La reconstruction de l’l’indo européen et la réalité
du sémitique
sémitique : convergences
convergences et perspectives
Arnaud Fournet
La création de l’
l’indo européen
Le terme indo européen est attesté pour la première fois sous la plume de Thomas
Young en 1813. Mais la parenté indo européenne a été reconnue beaucoup plus
tôt, dès le XVIe siècle. La ressemblance entre sanscrit, latin et grec fut notée pour
la première fois en 1583 par un jésuite anglais, Thomas Stephen, qui vécut en
Inde de 1579 à 1619. Des gens ayant des intérêts plus terrestres, comme le mar
chand italien Filipo Sassetti, en 1585, furent frappés par la familiarité du sanscrit
et sa similitude avec le latin et le grec. Sassetti cite en particulier les nombres de
6 à 10, ainsi que les mots « Dieu » et « serpent ». Néanmoins, il n’a jamais formulé
l’hypothèse d’une parenté, car il ressort de son courrier une sorte d’effarement
devant l’écart culturel qui sépare l’Italie de l’Inde. Beaucoup de travail fut accom
pli, spécialement aux Pays Bas par Marcus Boxhorn (1640) et en France par
Claude de Saumaise (1643), sur le lexique des langues indo européennes, qui
n’avaient pas alors ce nom, surtout sur le sanscrit, le grec, le latin, le perse et les
langues germaniques. La démarche était alors strictement comparative et, dans
cette époque très fixiste, la notion de proto langue était tout simplement impen
sable. En outre, en l’absence de données précises sur le sanscrit et les langues
perses, la démonstration d’une parenté restait peu solide, voire presque fabu
leuse.
Les similitudes évidentes de ces langues furent expliquées dans le cadre de
l’origine « scythique », parfois aussi appelée « japhétique ». Le peuple scythe bien
connu, une branche iranienne de l’indo européen, fut alors supposé avoir essai
mé à travers toute l’Eurasie et s’être ramifié en autant de langues modernes.
Leibniz (1646 1716) a contribué à propager cette hypothèse d’une diffusion « scy
thique » qui remonte en fin de compte à Boxhorn1 :
On peut conjecturer que cela vient de l’origine commune de tous ces peu
ples descendus des Scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube
et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et l’autre aura
rempli la Germanie et les Gaules.
D’autres travaux, comme ceux de James Parsons (1767), sont intéressants sur le
plan comparatif, spécialement en ce qui concerne la ressemblance entre langues
celtes – irlandais et gallois –, mais ils sont entrelacés de façon inextricable avec
une thématique biblique, relative à la Genèse, de sorte qu’on peine à distinguer
1. Leibniz (1990, p. 218).
3
les hypothèses véritablement historiques et les éléments plus mythiques, voire
fantastiques2.
Les mots japhétique et indo européen sont restés longtemps en concurrence.
En 1905, on écrit encore :
Le sujet du présent livre est le groupe de langues que les Allemands appel
lent aujourd’hui indo germanique (idg.), et que l’on désigne aussi sous le
nom d’indo européen (i.e.), nom usuel en France et qui sera adopté dans la
présente traduction, ou d’aryen, ou de japhétique3.
Avant l’invention des notions d’évolution et de préhistoire4, les différences furent
expliquées non pas par des divergences progressives au fil du temps, mais par des
mélanges entre langues dans des proportions variables. Dans ce cadre prémo
derne, les langues n’évoluent pas mais elles se mélangent, ce qui donne naissance
à d’autres idiomes. Un point de vue clairement moderne sur l’évolution des lan
gues est exprimé par Jakob Grimm (1785 1865) dans Geschichte der Deutschen Spra
che (1848, p. 833) :
Tous les dialectes se développent dans un ordre progressif, et plus on re
monte vers l’origine des langues, plus leur nombre diminue et plus leurs
différences s’effacent. S’il n’en était pas ainsi, la formation des dialectes et
la pluralité des langues resteraient inexplicables. Toute diversité est sortie
graduellement d’une unité primitive. Les dialectes allemands se rapportent
tous à une ancienne langue germanique commune, et celle ci à son tour, à
côté du lithuanien, du slave, du grec et du latin, n’était qu’un des dialectes
d’un idiome primitif plus ancien encore.
Une autre présentation moderne de la parenté indo européenne est formulée par
Friedrich Schlegel dans Ueber die Sprache und die Weisheit der Indier (1808) :
Le sanscrit présente un lien de parenté très fort avec le latin, le grec et le
germanique ainsi que le perse. Les similitudes ne se limitent pas seulement
à un très grand nombre de racines que ces langues ont en commun mais
existent aussi dans la structure et la grammaire. En conséquence de quoi le
rapprochement n’est pas accidentel, explicable par des échanges, mais fon
damental, provoqué par une origine commune.
Le mérite de la démonstration de la parenté revient à Franz Bopp (1791 1867).
Venu étudier le sanscrit à Paris en 1812, il publie quatre ans plus tard un ouvrage
d’une ampleur colossale, qui formalise de façon définitive l’apparentement qui
est dans les têtes érudites depuis 350 ans. En relisant la Grammaire comparée des
langues indo européennes, on reste admiratif devant le travail accompli. En fait,
presque tout ce qui fait le comparatisme y est déjà !
2. Pour en savoir plus, on pourra consulter les ouvrages d’érudition scientifique suivants :
Sergent (1995, p. 20 46), synthèse faite par un historien ; Mallory (1997a), synthèse faite
par un archéologue.
3. Brugmann (1905, p. 2). La traduction française de ce livre commence par cette phrase.
4. Ce mot est attesté en français seulement à partir du milieu du XIXe siècle.
4
Un mot doit être dit à propos de Sir William Jones (1746 1794), qui est sou
vent présenté comme le découvreur du sanscrit et comme l’initiateur du compa
ratisme indo européen. En 1786, Jones, qui était juge à la cour suprême de
Calcutta, prononça un discours auprès de la Société royale asiatique du Bengale,
dont nous traduisons un extrait demeuré célèbre :
Le sanscrit, quelle que soit son antiquité, est d’une structure merveilleuse,
plus parfaite que le grec, plus riche que le latin et plus subtilement raffinée
que ces deux derniers, tout en ayant avec eux une affinité si forte dans les
racines des mots et dans les formes grammaticales qu’elle ne saurait s’être
produite par hasard, si forte en effet qu’aucun philologue ne pourrait les
examiner toutes les trois sans croire qu’elles ne viennent de quelque ori
gine commune, qui peut être n’existe plus. Il existe une raison similaire, bien
que moins contraignante, pour supposer que le gotique et le celte, quoique
mélangés à un idiome différent, ont la même origine que le sanscrit, et le
vieux perse pourrait être ajouté à la famille.
Nous avons souligné deux expressions qui montrent les limites de la modernité
de Jones. Il reste dans le cadre ancien du mélange de langues et ne franchit pas le
cap d’une origine commune si ancienne qu’elle serait perdue et à reconstruire.
Jones est un érudit, certes bien informé mais qui représente la fin d’une époque,
mélangiste et fixiste. Son apport réel au comparatisme indo européen est très
surestimé. Ses compétences linguistiques également, car il a considéré que le
farsi avait la même origine que l’arabe, puisqu’écrits dans le même alphabet. Il est
instructif de citer la phrase qui précède immédiatement le paragraphe demeuré
célèbre :
Le pur hindi, qu’il soit d’origine tartare ou chaldéenne, était la langue origi
nelle de l’Inde du Nord, dans laquelle le sanscrit fut introduit par des
conquérants venus d’autres royaumes à quelque époque reculée, car nous
ne pouvons pas douter que la langue des Védas a été utilisée dans la ma
jeure partie du pays, aussi longtemps que la religion des Brahmanes l’a do
miné.
En clair, Jones ne voit pas la filiation historique entre le hindi et le sanscrit. Pour
lui, le hindi serait d’origine altaïque ou sémitique et antérieur au sanscrit. Il va de
soi que les thuriféraires anglophones de Jones ne mentionnent guère ces asser
tions suspectes de leur champion. En général, on ne cite que le paragraphe le plus
favorable, soigneusement extrait de son contexte et ébavuré.
En outre, faire démarrer aussi tard – à la fin du XVIIIe siècle – les recher
ches sur l’indo européen aboutirait à en faire une des familles les plus tardive
ment identifiées, un demi siècle après la famille ouralienne par exemple5. C’est
tout simplement absurde.
5. La première affirmation claire d’une parenté ouralienne est due à Philip Johann van
Strahlenberg, un officier suédois, en 1729, qui s’est exprimé en langue allemande. La pre
mière traduction en français, publiée à Amsterdam, est de 1757 : Description de l’empire
russien. Voir le tome 1, p. 148 et suivantes.
5
Les sous familles reconnues pour l’indo européen sont les suivantes :
– celtique et italique,
– germanique,
– albanais,
– thrace, dace (éteintes),
– grec, arménien, phrygien (éteint),
– anatolien : hittite, louvite, lydien (connues depuis 1915),
– balte et slave,
– indo iranien,
– tokharien.
Le formalisme indo européen
Quand on part d’un corpus de données lexicales, la première étape de travail
consiste à trier et à comparer afin de mettre au jour les faits intéressants. En
premier lieu, il faut repérer un certain nombre de cognats potentiels et poser un
certain nombre de correspondances. Cette phase d’analyse débouche normale
ment sur une nouvelle phase appelée « reconstruction ». Ces travaux ont com
mencé pour l’indo européen vers le XVIe siècle et ils ont gagné en rigueur et en
précision au début du XIXe siècle.
On reconstruit des étymons ou des proto formes qui possèdent plusieurs
caractéristiques :
– ils sont censés remonter à la proto langue, qui existait autrefois,
– ils synthétisent les résultats de l’analyse comparative,
– ils sont formatés de manière à pouvoir en dériver les formes attestées.
Dans les présentations usuelles qui sont faites de la méthode comparative,
on parle très peu du format dans lequel doit se mouler la proto langue. Cette no
tion est à notre avis essentielle. Le format utilisé pour la reconstruction de l’indo
européen a évolué plusieurs fois depuis le début du XIXe siècle. Ainsi le mot père a
été reconstruit :
– *pitar quand on considérait le sanscrit comme étant la proto langue,
– *pəter dans un formalisme empirique,
– *pə2ter dans un formalisme semi structuraliste,
– *pH2ter dans un formalisme structuraliste et laryngaliste.
Avec ces différents formats, on rend compte des mêmes données primaires, à
savoir : latin pater, grec patêr, sanscrit pitâr, irlandais aithir, etc. Notre avis est
qu’il est important de comprendre que le formalisme utilisé pour rendre compte
des données n’est pas dans les données et qu’il n’est pas neutre vis à vis de la
conception que l’on se fait de la proto langue et du cadre théorique dans lequel se
placent les reconstructeurs. Certains esprits narquois ont souligné que le visage
de l’indo européen évoluait beaucoup plus vite que celui des langues filles. C’est
directement lié aux progrès du comparatisme et de la linguistique elle même. Le
format de la reconstruction évolue parce qu’on pose sur la proto langue un re
gard qui évolue. Ces différents formats ne sont pas plus vrais les uns que les au
6
tres, ni mutuellement exclusifs. Ils ne disent pas la même chose. Bien sûr, on at
tend du format le plus récent qu’il dise plus et mieux que les précédents.
Le premier âge de la reconstruction *pitar, avant 1840, ne se projetait pas
encore dans les notions de proto langue et de préhistoire. Il avait le sanscrit
comme horizon indépassable. Le deuxième âge *pəter est un premier pas vers la
notion de langue préhistorique. Il reconstruit des étymons mais il reste très près
des données, ce qui donne une proto langue avec un bric à brac de racines pré
sentant des alternances morphologiques très variées : e ~ o ~ Ø (zéro), ê ~ ô ~ ə, â
~ ô ~ a, etc. Le formalisme de cette époque est en outre très vocalique. Ensuite, les
deux formats suivants sont des perfectionnements significatifs résultant d’une
réflexion en profondeur sur la phonologie et la structure des racines de l’indo
européen. Ce sont les points que nous allons maintenant examiner de plus près.
De façon générale, l’indo européen est tiraillé entre deux pôles : les compa
ratistes philologues se contentent d’un mécano phonético algébrique alors que
les comparatistes linguistes veulent une proto langue réaliste, acceptable. D’un
côté, on veut des formules et des règles de réécriture ; de l’autre, on veut un état
de langue possible. Les évolutions du formalisme indo européen se font pour
concilier les deux points de vue et pour répondre à deux objectifs principaux :
améliorer l’efficience du mécano algébrique et renforcer le réalisme de la proto
langue. Nous allons voir que toutes les réformes à ce jour aboutissent à rappro
cher l’indo européen du sémitique.
