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Prosperite Miraculeuse

LE DOSSIER 24 Figures de la réussite Ruth Marshall-Fratani Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria Au Nigeria, comme dans d’autres pays du continent, on assiste à l’apparition d’une nouvelle figure de la réussite sociale et du pouvoir, celle des dirigeants des nouvelles organisations pentecôtistes. Associée par le passé au sacrifice, la vocation du pasteur pentecôtiste évoque désormais la richesse, le prestige social, les connexions aux réseaux transnationaux et les relations avec le pouvoir politique. L’article analyse les changements survenus dans cet imaginaire pentecôtiste de la réussite et tente d’évaluer leur impact sur la communauté religieuse et sur les croyances populaires. de richissimes pasteurs « Les extravagantes funérailles d’Idahosa. - Un cercueil de millionnaire en direct des USA. - Un mausolée en marbre massif à 10 millions de nairas 1. » « La vie et les temps de feu le flamboyant archevêque de la Church of God Mission International Incorporated, le Très Révérend Benson Andrew Idahosa, brillèrent de mille feux. Sa mort et ses funérailles ne dérogèrent en rien. Alors qu’il était en vie, ce télévangéliste de renom attira les foules. Elles vinrent aussi nombreuses pour lui rendre un dernier hommage le week-end dernier. […] Ce grand événement – qui n’a pas eu son pareil dans l’État du Bénin depuis de nombreuses années – commença vendredi 3 avril, au state Ogbe, avec une veillée chrétienne. Les gradins du stade ne suffisaient pas à contenir la foule qui se pressait à l’entrée, et qu’on estime à quelque 30 000 personnes. Plusieurs milliers de fidèles furent obligés de suivre la cérémonie à l’extérieur du stade. Dans cette foule énorme, on pouvait voir des membres de la haute fonction publique, des ministres du culte de premier rang, et d’autres éminents Nigérians de diverses professions. […] Le monument funéraire dans lequel fut inhumé l’archevêque hautement respecté et mondialement connu constitue en lui-même une attraction. Situé au « Miracle Centre », […] il est l’œuvre de l’ingénieur Mike Ugwu. Celui-ci, qui dirigea le projet, révéla que le monument était fait de marbre, et de céramiques en provenance d’Arabie, et produites sur commande. […] Politique africaine n° 82 - juin 2001 25 Afin d’honorer l’archevêque défunt, ses associés de toutes origines firent le déplacement. On notait la présence d’évêques de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Ghana et d’autres États d’Afrique de l’Ouest. Le lieutenant-général J. T. Useni et l’honorable ministre du Territoire de la capitale fédérale étaient à la tête de l’imposante délégation du gouvernement fédéral, qui comprenait également le ministre des Affaires étrangères, Chief Tom Ikimi, et le chef d’état-major général de la marine, l’amiral Mike Akhigbe 2. » C et extrait d’un tabloïd nigérian raconte les obsèques de l’individu le plus célèbre et le plus représentatif d’une nouvelle sorte de figure de la réussite sociale et du pouvoir, celle du dirigeant de nouvelles organisations pentecôtistes. L’article fait allusion à tout ce qui caractérise ces pasteurs de la « nouvelle vague » pentecôtiste qui déferle sur le pays depuis une dizaine d’années : richesse, prestige social, connexions aux réseaux transnationaux et relations avec le pouvoir politique. Présent dans le pays depuis les années 1930, le pentecôtisme a connu une véritable explosion au sud du Nigeria vers la fin des années 1970. Sa croissance remarquable a redoublé depuis la fin des années 1980 3, et c’est dans cette dernière décennie que l’on a assisté à d’importants changements dans l’image, le style de vie, le prestige public et le pouvoir du pasteur. Ces changements ont accompagné des révisions et des innovations doctrinales qui ont vu le jour aux États-Unis et qui, par l’internationalisation des réseaux pentecôtistes, ont fait le tour du monde dès le début de la décennie 1980. Jusqu’au milieu des années 1980, l’image du pasteur pentecôtiste était associée à la pauvreté, au sacrifice, au rejet du prestige social et des biens matériels. Certains pasteurs ayant fondé des Églises au début du « renouveau » racontent l’horreur avec laquelle leurs parents et amis ont accueilli la nouvelle qu’ils allaient quitter un emploi souvent stable et assez prestigieux (enseignant, professeur, cadre, étudiant en troisième cycle) pour répondre à l’« appel de Dieu ». Mais, aujourd’hui, l’opinion publique nigériane associe la vocation de pasteur pentecôtiste à la réussite sociale, à la richesse et, souvent, à l’escroquerie religieuse. Pour un œil critique, la conversion passe d’abord pour un moyen 1. Au moment de la parution de cet article, 1 dollar valait à peu près 80 nairas. Le cercueil valait donc 12 000 US $, ou 85 000 FF, et le mausolée 850 000 FF. 2. Fame, 7-13 avril 1998, couv. et pp. 8-9. 3. Notre recherche, menée entre 1997 et 1998 dans un quartier d’Ibadan (le faubourg d’Agbowo, comptant 40 000 habitants, principalement issus des classes moyenne et basse), montre la présence de 164 institutions chrétiennes, regroupant 24 000 fidèles ; 126 de ces organisations peuvent être classées comme « pentecôtistes » ou « charismatiques » ; au moins 60 % de ces 24 000 fidèles appartiennent ou sont associés à ces organisations de « born-again ». Dans ce groupe de 126, 87 ont été établies à Agbowo depuis 1990 (71 %), et, parmi ces 87, 50 existent seulement depuis 1995 (42 % au total). À part l’Église apostolique et les Assemblés de Dieu (Églises pentecôtistes établies au Nigeria durant l’époque coloniale), on ne trouvait pas d’établissement pentecôtiste à Agbowo avant 1980. LE DOSSIER 26 Figures de la réussite d’assurer sa mobilité sociale, et fonder une église peut être considéré avant tout comme une façon de se faire de l’argent. En effet, nombreux sont les jeunes qui nourrissent le rêve secret d’avoir leur propre église ; la floraison, au cours de ces dix dernières années, d’une troisième vague de fondations de petite structure montre que beaucoup d’entre eux ont tenté leur chance. Dans le portrait que dresse l’article de notre défunt, il y a effectivement de quoi faire rêver. D’abord et avant tout, on y trouve la richesse matérielle, avec des biens de luxe importés pour l’occasion (cercueil arrivé par avion des ÉtatsUnis, marbre d’Italie, céramiques d’Arabie). Plus loin, sont décrits les véhicules du cortège : des 4 X 4, des BMW, des Mercedes devancent la limousine six-portes couleur dorée. Vient ensuite l’inventaire des biens immobiliers de l’empire « Church of God Mission International Incorporated » (« Incorporated » ne manquant pas de faire penser à un statut d’entreprise). À part l’église proprement dite et ses nombreux bâtiments administratifs attenants, on compte un stade, un hôpital, une université privée, une banque, des résidences d’invités. De nombreux biens de la famille sont pour finir énumérés : un centre commercial, des villas de luxe au Nigeria, à Londres, aux États-Unis, des voitures de luxe de toutes marques. Et puis, on y trouve la richesse « en personnes » : les 30 000 personnes venues lui dire adieu sont à l’image des « foules » qu’il a attirées de son vivant. Idahosa est présenté comme un homme de prestige social « hautement respecté », comme un homme de pouvoir, un « puissant homme de Dieu » ayant voyagé dans de nombreux pays et qui entretenait des contacts réguliers avec des personnages appartenant à des réseaux internationaux (pasteurs de GrandeBretagne et des États-Unis). Il apparaît également comme un homme ayant eu des liens étroits avec le pouvoir politique : il aurait placé ses lieutenants comme gouverneurs civils de l’État de Bendel pendant la transition de Babangida et pendant la transition post-Abacha, mais aurait aussi compté de puissants amis dans les régimes militaires). On peut cependant déceler une pointe d’ironie. En effet, dans un des autres articles de la même page, « Pasteurs en concours de mode aux funérailles d’Idahosa », on se délecte de l’extrême