondes il y a, elle
contient de l’espoir, dans la recherche du vrai qui est l’enracinement véritable de l’homme sur terre
– la question de savoir où son esprit doit aller et surtout en vue de quoi. Alors, quel est le sens du
déclin ? Pourquoi faut-il aller en arrière pour comprendre son fond ? L’issue de la crise n’est-elle
pas absurde si la fin est toujours la mort et que son issue réside dans l’esprit dont le fond s’avère
être la crise244 ?
« La tendance générale du monde vers le déclin est quelque chose qu’en un sens on n’a jamais ignoré. C’est une
expérience universelle. […] La liberté de l’homme, ce n’est peut-être que cela. Les Grecs, les philosophes grecs
chez qui l’esprit grec tient le langage le plus net, définissent la liberté humaine comme soin de l’âme. La science
moderne a remis en question le concept même d’âme, mais les philosophes grecs le connaissent tous, qu’ils
soient "matérialistes" ou "idéalistes". »245
Si l’attitude des sciences modernes fait écho à la tradition rationaliste, de Descartes à Husserl dans
les années 1930, la crise qu’elle traverse oublie que le sujet, qu’elle comprend et réduit au statut
d’objet, est aussi à l’origine et au fondement de sa méthode – origine qui est historiquement avérée
–, et que son projet, qui vise à expliquer le monde dans sa totalité, n’est que problématique sans
pour autant être théorique. À ce titre, comme l’explique Paul Ricoeur dans la Préface des Essais
hérétiques, « hanté par le nihilisme, Jan Patočka entrevoit une issue dans la notion même de
243
244
245
permettre à l’homme de sortir de la crise, sa facticité peut aujourd’hui, et à la différence d’avant, faire disparaître
l’homme, et par voie de conséquence l’espoir d’un monde meilleur.
« Aux yeux de Heidegger, le déclin est simplement le mouvement qui se détourne de l’être dévoilant, vers les étants
dévoilés. Ce qu’il ne dit pas, c’est que ce mouvement peut correspondre à des motivations vraies, authentiques, telle
précisément la clairvoyance vis-à-vis de la souffrance du prochain. » (Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p.
170)
« Ce conflit peut-il être résolu par l’apparition de das Rettende sous la forme d’une harmonie de l’être ? Ne veut-il
pas être résolu par encore un conflit ? Qu’est-ce à dire ? La solution conflictuelle n’est rien de nouveau. Dans la
situation qu’est la nôtre, elle requerrait cependant une radicalisation. » (Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p.
284)
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 20.
87
problématicité, qui lui paraît écarter aussi bien le "non-sens" dogmatique des disciples cyniques de
Nietzsche que le "sens" dogmatique des apologètes de tout bord. La perte du "sens" n’est pas la
chute dans le "non-sens" mais l’accès à la qualité de sens impliquée dans la quête elle-même.
Patočka retrouve ainsi le thème socratique du "soin de l’âme" et de la "vie examinée". »246 Ce qui
importe alors, chez Patočka, est la question, plus que la réponse, que le philosophe peut apporter,
laquelle manifeste le souci qu’il a du vrai et de la transmission de son sens aux autres hommes et à
l’humanité toute entière. Dans ce sens, et à partir de Le Monde naturel, c’est la signification des
conceptions même du monde que le philosophe tchèque questionne en rapport avec l’activité du
sujet, tout comme leurs sens et intérêts. Le concept d’ « intérêt » est plus pratique que celui de
« signification », qui appelle la pensée ou le langage selon Patočka. La signification renvoie au
signe (du mot), c’est-à-dire le rapport entre le son (le signifiant) et l’idée (le signifié). Il est
conventionnel et dépend d’une culture donnée, bien qu’il puisse évoluer. « Une langue n’est donc
fixée dans son être que pour une part – pour autant qu’elle est un réservoir de significations
objectives, à la fois simples et syntaxiquement complexes – et on ne peut la mettre, dans sa
globalité, en parallèle avec des créations culturelles achevées et complètes. »247 Cependant, la
signification d’un signe possède aussi un sens, selon l’intention de celui qui l’utilise et le contexte.
Ainsi, un même signe objectif peut renvoyer à deux significations différentes tout en possédant un
même sens.248 « Toute considération théorique part de la signification des mots. La découverte du
pouvoir théorique de la parole, du λόγος, était la première mesure d’un mouvement dont la seconde
composante nécessaire serait une réflexion sur son sens. »249 Alors, le sens doit être ramené à la vie
en tant qu’elle concentre la totalité de l’être et peut orienter le sujet. Au-delà de la diversité des
signes, ce n’est pas tant la signification qui importe, selon Patočka, que leur sens, c’est-à-dire leur
intérêt pour la vie en tant qu’ils sont des moyens pour l’homme d’être-au-monde. Pour l’homme, et
à la différence de l’animal, « il n’y a aucune prescription de la sorte, le sens est quelque chose qu’il
doit conquérir activement pour se constituer en unité authentique, existante, qui organise et soumet
toute la richesse de ses tendances à un but unique. Ainsi l’homme est un être qui doit, par essence,
se décider, et qui peut ou découvrir ou laisser échapper la mission de sa vie. »250 Alors, la différence
entre le sens et l’intérêt doit renvoyer au rapport du sujet au monde, soit qu’il soit passif, et subisse
246
247
248
249
250
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 16.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 138.
Par exemple, le signe « glace » peut renvoyer à trois différentes significations : soit à un miroir, soit à l’eau à l’état
solide, soit à un sorbet ; mais le sens de ce mot dans le cadre de cette note de bas de page est de montrer la
distinction entre diverses notions linguistiques. Il s’agit d’un exemple.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 130.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 142.
88
la situation, donc que l’ « intérêt » soit subi (ce qui ne préjuge pas de son efficacité), soit qu’il soit
actif, c’est-à-dire que le sujet lui accorde un « sens » volontaire qui s’appuie sur ses choix et sa
liberté. « Les choses mêmes sont originellement des perceptibles sur les chemins de nos intérêts et
de l’action guidée par ces intérêts. »251 Nous retrouvons alors ici notre remarque en rapport à la
conception de la liberté, dans Le Monde naturel, qui se présente de façon exclusive, s’opposant aux
déterminismes, et renvoyant à deux types d’activités : celles passives, relevant du flux de la vie
ordinaire (sensibilité, perception), et celles actives, relevant de l’esprit (pensée et langage). Alors, si
la totalité du monde naturel englobe les sens et les intérêts, dans une existence unique, réelle et
pratique, et où donc le langage et la pensée, sous leurs apparences abstraites ou réflexives, sens et
intérêt demeurent des praxis et relèvent tous les deux de l’existence. Le sujet mondain, affirmant
penser le monde et lui donner un sens (qu’il soit « naïf » ou « scientifique »), recouvre en fait
l’origine du mouvement de sa pensée qui est d’abord pratique et inséré dans le monde de la vie. Et
alors, plutôt que de penser l’opposition des « mondes » dans Le Monde naturel, c’est leur unité, tout
comme leur origine et leur participation à la vie ordinaire, que Patočka tente de retrouver, désireux
d’échapper au rationalisme dogmatique sans tomber néanmoins dans un réalisme naïf. Parce que la
pensée apparaît d’abord de façon réflexive dans sa tension vers la science, l’attitude naïve du sujet
consiste toujours à l’opposer au réel en masquant son caractère pratique. Néanmoins, l’activité du
penser ne peut être réduite à une simple action car, dans son mouvement, elle emporte des concepts
dont le contenu dépasse le réel et ouvre un horizon ne se trouvant peut-être pas (plus) dans le sujet.
Alors, la pensée de Patočka n’est pas purement épistémique mais aussi transformative, affirmant sa
lutte contre le rationalisme dogmatique qui est aliénant et désanthropomorphique, tout en orientant
le sujet vers la « problématicité » du monde qui non seulement peut lui permettre de comprendre la
crise qu’il traverse, mais aussi nourrir son existence et le « sentiment subjectif de liberté »252. Ce
sentiment est polémique : s’exprimant sous la forme de l’opposition dans la crise (polemos), parce
qu’il perdure chez le sujet et correspond au monde naïf, il doit être maintenu dans sa confrontation
au monde scientifique moderne, afin de protéger le monde réel de la vie, l’humanité en général,
quand bien même il est fragile et semble pouvoir disparaître. Dès lors, comment comprendre le
sentiment que le sujet a du monde ?
251
252
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 89.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 31.
89
Le concept de « sentiment » ne trouve pas vraiment de définition dans l’œuvre de Patočka,
bien que souvent employé en rapport avec une « disposition d’humeur »253 qu'il reprend à
Heidegger. Il s’agit alors d’un sentiment vital qui s’exprime dans son opposition au monde.
« Nous croyons, au contraire, que la réflexion, même la plus radicale, opérerait-elle l’ "ἐποχή" de toutes les idées
préconçues, est une riposte contre la tendance automatique de la vie à ne pas se voir telle qu’elle est, à ne pas
affronter son incertitude foncière quant à elle-même et à ses possibilités – à se détourner ou à fuir dans les
illusions et lénifications au moyen desquelles nous nous défendons du regard sur nous-mêmes qui nous mettrait à
découvert et, de ce fait, paralyserait notre sentiment de sécurité myope face aux écueils de l’existence humaine.
La réflexion est une riposte à l’intéressement de la vie naïve. »254
Chez Heidegger, la « disposition » (Befindlichkeit) marque l'ouverture du sujet au monde, laquelle
n'est pas réflexive, mais le sentiment (Stimmung) d'être-là – dans une « ambiance » –, c'est-à-dire
d'être présent-au-monde et dans le pouvoir de l'accueillir255. Mode existential du Dasein, cette
disposition peut être positive dans l'affirmation du sujet qui cherche le monde à l'intérieur de luimême, soit négative, dans la fuite face au monde qui déborde l'angoisse et se transforme en peur. Le
concept de sentiment a donc la valeur d’une disposition globale du sujet qui exprime son rapport au
monde, mais le monde compris dans sa totalité. Dans ce sens, le sentiment n’est pas la sensation liée
au besoin ou à l’intérêt qui expriment le rapport immédiat du sujet au monde, qu’il soit soumis aux
déterminismes naturels (biologiques, physiques, sociales, etc.), ou celui de la science, dans son
application aveugle d’une conception logico-mathématique sans le questionnement de son
fondement. Le sentiment est plus réflexif sans être pour autant rationnel : il est à la fois
pathologique, dans la souffrance que la globalité du monde lui impose, mais aussi critique, dans la
volonté de sortir de cet état et dans le souci d’un mieux ou d’une plus grande connaissance. Il est
alors thaumazein (θαυμάζειν), l’émerveillement de la vie qui, alors postée dans le confort d’un des
deux mondes (naïf ou scientifique), éprouve une tension intérieure – un conflit, une crise – qui
253
254
255
« Nous tenons pour le constituant fondamental de cette disposition d’humeur, de ce sentiment vital, le rapport de
l’homme au tout de la réalité, son explication avec le milieu dans lequel il vit. Ce rapport comporte une dualité
spécifique, que nous devrons commencer par décrire ; à cette fin, il faudra introduire certains concepts
fondamentaux. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 28)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 173.
« Ce que nous dénotons ontologiquement sous le terme technique de disposibilité est du point de vue ontique on ne
peut plus connu et on ne peut plus quotidien : la disposition, l'état d'humeur. […] La disposition révèle "comment on
se sent", "comment on va". En ce "comment on va" l'être disposé place l'être en son là. » (Heidegger, Martin (1927),
Être et temps, p. 178) François Vézin traduit aussi le terme Befindlichkeit par « disposiblité » au §29 de Sein und
Zeit. Comme la note du traducteur l'indique, il souhaite rappeler dans ce néologisme, le sich befinden qui signifie se
trouver et se retrouver en bonne santé, l'idée nous rappelant le terme d'humeur dans la médecine. Aussi, dans ce
sens, la « disposibilité » est associée à Stimmung, comme Heidegger l'emploie dans Questions, II, interprétant le
terme grec de « pathos » chez Platon.
90
appelle un changement et une ouverture sur le monde : « Car cet état, qui consiste à s’émerveiller,
est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement... »256 C’est alors
chez Platon qu’il faut aller chercher une réponse au problème du sentiment en tant que conflit
interne lié à la perception de deux mondes opposés (chorismos). Aussi, et à la différence de Platon,
si Patočka reconnaît la tension entre les mondes intelligible (scientifique) et sensible (naïf), il va
détourner leur sens et les considérer comme deux conceptions, et non plus comme deux réalités
séparées et opposées, d’essence différente. Alors,
« Le monde naïf est le résultat d’une relation causale (au sens large, qui n’exclut pas le "parallélisme psychophysique") entre certains processus "physiques" et "psychiques", il est un phénomène subjectif de l’objectivité.