Le système des consonnes postulé au tout début était calqué sur le sanscrit.
La structure parfaite et rectangulaire des occlusives du sanscrit avait été souli
gnée dès l’Antiquité par les Indiens eux mêmes, et en particulier par Panini, et
elle avait séduit les premiers comparatistes :
Sourdes
Sourdes aspirées
Sonores
Sonores aspirées
Nasales
Labiales
p
ph
b
bh
m
Dentales
t
th
d
dh
n
Rétroflexes
T
Th
D
Dh
N
Palatales
č
čh
j
jh
ń
Vélaires
k
kh
g
gh
Ce tableau a servi de crible au XIXe siècle pour trier les cognats légitimes et le
sanscrit a servi de fil directeur pour mettre en place le mécano algébrique des
reconstructions. Il suffisait de voir à quoi correspondaient les sons du sanscrit
dans les autres langues indo européennes, et le tour était joué.
Il est vite apparu que la série des sourdes aspirées était marginale sur le
plan quantitatif et qu’elle concernait surtout le sanscrit lui même. Le système
orthodoxe, une fois supprimée la série sourde aspirée, repose sur trois séries fon
damentales : sourde, sonore, sonore aspirée. Du point de vue du mécano algébri
que des comparatistes, cela ne change rien. Mais du point de vue linguistique,
c’est gênant. Car ce système de traits n’existe nulle part sur la planète et il n’est
7
pas acceptable par la phonologie. A partir de 1950, cela a provoqué la recherche
d’un nouveau format plus acceptable pour le proto système phonologique : les
systèmes dits « glottaliques ».
Système orthodoxe
Etait sourde
t
Etait sonore
d
Etait sonore aspirée
dh
Système glottalique
Devient sourde
t
Devient glottalisée
W [t?]
Devient sonore
d
Le reformatage des traits ne change pas le nombre de phonèmes ni les corres
pondances. Il propose de changer la nature des traits du proto système. Il existe
plusieurs variantes de système glottalique6 mais, par rapport à notre propos, ils
aboutissent en pratique à aligner l’indo européen sur le système de l’hébreu et du
proto sémitique : à savoir sourde, sonore, sourde glottalisée (ou sourde emphatique).
Ce système est plus acceptable puisqu’on est certain qu’il existe !
Un autre argument en faveur des théories glottaliques est la rareté trou
blante de *b, pour lequel on ne reconstruit que très peu de lexèmes. On sait que le
phonème /p?/ n’existe pas dans tous les systèmes à glottalisation, car la coarticu
lation labiale et glottale est peu efficace. La réinterprétation de *b comme valant
en fait */p?/ expliquerait donc sa rareté.
A ce jour, ce visage glottalique de l’indo européen n’est pas accepté de fa
çon universelle comme valide et fait partie des hypothèses qui clivent les compa
ratistes en deux camps. Celui des sceptiques reste majoritaire à ce jour. Par
exemple, Michael Meier Brügger, qu’on peut considérer comme représentatif du
comparatisme orthodoxe de langue allemande, affirme7 : « Die Zweifel an der Be
rechtigung des Ansatzes von Glottalen für das Uridg sind nach Ansicht der Verfasser des
Studienbuches nicht ausgeräumt. » Indépendamment des réticences théoriques, sur
le plan pratique, si l’on mettait en œuvre le format glottalique dans la recons
truction de l’indo européen, il faudrait réécrire 150 ans de travaux accumulés.
Une entreprise titanesque...
D’autres auteurs adhèrent et vont même jusqu’à préciser que ces glottali
sées seraient des pré glottalisées, par exemple Robert Beekes8 : “Important is that
the glottalic feature probably preceded the consonant.”
Les glottalisées se manifestent en slave comme des préglottalisées. En effet,
slave /d/ < *[?t] est toujours précédée d’un /ê/ long, alors que slave /d/ < *[dh] est
toujours précédée d’un /e/ bref. L’explication en est que [*v+*?t] > [*v+*?d] >
6. Pour un panorama des hypothèses : Collinge (1985, Appendix II, p. 259 269) ou Salmons
(1993).
7. Meier Bruegger (2002, p. 126). Nous traduisons : « Les doutes sur la validité de l’emploi
de glottal(isé)es pour l’indo européen ne sont pas éliminés, selon l’avis de l’auteur du
[présent] manuel. »
8. Beekes (1995, p. 133). Nous traduisons : « Il est important de noter que le trait glottali
que précédait probablement la consonne. »
8
[*v?+*d], d’où une voyelle longue9. Ce phénomène porte le nom éponyme de Loi de
Winter, d’après le découvreur. Certains comparatistes en concluent que tout le
domaine indo européen avait des préglottalisées. Nos propres travaux, dont il
serait trop long de faire état ici, sur la séquence arrêt glottal + sourde, montrent
que seules les langues centrales – germanique, balte, slave, grec, arménien, indo
iranien – ont des préglottalisées. Le celte et l’italique ont des postglottalisées. A
l’appui de la théorie glottalique, certains comparatistes, comme Kortlandt, souli
gnent que certaines langues indo européennes présentent encore de nos jours
des glottalisées, comme par exemple les variétés d’anglais parlées en Angleterre
même. De notre point de vue, il est intéressant de confronter ces hypothèses
glottaliques avec la réalité concrète du sémitique, qui est la terre d’élection des
glottalisées emphatisées. Nous donnerons deux exemples. La racine du verbe
donner √ dô contient un /d/ initial. Si l’on admet que /d/ vaut */ṭ/ [t?], à savoir ط
ou ʋ, il est flagrant que le verbe « donner », en arabe ‘aṭâ’ et en hébreu naṭan,
contient une emphatique (ou glottalisée) radicale, conforme à ce qu’on attend
d’après le reformatage de l’indo européen. Réciproquement, le mot « allaiter,
téter » √ dheH1 correspond à hébreu dad, « sein », sans glottalisée de part et
d’autre10.
En résumé, pour faire simple, nous dirons que le reformatage glottalique de
l’indo européen est nécessaire pour des raisons internes au domaine indo
européen et qu’il offre en prime des perspectives macro comparatives très pro
metteuses.
En ce qui concerne les voyelles, de toutes les alternances possibles dans un
squelette de consonnes, il est vite apparu que le paradigme e ~ o ~ Ø était la réfé
rence absolue : le cas le plus fréquent et le plus régulier. Les comparatistes appel
lent apophonie l’alternance e ~ o ~ Ø. /e/ est appelé degré e, /o/ degré o et Ø degré
zéro. Il existe dans les langues indo européennes des exemples très clairs de cette
apophonie e ~ o ~ Ø héritée :
– latin ped is ~ grec pod os « pied » au cas génitif ;
– latin tegô « je couvre » ;
– latin tegumen « tégument, peau » (< qui couvre la chair) ;
– latin tect um « toit » (< qui couvre la maison) ;
– latin toga « toge » (< qui couvre le corps).
En latin et en grec, il y a cinq voyelles brèves : a, e, i, o, u. Mais elles n’ont pas le
même statut : /i/ et /u/ ne sont pas intégrées dans un jeu d’alternances morpho
logiques. La voyelle /a/ existe dans toutes les langues mais elle ne rentre pas non
plus dans des alternances normales et régulières. Comme Antoine Meillet l’a fait
remarquer avec pertinence, /a/ est fréquent surtout à l’initiale et il alterne avec
9. Beekes (1995, p. 133). “The solution is that the glottal stop /?/ lengthens the preceding vowel :
a?g t > âc t. [...] The theory also explains why in Balto Slavic a preceding vowel is lengthened by a
voiced consonant (Winter’s Law) [...] It is now possible to make out whether a Balto Slavic *g goes
back to an aspirated [voiced] or a non aspirated [voiced] sound.”
10. Le rapprochement avec l’arabe nahd est plus délicat (double incrémentation...), mais
intéressant.
9
/o/ et jamais /e/. Nous en verrons plus loin les raisons avec la structure des raci
nes11.
Dans les verbes, /e/ a valeur de présent et /o/ a valeur de passé. Ce sys
tème se voit bien en grec et en germanique, y compris dans une langue moderne
comme l’anglais. L’alternance e ~ o est souvent reflétée sous une forme évoluée : i
(< *e) ~ a (< *o), en germanique.
Valeur
Anglais to get « obtenir »
Anglais to bear « porter »
Anglais to be born « naître »
Anglais to drink « boire »
Anglais to bring « apporter »
e
Présent
get
bear [ber]
drink
bring
o
Passé
got
bore [bor]
born [born]
drank
brought [bro:t]
Ø
Dérivé
birth [bərθ]
drunk
L’invention des laryngales
laryngales
L’alternance e ~ o ~ Ø marche bien tant que la racine a un beau squelette de
consonnes C1_C2. Elle est déréglée dans certaines racines, comme par exemple
celle du verbe donner. En latin, l’entrée du dictionnaire liste les formes : dô « je
donne », dâs « tu donnes », dâre « donner », dedî « j’ai donné », datum « donné » et
il faut ajouter dônum « don ». On voit mal comment intégrer ces formes dans le
même paradigme que les autres verbes. C’est aussi le cas de la racine « être de
bout », qui a en grec un ensemble de formes sta, stâ, stau, stû, morphologiquement
opaques. L’intégration de ces racines aux alternances étranges dans un modèle
unifié est un autre problème de la reconstruction.
Dans son Mémoire sur les voyelles de l’indo européen, écrit en 1870 à 18 ans
(!), Ferdinand de Saussure a étudié de plus près les voyelles longues du grec an
cien et a confirmé qu’il n’existait qu’une seule alternance morphologique fonda
mentale : e ~ o ~ Ø. Et il a postulé des coefficients sonantiques pour rendre compte
des autres alternances et des voyelles longues. Dans l’approche de Saussure, il en
faut trois, notées E, A, O :
Données
ê~ô~e
â~ô~a
ô~ô~o
stâ ~ sta
dô ~ do
Format saussurien
avec coefficients12
eE ~ oE ~ ØE
eA ~ oA ~ ØA
eO ~ oO ~ ØO
steA ~ stA
deO ~ dO
11. #a < *H2e et #e < *H1e sont en distribution complémentaire.
12. Voir Saussure (1870, p. 145) pour un tableau similaire.
10
Si l’on raisonne en termes de traits ou d’effets phonétiques, A colore en voyelle
/a/ et allonge, E allonge et ne colore pas, O allonge et colore en /o/. En suivant
Saussure, la racine « donner » est reformatée d_O et la racine « être debout »
st_A. L’approche de Saussure est plus structuraliste et plus abstraite. Elle régula
rise la morphologie mais elle pose le problème de déterminer quel genre de réali
té phonétique se cache derrière ces coefficients, postulés un peu ex nihilo pour les
besoins de la cause. Tant qu’on se contente d’un mécano graphique, ce genre de
format fonctionne, mais si l’on veut donner un sens linguistique à ces coefficients
sonantiques, la situation devient plus problématique.
Notons au passage que Saussure s’en est toujours tenu à une interprétation
vocalique des coefficients, alors que Hermann Möller est incontestablement le
premier à avoir postulé une nature consonantique pour ces coefficients13.
Par ailleurs, il est apparu que le degré dit zéro (Ø) avait souvent un reflet
vocalique au lieu d’être amuï et strictement égal à zéro. Le sanscrit présente alors
/i/ là où les autres langues ont /a/. Sur le modèle de l’hébreu, qui présente des
alternances schwa ~ voyelle pleine, les comparatistes ont appelé schwas, notés /ə/,
les trois reflets vocaliques des coefficients sonantiques de Saussure. Du point de
vue de l’épistémologie des sciences et de l’histoire du comparatisme, il est sur
prenant que personne n’ait jamais étudié l’importation du concept de schwa hé
breu dans le domaine indo européen. Il est pourtant manifeste que les premiers
comparatistes connaissaient les langues majeures de l’Antiquité européenne :
grec, latin et hébreu...
Dans ce format semi vocalique de l’indo européen, les alternances E A O
sont configurées ainsi :
Données
ê~ô~e
â~ô~a
ô~ô~o
stâ ~ sta
dô ~ do
Format saussurien
avec coefficients
eE ~ oE ~ ØE
eA ~ oA ~ ØA
eO ~ oO ~ ØO
steA ~ stA
deO ~ dO
Format empirique
avec schwas14
eə1 ~ oə1 ~ ə1
eə2 ~ oə2 ~ ə2
eə3 ~ oə3 ~ ə3
steə2 ~ stə2
deə3 ~ də3
Le but ultime de la démonstration de Saussure dans le Mémoire sur le système primi
tif des voyelles dans les langues indo européennes est résumé en page 135 :
Le phonème a1 [moderne *e] est la voyelle radicale de toutes les racines. Il
peut être seul à former le vocalisme de la racine ou bien être suivi d’une se
conde sonante que nous avons appelé coefficient sonantique (p. 8.) [...]
