Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Revue Interventions économiques Papers in Political Economy 67 | 2022 Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec Sociology and History of Economic Thought in Quebec Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.) Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/14876 DOI : 10.4000/interventionseconomiques.14876 ISBN : 1710-7377 ISSN : 1710-7377 Éditeur Association d’Économie Politique Référence électronique Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.), Revue Interventions économiques, 67 | 2022, « Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 13 septembre 2022. URL : https://journals.openedition.org/ interventionseconomiques/14876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.14876 Crédits de couverture Vincent Deblock Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ Revue Interventions économiques Papers in Political Economy 67 | 2022 Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec Sociology and History of Economic Thought in Quebec Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.) Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/14876 DOI : 10.4000/interventionseconomiques.14876 ISBN : 1710-7377 ISSN : 1710-7377 Éditeur Association d’Économie Politique Référence électronique Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.), Revue Interventions économiques, 67 | 2022, « Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 08 septembre 2022. URL : https://journals.openedition.org/ interventionseconomiques/14876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.14876 Crédits de couverture Vincent Deblock Ce document a été généré automatiquement le 8 septembre 2022. Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ 1 SOMMAIRE Sociohistoire des idées économiques au Québec : de l’Église-nation à l’État national Frédérick Guillaume Dufour, Christian Deblock et Michèle Rioux Esdras Minville : penseur d’un Canada français moderne qui ne fut jamais Gabriel Arsenault « On choisit son économie, pas sa société ». Transition et pensée économique au Québec “We choose our economy, not our society”. Transition and economic thinking in Quebec Paul Sabourin et Frédéric Parent Le développement du Mouvement Desjardins dans la première moitié du XX e siècle au Québec : perspective et rétrospective néo-institutionnelles Yannick Dumais Régulation, innovation, économie sociale et transformations du modèle québécois : une analyse des travaux de Benoît Lévesque Emanuel Guay, Jonathan Durand Folco et Shannon Ikebe L’économie post-keynésienne, une pensée hétérodoxe méconnue ? Marc Lavoie et Mario Seccareccia La réception de l’approche de la régulation au Québec Gérard Boismenu Le nouveau mode de production de la connaissance et la mise en place d’une nouvelle économie au Québec Éric N. Duhaime « Le corps relève de l’ordre social ». Une économie politique de la mise au service des corps dans la sociologie de Nicole Laurin Jean-Charles St-Louis Jacques Parizeau : un économiste dans la cité Jean-Philippe Carlos Les investissements directs étrangers au Canada : des débats qui ont forgé l’histoire économique canadienne Benjamin Lefebvre La tradition collectiviste québécoise : renouer avec une pensée économique supprimée pour renouveler le modèle de développement du Québec Philippe Dufort, Mathieu Dufour, Simon Tremblay-Pepin, Colin Pratte et Alexandre Michaud Analyses et débats De l’influence de la pensée macroéconomique sur la direction des politiques économiques au Québec de 1936 à 2003 Alain Paquet Entretiens Une économie politique ouverte et tournée vers l’action collective Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 2 Gilles Dostaler et l’histoire de la pensée économique Entretien avec Marielle Cauchy La science économique dans l’œil d’un philosophe Entretien avec le professeur Maurice Lagueux Les enjeux actuels en économie du travail à partir d’une approche institutionnaliste Entretien avec Diane-Gabrielle Tremblay Développer l’économie féministe Entretien avec Sylvie Morel Le renouveau de l’institutionnalisme au Québec Entretien avec Jean-Jacques Gislain L’économie politique internationale vue du Québec Entretien avec Stéphane Paquin De l’économie politique du Canada à celle des Amériques Retour socio-historique avec Dorval Brunelle Le Québec d’hier à aujourd’hui : du désir d’indépendance à l’angoisse existentielle Entretien avec Louise Beaudoin Hors thème Latin American Health Regimes in the Face of the Pandemic Ilán Bizberg Télétravail contraint et nouvel agencement organisationnel : quelles conséquences sur les risques psychosociaux ? Caroline Diard, Virginie Hachard et Dimitri Laroutis Comptes Rendus Max Weber, Economy and Society. A New Translation. Édité et traduit par Keith Tribe, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2019, 520 p. Frédérick Guillaume Dufour Marie J. Bouchard, L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2021, 408 p. Emanuel Guay Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman, Les travailleurs des plateformes numériques : regards interdisciplinaires, (Teseo), 2022 : https://www.teseopress.com/ lestravailleursdesplateformesnumeriques/ Olivier Rafélis de Broves Revue Interventions économiques, 67 | 2022 3 Sociohistoire des idées économiques au Québec : de l’Église-nation à l’État national A Sociohistory of Economic Ideas in Quebec: From the Church-Nation to the National State Frédérick Guillaume Dufour, Christian Deblock et Michèle Rioux 01. Le contexte de ce numéro 1 L’histoire des idées est une discipline qui n’a plus le vent en poupe en économie. Suivant une trajectoire typique identifiée par Thomas Kuhn pour d’autres sciences, les économistes tendent à laisser à d’autres le soin de faire l’histoire de leur discipline au fur et à mesure que celle-ci se formalise. C’est un peu comme si l’histoire de la discipline économique n’avait pas d’intérêt au-delà d’une démarche scolastique un peu pédante. Or, les certitudes des néoclassiques ne sont plus ce qu’elles étaient il y a encore quelques années. Il faut espérer que cela suscite un intérêt pour un regard sur la discipline qui soit plus sensible à l’histoire des institutions et de ses rapports de force, au sein desquelles les idées économiques émergent, se diffusent, s’institutionnalisent et deviennent la norme pendant une certaine période. 2 Les textes réunis dans le cadre de ce numéro partagent la conviction que la compréhension des contextes historiques, sociaux et linguistiques à travers lesquels se sont développées les idées économiques et sociales au vingtième siècle au Québec rappelle et révèle des éléments importants sur la manière d’aborder des problèmes économiques et sociaux qui se sont imposés aux acteurs sociaux. Cela permet de contextualiser des « enjeux culturels », des « retards à combler », des « défis à relever », « des obstacles à surmonter », une « reconquête à effectuer » sur des périodes historiques de plus en plus difficiles à décoder pour les nouvelles générations d’étudiants.es. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 4 3 Les contributions présentées ici partagent donc le projet de remonter le sentier de la dépendance en sens inverse pour comprendre les conjonctures politiques à travers lesquelles les acteurs et penseurs de l’économie politique ont transité sur le « marché des idées » afin d’y alimenter une réflexion sur les enjeux économiques, sociaux et politiques qui s’imposaient à eux. 4 L’idée d’organiser un colloque scientifique à l’ACFAS, puis ce numéro spécial d’Interventions économiques sur la sociohistorique des idées économiques et sociales au Québec fut alimentée par un ensemble d’éléments conjoncturels qui nous semblaient alimenter l’importance de documenter ce chantier. Si des économistes semblent s’être, en partie, détournés de l’histoire de leur discipline1, cette histoire n’en est pas moins d’un grand intérêt pour d’autres sciences sociales et acteurs sociaux, notamment dans un contexte où : 1) l’épidémie de Covid a relancé un interventionnisme d’État encore décrié il n’y a pas si longtemps2; 2) les défis d’une transition écologique se font plus que jamais sentir face aux multiples conséquences des dérèglements climatiques et requièrent que les États analysent, planifient et adoptent des politiques publiques; 3) les inégalités de revenu comme de fortune augmentent, ce qui nourrit un cynisme qui bénéficie aux mouvements populistes; et, 4) l’instabilité géopolitique mondiale qui met en relief la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement transnationales suscite des questions comme la souveraineté alimentaire ou l’autonomie des chaînes d’approvisionnement. 5 Les contributions de ce numéro n’ont pas pour objet de proposer des réponses concrètes à ces enjeux actuels. Cependant, elles ont comme intérêt de présenter la genèse d’une réflexion en économie politique qui fut ponctuée par des questions similaires à travers le 20e siècle et qui ont façonné les institutions existantes au Québec et même, dans une certaine mesure, au Canada. Des éléments spécifiques des conjonctures québécoise et canadienne ont stimulé notre intérêt pour la redécouverte de la sociohistoire des idées économiques et sociales au Québec. D’abord, il y avait un besoin d’actualiser le savoir sur ce sujet car nous constations qu’il était de moins en moins facile d’orienter nos étudiantes et étudiants vers des ouvrages de référence récents qui leur auraient permis de comprendre les spécificités de la trajectoire de cette sociohistoire québécoise. Le problème de l’offre ne concernait ni les ouvrages et références aux classiques3, ni la présence d’importantes synthèses en histoire économique, bien que celles-ci soient également de plus en plus rares 4. Il concernait plus précisément des références à une production intellectuelle récente qui serait consacrée à l’actualisation ou à l’étude en profondeur des courants, des auteurs ou des œuvres qui ont marqué ou influencé la trajectoire des idées économiques et sociales au Québec. Même l’œuvre magistrale que l’historien Yvan Lamonde a consacrée à l’histoire sociale des idées politiques au Québec passe très rapidement sur les idées spécifiquement économiques ou en lien avec le développement économique 5. La colossale histoire des sciences au Québec de Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras ne comporte pas de chapitre consacré spécifiquement à l’économie ou aux questions économiques6. 6 Si l’absence de connaissances historiques est une lacune qui traverse l’ensemble des sciences sociales, elle pose un défi particulier pour la sociohistoire de la société québécoise qui a connu une transformation phénoménale entre 1960 et 2020 7. Il devient de plus en plus difficile pour une nouvelle génération d’étudiants.es de comprendre de quelles hiérarchies coloniales, nationales et raciales était traversé le Québec des années Revue Interventions économiques, 67 | 2022 5 1910, 1930 et 1960, ce qui n’est pas sans entraîner le recours à des jugements décontextualisés, des analyses anachroniques ou un moralisme « de bon ton » dans la narration et la critique du temps passé qui ont peu à voir avec la reconstruction sociohistorique d’un point de vue scientifique8. 7 Un autre élément important de notre démarche est la relation particulière que plusieurs théoriciens des idées économiques et sociales ont entretenue avec le mouvement nationaliste québécois9. Dans une conjoncture où l’option de la souveraineté du Québec ne suscite plus l’intérêt qu’elle a suscité après l’échec des Accords du Lac Meech et où la principale formation politique qui a porté cette option lutte pour sa survie, nous trouvions important de revenir sur l’histoire de cette relation10. 8 La crise du nationalisme en quête d’un État entraîne-t-elle également une crise pour le modèle québécois, les outils de l’État québécois développés avec la Révolution tranquille, les pratiques et institutions encadrant le développement de l’économie sociale au Québec ? De façon plus générale, on peut se demander, avec Gabriel Arsenault dans son ouvrage L’économie sociale au Québec, ce qu’il adviendra du modèle québécois et de son mode d’institutionnalisation d’une économie sociale dans un contexte où la coalition d’acteurs qui en a alimenté le développement a été fortement liée à des acteurs politiques souverainistes qui s’éloignent de plus en plus du pouvoir politique11. Pour répondre à ces questions, il fallait prendre quelques pas de recul. Les textes rassemblés dans ce numéro permettent de nourrir ces questionnements sur la longue durée. 9 D’autres ouvrages ont nourri notre réflexion. Notons d’abord un ouvrage collectif sous la direction de Stéphane Paquin et Xavier Hubert Rioux qui présente et analyse les grands axes et leviers du modèle québécois12 et celui publié en 2019 sous la direction de Robert Bernier et de Stéphane Paquin sur L’État québécois13. Du côté des historiens, l’ouvrage de Martin Pâquet et Stéphane Savard a proposé une nouvelle interprétation des fondements de la Révolution tranquille. Enfin, plus récemment, l’économiste Mario Polèse a décortiqué les rouages du « miracle économique » québécois 14. 10 Dans un contexte où une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses en sciences sociales s’intéresse aux dimensions coloniales de l’histoire au Québec et au Canada, il est donc important d’historiciser et de contextualiser les idées économiques et sociales à partir desquelles les acteurs ont cherché à décrypter, comprendre, analyser les défis liés au développement d'une économie capitaliste au Québec largement dominée d’abord par les capitaux, britanniques, puis américains. Comme le soulignait Everett C. Hugues (1897-1983) dans son ouvrage classique, La rencontre de deux mondes, à Drummondville où il a fait sa fameuse enquête de terrain, il ne faisait pas de doute que les industrialisés étaient les Canadiens-français et les industrialisants les Canadiens-anglais et, de plus en plus, les Américains 15. 11 Les économistes Pierre Fortin et Mario Polèse nous le rappellent, les transformations socioéconomiques qu’a connues le Québec durant les soixante dernières décennies n’ont rien de banal16. En 1860 et 1890, le taux de mortalité infantile des Canadiensfrançais à Montréal est beaucoup plus élevé que celui des Anglo-protestants. Pire, alors qu’il augmente chez les Canadiens-français pour s’établir à près d’un enfant sur quatre en 1890, il recule chez les Anglo-protestants durant la même période 17. En 1915, le taux de mortalité infantile des Canadiens-français des villes de Québec et Montréal est près de deux fois plus élevé que celui de villes comme New York, Edmonton, Winnipeg ou Revue Interventions économiques, 67 | 2022 6 Édimbourg, et plus de trois fois plus élevé qu’à Amsterdam 18. Durant la même période, plus de 500 000 Canadiens-français émigrèrent vers les États-Unis où ils furent employés dans l’industrie du textile et celle du bois et considérés comme des « demisauvages » ou des « Chinois de l’est », leurs communautés devenant parfois même la cible du Ku Klux Klan en Nouvelle-Angleterre19. La vaste majorité des travailleuses et travailleurs qui migrèrent aux États-Unis durant cette période y connut l’assimilation. 12 Faut-il rappeler que la Commission d’enquête Laurendeau-Dunton estimait en se basant sur les chiffres du recensement de 1961 que sur vingt-et-un groupes ethniques classés en fonction de leur revenu, les Canadiens-français se classaient au dix-neuvième rang20? C’est dans ce contexte qu’une importante génération d’intellectuels québécois, regroupé notamment autour de la revue Parti Pris s’appropriait les écrits de Frantz Fanon (1925-1961) et de Albert Memmi (1920-2020) pour alimenter leur propre désir de libération nationale21. Une partie significative de cette génération allait connaître une ascension sociale extraordinaire. C’est aussi durant cette période que l’État québécois se transforme profondément pour devenir un État stratège en charge du développement économique et de l’organisation du territoire22. Alors que le colonisé reprenait en main une partie des leviers de son développement économique, il devint lui-même le colonisateur sur le territoire des Cris et des Innus où se déployait ce développement. 13 C’est donc sans surprise que l’histoire économique et sociale se soit intéressée aux spécificités du développement de l’industrialisation et du capitalisme au Québec 23. Qu’est-ce qui explique cette position de recul social et économique du Canada français ? Quels ont été les principaux discours d’une économie morale régulatrice au Québec et quelle fut la place des idéologies religieuses ou victoriennes dans cette régulation ? 24 Quelle est l’origine de l’État social au Québec ?25 Dans quelle mesure a-t-il les mêmes fondements que l’économie sociale et dans quelle mesure celle-ci s’inscrit-elle au contraire dans un mouvement anti-étatique ?26 Comment l’État-providence se comparet-il à celui d’autres provinces canadiennes ? À travers quelles configurations d’institutions le capitalisme se développa-t-il au Québec ? 14 Voilà le type de questions que se sont posés les auteurs et autrices de ce numéro. Mais il y en a d’autres aussi, comme par exemple : quelle place occupaient les Canadiensfrançais, les Irlandais, les Anglo-Protestants, et les Juifs, dans la division sociale du travail et dans les hiérarchies politiques et symboliques durant cette période ? 27 Et qu’en est-il de la place qu’occupaient les autochtones dans ces hiérarchies et dans cet imaginaire symbolique? Les Canadiens-français étaient-ils des blancs comme les autres dans cette grande fresque, comme le laissent parfois entendre des publications de la vulgate postcoloniale ? Si l’on fait complètement abstraction de la dimension des classes sociales, des inégalités de revenus et des inégalités de fortunes, peut-être. Mais on peut alors se demander si un prisme idéologique aussi déformant a encore un intérêt pour comprendre le Québec de cette période. Cette sociohistoire des idées économiques au Québec permet notamment d’éclairer certains aspects de la dimension de la formation étatique et nationale au Québec et au Canada. Elle a également le potentiel d’éclairer la conceptualisation que les élites ont effectuée des causes du retard de l’économie du Québec par rapport à celle d’autres provinces canadiennes et de la place de processus comme la colonisation, l’urbanisation et l’industrialisation dans ce portrait. Sur le plan plus socioéconomique, elle permet aussi d’éclairer la conceptualisation des rapports sociaux, d’une économie morale, de la relation à la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 7 science et à la dimension symbolique des institutions. Tout comme elle peut éclairer les relations de pouvoir au sein même du champ politique au Québec, au Canada et dans l’espace nord-américain, voire encore la relation, critique ou non, au libéralisme, au conservatisme et au nationalisme des acteurs de la pensée économique et sociale. 02. Le contenu 15 Ce numéro d’Interventions économiques a l’avantage d’être publié dans la foulée de plusieurs contributions importantes sur l’histoire récente de l’économie politique au Québec, ce qui permet de mettre l’accent sur la spécificité de sa contribution. Les articles rassemblés ici viennent compléter celles-ci en déplaçant le projecteur sur la sociohistoire des courants d’idées économiques, sociales et politiques. « Politiques », non pas parce que nous nous intéressions d’abord aux idées politiques, mais plutôt parce qu’il est souvent difficile, voire impossible, de dissocier ces idées économiques et sociales d’un horizon politique. Une constance de cet horizon politique est que la représentation de la nation qui est imaginée, institutionnalisée et incarnée par des acteurs politiques joue un rôle important dans l’enchâssement des idées économiques dans un cadre sociétal. 16 Autant la représentation du Canada-français comme une église-nation que celle du Québec comme un État-national ont abrité une conception de l’économie morale qui a donné un sens à certaines pratiques économiques et sociales tout en en décourageant d’autres28. Depuis la Révolution tranquille, l’économie du Québec est souvent scrutée à la lumière de la comparaison avec les autres provinces canadiennes, l’Ontario notamment. Les gouvernements successifs ont cherché à développer l’autonomie économique du Québec. 17 Il ressort de plusieurs contributions un fil conducteur en ce qui a trait aux axes dominants de cette trajectoire d’idées économiques et sociales. Du début du vingtième siècle jusqu’au modèle de l’économie sociale qui se développa durant la seconde partie du vingtième siècle, plusieurs courants d’idées au Québec ont été caractérisés par la recherche d’une troisième voie entre l’économie politique libérale et une pensée socialiste ou campée plus à gauche29. Les régimes idéologiques, sociaux et politiques au sein desquels cette quête d’une « troisième voie » fut recherchée sont cependant marqués par d’importantes transformations. 18 Dans un premier temps, l’opposition au libéralisme économique fut ancrée dans un régime d’idées conservatrices où le développement des idées et institutions libérales était perçu comme une menace civilisationnelle. Imprégné de l’idéologie ultramontaine du 19e siècle, ce régime reste dominé par les élites cléricales. Le libéralisme et le capitalisme industriel sont alors fortement associés à l’Américanité, à une civilisation matérialiste et individualiste, perçue comme menaçante pour la présence d’une civilisation française et catholique en Amérique. Ce capitalisme industriel se développe le long d’un axe est-ouest où Montréal joue un rôle central. La bourgeoisie canadienneanglaise est la première à tirer profit de son dynamisme, mais une bourgeoisie canadienne-française parvient également à tirer son épingle du jeu. Le roman L’appel de la race du chanoine Lionel Groulx met bien en scène cette tension entre deux « races » aux valeurs fondamentalement différentes entre lesquelles les Canadiens-français seraient appelés à choisir. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 8 19 Se développe également, mais en parallèle, un deuxième régime de normes sociales et idéologiques qui traversa le vingtième siècle, une pensée sociale et cléricale fortement influencée par la Doctrine sociale de l’église et formulée notamment à travers les encycliques Rerum Novarum (1891) de Léon XIII et Quadragesimo Anno (1931) de Pie XI. Loin d’être une pensée socialiste, la doctrine sociale de l’église ne met pas moins l’accent sur les principes d’égalité, de solidarité, d’association et de bien commun qui trouvent un écho au sein des milieux syndicaux, des cercles de fermières et des organisations communautaires. Dans un contexte où les Canadiens-français catholiques constituent un groupe démographiquement majoritaire au Québec, mais politiquement minoritaire et économiquement au bas de l’échelle, ces principes ont une forte résonance sociale et politique. Ils inspirent notamment un mouvement en faveur de la prise en main des leviers du développement social et économique. Ce second pôle exerça notamment une influence importante sur le mouvement des coopératives au Québec. Alors que certains intellectuels, comme Lionel Groulx (1878-1967), se méfiaient d’un nationalisme qui serait réorganisé autour de l’État québécois, de nombreux autres ont vu dans l’État un levier indispensable de la reconquête d’une souveraineté sur les outils socioéconomiques essentiels à l’ascension sociale des Francophones au Québec. On pense à Esdras Minville auquel Dominique Foisy Geoffroy a consacré une importante étude30. Pour d’autres encore, comme le frère Marie Victorin (1885-1944), il devient clair que les lacunes des Canadiens-français dans le domaine des sciences constituent un obstacle à leur développement social et économique, qu’elles sont en partie responsables du fait que ceux-ci soient développés, et leurs ressources appropriées, de l’extérieur31. Le département de travail social de l’Université Laval fondé par le père Georges-Henri Lévesque (1903-2000) sera l’un des incubateurs importants du foisonnement intellectuel contribuant à ce deuxième régime d’idées économiques et sociales32. 