précision avec laquelle sont décrits les costumes et boubous, les cravates, chapeaux et chaussures de ces hommes de Dieu qui semblent participer à un spectacle. Si cet humour était volontaire, il ferait référence au statut public hautement ambivalent de ces figures qui font la une de la presse populaire toutes les semaines, pas toujours pour la gloire de Dieu, mais plutôt pour des scandales d’argent, de sexe, de schisme ou de dissension. D’ailleurs, la mort d’Idahosa n’a pas mis fin à ses apparitions régulières à la une des journaux. La passation de pouvoir a fourni la matière à des articles Politique africaine 27 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… au parfum de scandale. On s’attendait à la reprise de son empire religieux par son pasteur-adjoint le plus fidèle (nombreux furent ses pasteurs-lieutenants partis fonder leurs propres églises à la suite de disputes et de luttes avec leur patron). Mais, à la grande surprise de tous et à la consternation de beaucoup, c’est son épouse qui a repris le contrôle de la Mission, une femme bien plus connue comme commerçante et dirigeante de centre commercial que pour sa connaissance des saintes écritures. On peut donc se demander, face à la médiatisation de ces figures de la réussite et du pouvoir, quel est le poids réel de ces dirigeants richissimes qui restent, malgré tout, marginaux dans l’évolution du pentecôtisme ? Quelles sont les répercussions de ces changements au sein de la communauté pentecôtiste et, plus largement, dans l’imaginaire populaire ? Des chercheurs ont fait état de discours et d’imaginaires pentecôtistes qui critiqueraient à la fois la « gouvernementalité du ventre » et le capitalisme, voire la « modernité » mondiale 4. Comment rendre compte de cette apparente contradiction entre de tels discours et la richesse et le pouvoir de ces dirigeants ? Quelles relations existe-t-il entre la démarche des leaders (et même des fidèles) et les autres nouveaux itinéraires d’accumulation apparus depuis la faillite des stratégies plus classiques (l’éducation, les diplômes, les liens avec l’administration, les réseaux de parenté et de patronage) ? Au Nigeria, comme dans d’autres pays du continent (voir les autres contributions de ce dossier), on observe depuis une décennie un glissement dans les catégories et les représentations sociales du pouvoir et du prestige, désormais plus orientées vers la débrouille, la ruse, l’informel, le criminel et, surtout, l’occulte ou le surnaturel 5. Jean-François Bayart constate que les nouveaux mouvements religieux « assurent la promotion sociale ou en tout cas la survie de leurs dirigeants et offrent eux aussi des points d’entrée dans l’espace public, voire le système international », et « contribuent de façon décisive au changement social et à l’insertion du sous-continent dans la société mondiale ». Il note la capacité des ces organisations à « participer à des activités 4. Voir R. Marshall-Fratani, « “God is not a democrat” : pentecostalism and democratisation in Nigeria », in P. Gifford (ed.), The Christian Churches and the Democratisation of Africa, Leiden, E. J. Brill, 1995 ; B. Meyer « Commodities and the power of prayer : pentecostalist attitudes towards consumption in contemporary Ghana », in P. Geschiere et B. Meyer (dir.), Globalisation and Identity, Oxford, Blackwell, 1999 ; B. Meyer, « “Delivered from the powers of darkness” : confessions of satanic riches in christian Ghana », Africa, 65 (2), 1995 ; R. Devish, « “Pillaging Jesus” : healing churches and the villagisation of Kinshasa », Africa, 66 (4), 1996 ; voir aussi les contributions de P.-J. Laurent, E. Dorrier-Appril, R. van Dijk, R. Marshall-Fratani et C. Mayrargue sur le pentecôtisme en Afrique, in A. Corten et R. Marshall-Fratani, Between Babel and Pentecost : Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Londres, Hurst, 2001. 5. Voir l’introduction de J.-P. Warnier et R. Banégas à ce dossier, ainsi que J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997. LE DOSSIER 28 Figures de la réussite considérées comme criminelles par la communauté internationale tout en y trouvant pour sa part une légitimité de type religieux ou politique 6 ». Comment le pentecôtisme se situe-t-il au Nigeria, étant donné les changements récents et la nouvelle image de ses dirigeants, par rapport à ce glissement et ces constats ? Ces questions seront reprises ici, de manière à dessiner les pistes d’une analyse ultérieure, nécessairement beaucoup plus approfondie. Des « hommes de Dieu »… Au début de l’explosion du pentecôtisme au Nigeria dans les années 1970, la doctrine qui primait se distinguait peu de celle prêchée dans la plupart des Églises pentecôtistes déjà présentes depuis des décennies dans les villes du Sud. Cette doctrine, que l’on appellera plus tard la « doctrine de la sainteté » pour la distinguer de la «doctrine de la prospérité», se caractérisait par la pratique d’un régime moral très strict : comme partie intégrante de sa conversion, on demandait au fidèle un examen minutieux de ses actes, paroles et pensées passés, et non seulement le repentir, mais aussi la réparation des torts causés aux autres dans sa « vie antérieure ». En outre s’imposait la nécessité de se retirer de ce « monde » en se détachant des biens matériels, des pratiques et des relations sociales en vigueur dans la société. Tout devait concourir à se préparer au second avènement du Christ, qui était imminent, en se gardant du geste, de la parole ou de la pensée qui pourraient empêcher sa « rapture 7 ». Un régime corporel très sévère était imposé au converti : semaines de jeûne, nuits de prière, abstinence d’alcool, de tabac et, surtout, de tout contact sexuel en dehors du mariage. La guérison divine, les miracles, la force de la prière et les « dons de l’esprit » (glossolalie, prophétie, etc.) qui sont au cœur de toute forme de pentecôtisme étaient, cependant, réglementés et contrôlés dans leur reconnaissance et leur utilisation. Ces Églises implantées depuis l’époque coloniale étaient dans l’ensemble très bien organisées et très confessionnelles, et présentaient une structure hiérarchique et une gestion bureaucratique semblables à celles des autres Églises protestantes. Leur public, d’âge moyen, était en général issu des classes sociales défavorisées, mais pas des plus démunies. Le « renouveau » est arrivé avec l’intensification de l’évangélisation venue des États-Unis et de Grande-Bretagne dans les années 1970, et la formation de groupes interconfessionnels d’étudiants. Ce qui a donné naissance à un mouvement charismatique de jeunes d’où sont nées une multitude de petites assemblées – les « house fellowships ». Bien que le pentecôtisme se soit présenté comme une « solution » aux problèmes et aux malheurs de toutes sortes, sa montée semble s’expliquer avant tout par la recherche d’une nouvelle subjectivité de la part de certaines catégories sociales. Les jeunes qui ont participé et donné Politique africaine 29 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… sa force au mouvement à ses débuts font partie de la génération née avec l’indépendance. Ce sont les enfants de la guerre civile, les premiers à avoir fait l’expérience de l’affaiblissement du système éducatif et de la dévalorisation des diplômes comme stratégie de mobilité sociale. C’est durant les folles années 1970, époque du pétro-naira où des « sommes colossales d’argent sont apparues comme par enchantement dans les mains de gens qui n’avaient pratiquement fourni aucun effort pour les produire 8 », qu’une situation de crise s’est déclarée au sein d’une classe moyenne qui comptait sur l’éducation, le fonctionnariat et le professionnalisme pour réussir. Le processus de délégitimisation des discours étatiques sur le développement et la « modernisation » s’est confirmé dans la décennie de crise économique et politique qui a commencé avec la chute des cours du pétrole en 1981 et avec la gestion désastreuse du pays par le régime civil de Shagari. La mise en place à fort coût social des programmes d’ajustement