Entre les deux mondes, l’objectif et le naïf, il y a un degré d’accord, mais l’accord est purement structurel
(concernant la structure des relations), non pas qualitatif. Or, ce qui importe ici pour nous est l’orientation257 de
l’explication : partant des résultats des sciences de la nature pour remonter aux "données subjectives" qui leur
sont coordonnées selon des lois. »258
Que veut nous dire Patočka ? Nous devons partir de Platon afin de comprendre le fond du problème
puisqu’il marque l’avènement de la pensée rationnelle dont la crise des années 1930 est la
destination. L’opposition des mondes « naïf » et « scientifique » chez Patočka fait question dans son
rapprochement à l’idéalisme platonicien et notamment le concept de chorismos qui définit la
séparation entre les mondes sensible et intelligible. En effet, dans la crise, Patočka montre non
seulement qu’il existe une séparation entre un monde intelligible, qui serait celui de l’homme
scientifique, et un autre sensible, qui serait celui de l’homme ordinaire, mais aussi que le premier
affiche une raison supérieure qui surplombe l’attitude naïve, de par un accès à la vérité. Pour autant,
cette conception scientifique n’est pas la vérité, puisqu’elle met de côté et dénigre le monde naïf qui
constitue son origine et ignore les fondements qui relèvent d’un autre monde – naturel –, où l’esprit
est libre et s’exprime sous la forme du mouvement. Chez Platon, il existe une coupure radicale entre
les mondes sensible et intelligible, qui repose à la fois sur une conception dualiste de l’homme et de
la vie en général, et qui vise la vérité, où le monde des Idées constitue une fin en soi et un lieu àvenir. Dans ce sens, le but de la vie est philosophique et la philosophie va constituer un
questionnement perpétuel de l’homme sur terre qui va chercher à s’évader du monde sensible afin
d’atteindre le monde des Idées qui sont célestes. La vie de l’homme chez Platon comporte une
256
257
258
Platon, Théétète, 155d.
En italique dans le texte d'origine.
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 30-31.
91
perspective eschatologique, elle est sacrificielle puisqu’elle vise un idéal après la mort, accessible à
partir du souci d’un détachement quotidien vis-à-vis des illusions de la réalité sensible. Platon, qui
assiste au procès de Socrate, le voit subir l’injustice du monde ordinaire – et son maître de se
donner la mort. Et cette mort, n’est finalement pas malheureuse car, chez Socrate, non seulement il
vaut mieux subir l’injustice que la provoquer259, mais aussi cette mort permet à son âme de
rejoindre le monde des Dieux et enfin des Idées260 – elle est donc juste et authentique. Aussi, si
Platon prolonge la tradition grecque, la poésie d'Homère et d'Hésiode, ainsi que la mystique
pythagoricienne et orphique, il sort de la mythologie classique afin de rendre le sort des âmes plus
justes, à partir de l’affirmation du sujet qui trouve dans son âme l’indépendance vis-à-vis du monde,
alors la liberté. Dans ce sens, le « souci de l’âme » est, non seulement subjectif, en ce qu’il
s’installe au sein même de la pensée du sujet – dont la dialectique et la réminiscence sont les efforts
–, mais aussi dans un espace plus grand – au sein même de la Cité et du cosmos –, dont l’homme,
en tant qu’étant particulier, fait partie, et dont l’essence est la liberté. Mais pourtant, l’homme ne le
sait pas, ne s’en soucie pas encore, ou plutôt ne s’en soucie déjà plus261. Chez Platon, comme chez
Patočka, il existe une séparation entre les conceptions du monde scientifique et du monde naïf, que
l’homme appartienne au premier en tant que sophiste, ou au second, encore attaché à une pensée
fabuleuse et mythique.
« l’homme qui a une âme n’est pas seulement celui qui a le sens de l’autre dans son indigence, dans sa misère
patente ; l’homme qui a une âme a aussi le sens du mystère essentiel de toutes choses. Non pas la tolérance
sceptique qui procède d’ordinaire d’une neutralisation de l’essentiel, mais la compréhension du fait que toutes
nos clefs sont insuffisantes en regard de la richesse qui s’ouvre à nous. »262
Alors, la vie est mystérieuse en tant qu’elle appartient au monde et n’est pas encore le « problème »
du sujet. Mais de quel mystère s’agit-il ? Et que nous dit vraiment Platon ?
259
260
261
262
Platon, Gorgias 473b-474a.
Voir notamment l’Apologie de Socrate.
« Quoi! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa
science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins (epimeleisthai) à ta fortune pour l’accroître le plus
possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs; mais quant à ta raison, quant à la vérité et quant à ton âme, qu’il
s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes même pas (epimelê, plnontizeis). » (Platon,
Apologie de Socrate, 29d)
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 241.
92
7. Le « soin de l’âme » à son fondement.
Sous le règne de Kronos, le monde est divisé entre trois dieux, Zeus, Poséidon et Pluton,
lesquels règnent respectivement dans les cieux, dans les eaux et sur la terre263. Alors, il existe un
monde réel et matériel, fait du ciel, des océans et de la terre, et un autre, plus primordial, tenu par
les Dieux. Ces derniers, bien qu’appartenant au monde divin, sont les gardiens et les créateurs du
monde terrestre. Aussi, il y a le monde de l’au-delà, qui bien, que tenu par les Dieux, est la
destination des âmes humaines. Et là, les jugements des morts sont rendus par d’autres hommes qui
les voient arriver dans les Enfers sous la même apparence qu’ils possédaient juste avant de mourir.
Aussi, ceux-ci ont pu se préparer à leur mort, Prométhée leur ayant donné le don de prescience, de
connaître le moment du trépas. Alerté par les trop nombreuses injustices, lorsque Zeus succède à
Kronos, il rend les âmes humaines amnésiques (ἀμνησία, amnêsía), forçant les hommes à l’
« oubli » et à la nécessité de penser leur vie à chaque instant afin d’orienter l’avenir et la justice
(Δίκη, Dikê ) après la mort. Cette vie, selon Platon, doit être orientée par la recherche des Idées et
notamment celle de la Vérité. De plus, lorsque les hommes se présentent à leurs juges, ils ne
possèdent plus leur apparat et leur corps afin de laisser apparaître la vérité nue devant les juges qui
ne sont plus des hommes, mais des fils de Zeus – Minos, Rhadamante, Eaque. Ceux-ci, orientent
alors les âmes selon leur vertu, c’est-à-dire la valeur des actions qu’elles ont commises de leur
vivant, quand elles se trouvaient dans leurs corps. De cette vertu, va dépendre la destination des
âmes dans les Enfers et le lieu où elles vont pouvoir séjourner. « Dans toutes les réincarnations,
l'homme qui a mené une vie juste reçoit un meilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste
en reçoit un moins bon. »264 Les hommes qui ont commis des fautes impardonnables résident
éternellement dans le Tartare sans qu’une nouvelle réincarnation ne soit possible. D’autres, qui ont
commis des fautes moins graves, y résident aussi jusqu'à ce que ceux qu'ils ont lésés les pardonnent.
Pour eux, une rédemption est possible et le jugement fait donc office de purification (κάθαρσις,
katharsis), de séparation du bon et du mauvais, afin de permettre à leur âme de se réincarner de
nouveau mais sous un meilleur jour. Ceux qui ont eu une vie exclusivement consacrée à la
recherche de la vérité (ἀλήθεια, alêthéïa) sont affranchis du cycle des réincarnations et deviennent
de purs esprits. Enfin, ceux à l’existence ordinaire, naviguent sur le fleuve Achéron avant que leurs
âmes ne se réincarnent de nouveau et vivent une nouvelle amnésie au sein même de la
263
264
Platon, Gorgias, 523a-524a.
Platon, Phèdre, 249b.
93
palingénésie265. Aussi, ces réincarnations sont orientées sur Terre par la qualité des vies passées de
ces âmes – il existe selon le décret d’Adrastée266 neuf types d’existences humaines qui vont du tyran
au philosophe. Mais, si la déesse Nécessité (Ἀνάγκη, Anágkē), qui détient le fuseau du monde,
participent à cette redistribution, les âmes ont, selon Platon, aussi un pouvoir d’orientation qui
réside dans leur volonté. Non seulement, la volonté des hommes permet d’orienter leurs âmes après
la mort selon le niveau de recherche lié à la vérité, mais avant d’être réincarnées, les âmes peuvent
choisir un démon qui va les aider dans la vie et les orienter267. Avec lui, près du fleuve Léthé, la
chaleur accablante force les âmes à boire. Seules les âmes buvant avec modération conserveront
leurs souvenirs, les autres buvant trop, oublieront tout ce qu’elles détiennent. Alors, de là vient que,
bien que les âmes sur terre ne se rappellent pas immédiatement de leurs connaissances, ces
dernières leurs reviennent dans le cadre d’une « réminiscence »268. Mais cette réminiscence
implique un effort de la part de l’homme et une méthode que Platon dit « dialectique ». Aussi, les
rapports sur Terre de l’âme et du corps sont complexes et déterminent le mode de vie humaine.
« Certains disent que le corps (sôma) est le tombeau (séma) de l'âme, parce qu'elle y est ensevelie pendant cette
vie. Comme d'autre part c'est par lui que l'âme signifie ce qu'elle veut dire, on dit qu'à ce titre aussi le nom de
sèma (signe) lui convient. Mais ce qui me paraît le plus vraisemblable, c'est que se sont les orphiques qui ont
établi ce nom, dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et qu'elle est enclose dans
le corps, comme dans une prison, pour qu'il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme son nom l'indique,
le sôma (sauveur) de l'âme, jusqu'à ce qu'elle ait acquitté sa dette »269.
Chez Platon, il y a donc un discours sur la finitude de l’existence – une eschatologie en rapport avec
l’âme et le corps – qui enferme la vérité dans le monde de l’au-delà. Dans ce sens, le corps dans
lequel tombe l’âme au moment de la palingénésie est un « tombeau », c’est-à-dire un lieu fermé
dans lequel l’âme va vivre sans jamais pouvoir atteindre la vérité, tout juste la contempler mais au
prix d’un effort de l’esprit considérable, et voire même surhumain. Aussi, de ce dualisme réaliste
mais « naïf », Patočka retire l’idée d’une vie « réelle » après la mort, tout en conservant le caractère
sacrificiel de la vie terrestre270. Dans ce sens, le corps est dans un premier sens ce qui empêche à
265
266
267
268
269
270
Παλινγενεσία, Palingenesía, de παλίν, palín, « de nouveau », et γένεσις, génesis, « naissance », c'est-à-dire
« nouvelle naissance », « genèse de nouveau » ; ainsi, pour Pythagore, « ce qui a été renaît » (palin ginetaï).
Platon, Phèdre, 248c-249c.
« Il s'agit en effet de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnera la capacité et le
savoir requis pour discerner l'existence bénéfique et l'existence misérable, et de toujours et en tous lieux choisir
l'existence la meilleure au sein de celles qui sont disponibles. » (Platon, La République, X, 618b)
Platon, Phédon, 72 e ; Platon, Ménon, 82 a.
Platon, Cratyle, 400c.
