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Texte publié en français et traduit en polonais dans A. GIELAROWSKI – R. GRZYWACZ (eds), Entre l’objectivité et la subjectivité dans la phénoménologie française, Krakow, Akademia Ignatianum, 2011, 129-148 (trad. en polonais : 149-170). Du chiasme à l’auto-donation Paul Gilbert Université Grégorienne, Rome La phénoménologie contemporaine assume l’intention de la métaphysique la plus classique. On entend souvent dire aujourd’hui, avec les post-modernes, que la métaphysique est morte, ou au moins à dépasser, car ses vues trop générales cacheraient des intentions dont le dynamisme proviendrait de forces rationalisantes qui ignoreraient les réalités concrètes et difficiles, douloureuses mêmes, de nos existences historiques et individuelles. En fait, ces critiques sont démontées facilement dès que l’on met en relief une distinction, ignorée souvent mais évidente quand l’on fait attention ne seraitce qu’un instant aux mots utilisés, entre l’ontologie et la métaphysique. D’une part, l’ontologie semble se donner d’emblée un objet, l’étant, que l’on devrait entendre en un sens logique, formel, le plus englobant ou général possible ; d’autre part, l’essence de la métaphysique serait d’entrer dans un espace de différenciation (meta), de parcourir une distance dont on connaîtrait le point de départ, la physique, mais non pas le point d’arrivée. L’horizon de l’ontologie semblerait ainsi clair, évident, contrairement au cas de la métaphysique. Serait-ce donc que le dynamisme de la métaphysique n’aurait aucune finalité rationnellement connaissable ? Si c’était le cas, tout serait possible en métaphysique, et l’a d’ailleurs été, y compris les thèses les plus contradictoires. Sans critère rationnel et formel déterminant l’horizon de sa ‘puissance’, la métaphysique risque sans cesse l’irrationalité, de par son essence même. En réalité toutefois, même si l’horizon de la métaphysique demeure innommé, il ne peut pas être un pur ‘néant’. Mais ce ne sera jamais une ‘chose’ repérable comme un objet prédisposé. En évoquant de nombreuses propositions classiques, on pourrait l’appeler ‘actus essendi’ ou ‘être en acte’, conatus, ‘effort d’être’, ‘vie’, ‘synthèse originaire’, ou encore ‘fondement en simplicité’, mais en aucun cas ‘substance’, ‘chose’, etc. L’ontologie serait fort pauvre si on lui donnait d’emblée comme espace l’objet le plus général qui soit, l’étant – même si tout ce qui est, est en effet dans l’état d’être en train d’être, c’est-à-dire un étant. Mais le terme ‘être’, qui est un verbe et non pas un substantif, auquel donc on n’accolera jamais un article déterminatif (malgré l’usage – « l’être » – équivoque depuis des siècles Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 2 par manque de possibilités linguistiques) pourrait bien signifier cette synthèse principielle, le mouvement originaire, la vie au principe de soi. La métaphysique pourrait alors se terminer en ontologie, mais à la condition d’élaborer préalablement la signification du mot ‘être’, de le renouveler pour pouvoir donner ensuite un sens convenable, autre que le sens formel que les ontologies des manuels donnent habituellement au terme ‘étant’. La métaphysique se définirait dès lors comme une préparation à l’ontologie, son travail étant de démonter d’abord la signification du substantif verbal ‘être’ pour mettre en relief sa puissance de distanciation active (‘méta’) par rapport à la physique ; la métaphysique aurait enfin à recomposer la signification de ‘être’ en soulignant que la tension intérieure à la ‘métaphysique’ pourrait s’alimenter de ce qui semblerait une indétermination, mais dont la pensée s’avère indispensable, y compris pour le savoir des choses déterminées et objectives ; l’horizon de cette tension n’est d’ailleurs pas une indétermination absolue ; nous l’énonçons grâce à un verbe riche de possibilités innombrables d’exercice, d’effectivité. J’en viens ainsi au thème dont nous aurons à traiter. Ne pourrait-on pas voir dans ce trajet de distanciation de la métaphysique par rapport à la physique et de recomposition du sens du terme ‘être’, l’ébauche d’un parcours que suit en fait la phénoménologie francophone contemporaine ? Quelques grands ouvrages de Paul Ricœur le signalent, en se terminant par des chapitres qui portent des titres de ce genre-ci : « Métaphore et discours philosophique » (à la fin de La métaphore vive, en 1975) où l’auteur discute de la rationalité de l’analogie d’être et de ses différentes formes, ou « Vers quelle ontologie », une étude qui clôture en 1990 Soi-même comme un autre1 et qui pose la question du fondement de la subjectivité avec Lévinas et Heidegger. On pourrait évoquer ici le titre de l’article célèbre que Lévinas publia en 1951 : « L’ontologie est-elle fondamentale »,2 un titre où le terme ‘ontologie’, conçu à partir d’une interprétation de Heidegger, ne manque cependant pas d’ambiguïté ; Lévinas trouvera par ailleurs dans la relation éthique – lieu éminent du ‘passage’ – le principe en lequel se noue la totalité de l’expérience humaine et l’excellence de la métaphysique ; Derrida3 n’a pas eu la tâche trop difficile quand il accusait Lévinas d’utiliser la mentalité grecque, en recherche de fondement, pour aller contre elle au nom de la pensée juive. La même exigence de fondation dans la simplicité d’un mouvement ou d’une vie originaire se trouve chez Maurice Merleau-Ponty et chez Michel Henry. 1 P. RICŒUR, La métaphore vive, Paris, Édition du Seuil (Essais. Points), 1975, 325-399 ; ID., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil (L’ordre philosophique), 1990, 345-410. 2 Em. LÉVINAS, « L’ontologie est-elle fondamentale » dans Revue de métaphysique et de morale 56 (1951) 88-98. 3 J. DERRIDA, « Violence et métaphysique » dans ID., L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil (Essais Point), 1967, 117-228. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 3 Le ‘chiasme’ selon Maurice Merleau-Ponty La réflexion philosophique de Merleau-Ponty, si on laisse de côté ses aspects d’ordre politique et idéologique, se concentre sur la perception et ce qui s’y vit. La première démarche de l’auteur est de critiquer le positivisme qui réduit la perception à la sensation, qui lui ôte ainsi son harmonie vitale. L’argument revient à ceci : le positivisme déconstruit ce qui est vécu en une totalité donatrice de sens, il divise le tout en ses éléments. Husserl disait de revenir aux choses mêmes. Merleau-Ponty précise cette formule en soulignant que les choses mêmes sont les choses vécues, perçues dans la synthèse unifiée de leurs différents éléments. Dans un compte-rendu d’Être et avoir de Gabriel Marcel, publié en 1936, il notait déjà : « Tout se passe comme si le sens commun et les philosophes avaient longtemps pris pour type idéal de la connaissance humaine notre contemplation des choses inanimées, des choses indifférentes, et qui ne nous touchent pas ».4 Le positivisme est abstrait, le concret est en soi une unité complexe et totalisée, une synthèse. N’y a-t-il donc pas une manière de raison qui puisse saisir cette synthèse, ou au moins ne pas la dénaturer ? Le problème, c’est que toute connaissance semble représentative, afin d’être destinée à se soumettre aux lois de l’objectivité décomposable et organisable sur de nouvelles bases par la puissance du savoir. Et pourtant, il y a plus dans la raison que cela, il y a des manières d’être rationnel que l’objectivation scientifique ne connaît pas. La réflexion, par exemple, pour laquelle les processus d’objectivation scientifiques n’expliquent pas tout ce dont la raison réflexive est capable. Merleau-Ponty s’explique de cette façon : la réflexion « n’est pas absolument évidente pour elle-même, elle est toujours donnée à elle-même dans une expérience, […] elle jaillit toujours sans savoir elle-même d’où elle jaillit et s’offre toujours à moi comme un don de nature […]. Cet irréfléchi lui-même ne nous est connu que par la réflexion et ne doit pas être posé hors d’elle comme un terme inconnaissable ».5 On reconnaîtra dans cette description de la réflexion des caractéristiques qui sont propres aussi au mystère, selon Gabriel Marcel. Toute connaissance n’est donc pas de l’ordre de la représentation, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse rien dire quand les espaces de la représentation se révèlent outrepassés. Cet au-delà, que signifie le meta du terme trop souvent honni ‘métaphysique’, peut être compris comme un irréfléchi présent en toute connaissance, mais en attente d’être réfléchi et d’apparaître dans la réflexion même, dans l’acte de réfléchir. Dans la 4 M. MERLEAU-PONTY, Parcours Deux. 1951-1961, Paris, Verdier (Philosophie), 2001, 35. 5 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1945, 53. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 4 Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty disait ceci : « nous ne voulons pas dire que le Je primordial s’ignore. S’il s’ignorait, il serait en effet une chose, et rien ne pourrait faire qu’ensuite il devînt conscience. Nous lui avons seulement refusé la pensée objective, la conscience thétique du monde et de lui-même ».6 Merleau-Ponty écrivit la Phénoménologie de la perception après avoir séjourné à Louvain et consulté les manuscrits de Husserl, particulièrement les pages qui furent rassemblées dans Idées II.7 Le corps propre prend là une signification que les sciences ne peuvent pas approcher. Le corps est en effet une œuvre d’art, comme « des êtres où l’on ne peut distinguer l’expression de l’exprimé, dont le sens n’est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C’est en ce sens que notre corps est comparable à une œuvre d’art. Il est un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de traits covariants »8 – on pourrait reconnaître ici, de nouveau, quelque chose du ‘mystère’ marcellien. Voilà qui pourrait éventuellement contenter aussi Husserl et ses thèses sur la conscience constituante. Il y a en effet, à cette étape de la réflexion de Merleau-Ponty, la reconnaissance d’un aspect actif de la conscience qui rend possible l’apparition des phénomènes dans son « champ transcendantal ».9 Mais ce champ ne peut pas être l’espace de déploiement de la seule conscience intentionnelle. La phénoménologie conduite de manière droite propose déjà ici un déplacement de la conscience hors d’elle-même, non pas pour se voir elle-même, mais pour mieux voir ce qui est dans sa complexité, car la conscience est prise dans un tissu de relations où tout, elle-même et le monde, apparaît en s’appelant mutuellement. La prétention scientifique à s’en tenir à la simple objectivité disposée à l’horizon d’un regard désintéressé est trop pauvre, et trompeuse. Dans La structure du comportement, Merleau-Ponty envisageait déjà sa thèse fondamentale : la réalité première n’est pas objective et substantielle, mais une concordance de forces, une union de dynamismes variés plus qu’une unité constituée en soi ; elle est une « mélodie ».10 C’est là que la conscience et la réalité, le corps et le monde ont sens. Entre le monde et moi, il n’y a pas d’opposition sujet-objet, mais un accord musical, et un chiasme. Le concept de chiasme est construit par 6 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 463. Voir H.L. VAN BREDA (1962), « Merleau-Ponty et les Archives Husserl à Louvain » dans Revue de métaphysique et de morale 67 (1962) 410-430. 8 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 177. 9 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 73. 10 M. MERLEAU-PONTY, La structure du comportement, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 31953, 148. « Le monde, dans ceux de ses secteurs qui réalisent une structure, est comparable à une symphonie » (Ibid., 142). 