structurel au milieu des années 1980 a incité cette jeunesse à se qualifier elle-même de « sapped generation 9 ». Cette crise socioéconomique et politique s’est encore aggravée sous le régime militaire Abacha des années 1990. L’écœurement d’une jeunesse qui recherchait une nouvelle subjectivité en rupture avec l’emprise des structures familiales d’une part, et le comportement des « grands » et des « aînés » de l’autre, a, dans un premier temps, trouvé son expression dans la doctrine de la « sainteté ». En effet, le pentecôtisme s’impose comme un régime moral et imaginaire qui se veut en rupture avec la société, son passé, son présent et son avenir. La conversion, symbolisée par l’image de « naître à nouveau », et l’idée de salut individuel qui est au cœur de la doctrine offrent à l’individu la possibilité non seulement de changer ses relations avec le monde qui l’entoure mais, avant tout, de changer sa relation avec lui-même, son parcours passé et ses possibilités futures. La conversion est conçue comme une transformation radicale de soi par la rupture avec une « vie de pêchés ». L’expérience de cet « événement » est presque toujours décrit comme un instant émotionnellement très fort où le converti sent l’emprise sur lui d’un pouvoir qui le dépasse, qui le libère et lui donne du pouvoir. Le « choix du Christ » est donc moins une question de décision « rationnelle » de la part du converti que d’assujettissement, en quelque sorte, à un pouvoir qui s’impose à lui, 6. J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, op. cit., pp. 66-67. 7. Selon la doctrine basée sur l’Apocalypse de saint Jean, à la fin du monde, en attendant le retour du Christ et son règne de mille ans, les « sauvés » ou les « nés de nouveau » (« born-again ») seront physiquement élevés vers le ciel. 8. K. Barber, « Popular reactions to the petro-naira », Journal of Modern African studies, 38 (3), 1982, p. 435. 9. « Sapped », que l’on traduit par « sapé », fait référence à l’acronyme des programmes d’ajustement structurel, en anglais, « structural ajustement programme » ou « SAP ». LE DOSSIER 30 Figures de la réussite parfois malgré lui. La maîtresse d’un officier m’a expliqué qu’elle aimait beaucoup participer aux cultes pentecôtistes, mais qu’elle partait toujours avant l’« appel à l’autel », où l’on demande aux non-convertis de venir recevoir le Saint-Esprit et de se consacrer à Jésus. Elle avait peur d’être convertie : elle devrait alors mettre un terme à sa liaison, et donc perdre tout l’argent et les cadeaux que son amant lui offrait. Se pose alors la question des manières de réaliser le projet de transformation qu’annonce un tel « événement ». La conversion est une expérience de rupture, mais être « born-again » n’est pas un état acquis une fois pour toutes. C’est un processus d’apprentissage, où l’appréhension intellectuelle des doctrines et de l’imaginaire se fait conjointement avec l’acquisition progressive d’une série de techniques corporelles (jeûne, glossolalie) et de formes narratives (prière, louange, témoignage, prophétie). Durant ce processus, le converti passe, selon les pasteurs, du stade de l’« enfance » chrétienne à l’âge « adulte », et ce n’est qu’une fois confirmé dans ces pratiques et savoirs qu’il peut être assuré de son salut : les « bébés chrétiens » ne sont pas encore « forts dans la foi » et peuvent facilement devenir la proie des forces qui cherchent à leur voler leur salut. Ce processus de subjectivation confirme l’observation de Talal Asad, qui affirme que ce ne sont pas des symboles qui transmettent de véritables dispositions chrétiennes, mais le pouvoir : « Bien avant Foucault, saint Augustin disait clairement que le pouvoir, l’effet de tout un réseau de pratiques motivées, prenait une forme religieuse grâce aux fins vers lesquelles il était dirigé […]. Ce n’était pas la conscience qui arrivait spontanément à la vérité religieuse, mais le pouvoir qui créait les conditions nécessaires à l’expérience de cette vérité 10. » La subjectivation 11 du converti implique son assujettissement, d’une part à un ensemble de codes, de règles, de comportements plus ou moins explicites, et d’autre part à un imaginaire qui « noue, en un même faisceau, la construction de concepts organisateurs du monde d’ici-bas et de l’au-delà avec un imaginaire du pouvoir, de l’autorité, de la société, du temps, de la justice et du rêve, bref, de l’histoire et de sa vérité ultime 12 ». Les excès, les abus, l’irresponsabilité et l’égoïsme des élites du pays et la façon dont, dans cet état rentier, l’argent semble surgir de nulle part, ont contribué à l’élaboration, par ces jeunes convertis, d’un imaginaire complexe. Dans l’imaginaire pentecôtiste importé, on voit déjà l’interdépendance du « matériel » et du « spirituel ». Le pouvoir matériel est présenté comme ayant toujours une source surnaturelle (divine ou diabolique). Les jeunes convertis se sont approprié cette vision manichéenne et ses discours sur la toute-puissance du Christ, l’intervention du diable et de ses légions d’esprits maléfiques dans la vie quotidienne des individus. En premier lieu, son élaboration locale impliquait la diabolisation de la « tradition », comme dans le discours missionnaire de l’époque coloniale. La « tradition » concernait tout Politique africaine 31 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… objet, pratique médicale, rituel religieux ou social (mariages, baptêmes, prises de titre « traditionnel ») ayant une origine « africaine ». Ce rejet de l’histoire locale reflétait au niveau collectif la « nouvelle naissance » promise à titre individuel, et confirmait une vision résolument anti-nostalgique du passé. D’autre part, la réussite soudaine et spectaculaire, la consommation d’objets de luxe et la recherche du pouvoir politique étaient reliées dans cet imaginaire à la collusion avec les forces du mal, l’appartenance à des organisations occultes et secrètes et l’utilisation de pouvoirs sorciers. Bien avant l’apparition d’une obsession publique pour les pouvoirs occultes, secrets et surnaturels durant les années 1990 (voir la contribution de B. Meyer dans ce dossier), on voit surgir, dès la fin des années 1970, une floraison de récits pentecôtistes racontant avec force détails macabres les pactes passés avec le diable, les esprits malins et les pouvoirs sorciers, qui se soldent toujours par l’acquisition d’immenses richesses, de réussite sociale et de pouvoir. Le combat contre ces pouvoirs maléfiques incarnés par les objets de luxe et les comportements « sorciers » se faisait d’abord dans l’esprit et la conscience du converti, considérés en quelque sorte comme le terrain de bataille entre les forces du bien et du mal. Au prix d’une lutte à l’intérieur de lui-même pour se dépasser, il se « consacrait » à un pouvoir supérieur qui impliquait son assujettissement au complexe pentecôtiste. L’assujettissement résulte ainsi d’un travail quotidien de soi sur soi, aussi bien en rapport avec le corps, les objets de la culture matérielle, qu’avec les textes, les doctrines, les codes et les règles explicites. Dans la doctrine de la « sainteté », ce travail devait exprimer avant tout une recherche de purification personnelle, et un affranchissement des corruptions de ce monde. C’était dans cet état de pureté spirituelle et corporelle que le salut était possible, que l’« élection » du croyant était assurée. Puisque le converti ne devait pas rechercher la réussite matérielle mais une nouvelle relation avec lui-même et avec les membres de son entourage, il ne devait pas être affecté par les difficultés matérielles. Il savait que son salut lui était réservé au-delà. On critiquait souvent ces jeunes à cause de leur zèle religieux et de leur négligence à l’égard des obligations sociales, de leur refus de participer pleinement à ce monde. Un pasteur anglican m’a fait part de ses réactions : « Je regardais ces jeunes débraillés qui passaient leurs nuits à prier au lieu de préparer leurs examens […]. Ils ne voulaient pas travailler – ils ne pensaient 10. T. Asad, Genealogies of Religion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1993, p. 35. 