Patočka ne refuse pas pour autant l’idée d’une vie après la mort en tant que phénomène. Dans Phénoménologie de la
vie après la mort, il montre même que la certitude de l’existence du corps est bien plus légitime que celle de l’âme
94
l’âme d’atteindre le vrai quand bien même elle sait que la vérité est déjà-là271. Car en effet, pour
Platon, le « corps » est un endroit de patience où l’homme attend la mort qui est le lieu de la
délivrance et où le travail de la pensée permet à l’âme la redécouverte de ce qu’elle sait déjà, et la
conforte dans l’espoir d’un futur où la vérité sera présente. Aussi, ce tombeau est un signe car c’est
par lui que l’âme s’exprime et s’échappe de l’oubli ; car sans lui, elle est libre et n’a pas besoin
d’anamnèse. Cette réminiscence, si elle est d’abord empêchée par le corps, vise alors une plus
grande perfection en vue d’un idéal de vérité et des réincarnations futures dans le souci de soi et
l’accès à une vie plus juste272. Aussi, ce corps a besoin de l’âme pour vivre car elle est son principe ;
elle est aussi « souffle de vie » ou psyché (Ψυχή, Psykhế), insufflant au corps son mouvement et sa
destination vers la mort273. Le corps, s’il marque donc la mort et l’ouverture vers les Idées, montre
aussi la naissance au moment de l’entrée de l’âme sur Terre et l’accès au travail de l’esprit qui est
l’avènement de la philosophie. Alors, et suivant en cela Platon, le passage de Kronos à Zeus marque
l’idée d’un jugement juste (κρίσις, krisis) qui oriente la vie des âmes après leur mort selon
l’orientation que chaque homme a eu de sa propre vie, mais aussi l’avènement de la liberté chez
l’homme qui peut choisir son démon et son propre mode de réincarnation, selon le sens qu’il donne
à sa vie et l’utilisation qu’il fait de son âme et de son corps. C’est donc une double orientation de
l’âme que Platon offre à l’homme dans une perspective dualiste : à la fois fataliste, où les Dieux
sont différents des hommes et orientent leur vie selon la Nécessité et les Idées qui constituent la
destination ultime – le sacrifice ; mais aussi humaniste, où l’homme oriente sa vie selon les
pouvoirs de son âme et de son corps sur Terre, en fonction de sa volonté et de la réminiscence de
« ses » Idées – la lutte. Aussi, le dialogue de l’âme et du corps chez Platon demeure ambivalent car
s’il existe un rapport d’inter-dépendance lors de la vie terrestre, seule l’âme espère accéder au
monde des Idées et aspire à le connaître. De fait, leurs natures sont différentes : l’âme est
271
272
273
qui est une fiction métaphysique. (Patočka, Jan (1988), Phénoménologie de la vie après la mort in Papiers
phénoménologiques, p. 145-156)
« Il n'est pas possible à l'homme de chercher ni ce qu'il sait ni ce qu'il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu'il
sait parce qu'il le sait et que cela n'a point besoin de recherche, ni ce qu'il ne sait point par la raison qu'il ne sait pas
ce qu'il doit chercher » (Platon, Ménon, 80e) Dès le début de ses Leçons sur la corporéité, Patočka part du
Charmide de Platon, montrant que la vision est toujours vision de quelque chose, que l’audition est toujours audition
de quelque chose, que donc toute perception du corps possède un objet, mais un objet dont le fond n’est pas
rationnel mais sensible. Mais rapidement, Patočka quitte Platon pour Aristote, la conception du monde sensible chez
Platon étant illusoire et séparée de celle du monde intelligible qui est le seul lieu enviable et envisageable (Patočka,
Jan (1988), Leçons sur la corporéité, in Papiers phénoménologiques, p. 53)
« L'homme qui fait un usage correct de ce genre de remémoration, est le seul qui puisse, parce qu'il est toujours
initié aux mystères parfaits, devenir vraiment parfait. » (Platon, Phèdre, 249c)
« C'est ce qui, présent dans le corps, est pour lui la cause de la vie, en lui procurant la faculté de respirer et en le
rafraîchissant ; dès que ce principe rafraîchissant l'abandonne, le corps périt et meurt : voilà pourquoi, selon moi, ils
l'ont appelé âme. » (Platon, Cratyle, 400b)
95
immortelle, intelligible et spirituelle – active ; le corps est mortel, sensible et matériel – passif. Cette
différence de nature est fondamentale car elle permet à Patočka, comme chez Platon, de définir les
deux conceptions du monde de la crise en rapport avec deux types de vie : un monde sensible où la
vie est ordinaire, banale, animée par l’opinion et l’illusion en rapport à la perception du monde
terrestre et matériel ; un monde intelligible où la vie est extraordinaire, réflexive, animée par la
science et la pensée en rapport à la perception du monde divin et spirituel. Aussi, si le corps semble
n’apparaître qu’au premier monde, sans aspiration à se libérer des chaînes du monde matériel parce
que mortel, l’âme, elle, souhaite se souvenir et progresser afin d’échapper à l’ignorance et regagner
le monde des Idées qu’elle a déjà vues et contemplées. Alors, le rapport des Idées à l’homme est
complexe car, non seulement sur Terre le corps rend obscur leur accès et la réminiscence difficile,
voire même proche de la folie, dans son travail surhumain274, mais aussi parce que chaque âme est
unique, le chemin à parcourir pour les atteindre est différent, plus ou moins long, selon son vécu et
sa connaissance. Le problème est donc à la participation des Idées au monde réel selon que l’âme
puisse y accéder ou non et selon quelles modalités.
« Cette compréhension exige tout d’abord qu’on se libère de l’emprise d’une métaphore qui s’attache au terme
même de χωρισμός en tant qu’il évoque l’idée de la séparation de deux choses – de deux domaines d’objets. Le
χωρισμός est originellement une séparation sans un second domaine d’objets. »275
Le concept de « participation » (μέθεξις, methexis), présent notamment dans Parménide, pose le
problème du rapport entre l’Idée qui est indépendante de toutes les âmes et des âmes qui y accèdent
ou la perçoivent. Cette participation pose le problème de leur synthèse, c’est-à-dire de la recollection de leur fond en rapport aux conceptions du monde naïf et du monde scientifique. Dans ce
sens, c’est le concept de problématicité que Patočka fonde, en tant qu’il est l’expression de la sortie
de la crise comme le sujet se confronte aux deux conceptions du monde et cherche à les unifier – à
travers le concept de monde naturel. Les Idées, selon Platon, sont immortelles et immuables, de
même nature donc que l’âme bien qu’elles soient des entités différentes. Le beau (Καλόν, kalon) est
un exemple. Pour qu’une chose soit belle, il faut qu’elle participe de l’idée de Beauté et si
différentes choses sont belles, c’est qu’elles participent d’une même Idée, d’où leur rapport de
274
275
« Quand, en voyant la beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie, on prend des ailes et qu' [...] on porte son regard
vers le haut et qu'on néglige les choses d'ici-bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de folie » (Platon, Phèdre,
249 d). Voir aussi Platon, Phédon, 72e-77a.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 87.
96
ressemblance. Cependant, comme nous l’avons vu, il est impossible d’accéder directement aux
Idées sur Terre, au mieux l’homme peut s’en rapprocher ou s’en souvenir. Mais le souvenir n’est
pas le réel et ne peut offrir qu’un rapport de représentation ou d’analogie avec les Idées. Alors l’Idée
terrestre ne peut être qu’un simulacre (εἴδωλον, eίdôlon) de l’Idée céleste parce qu’elle est visible
alors que l’autre ne l’est pas. Mais dans ce simulacre, réside encore la « participation » puisqu’il y a
une ressemblance. Alors, quelle est-elle vraiment ? Selon Platon, et à partir du Phédon, il y a deux
niveaux de l’être. « Posons qu'il y a deux espèces d'être (duo eidè tôn ontôn), l'une visible, l'autre
invisible. Posons également que celui qui est invisible garde toujours son identité, tandis que celui
qui est visible ne la garde jamais. »276 Mais alors, les Idées demeurent-elles toujours invisibles ou
sont-elles invisibles parce que l’Homme vit encore sur Terre ? Qu’en est-il après la mort ?
« La théorie platonicienne des Idées séparées a souvent été interprétée comme un paralogisme, une théorie
logique insuffisamment élaborée dans laquelle des noms seraient simplement hypostasiés. Du point de vue
purement logique, on le sait, aucun argument ne suffit à justifier la thèse des Idées en tant qu’entités séparées
auxquelles aucun étant sensible ne donne accès. »277
Après la mort donc, le problème reste le même car, quand bien même l’âme n’a plus le corps qui
obscurcit les Idées sur terre, elle demeure un étant différent des Idées, lequel n’est pas les Idées et
doit encore pouvoir les re-connaître. Et dans le ciel, privé de son corps, quand bien même l’âme est
immortelle, elle ne possède pas une nature parfaite. Alors, les Idées ne sont que des signes qui
orientent l’existence humaine ; et si Platon, était convaincu de leur réalité dans un monde autre que
celui terrestre, elles ne sont pour Patočka, que des idéaux, mais dont la valeur essentiellement
humaine est un orient qui « anime » l’esprit. Ces Idées sont alors soit insaisissables (invisibles) – ou
bien elles n’existent pas et les apparences dominent seules sur terre au régime de l’apparaître. Si les
Idées existent, mais qu’elles sont insaisissables, alors le problème est insoluble et il faut les
maintenir au statut d’hypothèse, de croyance, de mythe, ou de religion – elles appartiennent au
« monde naïf ».
La voie de Patočka paraît donc entre-deux et dans le refus d’au-dessus, s’exprimant dans le
polemos, c’est-à-dire dans le combat contre l’obscur que renferme l’idéalisme et le réalisme purs278.
276
277
278
Platon, Phédon, 79a.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 86.
« Il se peut en ce sens que la doctrine d’Aristote soit plus proche de l’Idée que le Platon de la phase "logique". Mais
et Platon et Aristote connaissent aussi un troisième, le grand précurseur qui, le premier, avec une profondeur
inégalée, saisit l’Un dans son caractère prééminent et négatif. […] un étranger d’Élée. » (Patočka, Jan (1990),
97
Il faut se détacher des Idées prises dans leur essence parfaite et logique pour les reprendre dans le
cadre d’une vision et d’une visée qui est celle de l’homme, mais qui n’est pas claire, au contraire
obscure – ou alors qui est claire dans la perception d’un problème, c’est-à-dire dans l’affirmation de
l’incapacité à produire une réponse certaine. De plus, au-delà de leur essence qui constitue la
destination finale de l’homme, c’est le chemin qui doit mener à elle qui importe en tant qu’il dessine
un mouvement de l’esprit tendu par la recherche. Les Idées sont donc des problèmes. Aussi, Platon
distingue au moins deux concepts pour définir les Idées : eidos (εἶδος) et idea (ἰδέα), tous les deux
signifiant « voir » ou « faire attention ». Or, pour voir, il faut un sujet qui voit et un objet qui est vu.
Dans ce sens, l’Idée ne peut être que l’idée « au sujet de » quelque chose qui se produit chez celui
qui voit, une perception qui est différente de l’objet qui est vu, puisqu’elle n’est pas l’objet, mais le
rapport d’un sujet à l’objet. Alors, il y a deux niveaux de perception possible selon la nature de
l’objet perçu : un premier niveau est sensible et en rapport avec la perception sensible des objets du
monde matériel (par exemple, comme le dit Hippias, « une belle jeune fille »279) ; un second niveau
est intelligible et en rapport avec la perception réflexive des rapports entre les objets sensibles,
lesquels permettent d’élaborer des catégories abstraites (par exemple, la beauté, qui s’incarne dans
une multitude d’objets : « une belle jeune fille », « l’or », mais aussi « avoir une vie heureuse »)280.
Et alors, quand bien même l’Idée de Beauté participe à la beauté réelle de divers objets, elle se
trouve à un niveau supérieur en tant que catégorie abstraite dont l’expression se trouve au sein
même du sujet qui perçoit. Mais alors comment distinguer les deux ? Dans la vie ordinaire, n’est-ce
pas d’abord face aux choses matérielles que le sujet se trouve ? Les Idées, dans leur participation
aux choses, ne restent-elles pas invisibles au regard de l’homme ordinaire ? Et finalement, à quoi
bon vouloir les contempler ?
« Il devient évident que l’homme n’est pas simplement là, mais qu’il a une mission et un devoir envers tout et
tous ceux qui n’ont pas le privilège désormais acquis : le privilège de la fascination par la totalité et par l’être,
par cet intérêt primordial qui est la source de toute clarté. L’homme ici devient celui qui est envoyé dans le
monde pour rendre témoignage de la vérité, pour l’attester par chacun de ses actes et tout son comportement,
pour aider à venir à soi tout ce qui est de la même manière que lui, pour laisser être les hommes ce qu’ils sont,
dans la clarté et la vérité, pour s’offrir aux choses et aux autres êtres comme un sol où ils pourront se déployer, et
non pas pour les exploiter brutalement au profit de ses intérêts arbitraires. »281
279
280
281
Liberté et sacrifice, p. 89) Il y a Parménide qui a pensé le Un. Zénon, son disciple, a fondé la méthode dialectique.
« Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle vierge. » (Platon, Hippias majeur,
287e)
Platon, Hippias majeur, 287e-293d.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 234-235.
98
Selon Patočka, et comme Platon, il est du devoir de l’homme de tendre vers les problèmes qui
renferment les Idées car le philosophe tend vers elles, sans savoir clairement ce qu’elles sont. Ce
rapport du clair-obscur est le même que celui de l’état de veille et du sommeil 282. Alors que celui
qui sommeille se trouve face aux belles choses et ignore l’Idée de beauté qui les prédétermine, celui
qui veille n’est pas tant celui qui se trouve seulement face aux Idées, que celui qui peut distinguer
les Idées des choses belles. Ici donc, c’est le caractère problématique de la beauté qui fait sens en
tant qu’il n’est pas immédiatement saisissable et que la pensée va faire émerger comme une
contradiction : non seulement l’Idée de Beauté apparaît comme un concept unique mais aussi sous
la forme du multiple dans sa participation phénoménale aux choses. Alors, comme le conclue
Socrate, et il s’agit de la dernière phrase de Hippias majeur : « les belles choses sont difficiles »283 –
Il s’agit alors bien de lutter. Ce qui fait sens, à travers l’esprit, c’est la crise en tant qu’elle oriente
l’existence de l’homme vers, non pas la vérité, mais la recherche du vrai. Et alors, ce n’est pas tant
l’idée qui importe que le mouvement vers car, avant même de chercher le vrai, il faut vouloir
chercher quelque chose, et ce vouloir, est la condition même de l’être qui s’exprime dans
l’étonnement du sujet qui est le premier face au monde. Et cet étonnement, marque l’opposition – la
lutte – le rejet du monde tel qu’il apparaît avec le sentiment qu’il est derrière autre chose que ce
que le regard dit. Et si le sujet ne peut dire ce qu’il est en tant qu’Idée, il peut déjà dire qu’il est :
positionné derrière l’esprit en tant que projet à atteindre. Alors, la vérité est négative en tant qu’elle
est refus du monde sensible et de l’illusion de l’Idée où l’étonnement est le signe vers un peu plus
de grandeur. « Le platonisme ainsi conçu est une philosophie à la fois très riche et très pauvre. […]
Le platonisme négatif, c’est pour reprendre la parole de Kant, la "situation critique" de la
philosophie qui n’a, "ni dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui". »284
Alors quel est l’origine de cet étonnement ? En quoi est-il de fait orientant ? Est-il l’orientation
même du monde ?