13. Szemerényi (BSL, n° 68, 1973, p. 7) : « En net contraste avec Saussure, Möller essaya,
dès le début, de donner des définitions phonétiques de ces consonnes perdues. »
14. La numérotation 1 pour [e] et 2 pour [a] remonte directement à Brugmann, par
l’entremise de Saussure.
11
Les phonèmes A et O [moderne *H2 et *H3] sont des coefficients sonanti
ques. Ils ne pourront apparaître à nu que dans l’état réduit [zéro] de la ra
cine. A l’état normal de la racine, il faut qu’ils soient précédés de a1
[moderne *e], et c’est des combinaisons a1+A, a1+O, [moderne *e+H2 et
*e+H3], que naissent les longues â et ô.
De même en page 141 :
L’ê long, dans notre théorie, ne doit pas être un phonème simple. Il faut
qu’il se décompose en deux éléments. Lesquels ? Le premier ne peut être
que a1 (e). Le second, le coefficient sonantique, doit apparaître à nu dans la
forme réduite (p. 135)15.
Du point de vue pratique, ces trois formats – vocalique, coefficient ou schwa –
donnent les mêmes résultats, mais sur le plan linguistique, ils sont très différents.
Tant qu’on ne s’interroge pas sur la nature phonétique possible de ces entités, on
peut en rester à une stricte algèbre graphique, proche du jeu d’écriture16 :
Die Bezeichnung Laryngale für den Ansatz dreier Konsonanten (Engelaute)
der idg Grundsprache is wissenschaftsgeschichtlich bedingt. Fur diese ist
eine algebraistische Notierung als uridg *h1, *h2 bzw *h3 üblich geworden.
[Notre traduction : L’appellation laryngale pour trois consonnes de l’indo
européen est scientifiquement certaine. Pour elles, une notation algébrique
*h1, *h2 et *h3 est devenue usuelle.]
La logique interne de la morphologie arabe amène à la conclusion que le [â] long
repose sur une séquence implicite *[awa] attestée nulle part, dans les synchro
nies arabophones. Ici */w/ est un fantôme morphologique, que la logique de la
langue oblige à postuler pour rétablir la régularité là où la synchronie ne voit
qu’anomalie. De la même façon, la logique interne de l’indo européen oblige à
postuler au moins trois entités phonologiques supplémentaires qui permettent
de retrouver un point de fonctionnement stable et cohérent. La démarche intel
lectuelle de Saussure est in fine identique à celle des grammairiens arabes, tout en
étant complètement indépendante et appliquée à un corpus de données totale
ment différent.
Outre leurs effets sur la longueur et le timbre vocalique, Saussure lui
même, dès 1870, avait noté que ces fantômes ont des effets sur les consonnes. Ain
si, la racine *√ st_A au degré zéro *stA aboutit en sanscrit à √ sth au lieu de √ st.
La racine « boire » *√ p_O au degré zéro *pO aboutit en latin à une sonore /b/
dans bibere, d’où le français « boire ». Ces coefficients schwas ont un impact sur les
consonnes : ils provoquent aspiration ou sonorisation17. Ils ont plusieurs proprié
tés phonétiques observables : allongement, coloration, aspiration, sonorisation...
On comprend qu’ils ont longtemps eu un parfum d’hérésie ou de scandale.
15. On notera que Saussure postule bien trois coefficients sonantiques pour la morpholo
gie. Certains auteurs prétendent qu’il n’en aurait postulé que deux. Ils n’ont pas lu le
Mémoire.
16. Meier Bruegger (2002, p. 106, § L314).
17. Outre Saussure, le Danois Holger Pedersen (1867 1953) et Albert Cuny (1870 1947) sont
arrivés à des conclusions identiques.
12
Les comparatistes qui ont adhéré dès 1870 à la notion de coefficients so
nantiques ont été contraints de réfléchir à la nature phonétique possible de ces
coefficients. Il fallait trouver des phonèmes capables de se vocaliser, capables
d’influencer le timbre des voyelles environnantes et capables d’impacter
l’articulation des consonnes. L’hébreu et l’arabe abondent en phénomènes de ce
genre et on rebaptisa progressivement laryngales ces coefficients sonantiques.
Citons ce qu’en dit Martinet (1986, p. 141) :
Les langues sémitiques illustrent bien ce type d’action de certaines conson
nes sur les voyelles voisines ; comme ces consonnes y sont désignées, sou
vent à tort d’ailleurs, comme des « laryngales », ce terme a été vite employé
pour nommer les trois différents schwas. Tout ce qui vient d’être exposé et
ce qui va suivre forme ce qu’on appelle la « théorie des laryngales ». Pen
dant longtemps, cette théorie a conservé le tour largement algébrique que
lui avait donné Saussure. On y opérait avec des formules comme *eə2=*â,
sans chercher à savoir ce que pouvait être physiquement ə2 et l’on conti
nuait à utiliser, pour noter les « laryngales », le signe vocalique ə. Puis
l’habitude s’est établie d’utiliser H accompagné des mêmes chiffres, sans
que cela entraîne nécessairement une réflexion relative à la nature des sons
en question.
Oswald Szemerényi s’est intéressé à l’appropriation du concept de ces coefficients
schwas laryngales au sein des comparatistes à partir de 187018. On peut distinguer
deux périodes : avant et après la découverte du hittite. Le premier protagoniste
est Hermann Möller (1850 1923), un Danois, qui était un chaud partisan « de la
parenté de l’indo européen et du sémitique »19. En 1879, il appelait les laryngales
« glottales, en 1880, gutturales, et on le voit continuer à hésiter entre les deux
termes pendant de longues années ». En 1906, Möller écrit20 : « Es waren wahr
scheinlich Gutturale von der Art der Semitischen. » C’est en 1911 que le terme de la
ryngales fait sa première apparition : « Die von F. de Saussure für das
Vorindogermanische erschlossenen “phonèmes” entsprechen den semitischen Larynga
len. »21
Oswald Szemerényi conclut :
Aussi pouvons nous conclure que Saussure est bien le fondateur des vues
modernes sur le vocalisme et le système des alternances apophoniques de
l’indo européen, mais n’est, au mieux, qu’un précurseur du laryngalisme ; le
18. Oswald Szemerényi, La théorie des laryngales de Saussure à Kuryłowicz et à Benveniste (BSL,
n° 68, 1973). Cet article a été republié dans Scripta Minora.
19. D’une certaine façon, la double affirmation d’une interprétation laryngaliste et d’un
apparentement au sein d’un proto euro hamito sémitique a rendu la première assertion
suspecte dans un premier temps. De nos jours, les indo européanistes ont retenu la pre
mière sans la deuxième.
20. Möller (1906, Teil I (Konsonanten), p. VI). Nous traduisons : « Elles étaient vraisembla
blement des gutturales d’un type semblable au sémitique. »
21. Szemerényi (BSL, n° 68, 1973, p. 7). Nous traduisons : « Les phonèmes postulés par
F. de Saussure pour l’indo européen correspondent aux laryngales sémitiques. »
13
véritable fondateur de la théorie laryngale est le savant danois Hermann
Möller. (p. 11.)
C’est donc en cherchant une parenté entre l’indo européen et le sémitique que
Möller a introduit le concept de laryngales dans l’espace indo européen.
Le deuxième protagoniste est Albert Cuny (1870 1947). D’abord réservé sur
les thèses de Hermann Möller, il en fait une première recension sévère, puis :
Une meilleure connaissance de Möller mena Cuny à une conversion : en
1912, il publie un article de revue où non seulement il rend compte des
théories de Möller (notamment de la théorie laryngale) mais va au delà de
son modèle sur plusieurs points importants22.
Néanmoins, pendant 45 ans, ces coefficients schwas laryngales restèrent une hypo
thèse abstraite justifiée par sa capacité à régulariser la morphologie de l’indo
européen. En 1915, le déchiffrement du hittite par Hrozny et la découverte – inat
tendue – qu’il s’agit d’une langue indo européenne apportèrent une légitimation
concrète à ce qui était jusque là une audace. Bien que le hittite ne conserve pas
de trace claire de toutes les laryngales postulées et que le système d’écriture soit
un peu difficile23, le hittite fut interprété comme la preuve a posteriori que le for
malisme laryngaliste était le bon.
Mais le coup le plus spectaculaire fut assurément la découverte que h hittite
continuait la laryngale i.e. H2, cf. hantetsi premier : latin ante, anterior.
D’autre part, H1 ne laissait pas de trace en hittite, du moins en position ini
tiale. Cf. estsi « il est », de H1es ti24.
Avec des laryngales, le format de la morphologie est le suivant :
Données
Format laryngaliste
ê~ô~e
â~ô~a
ô~ô~o
stâ ~ sta
dô ~ do
eH1 ~ oH1 ~ H1
eH2 ~ oH2 ~ H2
eH3 ~ oH3 ~ H3
steH2 ~ stH2
deH3 ~ dH3
Format saussurien
avec coefficients
eE ~ oE ~ ØE
eA ~ oA ~ ØA
eO ~ oO ~ ØO
steA ~ stA
deO ~ dO
Format empirique
avec schwas
eə1 ~ oə1 ~ ə1
eə2 ~ oə2 ~ ə2
eə3 ~ oə3 ~ ə3
steə2 ~ stə2
deə3 ~ də3
Emile Benveniste, dans Origines de la formations des noms en indo européen, a assez
bien résumé la situation :
La condition préalable à toute reconstruction de l’indo européen a été
fournie par la géniale découverte de F. de Saussure relative à la nature
22. Ibidem, p. 13. Cuny systématise les intuitions de Möller et découvre des phénomènes
nouveaux, qui confortent les hypothèses initiales.
23. Voir plus loin dans l’article.
24. Ibidem, p. 17, à propos des travaux de Jerzy Kuryłowicz, qui est le troisième protago
niste avec Möller et Cuny.
14
consonantique25 du phonème ə [=schwa=coefficient]. Admise et enrichie par
Möller, par MM. Pedersen et Cuny, cette théorie peut aujourd’hui [1935]
passer pour établie grâce à la perspicacité de M. J. Kuryłowicz, qui a su re
connaître dans le h hittite deux des trois variétés du ə indo européen.
(p. 148.)
La morphologie oblige donc à postuler au moins trois entités ou laryngales H,
dont la nature consonantique est certaine : « Der Primär konsonantische Character
dieser uridg Phoneme steht ausser Frage. »26 Que nous traduisons : « Le caractère
avant tout consonantique de ces phonèmes ne fait aucun doute. »
Le système orthodoxe à trois laryngales
Si l’on prend au sérieux ces entités, il se pose la question de la nature linguistique
et phonologique de ces objets que la description des langues attestées oblige à
postuler dans un état de langue plus ancien. Toute la problématique du phoné
tisme indo européen depuis 1870 est concentrée autour de deux questions :
– attendu que la morphologie régulière de la proto langue amène à postu
ler des phonèmes *H fantômes, quel est leur nombre ?
– une fois actée la légitimité de plusieurs phonèmes H, quels sont les meil
leurs symboles pour eux dans l’API, quelle est leur nature ?
Pour démêler ces questions, plusieurs angles d’attaque sont possibles :
– la morphologie vocalique des racines, comme l’a fait Saussure,
– les alternances liées au contact consonne laryngale, comme dans √ p_h3
« boire » > latin bib ere,
– le témoignage explicite de certaines langues, anatoliennes en particulier,
– des considérations théoriques, typologiques ou phylogénétiques.
Plusieurs remarques préliminaires sont possibles. Le choix du terme laryngale
plutôt que coefficient est déjà en soi un jugement de valeur qui oriente la recher
che dans une direction quasi exclusive. En fait, à peu près n’importe quelle
consonne peut s’amuïr en allongeant la voyelle précédente. En outre, les larynga
les sont définies de façon extrinsèque par leurs effets sur les voyelles et les
consonnes plus que par leurs traits intrinsèques. Chaque laryngale est donc une
classe de phonèmes plutôt qu’un phonème unique. C’est surtout Martinet, en bon
phonologue, qui a insisté sur ce point. Et nous verrons plus loin le bien fondé de
cette remarque. La plupart des indo européanistes fonctionnent comme si cha
que H1/2/3 était un phonème unique et non une classe. Et cela complique en prati
que les identifications possibles. Chaque hypothèse phonétique convoque en sa
faveur la partie des faits qui lui convient le mieux, en feignant d’ignorer qu’elle
n’explique pas tous les faits connus et légitimes.