11. Voir M. Foucault, « Pourquoi étudier le pouvoir ? La question du sujet », et « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, notamment p. 303. Voir aussi Histoire de la sexualité, vol. 3, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984. 12. J. A. Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988, p. 27. LE DOSSIER 32 Figures de la réussite qu’à lire la Bible et prêcher 13 ». Cependant, la protection du Christ impliquait aussi sa protection ici-bas contre la maladie, les malheurs, les échecs, la mort. Seulement, elle était le fruit d’un travail sur soi, pas son but principal. En même temps, au sein des Églises et des fellowships, des réseaux d’entraide et de clientèle se formaient, offrant de nouvelles possibilités professionnelles et financières aux jeunes convertis qui, après tout, ne pouvaient vivre continuellement comme « des oiseaux ou des fleurs des champs ». La réputation de rigueur morale dont ils jouissaient, au moins durant la première décennie du renouveau, faisait d’eux des candidats à l’embauche recherchés par les entreprises privées et les particuliers. Ce « vent de l’Esprit-Saint », même s’il ne s’est jamais totalement essoufflé, s’est vu transformé en moins d’une décennie au sein de cette même génération devant qui s’ouvrait la possibilité de réussir socialement et matériellement, tout en gardant une distance critique par rapport à la corruption du monde. D’un groupe plutôt marginal de peu d’influence, le mouvement pentecôtiste, toutes tendances confondues, est devenu l’une des principales références sociales et culturelles dans les villes du Sud. Leur devise « Nous sommes des gagnants » s’avère assez juste en ce qui concerne l’occupation de l’espace public. Cette évolution implique des changements dans l’imaginaire pentecôtiste et dans le processus de subjectivation, et met en évidence une nouvelle relation entre les pratiques quotidiennes des convertis, le statut des nouveaux pasteurs, et des changements plus généraux dans l’imaginaire social de la réussite et du pouvoir. … aux « escrocs des Dieux » C’est de ces mêmes petits groupes de jeunes des classes moyennes que sont issues une grande partie des Églises de la « nouvelle vague », et c’est au sein de ces groupes que s’est implantée, au milieu des années 1980, la doctrine de la prospérité. Cette doctrine, un mélange de textes bibliques et de psychologie populaire américaine du genre « self-help » et « personal empowerment », assurait le converti des promesses de Dieu quant à sa réussite et à sa victoire sur toutes les forces (considérées en général comme des forces spirituelles maléfiques, commanditées par le diable) qui œuvraient contre la réalisation de ses aspirations. Le salut (comme la perdition) se trouve dans le monde, ici et maintenant, et, en se consacrant au Christ, on devient des « gagnants ». La démarche de ces jeunes « pasteurs en herbe » incluait la recherche de liens avec les réseaux pentecôtistes transnationaux. Ceux qui ont réussi ont souvent été ceux qui ont eu la chance de passer des mois ou même des années dans des organisations pentecôtistes nord-américaines. Bien que l’apport de ces orga- Politique africaine 33 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… nisations soit plus symbolique que matériel (les apports matériels se résumant en général à quelques livres et cassettes et à des sommes relativement modiques destinées à aider à l’implantation de leurs Églises), cette expérience leur a appris, en même temps que la nouvelle doctrine et de nouvelles techniques d’évangélisation, d’autres styles de vie, de vocabulaire et de gestuelle. Certains fidèles déclarent que cette « modernité » est l’un des éléments décisifs de leur capacité à attirer un public de jeunes en quête d’une nouvelle façon de vivre leur spiritualité et d’exprimer leur subjectivité, sans pour autant sacrifier leurs rêves d’ascension sociale et de réussite matérielle. En effet, ces jeunes « bintoo 14 » se sont efforcés de reproduire, autant que possible, les espaces, l’esthétique, les façons de faire qu’ils avaient trouvés outre-Atlantique – la propreté, la ponctualité, l’excellence technique, l’ordre, la maintenance du matériel –, créant ainsi des espaces où le croyant pouvait se sentir « ailleurs », donc déjà engagé dans un processus de changement. Avec cette nouvelle vague, on constate des changements assez importants dans l’organisation et la gestion des églises jusque dans la conception même de l’Église. Au lieu de bâtir des structures permanentes, on voit des organisations investir des lieux publics, louer des espaces tels que des cinémas, des hôtels, des restaurants. La construction d’un certain nombre d’églises de luxe, climatisées, avec circuit interne de télévision, matériel informatique et audiovisuel haut de gamme, instruments de musique électroniques dernier cri, renforce une tendance à transformer les églises elles-mêmes en lieu de spectacle plutôt qu’en espace de solidarité sociale. Une grande mobilité de la part des fidèles qui vont d’Église en Église, et l’importance, dans la vie religieuse, des petites structures trans-confessionnelles (« prayer groups » ou « house fellowships »), procèdent d’un changement d’imaginaire qui n’est pas sans liens avec l’utilisation croissante des médias électroniques et l’accent mis sur les relations transnationales, qui privilégient un imaginaire de relations transversales entre fidèles et entre églises. Par ailleurs, la gestion des recettes financières et des investissements immobiliers apparaît de plus en plus du seul ressort du fondateur-dirigeant. Souvent, ses fonds propres et ceux de son Église se confondent, au vu et au su de ses fidèles, révélant la mise en place d’une nouvelle sorte d’entreprise qui jouit, malgré les critiques, d’une certaine légitimité, non seulement aux yeux des fidèles mais aussi au regard de la loi nigériane. Une décision de justice fut prise en 1998 en faveur de la famille d’un dirigeant religieux décédé à Lagos 13. Entretien avec Charles Williams, délégué de la Christian Association of Nigeria, avril 1992. 14. De « been to » : « ayant été dans » un pays occidental. LE DOSSIER 34 Figures de la réussite contre ses fidèles qui occupaient des immeubles construits par la communauté religieuse. On l’a vu, la majorité des ressources pentecôtistes ne provient pas des réseaux transnationaux. Bien qu’il soit extrêmement difficile de se procurer des chiffres, même approximatifs, je suis convaincue que plus que 80 % des revenus sont produits localement. En avril 1998, à une soirée de culte spéciale à l’église « Tabernacle de la Gloire » d’Ibadan, où officiait un pasteur de renom venu de Lagos pour l’occasion, plus de 11 millions de nairas (740 000 FF ou 140 000 US $) furent engagés au moment des « offrandes ». Au cours des trois jours suivants, quelque 7 millions de nairas (460 000 FF) avaient déjà été payés, les billets remplissant d’énormes boîtes en carton. Mon assistant avait reconnu dans l’assemblée un de ses maîtres de conférences, dont le salaire mensuel ne dépassait pas 7 000 nairas ; celui-ci s’était engagé à donner 5 000 nairas. Apparemment, le pasteur invité est rentré à Lagos avec 60 % des fonds récoltés. Des gens viennent aujourd’hui à l’église dans l’attente d’un miracle, surtout financier. Pour aider à la réalisation de ce miracle, on leur demande sans cesse de donner de l’argent pour le travail de Dieu, un investissement qui leur sera rendu, selon un texte biblique, « au centuple ». La dîme (10 % des revenus mensuels) est de rigueur. Beaucoup des livres et des tracts qui sont publiés et vendus expliquent comment procéder pour réunir les éléments propices au miracle de la prospérité, démontrant qu’il ne suffit pas simplement de « marcher avec le Christ ». En plus des dons pour le « travail de Dieu », il faut apprendre comment épargner, établir et suivre un budget, et investir intelligemment. La réussite financière n’est pas