282
283
284
— Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas l’existence de la
beauté elle-même, et qui, quand on le guide vers sa connaissance, n’est pas capable de suivre, à ton avis vit-il en
songe, ou à l’état de veille ? Examine ce point. Rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit pendant le
sommeil, ou éveillé, croire que ce qui est semblable à une chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi
cela ressemble ?
— Si, moi en tout cas, dit-il, j’affirme que rêver, c’est faire cela.
— Mais alors celui qui, à l’opposé de ceux-ci, pense que le beau lui-même est quelque chose, tout en étant capable
d’apercevoir aussi bien le beau lui-même que les choses qui en participent, sans croire ni que les choses qui en
participent soient le beau lui-même, ni que le beau lui-même soit les choses qui participent de lui, à ton avis vit-il,
lui aussi, de son côté, à l’état de veille, ou en songe.
— À l’état de veille, dit-il, et pleinement. (Platon, La République, 476d)
Platon, Hippias majeur, 304d.
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 97.
99
« Ce sont des expériences qui font apparaître la singularité, l’étrangeté de notre situation, du fait même que nous
soyons et qu’il y ait le monde ; qui nous font comprendre que le fait que les choses nous apparaissent et que
nous-mêmes soyons au milieu d’elles n’est pas évident, mais représente au contraire une merveille
prodigieuse. »285
En ancien français, « estoner » vient du latin estonare, avec un changement de préfixe – adtonare
signifie « frapper de la foudre, frapper de stupeur »286. L’étonnement se rapproche alors du
« tonnerre », c’est-à-dire d’un bruit qui surgit et surprend car il apparaît de manière imprévue. Il
s’agit donc d’un mouvement du monde qui est perçu par le sujet qui ne l’a pas vu venir. Il se trouve
donc en deçà des sens, puisqu’il avance masqué, mais apparaît au grand jour dans un élan de
lumière qui éblouit le sujet et le fige sur place. L’étonnement est donc la manifestation visible de
l’invisible qui s’impose au sujet de façon intense et subreptice sans que le sujet ne comprenne ce
qu’il se passe dans le monde. « Des expériences qui nous font voir tout d’un coup que la vie, qui
paraissait tellement évidente, est en réalité problématique, sans que nous puissions dire au juste
comment, que quelque chose "cloche", que "ça ne tourne pas rond". »287 Aussi, il canalise et
emploie toute l’attention du sujet qui ne vaque plus à ses occupations ordinaires ; il le transporte de
force dans un autre monde qui n’est pas prévu mais l’invite à la surprise et au changement. Mais
l’étonnement n’est pas que la surprise ou plutôt ne s’arrête pas à la surprise, il doit la dépasser. La
surprise n’est qu’une prise au-dessus, un changement de place momentané vers le haut mais qui ne
combat la gravité qu’un instant. Le sujet revient la plupart du temps à sa place, une fois la surprise
disparue, et reprend le monde comme il était avant selon le mode du quotidien et de l’ordinaire. Le
terme grec de thaumazein chez Platon est plus profond car il va de la surprise à l’émerveillement et
constitue le fondement même de l’attitude philosophique : « D’un philosophe ceci est le pathos :
l’étonnement. Il n’existe pas d’autre origine de la philosophie. »288
« Socrate et Platon sont des problématiseurs de la vie, des hommes qui n’acceptent pas la réalité telle qu’elle se
donne, mais la voient ébranlées. Ébranlement qui les amène cependant à conclure à la possibilité d’une autre vie,
d’une orientation différente de l’existence, d’un fondement nouveau qui donnerait alors seulement un critère de
l’être et du non-être. Ils en sont si fermement convaincus qu’ils défient la réalité naïve en combat. »289
285
286
287
288
289
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 247.
« Voilà la première sagesse grecque, selon les paroles d’Héraclite – "l’éclair gouverne tout" – l’éclair, c’est-à-dire
l’éclat qui dans la nuit révèle l’aurore, mais rend aussi visible l’obscurité, l’émergence de tout ce qui est hors des
ténèbres auxquelles toute chose appartient et que l’éclair déchire seulement, mais ne surmonte pas. » (Patočka, Jan
(1930), Liberté et sacrifice, p. 249)
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 246.
Platon, Théétete, 155d.
Patočka, Jan (1990), L’homme spirituel et intellectuel in Liberté et sacrifice, p. 251.
100
Alors, l’étonnement, s’il est d’abord « surprise », est une opportunité vers le haut et l’occasion
d’entamer la recherche. Dans le pathos vécu suite à l’événement290 surprenant, il y a quelque chose
d’à la fois de douloureux et de salvateur : de douloureux dans l’arrachement du sujet à son socle
quotidien (et le socle n’est pas la terre, tout juste « une » place) et dans la rupture immédiate du flux
de son activité ; de salvateur dans l’appel d’un monde qui est différent et dont l’ouverture devient
possible à la condition d’une réflexion. Alors l’étonnement devient recherche dans l’opportunité
prise par le sujet de questionner le phénomène qui l’a surpris dans son origine et ses fondements, et
ne pas se laisser seulement saisir par la force de l’événement extérieur et de son observation subie.
L’étonnement est alors le premier pas vers la recherche qui est impulsée par la surprise mais
entraîné par la curiosité adjointe à la contemplation de l’événement. Si l’étonnement est souffrance,
il est donc aussi « Stimmung » selon Heidegger, c’est-à-dire tonalité, humeur, ou disposition. Il est à
la fois l’être en accord (Ge-stimmtheit) dans la disposition du sujet à rechercher les causes de
l’événement mais aussi l’être destiné (Be-stimmtheit) en tant que le sujet tend vers une destination
qui existe et l’attend. Mais rechercher n’est pas chercher. Chercher provient de cercer (« parcourir
en tout sens, fouiller ») et puis cerchier (« essayer de découvrir quelqu’un ou quelque chose »),
enfin cercher (encore attesté au XVIIIe siècle), passé à chercher par assimilation. L’ancien français
est issu du bas latin circare, de circa, circum, circus qui signifie « autour ». Chercher signifie donc
tendre vers quelque chose sans forcément savoir pourquoi l’on cherche et sans réfléchir aux causes
à l’origine de l’événement. Je cherche un abri pour me protéger du tonnerre sans réfléchir à son
fonctionnement, comment il marche, les causes du bruit et de son apparition. Chercher consiste à
tourner « autour » (circa) du phénomène, sans le saisir ou pouvoir le comprendre. Rechercher, à
l’inverse, signifie sortir de cet « autour », de ce cercle qui n’a pas d’issue, pour appréhender le
phénomène dans son aspect causal, il s’agit donc d’une mise en retrait et d’un retour sur soi. Ainsi
rechercher, ce n’est pas tant partir à la recherche du phénomène observable qu’à la recherche de ses
causes, c’est-à-dire son origine et ses fondements, qui ne sont pas directement observables. Alors,
l’étonnement est le premier sentiment qui frappe l’homme et le surprend, mais aussi la première
étape de la recherche sous la forme d’un questionnement-en-retour : Que se passe-t-il ? Quelles sont
les causes de ce phénomène ? Comment puis-je l’expliquer ? Aussi, l’étonnement n’est pas dans la
290
Le chapitre IV de la Deuxième partie de l’ouvrage d’Émilie Tardivel s’intitule Le monde est l’événement de la
liberté. « Contrairement à la métaphysique, la phénoménologie comprend que le fondement de l’être n’est pas
intemporel mais temporel. Elle comprend qu’il faut reconduire l’être au "mouvement par lequel le monde s’ouvre",
au mouvement du monde. Or, si ce mouvement représente un "événement dramatique", n’est-ce pas parce qu’il ne
"confère le sens" qu’en se reprenant "toujours à nouveau et différemment", c’est-à-dire en différant à l’infini la
compréhension du sens? » (Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, p.
110)
101
réponse mais là-où seule la question domine, c’est-à-dire dans un « entre-deux » où le sujet et le
monde discutent – polemos.
— Par conséquent si c’est au sujet de ce qui est qu’il y avait connaissance, et non-connaissance, nécessairement,
au sujet de ce qui n’est pas, pour cette chose qui est au milieu il faut chercher aussi quelque chose qui soit au
milieu entre ignorance et savoir, si quelque chose de tel se trouve exister ?291
Alors, chez Patočka et selon Platon, l’étonnement est « principe » (archè, ἀρχή) et le principe même
de la sagesse qui est visée par le philosophe (Thauma archê tes sofias). Si le sage est celui qui sait,
la question appartient au philosophe qui cherche à savoir et tend vers l’avenir dans le souci
d’apprendre, donc du souci de soi. Si l’étonnement est douloureux (« pathos »), c’est aussi parce
qu’il est prise de conscience de son ignorance et de la nécessité de rechercher un chemin hors de soi
afin de découvrir l'autre qui se trouve au fin fond du vrai. Et dans cette ignorance, se trouve la place
pour le désir et l’amour du vrai, lesquels impulsent le cheminement dans un éloignement de soi où
se trouve encore le faux. Alors pathos est aussi archè dans le principe qui vise à atteindre le vrai. Le
mot grec archè désigne ce d’où quelque chose procède, mais ce lieu n’est pas inaccessible puisqu’il
est déjà perçu en chemin et attendu. Il est méthode, volonté et engagement de l’être qui refuse de
rester sur Terre, afin d’atteindre les Idées qui, bien qu’invisibles demeurent déjà perçues comme
« idées ». Le pathos de l’étonnement n’est donc pas seulement une surprise vis-à-vis du monde mais
aussi une ouverture de l’esprit qui vise à l’expliquer, en espérant pouvoir trouver dans l’apparition
des choses, une meilleure compréhension de soi. Cette compréhension passe alors par l’espoir d’une
connaissance de l’être, bien qu’invisible et perçue comme idéal. L’étonnement est alors une
disposition de l’esprit qui interroge l’être par l’intermédiaire des choses et donc une réponse
personnelle à une invitation qui nous apparaît sous la forme de l’espérance et de la présence de soi
comme un autre. Et cet « autre » n’est pas si différent de soi car, bien que sa provenance nous soit a
priori inconnue, elle constitue une destination personnelle, laquelle répond au même dialogue que
le mouvement primordial de l’être. C’est d’ailleurs la critique qu’Aristote fait à l’égard de Platon
qui dans son idéalisme naïf, bien que définissant le mouvement de l’âme, pose le monde intelligible
comme supérieur, ôtant à l’homme son expérience dans son aspect charnel et préférant donner à
l’âme une vie seulement spirituelle et éventuellement divine une fois tenue en-dehors du corps.
C'est d'ailleurs la critique que Patočka fait à Husserl quand, dans l'isolement du sujet naïf, il a vu un
291
Platon, La République, 477b.
102
ego transcendantal privé a priori de sa vie. Si Aristote a produit la critique d’un idéalisme naïf chez
Platon qui ne voit pas dans la pensée son fondement ultime qui est d’abord réel et de l’ordre du
mouvement, Patočka opère la sienne de façon indirecte dans la tentative de voir le chorismos dans
la crise qui habite les mondes « naïf » et « scientifique », pour ensuite la dépasser. Dans ce sens, les
sciences s’inscrivent dans une posture rationnelle et abstraite qui s’oppose aux conceptions naïves
du monde, pouvant alors s’apparenter aux Idées. À l’opposé, le monde naïf est celui de la matière et
du concret qui regarde le monde de façon non-logique, sans preuve concrètes et démonstratives, sur
le mode du sentimental ou de l’analogie, comme la pensée antique et mythologique ou la religion
du Moyen-âge. Quelle est la destination du chorismos pour Patočka ?