7 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 5 Merleau-Ponty en s’accompagnant d’une observation des Idées II sur les deux mains : mes deux mains qui se touchent sont à tour de rôle, ou plutôt en même temps et non seulement alternativement, l’une envers l’autre touchante et touchée : « je me touche touchant ».11 Cette thèse, déjà présente dans la Phénoménologie de la perception en 1945, prendra de plus en plus de poids dans les textes de Merleau-Ponty. Le corps accomplit une « sorte de réflexion », le toucher est touché. Dans un texte de 1959, contemporain des premiers essais qui aboutiront à l’ouvrage posthume Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty écrit ceci : « Il y a un rapport de mon corps à lui-même qui fait de lui le vinculum du moi et des choses. Quand ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une “chose physique”, mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite […]. La chose physique s’anime, – ou plus exactement elle reste ce qu’elle était, l’événement ne l’enrichit pas, mais une puissance exploratrice vient se poser sur elle ou l’habiter. Donc je me touche touchant, mon corps accomplit “une sorte de réflexion” ».12 Ce qui est ainsi décrit à la suite de Husserl peut être élargi à l’ensemble de nos expériences, et l’on dira alors du corps qu’il est une « chair ». Les expressions utilisées par MerleauPonty sont cependant variées : la chair, c’est le corps percevant, pâtissant ce qu’il perçoit et réagissant affectivement ; le corps de chair est en ce sens lié au monde qu’il connaît en le pâtissant ; de là l’expression « chair du monde », qui est ma chair, mais aussi le monde, la médiation dans l’identité vécue entre moi et les choses. La chair du monde n’est plus alors mon propre corps mais ce en quoi je suis uni corporellement à toute réalité corporelle, ce en quoi je suis sensible à tout sensible, chair, ce en quoi je ne suis plus une conscience seule, maître de soi et à distance de tout. Dans la chair du monde, ajoute MerleauPonty, moi et autrui « sommes comme les organes d’une seule intercorporéité ».13 En 1953, dans des notes préparatoires à un cours au Collège de France sur le rapport moi–autrui, Merleau-Ponty citait quelques lignes assez extraordinaires de Paul Valéry : « Dès que les regards se prennent, l’on n’est plus tout à fait deux et il y a de la difficulté à demeurer seul. Cet échange, le mot est bon, réalise dans un temps très petit une transposition, une métathèse, un chiasma [sic] de deux ‘destinées’, de deux points de vue. Il se fait par là une sorte de réciproque limitation simultanée. Tu prends mon image, mon apparence, je prends la tienne. Tu n’es pas moi, puisque tu me vois et que je 11 Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée) 1982, 207. 12 M. MERLEAU-PONTY, « Le philosophe et son ombre » dans ID., Signes, Paris, Gallimard (Folio. Essais), 1960, 271. 13 M. MERLEAU-PONTY, « Le philosophe et son ombre », 274. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 6 ne me vois pas. Ce qui me manque, c’est ce moi que tu vois. Et à toi, ce qui manque, c’est toi que je vois. Et si avant que nous allions dans la connaissance l’un de l’autre, autant nous nous réfléchirons, autant nous serons autres ».14 Ce texte pourrait être considéré comme le fil conducteur de la recherche des dernières années de Merleau-Ponty ; il appuie et transfigure l’analyse husserlienne des deux mains qui se touchent. Valéry y met en avant des évidences extrêmement simples, si simples qu’elles sont le plus souvent ignorées et demeurent inaperçues. Il y a dans chacune de nos expériences humaines un chassé-croisé de relations, de dynamismes, qui s’appellent et se construisent mutuellement. Prenons l’exemple de la vision, qui se forme au cœur du visible, qui est effective si du visible se donne ; et il y a du visible si la vision s’active ; la vision donne au visible d’être visible, et le visible donne à la vision de s’exercer effectivement. S’il n’y a rien à voir, on ne voit rien. Serait-ce que l’intentionnalité soit le fond de la réalité ? Non pas seulement, si l’on n’entend par là que le mouvement extatique de la conscience. Les thèses husserliennes sur la conscience constituante doivent être dépassées. Certes, ce n’est pas le visible qui fait de lui-même qu’il soit vu, comme si sa visibilité suffisait pour cela ; pour qu’il soit vu, il faut qu’on le voie. Entre la vue et le visible, il faut concevoir un accompagnement mutuel, l’accord de deux actes, sans que l’on sache vraiment où commence l’un et finit l’autre. Cette situation, qui est en fait celle de la ‘chair du monde’, pourrait être illustrée par celle de la rencontre « de la mer et de la plage »15 où il n’y a pas de confusion mais sans que l’on sache qui, de la mer ou de la plage, préside au destin de l’autre. Voir n’est pas que le résultat de l’intentionnalité de la vue, de la seule action subjective ; la vue pâtit du visible pour pouvoir voir. Quant au visible, il n’est pas que passif ; il agit d’une certaine manière sur la vue, l’éveille à son agir. L’entrecroisement de l’actif et du passif est constant, aussi bien du côté de l’organe sensible que de la chose qui y correspond. L’accompagnement est mutuel. On entend le mot ‘chair’ de cette manière. D’une part, notre regard sur les choses « les enveloppe, les habille de sa chair »,16 mais en même temps le regard s’illumine en étant touché par les choses visibles qu’il enveloppe tandis qu’elle sont là où elles sont. Le regard donne ainsi les choses à elles-mêmes ; « être vu n’est pour elles qu’une dégradation de leur être éminent »,17 du moins pourrions-nous en juger ainsi ; mais cette dégradation est aussi une révélation, celle du monde comme chair, de la chair du monde, « lieu d’une inscription de P. VALÉRY, Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard (Pléiade), 1960, 490-491, cité par Em. DE SAINT AUBERT, Le scénario cartésien, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2005, 169-170. 15 M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard (Tel), 1964, 173. 16 M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173. 17 M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173. 