soumise aux valeurs d’une économie de redistribution basée sur la parenté, même si une certaine forme de redistribution restreinte s’opère entre fidèles. Les « bénédictions » financières sont personnelles et, bien que leur acquisition dépende du rejet de comportements antisociaux tels que le mensonge, la tricherie, le vol, la médisance, l’adultère, la jalousie, on n’est nullement poussé à partager sa richesse avec la famille élargie, surtout si ses membres ne sont pas convertis. L’argent doit être dépensé pour le travail de Dieu, et pour gagner la bataille mondiale contre Satan. Alors qu’ils avaient auparavant un comportement plutôt « sectaire », les fidèles doivent désormais s’ouvrir au monde pour le convertir et pour mener cette « guerre mondiale contre Satan ». L’accent mis sur les « miracles » de prospérité, de santé et de réussite implique une nouvelle relation entre expérience de la conversion et conception du salut. Le retrait du « monde » et un comportement en contraste avec celui du commun des mortels sont le moyen de réaliser au quotidien la rupture que la conversion annonçait, et le salut est différé jusqu’au proche retour du Christ. Étant donné que, dans la doctrine de la prospérité, la réalisation de cette rupture ne se fait pas par un rejet du Politique africaine 35 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… « monde », on doit l’introduire dans le monde par l’élaboration d’un projet de transformation du monde lui-même. Le salut de chaque individu dépend de la conversion de tous, et l’expérience individuelle de transformation devient un projet communautaire à fortes tendances théocratiques. L’évangélisation devient en quelque sorte la garantie d’un salut terrestre. Tant qu’il y a des « infidèles » à sauver, le diable rôde. On assiste ainsi à la création d’une sorte d’« impératif de narration » par lequel des récits très personnels de souffrance, de malheur, de victoire miraculeuse, de rêves et d’espoirs sont rendus publics. Ce processus, par lequel sens et légitimité publics sont donnés à une expérience privée, aide non seulement à la consolidation d’un imaginaire collectif, mais constitue le mode central de passage entre le profane et le sacré. Cet impératif donne naissance à un langage commun composé des formes narratives standardisées telles que le témoignage, le prêche, les visions et les prophéties, mais incluant des rituels corporels, comme la délivrance, les styles d’habillement, une gestuelle, des manières de parler. Dans la nouvelle vague, l’argent est devenu l’objet le plus signifiant dans la création d’un langage commun, vu à la fois comme le mode d’organisation des Églises et le moyen de rentrer en contact avec Dieu. C’est l’objet symbolique par excellence qui lie la lutte pour l’espace public et la communication individuelle avec le sacré 15. Mais la doctrine de la prospérité, avec la démocratisation des dons spirituels et les changements institutionnels qui l’accompagnent, ne s’est pas implantée d’un seul coup, et son arrivée a suscité de vifs débats au sein de la communauté et dans un public plus large. Par exemple, la fondation d’une Église à Lagos en 1987 par le jeune Chris Okotie, ex-étudiant en droit ayant par la suite fait fortune comme vedette d’afro-pop, à fait beaucoup de bruit. Comment était-il possible qu’un homme ayant fréquenté un tel milieu de pêcheurs, qui, de surcroît, portait ses cheveux permanentés en « jerry curls » puisse prétendre accomplir le travail de Dieu ? Bien que cette nouvelle vague ait vite gagné du terrain, aujourd’hui encore elle est loin de faire l’unanimité. Sa progression a été lente, et ne s’est pas faite partout – elle est nette surtout à Lagos, et dans les grandes villes de l’Est. Entre 1980 et 1990, on assiste à un relâchement progressif des consignes et des codes stricts associés à la doctrine de la sainteté plutôt qu’à un changement radical. Il faut dire que la multiplication des « empires » comme celui d’Idahosa était impensable avant le début des années 1990. Mais, même dans les Églises les plus rigoureuses, on voit s’opérer une certaine ouverture. Par exemple, celle de W. F. Kumuyi, fondée dans son salon à la fin des années 1970 alors qu’il était encore maître de conférences en mathé- 15. Voir l’introduction de A. Corten et R. Marshall-Fratani, Between Babel and Pentecost…, op. cit. LE DOSSIER 36 Figures de la réussite matiques à l’université de Lagos, reste toujours fidèle à la doctrine, à la structure et au modèle d’organisation des Églises « de la sainteté ». Il est intéressant de noter que, malgré la réussite spectaculaire de certains des dirigeants ayant adopté la doctrine de la prospérité, et l’image qui l’accompagne (consommation ostentatoire, adoption de titres prestigieux du genre « évêque », « archevêque » ou « docteur », voyages autour du monde), le « pasteur » Kumuyi reste très modeste dans ses paroles, son style de vie et ses apparitions publiques. Pourtant, son Église est devenue la plus grande organisation pentecôtiste du Nigeria, avec de nombreuses « missions » dans d’autres pays d’Afrique, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au début, dans son Église, la « Deeper Life Bible Church », il était interdit de consommer du Coca-Cola, de regarder la télévision et, pour les femmes, de se défriser les cheveux, de s’éclaircir la peau, de porter des bijoux, du maquillage, du vernis à ongles, des pantalons, des robes trop courtes ou décolletées. À la fin des années 1980, il animait un programme de télévangélisme, et même si, aujourd’hui, les femmes doivent toujours se couvrir la tête à l’intérieur de l’église, on ne se fait plus fustiger à cause d’une boucle d’oreille ou d’une voiture trop voyante. Lors de la réunion annuelle de la « Pentecostal Fellowhip of Nigeria » en 1991, la discussion portait presque exclusivement sur la façon dont les femmes devraient s’habiller, à la grande irritation des organisateurs qui avaient d’autres questions, plus urgentes, à traiter. Aujourd’hui encore, on peut juger du degré de pénétration de la doctrine de la prospérité simplement en regardant la manière dont les femmes sont habillées, et si elles se couvrent ou non la tête pendant le culte. Les questions de style de vie, de consommation et de richesse sont toujours au cœur des disputes doctrinales et confessionnelles, qui sont presque aussi virulentes aujourd’hui qu’à l’arrivée de la nouvelle vague. Pour l’opinion publique, la presse, et même une partie significative de la communauté de « born-again », l’accumulation privée à outrance au nom de Dieu, la consommation ostentatoire, bref, l’écart qui ne cesse de se creuser entre ces « grands » religieux et leurs fidèles ne se conjuguent pas avec la doctrine de renouveau et de renaissance personnelle selon un régime moral s’affirmant en rupture avec ceux en vigueur dans la société. En effet, ces changements ne se font pas tellement dans la doctrine de base ni dans le régime moral que celle-ci exprime. Ils s’opèrent d’abord dans les attitudes à l’égard de la culture matérielle, de la richesse et des activités impliquant la fréquentation des milieux « non sauvés » – soit une ouverture vers l’activité politique, auparavant proscrite. Mais ils entraînent des changements importants dans l’imaginaire pentecôtiste, notamment dans la conception du salut individuel et du pouvoir divin. Même si ces pasteurs roulant en Mercedes Benz restent minoritaires et controversés, les changements qui ont accompagné leur réussite ont eu des effets à travers Politique africaine 37 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… toute la communauté pentecôtiste, et même au-delà. Si l’accent n’est pas toujours mis sur les miracles de la prospérité, un nouvel imaginaire s’est installé, qui ne met plus en avant l’importance accordée au travail individuel de soi sur soi pour obtenir le salut dans l’autre monde. Depuis que le salut est conçu comme accessible ici et maintenant, on assiste à un glissement dans l’imaginaire du pouvoir divin. Partout, on insiste désormais sur le pouvoir