« Ce motif mathématique, motif de ce qui constitue une vérité intelligible une fois pour toutes, avec précision et
pour tout le monde en toutes circonstances, n’est pas sans rapport avec un autre thème qui apparaît dans la
pensée métaphysique de Platon. Nous voulons parler du chorismos, de l’abîme qui sépare le monde vrai,
accessible à la visée précise et rigoureuse de la raison, du monde imprécis et à proprement parler insaisissable
des phénomènes sensibles et des impressions, ce que l’expérience quotidienne tient pour seul réel – notre
environnement, le monde ambiant. »292
Le chorismos est séparation sans qu’il y ait la possibilité d’un raccord. Il ne peut exister un
troisième monde – « le » monde naturel – duquel pourraient participer les deux, il y a seulement un
fossé entre deux entités qui demeure infranchissable. Il est donc d’abord χώρος, khóros – « espace »
entre deux choses – mais espace vide comme un désert car aucune chose ne s’y trouve. Rien ne
l’habite, rien n’y habite, il s’agit d’un espace de séparation qui empêche toute relation. Et pourtant,
être séparé par quelque chose, n’est-ce pas déjà s’y retrouver et avoir quelque chose de « lointain »
en commun ? Mais alors comment saisir cette rupture ? Comme nous l’avons vu chez Platon, la
séparation entre les mondes sensible et intelligible n’est que ponctuelle, sa reprise dans le cadre
d’un monde des Idées offrant une participation qui les distingue et les rassemble. De la même
manière chez Patočka, l’opposition entre mondes naïf et scientifique est d’abord formelle,
constituant une hypothèse heuristique ou un symptôme traduisant la crise des sciences européennes.
Cette crise, nous l'avons dit, est d'abord spirituelle et l’esprit en fait n’est qu’un. Alors, le problème
ici, est à la saisie du chorismos qui, s’il donne à l’homme l’image (Bild) d’un monde (Weltbild)
double – dont l’un est celui où il vit, ici et maintenant, et l’autre, celui où il veut vivre, ailleurs et
plus tard –, il est une illusion (eidôlon) dont le fond est une crise (krisis) et un « ébranlement » du
292
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 110.
103
sujet (thaumazein). Cette saisie, si elle est consciente, marque un effort du sujet qui refuse de
s’engager dans un des deux mondes afin de contempler la rupture et qui constitue l’inversion du
mouvement naturel de la vie. En effet, par habitude, soit l’activité du sujet tend vers le réel,
confrontée au monde ordinaire, au travail, aux illusions des sens et à l’opinion ; soit elle s’enferme
dans la raison, désireuse de soumettre le monde ordinaire à sa volonté et de créer un espace artificiel
visant à reproduire le monde. Alors, le chorismos constitue l’objet de l’ « esprit moderne » qui vise
à sortir de la crise dans un souci problématique dont l’issue est encore incertaine mais où l’avancée
s’initie. Et ce premier dépassement est « négatif », chez Patočka, dans le sens où il ne mène pas à
plus de transcendance mais au contraire à une retenue, les thèses des mondes scientifique et naïf
mise entre parenthèses, dans le souci du contempler, devant mener plus tard, à la synthèse de la
séparation, son incarnation dans un retour à la vie réelle du sujet qui reprend son être de façon totale
dans une volonté d’unifier ses conceptions et sans les séparer de son existence.
« Rares sont les expériences qui montrent que ce mode de vie précisément, tout ce monde reçu et non
problématique, peut décevoir, qu’il est exposé à la négativité. Ce n’est pas quelque chose qui arrive tous les
jours, mais au bout du compte, d’une manière ou d’une autre, chacun passe par là. »293
Alors, le chorismos chez Patočka trouve son dépassement dans le polemos, c’est-à-dire l’attitude du
sujet qui s’éveille à la pensée à partir du sentiment du faux. C’est chez Héraclite d’Éphèse qu’il faut
aller cherche le concept de polemos, bien que ce soit sa reprise par Heidegger qui ait pu le suggérer
à Patočka. Selon Héraclite, « la guerre [polemos] est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci
comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres. »294 Dans
ce sens, Polemos est la force suprême, bien qu’invisible, qui équilibre le monde et le fait devenir.
Les hommes ne sont hommes que parce que les dieux existent, qu’ils sont différents des hommes et
s’opposent ; les dieux ne sont dieux que parce que les hommes existent, qu’ils sont différents des
dieux et s’opposent. Et au sein même des Hommes, les esclaves ne sont esclaves que parce que les
hommes libres existent, qu’ils sont différents des esclaves et s’opposent ; les hommes libres existent
que parce que les esclaves existent, qu’ils sont différents des hommes libres et s’opposent. Si
polemos est opposition, il est la résultante d’un équilibre entre deux forces contraires dont
l’expression finale est un phénomène d’harmonie où, « ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder.
293
294
Patočka, Jan (1990), Liberté et sacrifice, p. 245.
Héraclite, Fragment 53 in Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 9, 4.
104
L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc. »295 Dans le cas
de l’arc, c’est l’opposition parfaite entre le bras droit tendant la corde et le bras gauche maintenant
l’arc qui aboutit à l’atteinte de la cible. Comme pour la lyre, la fin est un acte esthétique dont la
beauté exprime la qualité de l’ajustement entre les forces en tension. Alors polemos est arkhè, c’està-dire le mouvement à l’origine de toutes les choses qui s’exprime de façon harmonieuse dans
l’opposition des forces qui existent dans le monde. Le fragment 67 dit que « Dieu est jour nuit,
hiver été, guerre paix, satiété faim ; il se différencie comme (le feu), quand il est mêlé d'aromates,
est nommé suivant le parfum de chacun d'eux ». Ce n'est pas en effet en termes d'énumération qu'il
convient d'envisager les contraires. Il n'est pas dans l'esprit du philosophe de dire « jour et nuit »
mais « jour nuit » ; de même qu'il s'agit d'entendre « guerre paix » et non pas « guerre et paix ». Le
couple des contraires se doit d'être saisi dans l'unité de ceux-ci, et ce n'est pas seulement en
saisissant l'unité d'un couple que l'on saisit Dieu, mais en saisissant l'unité de tous les couples
comme unité du monde – cosmos296. Alors, polemos a bien le sens de la « dialectique » car s’il
exprime le commencement, il exprime aussi le commandement. L’arc ou la lyre ne sont rien sans
l’archer ou le musicien qui désirent la commande et contrôlent le mouvement. Mais alors ce
mouvement, provient-il de polemos ou est-il la fin même de l’étant ? La cible ou la mélodie, ne
sont-elles pas la fin de l’homme, qui est un étant particulier, quand bien même polemos permet de
les faire émerger ? Cette fin, si elle s’inscrit dans le réel, n’est-elle pas d’abord idéal en tant qu’il est
conforme à la pensée de l’homme ? Alors, polemos est-il toujours le fondateur de l’acte ou bien
plutôt une condition, la condition première et nécessaire à son effectuation dans le monde ? Selon
Heidegger, polemos est d’abord confrontation entre deux choses qui se trouvent au sein de la pensée
qui se reconnaît elle-même en tant qu’elle vise des objets qui sont les siens. Traduisant Platon, il
écrit : « Maintenant chacun d’eux (αυτων εκαοτον) est différent (ετερον) des deux autres (δυοιν),
mais il est lui-même (αυτο) à lui-même (εαυτω) le même (ταυτον) »297. Alors au-delà du dialogue,
ce qui fait sa fin ou son harmonie, ce ne sont pas tant les objets de la pensée, que la pensée ellemême, qui les reprend dans un acte d’identification et qui leurs donne un avenir personnel. Aussi,
cet avenir n’est-il que spirituel ? Le lieu du dialogue est-il seulement la pensée qui se trouve au-delà
de ses objets réels ? Selon Patočka, si le polemos répond à la pensée, ce n’est pas pour engager son
esprit de façon purement idéale – « absolue » selon Hegel – mais afin d’appréhender mieux le réel
295
296
297
Héraclite, Fragment 51 in Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 9, 2.
Du grec κόσμος, kósmos : « ordre », « bon ordre ». Pour les pythagoriciens : « ordre de l’univers » d’où « univers »,
« monde » et en particulier « le ciel », « les astres ».
La citation originale est : « ουκουν αυτων εκαοτον τοιν μεν δυοιν ετερον εοτιν, αυτο δ εαυτω ταυτον » (Platon,
Sophiste, 254d)
105
et le refondre dans un élan sacrificiel pouvant faire office de politique ou d’orientation pour l’avenir
– qu’il appelle problématicité. « Le chorismos n'est donc que l'emblème d'une question qui cherche
à se formuler à travers l'écart des mondes ; c'est la question de l'appel de l'origine, la nostalgie de ce
qui manque et manquera toujours. »298 Alors le chorismos marque la volonté du sujet qui veut
comprendre ce qu’il est dans son rapport au monde, non plus de façon isolée ou dans sa crise, mais
dans sa totalité. « Le platonisme négatif constitue donc l'effort d'interpréter la théorie des formes
intelligibles sur la base de la négativité de la liberté. »299 Apparaît la question de la sortie du
problème. Si l’opposition des mondes fait partie intégrante de la condition humaine, une issue estelle vraiment envisageable ? Qu’est-ce que l’homme peut attendre d’une réflexion sur l’opposition
des mondes naïf et scientifique et de l’application du polemos au chorismos ?
Dans Platon et l’Europe, Patočka cite, avec beaucoup de délicatesse, le poète Otokar
Brĕzina qui écrit : « les réponses précèdent les questions »300. Et en effet, si toute question oriente
un cheminement de pensée avec l’espoir de résoudre une crise de l’esprit, son orientation reste
habitée par une réponse invisible à la raison du sujet, son intuition demeurant, peut-être,
curieusement, seule à errer dans un monde inconnu où l’étonnement (thaumazein) fait office de
direction. Selon Patočka, c’est la question qui importe en philosophie comme pensée de l’être et du
devenir. Si l’Homme a le sentiment d’être orienté et de tendre vers un futur qui ne dépend pas de
lui, de ses choix ou de sa volonté, il peut le penser et en « donner » conscience. Alors, cette prise de
conscience est phénoménologique dans le sens où le sujet peut comprendre la façon qu’il a de
percevoir le monde et se situer par conséquent, afin de trouver, dans un premier temps, sa place ;
puis, s’il a le sentiment qu’elle ne lui convient pas, se déplacer afin d’en trouver une autre. Aussi,
peut-il trouver son « centre »301 ? Il faut ici comprendre le rapport du sujet à la finitude dans une
perspective existentielle, ainsi que le processus réflexif du sujet devant mener à une prise de
conscience – un éveil – et qui appelle à la transcendance – un dépassement de soi. « La finitude de
298
299
300
301
Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, p. 87.
Leroux, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, p. 89.
Patočka, Jan (1973), Platon et l’Europe, p. 61.
Si, comme nous l’avons vu, l’ancrage et la percée du sujet font partie des mouvements de l’existence humaine, en
rapport à la Terre, demeure la question du « centre » et du positionnement phénoménologique, en rapport avec le
corps du sujet, que Patočka ne traite pas (notamment parce qu’il lui donne une dynamique assez passive). Husserl
parle de « Nullpunkt der Orientierung », dans ses Recherches phénoménologiques pour la constitution (1952),
communément traduit par « point-zéro », bien que le « zéro » ne soit pas le « nul » pourtant plus proche du « néant »
ou de l’espace béant de l’être. Apparaît dans cette réflexion notamment la chair qui, comme modalité de l’être,
s’inscrit dans l’expérience originaire du sujet et le maintient dans la présence (de l’espace et du temps). Ce « pointzéro » pourtant, n’est pas tant un « point » qu’une « limité » et donc la séparation entre deux mondes... Là aussi,
Maurice Merleau-Ponty semble une piste de réflexion pertinente.
106
notre vie actuelle fait que nous éprouvons le besoin d’un appui extérieur, d’un salut qui assiérait
notre vie sur une puissance absolue. »302 Chez Patočka donc, si comme chez Heidegger, le souci est
l’expression même du rapport ordinaire du sujet au monde 303, il est aussi devoir en tant qu’il est
souci de l’âme et relève du caractère problématique et quasiment divin de la vie. Alors, dans la
visée eschatologique de Platon qui voit dans les Idées l’espoir d’une autre vie, Patočka voit déjà la
condition même de l’homme dont le fond est l’angoisse de vivre et dont l’expression dans le monde
est le souci – l’intérêt ou la préoccupation. Et alors, si Platon fournit l’image même d’un orient vers
lequel tendre – la vérité – celui-ci trouve son incarnation avec Heidegger au sein du sujet qui le vit.
Non seulement la mort est un mystère mais la vie est un problème en tant qu’elle tend vers un infini
qu’elle est condamnée à ne pas comprendre. Et cette angoisse, elle est complexe et s’exprime
différemment dans les conceptions du monde. Dans celle scientifique, elle tend à rendre la mort
logique comme la fin matérielle de la vie, laquelle est biologique et déterminée par des lois
naturelles. Si cette vision n’est pas rassurante, elle apporte une explication logique à la vie et lui ôte
son espoir. Dans la conception du monde naïf, la vie demeure encore un mystère et la religion peut
lui donner un sens, ou la fuite304, ou le divertissement305. Alors, les conceptions du monde possède
un caractère intéressé dont le fond est l’angoisse, le risque étant soit de plonger la conscience du
sujet dans l’ « autoaliénation » et l’ « abdication de soi », soit de refuser la domination du monde
mais de trouver un vide – un néant – dont le sentiment est étonnant. Et,
« même au fond d’une telle conscience de notre abdication, une angoisse lancinante demeure possible (inspirée
par la finitude de l’existence), c’est encore un exemple des conflits internes dans lesquels l’autoaliénation
implique l’homme. L’homme aliéné a du mal à s’identifier à la tâche qu’il s’est lui-même prescrite ou, plutôt,
que lui prescrit la vision objectiviste de sa propre essence ; la vie en lui fuit cette paix des cimetières, et ne
pouvant se défaire de sa propre aperception, il cherche du moins à fermer les yeux et oublier sa situation dans les
mille divertissements dont la vie moderne lui offre une telle profusion. »306
302
303
304
305
306
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 23.