Il y a encore deux effets des laryngales que nous n’avons pas signalés. En
sanscrit, */rH/ donne un /r:/ long en opposition à /r/ simple. En lituanien et en
25. En réalité, d’après Szemerényi, Saussure n’a jamais considéré ses propres coefficients
comme des consonnes mais a toujours adhéré à une conception vocalique des coeffi
cients.
26. Meier Bruegger (2002, p. 106, § L314).
15
serbe, la séquence remontant à *voyelle + rH C n’est pas intonée de la même fa
çon que la séquence remontant à *voyelle + r C27. De ce fait, ces langues sont to
nales, ce qui est très rare en Europe.
De façon générale, la théorie actuelle la plus orthodoxe postule trois laryn
gales( phonèmes). Dans son livre qui est le premier à s’intéresser de façon ciblée
aux traces des laryngales en latin, Peter Schrijver indique28 :
I essentially follow the views of what can nowadays be considered orthodox
laryngeal theory (See e.g. Mayhofer, 1985 ; Beekes, 1988a). I shall not discuss
the rich variety of alternative proposals, e.g. Adrados’ palatalized and labi
alized laryngeals, Puhvel’s nine laryngeals and Szemerényi’s one laryngeal.
[...] These laryngeals are written here *h1, *h2 and *h3 (cover symbol H).
Their exact phonetic nature is unknown and is in fact irrelevant to their ex
istence, but Indo Europeanists agree that they were consonants.
[Nous traduisons : Je suis les idées qui peuvent maintenant être considérées
comme la théorie laryngaliste orthodoxe. Je ne discuterai pas les nombreu
ses propositions alternatives, comme les laryngales palatalisées et labiali
sées de Adrados, les neuf laryngales de Puhvel ou la laryngale unique de
Szemerényi. Ces laryngales sont écrites ici *h1, *h2 et *h3 (symbole générique
H). Leur nature phonétique exacte est inconnue. Cela ne met d’ailleurs pas
en cause leur existence, mais les indo européanistes s’accordent à en faire
des consonnes.]
La pierre de touche de la théorie des laryngales est le témoignage du hittite et des
autres langues anatoliennes : le palaïte, le louvite cunéiforme et le louvite hiéro
glyphique. Depuis la découverte de Kuryłowicz, tout le monde s’accorde à voir
dans le < h(h) > anatolien une trace directe de *h2 : « Das Anatolische hält mit sei
nem h direkte Spuren von uridg *h2 fest. »29
Il existe plusieurs exemples canoniques :
– ha ap pa « fleuve » < *H2ep (Pokorny 51) ;
– ha as te ir za « étoile » < *H2stêr (Pokorny 1027), grec astêr « astre » ;
– har ki iš « blanc » < * H2erg (Pokorny 64), grec argês « blanc » ;
– pa ah ha as « protéger, garder » < *peH2 s (Pokorny 787), latin pâs tor
« pâtre, gardien ».
A contrario, *H1 n’a pas de reflet graphique dans les mots suivants :
– ed mi « je mange » < *H1ed (Pokorny 287) ;
– eš mi « je suis » < *H1es (Pokorny 340).
C’est sur cette base que la théorie laryngaliste a été définitivement validée dans
ses principes. L’interprétation des graphies anatoliennes est toutefois difficile et
il existe peu de certitudes encore aujourd’hui. L’opposition entre sourdes héritées
et sonores n’est indiquée qu’à l’intervocalique CC versus C . Ailleurs,
27. Ces phénomènes ont été décrits dès Saussure et Cuny. Le comparatiste actuel vit sur
des bases heuristiques qui ont finalement plus d’un siècle.
28. Schrijver (1991, p. 2).
29. Meier Bruegger (2002, p. 123).
16
l’opposition est soit perdue diachroniquement soit non notée. Le point de vue
actuel d’un spécialiste de l’anatolien est le suivant30 :
In general cuneiform vt tv spellings are used for inherited voiceless stops
and v tv for inherited voiced or voiced aspirate stops. This applies to
Palaic and CLuvian, as well as Hittite. (p. 16.)
[En général, les géminées sont utilisées pour les occlusives sourdes de
l’indo européen et les simples pour les occlusives sonores et sonores aspi
rées. Cela vaut pour le palaite, le louvite cunéiforme et le hittite.]
The Akkadian syllabary has a series of signs for a consonant conventionally
transliterated as h. The sound in Akkadian is apparently a voiceless velar
fricative. In Hittite words h reflects the PIE “laryngeals” *h2 and *h3. Ortho
graphically, h patterns like the stops with contrastive hh and h betwen
vowels, usually h in clusters (but occasionally geminate). Once again regu
lar morphophonemic alternations such as strong stem nâh versus weak
nahh supports the assumption that hh versus h is constrastive. [...] His
torically, geminate hh is the regular reflex of *h2, while all clear cases of
medial h continue “lenited” *h2. (p. 21.)
[Le syllabaire akkadien a une série de signes pour une consonne conven
tionnellement transcrite <h>. Le son akkadien est apparemment une frica
tive vélaire sourde. Dans les mots hittites h reflète les « laryngales » *h2 and
*h3. Orthographiquement, h se comporte comme les occlusives : hh et h
s’opposent entre voyelles, h est simple dans les groupes de consonnes
(mais parfois géminée). Répétons que les alternances morphologiques telle
que la racine forte nâh versus faible nahh conforte l’hypothèse que hh
s’oppose à h [...] La géminée hh est le reflet régulier de *h2 alors que tous
les exemples clairs de h intervocalique continue *h2 « lénifiée ».]
My assymption to pharyngeal articulation for Proto Anatolian and the cu
neiform languages is not crucial, and velar fricatives instead are quite pos
sible. (p. 22.)
[Mon hypothèse d’une articulation pharyngale pour le proto anatolien et
les langues cunéiformes n’est pas cruciale, et des fricatives vélaires sont
tout à fait possibles.]
/*h1/ I know of no compelling evidence for the preservation of PIE /*h1/ in
Proto Anatolian in any position. [...] In most positions it is lost without a
trace. (p. 65.)
[Je ne connais pas d’exemple définitif de la conservation de /*h1/ en proto
anatolien en aucune position. [...] Elle disparaît sans une trace dans la plu
part des positions.]
/*h2/ PIE /*h2/ is generally preserved in Proto Anatolian as a fortis, voice
less fricative which I symbolize as H. (p. 68.)
[/*h2/ est généralement conservée en proto anatolien comme une fricative
forte sourde, que je symbolise <H>.]
30. Melchert (1994). Voir également Kimball (1999). Leurs points de vue sont proches, ce
que Melchert reconnaît lui même dans la préface de son livre. Entre crochets, notre tra
duction.
17
/*h3/ The only major controversy regarding laryngeals in Anatolian con
cerns the fate of initial /*h3/. (p. 71.) […] /*h3/ is preserved initially as h in
Hittite, Palaic and Cuneiform Luvian. I assume that initial /*h3/ was a lenis
voiced fricative /*h/ in Proto Anatolian, distinct from the fortis, voiceless
fricative /*H/ which is the regular reflex of /*h2/. (p. 72.)
[La seule controverse majeure concernant les laryngales en anatolien
concerne le sort de /*h3/. [...] /*h3/ est conservée à l’initiale comme #h en
hittite, palaite et louvite cunéiforme. Je suppose que /*h3/ à l’initiale était
une fricative voisée douce /*h/ en proto anatolien, distincte de la fricative
sourde forte /H/ qui est le reflet régulier de /*h2/.]
Melchert considère que *H1 ne laisse aucune trace et que *H2 est sans doute une
fricative sourde vélaire /x/ ou pharyngale /H/, proche du <h> de l’akkadien.
Le tableau suivant résume différentes hypothèses de système à trois laryn
gales( phonèmes) :
Melchert31
Meier Brügger32
Beekes, Schrijver33
H1
(Ø)
/h/
/?/
H2
/x/ ou /H/
/x/
/ع/
H3
/h/
/γ(w)/
/عw/
Le constat émergeant de cette comparaison est un désaccord apparent sur le lieu
– glottal, pharyngal, vélaire – et le mode – sourd, sonore, glottalisé, labialisé. La
reconstruction interne des laryngales dans un cadre strictement indo européen
se heurte à des difficultés sérieuses. Dans les faits, il existe plusieurs systèmes
orthodoxes à trois laryngales ( phonèmes).
Néanmoins, il faut noter trois points de convergence générale :
1) H3 est unanimement tenue pour sonore.
En effet la racine *p_H3 « boire » fournit le corpus : grec pô tis < *p_H3
« boisson », sanscrit pibati « il boit » < *pipH3 ati dans lequel *p est sonorisé par
*H3, latin bib ere « boire » < *pib < *pipH3 .
Dans le tableau, H3 est toujours sonore mais de lieu variable : glottal, pha
ryngal, vélaire.
2) H3 est considérée de même lieu articulatoire que H2 avec un effet labiali
sant en supplément.
3) H1 est censée avoir un autre lieu articulatoire que le couple H2/H3.
Le système proposé par Melchert est un peu différent car il concerne un état de
langue déjà évolué par rapport à l’indo européen et valable pour le proto
anatolien.
31. Les valeurs proposées par Melchert concernent le proto anatolien. Conforme à sa
ligne prudente, Melchert ne propose pas de valeurs pour l’indo européen. Il met même
des guillemets au mot « laryngeal ».
32. Meier Bruegger (2002, p. 106).
33. Schrijver (1991, p. 2).
18
Les données hétérodoxes
L’orthodoxie à trois laryngales( phonèmes) est motivée en premier lieu par la
volonté, sans aucun doute légitime en l’absence de certitudes, de limiter le nombre de
phonèmes disparus. Néanmoins, cela aboutit en pratique à mutiler les données de
façon incontestable.
Les spécialistes de l’albanais postulent une quatrième laryngale, dont il est
rarement fait état. Par exemple, comparé au grec orkhis « testicule », l’albanais
présente herðe34. Cette langue a donc des traces explicites, encore aujourd’hui, de
laryngales. A contrario, les aspirées de l’arménien peuvent s’expliquer intégrale
ment comme un développement interne tardif, ce qui ruine toute possibilité de
s’appuyer sur cette langue.
D’autre part, les données anatoliennes ne sont pas aussi orthodoxes qu’on
veut bien le dire :
– ha ap pa « fleuve » < *H2ep (Pokorny 51 *ap) ;
– ap pa « derrière » < *H2ep (Pokorny 53 *apo)35 ;
– me hur « temps » < *meH1 (Pokorny 703 *mê) ;
– me e hu e ni « temps » < *meH1 (Pokorny 703 *mê)36.
Il existe donc des exemples clairs où H2 n’a aucun reflet et, a contrario, où H1
est reflété.
Jaan Puhvel, un autre spécialiste du hittite, postule une double valeur pho
nétique pour chaque laryngale, suivant qu’elle laisse ou non une trace <h> en
hittite37 :
E1 = voiceless e coloring laryngeal, lost in Hittite, intervocalically
lengthens preceding vowel and yields glide y ; E1 > a. [Equivaut à H1
orthodoxe.]
E2 = voiced e coloring laryngeal, Hittite h , h .
A1 = voiceless a coloring laryngeal, Hittite h , h(h) . [Equivaut à H2
orthodoxe.]
A2 = voiced a coloring laryngeal, lost in Hittite, A2 > a.
A1w = voiceless o coloring laryngeal, lost in Hittite, A1w > u.
A2w = voiced a coloring laryngeal, lost in Hittite, Hittite h , h .
[Equivaut à H3 orthodoxe.]
Cette analyse plus complexe que celle de Melchert ou Kimball est donc induite
par les données, qui ne se laissent pas réduire à une orthodoxie à trois larynga
les( phonèmes) seulement.
Un autre exemple de Puhvel qui n’est pas dans Pokorny est le suivant : hit
tite ay , e « être chaud » < *i.e. H2ei dh « brûler, être en flammes, être chaud »
(Pokorny 11 *ai dh). Puhvel rapproche le mot hittite de l’albanais hî « cendre ».
34. Mallory (1997b, p. 10). Indiqué également dans Pokorny (p. 782) sans mention particu
lière. Voir hittite ark « pénis », sans #h .
35. Cité par Jerzy Kuryłowicz, le découvreur des laryngales, dans Kuryłowicz (1956,
p. 225).
36. Lehmann (1955, p. 26).
37. Puhvel (1984, vol. 1, p. X).
19
Le Hethitisches Elementarbuch de Johannes Friedrich a été traduit en anglais,
remanié et mis sur Internet par Olivier Lauffenburger. Dans la traduction anglaise
Hittite Grammar (p. 16), le traducteur écrit :
In the most common theory, P.I.E. had three laryngeals, noted H1, H2 and H3
that could “color” a neighboring vowel ‘e’. The laryngeal H1 had no colora
tion effect, the laryngeal H2 colored in ‘a’ and the laryngeal H3 colored in ‘o’.