20 Ce deuxième régime idéaltype mena à des développements contradictoires. Il comprend autant des aspirations pour un développement économique par le bas qui inspirera les milieux communautaires, que des aspirations plus en phase avec une plus grande intervention de l’État. Si ces idées émergent avant la Guerre 1939-45, elles reviendront sous différentes formes, notamment chez les critiques du caractère « technocratique » de l’État qui se met en place au Québec dans la foulée de la Révolution tranquille; puis chez des critiques de l’État-providence, formulées par les courants de l’économie sociale qui convergeront autour du Sommet sur l’économie et l’emploi de 199633. 21 Enfin, un nationalisme économique dont la visée est de développer à travers un État stratège les leviers du développement économique et social du Québec constitua un troisième ensemble de normes sociales et idéologiques qui viendra notamment contenir l’influence des idées néolibérales au Québec et limiter l’influence d’idées libertariennes. Ce troisième régime a de fortes assises dans les principes de l’économie keynésienne, mais il est aussi indissociable d’un nationalisme québécois où l’État devient un moteur du développement économique et social, un important employeur et l’un des vecteurs de la mobilité sociale ascendante des Francophones 34. Bien que parfois influencés par les idées socialisantes, et certainement keynésiennes, ces régimes se caractérisent aussi par une méfiance à l’égard des idées plus résolument socialistes. C’est moins le syndicalisme de combat, appelé de ses vœux par Jean-Marc Piotte, qui a caractérisé le mouvement syndical du dernier quart du Vingtième siècle, qu’un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 9 syndicalisme de concertation qui rappelle souvent le modèle corporatiste. Le Québec reste une des provinces canadiennes avec les lois antisyndicales parmi les plus répressives au Canada, estiment d’ailleurs les historiens Martin Petitclerc et Martin Robert, ce qui a également pour effet de limiter le répertoire d’actions des syndicats depuis les années 198035. 22 Les contributions de Gabriel Arsenault, Paul Sabourin et Frédéric Parent, ainsi que celle de Yanick Dumais reviennent sur le contexte social et institutionnel du développement de ces idées durant la première partie du vingtième siècle. Ils nous rappellent le cadre de référence dans lequel se situaient les grands axes de la pensée économique et sociale durant cette période. Le cadre géographique est bien sûr le Canada français davantage que le Québec. Arsenault revient sur la conception profondément civilisationnelle et chrétienne de l’économie politique de Esdras Minville (1896-1975). Minville est séduit par le développement du corporatisme autant social qu’économique qui se veut un rempart autant contre la civilisation industrielle que contre le socialisme. Au sein de ce que la tradition sociologique a qualifié d’église-nation canadienne-française, l’économie morale est fortement régulée par l’Église catholique. Ainsi, l’opposition à la ville et à l’industrie, lieux de perdition, de péchés et de perte de valeurs, est fortement ancrée dans une opposition conservatrice au développement de l’industrialisation, qui a peu à voir avec une opposition socialiste. Mais comme le souligna le sociologue Everett C. Hugues (1897-1983), ce processus d’industrialisation transcende les clivages ethniques. Les travailleurs et travailleuses sont souvent amenés à travailler dans des conditions difficiles, dans les industries du bois et minières par exemple, quand elles ne sont pas carrément exposées à des produits chimiques, comme le phosphore blanc dans l’industrie des allumettes36. Sabourin et Parent reviennent sur le caractère hétérodoxe de cette tradition d’économie politique. Comme pour l’École historique allemande, la tradition d’économie politique du début du vingtième siècle contextualise les pratiques et institutions économiques et s’inscrit en faux contre l’ambition de faire de l’économie une science positive et universelle. 23 Pour contrer l’exode massif des Canadiens-français vers les États-Unis, les projets de colonisations agricoles ont le vent en poupe. Les élites religieuses voient notamment dans la colonisation du plateau laurentien puis de l’Abitibi d’importantes voies de salut. En parallèle, le pouvoir politique sous Duplessis cherchera à attirer les investissements étrangers dans les secteurs d’activité d’extraction37. L’esprit de développement coopératif qui se développe durant cette période inspire également des initiatives en matière d’éducation économique et sociale populaire. Il se voudra également souvent un rempart contre les influences communistes et anarchistes dans le monde du travail. Le développement de ce modèle coopératif porté par des intellectuels catholiques, en partie influencé par le corporatisme italien, est fortement imprégné de référents catholiques de l’époque, autant en ce qui a trait à ses débordements antisémites, qu’en ce qui a trait à sa représentation sexuée de la division du travail. 24 Philippe Dufort et ses collègues reviennent dans leur contribution « La tradition collectiviste québécoise : renouer avec une pensée économique supprimée pour renouveler le modèle de développement du Québec » sur un élément important de cette tradition : son orientation collectiviste. Faisant écho à l’exercice de réappropriation de l’économie politique de Minville proposée par Gabriel Arsenault, les auteurs de cette contribution cherchent à renouer avec l’esprit coopératif de cette tradition d’économie politique à laquelle la Révolution tranquille aurait mis un terme. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 10 25 Plusieurs auteurs font le lien entre ces premiers développements d’une pensée sociale et économique avec le développement plus systémique de l’économie sociale au Québec durant la seconde moitié du vingtième siècle. Plusieurs théoriciens phares de cette nouvelle pensée économique sont d’ailleurs issus de la tradition de la pensée sociale catholique. Emanuel Guay revient sur une figure centrale de ce mouvement dans sa contribution sur les travaux de Benoît Lévesque. 26 On assistera évidemment à la sécularisation de la pensée sociale et économique durant la seconde moitié du vingtième siècle. Dans cette foulée, Jean-Charles Saint-Louis nous rappelle la contribution de la sociologue Nicole Laurin (1943-2017) au développement d’une sociologie marxiste à l’Université de Montréal. Nicole Laurin fut l’une des sociologues québécoises les plus créatives appliquant de façon systématique sa sociologie historique de tendance marxienne à des thèmes comme l’étude de l’État et des formes nationales ou encore à l’économie politique du travail des femmes, du don de soi et de la division sexuelle du travail. Particulièrement éclairant dans son travail est l’amorce d’une économie politique des formes de socialités. Plusieurs thèmes chers à Laurin seront également développés par sa collègue, la sociologue Danièle Juteau. En effet, plusieurs départements de sciences sociales furent traversés par les différents courants marxistes durant les années 1970 et 1980. 27 Véritable carrefour multidisciplinaire, la revue Parti Pris fut l’un des lieux de convergence des idées socialistes, anticoloniales, nationalistes et sécularistes durant une importante partie de cette période. Dans une autre contribution, Gérard Boismenu se penche, quant à lui, sur l’influence de la très hétérodoxe École de la régulation au Québec. Enfin, la contribution de Marc Lavoie et Mario Seccareccia analyse la place de l’économie politique post-keynésienne dans le paysage intellectuel non seulement québécois, mais aussi canadien. Un texte important qui replace ce courant hétérodoxe dans son contexte théorique et qui revient sur le rôle et l’influence du département d’économie de l’Université McGill dans son rayonnement. C’est aussi avec grand intérêt qu’on lira les pages que consacrent les deux auteurs à Maurice Lamontagne, un économiste et un homme politique canadien dont l’ouvrage Business Cycles in Canada, publié peu après sa mort, est considéré encore aujourd’hui comme un classique 38. 28 Deux contributions sont consacrées à la pensée économique et politique de deux Premiers ministres québécois dont les noms sont indissociables de l’analyse du développement économique du Québec moderne durant le quart de siècle qui s’étend de 1970 à 1996. L’historien Jean-Philippe Carlos revient sur l’émergence de la pensée économique et politique de Jacques Parizeau, qui fut le ministre des Finances du Parti Québécois de 1976 à 1984, avant de devenir Premier ministre du Québec de 1994 à 1996, notamment lors du second référendum sur la souveraineté du Québec. Carlos situe la trajectoire de Parizeau dans le sillon des Édouard Montpetit (1881-1954), Esdras Minville (1896-1975) et François-Albert Alger (1909-2003) qui furent été les pionniers de l’École des Hautes études commerciales de Montréal. Il revient sur le développement d’une pensée économique nationaliste influencée par Keynes chez celui qui fait ses débuts comme expert-conseil pour l’État québécois dès le début des années 1960. L’économiste Alain Paquet analyse pour sa part les politiques économiques depuis Robert Bourassa. Chef du Parti Libéral du Québec, Bourassa fut Premier ministre du Québec durant un premier mandat entre 1970 et 1976, puis, pour un second mandat, entre 1985 et 1994. Pour le sociologue Gilles Bourque, cette période est indissociable d’un tournant technocratique dans le développement de la pensée sociale au Québec 39. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 11 C’est la période au cours de laquelle l’État québécois accroît énormément son pouvoir infrastructurel sur son territoire avec la nationalisation et le développement de l’Hydro-électricité comme axe central. Sur le plan des représentations sociales, les développements et transformations économiques de cette période mettent la table pour un bouleversement important : les Québécois cesseront de se percevoir comme minoritaires au Canada et commenceront à se percevoir comme majoritaires au Québec. 29 Deux contributions éclairent des développements encore plus récents de l’économie politique québécoise contemporaine. Le sociologue Éric N. Duhaime aborde un développement beaucoup plus récent de l’économie politique au Québec, soit celui d’une économie du savoir stimulé et appelé de ses vœux par l’historien des sciences et des technologies Camille Limoges. En retraçant la trajectoire de Limoges dans les institutions scientifiques, administratives et politiques entre les années 1980 et 2000, Duhaime propose en quelque sorte une archéologie de l’économie du savoir qui a émergé durant cette période et dont les manifestations aujourd’hui sont majeures au Québec, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. 30 La question du commerce international du Québec alimente depuis longtemps une réflexion sur l’économie politique internationale de sa souveraineté économique. Cette souveraineté est-elle mieux assurée en rompant la dépendance du Québec par rapport à Bay Street, pour accroître celle par rapport à Wall Street ? Le développement est-il mieux assuré en attirant davantage d’investissements étrangers au Québec ou est-il en danger à partir d’un certain seuil de ceux-ci40 ? 31 La contribution de Benjamin Lefebvre permet de contextualiser la question, souvent très politique, des investissements étrangers au Canada et au Québec en faisant la genèse des débats sur cet enjeu. Adoptant une perspective sur le temps long, Lefebvre rappelle que cette problématique est indissociable de l’histoire canadienne depuis 1867. Voilà un ensemble de questions qui se sont posées sous des formes différentes à différents moments de l’histoire au Québec. Revenir sur ces différents moments historiques permet de comprendre la genèse d’institutions économiques et de stratégies économiques qui structurent encore la vie politique québécoise. 32 Le colloque organisé à l’ACFAS en 2021 a permis d’établir des premiers jalons et surtout de constater qu’une relève de chercheurs en économie politique avait un intérêt pour cette sociohistoire des idées économiques. À la lumière de la vitalité des travaux de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) et de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) ces dernières années, cet intérêt n’était pas surprenant. Évidemment, l’organisation d’un colloque en ligne durant la Covid n’a pas été facile et ne nous a pas permis d’établir un panorama aussi large que nous ne l’espérions au départ. Il ne nous a notamment pas permis de mettre autant en relief que nous ne l’aurions souhaité les idées économiques des femmes dans le développement de cette grande fresque. Nous avons donc mené une série d’entretiens afin d’amasser des matériaux supplémentaires avec des acteurs, des actrices et des témoins récents de cette sociohistoire. Nous effectuons une présentation à part de la représentation de l’économie politique qui s’en dégage dans la seconde partie de ce numéro. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 12 NOTES 1. À l’inverse, les sociologues ont consacré d’importants ouvrages collectifs ou d’importantes monographies à des auteurs phares de la tradition sociologique au Québec : Frédéric Parent, Léon Gérin, Devenir sociologue dans un monde en transition, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2019 ; Jean-Charles Falardeau, Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution tranquille. Jean-Charles Falardeau (textes choisis et introduits par Simon Langlois et Robert Leroux), Québec, Presses de l’Université Laval, 2013 ; Sylvie Lacombe (dir.), Les bonnes raisons sociologiques. Autour de l’œuvre de Simon Langlois, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2019 ; Jean-Philippe Warren et Gilles Gagné, Sociologie et valeurs. Quatorze penseurs québécois du XX e siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2003 ; Jean-Philippe Warren et Céline St-Pierre, Sociologie et société québécoise. Présence de Guy Rocher, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006. 2. Voir Éric Boulanger et Michèle Rioux (dir.) Transformation 2021 : la mondialisation face à la crise ; l’impact de la COVID-19 sur la gouvernance globale, Interventions économiques. Hors-série, no 21. 3. François-Albert Angers « Naissance de la pensée économique au Canada français. » Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 15, n° 2, septembre 1961, p. 204–229 ; Édouard Montpetit, Réflexion sur la question nationale (textes choisis et présentés par Robert Leroux), Québec, Bibliothèque québécoise ; Marcel Fournier, « D'Esdras à Jean-Jacques, ou la recherche d'une troisième voie », Possibles, Montréal, vol. 4, no 3-4, printemps-été 1980, pp. 251-267 ; Fernand Dumont et al. (dir.), Idéologies au Canada Français 1900-1929, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1974. On pense aussi à l’édition en 2013 de textes de Jean-Charles Falardeau par Simon Langlois et Robert Leroux dans Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. 4. John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec. Quatrième édition, Québec, Septentrion, 2009 ; Martin Pâquet et Stéphane Savard, La révolution tranquille, Boréal, 2021. Parmi les ouvrages de l’historiographie plus classique, voir Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale au Québec 1760-1850. Structures et conjonctures, Ottawa, Éditions Fides, 1966. Sur l’histoire rurale du Québec, voir notamment Christian Dessureault, Le monde rural québécois aux XVIIIe et XIXe siècles. Cultures, hiérarchies, pouvoirs, Montréal, Fides, 2018. 5. Voir Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec. 1760-1896, Montréal, Fides, 2000 ; Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, 1896-1929, Montréal, Fides, 2004 ; Yvan Lamonde, La Modernité au Québec (1929-1965), Tome I : 1929-1939. La crise de l’homme et de l’esprit, Montréal, Fides, 2011. 6. Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Une histoire des sciences au Québec de la Nouvelle-France à nos jours. Nouvelle édition, Montréal, Boréal, 2008. 7. Pierre Fortin, « Le progrès économique et social au Québec depuis 60 ans », dans Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux (dir.). Le modèle québécois de gouvernance de gouvernance 60 ans après la Révolution tranquille. Héritage, caractéristiques, défis, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, pp. 61-84. 8. Sur cette métamorphose des hiérarchies coloniales, nationales et raciales durant cette période, voir Frédérick Guillaume Dufour, « Lamonde, la Brève histoire des idées au Québec et les défis d’une sociologie historique des processus de formation étatique, nationales et coloniales au Québec et au Canada », Bulletin d’histoire politique, vol. 29, n°1, 2020, pp. 195-211. Pour une des rares analyses des transformations des nationalismes québécois qui ne fait pas l’impasse sur le contexte socioéconomique et sociopolitique de ces transformations, voir François Tanguay, Clivages politiques, hiérarchies ethniques et transformation du système partisan québécois, Mémoire de maîtrise, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, 2022. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 13 9. Daniel Béland et André Lecours, « Nationalism and Social Policy in Canada and Québec », in Nicola McEwen et Luis Moreno (dir.), The Territorial Politics of Welfare, Londres, Routledge, 2005, pp. 189-206. 10. Valérie Anne Mahéo et Éric Bélanger, «Is the Parti Québécois bound to disappear? A study of the current generational dynamics of electoral behaviour in Quebec», Revue canadienne de science politique, vol. 51, n° 2, 2018, pp. 335-356. 11. Gabriel Arsenault, L’économie sociale au Québec. Une perspective politique, Montréal, Presses de l’Université du Québec à Montréal, 2018 ; voir aussi Marie Bouchard, L’innovation et l’économie sociale au Québec. Entretiens avec Benoît Lévesque, Montréal, Presses de l’Université du Québec à Montréal, 2021. 12. Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux (dir.), Le modèle québécois de gouvernance 60 ans après la Révolution tranquille. Héritage, caractéristiques, défis, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021. 13. Robert Bernier et Stéphane Paquin (dir.). L’État québécois. Où en sommes-nous ? Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2019. 14. Martin Pâquet et Stéphane Savard, La Révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2021 ; Mario Polèse, Le miracle québécois, Montréal, Boréal, 2021. 15. Everett C. Hugues, Rencontre de deux mondes. La crise d'industrialisation du Canada français ; Traduction et présentation par Jean-Charles Falardeau, Montréal, Boréal, 1972. 16. Pierre Fortin, « Le progrès économique et social au Québec depuis 60 ans », dans Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux, op. ci.t, pp. 61-84. 17. Sherry Olson et Patricia Thornton. « La croissance naturelle des Montréalais au XIXe siècle », Cahiers québécois de démographie, vol. 30, n°2, 2001, pp. 191–230 ; pour une période plus longue, André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2017. 18. Mathieu Gagné, Des enfants pour Saturne ? Les inégalités sociales des nourrissons canadiens français face à la mortalité infantile en 1900 à Québec, Mémoire de maîtrise en sociologie, Faculté des sciences sociales, Université Laval, 2005, p. 48. 19. Patrick Lacroix, « Tout nous sera possible ». Une histoire politique des Franco-Américains, 1874-1945, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021 ; Jason L. Newton, « These French Canadian of the Woods are Half-Wild Folk’: Wilderness, Whiteness, and Work in North America, 1840–1955 », Labour/Le Travail, n° 77, 2016, pp. 121–150 ; David Vermette, A Distinct Alien Race. Industrialization, Immigration, Religious Strife, Montréal, Baraka Books, 2018 ; Pierre Anctil, « L'identité de l'immigrant québécois en Nouvelle-Angleterre. Le rapport Wright de 1882 », Recherches sociographiques, vol. 22, n° 3, 1981, pp. 331–359. 20. Jean-Pierre Charland, Une histoire du Canada contemporain. De 1850 à nos jours, Montréal, Septentrion, 2007, p. 270. 21. Sean Mills, Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique dans le Montréal, 1963-1972, Montréal, Hurtubise, 2011. Sur l’aveuglement idéologique à l’égard du maoïsme et de la Révolution culturelle chinoise, voir aussi Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2007. 22. Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois. 1944-2005, Montréal, Septentrion, 2013. 23. Gérard Bernier, « Le cas québécois et les théories du développement et de la dépendance », La modernisation politique du Québec, Sillery, Boréal, 1996 ; R.C.H. Sweeny, Why did we Choose to Industrialize? Montreal 1819-1849, Toronto, McGill-Queens University Press, 2015 ; Gary Teele, Gary (éd.). Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press; Petitclerc, Martin, « Compte rendu de Why Did We Choose to Industrialize? », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 70, n° 4, 2017. 24. Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au XIX e siècle québécois, Montréal, VLB éditeur, 2004 ; Bettina Bradbury, Working Families. Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing Revue Interventions économiques, 67 | 2022 14 Montreal, Toronto, University of Toronto Press, 2007 ; Mary Anne Poutanen, Une histoire sociale de la prostitution. Montréal, 1800-1850, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2021. 25. Jacques Rouillard, Aux origines de la social-démocratie québécoise. Le Conseil des métiers et du travail de Montréal (1897-1930), Saint-Joseph du Lac, M éditeur, 2020 ; Dominique Marshall, Aux origines sociales de l’État-providence, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1998. 26. Martin Petitclerc, « Nous protégeons l’infortune ». Les origines populaires de l’économie sociale au Québec, Montréal VLB éditeur, 2007 ; Magda Fahrni, Household Politics. Montreal Families and Postwar Reconstruction, Toronto, University of Toronto Press, 2005. 27. Pierre Anctil, Histoire des Juifs au Québec, Montréal, Boréal, 2017 ; Pierre Anctil, Ira Robinson et Gérard Bouchard, (dir..), Juifs et Canadiens français dans la société québécoise, Septentrion, 2000 ; Simon Jolivet, Le vert et le bleu. Identité québécoise et identité irlandaise au tournant du XXe siècle, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011 ; Roland Viau, Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2013 ; Martin Pâquet, Tracer les marges de la Cité. Étranger, immigrant et État au Québec 1627-1981, Montréal, Boréal 28. Pour un important survol, voir Michel Sarra-Bournet, Entre corporatisme et libéralisme. Le patronat québécois dans l’après-guerre, Montréal, Septentrion, 2021. 29. Michel Sarra-Bournet, opus cit. Sur l’antilibéralisme au Québec, voir Yvan Lamonde, opus cit, 2000, 2004 ; voir aussi, Gilles Gagné (dir.) L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle , Montréal, Éditions Nota Bene, 2003. 30. Dominique Foisy Geoffroy, Esdras Minville. Nationalisme économique et catholicisme social au Québec durant l’entre-deux-guerres, Montréal, Septentrion, 2004. 31. Frère Marie-Victorin. Science, culture et nation, Montréal, Boréal, (Présenté par Yves Gingras), 1996. 32. Jules-Racine Saint-Jacques, George-Henri Lévesques. Un clerc de la modernité, Montréal, Éditions Boréal, 2020. 33. Yvan Comeau et al. (2002). « L’économie sociale et le Sommet socioéconomique de 1996 : le bilan des acteurs sur le terrain ». Nouvelles pratiques sociales, 15 (2), 186–202. Pour une critique des fondements idéologiques de l’économie sociale au Québec, voir Jean-Marc Piotte, Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le nationalisme québécois, Montréal, Les Éditions Nota Bene, 1998. Sur les débats entourant l’économie sociale, voir aussi Gabriel Arsenault, opus cit. 2018, et Emanuel Guay et Frédérick G. Dufour. « Néolibéralisme, politiques sociales et coalitions nationalistes en quête d’un État dans la période post-1995 au Québec », Politique et Société, volume 39, numéro 2, 2020, p. 196-201. 