Au §39 de Être et temps, Heidegger dit : « C’est l’angoisse, cette possibilité d’être du Dasein étroitement unie au
Dasein qui se découvre en elle, qui apporte la base phénoménale permettant de saisir explicitement l’entièreté d’être
originale du Dasein. L’être de celui-ci se révèle être le souci. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 231)
« L’immersion dans le on et après le "monde" en préoccupation trahit quelque chose comme une fuite du Dasein
devant lui-même en tant que pouvoir-être proprement soi-même. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps p. 233)
« Une seule et même note de nullité indifférente, une monotonie qui rend toutes choses égales entre elles et fait en
quelque sorte justice de l’illusion vitale avec son partage inégal d’intérêts et de désintérêt, de lumières et
d’ombres. » (Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33)
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33.
107
C’est bien dans ce cadre que le sujet subit une « baisse du sentiment de la personnalité qui fait pâlir
aussi notre sentiment d’être menacés par des puissances objectives [comme] si résonnait […] une
seule et même note de nullité indifférente, une monotonie qui rend toutes choses égales entre elles
et fait en quelque sorte justice de l’illusion vitale avec son partage inégal d’intérêts et de désintérêt,
de lumières et d’ombres. »307 Mais dans ce dévalement (Die Verfallenheit), le Dasein se met à ses
propres trousses, nous dit Heidegger, l’illusion du divertissement ne durant qu’un temps et ouvrant
finalement la possibilité d’une recherche de soi animé par un sentiment de fuite et le retour de
l’angoisse. Ce sentiment de fuite qui se manifeste dans la crise, est aussi une « menace qui est la
seule à pouvoir être "redoutable", celle que la peur dévoile, vient toujours d’un étant intérieur au
monde. »308 Mais alors, quelle est la condition de cette menace ? De cette crise ? Selon Heidegger,
« le-devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde en tant que tel. [Le] monde a pour caractère
l’absence complète de significativité. »309 Alors, l’angoisse que le sujet éprouve est un sentiment de
désorientation qui s’exprime dans la prise de conscience qu’il a de l’infinitude du monde, alors
même qu’il se comprend quelque part, lui étant fini, sans vraiment savoir où. Alors, l’angoisse, elle
ouvre la possibilité de découvrir le monde en tant que monde, c’est-à-dire en tant qu’il est infini,
son infinitude existant comme contraste à la finitude de l’être, et l’être-au-monde est ce devant quoi
l’angoisse s’angoisse. Alors, le sujet se découvre comme être-jeté – comme projet –, c’est-à-dire
comme être libre capable de faire des choix en-vers le monde : ce en-vue-de-quoi il est angoissé. Il
y découvre son pouvoir-être-propre, en d’autres termes, sa liberté. Cette liberté, qui s’exprime dans
l’angoisse, ouvre alors le monde en tant qu’il est habitable, c’est-à-dire qu’il offre une disponibilité
et des ressources à prendre et c’est dans l’ustensilité des choses que le sujet va pouvoir appréhender
le monde310. Mais le monde n’est pas utile puisqu’il demeure infini. Il est ouverture de l’être dont la
nullité rend le sujet libre311. Aussi, c’est dans cette « disponibilité » que le sujet peut éprouver un
sentiment d’être et trouver « une possible et occasionnelle "entrée au monde" »312. Nous retrouvons
307
308
309
310
311
312
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 235.
Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 235.
« Le monde que nous appelons naturel est, chez Heidegger, tout ensemble le monde des disponibilités ustensiles et
celui de notre préoccupation humaine dans leur compréhension réciproque, concordante et antagonique. » (Patočka,
Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 219)
C’est d’ailleurs dans ce sens que Heidegger dit que l’homme se trouve au-dessus de Dieu, la finitude ne faisant pas
partie de ce dernier, ni la liberté dont l’existence se trouve dans ce rapport du fini à l’infini. Parce que l’angoisse est
une possibilité d’être du Dasein, il revient à l’homme, dont elle est le propre, d’éveiller les autres à la transcendance,
dont le dépassement et la liberté permettent l’ouverture à Dieu. Hölderlin, Trakl, Héraclite, sont des exemples chers
à Heidegger. Voir notamment Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) écrit à la fin des années 1930 (en français
Apports à la philosophie : De l'avenance).
Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 135.
108
alors le « sentiment » de Patočka qui, en tant que possible ouverture du monde rend le sujet libre
dans la confrontation de sa finitude qui sous la « tonalité »313 de l’angoisse, perçoit l’infinitude et la
disponibilité du monde. Et alors, c’est dans le refus de la peur et de l’autoaliénation que se trouve
un orient comme espace possible d’habitation du monde, et dans la manifestation de cette peur, se
trouve un appel réel dirigé en-vers l’autre, avec qui le sujet partage un monde commun et un espace
partageable. Aussi,
« Les éveillés n’ont qu’un monde unique et qui leur est commun ; chaque dormeur au contraire se porte vers un
monde qui lui est propre. »314
Selon Héraclite donc, il n’existe pas un monde mais des mondes, lesquels sont des modalités d’êtreau-monde, dont l’illusion donne au sujet le sentiment qu’il se trouve dans une réalité autre que la
sienne et distincte de lui. Rappelant une des modalités de Platon (le monde sensible), le monde est
une illusion dans le sens où le sujet n’a pas le sentiment qu’il provient de lui mais qu’il s’y trouve
comme s’il avait toujours existé. Lorsqu’il est éveillé, le sujet voit dans ce monde d’autres sujets
avec qui il partage le même sentiment et donc le monde devient une illusion collective pouvant faire
office de croyance. Il est alors possible de voir ici le monde comme une conception partagée par
une communauté d’hommes et affirmée comme véridique. Dans ce sens, la conception du monde
scientifique s’impose aux hommes de façon dogmatique en tant que vérité démontrable et dont le
fondement logico-mathématique semble clair et indiscutable. À l’inverse, le sujet qui dort, vit lui
aussi dans un monde, mais a le sentiment qu’il est le sien. Lorsqu’il s’y trouve et l’habite, il lui
appartient sans qu’il y pense. Seuls le réveil et la conception du monde scientifique lui rappellent la
facticité de son monde qui est naïf, et le sujet prend toute conscience de l’illusion qui est la sienne.
« Mais, cela étant, il n’y aurait, sur le plan phénoménal, aucune différence essentielle entre la mort
et le sommeil – il n’y aurait pas l’indépassabilité, la possibilité de l’impossibilité, pas d’avantage
que l’irréplaçabilité (car tout pourrait être raccordé à tout comme dans la métempsychose). »315
Alors, le sujet, comme tous les autres, sait qu’il peut voir deux mondes : un monde scientifique qui
est partageable et un monde naïf qui est le sien.
313
314
315
« la tonalité d’humeur [...] est liée au sentiment global de la vie dans la situation donnée. […] Les humeurs et
"affections" sont quelque chose de dynamique ; leur essence comporte un de... vers..., elles viennent de quelque
chose et sont en vue d’autre chose ; chaque humeur est une disposition pour une action déterminée » (Patočka, Jan
(1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 96).
Fragment 89 d’Héraclite, cité par Heidegger in Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 112.
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 247.
109
« L’homme est un être qui non seulement est fini, qui non seulement est une partie du monde, mais encore qui
possède le monde, qui a une savoir sur le monde. Or, nous avons rencontré ici le monde non seulement comme la
totalité des choses existantes, mais avant tout comme la fonction qui fait que nous pouvons avoir une telle réalité
proliférante dans notre conscience, comme quelque chose qui relève de l’essence de l’humanité même, de la
forme de notre existence au milieu des choses. Cette fonction, en vertu de laquelle seule nous pouvons avoir une
réalité unitaire, l’univers de tout ce qui est, cette fonction qui contient la possibilité de l’univers ne mérite-t-elle
pas d’être appelée monde au sens le plus originaire ? »316
Pour conclure alors, Heidegger nous le dit, la « transcendance » est le cadre de la question
concernant l’être-essentiel du fondement. La transcendance signifie « dépassement », lequel (sur un
plan formel) « apparaît comme une "relation" qui s’étend "de" quelque chose "vers" quelque
chose »317. Alors, Patočka reprend bien l’idée que le transcendant est l’essence du sujet, mais non
pas en tant que condition idéale, mais comme réalité pratique visant le « dépassement » – « le sujet
existant n’est pas le transcendantal et le sujet transcendantal n’existe pas, il a seulement un appui
réel dans le existant. »318 Alors, qu’est-ce que ce dépassement ? Chez Heidegger, le monde
constitue le ce-en-vers-quoi le dépassement est orienté. Infini, il est un cercle de possibles que la
pensée – la problématicité – doit ouvrir sans pour autant être réel – séparé du sujet. Alors, le
chorismos, et à la différence de Platon, n’est pas réel et hors du sujet, il est spirituel et s’exprime
sous la forme de conceptions concurrentielles dont la tension est angoissante, voire menaçante.
Mais cette angoisse, si elle s’exprime chez le sujet, elle est aussi collective et typique – elle est
universelle319. Dans son expression négative, elle peut se transformer en peur320 et immobiliser les
sujets, pouvant aller du suicide solitaire, espérant la destruction du sentiment de finitude dans la
mort, à la guerre, dans la mort organisée de l’autre. Cette angoisse, elle peut pousser les sujets au
divertissement, qui permet un oubli momentané de la finitude, derrière l’illusion du plaisir
hédoniste et éphémère ou encore de la société de consommation. Cette angoisse, elle peut pousser
les sujets au travail, de l’affairement à l’exploitation du travailleur321. Mais cette angoisse, elle a son
versant positif, qui se trouve dans la « négation » du négatif qui n’est plus pensée mais action.
316
317
318
319
320
321
Patočka, Jan (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 90.
Heidegger, Martin (1938), Question I et II, p. 104.
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 264.
Voir la note 108.
On « appelle peur ce qui présente le caractère de l’angoisse. » (Heidegger, Martin (1927), Être et temps, p. 234).
« Le travail et l’activité ne sont pas tant un moyen en vue d’un but qu’on se propose librement que, d’une part, un
moyen de satisfaire les tendances naturelles (au sens le plus brut du terme), d’autre part, une parade à la vanité de la
réflexion et à d’autres tentations de la vie : d’une part, nécessité vitale, d’autre part, affairement. » (Patočka, Jan
(1936), Le monde naturel comme problème philosophique, p. 33)
110
« L’action est, au contraire à comprendre dans la seule perspective de la protestation, comme un "non" qui ne
s’adresse pas à des états de faits singuliers et concrets, mais – au fond – au mode de compréhension qui les soustend. Vu dans cette optique, le sacrifice repris en est un dont l’enjeu n’est rien d’affirmatif, rien qui ait un
contenu positif. »322
Et « l’homme spirituel qui est capable de se sacrifier, qui est capable de voir le sens et la
signification du sacrifice, ne peut rien craindre. »323 Dans la réaction de l’étonnement (thaumazein),
elle peut amener le sujet au « souci de soi » et ouvrir le « monde naturel » qui est celui de la
réponse – ce que Patočka appelle la problématicité mais qui renferme la responsabilité. Alors dans
le danger du sacrifice, se trouve aussi l’issue de la vie, dont le fond est non seulement
problématique mais saisissable, non pas en tant qu’objet mais comme mouvement du corps et de
l’esprit (chorismos). Cette saisie qui n’est pas rationnelle mais relève d’abord du sentiment de l’être
est une défense contre le monde qui s’affiche de manière exclusive – qu’il s’agisse du monde
sensible ou du monde intelligible. Cette problématicité défend donc la liberté de l’homme et la
possibilité d’une ouverture-au-monde dans un repositionnement de soi faisant office de conversion
(métanoïa). Et donc ce « souci » (epimeleia), parce qu’il enferme à la fois le danger (le sacrifice) et
ce qui sauve (la liberté), peut constituer le pro-jet de l’homme dont la problématicité est le fond et la
dialectique (polemos) la méthode. Dans un sens essentiel, c’est un sacrifice pour rien, si l’on entend
par le "rien", ce qui n’est pas un étant. »324 L’orientation des mondes est donc la transcendance
vécue comme liberté chez le sujet dont l’ébranlement est partageable en vue du destin humain.