In Hittite, the laryngeal H1 vanished and the laryngeal H3 was retained only
in initial position. In median position, the fricative resulting from a laryn
geal can be lenis (written between two vowels by ‘h’) or fortis (written be
tween two vowels by ‘hh’). [...] It should be noted that the theory described
here is incomplete : it does not explain cases where Hittite displays a ‘h’
where there is no laryngeal, and conversely cases where Hittite does not
display a ‘h’ where a laryngeal occured.
[Dans la théorie la plus répandue, l’indo européen avait trois laryngales, no
tées H1, H2 et H3, qui pouvaient « colorer » une voyelle « e » voisine. La la
ryngale H1 n’avait pas d’effet colorant, la laryngale H2 colorait en « a » et la
laryngale H3 colorait en « o ». En hittite, la laryngale H1 a disparu et la laryn
gale H3 est conservée seulement en position initiale. En position médiane, la
fricative résultant d’une laryngale peut être douce (lénis) (écrite entre
voyelles « h ») ou forte (fortis) (écrite entre voyelles « hh »). [...] Il faut noter
que la théorie décrite ici est incomplète [sic] : elle n’explique pas les cas où
le hittite présente un « h » alors qu’il n’y a pas de laryngale38 et à l’inverse
les cas où le hittite ne présente pas de « h » alors qu’une laryngale existait.]
Si l’on accorde crédit aux données hétérodoxes, l’opposition entre H1 et H2/H3
n’est pas une opposition de lieu mais une opposition de mode. Il existe au mini
mum deux couples de fricatives H2/H3 sonores et il en résulte deux fricatives H1
sourdes, en opposition phonologique avec H2/H3, à savoir partageant le même lieu
articulatoire et s’opposant par le seul trait : sonore ~ sourde. D’autre part, si l’on
accorde crédit au système glottalique, /?/ existe aussi, en tant que primitive
phonologique.
Il existe une hypothèse remontant simultanément à Edward Sapir et à An
toine Meillet que les laryngales H1 et H2 puissent se durcir pour donner k . Un
bon exemple est le féminin régulier latin imperâtor, formé avec le suffixe régulier
iH1 , qui se dit imperâtri k s au nominatif singulier ( s#). La racine *gwiH3 vivant
donne quick en anglais, dans lequel la finale ck n’est sans doute pas un suffixe
mais le durcissement de H3. Il a donc de fortes raisons de penser qu’à côté des
glottales et des pharyngales, il a existé une série vélaire/uvulaire /x/ /γ/ /γw/. Le
hittite fournit des indications internes dans ce sens. A côté des formes isḵisa
« dos », tetḵissar « tempête » et hamesḵanza « printemps », il existe des variantes
is isa, tet essar et hames anza. En outre, le nom de personne Gilu epa, d’origine
hourrite, est écrit <Krgp> en égyptien hiéroglyphique. La vélarité de certaines
réalisations « laryngales » est donc indéniable d’après un faisceau de données
internes et externes.
38. Nous ne connaissons pas de cas de ce type et l’auteur n’en donne pas.
20
Au final, il existe un ensemble convergent de constats :
– des alternances internes au hittite,
– des transcriptions en langue étrangère,
– des correspondances duales à l’intérieur du corpus indo européen.
La théorie orthodoxe limitant à trois valeurs phonétiques les laryngales nous
paraît intenable. Les données amènent à postuler des systèmes plus riches. Le
proto système, que nous proposons pour l’indo européen, présente au minimum
l’inventaire phonologique suivant :
Mode/Lieu
Sourd
Sonore
Glottalisé
Labialisé
Glottale
Pharyngale
H1.b */H/
H2.b */‘/
Vélaire/Uvulaire
H1.c */x/
H2.c */γ/
H3.b */‘w/
H3.c */γw/
H0.a */?/
Dans l’état actuel du dossier indo européen, il nous semble qu’on ne peut plus
progresser sur des bases internes. Nous allons maintenant examiner les données
extérieures, macro comparatives, en particulier les données sémitiques.
Les données macro comparatives
Commençons par H1 qui a deux valeurs possibles : /ḥ/ حet /ḫ/ خ.
Racine i.e. Pokorny 703 *mê √ m_H1 mesurer (entre autres le temps) (moment, mois,
année).
Racine i.e. Pokorny 731 *mên ôt √ m_H1 n mois, lunaison, lune.
Gotique mel [me :l] « temps »
Lituanien métas « temps, année »
Hittite me hur « temps »
Hittite me e hu e ni [meḥweni] « temps »
Latin mensis, Grec mênê « mois »
Anglais moon, month « lune, mois »
Arabe maḥwat « heure, moment »
Hébreu maḥzor « cycle, révolution (des astres) »
Hébreu maḥzor hayareaḥ « lunaison (cycle de la lune) »
Cette racine serait √ m_ḥ1.b [m_ḥ] avec une pharyngale.
Racine i.e. Pokorny 666 *lê(i) √ l_H1 faible, mou, lent, en retard
Latin lênis « doux ; calme, lent »
Lituanien lenas « calme, lent »
Lette léns « paresseux, doux »
Vieux slave lenu « indolent »
Latin lentus « indolent ; lent, long »
Grec elînuô « se reposer »
Arabe laḥḥ « lent, paresseux, rétif (un animal) »
Arabe laḥlaḥ « rester à sa place et ne pas bouger »
Arabe laḥam « ne plus vouloir avancer »
Arabe laḫamat « lent et paresseux » (variante avec x au lieu de ḥ)
21
Latin lentus « mou, souple »
Arabe laḫi‘ « être lâche et flasque (chairs) »
Arabe laḫmat « langueur et flacidité du corps »
Latin lassus « fatigué »
Arabe laġab « être très fatigué »
Il y aurait trois racines différentes : *√ l_H1.b *√ l_H1.c *√ l_H2.c
Racine i.e. Pokorny 661 *lei (bh) faible, affamé
Grec lîmos « faim » < *liH mos 39
Arabe lataḥ « avoir faim »
Arabe latḥân, latḫân « affamé »
Arabe mulḥûb « décharné »
Arabe malḥûs « décharné »
Arabe laḥab « être très maigre (de vieillesse) »
Arabe laḥiq « être mince »
Il y a une seule racine : *√ l_H1.b.
Racine i.e. Pokorny 662 *s lei mucus, boue
Latin lentus « visqueux, tenace »
Anglais slime « mucus » <*s lî m
Allemand Schlei « tanche » (cf. balto slave)
Arabe laḥḥ « avoir les paupières collées »
Arabe laḫij « être couvert de saletés visqueuses (paupières, yeux) » (Variante avec ḫ)
Arabe multaḥimat « conjonctivite »
Hébreu laḥmît « conjonctivite »
Il y a une seule racine : *√ l_H1.b.
Racine i.e. Pokorny 683 *lêu chant
Latin laud « éloge »
Allemand Lied « chant » < *leH ut
Arabe laḥn « son, mélodie, chant »
Hébreu laḥan « air, mélodie »
Il y a une seule racine : *√ l_H1.b.
Voir plus loin le nom de l’alouette.
Racine i.e. Pokorny 662 *lei /*leu enduire, oindre ; souiller, tacher
Latin lînô « oindre »
Irlandais as len aim « je souille »
Grec lûma « souillure, ordure »
Arabe laḫḫ « oindre, imprégner »
Hébreu liḫlûḫ « saleté, crasse »
Hébreu liḫleḫ « salir, souiller »
Il y aurait 1 seule racine : *√ l_H1.c.
39. Ce schème apophonique i_o est inhabituel en indo européen.
22
Racine √ H1.b_d un
Slave *od *ed « un »
Arabe ’aḥad / waḥid « un »
Les exemples avec H2 qui a trois valeurs possibles : /’/ أ, /‘/ عet /ġ/ غ.
Racine i.e. Pokorny 4 ag √ H0.a_g mener, guider
Latin agô « pousser devant soi, faire avancer »
Latin agmen « troupe d’hommes »
Arabe ’ajâ’ « forcer, contraindre à quelque chose »
Arabe ’ajl « troupeau ; troupe d’hommes »
Racine i.e. Pokorny 38 anH √ H0.a_n_H1.b souffle, vent, respirer
Latin anima « souffle ; âme »
Grec anemos « vent »
Arabe ’anaḥ « haleter, respirer avec effort ; pousser un soupir »
Hébreu ’anaḥah « soupir »
Racine i.e. Pokorny aner √ H0.a_n_r homme
Grec anêr « homme »
Arabe ’ins « homme, être humain »
Hébreu ’anš « homme »
Racine i.e. Pokorny 1010 s tâ √ t_H2.b couler, s’écouler
Grec sta zô, sta lazzô « s’écouler »40
Arabe ṯa‘ b « faire écouler, verser (larmes, sang) »
Arabe ṯa‘ jar « verser, répandre »
Racine s tâ √ t_H2.c mare, étang
Latin stâgnum « étang »
Arabe ṯaġ b « mare d’eau stagnante »
Valeurs supplémentaires où H2.a est /h/
Racine aw √ H2.a_w air, souffle
i.e. aw √ H2.a_w « air »
Arabe hawa’ « air, souffle »
Racine ay √ H2.a_y vivant
i.e. ay √ H2.a_y « vivant »
i.e. ayənk √ H2.a_y « jeune, plein de vie »
Arabe haya’ « vivre »
Valeurs supplémentaires où H2.a /h/ alterne avec H2.c /ġ/.
40. Dans plusieurs langues indo européennes (celte, balto slave, germanique), cette ra
cine donne le nom de l’urine. Cette racine semble être associée aux différents fluides
corporels (larmes, sang, etc.). Peut être est ce un mot très ancien du domaine « médical ».
23
Racine i.e. Pokorny 1053 tâ √ t_H2.a fondre, se liquéfier
Latin tâ bêo « fondre (neige, cire) »
Anglais to thaw « fondre (neige, glace) »
Arabe ṯahṯah « fondre (se dit de la neige) »
Arabe ṯaġab « fonte des glaces »
Si l’on accepte ces rapprochements, l’enveloppe des réalisations phonétiques, que
nous proposons pour l’indo européen, présente donc au minimum l’inventaire
suivant :
Mode/Lieu
Sourd
Sonore
Glottalisé
Labialisé
Glottale
H2.a *[h]
H0.a */?/
Pharyngale
H1.b *[H]
H2.b */‘/
Vélaire/Uvulaire
H1.c *[x]
H2.c *[γ]
H3.b */‘w/
H3.c */γw/
Certains phonèmes ne sont pas complètement indépendants :
– H2.a *[h] et H2.c *[γ] alternent,
– H1.b *[H] et H1.c *[x] alternent.
En sémitique, et en particulier en arabe, il s’agit de phonèmes différents. La ques
tion reste ouverte de savoir si ces paires de phonèmes alternants peuvent être
ramenés à l’unité. A un stade linguistique plus ancien que l’indo européen ou le
proto sémitique, il est possible que chaque paire de phonèmes alternants corres
ponde à un proto phonème unique, mais les clés de distribution allophonique qui
pourraient valider cette hypothèse de réduction à l’unité nous échappent pour le
moment.
La struc
structure
tructure de la racine
L’influence du sémitique sur la reconstruction de l’indo européen ne s’arrête pas
à la phonologie. Rappelons en préalable qu’Emile Benveniste était né en 1902 à
Alep, en Syrie. A nos yeux, cette origine proche orientale est la raison directe de
son intérêt pour la forme des racines indo européennes et elle explique aussi le
type de format proposé. Il ne fait quasiment jamais allusion au sujet – plus ou
moins tabou – du sémitique mais dans les faits, ce qu’il propose aligne l’indo
européen sur l’écriture consonantique de l’arabe et des langues sémitiques.
Ses objectifs sont présentés dans la préface de son livre Origines de la forma
tion des noms en indo européen :
L’objet essentiel de la grammaire comparée, depuis une soixantaine
d’années [de 1870 à 1935], a été de poser des correspondances entre les lan
gues indo européennes et d’expliquer, en partant de l’état que définissent
ces correspondances, le développement des dialectes attestés [= les langues
indo européennes elles mêmes]. [...] Depuis le Mémoire de F. de Saussure, le
problème de la structure des formes indo européennes elles mêmes a été
24
presque complètement négligé. Il paraît communément reçu qu’on peut
analyser l’évolution de l’indo européen sans se soucier de ses origines,
qu’on peut comprendre des résultats sans pousser jusqu’aux principes. De
fait, on ne va guère au delà de la constatation. [...] Nous avons visé avant
tout à définir des structures, des alternances, l’appareil formel.