34. Jean-Jacques Simard, « La culture québécoise : question de nous », Cahiers de recherche sociologique, n°14 1990, pp. 131-141 ; Paul André Linteau, René Durocher, et Jean Claude Robert. Histoire du Québec contemporain : le Québec depuis 1930. Montréal : Boréal, 1989. 35. Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec, Montréal, Nota Bene, 2018. 36. Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928), Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 2022. 37. Emmanuel Bernier, « Duplessis donne sa province » : exploitation minière et valeurs au Québec sous l’Union nationale (1945-1956) », Bulletin d'histoire politique, vol. 29, n° 3, 2021, pp. 37 62. 38. Maurice Lamontagne, Business Cycles in Canada: The Postwar Expérience and Policy Directions, Ottawa, Institute for Economie Policy / Institut canadien de politique économique, 1984. 39. Gilles Bourque, 1993. « Société traditionnelle, société politique et sociologie québécoise, 1945-1980 », Cahiers de recherches sociologiques, n° 20, pp. 45-83. 40. Sur les impasses d’une croissance sans développement, voir l’entrevue de Frédéric Hanin et François L’Italien avec Robert Laplante, Entrevue avec Robert Laplante : Revue Interventions économiques, 67 | 2022 15 « L’économie du Québec : y voir clair pour maîtriser le développement », Interventions économiques, n° 44, 2012. AUTEURS FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR Professeur titulaire au département de sociologie, Université du Québec à Montréal, dufour.frederick_guillaume@uqam.ca CHRISTIAN DEBLOCK Professeur honoraire au département de science politique, Université du Québec à Montréal, deblock.christian@uqam.ca MICHÈLE RIOUX Professeure titulaire au département de science politique, Université du Québec à Montréal, rioux.michele@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 16 Esdras Minville : penseur d’un Canada français moderne qui ne fut jamais Esdras Minville: Thinker of A Modern French Canada That Never Materialised Gabriel Arsenault 01. Introduction 1 Dans toutes les sociétés, il y a certains moments caractérisés par un haut niveau d’incertitude où les décideurs sont appelés à faire des choix structurels sur lesquels il sera plus tard difficile de revenir complètement (Pierson, 2004). Au Québec, les années 1960 ont constitué une telle jonction critique. Envisageant le Québec comme une démocratie libérale à laïciser, les architectes de la Révolution tranquille ont défendu la social-démocratie, la grande entreprise privée, les sociétés d’État, ainsi que l’urbanisation. Ces choix étaient contingents ; nous aurions pu en faire d’autres. Pour le réaliser pleinement, il faut relire les intellectuels qui proposaient alors des avenues différentes pour le Québec. Plus et mieux que nul autre selon nous, Esdras Minville (1896-1975) a, dans les décennies précédant la Révolution tranquille, proposé une telle modernisation alternative pour le Québec. Certes, il appuyait fondamentalement le projet de reconquête économique caractérisant la Révolution tranquille ainsi que sa réforme phare, la nationalisation de l’hydroélectricité (Courtois 2017, p. 354 ; Gélinas 2007, p. 352-353), mais en envisageant le Canada français comme une manifestation nationale particulière de la civilisation occidentale, indissociable de la conception catholique du bien, ses positions étaient souvent en porte-à-faux avec ceux de ses contemporains au pouvoir à Québec. Minville a ainsi défendu le corporatisme social, la petite entreprise familiale, la coopération économique et un aménagement territorial axé sur le développement des campagnes. Relire Minville nous permet de mieux comprendre les idées sous-tendant les choix politiques des révolutionnaires tranquilles à la base du Québec contemporain. Au passage, l’exercice stimule l’imagination Revue Interventions économiques, 67 | 2022 17 politique puisqu’il nous aide à imaginer des alternatives aux structures dont nous nous sommes dotés. 2 Cet article défend la pertinence intellectuelle et sociale de relire Minville aujourd’hui. Il ne s’agira donc pas de contribuer à l’historiographie de Minville, mais d’engager une conversation avec un lectorat peu familier avec la pensée minvillienne. Concrètement, l’article contraste la modernisation du Canada français souhaitée par Minville avec celle privilégiée durant la Révolution tranquille, en accordant une importance particulière aux prémisses philosophiques, notamment d’origine catholique, de Minville, aujourd’hui susceptible d’être peu connue par le lectorat issu du contexte de sécularisation de la société québécoise. 3 Esdras Minville est né en 1896 à Grande-Vallée, un petit village de pêcheurs sis sur la côte nord-gaspésienne, à une époque où la Gaspésie n’était pas reliée au reste du Québec par voies terrestres et où la pêche était encore largement sous l’empire des entreprises jersiaises (Desjardins et al., 1999). Il n’a pas eu accès au cours classique et à l’orée de la vingtaine, il est déjà commis à la Great Eastern Paper co, près de GrandeVallée. Il a vingt-deux ans lorsqu’il arrive à l’École des hautes études commerciales, à l’été 1919. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y aura du succès. 4 À la tête des HÉC de 1938 à 1962, Esdras Minville a été de son vivant un des plus importants intellectuels du Québec. Cofondateur de la revue L’Actualité économique, architecte de la renaissance de la revue L’Action nationale, signataire du Programme de restauration sociale, instigateur de la grande entreprise d’inventaire des richesses naturelles du Québec sous le gouvernement de Maurice Duplessis, concepteur de l’innovante coopérative agroforestière de Grande-Vallée, collaborateur à la Commission royale sur les relations entre le Dominion et les provinces (commission Rowell-Sirois), véritable cerveau de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (Commission Tremblay), auteur d’une œuvre colossale réunie en treize volumes par son étudiant, collaborateur et ami, François-Albert Angers (1909-2003) 1 : Minville est une figure incontournable de l’histoire intellectuelle québécoise des années 1920 à 1950. Le grand spécialiste de la pensée traditionaliste canadienne-française, Pierre Trépanier (1995, p. 275-276), compare ainsi l’importance d’Esdras Minville comme intellectuel public à celle du père Georges-Henri Lévesque (1903-2000), doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, ou de l’historien Maurice Séguin (1918-1984), première figure de l’École historique de Montréal. 5 Pourtant, la figure d’Esdras Minville est aujourd’hui méconnue au Québec. Minville n’a jamais suscité l’intérêt d’un biographe2 et le récent Dictionnaire des intellectuel.les du Québec n’a pas jugé bon de lui consacrer une entrée (Lamonde et al. 2017). Son œuvre continue bien sûr d’être étudiée par les spécialistes de l’histoire intellectuelle québécoise (p. ex. Gélinas, 2007 ; Geoffroy-Foisy, 2007 ; 2008 ; Lamonde, 2011 ; 2016), mais soulignons là encore qu’à l’exception de l’excellent ouvrage tiré du mémoire de maîtrise de Dominique Geoffroy-Foisy (2004), Minville n’a fait l’objet d’aucune monographie universitaire. Comme le concluait une récente thèse de doctorat consacrée à Angers, les œuvres complètes d’Esdras Minville constituent une référence qui « demande encore à être explorée » (Carlos 2020, p. 459). 6 Nous prenons ici la balle au bond en explorant l’œuvre de Minville, en particulier ses articles publiés L’Action nationale (originellement appelée L’Action française) et L’Actualité économique, ainsi que sa contribution au rapport de la Commission Tremblay (1956), pour tenter d’en démontrer l’intérêt pour un lectorat généraliste. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 18 7 Le reste de l’article est organisé comme suit. Les deux premières sections fournissent des éléments de contexte essentiels à la compréhension de la pensée minvillienne, présentant le problème économique du Canada français que tente de résoudre Minville ainsi que sa compréhension dudit Canada français. Les sections suivantes abordent le cœur de sa pensée économique : le corporatisme social (section 3), le fédéralisme canadien (section 4), l’aménagement territorial (section 5) et la coopération économique (section 6). 02. La question économique et le Canada français 8 Formé par Édouard Montpetit (1881-1954) aux HÉC dans les années 1920, Esdras Minville fait partie de la deuxième génération d’économistes canadiens-français « professionnels ». Comme le rappelle Angers au début de sa préface du douzième volume des œuvres complètes, Minville récusait toutefois l’étiquette d’économiste, se voyant davantage comme un « sociologue-philosophe particulièrement préoccupé par l’influence de l’économie » (Angers 1992, p. 7)3. Pour cause : Minville s’est toujours intéressé à l’économie dans une perspective sociétale et humaine globale. À l’instar de Montpetit, il voulait d’abord conscientiser ses concitoyens canadiens-français à l’importance de l’économique et les inviter à embrasser les carrières commerciales – telle était en réalité alors la grande mission des HÉC, fondées en 1907. Aujourd’hui, une telle préoccupation peut surprendre, mais l’a priori du Canada français catholique de l’époque était le suivant : l’important est le salut de l’âme, pas l’enrichissement matériel, et comme le rappelle l’évangile de Mathieu, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Autrement dit, l’engagement dans le monde des affaires ne risquait-il pas de compromettre l’essentiel ? Soulignons que sur le plan de la théologie chrétienne, cette posture de méfiance à l’endroit de l’argent est absolument classique (par ex. Bentley Hart 2017 ; 2019). Partout dans le monde catholique dans les années suivant l’encyclique Rerum Novarum (1891), marquée par une industrialisation rapide générant une nouvelle classe de riches industriels en même temps qu’une paupérisation des masses, l’appropriation privée de trop grosses parts du royaume apparaissait moralement suspicieuse. 9 Catholique à la foi profonde, Minville prenait très au sérieux cette perspective. Mais il la trouvait fallacieuse, du moins dans le contexte du Canada français. S’il fallait effectivement garder le cap sur le spirituel, cultiver la modération des désirs et lutter contre la pauvreté - « toutes les formes d’activité doivent être ordonnées au progrès spirituel comme à leur fin » (Minville 1979g, p. 198) – l’enrichissement matériel n’en demeurait pas moins crucial pour l’épanouissement du peuple canadien-français. En 1927, Minville (1979c, p. 101) écrit : « nous ne devons plus envisager le problème économique en soi, et pour soi, comme une vulgaire question d’argent ou d’enrichissement individuel, mais l’étudier dans ses relations avec les problèmes d’ordre plus élevé ». L’argent est un pur instrument, il n’est en soi ni bon ni mauvais. Au service de l’avarice, il répugne, mais bien orienté, il peut aider au perfectionnement de la personne humaine. Concrètement, Minville observe que c’est par faute d’argent que les Canadiens français sont contraints de s’exiler dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre4 ou de Montréal et à se résigner à un mode de vie qui les diminue sur les plans intellectuel, culturel, moral et spirituel – nous y reviendrons. C’est dans ce Revue Interventions économiques, 67 | 2022 19 contexte que Minville a, sa vie durant, cherché à développer une classe d’entrepreneurs francophones chargée de rendre le Canada français suffisamment autonome sur le plan économique pour qu’il puisse progresser vers ses plus hauts idéaux civilisationnels. 03. Une civilisation 10 Ce qu’on appelle encore, bien qu’avec une conviction décroissante depuis la défaite référendaire de 1995 (Bock-Côté, 2007 ; Beauchemin, 2020), la « nation québécoise » ne s’est jamais imaginé être une civilisation. Épousant les contours de l’État démocratique québécois, la nation québécoise est évidée d’une doctrine morale englobante (p. ex. voir Venne, 2000), c’est-à-dire d’une famille de fins ordonnées définissant un idéal de vie individuelle et communautaire (Rawls, 2004). Ses orientations sont ouvertes, des objets du jeu démocratique. Les questions éthiques et spirituelles les plus fondamentales sont déchargées à la sphère privée. Le Canada français, au contraire, pouvait s’envisager comme civilisation au sens où elle faisait sienne la doctrine morale englobante catholique. Minville ne pourrait être plus clair à cet égard : « … la civilisation canadienne-française est une civilisation chrétienne et c’est à la pensée chrétienne que le Canada français demande le principe informateur, les règles ordonnatrices de sa vie sociale. La pensée nationale n’intervient ici que comme une interprétation particulière d’une philosophie universelle » (Minville 1979e, p. 119). Autrement dit, le peuple de Minville est celui dont la vocation est d’adapter l’universalisme chrétien au contexte très spécifique du Canada français. 11 Alors qu’il travaille sur le rapport Tremblay à la fin des années 1950, Minville se fait lucide et constate que ce n’est pas seulement le Canada français, mais toute la chrétienté occidentale qui est alors en déliquescence. La guerre froide sévissant alors oppose en réalité deux doctrines, le libéralisme et le communisme, partageant une prémisse philosophique commune : le matérialisme. Historiquement plus grave que la guerre froide était alors le fait que l’occident était en train de tronquer une vision spiritualiste (chrétienne) pour une vision matérialiste du monde. Plusieurs fois millénaire, le spiritualisme consacre la primauté du spirituel sur le temporel, des besoins de l’âme sur ceux du corps ; le spiritualisme chrétien reconnaît la vocation surnaturelle de l’homme et l’invite à se rapprocher toujours davantage de Dieu. Le matérialisme au contraire accorde la primauté au temporel, concrètement à l’argent. Ainsi, le progrès d’une société s’apprécie d’après son niveau de vie, mesuré par des indicateurs économiques. Comme le vulgarise le politologue Vincent Arel-Bundock (2018, p. 255) dans une section intitulée « L’argent fait le bonheur », « sur le long terme, la cause principale de l’amélioration de nos conditions de vie est la croissance économique ». Pour Minville, en 1956, les choses se présentent donc ainsi : « Dieu existe ou il n’existe pas… Entre la conception chrétienne et le matérialisme… nous avons à choisir. Cette option domine notre époque… Le monde de demain s’organisera selon la première ou sera organisé selon la seconde » (Minville 1980c, p. 77). Inutile de clarifier l’issue de cette confrontation ! 12 Relire Minville permet de constater que c’est à l’école qu’on peut voir le plus clairement l’abandon du spiritualisme et plus globalement le désencastrement civilisationnel du Canada français. Bien sûr, en se laïcisant toujours davantage depuis les années 19605, l’école québécoise en vient à répudier complètement, bien que graduellement, son héritage chrétien – au grand dam de Minville (Trépanier 1995, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 20 278-279 ; Gélinas 2007, p. 369)6. Mais ce n’est pas tout. Comme le rappelle par exemple Foisy-Geoffroy (2008), la pensée politique traditionaliste canadienne-française, dont Esdras Minville est un important contributeur, se nourrit aussi bien de la pensée grecque ancienne que de la pensée chrétienne ; or, avec la disparition du cours classique typiquement suivi par les élites canadiennes-françaises (Bienvenue et al. 2014), l’école québécoise abandonne également ses références identitaires grécoromaines. Moderne, la polyvalente n’aborde plus que furtivement le monde occidental antérieur à 1534 ou 1608 (Couture, 2019). Alors que le cours classique invite ses collégiens à se voir comme les héritiers d’une civilisation multimillénaire, le Québec de l’école moderne semble être apparu à la manière d’un « big bang » avec l’arrivée des premiers colons. 04. Le corporatisme social 13 Revenons à l’économie. Durant les années d’entre-deux-guerres, période durant laquelle la pensée économique de Minville a été la plus féconde (Geoffroy-Foisy, 2000 ; 2004), une question domine : par quoi remplacer le libéralisme économique « laissezfaire » décrédibilisé par le krach de 1929 et le marasme économique des années 1930 – et que Minville (1979h, 365) associait de toute façon au protestantisme britannique 7 ? L’alternative communiste, concrète à partir de la révolution russe de 1917, en séduit quelques-uns, mais les penseurs occidentaux sont plutôt à la recherche d’une troisième voie qui saurait préserver les idéaux de liberté individuelle associés au libéralisme économique. S’appuyant sur les travaux de l’économiste britannique John Meynard Keynes, en particulier sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), l’ensemble des pays occidentaux choisira, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la solution intermédiaire de la social-démocratie. Il s’agira alors de conserver le libéralisme économique, mais tout en autorisant un État démocratique à intervenir lourdement dans l’économie au nom du bien commun (Arsenault, 2019). Ce compromis, défendu au Canada anglophone dès le début des années 1930 par le CCF 8 et adopté au Québec avec la Révolution tranquille, n’est aujourd’hui nulle part sérieusement remis en question. Minville, à l’instar d’autres penseurs catholiques de l’époque, défendait toutefois une troisième voie alternative, tirée de la doctrine sociale de l’Église catholique articulée en particulier dans les encycliques Rerum novarum (1891) et Quadragesimo anno (1931) : le corporatisme social (Warren, 2004). Le 9 mars 1933, en réponse au discours du CCF, l’École sociale populaire, dirigée par le père Joseph-Papin Archambault, publie ainsi un influent manifeste en faveur du corporatisme social, le Programme de restauration social, signé et ardemment défendu par Minville (Laliberté, 1980 ; Routhier, 1981). 14 Le corporatisme social partage avec la social-démocratie l’idée d’un État garant du bien commun ayant la légitimité d’imposer ses volontés au marché. Ainsi, si une part substantielle des écrits économiques de Minville porte sur les ressources naturelles, c’est qu’il ne pouvait accepter l’idée que ces ressources du pays ne servent pas l’intérêt collectif. Sous le gouvernement libéral d’Alexandre Taschereau (1920-1936), Minville se fait particulièrement critique à l’endroit du système d’exploitation en place qui lui paraît avantager bien plus les entreprises étrangères exploitant les ressources du Québec, que les Canadiens français obtenant en échange des emplois précaires (p. ex. Minville 1979b, p. 72). Or, il va de soi que pour articuler puis mettre en place une Revue Interventions économiques, 67 | 2022 21 stratégie d’exploitation des ressources naturelles subordonnée aux intérêts nationaux, certaines connaissances préalables sur lesdites ressources sont nécessaires. Un des principaux legs de Minville est ainsi d’avoir initié un premier inventaire des ressources naturelles du Québec (Minville, 1981a). Le premier gouvernement de Maurice Duplessis (1936-1939) nomme Minville conseiller technique du ministère du Commerce et de l’Industrie en septembre 1936 (Foisy-Geoffroy 2004, p. 107) et lui confie la tâche d’entamer ce projet. Après la défaite du gouvernement Duplessis, en 1939, l’engouement pour l’Office de recherches économiques s’estompe, mais Foisy-Geoffroy (2004, p. 109) rapporte qu’avant les années 1960, l’Office « avait à peu près couvert l’ensemble du territoire québécois ». Pour une fois, Minville était sur la même longueur d’onde que les révolutionnaires tranquilles (Foisy-Geoffroy 2004, p. 154-155). 15 Le corporatisme social se distingue toutefois de la social-démocratie de trois principales façons. Au niveau le plus fondamental, la social-démocratie demeure libérale, n’épousant aucune doctrine morale englobante, alors que le corporatisme social est indissociable de la doctrine catholique. Ainsi, la poursuite du bien commun en social-démocratie n’implique, paradoxalement, aucune destination particulière. Minville (1979h, 365) dira que le libéralisme économique se caractérise par une « absence de formule d’organisation sociale ». C’est à la délibération démocratique souveraine que revient la tâche d’identifier au jour le jour ce qui, concrètement, mérite d’être accompli par les pouvoirs publics. Le corporatisme social, au contraire, implique la poursuite d’un idéal de vie chrétien dont le contenu, révélé par le Christ, est au plus sujet à interprétation. C’est notamment au nom de cet idéal personnaliste chrétien, consacrant la primauté de la dignité de l’individu humain, que Minville s’oppose par exemple à la mise sur pied de l’assurance-chômage par le gouvernement libéral fédéral de William Lyon Mackenzie King. Lors de son témoignage devant la commission RowellSirois, en mars 1939, il invite plutôt les pouvoirs publics à créer du travail pour les chômeurs (Minville 1986, 584-585). Ces derniers pourraient alors avoir « un meilleur moral, plus de fierté, plus de virilité » (Minville 1982c, 408-409). 16 Ensuite, la social-démocratie est profondément étatiste. Les forces capitalistes sont si puissantes que seul un État fort peut leur tenir tête. La logique sociale-démocrate veut que l’État pali aux failles du libre-marché. Le marché génère des inégalités trop importantes ? L’État s’occupera alors de redistribuer la richesse. Le marché sous-investi en formation professionnelle ? L’État financera alors des programmes pour rehausser les qualifications de la main-d’œuvre. Le marché surutilise les ressources naturelles ? L’État interviendra pour réguler le secteur. Pour Minville, cette approche correctrice est fautive, car c’est en amont qu’il faut agir. Plutôt que de tolérer des entreprises capitalistes génératrices d’inégalités extrêmes et ensuite tenter de redistribuer la richesse des propriétaires aux travailleurs, Minville invite à privilégier des entreprises générant à la base moins d’inégalités, comme les petites et moyennes entreprises familiales ou les coopératives. Plutôt que de laisser les entreprises capitalistes externaliser les coûts de la formation ou de la régulation à la société entière via l’État, Minville préconisait de confier ce genre de responsabilités aux entreprises ellesmêmes, aux diverses associations civiles reconnues (dont l’Église), aux organisations professionnelles ou encore à des chambres locales et régionales, plus près des réalités en cause. Obéissant au principe de la subsidiarité, le corporatisme social réduit l’État au rôle d’arbitre, appelé à « pallier aux incapacités des corps intermédiaires » (Chevrier, 1994). C’est seulement ainsi qu’on honore l’idéal de l’individu comme un être doté à la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 22 fois de liberté et d’une grande responsabilité morale envers lui-même, sa famille, sa communauté et sa nation. 17 Enfin, la social-démocratie est le théâtre d’un conflit de classes perpétuel. Immanentiste, esquivant les questions spirituelles reliées à la vie bonne, la socialdémocratie aborde la distribution des ressources en supposant qu’il est intrinsèquement préférable d’être riche que pauvre, en haut plutôt qu’en bas de la hiérarchie sociale. Les sociaux-démocrates sont ainsi avant tout attachés à une variante libérale de l’égalité des chances qui veut que la course vers les bonnes positions dans la société doive être juste, c’est-à-dire que son issue devrait être exclusivement déterminée par le talent et l’effort des individus9. Juste ou non, cette compétition pour les bonnes places produit toujours des gagnants et des perdants. Selon la théorie des ressources de pouvoir (p. ex. Esping-Andersen, 1985), encore dominante dans l’étude des politiques sociales, cette compétition structure profondément la vie politique de nos social-démocraties : c’est là où les travailleurs sont le plus fortement mobilisés à travers leurs syndicats et les partis politiques de gauche qu’ils réussissent le mieux à tirer leur épingle du jeu les opposant aux associations patronales et aux partis de droite. 