miraculeux surnaturel qui agit sur l’individu, souvent malgré lui, et en dépit de ses actions quotidiennes. Comme je l’ai noté plus haut, les chrétiens pentecôtistes sont produits par une puissante constellation transnationale de discours, techniques et ressources matérielles et symboliques. Mais, avec les changements survenus dans l’organisation et la structure des Églises, et l’accent mis sur les miracles matériels, on voit s’opérer un glissement dans l’importance accordée aux techniques de soi, surtout celles liées à l’ascétisme. Tout d’abord, le contrôle qu’exerçaient les pasteurs sur la vie quotidienne de leurs fidèles s’est considérablement affaibli. Avec la fondation d’Églises par milliers, sur un simple « appel de Dieu », l’orthodoxie rituelle et morale s’est ouverte à des pratiques hétéroclites et souvent contradictoires, et s’est diluée de fait, au point de ne plus faire l’objet d’un contrôle de la part des pasteurs et de leurs organisations. Le changement dans la conception même de l’Église, avec l’accent mis sur des relations transversales et transnationales, fait aussi qu’en tant qu’institution de contrôle et de surveillance, leurs pouvoirs se sont considérablement réduits. D’autre part, la relation entre la mise en œuvre des techniques de soi et l’expérience du pouvoir divin devient de plus en plus problématique. Seule une petite partie des convertis peuvent évoquer les faveurs de Dieu sous la forme d’une réussite ou d’un miracle à la hauteur de leurs espérances. Désormais, il devient évident que cette théodicée ne peut ni expliquer ni résoudre toutes les souffrances vécues ici-bas. Si le salut peut être de ce monde, l’échec doit s’expliquer autrement que par des manquements dans ce travail sur soi. D’autant plus que le comportement des pasteurs, qui ont pourtant l’air d’avoir obtenu ce salut, est souvent loin d’être exemplaire. Ces « réseaux de pratiques motivées » par lesquels la présence de Dieu se manifeste semblent de moins en moins efficaces. Le pouvoir divin se montre de plus en plus ambivalent, de plus en plus capricieux et de plus en plus difficile à atteindre par un travail sur les gestes, paroles, pensées, actes rituels et quotidiens des convertis. Cela explique l’importance et l’omniprésence croissantes, dans l’imaginaire, de l’état de guerre spirituelle et des maléfices qui s’interposent entre le converti et l’accès à la réussite, à la santé, bref, au salut. On estime aujourd’hui que ces mauvais esprits sont capables d’agir contre le fidèle malgré une vie sans tache. Auparavant, comme en témoignait un ancien « disciple de Satan », les born-again étaient protégés d’office : « Les chrétiens born-again ont des pouvoirs divins LE DOSSIER 38 Figures de la réussite autour d’eux que nul pouvoir démoniaque ne peut percer », disait-on 16. Mais, aujourd’hui, on fait état de contacts nuisibles que l’on aurait pu avoir avec des esprits maléfiques sans même le savoir, par les rêves, la nourriture et les objets du marché, les contacts physiques anodins dans les lieux publiques, des « pactes » qui auraient été scellés par des parents, même éloignés de plusieurs générations, ou par la pratique de rites traditionnels. Tout un ensemble de livres et de textes que l’on incite le nouveau converti à lire mettent en garde contre les pièges du malin. Il y a ceux qui donnent le mode d’emploi de l’interprétation des rêves : la façon de les examiner pour déceler les signes de l’opération de tel ou tel pouvoir spirituel maléfique, les prières à dire et les positions corporelles à prendre en les disant selon que l’on a rêvé d’eau, de nourriture, de relations sexuelles… Un livre a retenu plus particulièrement mon attention : Les Officiers sataniques de l’immigration 17. On peut y lire que ces derniers sont « des esprits d’empêchement » qui bloquent « le flux des miracles, les bénédictions, le progrès des enfants de Dieu, leur promotion et les réponses à leurs prières ». L’auteur raconte comment ces légions d’esprits d’empêchement (selon lui, ils sont plus de 50 000) sont autant de « barrages de police » où l’on vous demande « wetin you carry ? » (Qu’est-ce que vous avez à déclarer ?) pour le saisir. La seule solution est la délivrance (l’exorcisme), une procédure qui s’est de plus en plus banalisée. Certains pasteurs se spécialisent dans ces techniques, ouvrant des « cliniques » où les « patients » qui n’arrivent pas à « prospérer », malgré leur engagement dans une vie chrétienne, peuvent venir se faire délivrer des démons. Il est intéressant de noter que les livres publiés dans les dix dernières années font moins état qu’avant des dangers inhérents aux objets de luxe et au style de vie des riches. On peut y voir la tentation, de la part des pasteurs, de reprendre le contrôle de leurs fidèles, bien que le « don » de « discernement » des esprits diaboliques, et le pouvoir de les exorciser, soit en principe à la portée de tout converti. Les born-again qui réussissent, ou ceux qui veulent « blanchir » une réussite déjà acquise, affichent maintenant leur « élection » et la transformation de leur « nouvelle vie » par la réussite matérielle et la consommation ostentatoire. Dans ces cas-là, comment peut-on les distinguer de ceux qui ont réussi par le pêché et par le pouvoir diabolique ? La même question vaut pour ces « puissants hommes de Dieu ». La relation directe avec le pouvoir de Dieu, dont ils se vantent, en quelque sorte, d’être l’incarnation, est perçue comme étant à l’origine de leur capacité à attirer les foules, à guérir les malades, à procurer miraculeusement richesse et réussite. Cette relation devient de plus en plus ambivalente. En effet, d’une part il ne s’agit pas, dans la nouvelle vague, d’une poignée d’individus dotés d’un charisme à la Weber, mais de la véritable démocratisation du pouvoir spirituel, et donc, en quelque sorte, de sa dilution. Politique africaine 39 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… On assiste à une surenchère en matière de miracles « accomplis » par des pasteurs redoublant d’imagination pour se distinguer : « guérisons » du sida et résurrections se multiplient. D’autre part, l’absence d’organisations puissantes pouvant imposer et renforcer une orthodoxie, ainsi que l’accréditation des dirigeants, joue également contre l’exclusivité du statut d’« élu de Dieu ». Leur position devient de plus en plus ambiguë aussi et surtout parce que, à la place des signes spirituels d’élection qui renforceraient une rupture avec le monde tel qu’il est, et donneraient tout son poids symbolique à l’imaginaire d’une « nouvelle naissance », on a mis l’accent sur les signes matériels et les moyens miraculeux de les acquérir. L’importance de l’argent dans le langage du salut et l’organisation des Églises introduit une profonde ambivalence, parce que, même « purifié », en quelque sorte, par les doctrines et les rituels, il reste profondément chargé de sens contradictoires et ambivalents. Comme le dit J.-P. Dozon, « c’est l’argent qui entraîne les gens à se jalouser et à se détruire, à s’abandonner au fétichisme et à la sorcellerie : l’argent est en quelque sorte le premier fétiche, un fétiche qui ne mène pas forcément au bonheur 18 ». La réussite de certains fidèles, et surtout celle des dirigeants, semble suivre un modèle qui est difficile à distinguer de celui que l’on trouve dans les récits et les rumeurs populaires de pouvoirs occultes maléfiques et d’enrichissement par des moyens secrets, illicites, voire surnaturels. L’attaque, par une foule en colère, d’une « Église de prospérité » dans la ville d’Owerri en 1996 19 témoigne de la confusion qu’il peut y avoir entre l’itinéraire d’accumulation et de réussite des pasteurs, et les parcours d’une nouvelle génération de jeunes « hommes d’affaires » richissimes. Ces derniers, qui comprennent aussi les confidence tricksters connus sous le nom de « 419 men 20 », sont soupçonnés d’avoir fait fortune non seulement par des moyens criminels, mais aussi par des sacrifices rituels d’êtres humains, d’horribles trafics de corps humains dépecés, des contacts avec des sociétés et des cultes secrets, et des pactes avec de puissants sorciers ou d’autres esprits diaboliques. On n’est pas étonné d’apprendre que les mêmes accusations sont portées contres les élites politiques et 16. J. O. Balogun, Redeemed from the Clutches of Satan. Former Head of Seven Secret Cults, Now an Evangelist, Lagos, Noade Nigeria, s. d., p. 10. 