Cet état des lieux rédigé en 1935 sur l’empirisme du domaine indo européen au
ras des données lexicales reste largement vrai en 2007. Plus loin, il précise sa pen
sée :
Ce qu’on a enseigné jusqu’ici de la nature et des modalités de la racine est,
au vrai, un assemblage hétéroclite de notions empiriques, de recettes provi
soires, de formes archaïques et récentes, le tout d’une irrégularité et d’une
complication qui défient l’ordonnance. On enregistre des racines monosyl
labiques (*bher ) ou dissyllabiques (*gweyə ) ; des racines bilitères (*dô ),
trilitères (*per ), quadrilitères (*leuk ), quinquilitères (*sneigwh ) ; des raci
nes à voyelle intérieure (*men ) ou à diphtongue (*peik ) ; à voyelle initiale
(*ar ) ou à voyelle finale (*pô ) ; à degré long (*sêd ) ou à degré zéro
(*dhək ) ; à diphtongue longue (*srêig ) ou brève (*bheudh ). (p. 147.)
Dans son livre, Benveniste ne se comporte pas en comparatiste ou en reconstruc
teur. Il parle en grammairien normatif outré par le désordre. La modélisation des
racines qu’il propose est la suivante :
– thème I
C1vC2( C3 )
[fa‘( l )]
– thème II
C1C2vC3
[f‘al ]
Les racines du type *ar sont reformatées *H2er , ce qui explique que *a ne puisse
jamais alterner avec *e à l’initiale, puisqu’il s’agit de deux allophones du même
phonème, et les racines du type *dô sont reformatées *deH3 : pour la même
raison d’allophonie, *ê et *ô ne peuvent pas alterner.
Bien qu’il s’en défende41, sa pensée suit un chemin qui est strictement
l’inverse de celui qui mène de l’alphabet phénicien à l’alphabet grec. En pratique,
Benveniste retraverse la Méditerranée dans l’autre sens sans le dire.
Cette définition [de la racine] doit être entendue littéralement et phonéti
quement, et non pas au sens où les sémitistes l’emploient pour caractériser
seulement le schème consonantique de la racine. (p. 171.)
Le thème I de la racine benvenistienne est en termes sémitiques la racine conso
nantique dotée du schème vocalique v( Ø ) [fa‘l], et le thème II a le schème Ø v
[f‘al]. Curieusement, Benveniste nie une filiation conceptuelle, qui est pourtant
évidente.
On peut y voir une précaution pour ne pas froisser les comparatistes. Mais
il y a aussi une raison technique, interne. Benveniste ne parle pas de prosodie,
mais ce qui distingue le thème I [fa‘l] du thème II [f‘al], c’est la place de l’accent à
très haute époque en indo européen ancien. Le squelette consonantique de la
racine indo européenne n’admet qu’une seule voyelle obligatoirement accentuée,
soit dans la première, soit dans la deuxième syllabe.
41. Il appartient à l’histoire des sciences de comprendre pourquoi.
25
Benveniste veut rendre compte en même temps de deux phénomènes dif
férents : la structure des racines, qui sont constituées de consonnes uniquement,
et la place de l’accent, qui conditionne l’insertion de la seule voyelle admissible
dans la racine en indo européen ancien. Notre avis est que les schèmes pléovoca
liques du type fa‘al, fa‘il ou fa‘ul sont impossibles dans le stade le plus ancien de
l’indo européen. Seuls sont possibles fa‘l, f‘al ou fə‘la. Cette particularité identifie
les formes réellement anciennes et les schèmes pléovocaliques sont des innova
tions réalisées par les langues filles42.
A ce titre, on peut noter que certaines langues indo européennes, comme
le groupe germanique, et en particulier l’anglais, résistent à la pléovocalie et ont
même tendance, dans les emprunts, à expurger le maximum de voyelles pleines.
L’anglais perpétue un commandement phonologique hérité de l’indo européen
ancien : le schème vocalique de la racine aura une voyelle pleine et une seule, le
reste sera du lubrifiant phonétique.
La théorie de Benveniste est la fusion de la réalité sémitique, consonanti
que, de la racine avec la prosodie, monovocalique, spécifique de l’indo européen
ancien. Elle propose d’intégrer toutes les racines dans un format unique : un
squelette C1_C2_(C3) + une seule voyelle.
Au terme de cette première partie, il apparaît nettement que tant la pho
nologie que les racines de l’indo européen ont été modelées d’après l’exemple
implicite ou explicite des langues sémitiques, et cela serait encore plus flagrant si
l’indo européen était écrit avec l’alphabet arabe plutôt que latin.
L’incrémentation en indo européen
Nous allons maintenant aborder nos propres travaux sur l’indo européen. Par des
chemins différents, nous avons été amené à une évolution de la théorie de la ra
cine indo européenne qui nous rapproche des principes Racines et incréments, tels
que les propose Georges Bohas pour l’arabe. Bien que la théorie proposée par
Benveniste soit un progrès évident, la fréquentation des études indo
européennes nous a convaincu depuis de nombreuses années de la nécessité
d’une réforme. Mais nous avons mis très longtemps à trouver une solution accep
table. Etant donné que nous sommes à la fois (macro )comparatiste et recons
tructeur, à nos yeux, ce type de théorie permet de mettre en évidence de la
morphologie fossile. C’est le concept par lequel nous sommes arrivé à une théorie
du type Racines et incréments.
Dans un autre domaine, la doxa officielle de l’arabe prône une théorie de la
racine à trois consonnes. En pratique, cette doxa empêche de percevoir la struc
ture réelle du lexique, qui se trouve atomisé en une myriade de racines de même
sens mais sans lien supposé. Il nous semble que le point de départ de la refonda
tion proposée par Georges Bohas pour l’arabe est en premier lieu un refus de
l’atomisation lexicale, un refus de la déstructuration du lexique et la volonté de
faire émerger l’innervation qui traverse et organise le corpus lexical de l’arabe.
42. Précisons, pour éviter toute ambiguïté, que ce diagnostic est personnel.
26
Notre démarche est similaire mais sur un corpus différent : celui des langues in
do européennes. Nous partageons ce refus de l’atomisation et de la déstructura
tion du lexique.
Le point de départ de notre questionnement, depuis une vingtaine
d’années, est un triple constat et une conviction intime :
– constat que le dictionnaire étymologique de l’indo européen de Pokorny
offre de multiples entrées de forme proche et de sens proche, qui seraient
donc à considérer comme autant et autant de « racines » synonymes, de
sens souvent assez vague ;
– constat que souvent, ces « racines » n’ont pas de classe syntaxique clai
rement explicitée ;
– constat que ce dictionnaire recourt à un concept d’« élargissement » des
« racines », qui donne l’impression que n’importe quel phonème de la lan
gue peut être un élargissement et que ces « élargissements » ne sont moti
vés par aucun trait de sens, ni par aucune considération de classe
syntaxique ;
– conviction intime que si l’indo européen doit être considéré comme une
vraie langue, c’est à dire comme un état synchronique possible, et non pas
comme un mécano lexico graphique commode mais fictif, alors il est im
possible que les locuteurs aient eu à leur disposition tant et tant de racines
synonymes de sens vague, élargissables ad libitum par n’importe quel pho
nème sans aucune considération sémantique ni syntaxique. Il est bien
connu que les langues se distinguent autant par ce qu’elles permettent que
par ce qu’elles ne permettent pas. Ici, tout paraît possible.
Un exemple de mécano lexicographique est *(s) ker « couper », dans Pokorny
(1959, p. 938 947). L’entrée elle même donne le ton : (s)ker , (s)kerə , (s)kre: .
Trois formes « de base » sont annoncées avant élargissement ou suffixation, avec
ou sans #s . Indépendamment de la cohérence sémantique du corpus réuni sous
cette entrée, qui fait aussi problème, l’inventaire – difficile à réaliser – est (au
moins) le suivant :
– (s) ker , (s) kr ek, (s) ker s,
– (s) kr eH1, (s) kr eH1 t, (s) kr e n H1 d, (s) kr eH1 bh, (s) kr eH1 m,
– (s) kr eH2, (s) kr eH2 k,
– (s) krew, (s) kreu d, (s) keru p, (s) kreu p,
– (s) ker d, (s) ker t,
– (s) ker b, (s) ker bh, (s) kr eb, (s) kr ebh, (s) ker p, (s) kr ep,
– (s) ker i H1, (s) kr iH1, (s) kr eH1 y , (s) kr iH1 p, (s) ker iH1 bh,
– (s) kr ey d, (s) kr ey t.
Dans ce kaléidoscope morphophonologique, on ne sait plus si on a affaire à des
voyelles, des consonnes, des suffixes, des élargissements, etc. Nous sommes
convaincu que jamais aucune proto langue ne peut avoir fonctionné de cette
façon. Tout cela se situe largement au delà des limites de la linguistique.
27
Il nous a toujours semblé nécessaire de repenser la théorie de la racine,
afin que l’indo européen puisse devenir une vraie langue. Mais le chemin est long
entre les premiers doutes, l’intention et la solution.
Pour des raisons quasiment idéologiques, les comparatistes du XIXe siècle
ont exclu que l’indo européen aurait pu posséder des infixes ou des préfixes.
Leurs préjugés quant à une prétendue évolution hiérarchisée des langues ne
l’admettaient pas. L’indo européen se devait d’être flexionnel et suffixal, car
c’était à leurs yeux le fonctionnement le plus noble et donc le plus adapté à la
proto langue indo européenne, supposée être « supérieure ». C’est Schleicher qui
est à l’origine de cette typologie hiérarchisée des langues. Les continuateurs,
quelle que soit la pureté de leurs intentions et de leurs travaux, n’ont pas remis
en cause ce genre de prémisses, qui ont pourtant orienté l’indo européen dans la
mauvaise direction. Avec le temps, les aspects scandaleux de la doxa indo
européenne (aryenne...) ont été gommés, mais les conséquences indirectes restent
présentes dans les travaux contemporains.
Le seul préfixe toléré est le #s mobile initial, dont la présence est trop évi
dente pour ne pas être vue, et le seul infixe toléré est n à valeur de présent, qui
est vivant en latin. On lui doit « rompre » vis à vis de « rupture » (avec et sans
nasale). Dans la suite, nous allons voir que tout porte à croire que l’indo européen
a possédé un système d’affixes, comprenant préfixes, infixes et suffixes. Dans un
souci de convergence terminologique avec la TME, nous parlons désormais
d’incréments.
Au début du XXe siècle, Hermann Möller avait lui aussi conclu à la nécessité
d’une théorie des affixes. Il avait recouru au terme de (pré )formatif.
Même dans le cadre standard, restrictif avec seulement #n et n , certains
mots restent isolés dans le comparatisme classique. Ainsi les différents noms du
scarabée en grec :
Grec kârabos « scarabée »
Grec kerambuks « scarabée » (infixe n )
Grec skarabeis « scarabée (préfixe #s ) »43
Aussi étonnant que cela puisse paraître, spécialement pour quelqu’un qui
s’intéresse de près à la TME en arabe, ces mots ne sont pas censés avoir de rapport
entre eux. Il nous semble pourtant que ce rapport est évident, même si les schè
mes vocaliques internes sont anormaux, vu de l’indo européen orthodoxe. Com
ment ne pas voir que ces mots partagent la même racine √ k_r_b ?
Notre conviction, depuis longtemps et aujourd’hui plus que jamais, est
qu’on peut appliquer au corpus indo européen la même démarche que celle qui
est engagée pour le lexique de la langue arabe : à savoir déterminer des racines et
des incréments. Dès lors qu’on fait sauter le verrou intellectuel interdisant de
chercher des incréments, la théorie de la racine indo européenne devient lumi
43. Ces mots sont souvent tenus pour non indo européens, mais le simple fait qu’il existe
une forme avec #s préfixé suffit à en faire une racine indo européenne.
28
neusement simple et quantité de lexèmes qui ne sont pas rattachés à une racine
trouvent naturellement leur place.
Les incréments r et l en indo européen
Outre le #s initial et l’infixe n , deux incréments fréquents de l’indo européen
sont r et l qui sont toujours infixés. Les exemples sont innombrables et tou
chent tous les champs sémantiques. Il faut noter que contrairement à l’arabe qui
tend à incrémenter r et l en toute position, l’indo européen est restrictif et
n’incrémente qu’en position infixale. En outre, il est fréquent que r ait une
nuance péjorative.