18 À l’instar de plusieurs intellectuels catholiques inspirés par l’encyclique Rerum Novarum, Minville rejette cette approche. Pour lui, dans une société juste, la hiérarchie sociale n’oppose pas des gagnants et des perdants : elle reflète plutôt une hiérarchie naturelle caractérisant l’ordre temporel, qui contraste avec l’égalité des hommes devant Dieu – l’égalité qui compte vraiment. Légitime et en quelque sorte banalisée, la hiérarchie sociale donne lieu à une coopération entre les différentes classes sociales : chacune doit s’acquitter de ses responsabilités pour que le corps social chemine vers son idéal. Les responsabilités que Minville attribue aux patrons nous apparaîtraient aujourd’hui particulièrement imposantes : ils doivent selon lui assurer à leurs employés un « maximum d’épanouissement humain » (Minville 1982, p. 71) 10. Loin d’être idéaliste, une telle attitude patronale est selon Minville absolument nécessaire d’une perspective humaniste opposée à la réduction capitaliste du travail en une « commodité » qui se vend comme les autres sur un « marché ». Minville jugeait d’ailleurs tout aussi sévèrement ce déplacement du conflit de classes à l’Assemblée législative, si bien qu’il doutait que le Québec soit idéalement servi par le parlementarisme, une institution importée du Royaume-Uni, à l’origine conçue pour gérer l’antagonisme entre la monarchie et la bourgeoisie de ce pays (Minville 1980a, p. 46). 05. Le fédéralisme 19 On peut difficilement surestimer la centralité, au sein de la pensée Minvilienne, de cette adhésion à la doctrine sociale de l’Église. Elle justifie ainsi dans une large mesure sa position constitutionnelle. Dès 1926, dans les pages de l’Action française, Minville (1988a, p. 295) la résume ainsi : … nous pouvons exiger un régime politique qui nous assure toute la protection à laquelle nous avons droit, que ce soit dans la confédération actuelle ou dans une confédération remaniée et ajustée aux exigences géographiques, économiques et ethniques du pays. L’indépendance, l’indépendance totale reste l’objectif suprême, lointain peut-être, mais non moins réel et non moins désirable. Et je m’arrête sur un mot d’ordre qui est en même temps une supplique : préparons-nous ! Revue Interventions économiques, 67 | 2022 23 20 Dans les années 1920, l’affranchissement du Québec de l’Empire canado-britannique apparaissait effectivement lointain. Dans ce contexte, Minville consacrait ses efforts, notamment dans le cadre de sa collaboration au sein des commissions royales d’enquête Rowell-Sirois (1940) et Tremblay (1957), à défendre l’idéal fédératif d’une souveraineté partagée entre deux ordres de gouvernement égaux et la souveraineté du Québec en matière des juridictions provinciales identifiées dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Rédigé bien avant la construction de l’État-providence, l’AANB fait largement correspondre les juridictions provinciales aux affaires sociales, alors en pratique délaissée par l’État. Les pères de la constitution ne se doutaient pas du rôle croissant que l’État allait jouer dans les affaires sociales au XX e siècle, en particulier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Savoie, 2019). Pour Minville, l’effacement de l’Église et des organisations intermédiaires au profit de l’État dans des domaines comme l’éducation et la protection sociale constituait déjà un danger : il fallait au minimum s’assurer que cet État soit contrôlé par des catholiques capables d’arrimer le plus possible les politiques publiques à la doctrine sociale de l’Église. Autrement dit : puisque les Canadiens français et anglais ne partageaient pas la même religion, ils ne pouvaient être bien servis par les mêmes institutions sociales. 21 Prenons le cas de la famille, ou plus spécifiquement celui de la famille nombreuse. L’Église catholique a traditionnellement été – et demeure11 – plus fortement engagée que plusieurs églises protestantes dans la lutte contre toute forme d’interférence concourant à limiter la taille des familles. Dans cette optique catholique, le salariat pose problème en ce qu’il ne prend pas en compte les responsabilités familiales différenciées des salariés, défavorisant de facto les travailleurs ayant de nombreux enfants. Pour éviter cet écueil, dans la coopérative agroforestière de Grande-Vallée que Minville met sur pied, la répartition des droits de coupe se fait précisément en fonction des charges familiales (Foisy-Geoffroy 2004, p. 148). Plus globalement, Minville (1982b, 141) appelle à dépasser le salariat pour une formule mieux à même de répondre aux « exigences humaines du travail ». Aujourd’hui, même si cette critique du salariat n’est plus entendue au Québec, n’est-il pas intéressant de constater que la régulation de la famille continue d’être ici abordée différemment que dans les provinces d’héritage protestant ? Pour le dire en catholique, les politiques familiales québécoises, plus généreuses (Arsenault, Jacques et Maioni, 2018), se distinguent nettement de celles des autres provinces dans leur capacité à empêcher le marché d’interférer dans la volonté des parents d’avoir des enfants. 06. L’aménagement régional 22 Le milieu d’origine d’Esdras Minville ne le prédestinait pas à de grandes réalisations intellectuelles. Comme soulevé plus haut, la pauvreté matérielle du Canada français était partiellement en cause, mais il y avait plus : il manquait au gouvernement du Québec un engagement envers le développement territorial. 23 Pour Minville, le constat est implacable : les campagnes canadiennes-françaises se vident. En 1911, alors que Minville est un adolescent et vit à Grande-Vallée, les populations urbaine et rurale du Québec sont de taille à peu près équivalente (Simard, 2006) ; un siècle plus tard, la population urbaine était environ quatre fois plus importante (Statistique Canada, 2012). C’est d’ailleurs plus de 50 % de la population du Québec qui se retrouve aujourd’hui dans la région métropolitaine de Montréal. Ces Revue Interventions économiques, 67 | 2022 24 tendances étaient sévèrement critiquées par Minville. En effet, Minville a, sa vie durant, insisté sur la vocation agricole ou rurale du Canada français. Et pour cause : cette vocation résultait selon lui des deux caractéristiques distinguant le Canada français des autres peuples d’Amérique du Nord : le français et la religion catholique. 24 Dans les années 1960, Montréal, sans parler de la Nouvelle-Angleterre, était dominé par l’anglais. Les révolutionnaires tranquilles et Minville (1988b, p. 397-411) partageaient à la fois ce constat et l’objectif de rehausser le statut du français au Québec. Ils défendent toutefois deux stratégies opposées : alors que les premiers chercheront à franciser Montréal, Minville plaidera plutôt, du moins à court terme, pour un repli dans les campagnes et dans le secteur agricole, où les francophones étaient déjà aux commandes. Les premiers tiennent pour acquis que Montréal est destiné à demeurer le cœur économique et culturel du Québec : il s’agit alors pour les francophones aspirant à être « maîtres chez eux » de la conquérir (Levine, 1991). Plus critique à l’endroit de la modernité et moins enclin à s’y s’adapter, Minville ne voit pas comme inéluctable la concentration démographique à Montréal. Une action concertée en vue d’une ruralisation du Québec lui apparaissait souhaitable et possible, principalement via la colonisation du vaste territoire québécois (Foisy-Geoffroy 2004, p. 109-112). 25 Le désaccord entre Minville et les révolutionnaires tranquilles n’est toutefois pas seulement d’ordre stratégique. Les architectes de la Révolution tranquille avaient un regard positif sur la ville, associée au progrès. La volonté du gouvernement du Québec, à la fin des années 1960, de fermer près de cent petites localités de l’est du Québec (d’Anjou, 2016) symbolise assez bien les excès de cette perspective. Minville, de son côté, malgré sa trajectoire migratoire personnelle, associait la ville à la décadence morale, aux influences étrangères, à l’atomisme social et à l’affaiblissement de la paroisse – en somme au contraire du progrès véritable. Il soutient en 1926 qu’« il faut revenir à la notion… d’agriculture familiale… l’établissement d’une famille sur une terre en vue d’y trouver d’abord la plus grande partie possible des produits nécessaires à sa subsistance : aliments et vêtements, quitte à affecter le reste du domaine à des cultures diverses et spécialisées, répondant aux marchés ». (Minville 1981c, p. 25). En 1927, il se fait on ne peut plus clair : « la ville… est essentiellement un centre de consommation… elle ne survit pas à la campagne et au village, véritables réservoirs des forces vives physiques et morales de la nation » (Minville, 1979c, p. 89). Trépanier (1995, 272) note que les ardeurs agriculturistes de Minville s’estompent un peu avec le temps ; il continuera néanmoins sa vie durant à défendre la campagne et la colonisation. Il déplore ainsi en 1933 que « [L]a centralisation à outrance dont souffre le Québec depuis de nombreuses années tend sans cesse à décapiter les populations rurales de leurs élites, de leurs dirigeants naturels » (Minville 1981b, p. 342). En 1939, il regrette que l’assurance-chômage favorise les ouvriers industriels urbains aux dépens des cultivateurs ruraux (Minville 1986, 585). En 1951, il réitère que « c’est à la campagne que la culture nationale s’est le plus parfaitement incarnée dans le régime institutionnel… que le milieu ethnique conserve le plus complètement son homogénéité et donc son efficacité » (Minville 1979f, p. 160). Ce ne sont d’ailleurs pas là que de vaines paroles, par ailleurs doctrinalement classiques d’une perspective chrétienne 12 : comme le rappelle la section suivante, Minville a concrètement tenté de réaliser cet idéal de colonisation. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 25 07. La coopération économique 26 Dès ses premiers articles publiés dans l’Action française en 1923 et 1924, Minville (1979a ; 1979b) s’inquiète de l’importance au Québec du capital étranger, en particulier américain et anglo-canadien. Ce problème est si largement reconnu qu’on peut dire qu’il constitue le thème dominant des penseurs économiques canadiens-français d’Édouard Montpetit à Jacques Parizeau (1930-2015). Dans une large mesure, la Révolution tranquille se traduit par la conquête canadienne-française du capital au Québec. Minville ne s’y oppose pas, mais à partir de son article « Le capital étranger » publié en 1924, il insiste plutôt, du moins à court terme, sur une solution complémentaire : le coopératisme. 27 Pour Minville, la situation au Québec se présente ainsi : le capital est majoritairement dans les mains des étrangers alors que les consommateurs sont majoritairement canadiens-français. Il apparaît alors dans l’intérêt de ces derniers de passer d’un système économique contrôlé par le capital, le capitalisme, à un système économique contrôlé par les consommateurs, où prédominerait la coopérative de consommation (Arsenault, 2017). Autrement dit, au Québec, les Canadiens français sont pauvres en capital, mais riches en personnes ; dès lors, pour passer aux commandes de l’économie, ils doivent miser sur des entreprises ayant comme propriétaires des associations de personnes (coopératives) plutôt que des investisseurs de capitaux (entreprises capitalistes). Une fois aux commandes, les Canadiens français pourront faire main basse sur le capital, en investissant les surplus des coopératives dans l’industrie canadiennefrançaise. Minville défend aussi, avec d’autres penseurs canadiens-français 13, la supériorité morale de la coopération par rapport à la grande entreprise capitaliste, incarnant davantage que cette dernière les valeurs personnalistes et catholiques de la responsabilité individuelle, de la solidarité, de la dignité humaine et de l’épanouissement des facultés de l’homme. 28 L’idéal coopératif d’Esdras Minville est toutefois exigeant. Il ne s’agit pas uniquement de promouvoir des corporations adoptant légalement la formule coopérative. Si, comme l’observait Minville (1979d) en 1943, le mouvement coopératif québécois s’était considérablement développé au cours des vingt années précédentes, devenu alors sans conteste une force économique majeure, on peut douter qu’il ait tenu ses promesses. L’expérience de la coopérative de Grande-Vallée, si chère à Minville, illustrera les tensions entre le modèle de développement plébiscité par Minville, conçu comme alternatif au capitalisme, et celui d’orientation sociale-démocrate plébiscité par la Révolution tranquille, cohérent avec le capitalisme. Rappelons les faits. 29 Le 1er août 1938, grâce au leadership d’Esdras Minville et du curé Alexis Bujold, ainsi qu’à la collaboration de Maurice Duplessis, est fondée la première coopérative forestière du Québec : la Société agricole forestière de Grande-Vallée. L’idée de base était de transformer Grande-Vallée en un centre d’expérimentation de colonisation basé sur le modèle de développement coopératif que Minville espérait voir se généraliser à l’ensemble de la Gaspésie, voire des régions du Québec : l’hiver, la communauté exploiterait la forêt et, l’été, pratiquerait la pêche et une agriculture de subsistance ou de proximité (Foisy-Geoffroy 2004, p. 148-152 ; Bouchard, 2011). 30 L’expérience est, au début, un succès relatif. Elle inspire possiblement le projet semblable de colonisation coopérative de Guyenne, en Abitibi, lancé en 1946 (Laplante, 1994). En 1947, la communauté compte 61 familles et parvient à vendre le bois aux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 26 grandes entreprises industrielles (Bouchard 2011, p. 112). Cela dit, la coopérative « cessa dans les faits ses activités vraisemblablement à la fin des années 1960 » (FoisyGeoffroy 2004, p. 151), alors que les membres ne souhaitent plus pratiquer l’agriculture et aspirent à plus de libertés individuelles. Le modèle coopératif minvillien apparait soudainement anachronique, déconnecté des tendances de son époque. Le Québec continue certes encore aujourd’hui de se démarquer, du moins dans le contexte nordaméricain, par la présence de son « économie sociale » (coopératives, mutuelles, organismes à but non lucratif poursuivant des activités économiques), mais cette économie peine à proposer une véritable alternative à l’État-providence capitaliste, apparaissant aujourd’hui faiblement différenciée des organismes publics tributaires des politiques sociales-démocrates ou des entreprises capitalistes – qu’on pense aux centres de la petite enfance ayant le statut d’OBNL (Arsenault, 2018) ou aux coopératives Desjardins (Arsenault et Laplante, 2017), respectivement. C’est dans ce contexte que des contemporains à la recherche d’un modèle de développement alternatif retournent à Minville et continuent de méditer sur l’expérience de Grande-Vallée (Campeau, 2009 ; Bouchard, 2011 ; Rioux, 2018). 08. Conclusion 31 Explorer les perspectives minvilliennes fait apparaître le Québec contemporain sous un autre jour, ce qui est à la fois intellectuellement et politiquement stimulant. S’il était parmi nous, Minville serait heureux de constater le développement du Québec Inc., le « haut niveau de vie » de la belle province, son dynamisme culturel et intellectuel, le maintien relatif de son autonomie politique au sein de la fédération canadienne, ses faibles inégalités sociales dans le contexte nord-américain et la vigueur de son secteur de l’économie sociale. En revanche, il déplorerait la victoire de l’étatisme sur le corporatisme social, la déliquescence d’un modèle de développement coopératif alternatif au capitalisme, et la Montréalisation du Québec. Il regretterait toutefois pardessus tout l’abandon des références catholiques et, plus globalement, de toutes finalités nationales communes. Uni par aucune doctrine morale englobante, le Québec ne lui semblerait fondamentalement errer. De ces mots, datés d’il y a soixante-dix ans, il ne changerait aujourd’hui peut-être que les temps de verbe (Minville 1979f, 166) : À quoi serviraient les plus magnifiques réussites industrielles ou commerciales si elles devaient en définitive faire triompher dans les esprits une conception de l’économique si diamétralement opposées à ce que les traditions culturelles et sociales du Canada français ont de plus profondément humain, et donc de plus essentiellement sain ? Non : la conquête économique, l’autonomie économique n’auront de valeur nationale que si elles sont réalisées selon les exigences permanentes de notre culture. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 27 BIBLIOGRAPHIE Anderson, Cory et L. Kendra, (2015). What Kinds of Places Attract and Sustain Amish Populations ?, Rural Sociology, vol. 80, nº 4, pp. 483-511. Angers, François-Albert (1992). « Préface » dans Esdras Minville. La vie sociale 1 : le nationalisme canadien-français. vol. 12. Les Presses H.E.C. et Fides, p. 7-30. Arel-Bundock, Vincent (2018). La vie est belle ?, dans Les professeurs de science politique de l’Université de Montréal (sous la direction de), La politique en questions, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, pp. 253-257. Arsenault, Gabriel (2019). Qu’est-ce que la social-démocratie ? dans Jérémie Cornut, Aude-Claire Fourot, Nicolas Kenny et Rémi Léger (sous la direction de), Le Canada dans le monde, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, pp. 263-279. Arsenault, Gabriel (2018). L’économie sociale au Québec, une perspective politique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 280 pages. Arsenault, Gabriel, Olivier Jacques et Antonia Maioni (2018). Les services de garde subventionnés : l’exception du Québec dans le contexte fédéral, l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) n° 67, avril. Arsenault, Gabriel et Robert Laplante (2017). Rémunération et coopération : réflexions sur les pratiques. Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC), juin. Arsenault, Gabriel (2017). Entre continuité et rupture : le coopératisme de l’Action nationale, L’Action nationale, vol. 107, n° 1-2. Beauchemin, Jacques (2020). Une démission tranquille. La dépolitisation de l’identité québécoise, Montréal, Boréal, 205 pages. Bentley Hart, David (2017). Are Christians supposed to be communists ?, New York Times, 4 novembre. Bentley Hart, David (2019). What lies beyond capitalism ? Plough Quarterly Magazine, n° 21. Bienvenue, Louise, Ollivier Hubert et Christine Hudon (2014). Le collège classique pour garçons. Études historiques sur une institution québécoise disparue, Montréal, Fides, 424 pages. Bock-Côté, Mathieu (2007). La dénationalisation tranquille, Montréal, Boréal, 216 pages. Bouchard, Roméo (2011). La Reconquête du Québec. Esdras Minville et le modèle gaspésien, Montréal, Montréal, Écosociété, 228 pages. Campeau, André (2009). « Espace public et expérience québécoise au Canada : contribution à l’anthropologie d’une citoyenneté hétérogène. » Anthropologie et Sociétés, vol. 33, n° 2, p. 123–140. Carlos, Jean-Philippe (2020). Le rebelle traditionaliste : une biographie intellectuelle de François-Albert Angers (1909-2003), thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 522 pages. Chevrier, Marc (1994). La conception pluraliste et subsidiaire de l’État dans le rapport Tremblay de 1956 entre l’utopie et la clairvoyance, Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, nº 2, été. Courtois, Charles-Philippe (2017). Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 584 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 28 Couture, Patrick (2019). La préhistoire du Québec : la grande épopée de nos origines, Montréal, Fides, 384 pages. D’Anjou, Robin (2016). Le BAEQ et ses retombées, dans Bruno Jean (direction de), Le BAEQ revisité. Un nouveau regard sur la première expérience de développement régional au Québec, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, pp. 65-90. Desjardins, Marc, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hetu (1999). Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 797 pages. Esping-Andersen, Gøsta (1985). Politics against markets : the social democratic road to power, Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 388 pages. Foisy-Geoffroy, Dominique (2008). Les idées politiques des intellectuels traditionnalistes canadiensfrançais 1940-1960, Thèse de doctorat, Université Laval, 410 pages. Foisy-Geoffroy, Dominique (2007). Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 60, nº 3, pp. 257-294. Foisy-Geoffroy, Dominique (2004). Esdras Minville. Nationalisme économique et catholicisme social au Québec durant l’entre-deux-guerres, Sainte-Foy, Septentrion, 176 pages. Foisy-Geoffroy, Dominique (2000). Esdras Minville et le nationalisme économique, 1923-1939, Mens, vol. 1, nº1, pp. 51–68. Gagné, Gilles et Jean-Philippe Warren (2003). Sociologie et valeurs. Quatorze penseurs québécois du XX e siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 396 pages. Gauvreau, Michael (2005). The Catholic Origins of Quebec’s Quiet Revolution, 1931-1970, MontréalKingston, McGill-Queen’s University Press, 522 pages. Gélinas, Xavier (2007). La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 486 pages. Laliberté, G.-Raymond (1980). Dix-huit ans de corporatisme militant. L’École sociale populaire de Montréal, 1933-1950, Recherches sociographiques, vol. 21, nº 1-2, pp. 55-96. Lamonde, Yvan et al., dir. (2017). Dictionnaire des intellectuel.les au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 348 pages. Lamonde, Yvan (2016). La modernité au Québec, Tome 2. La victoire différée du présent sur le passé (1939-1965), Montréal, Fides, 450 pages. Lamonde, Yvan (2011). La modernité au Québec, Tome 1. La crise de l’homme et de l’esprit 1929-1939, Montréal, Fides, 323 pages. Laplante, Robert (1994). Guyenne, village coopératif. ‘La petite Russie’, Paris, Les Éditions de l’École normale supérieure de Cachant, 290 pages. Levine, Marc V. (1991). The Reconquest of Montreal : Language Policy and Social Change in a Bilingual City, Philadelphie, Temple University Press, 320 pages. Linteau, Paul-André (2015). « Le Québec depuis la Confédération », L’Encyclopédie canadienne, mars. Minville, Esdras (1979a). Les Américains et nous, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 47-55. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 29 Minville, Esdras (1979b). Le capital étranger, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 57-82. Minville, Esdras (1979c). Agir pour vivre, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 83-103. Minville, Esdras (1979d). L’économie canadienne-française : progrès ou régression ?, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 105-116. Minville, Esdras (1979e). L’aspect économique du problème national canadien-français, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 117-147. Minville, Esdras (1979f). Les conditions de l’indépendance ou de l’autonomie économique des Canadiens français, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 149-170. Minville, Esdras (1979g). La nature de l’économie politique ou de l’économique, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 193-213. Minville, Esdras (1979h). L’organisation d’une structure corporative au Canada, dans La vie économique 1 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 1, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 363-376. Minville, Esdras (1980a). Libéralisme ? Communisme ? Corporatisme ?, dans La vie économique 2 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 2, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 37-51. Minville, Esdras (1980b). La fonction sociale du chef d’entreprise, dans La vie économique 2 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 2, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 197-224. Minville, Esdras (1980c). L’impact de l’évolution de la technique et de l’économie sur l’évolution de la pensée et des systèmes. Le cas canadien, dans La vie économique 2 : l’économie du Québec et la science économique, vol. 2, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 73-79. Minville, Esdras (1981). L’inventaire des ressources, dans La vie économique 3 : plan et aménagement. Les données fondamentales, vol. 3, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 115-133. Minville, Esdras (1981b). Le retour à la terre et la colonisation, dans La vie économique 3 : plan et aménagement. Les données fondamentales, vol. 3, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 323-361. Minville, Esdras (1981c). Agriculture et industrie, dans La vie économique 4 : plan et aménagement. Les secteurs de base, vol. 4, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 17-26. Minville, Esdras (1982). Pour une doctrine ouvrière, dans La vie économique 5 : Le travail, vol. 5, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 51-74. Minville, Esdras (1982b). Le salariat est-il nécessaire ?, dans La vie économique 5 : Le travail, vol. 5, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 135-145. Minville, Esdras (1982c). Les chômeurs au travail, dans La vie économique 5 : Le travail, vol. 5, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 407-414. Minville, Esdras (1986). Témoignage devant la Commission, Pages d’histoire 1 : Syndicalisme, législation ouvrière et régime social au Québec avant 1940, vol. 8, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 581-592. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 30 Minville, Esdras (1988a). Vos doctrines…, dans Pages d’histoire 2 : les étapes d’une carrière, vol. 9, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 285-295. Minville, Esdras (1988b). L’éducation nationale. Les chocs en retour de l’anglomanie, Pages d’histoire 2 : les étapes d’une carrière, vol. 9, Montréal, Les Presses H.E.C. et Fides, pp. 397-411. Meunier, E.-Martin et Jean-Philippe Warren (2002). Sortir de la « Grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sainte-Foy, Septentrion, 214 pages. Pierson, Paul (2004). Politics in Time : History, Institutions, and Social Analysis, Princeton University Press, 196 pages. Racine St-Jacques, Jules (2020). Georges-Henri Lévesque. Un clerc dans la modernité, Montréal, Boréal, 492 pages. Rawls, John (2004). La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, Trad. Bertrand Guillarme, Montréal, Boréal, 288 pages. Rioux, Matthias (2018). La Gaspésie dans tous ses États : grandeurs et misères du développement régional au Québec, thèse de doctorat, Université Laval, 602 pages. Routhier, Gilles (1981). L’ordre du monde. Capitalisme et communisme dans la doctrine de l’École sociale populaire, 1930-1936, Recherches sociographiques, vol. 22, nº 1, pp. 7-47. Savoie, Donald J. (2019). La démocratie au Canada. L’effritement de nos institutions, MontréalKingston, McGill-Queen’s University Press, 576 pages. Seymour, Michel (2013). Une idée de l’université. Propositions d’un professeur militant, Montréal, Boréal, 216 pages. Simard, Majella (2006). Des années de croissance au temps des incertitudes : les petites localités québécoises au XXe siècle, Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, nº 141, pp. 421–432. Statistique Canada (2012). La population rurale du Canada depuis 1851. Chiffres de population et des logements, Recensement de 2011, Ottawa, Gouvernement du Canada. Trépanier, Pierre (1995). Esdras Minville et le traditionalisme canadien-français, Cahiers des Dix, nº. 50, pp. 255-294. Venne, Michel, dir. (2000). Penser la nation québécoise, Montréal, Québec-Amérique, 210 pages. Warren, Jean-Philippe (2004). Le corporatisme canadien-français comme « système total ». Quatre concepts pour comprendre la popularité d’une doctrine, Recherches sociographiques, vol. 45, nº2, pp. 219–238. NOTES 1. Le treizième volume, publié en 2005, soit après la mort d’Angers, a été complété et révisé par Pierre Harvey. 2. Le neuvième volume de ses œuvres complètes, Pages d’histoire 2 : les étapes d’une carrière (1988), fournit toutefois plusieurs éléments biographiques. 3. Observons que l’anthologie de textes d’influents sociologues québécois de Gagné et Warren (2003) inclut un chapitre sur Édouard Montpetit et un autre sur Esdras Minville. 4. On sait aujourd’hui que ce sont près d’un million de Canadiens français qui, entre 1850 et 1930, émigrent aux États-Unis, en particulier dans les États de la Nouvelle-Angleterre (Linteau, 2015). 5. Avec la création d’un ministère de l’éducation, en 1964, la responsabilité de l’éducation passe, en gros, de l’Église à l’État. Ensuite, la loi 118 de 2000 abolit les commissions scolaires catholique Revue Interventions économiques, 67 | 2022 31 et protestante, les substituant par des commissions scolaires définies géographiquement et linguistiquement. Enfin, la Loi sur la laïcité de l’État au Québec adoptée en 2019 interdit aux enseignants du réseau public (embauchés à partir du 28 mars 2019) le port de signes religieux lors de l’exercice de leurs fonctions. 6. Rappelons ici que la laïcisation de la société et de l’école québécoises a jouit d’un certain appui du clergé (Meunier et Warren, 2002 ; Gauvreau, 2005). 7. Minville fait cette observation en 1936 sans trop s’expliquer. Faut-il y voir un clin d’œil à l’œuvre de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit en anglais en 1930 ? 8. La Co-operative Commonwealth Federation (CCF), ancêtre de l’actuel Nouveau Parti démocratique (NPD) est le premier parti social-démocrate du Canada. Il fait élire un premier gouvernement en 1944 en Saskatchewan – le gouvernement de Tommy Douglas, principal instigateur du système de santé public au Canada. 9. Pour une illustration concrète de cette vision appliquée à l’université au Québec, voir Seymour (2013). 10. Minville (1980b, 199) estime d’ailleurs aussi que le patron doit offrir au consommateur un « juste prix ». 11. En 1968, avec l’encyclique Humanae vitae, rappelons que l’Église réaffirme son opposition à toute forme de contraception à l’exception de l’abstinence. 12. Ces arguments ruralistes ou agriculturistes sont par exemple les mêmes que ceux mis de l’avant par les Amish, certainement un des peuples chrétiens dont la vocation rurale est, encore aujourd’hui, la plus fortement assumée et respectée (p. ex. Anderson et Kendra, 2015). 13. Nous pensons en particulier au père Georges-Henri Lévesque, instigateur, en 1940, du Conseil supérieur de la coopération, l’ancêtre de l’actuel Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (voir Racine StJacques 2020, p. 176-201). RÉSUMÉS Cet article défend la pertinence intellectuelle et sociale de relire aujourd’hui Esdras Minville (1896-1975). Son œuvre permet de mieux comprendre le Québec contemporain tout en stimulant l’imagination politique. En contrastant méthodiquement la modernisation du Canada français que Minville appelait de ses vœux avec celle du Québec réalisée durant la Révolution tranquille, nous exposons à la fois les idées ayant façonné le Québec contemporain et celles qu’il a rejetées. Minville envisageait le Canada français comme une manifestation nationale particulière de la civilisation occidentale, indissociable de la conception catholique du bien. Entre 1920 et 1960, environ, ce positionnement l’a appelé à défendre le corporatisme social, la coopération économique et un aménagement territorial axé sur le développement des campagnes. Envisageant plutôt le Québec comme une démocratie libérale à laïciser, la Révolution tranquille a quant à elle privilégié la social-démocratie, la grande entreprise privée et les sociétés d’État, ainsi que l’urbanisation. This article underscores the intellectual and social relevance of reading Esdras Minville (1896-1975) today. His work stimulates political imagination and allows for a better understanding of contemporary Quebec. By methodically contrasting the modernisation of French Canada Minville called for with that of Quebec undergone during the Quiet Revolution, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 32 the paper discusses the key ideas underpinning contemporary Quebec as well as those it opposed. Minville viewed French Canada as deeply embedded in western civilization and as imbued with the Catholic conception of the good. From that starting point, between 1920 and 1960, Minville defended social corporatism, economic cooperation, and ruralisation. Viewing instead Quebec as a liberal democracy in need of secularisation the Quiet Revolution in contrast defended social democracy, large private or state-owned corporations, and urbanisation. INDEX Keywords : Esdras Minville, French Canada, Quebec, Quiet Revolution, modernization Mots-clés : Esdras Minville, canada français, Québec, révolution tranquille, modernisation AUTEUR GABRIEL ARSENAULT Professeur agrégé en science politique, École des hautes études publiques, Université de Moncton, gabriel.arsenault@umoncton.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 33 « On choisit son économie, pas sa société ». Transition et pensée économique au Québec “We choose our economy, not our society”. Transition and economic thinking in Quebec Paul Sabourin et Frédéric Parent 1. Introduction 1 Économie circulaire, économie durable, économie collaborative : les idéologies économiques contemporaines proposent de s’ajuster aux contraintes écologiques. À la vision réformiste du « développement durable » succède aujourd’hui, l’idée peu problématisée, d’une « transition écologique » devenue nécessaire. Il ne s’agit plus seulement d’ajuster les économies existantes à un critère de durabilité qui les prolonge. L’idée de transition implique la nécessité d’une temporalité significativement différente des activités économiques, afin d’assumer les contraintes du réchauffement climatique, la réduction des espèces et la pollution de notre environnement. Bien avant les discours économiques à tendance écologique, la notion de transition a été explorée par des penseurs de l’économie au Québec. Pourquoi cette échelle de temporalité sociale des économies s’est-elle imposée à eux1 ? Quels enseignements peut-on ressortir pour penser la transition socioéconomique à venir ? 2 En reprenant le titre de l’un de ses articles, nous rendons hommage à Gilles Dostaler (1946-2011), économiste « hétérodoxe » québécois, bien connu pour ces nombreux travaux sur les penseurs de l’économie et pour sa remise en cause des délimitations conventionnelles des « sciences économiques »2. Dans son article de 1983, Dostaler propose des hypothèses de travail pour mieux saisir le rapport entre l’état de l’économie et l’état de la pensée économique « classique ». Il constate que cette dernière nie toute transition des économies, comme des sociétés, afin de renforcer l’idée de l’existence de lois naturelles gouvernant les comportements humains. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 34 3 En plus d’approfondir les significations du concept de transition, nous montrons que, à l’aide des outils de la sociologie de la connaissance 3, l’interrogation originale de Dostaler sur la constitution temporelle des phénomènes économiques renvoie à sa propre inscription dans l’historicité de la pensée économique au Québec, dont l’un des fers de lance était de remettre en cause le type de réductionnisme 4 des phénomènes économiques qu’elle opère. 4 La pensée économique « hétérodoxe » au Québec apparaît dès le 19 e siècle. Les discours économiques d’alors ne se cantonnent pas dans une rationalité individuelle se référant à des entités collectives (les classes, les milieux, les nations, les relations internationales, etc.). L’approche pragmatique « milieuiste » des économistes des Hautes études commerciales de Montréal (HEC) en fait état. Différents lieux d’exercice de la pensée économique s’ajoutent à la fondation des HEC en 1911 et qui favorisent une « pensée économique plurielle » (Paquet, 1985) plus importante en Amérique du Nord. Outre les professeurs des départements de sciences économiques (à l’Université Laval en 1943, à l’Université de Montréal en 1960, puis à l’UQAM en 1969), il faut ajouter les professeurs des autres disciplines des sciences sociales qui abordent l’économie, en plus des économistes qui œuvrent dans les instituts privés. 5 La différenciation sociale de la pensée économique au Québec constitue plus fondamentalement un élargissement des cadres sociaux de la pensée économique dont la visée était de définir une nouvelle forme de connaissance, un savoir clinique de l’économie québécoise, tributaire de la sociologie naissante et fondée sur la capacité à identifier les cadres sociaux « en transition » au fondement de la pensée économique et de son objet. Contre-exemple par rapport à l’histoire de la pensée économique classique, l’émergence d’une connaissance savante de l’économie au Québec est le fait de penseurs « hétérodoxes » qui appréhendent le phénomène économique comme localisé spatialement et temporellement. L’économie se différencie dans ses principes d’organisation selon les nations et les relations internationales et n’est pas un phénomène manifestant des lois universelles. Cette pensée hétérodoxe et non dogmatique (pour ou contre le libéralisme économique par exemple), que nous retrouvons lors de la création des HEC, favorise le développement d’une conception originale de la connaissance économique savante ayant des visées pratiques, une connaissance clinique5 de l’économie, c’est-à-dire à la mesure des caractéristiques de l’économie québécoise. 6 Ce projet sera soutenu et développé explicitement par l’économiste Esdras Minville sur la base des acquis de ses prédécesseurs, puis réapproprié par certains continuateurs de la pensée économique québécoise, en particulier par Dostaler dans sa prise en compte des transitions dans la pensée économique. Sa carrière est d’ailleurs expressive de l’historicité de la pensée économique québécoise, parce qu’elle l’amène à envisager l’étude de l’économie à partir de différents points de vue et différentes échelles d’observation (individuel, groupe, institution, nation, etc.). Formé d’abord à l’économie libérale à l’Université McGill, il fait ensuite des études doctorales à Paris avant d’enseigner au département de sociologie de l’UQAM de 1975 à 1979, et de se joindre enfin au Département de sciences économiques de cette même institution, tout en conservant des liens étroits avec ses collègues sociologues. 7 Pour reprendre le titre d’un colloque marquant au Québec, il faut examiner à la fois les continuités et les ruptures pour comprendre les transformations de la vie intellectuelle et de la vie sociale (Lévesque, et al., 1984). Contrairement à la disqualification massive des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 35 premiers économistes comme ascientifiques par les jeunes économistes de sa génération, l’économiste Pierre Fortin, intervenant dans le colloque, reconnait que ses professeurs avaient une conception pluraliste plutôt que doctrinale des « sciences » économiques. Ils facilitent la poursuite des études doctorales de leurs étudiants dans une diversité de courants incluant des courants néo-libéraux américains qu’ils critiquaient. La rupture l’emporte malgré tout sur la continuité, au point que Fortin (1984 : 167) s’interroge sur la démarcation voire la disqualification de la génération précédente : « Désirons-nous tellement l’assimilation culturelle et scientifique avec nos collègues américains que nous voulions nier, comme une première génération d’immigrants dans notre propre pays, ce qui nous différencie d’eux ? ». Il souligne notamment l’abandon des recherches sur les coopératives, institution économique originale au Québec. S’il s’agit effectivement de l’un des traits originaux de l’économie québécoise en Amérique du Nord, l’apport des premières générations dépasse largement la prise en compte du phénomène coopératif en élaborant une lecture d’ensemble de l’économie adaptée à la configuration sociale de l’économie québécoise. 8 Pour le montrer, nous suivons la démarche de Dostaler dans l’article déjà cité, en définissant d’abord le concept de transition, pour ensuite montrer le caractère paradoxal des discours des penseurs économiques durant ces périodes historiques. Dans un deuxième temps, il s’agit de montrer que les premiers penseurs de l’économie québécoise percevaient leur objet comme un phénomène localisé dans le temps et l’espace et non comme un phénomène universel transcendant les localités. 2. Les difficultés de définir le concept de transition en économie 2.1 Du temps du récit historique aux temporalités sociales de l’économie 9 Dostaler situe l’origine du terme de transition dans la pensée marxienne où l’économie est appréhendée par des concepts tels que « mode de production », « formation économique et sociale », « rapports de classe », « contradictions internes et externes », etc. Ceux-ci visent à expliquer la dynamique et les bouleversements radicaux des formes d’organisation de l’économie. L’économie est envisagée à plusieurs échelles et, plus fondamentalement, en considérant que les rapports de classes sont en lien interne avec le « système économique » (Granger, 1967). L’économie n’est donc pas séparée et autonomisée de l’ensemble de la vie sociale. Les rapports de classe produisent la composition sociale et la dynamique des activités que l’on désigne comme étant de l’économie. Dans les sociétés capitalistes, les activités humaines sont objectivées par des catégories économiques et financières et les rapports de classe jouent un rôle central dans le passage entre les différents modes de production. 10 Dostaler (1983 :7) constate que le concept de transition est souvent absent des autres discours d’économie politique, bien que des conceptions de la temporalité se manifestent en termes moins définis, dont l’évolution, le changement et la modification. Suivant ces notions, l’« évolution » des économies semble permanente et donc, ne pas correspondre à des périodes précises. Elles forment plutôt des lectures proprement historiques faites d’une multitude de différences événementielles. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 36 11 Malgré ses limites, le concept marxiste de transition a le mérite de permettre à la fois d’identifier des périodes de transformation en profondeur de l’organisation sociale de l’économie et des moments déterminants de réorganisation de la pensée économique qui y correspondent. Dostaler conclut que la pensée économique subit la transition, dont elle nie l’existence, tout en proposant des interventions concrètes pour détruire les anciens rapports sociaux. Selon lui, la temporalité des phénomènes économiques sera seulement appréhendée à partir des travaux de Schumpeter et de Keynes. Keynes l’explicite dans sa politique monétaire, bien que son horizon temporel soit restreint en ce qu’elle se résume au cadre social de la vie d’un individu selon la célèbre phrase : « À long terme nous serons tous morts ». Avec une telle conception du temps de l’économie, pourquoi la science économique intègrerait-elle la temporalité longue des transitions ? 12 À partir d’étude de cas empiriques d’une multitude d’économies, les travaux d’anthropologues et de sociologues approfondissent de deux façons les grandes transformations constitutives de l’émergence des économies capitalistes 6. Premièrement, comme l’avance Enzo Mingeone (1991), même si les relations de marché sont dominantes dans les économies capitalistes, il est possible d’observer une diversité de formes de réciprocité et d’association même dans l’activité économique. Si la transition signifie le passage d’une économie dominante à une autre, elle implique aussi la transformation d’un agencement de formes sociales d’économie dans lesquelles les activités capitalistes marchandes et financières de certains pays viennent à dominer. Deuxièmement, la transition n’est pas le passage d’une économie tributaire (féodale) à un système économique capitaliste autonomisée. Les activités marchandes donnent lieu à une régulation sociale et les relations sociales qui produisent ces formes de réciprocité et d’association sont en lien interne avec les activités sociales identifiées comme économiques. « La nouvelle sociologie de l’économie », proposée par Granovetter dans les années 1980, et mise à jour dans une synthèse récente en 2017, montre que les activités marchandes et financières sont constituées de relations sociales et de réseaux sociaux. Il est donc nécessaire de distinguer les économies comme activités concrètes (l’économie) et les lectures sociologiques ou économiques (l’économique) de ces mêmes activités. L’exploration de la temporalité sociale des économies constitue une remise en question radicale d’une science économique fondée sur des lois naturelles exprimées par le concept de système économique autonomisé du social. Cette remise en question concerne aussi l’autonomisation de la pensée économique des sciences sociales (Rioux,1984). 13 Il devient donc nécessaire de penser la transition du capitalisme à des capitalismes, par la prise en compte des configurations originales des ensembles sociaux économiques (Hollingsworth et Boyer, 1997) qui permettent de reconnaitre leurs spécificités et leurs traits généraux communs. Ces descriptions des rapports sociaux économiques invalident une vision mécanique et binaire de la succession des modes de production, en même temps que les dichotomies trop simplistes entre économies traditionnelles et modernes, sous-développées et développées. Ces dichotomies ne rendent pas compte des pratiques socioéconomiques diversifiées ni des logiques sociales qui les produisent et les mettent en rapport malgré la présence d’une forme dominante. D’où la nécessité d’élaborer une explication structurale ou configurationnelle des transitions des économies qui consiste à expliciter les règles de transformation d’une forme sociale à une autre. Cette transition demeure tributaire en partie de l’ancienne configuration Revue Interventions économiques, 67 | 2022 37 sociale des pratiques socioéconomiques comme nous allons le voir dans le cas de l’économie québécoise. 2.2 Naturalisation et interventions économiques : le paradoxe de la pensée économique 14 Examinant les grands jalons de la pensée économique, Dostaler retrouve régulièrement le paradoxe suivant : Ce contexte [la transition] éclaire la naissance de l’économie politique classique, et, en particulier, le paradoxe, toujours le même, qui marque l’histoire de l’économie politique. Les fondateurs de l’économie politique classique vivent en effet la plus spectaculaire des transitions parmi celles que nous avons décrites, la naissance du « monde contemporain », dans toutes ses dimensions. Ils expliquent comment hâter cette transition, étant de ce fait très conscients du lien entre le fonctionnement économique et les institutions sociales ; pour paraphraser Marx, ils expliquent comment les rapports de production féodaux bloquent le développement des forces productives. Et pourtant comme les philosophes grecs, les scolastiques ou les mercantilistes, ils nient la transition en tant que telle, et plus catégoriquement encore que leurs prédécesseurs. On peut dire que l’économie politique se constitue comme discipline autonome en niant la transition, c’est-à-dire en postulant des lois naturelles du fonctionnement de l’économie (1984 :10). 15 Dans ces périodes de transitions socioéconomiques, les penseurs de l’économie produisent un double discours, d’une part, un discours d’intervention adapté à la situation historique et, d’autre part, un discours posé comme « scientifique », celui des lois naturelles de l’économie, sans s’interroger sur leur incompatibilité. En formulant des lois universelles « scientifiques », on nie toute historicité aux phénomènes économiques de même que toute spatialité qui mettrait en évidence l’irréductibilité sociale des économies. Plus fondamentalement, le discours économique efface les bases spatio-temporelles de leurs élaborations en affirmant le caractère atemporel de leurs propositions (Halbwachs, 1968) s’inscrivant ainsi dans ce qui caractérise les discours idéologiques. 