17. S. A. Arowobusoye, Satanic Immigration Officers, Gospel Teacher’s Chapel Publications, Ibadan, 1996, p. 16 et 21. Un autre de mes favoris est, de A. O. Akoria, Spiritual Barbers and Barbing Saloons, Christian Sapele, Life Publications, 1998. 18. J.-P. Dozon, La Cause des prophètes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 166. 19. Voir l’analyse de D. Smith, « “The Arrow of God” : pentecostalism, inequality and the supernatural in southeastern Nigeria », Africa, à paraître. 20. Du numéro 419 de l’article du code pénal traitant des escroqueries et des abus de confiance. LE DOSSIER 40 Figures de la réussite militaires. À la mort d’Abacha, des « découvertes » aussi macabres que celles détaillées ci-dessous ont captivé l’imagination populaire pendant des semaines. À Owerri, le drame a commencé avec le passage, à la télévision, d’images d’un homme venant d’être arrêté, tenant une tête d’enfant récemment coupée. L’émission s’est achevée sur un appel lancée par la police pour aider à l’identification de l’enfant. Le lendemain, on retrouvait le corps dans l’hôtel, tenu par un riche homme d’affaires, où travaillait l’homme arrêté. Très vite, les choses se sont emballées ; la foule a incendié l’hôtel, ainsi que plusieurs autres et des entreprises appartenant à des « nouveaux riches » de la ville. Les attaques ont continué le lendemain, à la suite de rumeurs faisant état d’autres découvertes macabres – un corps humain « rôti » dans la propriété d’un jeune milliardaire d’Owerri, et, dans l’enceinte de l’église pentecôtiste qu’il fréquentait, appartenant à l’Overcomers Christian Mission, des crânes humains enterrés, ainsi qu’une marmite de « soupe au poivre et à la chair humaine ». La résidence et les entreprises du milliardaire ont été incendiées, ainsi que l’église, la maison de son pasteur et encore d’autres églises pentecôtistes. Avant que l’armée nigériane n’intervienne pour rétablir le calme, plus de 25 bâtiments et des douzaines de véhicules avaient été incendiés. Comme le précise Daniel Smith dans son analyse de ces événements, « dans les récits populaires et l’importante couverture de presse de ces incidents, les émeutes d’Owerri étaient présentées comme une purification religieuse. La destruction des biens était vue comme une révolte populaire contre une association de fléaux : enlèvements d’enfants, meurtres rituels, et enrichissement facile ». La confusion entre le pouvoir du Christ et le pouvoir du diable, à travers leurs multiples incarnations dans des personnes, objets, rêves et pratiques, est partout latente dans l’imaginaire pentecôtiste. Avec toutes ses légions d’esprits diaboliques aux prises avec le Christ, le pentecôtisme se révèle être un étrange monothéisme. Les changements survenus avec le succès de la nouvelle vague n’ont fait qu’exacerber et rendre plus visible encore cette ambivalence. Ce sont peut-être des « escrocs de Dieu », des « faux prophètes », mais, pour les sceptiques et les critiques comme pour les fidèles, ce sont avant tout des hommes dotés d’un pouvoir non seulement matériel, mais surtout surnaturel. Le « pouvoir du Bien » et les « pouvoirs du Mal » occupent le même champ de bataille et, dans la mêlée, on a de plus en plus de mal à tracer des lignes de front. Cette interpénétration se trouve résumée par une question d’un journaliste, dans un article sur le pasteur T. B. Joshua, qui se vante d’avoir guéri des malades du sida. Des milliers de gens, dont des Européens, sont arrivés chez lui dans l’espoir d’un miracle. Une équipe de la BBC est même venue enquêter sur ses allégations. Mais, comme l’écrit notre journaliste, « une grande question demeure : d’où vient son pouvoir ? De Dieu ou des dieux 21 ? ». Politique africaine 41 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… Les pouvoirs ambivalents de la modernité Il reste à clarifier la position du pentecôtisme par rapport à la question épineuse de « la domestication de la modernité 22 ». Dans les discours et l’imaginaire pentecôtistes, l’importance accordée aux objets et aux pratiques de la culture matérielle des « Blancs », ainsi que les modèles et les promesses de réussite véhiculées d’abord par la colonisation, puis par la globalisation, ont donné lieu à des analyses qui situent l’essor du pentecôtisme par rapport à sa capacité de formuler une réplique locale des modèles occidentaux. Comme le démontre Joseph Tonda, la plupart de ces analyses de la « domestication » de la modernité empruntent le même chemin, même si, au premier regard, les démarches semblent quelque peu opposées 23. À l’instar des discours sur la « modernité » de la sorcellerie 24, ces analyses gardent intacte « la différence culturaliste instituée entre le Dieu chrétien et le génie sorcier du paganisme, pourtant parties prenantes de la même contemporanéité et des mêmes “structures de causalité”, notamment dans les Églises de guérison 25 ». Si cette différence apparaît comme essentielle dans les discours sur le salut, le pouvoir et la réussite, elle est très difficile à établir. Il est facile de ne pas croire aux professions de foi anti-sorcières des dirigeants, et même des croyants pentecôtistes, surtout quand l’argent et le pouvoir deviennent les enjeux principaux. Cette difficulté que l’on a « à croire en cet état de converti » provient en premier lieu d’une fausse opposition entre « modernité » et « tradition », entre pouvoir de Dieu et pouvoirs sorciers. Comme le dit J. Tonda, si l’on pensait l’autochtone ordinaire capable « de s’aliéner complètement cette disposition qui le définit comme autre, la concession de l’indigénisation, principe ethnocentriste par excellence, n’aurait pas été nécessaire 26 ». À l’opposé d’une telle position, Tonda soutient que « le Dieu historique de la mission civilisatrice et le génie sorcier, en tant que réalités symboliques inscrites dans la dynamique historique et marquées par l’ambivalence, ne se définissent pas […] dans une 21. The Week, 13 avril 1998. 22. Pour ce faire, je vais reprendre et discuter les arguments de l’article de J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », Politique africaine, n° 79, octobre 2000, pp. 48-65. 23. Voir P. Geschiere et M. J. Rowlands, « The domestication of modernity : different trajectories », Africa, 66 (4), 1996. 24. Voir P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995 ; J. et J. Comaroff (dir.), Modernity and its Malcontents, Chicago, University of Chicago Press, 1993. 25. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 48. 