Un premier exemple est l’anglais to speak « parler » vis à vis de l’allemand
sprrechen. L’anglais est la seule langue germanique à n’avoir aucune trace de r
dans cette racine. Ce point a déjà été observé et discuté :
On est porté à admettre la chute44 indo européenne de r, sous certaines
conditions, dans le groupe initial consonne + r, par exemple, latin fungor :
fruor fruges, gotique brukjan « avoir besoin, se servir de » ; sanscrit bhanakti
« briser », arménien bekanim « je brise » ; latin frango, gotique brika « je
brise » ; grec (w)agnumi : (w)râgnumi « je brise » : néerlandais wrak « dé
bris » ; grec poti : proti « à côté de » ; anglo saxon specan « parler » ; vieux
haut allemand sprehhan. Sur cette question, voir Brugmann, Grdr45 I2 426 et
ses références46.
A propos des synonymes grecs poti : proti « à côté de », Chantraine affirme dans
son dictionnaire qu’ils n’ont pas « la même origine », affirmation qui n’est ac
compagnée d’aucun argumentaire.
Brugmann est plus prudent :
Il est moins vraisemblable de supposer que *poti d’époque indo européenne
soit sorti de *proti, que de croire qu’il a été sorti de *po, et que dans l’usage il
s’est en quelque sorte confondu avec *proti, qu’il en a usurpé les autres
fonctions47.
Dans les faits, ces deux mots sont inséparables, mais dans la doxa, étant donné
que r n’a pas le statut d’infixe ou d’incrément, la seule posture théorique admis
sible est de nier par principe qu’ils aient un lien génétique possible. Notre dia
gnostic est que cette posture n’est pas tenable compte tenu de l’accumulation de
données qui montre que l’incrémentation est un phénomène ultra fréquent en
indo européen.
44. L’auteur n’imagine pas qu’il puisse s’agir d’une incrémentation.
45. Le sigle Grdr renvoie à Brugmann et Delbrück, Grundriss der vergleichenden Grammatik
der indo germanischen Sprachen [traité de grammaire comparée des langues indo
européennes].
46. Boisacq (1923, p. 8).
47. Brugmann (1905, p. 504, § 612). Cet exemple gêne (notez le mot « usurpé »).
29
Prenons les synonymes anglais suivants, qui signifient tous « sauter, bon
dir ».
– to skip
– to hop
– to leap
ME skippen
OE hopp ia
OE leap a
origine inconnue
racine i.e. keu p
racine i.e. klou p
Si on fait l’analyse que #s est le préfixe #s mobile et que l est un infixe, alors
ces trois formes supposées indépendantes se ramènent à une racine unique
√ *k_b qui possède trois formes :
– s k_b d’où skip
– k_b
d’où hop
– k l _b d’où leap
L’économie dans la description est évidente. En outre, cette analyse intègre to skip
dans une famille de mots, alors qu’il était isolé et d’origine inconnue.
De même en grec, √ *k_p :
kalupt ô
krupt ô
« couvrir, cacher »
« cacher »
De même en grec, √ *H2_k :
alek sô
alkê
arke ô
« protéger, défendre »
« défense, protection »
« protéger »
De même, √ *p_k :
Grec
ha paks < *s_m + *p_k s
Latin
sim p l eks < *s_m + *p l _k s
Allemand ein fach < *oin + *pak
« une fois »
« simple < en une fois48 »
« simple < en une fois »
Prenons le mot peigne en slave : les différentes formes reposent sur *greb avec
divers suffixes. Ces formes slaves sont à première vue isolées dans l’espace indo
européen. Une fois reconnu que r est un incrément, on retrouve la racine
√ *g_bh, qui donne les formes germaniques comme l’anglais comb « peigne », et
vieux norrois kambr, avec un autre incrément.
Non seulement les langues indo européennes sont apparentées entre elles,
mais elles le sont à un degré qui est bien plus fort que ce que le comparatisme
classique permet de décrire. Du fait d’une théorie de la racine, défaillante et ina
daptée, quantité de lexèmes sont tenus – à tort – pour isolés ou non indo
européens.
Une autre racine √ *bh_g casser, frapper :
racine i.e. bheg
racine i.e. bhlag
racine i.e. bhlîg
racine i.e. bhreg
« asséner un coup »
« frapper de façon répétée »
« frapper de façon répétée »
« casser »
48. Littéralement, « fait en un seul pli ».
30
sanscrit bhanj ; arménien bek anim
latin flagere
latin flîgere, flictus
latin frangere, fractus ( r péjoratif)
Une autre √ *H1_p : saisir, prendre en main :
racine i.e. Hop
racine i.e. (H)rep
racine i.e. (H)leup
latin op târe
latin rap ax, rap t ( r péjoratif)
sanscrit lop tra « butin »
« choisir »
« s’accaparer, voler »
Un autre exemple plus complexe √ *bh_H2 briller, être blanc ou blond :
racine i.e. bhaH2
racine i.e. bhleH2 k
racine i.e. bhleH2 nk
racine i.e. bhreH k t
racine i.e. bhleH2 nt
racine i.e. bhleH2 w
grec phôs « lumière »
anglais bleach, bleak
français blanc
anglais bright
anglais blond
latin flavus « blond roux »
« briller »
« briller, blanc »
« briller, blanc »
« briller »
« briller, blond »
« briller, blond »
Ou √ *k_w être très sonore, faire du bruit
i.e. keu
anglais shout < ME shoute < *s kw d
i.e. k l eu eH1
anglais loud < *hlûd < *kwH1 tos
i.e. k r eu ( H2) instrument de musique : gallois crwth < *kruttâ
Plusieurs racines présentent le paradigme incrémental suivant :
Préfixe
#s
Infixe
r l
Suffixe
s
Par exemple : √ *gh_bh tenir en main :
racine nue
racine suffixée
racine infixée
racine infixée
anglais to give < OE giba < *ghebh
latin hab êo < *ghabh eH1
anglais to grab < néerlandais grabben < *gh r obh
anglais to grasp < *gh r obh s
(avec métathèse normale en anglais)
Par exemple : √ *bh_H pousser, croître ; arbre49 ; fleur :
racine suffixée
racine suffixée
racine infixée
racine infixée
racine infixée
grec phêgos « chêne », anglais beech « hêtre » <*bh_H g
allemand Baum « arbre » <*bh_H m
anglais birch « bouleau » < *bhrH g50
latin fraxinus « frêne » < *bhrH g s
allemand Blüte « fleur » ; latin flor « fleur »
49. Le signifié « arbre » pour la racine nue est attesté en ouralien : cf. finnois puu « ar
bre ».
50. Ce mot a été maintes fois convoqué dans l’épuisante quête de la patrie originelle indo
européenne. Il nous apprend que dans cette patrie, il y avait des arbres. Mais on ne sait
pas très bien lesquels.
31
L’incrément #d < t? ou ṭ
La théorie classique ne rend pas compte des infixes r et l . Une autre absence
concerne le préfixe #d 51. L’exemple canonique est *dakru « larme » en face de
*akru « larme ». A ce jour, les comparatistes ne se sont pas résolus à postuler un
préfixe #d . Il existe plusieurs exemples très clairs :
akru
rew
ar bor
nebh
ors
eigh
« larme »
« couler »
« arbre »
« nuage »
« derrière, cul »
« être piquant »
d
d
d
d
d
d
akru
rew
oru
nephos
ors
eigh
« larme (exemple canonique) »
« s’écouler »
« arbre »
« ténèbres » (grec)
« dos » (latin)
« piquer, être piquant »
A notre avis, ce incrément est représenté en arabe.
Nous en proposons quelques exemples ci dessous comme préfixe.
Arabe baḫar « fumer ; fumée, vapeur d’eau bouillante »52
Arabe _abaḫ « cuire »
Arabe bašar « homme, genre humain »
Arabe ṭabš « hommes, genre humain »
Arabe ba‘ar « déféquer, excréments »
Arabe ṭaba‘ « saleté, crasse, boue »
Arabe baqar « fendre, ouvrir »
Arabe ṭabaq « séparer deux parties à la charnière »
Arabe rašša « arroser, asperger »
Arabe ṭaraša (F. II) « répandre çà et là (en arrosant, en aspergeant) »
Arabe radda « repousser, éloigner, écarter »
Arabe ṭarada « éloigner, écarter, repousser, chasser »
D’autre part, il existe au moins un exemple de W infixé.
Racine √ H_m « être en colère »
Arabe ḥaṭam (F. V) « être enflammé de colère »
Arabe muḥṭamir « courroucé »
Arabe ḥamâ « être en colère »
Arabe ḥamâ’ « être en colère »
Arabe ḥamal « montrer en colère ; exciter la discorde et l’inimitié »
Arabe ḥamaq (F. V) « se fâcher »
Arabe ḥamar « s’enflammer de colère »
Arabe ḥamas (F. V) « mettre en colère »
Arabe ḥamašâ « irriter »
Arabe ḥamiyat « emportement de colère, début de colère »
Arabe ḥašmat « colère »
Arabe ḥadam (F. IV) « s’enflammer de colère » ; (F. VIII) « bouillonner de colère »
51. Ce préfixe est attesté surtout sur des racines de sens médio passif, ce qui permet le
rapprochement de cet incrément avec le préfixe passif du berbère : #ṭ .
52. Cf. i.e. bhok « feu » > latin focus « feu », arménien bok’ « feu ». Et arabe nabîḫat « allu
mette ».
32
L’incrément t
L’incrément n n’est pas le seul infixe de l’indo européen. Il y a de nombreux
exemples en grec d’un infixe t . Ainsi :
ptolemaios « le belliqueux » ~ polemos « la guerre »
ptolis « la ville » ~ polis
ptaiô « heurter, renverser » ~ paiô « battre »53
Depuis le XIXe siècle, les comparatistes eux mêmes ont observé des exemples
possibles, mais ils n’ont jamais osé franchir le pas et postuler des incréments. Ici
aussi, on arrive à expliquer des termes isolés et à déterminer des racines nouvel
les.
Un autre corpus ingérable dans l’approche orthodoxe :
Grec ptelea « orme »
Latin populus « peuplier »
Russe topol’ « peuplier »
Examen des lexèmes grecs :
pterna « talon » ~ skrt parśnis (exemple classique repéré depuis le XIXe siècle)
pteron « aile » < *pet « voler » ~ latin penna < *petna (ici t est radical)
ptissô « piler, concasser » ~ latin pis ton ; « pilon » < *pislum ; latin pinsô « piler »
(infixe n )
pto(i)a « peur, épouvante » ~ latin pau ra
ptukhs « pli » ~ allemand biegen « plier »
ptûô « cracher, vomir » ~ latin spu ô ; anglais to spew
ptôkh eô « mendier » ~ anglais to beg (ces deux mots sont isolés)
kti zô « bâtir une maison » ~ i.e. kei m, germanique haim « maison, home »
A notre avis, l’incrément t existe également en sémitique.
Nous en proposons quelques exemples ci dessous.
Racine √ r_‘ « paître »
Arabe ra‘â « paître »
Arabe rata‘ (F. IV) « laisser paître librement »
Racine √ m_š « traire »
Arabe mašša « traire une femelle en lui laissant un peu de lait dans le pis »
Arabe mataš « presser doucement les trayons d’une femelle en la trayant »
Racine √ l_ḫ « sale »
Arabe lataḫ « salir quelqu’un d’ordures »
Arabe laḫḫ « oindre, imprégner »
Arabe laḫḫatun (fém.) « sale, malpropre et qui sent mauvais (femme) »
Hébreu liḫlûḫ « saleté, crasse »
Hébreu liḫleḫ « salir, souiller »
Racine √ h_l « s’écouler, se répandre abondamment (pluie, larmes) »
Arabe halla (F. VII) « être versé par torrents, se répandre (pluie) »
Arabe halla (F. VII) « être baigné de larmes (yeux) »
53. Cf. Meillet : « [...] dans paiô, non plus que dans ptaiô, qu’on n’en peut séparer [...] »,
Ernoult et Meillet (1932, p. 708).