14 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 7 vérité »18 où s’entrecroisent le percevant et le perçu. Nous pourrions même dire que le visible nous regarde, comme un tableau que nous allons admirer et qui éveille en nous le sentiment qu’il nous voit et nous appelle à le contempler. Nous sommes ainsi montés plus haut ou avant les distinctions classiques de l’objet et du sujet, de l’existence et de l’essence, avant toute préséance accordée par la phénoménologie de Husserl à l’intention subjective et à toute imposition par la positivisme d’une réalité objectivement en soi. N’est-ce pas là porter au bout de bras le projet très classique de la métaphysique, de sa recherche de l’originaire, du principe premier ? Encore que ce principe premier ne sera pas une substance, une ‘chose’, puisqu’il se réserve dans une demeure antérieure à tout savoir thématique et diviseur, parce qu’il est avant tout agissant, une action effective. L’analyse husserlienne des deux mains qui se touchent, dans Idées II, a été l’une des sources les plus fécondes de la méditation de Merleau-Ponty tout au long de son développement. Elle lui permet, comme à l’ensemble des phénoménologues post-husserliens, d’abandonner (ou du moins à nuancer radicalement) le moment négatif de la méthode phénoménologique, là où l’adage « revenir aux choses mêmes » implique la mise entre parenthèses, l’épochè du ‘monde’. La réflexion fait reconnaître un moment de passivité immanent à l’acte sensible subjectif que l’intentionnalité ne connaissait pas mais qui est essentiel à la connaissance. Françoise Dastur conduit cette compréhension au plus loin : « En fait, ‘il y a’ quelque chose pour moi parce que je ne suis pas l’origine du monde, parce que je suis toujours déjà impliqué en lui, et l’adhésion globale que j’ai déjà donnée au monde est un passé originaire, un passé qui n’a jamais été présent et avec lequel je ne peux jamais pleinement coïncider ».19 Nous voici au cœur de l’évolution de Merleau-Ponty, là où sa recherche s’oriente vers une ‘nouvelle’ ontologie où prend place une passivité originaire. « Il s’agit de reconsidérer les notions solidaires de l’actif et du passif, de telle manière qu’elles ne nous placent plus devant l’antinomie d’une philosophie qui rend compte de l’être et de la vérité, mais ne tient pas compte du monde, et d’une philosophie qui tient compte du monde, mais nous déracine de l’être et de la vérité ».20 La Phénoménologie de la perception était peut-être encore fortement marquée par les propositions husserliennes sur l’intentionnalité. Dans Le visible et l’invisible, l’auteur se rend compte qu’il doit être plus cohérent avec l’originaire. Il en arrive même à vouloir écarter le terme ‘perception’ de son vocabulaire de base : « nous excluons le terme de perception dans toute la mesure où il sousentend déjà un découpage du vécu en actes discontinus ou une référence à des M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173, en note. Fr. DASTUR, Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, La Versanne, Encre Marine, 2001, 119-117. 20 M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 67. 18 19 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 8 ‘choses’ dont le statut n’est pas précisé, ou seulement une opposition du visible et de l’invisible ».21 Non plus une opposition entre les pôles classiques et conçus de manière alternative par la tradition philosophique, mais un lien vivant, une chair constituée par l’entrelacs des éléments présents les uns aux autres dans l’expérience unie ; ces éléments agissent les uns sur les autres et se subissent en même temps mutuellement. « L’épaisseur de la chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication ».22 Au seuil de ma conférence, j’avais posé la thèse selon laquelle la métaphysique se préoccupe de la question du fondement que l’on conçoit comme puissance de synthèse. Avec Merleau-Ponty, nous pouvons dire que le fondement est le monde, ou plutôt la chair du monde, ou mieux encore la chair que je suis avec le monde et le monde avec moi. Je ne discuterai pas du bien fondé de cette thèse, en me contentant d’en accueillir l’extraordinaire stimulation. Certains critiqueront évidemment la perspective soutenue par le professeur du Collège de France, qui protège de bout en bout l’ambiguïté de notre existence, mais cette ambiguïté, qui n’est pas que de notre existence mais aussi de tout ce qui est, n’est pas une contradiction, ni même une position de contraires, mais le signe d’un lien ou d’une union vivante. Michel Henry et l’auto-donation Henry a critiqué les thèses de Merleau-Ponty sur le corps ; il faudrait cependant nuancer ces critiques, et même les corriger. Dans un entretien publié de 1996, Henry soutient que, « pour Merleau-Ponty, le corps est immédiatement intentionnel […] parce que la subjectivité husserlienne était intentionnelle. Merleau-Ponty a découvert un corps subjectif, mais un corps subjectif intentionnel, et il n’a pas vu que cette conception laisse dans l’ombre une dimension d’un autre ordre, qui est la dimension pathétique ».23 Il suffit d’avoir lu quelques citations du Visible et l’invisible pour reconnaître l’erreur de cette interprétation de Henry. Toutefois, Merleau-Ponty ne se prête-t-il d’aucune façon à une lecture de ce type ? C’est ce que pense Nathalie Depraz : « L’auteur du Visible et l’invisible s’intéresse plus particulièrement à la relation touchant-touché, insistant sur l’alternance subtile d’activité et de passivité d’autrui et de moi-même. Chacun est à la fois corps (objet/passif) et chair (sujet/actif), sans que ce chiasme de la chair soit absolument symétrique ni réciproque, dans la mesure où l’intertactilité impose bel et bien un rythme de M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 209. M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 178. 23 M. HENRY, Auto-donation. Entretiens et conférences, dans Prétentaine (Montpellier), 2002, 168-169. 