3. L’économie comme un phénomène localisé dans le temps et l’espace 16 Nous présentons quelques configurations sociosémantiques7 de la pensée économique du 19e siècle et de la première moitié du 20 e siècle à travers une série d’intellectuels formant un courant de pensée en relation de filiation familiale et/ou intellectuelle : Étienne Parent (1802-1874), son beau-fils Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) et son fils Léon Gérin (1863-1951), considéré comme le premier sociologue canadien, Édouard Montpetit (1881-1954), économiste de la première génération des HEC, Esdras Minville (1896-1975), économiste de la seconde génération et élève de Montpetit. Les penseurs de l’économie constituent un tout petit milieu marginal parmi les intellectuels canadiens-français, plutôt préoccupés par des questions religieuses et politiques. Les premiers penseurs de l’économie n’échappent pas totalement à cette tendance, comme nous allons le voir. Ils ne tiennent cependant pas un double discours prônant des lois naturelles de l’économie et des interventions pour détruire les anciens rapports sociaux, mais bien un discours tentant de rendre compatible l’industrialisation Revue Interventions économiques, 67 | 2022 38 capitaliste aux rapports sociaux des Canadiens français qu’ils appréhendent de différentes façons. À l’inverse des discours économiques « modernes » qui visent plutôt à rendre compatible la vie sociale canadienne-française aux « réalités économiques existantes » (le déterminisme économique des marchés). 3.1 Étienne Parent et la naissance de l’économie politique au Québec 17 Parent est l’un des premiers intellectuels canadiens-français à s’interroger sur les réalités économiques. S’il note l’importance de la croissance de la richesse économique des États-Unis, ce n’est pas tant pour la valoriser que pour en souligner ses conséquences. La croissance de la population américaine lui apparaît vertigineuse par rapport à la population canadienne-française. Si la Providence a bien un rôle dans le passé, l’avenir incertain est dans l’ici et maintenant et l’âge industriel qui domine aux États-Unis risque de nous « absorber » ou de nous « écraser » si rien n’est fait. La religion tempère cette « loi de l’humanité » et l’économie politique permet d’étudier les « intérêts matériels » (Parent, 1846 : 129). 18 Ce déséquilibre de la croissance démographique lui laisse présager la suprématie étatsunienne sur le continent. Ses réflexions sur l’économie anticipent l’interrogation qui traverse la pensée économique au Québec du 19e siècle, celle d’assurer les conditions de vie ou les « intérêts matériels » des familles canadiennes-françaises. Les ressources agricoles limitées leur permettent plus difficilement d’assurer la reproduction sociale. Jean-Charles Faladeau (1981) mentionne à propos des écrits de Parent : Une longue thèse serait nécessaire pour rendre justice à l’ensemble de la sociologie de Parent qui lui fait considérer la société comme un homme collectif au service de l’homme individuel, animé par la fraternité, et dont le progrès est au prix d’un équilibre qui respecte le double principe, matériel et spirituel, de la nature humaine. En définitive, la pensée « modérée » de Parent cherche une harmonie, analogue à l’ambition de la sociologie comtienne, entre l’ordre et le progrès. 19 S’il y a sans doute des enseignements utiles à dégager la sociologie implicite de Parent entremêlée dans un langage religieux, ce dernier entend plutôt développer l’économie politique, « science du progrès par excellence » (Parent, 1846 : 142), qu’il définit de plusieurs manières, notamment comme « la science qui traite de la richesse des nations (Ibid. : 141) et qui étudie « les phénomènes de la formation, de la répartition et de la consommation des richesses » (Ibid. : 133). Parent distingue l’économie politique de l’économie par sa remise en question de l’un de ses axiomes selon laquelle « la terre est la seule source des richesses » (Ibid. : 119). Dans une précédente conférence, il discute de l’industrie comme un moyen « social » (non religieux et politique) pour maintenir notre nationalité (Parent, 1846b : 97-116). La distinction de l’économie politique d’avec l’économie ne tient pas seulement dans une conception différente des richesses, mais bien par l’ajout du terme politique bien que Parent semble ambivalent à ce propos. Il penche tantôt vers une naturalisation de l’économie par Dieu, soulignant que les lois de l’économie (la loi de la concurrence par exemple) ne peuvent être changées par les humains sans « déranger pour le moment, tout au plus, l’équilibre naturel des choses » (Parent, 1852b : 398)8. En même temps, il souligne l’état transitoire actuel, dont il procède9, soulignant l’organisation récente de la « machine gouvernementale » (Parent, 1846 :127) qui ne doit pas tant s’orienter à partir de principes religieux, mais Revue Interventions économiques, 67 | 2022 39 bien selon « la volonté populaire, exprimée par la voie des mandataires du peuple » (Idem) préoccupé des intérêts matériels et moins de strictes théories politiques 10. Parent (1852 : 295) mentionne que « l’Église et l’État sont deux puissances distinctes et séparées ; mais ces deux puissances doivent, chacune dans son cercle et avec ses moyens particuliers d’action, travailler de concert au même but, l’avancement moral, intellectuel et matériel de l’humanité ». 20 Il décrit son époque comme « un âge de régénération politique », « que la société a besoin qu’une autorité désintéressée, placée au-dessus des intérêts matériels, fasse entendre des paroles de prudence aux uns, de désintéressement aux autres, à tous de soumission aux lois immuables du monde moral » (Ibid. : 295-296). L’Église serait bien placée, selon lui, pour jouer ce rôle de conseiller alors que l’État est le gouvernement direct de la société « depuis la répudiation du droit divin » et que ses membres « ne sont que les dépositaires et les ministres responsables de son autorité souveraine » (Ibid. : 301). L’économie politique recherche justement ces lois. 21 À première vue, Parent adopte une conception paternaliste de la politique, lui qui se méfie de « l’intelligence vulgaire » (Ibid. : 305) du peuple. Or, dans la transition d’un « régime héréditaire » à un « régime constitutionnel » (Ibid. : 311), du droit divin au droit humain, Parent mentionne que l’intelligence n’est pas héréditaire et que « la permanence de l’ordre social » du premier régime était donc impossible. Parent prône en outre la gratuité scolaire à tous les niveaux et pour toutes les conditions sociales, des bourses aux « enfants pauvres » qui doivent se déplacer pour étudier, etc. (Ibid. : 335-336)11. Parent (1852b : 404) mentionne enfin « que les gouvernements doivent, jusqu’à un certain point, s’interposer entre les maîtres et les ouvriers ». Il propose notamment que les « maîtres » soient contraints « à déposer aux caisses d’épargne ou dans quelque autre lieu sûr, tant pour cent en sus de ce qu’ils paient chaque semaine à leurs ouvriers, ou ce qui reviendrait au même, tant pour cent sur les gages convenus. De cette manière, on établirait un système d’épargnes obligatoires, tout au profit de l’ouvrier » (Idem). 22 Même s’il semble parfois pencher vers un naturalisme divin et économique, Parent dit rejeter à la fois le mysticisme et le matérialisme. Il écrit : « en voulant trop spiritualiser les nations, elle [la puissance religieuse] a détruit toute leur force matérielle et intellectuelle » (Parent, 1852 : 298). En adoptant, à l’inverse, une conception matérialiste qui proclame « que la société est établie pour l’homme, pour l’avancement des intérêts purement humains, alors, et ce sera logique, chacun, chaque famille, chaque classe travaillera pour soi, pour son avantage particulier, sans s’occuper des devoirs et des intérêts supérieurs de la société » (Ibid. : 297). 3.2 Antoine Gérin-Lajoie et l’économie. De la transition pensée à une transition économique réalisée 23 Son beau-fils Antoine Gérin-Lajoie retient des écrits de Parent, l’idée d’une harmonie nécessaire entre le spirituel et le matériel et entre l’ordre et le progrès. Gérin-Lajoie s’évertue toutefois à opérationnaliser ses orientations en valorisant la science naturelle et celle qu’il entrevoit du fait humain. À partir d’observations empiriques, il imagine ce que pourrait être une économie canadienne-française intégrant l’activité industrielle. En ce sens, il se fait ingénieur social à l’instar de Frédéric Le Play en France (Savoye et Audren, 2013). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 40 24 Gérin-Lajoie ne fait pas de conférences publiques à propos de l’économie comme son beau-père, mais produit, ce que l’on peut qualifier comme une forme littéraire originale pour l’époque, c’est-à-dire un « roman monographique » en deux tomes : Jean Rivard, le défricheur. Jean-Rivard, l’économiste. Récit de la vie réelle publié dans la revue Les Soirées canadiennes et le Foyer canadien de 1860 à 1863. Les deux tomes sont ensuite repris sous forme de livre réédité une quinze fois au 19e siècle. Il s’agit de la deuxième publication la plus diffusée au Canada français. Le journal Le Monde de Paris diffuse Jean Rivard en 1900 sous forme de feuilleton12. 25 Dans la suite des idées de Parent, Jean Rivard incarne cet « homme collectif au service de l’homme individuel » visant un équilibre entre le matériel et le spirituel. Par son titre et son introduction, Gérin-Lajoie précise la visée de son écrit. Il ne s’agit pas de faire dans le divertissement, mais de traiter de la vie réelle des Canadiens français. Le récit valorise la culture scientifique de l’époque plutôt que littéraire13. On aurait donc tort de voir la forme monographique comme un simple effet de style. 26 Le 1er tome, qui prend l’allure d’un manuel pour défricher et exploiter une ferme agricole, mise sur les nouvelles connaissances scientifiques pour mieux appréhender ce que « la nature nous donne ». Roman autobiographique, le personnage principal, Jean Rivard, est un fils d’agriculteur qui a entrepris des études de droit en ville. Devant l’encombrement des professions libérales, il décide, à la différence de Gustave Charmenil, un de ses amis avec une trajectoire similaire, de revenir à la terre plutôt que de vivoter en ville. Né à Yamachiche, Gérin-Lajoie fait ses études au séminaire de Nicolet où il suit les enseignements versés en science de l’abbé Ferland. Après un séjour aux États-Unis, il devient rédacteur au journal La Minerve avec un maigre salaire. Voulant sortir de cette condition, il fait des études en droit, mais éprouve une répulsion à défendre des accusés contre de l’argent. Il devient fonctionnaire tout en conservant le rêve de retour à la terre. La vie de Gérin-Lajoie est localisée socialement dans cette période de transition entre deux formes sociales d’économie : l’économie canadiennefrançaise rurale qui n’arrive plus à se reproduire et l’économie canadienne-anglaise de Montréal dans lequel il ne parvient pas à s’intégrer d’une façon satisfaisante comme Canadiens français d’origine rurale. 27 Si ce 1er tome de l’œuvre de Gérin-Lajoie peut apparaître « idéaliste » (Falardeau, 1982), puisqu’à partir de la deuxième moitié du 19e siècle la vie paysanne canadiennefrançaise peine à se reproduire en raison du manque de terre et de la « concurrence » des villes, il est impossible de faire la même remarque pour le 2 e tome du roman dans lequel émerge la notion d’économie et Jean Rivard devient lui-même économiste. Autrement dit, les moyens d’existence des familles canadiennes-françaises ne peuvent plus être seulement ce que « donne » la nature et relever des notions d’usages parcimonieux et d’épargne dans la consommation. Elle doit donner lieu à des interventions qui vont permettre d’utiliser l’industrie mise au rang de « moyen » pour la reproduction de la vie sociale, de moyen de conserver la nationalité canadiennefrançaise (Parent, 1846b). L’apparition de l’économie comme une activité sociale spatiotemporelle spécifique devient nécessaire. Confondant la vie familiale et la vie de travail, la comptabilité familiale et celle de la ferme, l’activité agricole canadienne-française, ne se prêtait pas à un tel découpage social qui aurait permis l’optimisation de la force de travail et des moyens de production14. Gérin-Lajoie précise les lieux sociaux d’harmonisation de la nouvelle économie à partir de ses observations de terrain : Revue Interventions économiques, 67 | 2022 41 Nulle part l’esprit de fraternité n’existe d’une manière aussi touchante que dans les campagnes canadiennes éloignées des villes. Là, toutes les classes sont en contact les unes avec les autres ; la diversité de profession ou d’état n’y est pas, comme dans les villes, une barrière de séparation ; le riche y salue le pauvre qu’il rencontre sur son chemin, on mange à la même table, on se rend à l’église dans la même voiture. Les paroisses qui bordent le fleuve Saint-Laurent depuis les dernières limites du Bas-Canada jusqu’au Golfe, au moins celles où l’égoïsme commercial et industriel n’a pas encore pénétré, forment certainement un tableau intéressant pour le politique, le moraliste et le philosophe » (Gérin-Lajoie [1977], 2008 :140-141). 28 L’extrait permet de saisir la conception économique de Gérin-Lajoie. Elle est gouvernée selon des rapports entre classes qui, dans certains milieux au Canada français, loin des villes, ne produisent pas de séparation aussi forte entre les citoyens. On y constate peu de démarcations sociales grâce aux contacts directs entre des personnes de classes sociales différentes15. Des sociologues comme Marcel Rioux (1984) y verront une tendance générale de la société canadienne-française marquée par la Conquête et la « décapitation » de ses élites. Pour sa part, Gérin-Lajoie restreint la portée de cette norme d’égalité économique aux plus jeunes villes où la propriété privée n’est pas encore tout à fait développée, ne favorisant pas ainsi l’accumulation individuelle. 29 Jean-Rivard l’économiste nous fait état d’un récit du développement de l’une de ces petites villes industrielles tout de même traversées par des tensions entre les familles. Le héros du roman devient maire de Rivardville et promeut des mesures impopulaires comme des taxes à des fins d’investissement collectif, notamment pour la gratuité de l’instruction primaire publique. Les familles s’affrontent comme des rivales à travers la politique municipale pour le contrôle du développement de la ville. La situation dégénère et amène Jean Rivard à démissionner de la mairie et à développer ses propres activités de nature agricole et industrielle. Dans le dernier chapitre traitant du politique, absent de certaines éditions, Jean Rivard se fait élire député, non sans aller de désillusion en désillusion, devant ce qui lui apparaît un monde politique corrompu qui entrave la vie sociale des Canadiens français plutôt que d’en faciliter le développement. 30 À la fin de ce 2e tome, sous la forme d’un discours avec Jean Rivard et le curé, nous retrouvons l’explicitation de la norme d’égalité. Par ses activités économiques, Jean Rivard peut accumuler de la richesse à titre individuel, parce qu’il la redistribue sous forme d’emplois à sa famille et à des gens du village tout en assurant les conditions d’existence de sa mère sans revenu. À l’instar de Fernand Dumont dans son Histoire des idéologies au Canada français, nous remarquons comment la notion de famille est centrale pour définir cette économie dans sa dimension idéologique, notion qui agglomère non seulement les personnes en filiations et en alliances, mais qui se transpose aussi, dans ce roman monographique, aux rapports sociaux de l’ensemble des habitants de la ville. L’accumulation individuelle est possible si elle est subordonnée à la distribution et à la redistribution à sa famille étendue et aux autres familles canadiennes-françaises. 31 La notion d’économie apparaît comme un mode d’organisation des activités individuelles et collectives procédant de la science et de l’industrie et permettant d’élaborer une économie de la parenté au sens précis qu’elle produit plus que ce que la « nature nous donne » pour assurer la reproduction sociale des familles. Tout ceci légitimé par l’autorité religieuse qui affirme la compatibilité entre ces pratiques économiques et ses lois. Considérant la prégnance de l’idéologie religieuse ultramontaine à la fin du 19e siècle et de sa position en regard de l’industrialisation, l’affirmation de cette compatibilité par le biais du personnage du curé ne sera pas sans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 42 soulevée quelques controverses, comme l’illustrent les interventions de Mgr Paquet sur l’avenir spirituel plutôt que matériel des Canadiens français et les débats houleux à propos de la création des HEC, première école laïque au Québec. 32 La diffusion et l’usage de cette forme originale de traité d’économie politique vont rendre explicite la provenance dans le sens commun, des catégories et raisonnements socioéconomiques examinés dans ce « roman » résultat d’un travail d’observation monographique de collectivités villageoises. Antoine Gérin-Lajoie explicite, discute et systématise les règles sociales élaborées implicitement dans les pratiques économiques des Canadiens français. Nos recherches empiriques sur les pratiques industrielles des francophones au Québec ont permis de le confirmer. L’œuvre devient une référence pour caractériser l’esprit de développement de certaines régions du Québec, en particulier celles où le développement industriel est principalement le fait des francophones (Sabourin, 2014). 33 À l’occasion du centenaire de Plessisville en 1936, le sculpteur Alfred Laliberté érige, devant l’hôtel de la ville, une statue en bronze du personnage Jean Rivard qui tient une charrue d’une main et de l’autre un livre, symbolisant de cette façon à la fois le défricheur et l’économiste. Fiction romanesque et perception de la réalité se recoupent dans un monument érigé habituellement à la mémoire de personnes qui ont déjà existé. La principale entreprise, La Fonderie de Plessisville, créée en 1873 et qui deviendra Forano Inc., s’avère un cas exemplaire de cette forme sociale de développement exposé dans Jean Rivard (Houle, Sabourin, 1994). À la suite d’un incendie en 1911, l’activité industrielle de cette compagnie est financée par près de 100 familles actionnaires de la région ainsi que par une contribution équivalente de la municipalité. L’entreprise connaît une croissance fulgurante passant d’une vingtaine à 1 200 employés en 1960, d’un chiffre d’affaires de 200 000 $ à 50 millions, sans pour autant verser aucun dividende aux actionnaires, pendant toute cette période de 50 ans, s’écartant ainsi des règles capitalistes d’investissement. 34 Du point de vue de la constitution sociale de cette économie, nos travaux ont montré que la production, la distribution et le financement des activités industrielles procédaient des relations de parenté et d’alliances16 impliquant les personnes de la direction, les cadres et les employés ainsi que les agriculteurs du milieu qui formaient un réseau social où s’élaboraient diverses formes de réciprocités. On finançait l’entreprise pour créer des emplois à ses enfants, pour des personnes apparentées voire des habitants de la ville. La publicité de la compagnie recommandait d’acheter des produits de l’entreprise « pour donner un emploi à l’un de ses frères francophones » 17. Les salaires étaient déterminés dans une convention collective par le nombre d’enfants à charge des travailleurs. 35 Ces relations de filiation et d’alliances constituant les activités économiques construisaient une temporalité sociale intergénérationnelle : les grands-parents donnant leurs actions à leurs petits enfants devenus travailleurs dans l’entreprise (Hamel, Houle, Sabourin, 1984). Il n’est donc pas étonnant que l’économie puisse être perçue comme une activité inscrite dans la longue durée des relations intergénérationnelles. La croyance religieuse légitimait l’existence de cette économie de la parenté tout en inscrivant les personnes décédées dans les comportements des vivants (Brochu, 2002) à travers un ensemble de rites. L’économie était construite dans cette ontologie sociale du temps long de la parenté à l’intérieur de laquelle prévalait un usage social des objets et du travail, une distribution et une redistribution au lieu d’une Revue Interventions économiques, 67 | 2022 43 accumulation individuelle et même collective de l’entreprise18. Ces comportements économiques permettaient la reproduction sociale des conditions d’existence des familles, de ce que les marxistes ont qualifié d’économie du travail vivant. Bien que dominante, cette économie construite par les relations de parenté et d’alliances doit composer avec une économie capitaliste nord-américaine qui la fera muter plutôt que disparaître. 36 Si la transition s’impose dans le développement de la connaissance économique au Québec, c’est donc que des temporalités sociales différentes se trouvent confrontées dans la constitution même des pratiques économiques des Canadiens français qui participent aussi des espaces sociaux économiques (local, national québécois, national canadien, nord-américain)19. Jean Rivard est donc le résultat à la fois de l’appréhension de l’économie par les Canadiens français et des apprentissages sociaux collectifs qui contribuent au développement d’une économie industrialisée ; l’entreprise n’est pas la propriété d’une seule famille, mais l’association entre plusieurs familles voire des Canadiens français qui ont un lien plus ou moins lointain de filiation. 3.3 Léon Gérin et la transition de l’économie politique à la sociologie 37 Nous retrouvons le même refus chez Léon Gérin d’une conception dichotomique du social entre le matériel et le spirituel, termes qui seront toutefois redéfinis. Gérin emprunte de moins en moins la sémantique religieuse, contrairement à son grand-père par exemple, pour définir l’économie politique qui devient la science sociale et la sociologie. Les filiations de Gérin avec son père et son grand-père, même si ce dernier est mort alors que Léon n’avait que 11 ans, sont tellement nombreuses que nous ne pouvons les résumer dans cet article. L’explicitation des modalités théoriques et méthodologiques de construction du savoir sociologique par le recours à l’observation monographique et méthodique les distingue toutefois, même s’ils demeurent dans la même filiation. Ce n’est qu’à la fin de son séjour parisien d’apprentissage en 1885-1886 que Gérin découvre l’école des dissidents leplaysiens de La Science sociale qu’il confond au départ avec l’économie politique, discipline qu’il n’appréciait pas du tout avant de découvrir les travaux de Frédéric Le Play. Il en discute longuement avec son frère ainé Henri Gérin-Lajoie dans un vocabulaire emprunté à l’univers sémantique de la religion. Gérin dit découvrir « une nouvelle religion en politique », une doctrine » dont il est devenu un « catéchumène fervent ». Il souligne à son frère : Tandis que les autres économistes décident les questions en droit, Le Play et ses disciples les décident en fait. En d’autres termes, ils veulent débarrasser l’économie politique des théories et des systèmes, pour l’établir sur une base solide : l’observation. Ils veulent en faire une science : la Science Sociale (souligné par Gérin)20. 38 Est-il possible d’y voir là une sorte de point de bascule par lequel l’organisation du monde ancien devient plus transparente dans le processus même de connaissance du monde « moderne » ? En ce sens, il est possible d’apercevoir une rupture, mais nous aurions tort de l’associer à la valorisation quasi obsessionnelle chez Gérin du développement de l’initiative individuelle ou du type particulariste, même si ce type est bien plus associé à la civilisation anglo-saxonne et à l’économie industrielle, à l’importance notamment du libre arbitre et au soi-disant individualisme ou égoïsme 21. Il faut bien plus y voir la nécessité de former de nouvelles individualités pour faire face Revue Interventions économiques, 67 | 2022 44 à la complexité croissante du monde contemporain marquée par l’« âpre concurrence mondiale » (Gérin, 1917 : 191) entre des groupements diversifiés 22. 