33
Arabe hatal « faire tomber par intervalles des ondées, des averses (ciel) »
Arabe hatal « verser des larmes abondantes »
Arabe hatîl « qui fait tomber une pluie continuelle (ciel) »
Racine √ ḥ_m « noir »
Arabe ḥutmat « couleur noire »
Arabe ḥâtim « corbeau »
Arabe ḥamma « être noir »
Arabe ’aḥamm « noir »
Arabe ’aḥtam « noir »
Arabe ḥamam « charbon »
Arabe ḥamḥam « très noir »
Arabe ḥamâ (F. XII) « être noir (nuit, nuage) »
Arabe yaḥmûm « noir »
Arabe saḥam « noir »
Arabe ḥamâṯat « sang noir dans le cœur »54
Racine √ ḫ_n « couper »
Arabe ḫanna « couper (le tronc d’un palmier) »
Arabe ḫana’ « couper (le tronc d’un palmier) »
Arabe ḫatan « tronquer, écourter »
Arabe ḫanaf « couper (un fruit rond) »
Racine √ f_q « ouvrir, fendre en deux »
Arabe fataq « fendre, rompre, séparer ce qui était joint par une charnière »
Arabe faqqa « ouvrir ; disjoindre, séparer en deux »
Arabe faqa’ « fendre ; séparer »
Arabe faqaḥ « ouvrir les yeux pour la première fois (chiot) »
Arabe faqa‘ (F. VII) « se fendre ; être fendu »
Arabe falaq « fendre, couper en deux »
Arabe faraq « fendre, pourfendre en deux »
Racine √ k_m « cacher, recouvrir »
Arabe kamma « couvrir, recouvrir (d’un couvercle, d’une enveloppe) »
Arabe katam (F. IV) « céler, cacher, dérober à la vue »
Les formes verbales dérivées en indo européen
A partir d’une base trilitère, l’arabe tire plusieurs formes dérivées :
Forme I
Forme II
Forme III
Forme IV
forme de base
duplication interne
allongement
préfixation
fa‘al
fa‘‘al
fâ‘al
’af‘al
La forme I est représentée en indo européen : c’est la forme de citation de chaque
racine. La forme II existe aussi, mais c’est toujours la première consonne qui est
dupliquée et non la deuxième.
54. Ce serait un exemple d’incrémentation suffixale par ṭ.
34
Par exemple : √ p_l « plein, abondant ; foule, multitude »
Latin populus « foule, peuple »
Anglais folk « peuple »
Arabe ḥafla « foule »
Latin plênus « plein » < *pleH1 nos
Grec pimplê mi « je remplis » ( mi : « je, P1 »)
Arabe ḥafil « plein »
Pour des raisons qui restent à élucider, la forme II est souvent associée en indo
européen au passé. Par exemple, en latin : mordêo « je mords », momordi « j’ai
mordu » ; dô « je donne », dedi « j’ai donné ».
La forme III à allongement est bien représentée. Il s’agit des degrés vocali
ques dits longs /e:/ /o:/, dont l’origine est l’allongement de la voyelle simple /e/
/o/ et non la trace d’une laryngale /e+H/ ou /o+H/. La classe dite VII des verbes
forts germaniques repose sur la forme III. Le verbe anglais to bear « porter » ap
partenait à cette classe : I bear < *bêr « je porte » et I bore < *bôr « j’ai porté ».
L’adjectif wet « mouillé » repose sur */wêd/ avec une longue.
La forme IV est très intéressante. Son existence en indo européen est niée.
Les exemples sont tenus pour des formations aberrantes, souvent qualifiées de
« populaires »55 et dépourvues de toute portée vis à vis de la théorie de l’indo
européen. Une autre façon de refouler les exemples en dehors du périmètre indo
européen consiste à en faire des emprunts à un substrat. Il en existe d’excellents
exemples, en particulier en grec, mais pas seulement. Cette formation fournit
beaucoup de noms d’animaux ou d’objets. La cohérence morphologique et sé
mantique de cette forme permet d’exclure le hasard comme principe
d’explication. En outre, il est fréquent que la racine de ces mots soit au degré
zéro, ce qui laisse à penser que le préfixe était autrefois accentué. Nous citons en
note le point de vue de Chantraine dans son Dictionnaire étymologique de la langue
grecque. Le terme convenu pour désigner l’incrément #a est celui de « prothèse »,
dont l’origine médicale montre à quel point les indo européanistes considèrent
cet incrément comme un corps étranger.
Grec a glîs56 et gelgis « tête d’ail » < *√ g_l_y (exemple d’alternance gel ~ ?a g_l)
Grec a glaFos et glaukos « brillant » < *√ g_l_w
Grec a greiphna57 « herse, rateau » et grîphos « filet »< *√ gh_bh « saisir, attraper »
Grec aielouros < *a wisel 58 « chat sauvage », latin vison « vison », anglais weasel
« belette » < *√ wis
Grec a i gupios59 et gups « vautour »
Grec a mal os, a blêkhros et blêkhros « faible, doux » < *√ m_l
Grec a nepsios60 « cousin germain » < *√ nep ot « neveu »
55. Sous la plume des comparatistes, en particulier de Meillet, le label « populaire » équi
vaut à être rejeté dans les ténèbres de la linguistique.
56. Cf. Chantraine : « ne peut être séparé de gelgis (voir ce mot) ».
57. Idem : « l’α étant une prothèse non autrement expliquée ».
58. L’élément final ouros signifie « queue ».
59. Le i après #a serait dû à l’influence d’autres noms d’oiseaux commençant par #ai
(Chantraine).
35
Grec a pion61 < *a pis on « poire » et latin pirus < *pisos « poire »
Grec a sp is « vipère aspic » et latin serpens « serpent » < *√ s_p « ramper, serpent »
Grec a spalaks et spalaks « taupe »
Grec a s pharangos62 « gosier, gorge » et pharungs « gosier » < *√ bh_r
Grec a staphis63 et staphis « raisin sec », staphulê « grappe de raisin »
Grec a stakhus et stakhus « épi de blé »
Grec a stralos64 et latin sturnus « étourneau » < *√ st_r /tr_s « étourneau, grive »
Grec a tharê « bouillie de farine ou de gruau » < *ghrew « gruau »65
Grec a nthrênê « bourdon », tenthrêne « guêpe », thrônaks « bourdon » < *√ dhren
« bourdonner »
Grec a trapos66 « sentier » et trapeô « fouler, marcher sur »
A noter qu’en combinant *?a et * t , on donne une cohérence √ k_H aux formes
suivantes :
Latin a qui la « aigle »
Grec a isa los < *?a k ya los « faucon émérillon »
Grec ik t înos « milan » (avec infixe t)
Germanique commun *kû tya « milan »
La variante *?i du préfixe *?a se retrouve dans d’autres mots :
Irlandais áth « four » < Celte *apatinos < *?a + kwH2 tin os, d’après *√ kwH2
« cuire, brûler »
Grec ipnos « four » < *?i + kwH2 n os (sans ti )
Grec i erâks, îrêks « faucon » < *√ H1_r « aigle, grand oiseau »
Grec i gn uê « pli du genou » < *√ g_n(H1) « engendrer »67
Grec gonu et gnuks « genou »
Grec (dialectal) i kn us « cendre » < *√ k_n « cendre »68
Grec i khthu:s « poisson » < *√ gh dh uH « poisson » < *√ gh_H « ouvrir la bouche,
être béant »69
Grec i skh ion « hanche, col du fémur » < *i s_k snos70
60. Cf. Chantraine : « L’α initial présente l’ambiguïté habituelle, mais semble devoir être
interprété comme une prothèse (ou un ə2). »
61. Idem : « Il faut admettre un thème *piso, l’α initial fait difficulté comme souvent (pro
thèse ?). »
62. Id. : « Le sens précis du mot conduirait à le rapprocher de pharungs. »
63. Id. : « Le thème fait penser à celui de staphulê “grappe de raisin”. La forme à initiale α
semble la plus ancienne. Est ce une prothèse ? »
64. Id. : « Avec prothèse, se rapproche évidemment de v.h.a. stara, lat. sturnus. »
65. En admettant une métathèse *ghrew > *ghwer > θer.
66. Cf. Chantraine : « Il faut admettre un α copulatif et la racine qui se trouve dans trapeô
“fouler” [...] c’est la piste foulée. »
67. Ce mot ignus est généralement considéré comme provenant de *en+g_n par préfixa
tion. Néanmoins, cette hypothèse pose des problèmes phonétiques car on attend **innus
plutôt que ignus.
68. La forme normale en grec est konia.
69. Ce mot grec est extraordinaire sur le plan morphologique : incrément * dh et schème
vocalique *i_u. Les autres attestations n’ont pas l’incrément mais ont la voyelle *u.
70. Ce mot a été comparé depuis longtemps avec le mot sancrit sak thi « cuisse », mais la
théorie orthodoxe ne permet pas de rapprocher ces deux mots de façon satisfaisante.
36
A comparer également les mots suivants :
Grec i orkos « chevreuil » (incrément #i )
Grec d orkas « chevreuil » (incrément #d )
Anglais roe < germanique *roik os « chevreuil » (infixe i )
Celte *y ork os « chevreuil » (incrément #i )
Ces mots sont sans doute en rapport avec la racine *√ H1_r « animal à corne », qui
donne également le mot latin ariês « bélier ».
L’existence de cet incrément en germanique, en italique et en celte, à côté
du grec, permet de reporter ce procédé morphologique au stade le plus ancien de
l’indo européen. On ne peut pas dire avec une certitude définitive si #a *H2e
remonte à *?a , en raison de la multiplicité des valeurs phonétiques de H2, mais
c’est a priori l’hypothèse la plus simple et la plus fructueuse. C’est celle que nous
retenons.
Peter Schrijver s’est intéressé à plusieurs lexèmes désignant entre autres
des oiseaux dans les langues d’Europe de l’Ouest. Ce corpus fait apparaître
l’existence d’un préfixe #a . L’explication usuelle selon laquelle on toucherait là
un substrat non indo européen nous paraît infondée et surtout inutile. Notre avis
est que ces lexèmes sont pleinement indo européens et constituent des exemples
supplémentaires de la forme IV. Une fois de plus, une théorie adaptée de la mor
phologie fossile permet de donner du sens, d’organiser les données et de simpli
fier les hypothèses, en bref de rationaliser.
*mes_l ~ *a m_sl « merle »
Gallois mwyalch
Latin merula > français « merle »
Vieux haut allemand amsla, amasla, amisla, amusla
Vieil anglais o:sle
*laHw ~ *a laHw « alouette »
Vieil anglais la:verce > lark
Vieux haut allemand le:rahha, le:rihha
Moyen néerlandais leewerke
Latin (d’origine gauloise) alauda
Emprunt en finnois (ouralien) leivo(nen)
*raud ~ *a rud « (morceau de) minerai »
Latin raudus “lump of ore”
Vieux haut allemand aruz, ariz
Vieil anglais arut
Emprunt en finnois (ouralien) rauta
Emprunt en lapon (ouralien) ruowde
Conclusions
Conclusions et perspectives
La famille indo européenne est une invention autonome remontant à la Renais
sance.
Par la suite, tous les progrès significatifs dans l’étude et la théorisation de
cette famille ont été accomplis chaque fois que la modélisation linguistique de
l’indo européen s’est rapprochée de la réalité du sémitique et de l’arabe. Le sys
tème phonologique avec des laryngales imaginé par Saussure, puis développé par
37
Möller et Cuny, et la théorie de la racine de Benveniste sont formés d’après le
modèle du sémitique, de façon quasiment explicite.
Le proto lexique de l’indo européen, reconstruit par les comparatistes, est
atomisé en une myriade de racines de forme et de sens proche. De multiples
exemples montrent que le lexique présente une organisation propre que la doxa
officielle n’a pas su mettre en évidence. La seule façon de sortir de cette impasse
est d’appliquer une méthodologie d’analyse identique à celle que propose Geor
ges Bohas pour l’arabe : déterminer des racines et des incréments. Nos analyses
montrent que les incréments valides pour l’indo européen sont les mêmes que
ceux qu’on détermine en sémitique, à commencer par r et l , et aussi n ou
#?a . A l’inverse, on trouve en arabe des incréments nouveaux, t et ṭ , que la
TME n’a pas proposés mais dont le corpus indo européen offre des exemples lim
pides. La recherche en indo européen de l’équivalent des formes verbales déri
vées de l’arabe permet de donner à la prétendue prothèse vocalique #a un vrai
statut linguistique, puisqu’elle correspond à la forme IV.
Par rapport à la question de l’apparentement de l’indo européen vis à vis
de l’ouralien ou du chamito sémitique, nous sommes convaincu que le tropisme
sémitisant de l’indo européen contient implicitement la réponse. Nous avons
examiné de près l’ouralien et on cherchera en vain des préfixes et des infixes r
et l dans cette famille. L’approche Racines et incréments est également valide et
féconde dans le domaine ouralien, mais elle ne fournit pas les mêmes résultats
qu’en indo européen et qu’en sémitique, en termes de morphologie fossile. Ce
n’était pas l’objet que nous voulions aborder ici.
Il faut noter qu’il existe, dans le domaine comparatiste, des résistances
considérables à certaines évidences. Il a fallu un siècle pour que les Allemands
tiennent compte des études de Saussure remontant à 1870. Seebold, dans les an
nées soixante dix, est le premier à pratiquer le formalisme laryngaliste, trois
générations après Saussure, deux générations après la découverte du hittite et
une génération après Benveniste. Formulons le vœu que cette fois ci
l’appropriation de l’approche Racines et incréments dans le domaine indo
européen soit plus rapide.
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