21 22 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 9 polarités insensibles : je touche autrui me touchant, mais la co-subjectivation des deux chairs n’est jamais parfaite, elle a toujours lieu au risque de l’objectivation tendancielle de chacune ».24 Le problème n’est cependant pas posé correctement par Depraz. Sa critique ne naît-elle pas en effet d’une décision quant à la rationalité représentative qui, de fait, distingue ce qui est en réalité donné ensemble, d’un seul coup ? Ne serait-ce pas à un regard nouveau, et moins bloqué sur les vues de la conscience représentative, que fait appel Merleau-Ponty25 ? Le regard vers l’originaire est autre que celui de la conscience claire et distincte, il est un regard reconquis d’une manière que je dirais ‘réflexive’26 sur les résultats de nos analyses, qui ne sont de fait que des résultats, c’est-à-dire seconds et non pas au seuil de l’expérience, à son origine. La difficulté d’énoncer l’origine d’une manière adéquate se pointe cependant dans tous les textes qui se veulent radicaux. Merleau-Ponty se préoccupe du plus originaire, du principe qui est synthèse. Il utilise pour cela la méthode phénoménologique de réduction qu’il applique à la description des actes subjectifs de la sensibilité et de leurs conditions transcendantales – nous verrons que Henry fait de même, mais d’une autre manière, en se préoccupant lui aussi du plus originaire. L’originaire pour Merleau-Ponty, c’est un chiasme. On peut difficilement croire que la synthèse chiasmatique résulte, pour le philosophe du Collège de France, d’une alternance entre deux aspects constitués préalablement en leur entièreté. Le chiasme n’est pas un résultat, mais ce en quoi adviennent les corps subjectifs. La thèse sur le chiasme souligne en effet que l’activité et la passivité sont à la fois du percevant et du perçu et contemporaines ; l’une vient avec l’autre, des deux côtés de la structure perceptive, et non pas en alternance dans le temps, malgré l’interprétation qu’en donne Depraz. Notons toutefois que l’accent de Merleau-Ponty sur le voir (il assume sans doute en cela la tradition de la psychologie expérimentale de son temps – on verra ses analyses des illusions N. DEPRAZ, « Phénoménologie de la chair et théologie de l’eros » dans J.-Fr. LAVIGNE (éd.), Pensée de la vie et culture contemporaine. Michel Henry, Paris, Beauchesne (Prétentaine), 2006, 168-169. 25 Renaud Barbaras fait reconnaître toutefois que le Merleau-Ponty de La phénoménologie de la perception a tendance à tirer le sens du corps du côté de la conscience opposée aux objets. À son idée, « puisque le corps ne saurait être confondu avec un pur objet, Merleau-Ponty est conduit, en vertu de son dualisme implicite, à le rabattre du côté de la conscience » (R. BARBARAS, « De la phénoménologie du corps à l’ontologie de la chair » dans J.-Chr. GODDART [éd.], Le corps, Paris, Vrin [Thema], 2005, 234). Dans Le visible et l’invisible, p. 253, Merleau-Ponty note qu’en effet les problèmes y « sont insolubles parce que j’y pars de la distinction conscience-objet ». Mais il y eut toute une évolution du professeur du Collège de France sur la question. 26 Ce terme n’est pas à comprendre au sens que Merleau-Ponty lui donne au début de la Phénoménologie de la perception ainsi que dans Le visible et l’invisible, où il le joint au rationalisme moderne à combattre. 24 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 10 d’optique dans le Phénoménologie de la perception ; nous devrions mentionner aussi son intérêt pour l’art pictural) et le toucher (la tradition vient ici du second Husserl) est de soi limité ; même s’il ouvre des perspectives à la réflexion, ce point de vue ne peut prétendre totaliser l’être humain. la pertinence de son extension au tout de l’humain devrait être vérifiée. Un processus de réduction amène Merleau-Ponty au chiasme. Selon Henry, c’est en fait ce processus même de réduction husserlienne qu’il s’agit de mettre en question. Avec Merleau-Ponty, Henry partage la volonté de surmonter le positivisme. Mais il veut, plus clairement que Merleau-Ponty, s’attaquer à la conception husserlienne de l’intentionnalité, dont il entend libérer la réduction phénoménologique. Il ne s’agit pas pour lui de mettre en évidence l’intentionnalité la plus originaire, mais le fond d’être le plus originaire. Pour Husserl, la réduction a comme but, en premier lieu, de purifier notre saisie des essences. On pourrait la comprendre comme un effort pour assurer à l’intentionnalité subjective la justesse de sa visée, pour la libérer des surcharges que nous imposent nos cultures et les schèmes mentaux qui nous viennent de nos traditions intellectuelles. La réduction libérerait ainsi la subjectivité, la rendrait à elle-même. Elle serait par là au service de l’intention pure de la conscience et permettrait de retrouver comment se construit la subjectivité et sa puissance. Selon Husserl, ‘réduire’ reviendrait à concentrer les efforts de la réflexion sur la subjectivité considérée en retrait du monde qu’elle peut alors viser, sur le sujet que l’on décrète distinct de l’objet, en supposant préalablement qu’il y ait une scission de ce type – une supposition qu’il faut toutefois critiquer, aussi évidente paraît-elle dans notre culture contemporaine et ses prétentions à la scientificité, une scission que critiquait en fait Merleau-Ponty. Les critiques de Henry à Husserl sont constantes ; une de leurs dernières versions se lit dans Incarnation. Nous prendrons cependant comme fil conducteur un texte de 1991, « Quatre principes de la phénoménologie »,27 où l’auteur s’affronte aux thèses phénoménologiques que Jean-Luc Marion dégage dans Donation et réduction.28 La principale critique de Henry me semble porter sur la représentation heideggérienne de la différence ontologique ; Heidegger interpréterait par là la conception husserlienne de l’intentionnalité en lui donnant un tour ontologique où se révéleraient toutefois les ambiguïtés des principes husserliens. Il s’agirait, selon Heidegger dans Être et temps, d’aller de l’étant à l’être, en faisant de la phénoménologie la méthode d’itinérance 27 M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologique », dans Revue de métaphysique et de morale 96 (1991) 3-26. 28 J.-L. MARION, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée), 1990. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 11 vers l’être, donc en interprétant (l’ontologie est une herméneutique)29 l’étant ou ce qui apparaît, ou mieux : en décodant ce qui est déjà apparu. La phénoménologie irait ainsi de l’apparence à l’être, en supposant une distance entre ces deux pôles ; elle imposerait donc une manière de les distinguer pour parcourir ensuite cette distance qu’elle aurait elle-même disposée. Henry a beau jeu à signaler alors une contradiction entre les principes husserliens de la phénoménologie. Les deux premiers de ces principes – « autant d’apparence, autant d’être » et « l’intuition donatrice originaire est de droit source pour la connaissance » – ramènent l’être à l’apparaître : tout ce qui est apparaît ; donc, hors de l’apparaître et de sa saisie intuitive, il n’y a rien. Mais le troisième principe – « revenir aux choses mêmes » – suppose au contraire que ce qui apparaît à premier abord n’a pas de fondement ontologique, qu’il faut donc l’en chercher, et qu’il faut parier même sur ce fond pour engager une procédure rationnelle qui puisse nous y conduire. Mais cela nous « conduit à l’aporie »30 puisque ce fond ne serait sensé et un guide assuré qu’à la condition d’apparaître lui aussi. La question laissée en héritage par Husserl peut être formulée ainsi : « Le ‘quelque chose’ qui se montre en devenant ‘phénomène’ [n’est-il] pas en soi différent de l’apparaître lui-même, voire foncièrement hétérogène à celuici »31 ? Comment peut-on soutenir vraiment que l’être précède le phénomène ? Les deux premiers principes réduisent l’être au phénomène, mais le troisième disjoint ces deux pôles en révélant d’où vient légitimement le sens même des deux premiers, ce pour quoi une réduction est nécessaire et possible, ce qui rend en même temps raison de l’analyse phénoménologique et de sa conquête de l’évidence – car l’intuition et l’évidence ne sont pas immédiatement données. Un évidence s’annonce dans le troisième principe : celle de la séparation de l’être et de l’apparaître, l’étrangeté de l’être par rapport au phénomène en lequel il n’est pas immédiatement lisible. Cette séparation porte à dire que l’être est dès le principe indifférent à son apparaître,32 qu’il demeure comme une forme en l’air, platonicienne, susceptible de recevoir (plutôt que de donner) un sens grâce aux apparences intuitionnées et sans que rien de lui, l’être, ne soit vraiment intéressé par cet engagement qui le concerne pourtant. Voilà donc « le principe de la phénoménologie, le lien interne de l’apparaître et de l’être qui est atteint, c’est la phénoménologie tout entière qui perd ses 29 Voir M. HEIDEGGER, Être et temps, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1986, 65. 30 M. HENRY, « Quatre principes », 6. M. HENRY, « Quatre principes », 7. 32 On connaît la critique de Hans Urs von Balthasar à Heidegger, qui porte essentiellement sur cette neutralité de l’être heideggérien. Voir H.U. VON BALTHASAR, La gloire et la croix, VI, Le domaine de la métaphysique, 3, Les héritages, Paris, Aubier (Théologie), 1983, 376. 31 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 12 marques et part à la dérive »33 à cause du troisième principe et de son invitation à « revenir aux choses mêmes ». Le nouveau et quatrième principe phénoménologique proposé par Marion, « autant de réduction, autant de donation », est alors attaqué par Henry à sa base. La question est celle de la possibilité de la réduction, de sa légitimité et de son sens. Elle ne peut en aucun cas être la conquête d’une terre inconnue. La réduction « ne veut pas seulement dire qu’il importe de circonscrire cet apparaître de façon rigoureuse en le distinguant de ce avec quoi la pensée le confond depuis toujours, avec ce qui apparaît avec lui ».34 La réduction ne peut pas être seulement une purification de notre regard sur les choses. Il s’agit plutôt, en « réduction radicale », de renouer avec le principe husserlien le plus original, encore que le fondateur de la phénoménologie contemporaine ne l’ait pas mis clairement en forme de principe méthodologique. Pour Husserl, la phénoménologie considère en réalité le « comment » (wie) de l’apparaître.35 Or il y a des différences entre les modes de manifestation, qui sont « hétérogènes »36 ; voilà ce que considère la phénoménologie canonique, en faisant correspondre à ces modes différents ou hétérogènes de manifestation, par exemple des pôles constitutifs de la différence ontologique, l’étant et l’être, autant d’intentionnalités distinctes de la conscience.37 La phénoménologie entend cependant faire un pas en arrière et considérer la forme pure du « comment » : tout mode d’être nous apparaît en nous touchant, en nous affectant. C’est dès lors « la totalité du donné, a fortiori le donné transcendant qui relève de l’intentionnalité et trouve en celleci le Comment de sa donation. L’intentionnalité accomplit la donation universelle, elle est le Comment de cette donation comme telle ».38 La critique de l’intentionnalité se fait alors radicale ; elle est elle-même un mode d’apparaître, du wie ; il ne suffit donc pas de mettre au jour une intentionnalité extatique, qui ne serait que formelle, la forme de toutes les intentionnalités, pour accéder à l’originaire. La phénoménologie qui se mettrait sur ces traces serait trop liée à la mentalité transcendantale qui vise et recherche une unité des réalités qui serait à son horizon leur forme la plus commune, par exemple 33 M. HENRY, « Quatre principes », 9. M. HENRY, « Quatre principes », 9. 35 Voir M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir », in D. JANICAUD» (éd.), L’intentionnalité en question, entre phénoménologie et science cognitive, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), Vrin, Paris 1995, 385, qui renvoie à Ed. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée), 1964, 117. 36 M. HENRY, « Quatre principes », 10. 37 Pensons à la différence entre dianoia et nous, entre ratio et intellectus, entre Verstand et Vernunft, etc. 38 M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle », 386. 