39 Dans une notice sur l’intérêt sociologique de l’œuvre de François-Xavier Garneau, Gérin écrit : Or, il n’est plus de société tellement traditionnelle et immuable qu’elle soit garantie contre toute révolution, ou incapable de transformation. Précisément, ce qui donne à l’histoire du Canada racontée par Garneau un intérêt tout particulier c’est le spectacle d’une société encore toute pénétrée de traditions et d’usages séculaires, qui, presque à son insu, est entraînée dans la voie du changement et de l’imprévu : de groupes de population qui, avant même d’avoir perdu le souvenir de leurs origines ethniques diverses, sont mis en concurrence sur le même sol, bien plus, sont appelés à coopérer en vue de la constitution de groupements d’un type nouveau, inconnu, insoupçonné des ancêtres ». […] Mais si la société nouvelle n’a plus l’attrait du mystérieux ni le prestige de l’immuable, elle a l’intérêt dramatique qu’inspirent toujours le mouvement, la vie, l’action consciente et ordonnée de grands organismes (Gérin 1914 : 59-60). 40 Cette action « consciente et ordonnée » n’est pas seulement celle de « [l]’initiative individuelle » et peut aussi bien s’envisager comme étant celle du particularisme de groupe compris entre autres comme la « réorganisation politique marchant de pair avec celle du commerce, de l’industrie et de l’agriculture » (Ibid. : 62). La transition de l’économie politique à la science sociale marque en même temps la prise en considération non seulement des groupements économiques et politiques, mais celle d’un ensemble de regroupements sociaux. En somme, les conditions de la vie sociale se modifiaient brusquement et radicalement pour tous. À l’avenir, il ne serait guère possible pour un groupe quelconque de prospérer et de se développer par lui seul, comme en vase clos. Bon gré mal gré, il y aurait lieu de tenir compte de la complexité croissante de la vie, d’un cosmopolitisme inévitable, d’une active concurrence entre groupes comme entre particuliers (Gérin, 1924 : 490). 41 Les transformations théoriques que Gérin réalise visent à sortir son École « d’une interprétation mécaniste et économique des faits sociaux (Gérin, 1913 : 63), d’un « moniste mécanique », qu’il soit géographique (le Lieu) ou économique (le Travail). La détermination des groupements comme objet central de la sociologie (Parent, 2007) permet cette sortie, si et seulement si, les différents groupements ne sont pas considérés en « vase clos »23. Nous pourrions qualifier sa conception de « configurationnelle », en ce que Gérin sort des relations de cause à effet. Nous donnerons rapidement trois exemples : la distinction de la monographie des statistiques, la dichotomie matérielle/spirituelle et enfin les différents types de famille. 42 Selon Gérin, la monographie permet de ne pas « amputer » la « réalité vivante et agissante », contrairement à la méthode statistique : Sans doute, il reste au tableau des êtres humains, mais désormais représentés seulement par autant d’unités abstraites, ou de fragments de leur existence première, qui sont dispersés en cases distinctes, par des catégories d’âge, de sexe, d’état civil. Dans ce musée d’abstractions, de membres détachés du tronc, la personnalité humaine disparaît, et la vie est lamentablement absente » […] l’être concret a été décomposé en abstractions, brisé en fragments artificiels, et son individualité masquée sous le travestissement de moyennes arbitrairement établies. Ici encore la vie est absente (1932 : 238). 43 D’une actualité étonnante, Gérin ajoute à propos de la statistique officielle qu’elle « ne tient aucun compte de l’indivisibilité de la personne humaine et de l’autonomie des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 45 groupements » (ibid., : 241). Il est possible de préciser ce qu’il entend « indivisibilité », à partir d’une conférence qu’il donne un dimanche après-midi du 24 janvier 1932, devant un auditoire essentiellement féminin, dont des membres du Cercle d’Études et des anciennes élèves du couvent de la Présentation de Marie. Dans cette présentation sur « l’utilité pour les jeunes filles de développer leur esprit et les dons intellectuels qu’elles possèdent déjà », il explicite sa conception de l’indivisibilité : Même si nous pouvons parfois penser que c’est « l’esprit qui est le principal coupable et qui débauche le corps. Mais il n’y a pas lieu ici de départager les responsabilités, car en saine philosophie scolastique inspirée d’Aristote et de Thomas d’Aquin, « l’homme n’est pas un assemblage de deux substances dont l’une serait l’âme et l’autre un corps étendu, mais forme une seule substance composée » (citation du cardinal Mercier, Origines de la psychologie contemporaine, 1897, Gérin, 1932b). 44 Retenons donc l’artifice de la séparation du corps et de l’esprit de même que la remise en question du « principe de la table rase », de l’idée de bannir toutes idées préconçues. Gérin le souligne : « les sens ne saisissent la réalité qu’à travers les notions ou directives préexistantes dans la pensée. La science la plus positive ne saurait se passer de postulat » (Gérin, 1926 : 303). En ce sens, il est difficile de ranger Gérin dans le camp des « modernisateurs » comme le font les sociologues de la Révolution tranquille qui l’utilisent pour montrer la nécessité des changements à faire. Même si Gérin est très critique de la politique, il n’est pas contre l’intervention de l’État dans l’économie qu’il ne naturalise pas comme Parent, par exemple24, et ne s’inscrit pas dans l’idée d’une rupture complète comme en témoigne notre dernier exemple sur les types de famille et de sociétés (communautaire, particulariste et instable) : D’une part, les sociétés dans lesquelles l’individu est plus ou moins dominé par le groupe, et, par contre, tend à s’appuyer sur lui en toutes circonstances ; d’autre part, les sociétés, où s’est développée l’aptitude du particulier à se tirer d’affaire à se tirer d’affaire par lui-même, sans pour cela rompre les cadres de son milieu social (Gérin, 1926 : 301). 45 Contrairement au type particulariste, le type est instable parce qu’il est désormais coupé des « cadres de son milieu social », de ses moyens d’existence et d’un réseau de parentèle élargie sur lequel s’appuyer, puisqu’en déplacement fréquent à la recherche de moyens d’existence. 46 La pensée sociologique de la configuration de Gérin procède d’une conception, et peutêtre même d’une attitude plus générale vis-à-vis de la transition, héritée de son maître, l’abbé Henri de Tourville qui est passé plus inaperçu qu’Edmond Demolins et de son livre à succès À quoi tient à la supériorité des Anglo-saxons ? Les écrits religieux de Tourville circulent dans la famille de Gérin et celui-ci le reprend dans l’élaboration de sa théorie sociologique de la connaissance et dans sa conception de la transition : Le grand intérêt de ce temps-ci, c’est que le monde fait peau neuve. S’il est vrai que ces époques solennelles de transition sont pénibles, difficiles à beaucoup d’égard, elles ont leur charme, parce qu’on sait alors que le lourd manteau du passé, de toutes ces choses qui n’entrent plus dans notre esprit, tombe peu à peu et fatalement et dégage notre âme. C’est le sentiment qu’il faut que vous ayez. Il donne beaucoup de calme et de sérénité à ceux que j’en puis persuader. L’horizon s’ouvre et s’illumine au lieu de se fermer et de s’obscurcir de plus en plus (Tourville, cité par Gérin, 1924 : 495). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 46 47 Pour Gérin, la science est en même temps nécessaire pour éviter les ruptures et l’irréligion (Gérin, 1917), lui qui est demeuré profondément croyant (Carrier 1960) et qui a éduqué ses enfants à la religion25. 3.4 Édouard Montpetit et la transition comme modernisation économique 48 Montpetit appréhende plus difficilement la transition de l’économie canadienne française dans le prolongement des anciens rapports sociaux. Il est socialisé dans des milieux urbains et libéraux. Bien que l’économie de la parenté a permis la survivance des Canadiens français à travers une économie de « sacrifice » (corvée, entraide, etc.), elle n’est toutefois plus possible. Ils subiront, comme les autres humains, la loi économique de l’extensibilité des besoins (Montpetit, 1921). 49 Montpetit est l’un des premiers Québécois à étudier les sciences économiques en Europe. Professeur lors de la création des HEC, il prône, dans ses premiers écrits, le développement autocentré de l’économie québécoise par la substitution des importations. Comme il en fait état dans ses mémoires, parler d’économie dans les milieux intellectuels canadiens-français de l’époque, dominés par la pensée religieuse, passait souvent « pour un blasphème » (Montpetit, 1938 : 19-20). Les « lois » religieuses apparaissent incompatibles avec les « lois » économiques. 50 Les statistiques approximatives de l’économie québécoise déduites des statistiques fédérales ne confortaient pas l’importance du discours économique d’autant plus qu’elles étaient perçues dans les milieux canadiens-français, selon A.-J. Debray, premier directeur des HEC, comme un découpage inacceptable de l’être humain en partie insignifiante dénaturant son existence (cf. Gérin). L’économie chez Montpetit s’identifie exclusivement à une théorie de la modernisation qui bloque la connaissance de la transition d’une temporalité sociale à une autre. Pris entre les affirmations universalistes religieuses sur la nature humaine et celles des « lois économiques », il en vient même à concevoir l’économie capitaliste d’un Rockefeller comme l’incarnation des lois divines. L’ordre de l’usine est un ordre chrétien. Montpetit compare le discours papal à celui d’un homme d’affaires et il constate que « les magnats d’industrie ont des affirmations qui, sans les confondre, les unissent dans une même préoccupation d’humanité » (Montpetit, 1931 : 37)26. Il est donc difficile d’affirmer que Montpetit « contourne l’institution religieuse » pour obtenir une reconnaissance de l’autonomie des sciences économiques (Fabre, 2017), puisqu’il conçoit la morale catholique comme une constituante de l’économie capitaliste américaine27. Par cette conception moralisante de l’économie, il nie la nécessité d’une transition des Canadiens français pour s’intégrer dans l’économie « moderne », puisque celle-ci serait en continuité plutôt qu’en rupture avec les principes chrétiens. 3.5 Esdras Minville. Transitions et pouvoir dans l’économie. Genèse d’une nouvelle forme de connaissance de l’économie 51 Intellectuel d’origine modeste, né en région à Grande-Vallée en Gaspésie, Minville conserve durant toute sa vie des liens avec sa région natale de la Gaspésie et de ses coopératives forestières (Bouchard, 2012, L’Italien, 2018). Il obtient une bourse pour faire des études à Montréal. Avant d’être admis aux HEC, il travaille en usine. Étudiant Revue Interventions économiques, 67 | 2022 47 aux HEC, il devient le secrétaire de la revue l’Actualité économique. Ce travail le met en contact avec une diversité de discours économiques issus de divers pays lui permettant de constater la pluralité des langages et des conceptions de l’économique contredisant ainsi les prétentions universelles des sciences économiques (Sabourin, 2005). Sa production intellectuelle est très prolifique et variée, allant de nouvelles économiques à des essais de diverses natures pour lesquelles nous retrouvons des réflexions sur les théories et les méthodes des sciences économiques. Dans ses nombreux écrits, la transition est présente sous plusieurs cas de figure. 52 La pensée économique de Minville nous permet en effet d’observer les implications qu’opère la prise en compte de la temporalité des transitions dans la constitution d’une représentation générale des économies. La pensée économique se voit obliger de modéliser l’existence d’une pluralité de formes sociales dans lesquelles se produisent les économies ainsi qu’à penser leur dynamique menant à ces sauts qualitatifs dans leurs configurations empiriques à travers le temps28. De nouveaux aspects deviennent des propriétés essentielles à conceptualiser et qui sont constitutives des phénomènes économiques : le pouvoir, les relations de classe, l’usage social de la nature et des objets matériels, les propriétés symboliques de l’action économique, etc. 53 La lecture de la transition de l’économie internationale à une nouvelle économie au 19 e siècle amène Minville à concevoir le pouvoir non pas comme à côté et en relation à un système économique selon l’expression « économie politique », mais constitutif, c’est-àdire à l’intérieur du système économique formé par l’économie internationale, et donc, travaillant à son élaboration. Dans l’un de ses premiers écrits fondateurs de sa perspective sur l’économie, Minville constate la transition d’une organisation des activités économiques opérée antérieurement par les relations politiques impérialistes à une nouvelle organisation impérialiste au 20e siècle, désormais réalisée par l’intermédiaire du pouvoir des entreprises émergeant de la nouvelle forme juridique de la société par actions. L’impérialisme de l’économie américaine est le prototype de cette économie oligopolistique : Vers la fin du 19e siècle, les États-Unis entrent dans la phase la plus décisive de leur carrière économique. Le grand mouvement de concentration qui caractérise la phase contemporaine de leur évolution économique. La société par actions, puissante mobilisation de capitaux recrutés sur toute l’étendue du pays, voire du continent, supplante rapidement l’entreprise individuelle et la société en nom collectif ; on les absorbe à vive allure dans des combinaisons financières, techniques et administratives assez fortes pour dominer du coup le marché, en tout cas le régir en très grande partie. Avec elle, le capitalisme, de libéral qu’il était, devient centralisateur et autoritaire, conquérant et dominateur (Minville, 1980 : 108). 54 L’économiste François Perroux considère Minville comme un précurseur de l’intégration du concept de pouvoir dans les modèles économiques. Les investissements étrangers au Québec à la fin du 19e et du début du 20e siècle manifestent cette économie oligopolistique d’abord dans les grands centres urbains puis en région. 55 La transition de l’économie endogène canadienne-française débute au cours du 19 e siècle par les limites éprouvées de la reproduction du mode de vie paysan. Sur ce point Minville se réfère à aux travaux monographiques de Gérin : De cadres sociaux, quand le vieux régime familial a été ébranlé, puis dispersé, elle n’en a trouvé que le simulacre, la caricature : les partis politiques. Elle s’y est en bradée, comme d’instinct, à la recherche d’une sorte de sécurité. Elle n’en sortira pas - quelles que représentations qu’on en fasse - tant que d’autres cadres, vraiment sociaux ceux-là, n’auront pas été dressés pour la recevoir. Nul mieux que Léon Revue Interventions économiques, 67 | 2022 48 Gérin n’a décrit (sans l’expliquer cependant) la tragédie de la famille canadiennefrançaise d’ici il y a un demi-siècle, tiraillée, écartelée même par des influences dont elle ne déchiffrait pas l’énigme et qui persistait, par une sorte de mouvement spontané, de réflexe héréditaire, à se reconstituer selon une formule dépassée, dans un cadre qui déjà de toute part cédait, s’évanouissait (Minville, 1980 : 429-430). 56 L’arrivée des investissements britanniques puis américains au début du 20 e siècle entraîne une transformation des modes de vie des Canadiens français au Québec sapant les anciens cadres sociaux familiaux de la ruralité. Minville constate la prolétarisation des Canadiens français qui doivent se soumettre au rapport salarial dans lequel leur existence « sociale » serait niée : « L’homme, ainsi dépouillé de son caractère social, n’apparaît donc plus que comme un simple potentiel de force productive, dont l’entretien, comme celui de l’outillage, coûte quelque chose » (Minville, 1980 : 109). 57 À la différence des idéologues de son époque (Dumont, Montminy, Hamelin, 1971), des économistes comme Minville ne nient pas l’importance de l’industrialisation et des migrations des Canadiens français dans les villes. Dans sa citation, nous remarquons que le rapport salarial capitaliste n’est pas perçu comme une relation sociale spécifique, tel un rapport social conflictuel capital/travail, mais bien comme une sortie du monde social, voire de ce qui fait l’humanité des Canadiens français. On n’envisage pas non plus comment s’insèrent ces relations salariales dans l’ensemble des relations sociales formant une morphologie sociale. 58 Les bouleversements de l’économie internationale, de la crise de 1929 et de ses implications aux cours des années 1930 pour l’économie québécoise, sont diagnostiqués par Minville comme une crise de la distribution et de la redistribution qui remet en cause littéralement l’avenir du capitalisme. Il rejoint ainsi le diagnostic keynésien, mais l’approche de Keynes lui apparaît une solution technique à court terme, devant un problème beaucoup plus profond de crise de la distribution nécessaire à la vie sociale familiale canadienne-française, aboutissant inexorablement à une remise en cause du capitalisme. 59 À travers le cheminement intellectuel que fait Minville lorsqu’il considère le passé, le présent et les avenirs possibles de l’économie, nous retrouvons une pensée économique qui va jusqu’à imaginer d’autres cadres sociaux que l’individu libéral sur la base de l’observation empirique de mutations profondes des cadres sociaux de l’économie canadienne-française et de l’économie internationale. Minville critique la vision qu’il juge trop statique des rapports sociaux des Canadiens français dans les monographies de Gérin. Il cherche à comprendre les dynamiques sociales émergentes pouvant instituer les coopératives et un corporatisme « social », c’est-à-dire une troisième voie entre le capitalisme et le communisme. Il le fait en croisant la description monographique avec un récit historique de l’économie. De ce fait, il en vient à remettre en cause le statut naturalisé du rapport à l’environnement et à la valeur d’usage des objets sur lequel repose l’édifice de la pensée économique. Ce tournant s’effectue lors de sa rencontre avec la géographie humaine de Jean Brunhes qui lui permet de mettre au jour la construction sociale des « besoins socioéconomiques » au fondement des marchés. Cette conception de la construction sociale de la valeur d’usage lui permet de relativiser la loi de l’extensibilité des besoins économiques suivant une conception de la transition qui aurait comme chemin inéluctable la modernisation économique capitaliste, suivant les réflexions de Montpetit. Les besoins socioéconomiques ne sont pas naturels, affirme le géographe, ils sont le résultat d’un travail qui permet de les ériger en ressources naturelles : « La houille n’existait virtuellement pas avant que Revue Interventions économiques, 67 | 2022 49 l’homme conçoive l’idée de l’utiliser ». Ce travail d’élaboration de la nature en ressources se fait par la décision de les exploiter et « forge des besoins qui deviennent bientôt des nécessités » (Minville, 1926 : 11) rendant les êtres humains alors dépendants des marchés économiques qui les produisent. Introduisant cette construction sociale de la valeur d’usage dans le champ de la réflexion économique, Minville est l’un des précurseurs non seulement de la sociologie de l’économie, mais aussi du questionnement sur l’usage social de la nature29. Il démonte le déterminisme absolu des marchés en constatant que la détermination des usages sociaux des objets et celle conséquente de la valorisation du travail humain qui y est consacré sont des actes fondateurs. Ces besoins sociaux ainsi « culturellement forgés » par un effet de retour deviennent des nécessités et constituent dès lors des « dépendances ». C’est par ce processus social que s’établit un déterminisme des marchés économiques. Autrement dit, la nature en société capitaliste ne devient pas uniquement marchandise, mais consacre, par la médiation du marché, l’élaboration de certains usages sociaux de la nature. Les transitions socioéconomiques sont aussi des transitions des modes de consommation, par exemple l’émergence de la consommation de masse des produits industriels à la fin des années 1950 au Québec (Tremblay, Fortin, Laplante, 1964). 60 D’un point de vue méthodologique, Minville s’interroge sur l’emploi des statistiques qui viennent fonder « en réalité » l’économie et marquer sa progression et sa régression. Pour lui, elles sont faites d’approximation et d’appréciation qu’il faut expliciter pour les interpréter correctement. Plus fondamentalement, les théories économiques ne lui semblent pas à même d’expliquer la crise des années 1930 ni permettre de déterminer des seuils à la reproduction ou non de l’économie : Le régime sous lequel nous vivons est libéral, mais aussi capitaliste. Et s’il y a désordre dans le monde, la question ne mérite-t-elle pas d’être posée de savoir quel est le principal coupable, du libéralisme ou du capitalisme, ou des deux à la fois, et dans quelle mesure ? Là-dessus, les opinions sont partagées à l’excès. Après des années de dispute, on est loin d’en être arrivé à l’ombre d’une entente. C’est que selon que l’on charge davantage ou le libéralisme ou le capitalisme, les conclusions diffèrent profondément pour ne pas dire se contredisent (Minville, 1979 : 38). 61 Autrement dit, comme la théorie de l’économie ne serait d’aucun secours pour déterminer les orientations fondamentales de l’économie capitalisme et de sa survie selon de nouvelles modalités. Il s’agit d’une raison supplémentaire qui rend nécessaire l’élaboration d’un nouveau cadre conceptuel pour la pensée économique. 62 La formation intellectuelle de Minville est originale et marque sa conception d’une nouvelle forme de connaissance de l’économie adaptée à l’économie canadiennefrançaise. En plus de sa scolarisation aux HEC de Montréal, Minville, de sa propre initiative, il recrute des personnes pour lui enseigner différentes disciplines et se fait des programmes de lecture dans plusieurs domaines. Pour lui, il n’y a pas de faits économiques purs, les faits économiques sont des faits humains combinant des dimensions sociologiques, psychologiques, culturelles et religieuses interreliées. Il définit ce que l’on peut appeler, non pas une science de l’économique opérant une réduction à une dimension du réel qu’elle vise à décrire, analyser et expliquer, mais une lecture totalisante. Cette synthèse des connaissances de l’économie conçue sous le spectre très large du fait humain appelle la référence au savoir religieux qui guide ultimement l’assemblage des savoirs spécialisés. Ce courant humaniste chez les professeurs des HEC se retrouve plus tard sous une forme laïque. Le savoir de gestion Revue Interventions économiques, 67 | 2022 50 « humaniste » opère cette totalisation que le religieux opérait autrefois des savoirs spécialisés pour informer l’action et l’organisation économique (Chanlat, 1993). 63 Minville appelle cette connaissance savante de l’économie du Québec une « géographie raisonnée ». Son œuvre établit ainsi le fondement hétérodoxe de la pensée économique canadienne-française. Cette géographie raisonnée est un effort intellectuel visant à échapper aux constats de l’infériorité économique, de l’irrationalité économique, de retard économique attribué aux Canadiens français, affirmations qui nient l’historicité d’une autre forme sociale d’économie canadienne-française ayant sa logique sociale propre. Autrement dit, ces constats n’appréhendent l’économie canadienne-française que par leurs écarts par rapport à une autre forme sociale d’économie perçue sous une forme idéalisée et formulée par la doctrine économique classique comme rationnelle et développée. L’économie états-unienne en est bien souvent le modèle emblématique. 