Alors, c’est dans ce sens que Patočka parle de « solidarité des ébranlés » qui, dans leur
ébranlement, trouvent un fond commun, dont la liberté est le destin, un « fond » partageable et
reconnaissable à son étonnement, dont la disposibilité face aux problèmes est source de conflits et
de luttes réels. Ces luttes, ces conflits, s’ils s’avérent négatifs dans leur caractère figé et totalisant –
le dogmatisme, le subjectivisme, le réalisme, le technicisme, le totalitarisme, etc. –, demeurent aussi
positifs dans leur dépassement, dont l’orient naturel sont l’opposition et le mouvement. Alors,
« l’homme ne serait pas un être humain, mais, comme chez Platon, un démon. » 325 Ce démon en
tant que souci de soi ne serait ni plus moins que la conscience en tant qu’elle est, non seulement
orientante dans une visée phénoménologique, mais surtout en vue du pro-jet de soi, des autres, et du
monde. Et dans ce projet, si l’angoisse reste ekstatique, se trouve surtout la liberté qui, bien que
322
323
324
325
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 274.
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 256.
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 275.
Patočka, Jan (1976), Papiers phénoménologiques, p. 247.
111
comprise comme la condition nécessaire du monde, n’est pas partagée de fait, selon les situations et
les contextes, mais demeure un « droit ».
« La solidarité des ébranlés – ébranlés dans leur foi en le jour, la "vie" et la "paix" – assume une signification
particulière précisément à l’époque de la Force libérée. La Force libérée est ce sans quoi le "jour" et la "paix", la
vie humaine en tant que produit d’un monde de croissances géométriques, seraient impossibles. La solidarité des
ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, la
compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, à l’attitude d’esclavage ou de liberté vis-à-vis de
la vie ; elle implique également la compréhension de la signification de la science et de la technique, de la Force
qu’on est en train de libérer. Toutes les forces en vertu desquelles seules l’homme d’aujourd’hui peut vivre se
trouvent potentiellement entre les mains de ceux qui comprennent ainsi. La solidarité des ébranlés peut permettre
de dire "non" aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programmes
positifs ; son langage sera celui du démon de Socrate : tout en avertissements et interdits. Elle devra et elle
pourra instituer une autorité spirituelle capable de contraindre le monde en guerre à certaines restrictions,
d’empêcher alors certains actes et certaines mesures. »326
Alors, plus qu’un droit, il s’agit d’un devoir que Patočka défend : celui de dire « non » face au
monde lorsqu’il ne « nous » apparaît plus comme naturel, celui de dire non à l’aliénation de soi
lorsque le monde nous apparaît étrange, celui de dire « non » face à l’oppression lorsque d’autres
individus nous imposent des dogmes. Alors, paradoxalement, l’issue du « monde naturel » réside
dans la « crise », mais une crise d’abord intérieure dont la compréhension doit permettre à l’action
de résoudre celle extérieure, une crise de l’esprit dont le fond est réel tout en assurant l’existence du
sujet à travers des actions qui relèvent des affaires de la vie, et non seulement les théories. Dans ce
sens, et finalement, Patočka achève dans son fond le projet phénoménologique qui dans sa
formulation originelle clamait haut et fort qu’il fallait revenir aux choses elles-mêmes (zu den
Sachen selbst)327, ces choses qui ne sont pas des essences ou des Idées (ἰδέα) mais seulement des
préoccupations réelles (pragmata, πράγματα).
326
327
Patočka, Jan (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 213.
Husserl, Edmund (1900-1901), Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990, p. 171.
112
Conlusion.
Pourquoi parler d’orientation ? D’une façon générale, l’orientation marque la position d’un
objet par rapport à un autre. Ainsi, c’est selon d’autres objets et l’espace, qu’il paraît orienté. Aussi,
si l’objet occupe une place ou une position, il est orienté par rapport à un repère qui définit un plan
avec des directions, lesquelles pointent vers l’horizon qui délimite un fond, mais aussi une toile de
destinations possibles. Dans le cas où l’objet orienté est un vivant, se pose le problème de l’origine
même de cette orientation qui correspond à une dynamis, une puissance ou un pouvoir s’orienter,
laquelle s’insère dans une phusis, ou un monde extérieur. Ainsi, si l’orientation manifeste une
puissance intérieure à l’être qui s’oriente, elle est un mouvement qui se dirige vers l’extérieur, le
problème de cette extériorité devant être clarifié. Dans Le Monde naturel comme problème
philosophique, le mouvement vise à saisir l’oubli du « monde de la vie » afin de lui redonner sens et
orienter sa compréhension par le sujet dans un « souci » de liberté. Appelant la perspective de
Martin Heidegger, c’est l’appréhension de la mort comme destination qui pousse l’Homme à la
liberté, en tant que prise de conscience du caractère temporel de son existence. Aussi, le problème
de la finitude humaine n’apparaît que brièvement dans la thèse de 1936, maintenue dans une pensée
phénoménologique et une histoire des idées classiques, poursuivant la lutte acharnée contre
l’aliénation imposée par les sciences modernes, dans un contexte dangereux où la guerre « avance
masquée »328. À ce titre, la Bohême fait partie de l’Europe et la ville de Prague renferme, non
seulement l’esprit des Lumières, mais fait aussi figure d’opposition et de protection de la libre
pensée au moment même où le nationalisme grandit329. Aussi, c’est bien la phénoménologie de
Husserl qui traverse la thèse de l’auteur, en tant que méthode devant permettre à la pensée
d’apparaître, mais dans une reprise de son fond qui n’est pas purement subjectif, mais d’abord
pratique et dans son rapport au monde réel. Alors, si Patočka part bien des fondements de la
phénoménologie husserlienne, il dérive vers une perspective a-subjective où le « corps », en tant
que substance, peut apparaître, et où le monde, en tant que mouvement réel, oriente l’existence libre
du sujet. Le problème de l’orientation nous amène alors à celui du sens de l’être en rapport au
mouvement du monde qui s’apparente à une ontologie. Mais qu’est-ce qui oriente le mouvement ?
Et quelle est son origine ? Si l'idée du levant se trouve dans l'orientation (du latin orior, « naître,
surgir, se lever »), l’orient marque d’abord le point à l’est, le point cardinal à l’horizon d’où le soleil
328
329
Allusion à Descartes (« larvatus prodeo »).
Voir notamment les conférences de Patočka à Louvain sur « la contribution de la Bohême à l’idéal de la science
moderne » (1965) ainsi que L’idée de l’Europe en Bohême (1975).
113
se lève, d’où provient le jour et aussi la lumière, et ce, de façon perpétuelle et cyclique. S’orienter,
tout en marquant un point de l’espace, marque aussi un temps, celui où la clarté apparaît comme la
condition initiale du déplacement humain, en relation avec un futur, où la destination n’est pas
encore connue mais demeure toujours projetée. Heidegger part ainsi de l’habiter (Wesen) pour
comprendre l’origine de l’être humain qui est sans abri ni foyer (Unheimlich) et où la vérité est sa
destination comme ouverture ou éclaircie (Lichtung). Selon lui, et en référence à Aristote, la φύσις
concerne tous les étants qui ont pour caractéristique de croître et de s’épanouir. « La φύσις conçue
comme épanouissement (Aufgeben) peut être partout, par exemple dans les phénomènes célestes
(lever (Aufgang) du soleil) […] Φύσις désigne la perdominance de qui s’épanouit, et le demeurer
(Währen) per-dominé (durchwaltet) par cette perdominance. Dans cette perdominance qui perdure
dans l’épanouissement se trouvent inclus aussi bien le « devenir » que « l’être » au sens restreint de
persistance immobile. Φύσις est la venue au jour, <la pro-sistance> (Ent-stehen), le fait de s’émettre (sich herausbringen) hors du latent (das Verborgene), et par là de porter celui-ci à stance (in
den Stand bringen). »330 Ici, la phusis n’est pas la nature prise comme ensemble de choses visibles
ou matérielles, mais bien « l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste
observable. » Dans le cas du Dasein, alors, l’être-pour-la-mort331 (Sein zum Tode) soutient l’idée
d’un être-pour-l’orient, la mort faisant figure de finitude dans la pensée du Dasein isolé et qui a le
souci de son existence. De cette (in-)finitude, Patočka montre que le sujet est totalement orienté par
le « monde naturel », sans pour autant qu’il puisse le comprendre. Cela est manifeste dans une
« crise » qui est complexe et spirituelle : crise de la connaissance théorique, car la raison – du
philosophe, du scientifique – ne peut connaître totalement le « monde naturel » qui n’est pas
seulement rationnel ; crise de la connaissance pratique, car l’action – de l’homme ordinaire, du
330
331
Heidegger, Martin (1952), Introduction à la métaphysique, p. 27. Heidegger ne va cependant pas au bout de la
méditation du jour qui se trouve dans la lumière du levant – le soleil. Si elle éclaire, elle montre un coin qui est
d’abord l’est. Et de ce coin, apparaît une zone qui est celle des points cardinaux. De plus, si de ce coin émerge le
jour, son rayon est une énergie qui fait pousser et avancer. De la même façon, la rose des vents repose
originairement sur le principe de trouver sa route selon la direction du vent et ensuite de naviguer. Et avant la
boussole, qui suit le champ magnétique terrestre, les vents fournissaient une force permettant d'orienter une
girouette, dispositif importé par les vikings qui en disposait d'une sur leur mât (de l'ancien scandinave Veðr-viti,
« temps » + « indicateur »). Les roses des vents n'indiquaient donc pas quatre points cardinaux mais huit vents et un
temps, d'où la nécessité pour celui qui veut naviguer de trouver une force, une énergie, permettant de s'orienter,
selon l’avenir. Alors, les points cardinaux, derrière leur apparence géométrique, enferme un sens existentiel profond
à la fois lié à une force devant permettre à l’être de se mettre en mouvement, selon une direction et en vue d’une
destination, mais aussi un rapport au monde quasi mythologique dans la réserve de l’infinitude (un destin donc). En
effet, la girouette des Vikings est l’instrument qui permet au Drakkar d’affronter le monde inconnu et de ne pas
revenir en arrière, le courage dans l’affrontement des intempéries étant la garantie du Valhalla – le lieu de repos du
guerrier qui s’est bien battu – dans l’événement de la mort. Chez les grecs aussi, certains Dieux sont des signes qui
dans l’espace expriment la temporalité de la vie et le destin des hommes : Éôs est l’aurore ; Séléné est la pleine
lune ; Éôsphoros est l’étoile du matin ; Hespéros, l’étoile du soir. Il y a donc une mythologie de l’orient.
« Être-vers-la-mort » dans la traduction de François Vezin et « Être-pour-la mort » selon Emmanuel Martineau.
114
croyant – ne peut pas accéder au monde naturel car il ne le pense pas ; crise du sens, car le « monde
naturel » apparaît toujours de façon a priori, sous la forme d’un objet de pensée, alors qu’il est
profondément praxique – il demeure à l’origine et au fondement même de cette pensée ; crise
ontologique, dans son rapport pendant au sujet – son corps / son âme –, car l’essence du « monde
naturel » se trouve au-delà de tout, et est insérée dans un mouvement total, dont les limites spatiales
et temporelles sont indéfinies, bien que pensables. Alors, la problématicité de cette crise, s’avère en
elle-même problématique car, si le sujet ne peut pas la saisir, comment comprendre l’attitude du
philosophe qui a prétention à la comprendre ? Ne faut-il pas rejeter la philosophie elle-même dans
son aspect théorétique et se contenter d’une réflexion dont l’anamnèse est la méthode, et où
l’explicitation et la critique, suffisent à la légitimer ? Patočka va jusqu’à l’ironie et qualifie
d’ « improvisation »332 son propos qui se veut anti-philosophique. Il montre aussi sa préférence
pour l’histoire de la philosophie qui « est une discipline qui s’applique à retracer moins la vie de la
philosophie même que, plutôt, ce conflit incessant de la philosophie avec le monde. »333 Si notre
travail paraît parfois errant, c’est parce que la pensée de Patočka l’est aussi, et que nous avons fait le
choix de la suivre, plutôt que de la rendre systématique. Selon elle (la pensée), la philosophie est
cette quête du sujet qui, lucide face à l’insaisissabilité du monde, demeure, à la fois lucide, dans son
refus du dogmatisme, et courageux, dans la volonté de préciser les problèmes et les rendre plus
éclairants. « La philosophie est l’instance de la clarté ultime. A son origine, elle est un courage pour
l’essence dernière de l’étant que la vie naïve cherche à esquiver. »334 Et finalement, c’est une
attitude héroïque qui permet de définir au mieux ce qu’elle est, en tant qu’elle manifeste la
reconnaissance de la finitude de l’homme, qui dans sa perception, se bat pour avancer dans
l’infinitude du monde. « La philosophie est alors à même de purifier l’auto-compréhension de
l’homme héroïque, de lui faire comprendre sa foi, non pas comme une révélation du transcendant,
mais en tant qu’acte humainement libre. »335 Alors, l’orient prend tout son sens en tant que tentative
de trouver un sens au monde. Mais, il faut noter le gradient opéré par Patočka qui, conformément à
la tradition rationaliste, part de la raison, pour montrer ses limites et la critiquer, et va chercher, dans
un second temps, le réel afin de dépasser la conscience transcendantale. Si le monde naturel est
profondément pratique, sa formulation n’en demeure pas moins théorique, ce qui pose bien le
problème de sa saisissabilité et de sa compréhensibilité.