34 Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 13 l’ens commune ; une telle forme occulte les différences entre les choses, leur manière propre d’être, leur matière ou réalité, leur ‘comment’ effectif. Au « comment », correspond chez Husserl une diversité d’intentionnalités, par exemple selon la conscience du flux temporel, des extases du temps. La position de Husserl est cependant ambiguë. Henry définit au contraire le ‘comment’ dont se préoccupe la phénoménologie qu’il juge authentique, c’est-à-dire libérée des présuppositions husserliennes, par ce qu’il appelle la « substantialité phénoménologique ». Il met ainsi au jour une manière de phénoménologie qu’il nomme « matérielle ». Pour apporter une réponse aux critiques faites à la représentation classique de l’intentionnalité, il faut cependant examiner au préalable la question de savoir si la « visée dirigée sur la substantialité phénoménologique de la phénoménalité pure [c’est-à-dire sur la matérialité phénoménologique] peut dire si cette dernière est homogène à l’être, capable de le circonscrire et de le déterminer ou non » – ceci afin de faire sortir l’‘être’ de nos conceptions formelles et indifférenciées, de son indifférence ontologique. La pensée ainsi orientée par la hylè phénoménologique se préoccupe moins de repérer des distances entre des poêles distincts que de retrouver leur unité originaire, et par là l’unité du vécu, une unité qui ne s’effondre pas dans les impasses des philosophies transcendantales ou formelles. Henry se fait ici ‘empiriste’, au sens étymologique du terme, et tout autant spinoziste. L’apparaître, les apparences (on devrait dire, si c’était linguistiquement possible, les ‘apparaîtres’) sont des modes de l’être ou, pour mieux nous exprimer, des modes d’‘être’, des expressions d’un acte d’être qui se livre toujours identique à soi en chacune de ses multiples actions ; cette identité originelle, nous devons la penser en tant qu’elle peut se donner toute entière en ses modes divers, sans rien perdre de soi, en manifestant au contraire par la multiplicité de ses actions l’ampleur de son énergie intérieure, infinie. Henry adopte alors la catégorie de la ‘vie’ pour interpréter à cette lumière nouvelle celle de l’‘affection’ qui l’accompagnait depuis ses premières publications. Les thèses classiques sur les apparences distinctes de l’être réel font que « c’est notre vie même qui est mise de côté, oubliée et perdue »39 dans les affirmations formelles ou les songes métaphysiques que construit la puissance de notre raison calculatrice et analytique. Si la distinction de l’être et des apparences auxquelles nous ne pouvons pas nous fier nous pousse à déclarer l’être ‘transcendant’ ou supérieur aux phénomènes immanents à notre vécu, il devient urgent de revenir à l’‘immanence’ afin de retrouver la ‘vie’, pour ne pas ôter à l’‘être’ toute possibilité d’accès de notre part, pour ne pas nous obliger à ne l’entendre que de manière négative, en une sorte de philosophie qui nierait les apparences et nous obligerait à nous accorder aux 39 M. HENRY, « Quatre principes », 11. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 14 seules formes rationnelles, ce qui serait la négation de la sagesse philosophique. La question du sens et de la modalité de la réduction se pose dès lors de nouveau. Henry lui garde sa manière de purification, mais contrairement aux tentations du platonisme husserlien, il la voit comme une purification de l’apparaître lui-même, et non pas de la réalité (des « choses mêmes ») qui serait à libérer des apparences ou des attributs que l’histoire culturelle lui aurait ajoutée, en étant purifiée comme l’or dégagé de son enveloppe boueuse. Il s’agit de purifier l’apparaître dont on voudrait trop vite interpréter la venue en présence à partir d’une origine qu’il ne serait pas de lui-même, par exemple à partir de quelque cause d’ordre scientifique ou d’un principe formel qui surplomberait tout existant. L’interrogation porte sur le « wie », le « comment » de l’apparaître, ses modalités. Selon Jean-Michel Longneaux, on pourrait retrouver dans la revendication du « comment » quelque chose de la critique par Spinoza du second genre de connaissance. Cette connaissance de second genre ramène ce qui est connu à autre chose que soi, à sa cause ; elle refuse l’immanence, déconsidère la présence immédiate à soi de ce qui est ; elle est par exemple une connaissance par les causes formelles qui ignorent les individus, une connaissance donc irréelle, vide de réalités concrètes. À chaque fois, la connaissance du second genre manque d’‘objet’ réel. Henry critique la réduction eidétique de Husserl pour ces mêmes raisons. Husserl concède d’ailleurs lui-même les limites de sa proposition : « ce qui est […] pris comme objet de la recherche, ce n’est plus la subjectivité en son insaisissable écoulement, mais les “structures typiques”, les formes fixes si l’on veut, auxquelles obéit tout vécu. Ce qui se donne à voir et qui est décrit, ce ne sont plus que des possibilités pures et idéales ».40 Voilà ce que Henry ne peut pas accepter. Suit une troisième réduction, qui n’est plus husserlienne au sens strict, en tout cas qui n’est plus « eidétique », mais une réduction « radicalisée ». Il s’agit de revenir au vécu, sans prétendre le purifier dans des formes abstraite – car ce serait là en rester au jeu d’une rationalité qui oublie son fondement pour se satisfaire de représentations objectivées. Évidemment, tout discours dit ‘quelque chose’, mais le ‘quelque chose’ dont il s’agit ici sera dit en obéissant à une exigence critique poussée à l’extrême. Ce n’est pas sans raison que Henry, dès L’essence de la manifestation, a des pages, centrales, sur maître Eckhart, sur la pauvreté de l’intellect lorsqu’il touche au plus loin des possibilités de la conscience réflexive de soi. Nous atteignons alors le monde des affects. La 40 J.-M. LONGNEAUX, « La réduction radicalisée comme passage du premier au troisième genre de connaissance » dans ID. (éd.), Retrouver la vie oubliée. Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry, Namur, Presses universitaires de Namur (Philosophie), 2000, 53-54. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 15 méthode, nouvelle, renverse l’orientation suivie jusqu’à présent : elle sera réflexive au sens strict du terme. Elle reconnaîtra par exemple qu’« on n’aurait jamais aucune notion de la vie si, dans le voir qui se dirige vers elle, le savoir primitif de ce qu’elle est n’était déjà inclus »41 – encore que cette affirmation puisse valoir pour de nombreuses affirmations (« on n’aurait jamais aucune notion du monde…, de l’âme… etc. »), ce qui n’est cependant pas le cas lorsque nous réfléchissons aux conditions de la prise de conscience explicite du cogito, un cogito semblable au « cogito tacite » du premier Merleau-Ponty, un acte certainement pré-thétique, qui ne sera jamais totalement exprimé mais que nous exprimons correctement en disant qu’il ne sera jamais correctement exprimé parce qu’il est la Vie. Cet acte pré-thétique, nous le thématisons quand même, paradoxalement. Il nous apparaît dans sa nécessité. Nous en sommes en ce sens auto-affectés. « La réduction radicale réduit l’apparaître lui-même, elle met de côté en lui cette plage de lumière que nous appelons le monde pour découvrir ce sans quoi cet horizon de visibilisation nous deviendrait jamais visible, à savoir l’auto-affection de son extériorité transcendantale dans le pathos sans dehors de la Vie ».42 On aura lu dans ces quelques lignes publiées en 1991 par Henry ses catégories les plus originales, et à vrai dire obscures. Nous y allons par une sorte de passage à la limite de l’auto-affection de la conscience à l’auto-donation de la vie. « Seule une réduction qui va jusqu’au bout de sa capacité de réduire […] découvre la donation originelle, celle qui, donnant la vie à elle-même, lui donne d’être la vie ».43 La réduction radicalisée saisit l’apparaître archétypique, celui de la conscience, en sa réalité propre et ultime ; l’apparaître paradoxal de la conscience qui se sait affectée intérieurement à la prise de conscience active de soi advient de manière rationnelle si nous y lisons l’intériorité du Logos à la Vie. Dans le Logos, image parfaite de la conscience qui advient à soi à partir d’un silence originaire, « la donation se donne elle-même selon son propre excès, excès qui lui appartient comme sa possibilité même et sans lequel rien, pas même l’étant le plus trivial, ne serait jamais donné ».44 Dans la donation de la Vie au Logos, la Vie se donne à ellemême ; il n’y a là rien de représentable, mais seulement une reconnaissance savoureuse des affects les plus essentiels de la conscience dont le Logos est la pure expression.45 « La démarche ne consiste plus à simplement déplacer notre 41 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée), 1990, 128. 42 M. HENRY, « Quatre principes », 15. 43 M. HENRY, « Quatre principes », 15. 44 M. HENRY, « Quatre principes », 15. 45 Il est connu que Henry a été fasciné par la gnose des premiers siècles. On lira à ce propos l’article, exagéré cependant, de P. CLAVIER, « Un tournant gnostique de la phénoménologie française » dans Revue Thomiste 105 (2005) 307-315. Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 16 regard pour remonter du visible à ce qui est caché : elle nous reconduit hors de la pensée, hors de tout voir, au sentiment originaire de l’existence […]. Le cheminement n’est pas un processus continu, un progrès de la pensée : il est, de façon plus exacte, un dépouillement radical, un abandon à ce qui se révèle par soi et qui est précisément le Soi que nous sommes ».46 L’auto-affection renvoie alors à l’auto-donation et à la reconnaissance envers l’Origine, la Vie qui se donne à elle-même en nous donnant à nous-mêmes. L’auto-affection spirituelle ou subjective, condition pour toute connaissance ou aperception de soi en train de sentir et de connaître, d’être mis ainsi en mouvement, est alors radicalement réduite, ramenée à sa racine qu’est l’auto-donation de la Vie à elle-même. Conclusion Renaud Barbaras note que « le présupposé dualiste sur lequel Michel Henry fonde sa philosophie du corps est au centre de l’interrogation de Merleau-Ponty ».47 Le dualisme de Henry, mis en évidence par son opposition du corps et de la chair,48 est en fait plus large que celui de la tradition anthropologique ; sa réduction concerne toute extériorité ou transcendance afin de mettre en valeur l’immanence spirituelle, afin de reconnaître à cette immanence affective l’unique valeur originaire et donc vraie. Ce faisant, Henry revendique la dignité de l’esprit au risque de déconsidérer l’excellence de ses œuvres, dans les sciences objectives par exemple ; l’effort spéculatif de Henry, au bout du compte, pourrait sembler fort narcissique en adoptant des thèmes réflexifs traités de façon unilatérale. La perspective de Merleau-Ponty paraît plus équilibrée et plus concrète ; son concept de « chair du monde » le montre. La différence entre ces deux auteurs provient vraisemblablement de leurs préoccupations principales : Merleau-Ponty n’a jamais délaissé le champ de la perception, alors de Henry, dès L’essence de la manifestation mais surtout après les années 90, s’est attaché aux structures et conditions de la réflexivité. Les deux auteurs se préoccupent toutefois du principe premier, qui est pour l’un comme pour l’autre mouvement, synthèse, union sans confusion, relations du monde et du corps qui se croisent en chiasme dans la chair pour Merleau-Ponty, vie qui déborde de soi de tant de façons, particulièrement dans le Logos, pour Henry. À chaque fois, l’origine est un ‘passage’, une action dynamique, ‘se faisant’. Ces mêmes deux auteurs en arrivent ainsi à mettre au jour des aspects originaux et essentiels de l’origine principielle ou métaphysique. 46 J.-M. LONGNEAUX, « La réduction radicalisée », 63. R. BARBARAS, « De la phénoménologie du corps à l’ontologie de la chair », 222. 48 Voir M. HENRY, Incarnation, Une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 8. 47