26. Ibid., p. 50 LE DOSSIER 42 Figures de la réussite relation d’extériorité irréductible en Afrique. C’est une seule et même puissance que symbolisent Dieu, le génie sorcier, les marchandises de luxe et la coalition de forces agressives de l’imaginaire de la “modernité africaine” 27 ». Au regard des études passées, une telle proposition semble quelque peu hérétique. En effet, le pentecôtisme comme les autres mouvements charismatiques ou « syncrétiques » sont souvent décrits comme présentant une revanche africaine sur l’impérialisme occidental. Si Devish ne parle pas spécifiquement des pentecôtistes, ces derniers appartiennent incontestablement aux « Églises charismatiques » qu’il a étudiées. Pour lui, celles-ci « représentent, en partie, une réponse à l’intrusion coloniale belge, l’État moderne et le consumérisme capitaliste. Elles essaient de renverser les modèles étrangers de la modernité et de guérir les plaies psychosociales infligées par l’occupation et le “blanchissement” effectué par les écoles et les Églises chrétiennes 28 ». Cette démarche reprend un vieux thème de l’étude du christianisme en Afrique, celui de son caractère superficiel. Les pratiques « africaines » seraient autant de « génies païens » que, « même converti au christianisme, l’Africain garde sous le coude pour, selon l’expression de A. Mbembe, “déconstruire” l’absolu occidental », et qui finissent par l’« envelopper » et l’« étouffer 29 ». De ce point de vue, « non seulement Dieu et le génie sorcier sont pensés en général comme irréductiblement hétérogènes, mais en plus, la dynamique de Dieu en Afrique, par prophètes et “convertis” interposés, ne serait en réalité que la dynamique d’une Afrique païenne, indocile et donc sorcière, prompte à contrecarrer le Dieu chrétien 30 ». Dans d’autres approches plus nuancées, le pentecôtisme semble représenter une réponse ambivalente aux modèles de modernité qu’incarnent les états coloniaux et postcoloniaux, les discours missionnaires, l’éducation, et le marché capitaliste. En quête de modernité mais soucieux d’éviter les dangers qu’elle représente, les individus embrassent le pentecôtisme comme solution « médiane » offrant une rupture avec la « tradition » en même temps qu’un discours « critique » sur la modernité. Les biens de luxe sont dangereux, selon B. Meyer, à cause de leur « origine étrange » dans le marché du capitalisme mondial. Le diable et ses suppôts y sont associés et symbolisent l’économie capitaliste dans les discours pentecôtistes, qui se posent ainsi en critiques de cette économie. Cependant, il n’est pas évident que cette approche soit différente de la précédente. Comme le dit Tonda, « la puissance d’étouffement du génie sorcier se trouve renforcée par une coalition de forces absolument redoutables et mises sur le même plan : les démons, le Diable, les fantômes, les dieux non chrétiens et les marchandises de luxe occidentales qui les symbolisent. […] La conspiration pour déicide en Afrique aurait ainsi, comme à l’époque de Judas, des complicités dans l’entourage même de Dieu : les démons, le Diable, et les marchandises, arrivés en Afrique en compagnie de Christ 31 ». Politique africaine 43 Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes… Il est tentant de voir, dans l’évolution du pentecôtisme au Nigeria et les changements dans les imaginaires de la réussite et du pouvoir, les effets d’une telle emprise des logiques sorcières. Au départ, on semble avoir affaire à un mouvement chrétien « purificateur » très classique qui explique les malheurs du présent – en l’occurrence la réussite de quelques individus et le désespoir des autres – par les logiques sorcières du passé, et qui insiste sur une rupture totale avec un tel passé. L’instauration d’une éthique puritaine, un retrait « sectaire » et l’élaboration d’un imaginaire mystique en réponse aux déceptions de ce monde le placent dans la tradition d’un « fondamentalisme » purificateur, et semblent être les garanties de son « incorruptibilité ». On voit cependant ce mouvement gagné progressivement par les mêmes pratiques sorcières et par les mêmes forces d’« indocilité » qu’il était censé éliminer. Une telle interprétation ne peut cependant tenir que si l’on refuse de voir dans ce mélange de logiques sorcières et de logiques chrétiennes une revanche africaine, définie en termes culturalistes, sur une modernité occidentale. Il faut considérer, comme le fait Tonda, le génie sorcier et le Dieu chrétien comme « à la fois des composantes et des symbolisations d’un système unique » qui s’appelle la modernité. Ils ne sont pas en tant que tels dans une relation d’extériorité ni dans une relation d’opposition absolue. Le capital sorcier et le « génie du Blanc, indifféremment génie du Christ, de l’argent, de la science, de la technique, de la sorcellerie, de l’État colonial et néocolonial 32 », font partie, dans l’Afrique d’aujourd’hui, d’une seule et unique force. La présente étude démontre bien le processus de reproduction décrit par Tonda. D’abord, le pasteur pentecôtiste « aide involontairement à reproduire le capital sorcier » en luttant contre les forces sorcières, créant ainsi une insécurité qu’il ne peut contrôler que provisoirement. À travers les gestes de guérison et les autres «miracles» censés remplacer le « charlatanisme sorcier », ces pasteurs apparaissent dotés des mêmes pouvoirs magiques extraordinaires, et donc sorciers. S’ils n’accroissent pas le nombre réel des activités sorcières, ils font croire à leur multiplication, et utilisent cette croyance pour leur réussite. La diffusion par les médias de témoignages pentecôtistes et, plus tard, de films vidéo sur les agissements des pouvoirs sorciers et diaboliques est sûrement pour beaucoup, depuis dix ans, dans l’obsession générale envers les pouvoirs occultes des villes du sud du Nigeria. Le troisième 27. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 51 28. R. Devish, « “Pillaging Jesus”… », art. cit., p. 555. 29. R. Otayek et C. Toulabor, « Innovations et contestations religieuses », Politique africaine, n° 39, septembre 1990, pp. 109-123. Voir aussi A. Mbembe, Afriques indociles, op. cit., pp. 7-24. 30. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 50. 31. Ibid., p. 50. 32. Ibid., p. 65. LE DOSSIER 44 Figures de la réussite aspect de cette reproduction est le processus d’individualisation que la conversion, en instaurant une relation directe entre Dieu et le croyant, doit encourager. L’individualisme est aussi intimement lié « au capital sorcier, basé lui aussi sur l’exacerbation de l’individu et sur sa relation personnelle et directe avec les forces surnaturelles 33 ». Il entre également dans cette reproduction « la relation étroite établie entre les valeurs matérielles, sources de fascination, de convoitise et de jalousie », donc de potentiel sorcier, « et le travail de Dieu ». Dans notre cas, ce lien est fait explicitement, que ce soit dans la démarche des « saints hommes » ou dans celle « des escrocs de Dieu ». Finalement, la reproduction du capital sorcier se fait par « la relation directe qui s’établit entre le détenteur de la puissance divine et le pouvoir, ce dernier ayant plus que jamais, en Afrique, partie liée avec la criminalité sorcière 34 ». Les vifs débats que suscitent les pasteurs comme Idahosa, et les réactions violentes comme celles qui se sont produites à Owerri, sont autant d’arguments en faveur de cette relation directe. Enfin, s’il était besoin de fournir davantage de preuves que l’approche culturaliste n’apporte rien à la compréhension des logiques sorcières de la modernité, il suffirait de constater que le pentecôtisme n’est pas une invention africaine, et que la présence des forces diaboliques et d’un imaginaire du pouvoir qui mélange le spirituel et le matériel, même s’il semble particulièrement adapté aux logiques « indigènes », n’est pas le fruit d’un « syncrétisme ». Certes, la relation entre le travail de Dieu, la réussite, la richesse et les pouvoirs sorciers prend une forme unique, parce qu’elle est le produit d’une histoire particulière, au Nigeria comme sous d’autres cieux. Mais cette relation est ambivalente partout où se rencontrent la doctrine de la prospérité et la guerre spirituelle mondiale contre Satan. Que les accusations de sorcellerie et de violences perpétrées sur des enfants au cours de rituels sataniques, qui ont provoqué de véritables paniques morales en Grande-Bretagne et aux États-Unis, aient pour origine des pasteurs et des membres d’Églises « fondamentalistes » devrait nous faire réfléchir aux liens étroits existant entre sorcellerie, christianisme et modernité 35. On peut cependant dire qu’en tant que mouvement issu de la modernité, le pentecôtisme offre une alternative à sa ratio dominante. Si le pentecôtisme a des tendances meurtrières, il n’est pas complice du déicide en Afrique, mais de la mort de la sécularisation en Occident ■ Ruth Marshall-Fratani, SOAS, université de Londres 33. J. Tonda, «capital sorcier et travail de Dieu», art. cit., p. 60. 34. Ibid., p. 61. 35. Voir J. Lafontaine, Speak of the Devil. Tales of Satanic Abuse in Contemporary England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.