332
333
334
335
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 14.
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 17.
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 23.
Patočka, Jan (1930), Liberté et sacrifice, p. 25.
115
Une démarche inverse serait possible, laquelle consisterait à partir du réel, dont le corps et l’action
font partie, pour tenter a posteriori de comprendre l’ancrage du sujet au monde. Nous avons évité
de comprendre ce mouvement trop à travers la pensée d’Aristote, bien que Patočka l’ait prise un
temps. En effet, il retrouve chez le Stagirite les origines du « mouvement-processus », qu’il prend,
non pas de façon empirique (« le mouvement n’est pas un simple fait donnée aux sens »), mais
ontologique. Le « mouvement n’est pas quelque chose qu’un être subit de l’extérieur, il n’est pas un
simple changement de relations mais quelque chose d’intrinsèque, qui constitue et édifie les êtres
dans leur être. »336 Dans ce sens, toute mathématisation du mouvement est réductrice, voire
impossible. Aussi, si ce mouvement relève du monde, il ne relève pas seulement du sujet car il
s’inscrit dans une cosmologie où le monde lui-même se meut dans un processus de génération et de
périssement. Et en effet, le mouvement est bien tout d’abord « ce par quoi le cosmos naît et périt,
c’est le devenir du cosmos plutôt que le mouvement dans le cosmos, mouvement du monde plutôt
que mouvement dans le monde. »337 Et l’auteur tchèque nous rappelle que « le mouvement dont
parlent les premiers penseurs ioniens n’est pas celui des choses dans le monde une fois existant,
mais avant tout le mouvement dans lequel le monde lui-même vient à l’être. »338 Aussi, cette
esquive nous a semblé nécessaire car, dans la recherche d’une pensée encore plus asubjective,
Patočka retombe vite à une subjectivité indépassable, dont le fond est le transcendant. Comme
l’explique Pierre Rodrigo, si Patočka cherche chez Aristote un télos du monde, pouvant englober le
sujet sans anthropomorphisme, il ne parvient pas « à penser dans toute sa radicalité la négativité
ontologique qui, en toute rigueur, constitue le mouvement – et qui, notons-le bien, est la seule
détermination qui puisse permettre à l’exégète qui en tient compte dans ses descriptions d’échapper
à une nouvelle forme de métaphysique du mouvement. »339 Finalement, le concept de
« mouvement », dans ce cadre, remplace celui de « sujet transcendantal », mais occupe la même
fonction, donnant l’illusion de se libérer du subjectivisme, mais demeurant au sein d’une
phénoménologie dont le fond reste perceptif dans un excès de réalisme. Nous avons donc préférer
rester dans une orientation critique du « concept » de monde – et non du monde en tant que tel –,
336
337
338
339
Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, Paris, Vrin, 2011, p. 26.
Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, p. 37.
Patočka, Jan (1994), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, p. 41.
Et de rajouter : « Il ne fait par conséquent guère de doute que Patočka – trop occupé peut-être à congédier, après sa
lecture d’Aristote, son ancien modèle d’objectivation (qui, je le rappelle, reconduisait au dualisme ontologique du
simple fait qu’il partait d’une scission entre le sujet et l’objet perçu, même s’il tentait ensuite de le surmonter) – en
vient à reproduire, sous le nom de "mouvement ontologique", le modèle métaphysique de la plénitude sans faille de
l’être... Tout se passe finalement comme si la recherche d’un monisme ontologique, celui du mouvement, devait
nécessairement se payer d’une répétition du schème immanentiste. » (Patočka, Jan (2011), Phénoménologie
asubjective et existence, p. 40-41)
116
qui figure comme problème, et lui donner, au-delà de sa liberté, les vertus du sacrifice et de
l’ébranlement, de la politique donc, qu’il reprend à Platon.
Finalement, dans notre travail, nous montrons que l’origine du monde est la liberté, laquelle habite
le mouvement des choses, dont l’existence humaine fait partie, où son fond est le souci, dont le
sentiment de crise, les contradictions, les luttes, les conflits, les oppositions, les dualités sont des
symptômes. Dualité du monde en tant qu’elle expose la crise de l’esprit, dans la confrontation des
conceptions scientifique et naïve du monde, comme dans la Krisis de Husserl. Dualité du monde
comme dédoublement de l’esprit, qui a la certitude d’exister et d’appréhender quelque chose qui ne
se trouve pas juste à l’intérieur de lui. Dualité du monde comme apparaître, dans le sentiment de
faire partie d’un tout que le sujet n’a pas choisi mais dans lequel il est tombé. Dualité du monde
dans l’expérience de la finitude, qui projette de l’infini dans l’espoir d’une vie éternelle. Dualité du
monde dans le questionnement intérieur, qui gravite autour du moi et des choses qui apparaissent,
sans jamais les saisir. Dualité du monde dans la responsabilité vis-à-vis du monde, qu’il s’agisse de
l’autre, de la Cité, ou du cosmos. Dualité du monde dans la vie, qui est matérielle et qui ne l’est pas,
son mouvement l’élançant toujours vers un esprit plus grand, où le sujet n’est pas, mais où il ressent
l’orient. Dualité du monde dans un retour historique, où le sujet constate que son existence est la
même que celle d’un autre avant. Dualité du monde dans un élan vers l’avant, où le sujet sait qu’il
va mourir, mais a le sentiment de ce qu’il fait, en vue du bien de tout(s). Alors, nous avons cherché
le fond de la pensée de Patočka, qui est pensé aujourd’hui de façon remarquable, par Émilie
Tardivel, dans La liberté au principe, qui parle de « système de la liberté »340 pour qualifier le
monde de Patočka. Peut-être, cependant, nous y avons vu un « chemin » différent – un Holzweg.
Nous avons essayé de l’appréhender à son point de départ, que constitue la thèse d’habilitation de
Patočka en 1936, en rapport avec les pensées de Husserl, puis de Heidegger, dans un contexte qui le
rend urgent et le précipite. Nous avons ensuite suivi son mouvement dans les écrits politiques de
Liberté et sacrifice, jusqu’aux Essais hérétiques, lesquels s’approchent de la fin – la mort de
Patočka elle-même est sacrificielle. Et puis nous avons retrouvé Platon qui, dans le questionnementen-retour de Patočka de Platon et l’Europe, trouve l’origine du monde et les fondements de la crise,
dans l’avènement de la pensée rationnelle, refusant de voir simplement apparaître le monde, mais de
toujours poser des questions. Alors, y a-t-il des questions éclairantes ou bien ne mènent-elles pas
toutes « nulle part » ? Faisons de la question dite l’orient même d’un à-venir.
340
Tardivel, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, p. 270.
117
118
Bibliographie.
Ouvrages principaux
DESCARTES, René (1637), Discours de la méthode, Partie VI, Paris, Le livre de poche, 2000.
— (1644), Principes de la philosophie, Paris, Éditions Vrin, 1993.
FRANCK, Didier (1986), Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Les Éditions de Minuit.
HEIDEGGER, Martin (1927), Être et temps, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1986.
— (1952), Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967.
— (1954), Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.
— (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Éditions Gallimard.
— (1968), Questions I et II, Paris, Éditions Gallimard.
HUSSERL, Edmund (1913), Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Éditions Gallimard,
1950.
— (1947), Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Paris, Éditions
Vrin, 2014.
— (1954), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris,
Éditions Gallimard, 1976.
PATOČKA, Jan (1934-1976), Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon,
1990.
— (1936), Le monde naturel comme problème philosophique, Paris, Vrin, 2016.
— (1964), Aristote, ses devanciers, ses successeurs, Paris, Vrin, 2011.
— (1964-1966), Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Éditions Jérôme
Millon, 1992.
— (1973), Platon et l’Europe, Séminaire privé du semestre d’été 1973, Lagrasse, Éditions
Verdier, 1983.
— (1975), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Éditions Verdier,
1999.
— (1976), Papiers phénoménologiques, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1995.
— (2011), Phénoménologie asubjective et existence, Paris, Éditions MIMESIS FRANCE,
textes réunis par Renaud Barbaras.
TARDIVEL, Émilie (2011), La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka, Paris, Vrin.
119
Ouvrages consultés
ARENDT, Hannah (1958), Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2002.
ARISTOTE, Physique, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Pierre Pellegrin, 1999.
— De l’âme, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Richard Bodéüs,
1999.
PLATON, Hippias mineur, hippias majeur, Paris, Garnier Flammarion, traduction par Jean-Francois
Pradeau et Francesco Fronterotta, 2005.
— Charmide, Lysis, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Louis-André
Dorion, 2004.
— Gorgias, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Monique CantoSperber, 2007.
— Ménon, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Monique CantoSperber, 1999.
— Apologie de Socrate : Criton, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par
Luc Brisson, 2016.
— Cratyle, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Catherine Dalimier,
2004.
— Phédon, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Monique Dixsaut, 1999.
— La République, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Georges Leroux,
2016.
— Phèdre, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Luc Brisson, 2006.
— Théétète, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Michel Narcy, 2016.
— Le Sophiste, Paris, Garnier Flammarion / Philosophie, traduction par Nestor-Luis
Cordero, 2006.
HUSSERL, Edmund (1900-1901), Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990.
— (1934), La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989.
— (1952), Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982.
KANT, Emmanuel (1781), Critique de la raison pure, Paris, Quadrige, PUF, 1944.
MERLEAU-PONTY, Maurice (1945), La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
PATOČKA, Jan (1965), Conférences de Louvain sur la contribution de la Bohême à l’idéal de la
science moderne, Bruxelles, Éditions OUSIA, 2011.
— (1975), L’idée de l’Europe en Bohême, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1991.
— (1977), La crise du sens, Tome 1, Comte, Masaryk, Husserl, et Tome 2, Masaryk et
l’action, Bruxelles, Éditions OUSIA, 1985 et 1986.
120
Articles
DUICU, Dragos (2010), La phénoménologie asubjective de Jan Patočka, une phénoménologie non
intentionnelle ?, Bulletin d’analyse phénoménologique, Volume 6, Numéro 8, Questions
d’intentionnalité (Actes n°3), p. 230-243 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm
LEROUX, Georges (2003), Le platonisme négatif : Patočka, lecteur de Platon, Contre-jour : cahiers
littéraires, n° 2, http://id.erudit.org/iderudit/2250ac), p. 87.
Revues
Les Études Philosophiques (2011), Patočka et la phénoménologie, Revue trimestrielle, Juillet 20113, Paris, Éditions PUF.
Revue Philosophie (2013), Patočka et la question du monde, Revue trimestrielle, Numéro 118,
Paris, Éditions de Minuit.
121
Résumé.
L’orientation des mondes chez Jan Patočka est l’occasion de penser le rapport du sujet au
monde dans sa réserve de l’approche husserlienne, présentée notamment dans La crise des sciences
européennes et la philosophie transcendantale (1954), aussi dans son invitation à l’ontologie de
Martin Heidegger, celle présentée notamment dans Être et temps (1927), et enfin dans la recherche
de son origine chez Platon. Suivant Jan Patočka dans Le Monde naturel comme problème
philosophique (1936), nous enracinons la pensée phénoménologique dans l’existence humaine, en
la sortant de la « crise spirituelle » que l’homme traverse en Europe dans les années 1930. Puis, à
partir de ses écrits tardifs, refusant de rester dans une ontologie dont le risque est de voir disparaître
le fond du sujet, nous questionnons l’expérience de la problématicité qui, bien que capable de
penser le monde dans son rapport asubjectif, maintient le rapport de l’être-au-monde en tant que
« souci de l’âme ». C’est alors dans sa réflexion historique que la pensée de Jan Patočka prend tout
son sens qui, dans la méditation de sa propre thèse, et dans son orientation réaliste, défend l’idée
même d’une liberté humaine négative. Si cette liberté s’oppose au monde, elle permet cependant
une conversion de l’esprit pleine d’humilité, qui trouve dans l’étonnement et la question une
orientation infinie. Dans cette orientation, se trouve aussi le mouvement de l’âme qui dans son souci
a pour « orients » : l’espoir, le sacrifice, le devoir et la solidarité de l’homme envers le monde. Et
finalement, c’est bien la liberté humaine que Jan Patočka pense, en tant qu’elle permet non
seulement l’ouverture du monde, mais surtout qu’elle oriente le monde lui-même au sein de
l’existence du sujet, en tant qu’il est un idéal impossible à atteindre.
122