64 La transition de l’économie canadienne-française s’amorce, selon Minville, lorsque le social écrase l’économique30, lorsque les familles canadiennes-françaises n’arrivent plus à établir leurs enfants. La migration vers les villes qui entraîne la généralisation du salariat individuel ne permet pas d’assurer les revenus nécessaires pour faire vivre ces familles nombreuses. Avoir des enfants, richesse du monde agraire, devient en ville une entrave à la reproduction de la vie familiale. Les coopératives, les corporations et la rétribution salariale selon le nombre d’enfants apparaîtront comme des modalités pour accentuer la distribution sociale et assurer la vie familiale, malgré la généralisation du rapport salarial. Pour Minville, on ne choisit pas le « social » dont on est fait, mais on peut choisir l’économie qui lui correspond le mieux. L’économie est recalée au statut de moyen indépendant des fins n’ayant ainsi aucune incidence directe sur la constitution de la vie sociale. La relation de la société, du social à l’économie, en est une de détermination de la première sur la seconde : Une nation ne choisit pas le caractère de ses institutions sociales ; elle le leur donne comme une projection de son esprit du fait même qu’elle vit. Mais elle peut et doit choisir ses institutions économiques - et elle les choisit à la lumière à la fois de sa pensée nationale, elle-même soumise aux exigences supérieures du droit et de la morale, et de sa situation de fait, c’est-à-dire des conditions que le milieu même où elle vit pose à son existence et à son progrès (Minville, 1979, p. 200). 65 Dans sa conception d’abord nationale des économies, la pensée de Minville est similaire à celle de Karl Polanyi qui conçoit dans La Grande transformation que l’espace de l’économie demeure essentiellement national et peut être régulé à cette échelle. En fait, comme Polanyi, il y a une séparation entre le social et l’économique caractérisant les économies et les sociétés capitalistes. L’autonomisation des économies capitalistes n’est pas complètement rejetée par Minville comme Polanyi ainsi que la lecture économique de l’économie comme activité humaine (au sens d’être fondé sur le point de vue de l’individu libéral). La dynamique capitaliste est le fait d’une logique d’investissement transformant la terre, le travail, la monnaie en marchandise comme si l’économie capitaliste était dans sa dynamique fondamentale une affaire d’activité rationnelle d’entrepreneurs qui développent des logiques d’investissement permettant d’espérer raisonnablement des profits. Cette rationalité économique de l’investisseur ne peut exister que si se constitue une régulation sociale comme le montre remarquablement l’œuvre de Polanyi, mais se faisant, il réduit le « social » à la régulation comme si les pratiques capitalistes étaient un « mécanisme » plutôt qu’une pratique humaine faite du social (relations, réseaux, processus et configurations), comme l’a montré la sociologie économique durkheimienne et la nouvelle sociologie de l’économie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 51 (Granovetter, 2017)31. Autrement dit, il faut une socialisation particulière à l’économie pour que des personnes et des groupes sociaux en viennent à considérer la nature et les humains comme « ressources » d’une logique d’investissement. 66 Les institutions économiques sont aussi des institutions sociales 32. Polanyi pense que les relations sociales sont encastrées dans les institutions économiques (Bruga, 2005) 33. D’un point de vue sociologique, on ne peut substantifier les institutions économiques, elles n’existent qu’à travers la dynamique des relations sociales qui composent des activités institutionnelles34, ce que ne semble pas concevoir Minville. De même, les activités socioéconomiques ne sont pas envisagées comme un moment d’élaboration d’une forme de vie sociale faite de relations, de réseaux sociaux et d’institutions sociales constituant les activités identifiées comme « économique » par la pensée libérale néanmoins en rapport avec les autres activités sociales. En mettant au jour l’élaboration sociale des besoins économiques, Minville, remettait pourtant en cause cette pensée qui dissocie le social de l’économie par l’autonomisation des catégories économiques. Dès lors, penser la transition vers une autre économie a ses limites dans la mesure où elle ne peut produire une lecture du nécessaire et de l’arbitraire des cadres sociaux institués par la généralisation de l’économie marchande et financière à la nature et aux êtres humains sachant que toutes les formes sociales ouvrent et ferment des possibilités d’existence humaine. 4. Conclusion : transition, rapports de connaissance et rapports de domination dans l’économie 67 Appréhender l’économie canadienne-française en transition permet de la saisir socialement, parce que constituée de logiques sociales fondées dans son historicité et orientées par une valeur d’usage définissant un rapport à la nature, ainsi qu’une valorisation du travail humain en fonction de la reproduction du vivant : une économie des relations de parenté et d’alliances (Houle, Sabourin, 1993). Ces pratiques socioéconomiques vont subordonner la valeur d’échange économique dans les activités de production, de distribution, de circulation et de consommation à une valeur d’usage. Cette subordination de l’usage sur l’échange rend compte que cette logique sociale a été perçue en termes d’infériorité économique des Canadiens français ou de retard économique, voir encore aujourd’hui de « peur de l’argent qu’ont les Québécois ». La pensée économique hétérodoxe québécoise aura permis d’appréhender cette logique sociale pour ce qu’elle est plutôt que seulement négativement, en écart, avec la logique capitaliste. 68 Les transformations socioéconomiques avec la Deuxième Guerre mondiale, la grève de l’amiante avec sa reconnaissance du rapport social conflictuel capital/travail, le développement dans les années 50 de la consommation de masse constituent des jalons de l’insertion des francophones au Québec au sein de l’économie capitaliste nordaméricaine. Cette transition est cependant tributaire de modalités spécifiques. La configuration originale de l’économie québécoise reconduit l’importance d’une plus grande distribution et redistribution dans les activités économiques par l’intervention plus importante en Amérique du Nord de l’État québécois dans l’économie et la redistribution sociale, par une plus forte présence syndicale dans l’économie, une contribution économique importante des coopératives, une proportion plus grande de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 52 PME et d’entreprises familiales et le développement d’un secteur d’économie sociale et encore plus récemment d’un réseau de garderies subventionnées. 69 Cette configuration originale peut s’expliquer comme étant le résultant d’une transformation diversifiée des relations de parenté et d’alliances constituant les pratiques économiques des francophones qui s’y retrouvent transformées en relation ethnico-nationale reconduisant sous de nouvelles modalités la règle sociale de subordination de l’accumulation individuelle à la distribution et la redistribution économique. 70 Malgré ces caractéristiques originales de l’économie québécoise, la transition vers une autre forme sociale de l’économie, qui correspondrait mieux en termes d’institutionnalisation de l’économie canadienne-française dans la société québécoise, aurait été possible, nous dit F.-A. Angers, un émule de Minville, mais elle a été ratée : « Les plus logiques restaient les socialistes qui, tout en adhérant d’une façon absolue au primat de l’économique, trouvaient, dans la socialisation plus ou moins généralisée, une forme d’apparence simple et facile de contrôle de l’économique par la collectivité » (Angers, 1969 : 54). 71 Le sociologue Marcel Rioux avance au début des années 1960 l’existence d’une correspondance entre la conscience ethnique et la conscience de classe dans le Québec contemporain ouvrant la possibilité d’émergence d’une économie socialiste. La prolétarisation des francophones, leurs incompatibilités au rapport salarial dans lequel ils sont majoritairement confinés, permettrait, sous un régime socialiste, d’assurer le contrôle de l’économie par et pour la collectivité. 72 Le développement d’une connaissance de l’économie au Québec constitue bien un contre-exemple par rapport à la prise en compte des transitions économiques chez les penseurs de l’économie politique classique. Du point de vue de la sociologie de la connaissance, ce qui est en jeu ce sont les catégories ontologiques du temps comme de l’espace et la construction d’ontologies sociales qui inscrivent les êtres sociaux dans des formes socioéconomiques qui favorisent certains apprentissages sociaux plutôt que d’autres, permettant une appropriation spécifique des phénomènes économiques et produisant une expropriation des autres appropriations possibles. Non pas en raison d’une volonté individuelle ou collective des dominants ou des dominés, mais par des processus sociaux faits de relations sociales et de médiations sociales dont nous participons et sommes en partie responsables, c’est-à-dire socialement responsables. 73 En posant des lois universelles des comportements économiques, l’économie politique classique institutionnalise les catégories ontologiques de l’espace-temps des relations marchandes et financières et réduit les anciens rapports socioéconomiques à des contextes sans cohérence, comme la manifestation du retard et de l’irrationalité économique. L’émergence d’une pensée économique canadienne-française est une tentative de constituer une connaissance de l’économie ayant ses propres catégories ontologiques du temps et de l’espace incluant la transition qui se confrontent aux catégories déjà instituées par l’économie classique en Europe et aux États-Unis. L’origine des activités socioéconomiques des Canadiens français est à saisir dans la temporalité même des relations sociales de parenté et d’alliances, de leur mutation et institutionnalisation. Est-ce que cet horizon temporel s’est estompé lors de l’insertion de l’économie québécoise dans l’économie capitaliste nord-américaine puis mondialisée35 ? Est-ce que cette historicité des rapports sociaux constituant l’économie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 53 au Québec sera réactualisée par de nouvelles pratiques économiques et idéologiques en faveur d’une transition écologique ? 74 Envisager la temporalité longue de la transition en économie, nous amène à souhaiter, comme le proposait Dostaler, que les « sciences » économiques deviennent une « discipline » du vivant et s’inscrivent dans le concert des sciences sociales d’aujourd’hui. Il s’agirait de mettre fin à un débat depuis longtemps amorcé entre sociologues et économistes sur la construction comme objet de connaissance de l’économie (Halbwachs, 1937). La temporalité de la transition est l’une des entrées pour saisir le rapport à la nature et à notre nature sociale et formuler des propositions afin de transformer les cadres sociaux de la pensée économique. Gilles Dostaler a poursuivi dans cette lignée en interpellant impérativement les sciences économiques à devenir une science du vivant dans son dernier livre Capitalisme et pulsion de mort. Il y dénonce avec Bernard Maris, en évoquant le mythe du roi Midas, le productivisme économique comme destruction de la nature et ultimement des êtres humains. Il nous semble que le projet d’Esdras Minville de développer un nouveau mode de connaissance de l’économie à même de rendre compte de l’économie de différentes sociétés et de leurs transitions permet d’envisager de nouvelles bases à une science économique. D’abord de transformer sa visée en se posant comme un savoir clinique de l’économie envisageant d’exposer aux citoyens les tenants et aboutissants des interventions dans l’économie comme l’avance l’intitulé de cette revue, ceci en étant informé de sa constitution sociale. Ce savoir clinique construit à partir de concepts qui rendent compte des propriétés vivantes des économies pourrait ainsi abandonner ses anciennes formulations issues d’une physique sociale (équilibre36, mécanismes de marchés, système autonomisé, machinisme, etc.). Toute science suppose des opérations de réduction, celles-ci doivent être appropriées aux propriétés essentielles de son objet. Les contraintes matérielles et biologiques sont toujours appropriées humainement et donc socialement. Il s’agirait d’une conception de l’économie qui approfondirait plus les distinctions relatives à la valeur d’usage social de la nature et du travail qu’à celles de l’échange. En ce sens, ce nouveau mode de connaissance de l’économie pourrait intégrer pleinement la temporalité : l’émergence, la disparition, la coexistence et la transition de ses activités vivantes que sont les économies (comme des formes sociales qui les composent) afin d’établir en quoi celles-ci confortent, limitent et empêchent l’émergence des conditions biologiques et sociales nécessaires à l’existence des potentialités du vivant et des êtres humains. Vaste chantier en perspective, qui nous l’espérons inspirera les économistes d’aujourd’hui. BIBLIOGRAPHIE Angers, François-Albert (1969) « Nationalisme et vie économique », Revue d’histoire de l’Amérique française, 11 : 204-29. Bouchard, Roméo, Jean-Claude Côté et Henry James (2012) La reconquête du Québec : Esdras Minville et le modèle gaspésien, Montréal : Les Éditions Écosociété. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 54 Brochu, Paul (2002), Économie coopérative et formes de connaissance. Analyse de l’enracinement cognitif au fondement des représentations sociales de l’activité financière dans les caisses d’économie du Québec (1945-1996), Thèse de doctorat, Département de sociologie, Université de Montréal. Burga, Ayse (2005), « Karl Polanyi et la séparation institutionnelle entre politique et économie », https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2005-4-page-37.htm, consulté le 28 avril 2022. Carrier, Hervé (1960), Le sociologue canadien Léon Gérin, 1863-1951. Sa vie, son oeuvre, ses méthodes de recherche, Montréal : Les Éditions Bellarmin. Chanlat, Alain (1993) « La société malade de ses gestionnaires », Interface, 14 : 24-31. Denis, Henri (1980) L’économie de Marx, Paris : P.U.F. Dostaler, Gilles (1983) « Transition et pensée économique dans l’histoire », Cahiers de recherche sociologique, vol. 1 : 19-35. Couture Claude et Yvan Lamonde (éd.) (2000) Étienne Parent. Discours, Les Presses de l’Université de Montréal. Dostaler, Gilles (1983) « Transition et pensée économique dans l’histoire », Cahiers de recherche sociologique, 1 : 19-35. Dumont, Fernand, Jean-Paul Montminy, and Jean Hamelin (1971) Idéologies au Canada français, Québec : P.U.L. Fabre, Gérard (2017) « La tentation américaine d’Édouard Montpetit », Histoire, économie, société, 36 : 54-71. Falardeau, Jean-Charles (1982) « Antoine-Gérin-Lajoie », dans le Dictionnaire biographique du Canada. http://www.biographi.ca/fr/bio/gerin_lajoie_antoine_11F.html. Foisy-Geoffroy, Dominique (2000) « Esdras Minville et le nationalisme économique, 1923-1939 », Mens : revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, 1 : 51-68. Fortin, Pierre (1984) « La recherche économique dans les universités du Québec français : les sources de rupture avec le passé et les défis de l’avenir », Continuité et rupture : les sciences sociales au Québec : 161-72. Frandji, Daniel (2021) « Une sociologie dans le temps du devenir ? De quelques variations du temps sociologique », dans Nicole Ramognino et Ariane Richard-Bossez (dir.), La connaissance au cœur du social : catégories élémentaires et activités éducatives, Paris : L’Harmattan : 65-90. Galbraith, John Kenneth (2009) The great crash 1929, Houghton Mifflin Harcourt. Gérin Léon (1914) « L’intérêt sociologique de l’œuvre de Garneau », Bulletin de la Société internationale de Science sociale, Paris, no 114. Gérin, Léon (1917) « Pays normand et pays canadien. Aperçu social comparatif », M.S.R.C., 3e série, vol. XI :175-191. Gérin, Léon (1923) « Le problème du cultivateur canadien en 1923 ». Quarante-deuxième Rapport de la Société d’industrie laitière de la province de Québec : 36-51. Gérin, Léon (1924) « Comment se maintiendra le groupe national canadien-français », Revue de l’Amérique latine, Paris, VII : 488-495. Gérin, Léon (1926) « La science sociale en histoire », Communication faite à la semaine d’histoire du Canada, sous les auspices de la Société historique de Montréal, le 25 nov. 1925, reproduit dans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 55 Semaine d’histoire du Canada, Compte rendu et mémoire, Montréal, Société historique de Montréal : 287-320. Gérin, Léon (1931) « L’observation monographique du milieu social », R.T.C., déc. : 378-389. Gérin, Léon (1932) « Le chiffre et la statistique en science sociale », R.T.C., XVIII, sept. : 235-251. Gérin, Léon (1932b) « La culture de l’esprit dans notre monde agité », L’Étoile de l’Est, Coaticook, 11 février. Godelier, Maurice (1966) Rationalité et irrationalité en économie, Paris : Maspero. Granger, Gilles-Gaston (1967) « L’épistémologie économique », dans Logique et connaissance scientifique, Paris : Gallimard. Granovetter, Mark S (2017) Society and economy : framework and principles, Cambridge, Massachusetts : The Belknap Press of Harvard University Press. Halbwachs, Maurice (1937) « Le point de vue sociologique », Extrait de X-Crise. Bulletin n˚ 34, 1937. Texte de 2 conférences faites au Centre polytechnicien d’études économiques : 23-30. Halbwachs, Maurice. (1968) La mémoire collective, Paris : Presses universitaires de France. Hamel, Jacques, Gilles Houle, and Paul Sabourin (1984) « Stratégies économiques et développement industriel : l’émergence de Forano », Recherches sociographiques, 25 : 189-209. Hollingsworth, Joseph Rogers, and Robert Boyer (1997) Contemporary capitalism : the embeddedness of institutions, Cambridge : Cambridge University Press. Houle, Gilles, and Paul Sabourin (1994) « Économie et parenté », Ethnographie, 90. L’Italien, François (2018) « Habiter le territoire, un modèle de transition écologique », Relations, 798 : 28-31. Linteau, Paul-André (1981) « McComber, Joseph-Edmond. 1980. Mémoires d’un bourgeois de Montréal (1874-1949), Montréal : Hurtubise HMH, « Cahiers du Québec », Collection « Documents d’histoire », 301 p, Voix et Images, 6 : 493-94. Mingione, Enzo (1991) Fragmented societies : a sociology of economic life beyond the market paradigm, Oxford : Cambridge, Massachusetts : Basil Blackwell. Minville, Esdras (1979) « Agir pour vivre » dans F.-A. Angers, Paradis, Ruth, (ed.), L’économie du Québec et la science économique, Montréal : Fides. Minville, Esdras (1979) « Du libéralisme » dans F.-A. Angers, Paradis, Ruth, (ed.), L’économie du Québec et la science économique, Montréal : Fides. Minville, Esdras (1979) « Quelques aspects du problème social du Québec », dans F.-A. Angers, Paradis, Ruth, (ed.), L’économie du Québec et la science économique, Montréal : Fides. Montpetit, Édouard (1942) « La pratique et la doctrine sociale catholique » dans La conquête économique. Tome III, Montréal : Bernard Valiquette. Montpetit, Édouard (1938) La conquête économique, Montréal : Éditions Bernard Valiquette. Montpetit, Édouard (1921) « Le problème économique : L’indépendance économique des Canadiens français » », Action française, V : 4-21. Paquet, Gillles (1985) « Le fruit dont l’ombre est la saveur : réflexions aventureuses sur la pensée économique au Québec », Recherches sociographiques, 26 : 365-97. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 56 Parent, Étienne (1846) « Importance de l’économie politique », Conférence prononcée le 19 novembre 1846, dans Étienne Parent. Discours, édité par Claude Couture et Yvan Lamonde, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 : 117-143. Parent, Étienne (1846b) « L’industrie comme moyen de conserver la nationalité canadiennefrançaise », Conférence prononcée le 22 janvier 1846, reproduite dans Étienne Parent. Discours, édité par Claude Couture et Yvan Lamonde, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 : 97-116. Parent, Étienne (1852) « De l’intelligence dans ses rapports avec la société. 1 re partie », Conférence prononcée le 22 janvier 1852, reproduite dans Étienne Parent. Discours, édité par Claude Couture et Yvan Lamonde, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 : 294-336. Parent, Étienne (1852b) « Considérations sur le sort des classes ouvrières », Conférence prononcée le 15 avril 1852, reproduite dans Étienne Parent. Discours, édité par Claude Couture et Yvan Lamonde, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 : 380-411. Parent, Frédéric (2007) « Léon Gérin (1863-1951), méthodologue. De l’usage de la monographie », Études sociales, 147 : 115-144. Parent, Frédéric (2015) Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec, Québec, P.U.L. Parent, Frédéric (2018) Léon Gérin. Devenir sociologue dans un monde en transition, Montréal : Presses de l’Université de Montréal. Ricard, François (1991) « Sur une idée de Léon Gérin ou de la littérature comme frivolité », Études françaises, vol. 27, no 3 : 73-89. Rioux, Marcel (1984) Le besoin et le désir : ou, Le code et le symbole : essai, Montréal : L’Hexagone. Sabourin, Paul (2005) « Médiateurs et médiations sociales constitutives de l’épistémè de la connaissance économique au Québec dans la première moitié du XX e siècle », Sociologie et sociétés, 37 : 119-52. Sabourin, Paul (2014) « Léon Gérin et l’économie », Recherches sociographiques, 55 : 253-73. Savoye, Antoine et Frédéric Audren (dir.) (2013), Naissance de l’ingénieur social. Les ingénieurs des mines et la science sociale au XIXe siècle, Paris, Presses des Mines. Tremblay, Marc-Adélard, Gérald Fortin, and Marc Laplante (1964) Les comportements économiques de la famille salariée du Québec : une étude des conditions de vie, des besoins et des aspirations de la famille canadienne-française d’aujourd’hui, Québec : Les Presses de l’Université Laval. Wallot, Jean-Pierre, and Rita Wallot (1980). Joseph-Edmund McComber : Mémoires d’un bourgeois de Montréal, 1874-1949, Québec : Hurtubise HMH. NOTES 1. La temporalité des phénomènes et les conceptions de cette temporalité sont des enjeux qui ont traversé les sciences sociales et la sociologie à la différence des sciences économiques classiques. Voir à ce sujet Daniel Frandji, « Une sociologie dans le temps du devenir ? De quelques variations du temps sociologique », dans Ariane Bossez-Richard et Nicole Ramognino (dir.), La connaissance au cœur du social. Catégories élémentaires et activités éducatives, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 65-90. 2. Pour situer cet économiste, nous utilisons le terme « hétérodoxe » dérivé de la sémantique religieuse. Dostaler nous faisait toutefois remarquer que cette division conventionnelle entre « orthodoxes » et « hétérodoxes » confère un statut marginal aux travaux des chercheurs dits Revue Interventions économiques, 67 | 2022 57 « hétérodoxes ». Nous ajoutons que cette qualification marginalise leurs apports réels à redéfinir les cadres mêmes de la pensée économique. La redéfinition apparait pourtant de plus en plus nécessaire à la prise en charge du réchauffement climatique qui demande une temporalité plus longue que celle de l’action économique, contrainte par des temporalités financières à plus court terme. 3. Il s’agit ici de considérer en quoi la connaissance de l’économie est relative à l’état même des pratiques économiques dans un ensemble social ainsi qu’au travail de nature professionnel et savant de mise en forme de cette connaissance constitutive des activités économiques. 4. Le problème n’est pas qu’une science opère une réduction du réel à une seule dimension, mais cette réduction doit rendre compte des propriétés essentielles des économies concrètes, notamment leur temporalité. Une science rend compte d’une des multiples dimensions du fait humain (biologique, psychologique, sociale, etc.). Pour cette raison, une science ne peut fonder, par ses seuls constats, une intervention qui engage nécessairement le spectre large de l’entièreté des êtres au-delà du domaine visé par une science. 5. Pour une définition de la connaissance clinique comme moment d’élaboration d’un savoir disciplinaire voir https://www.youtube.com/watch?v=Zj4Hf6Ts9ns consulté le 22 novembre 2021. 6. La grande transformation de Karl Polanyi, largement fondée sur une reprise d’une lecture de l’histoire à partir d’une version révisée de succession des modes de production, pourrait être considérée comme une intégration de plain-pied de la transition dans la pensée économique. Cette conception de la transition dans l’œuvre de Polanyi a donné lieu à de multiple discussions en sociologie et en anthropologie et aussi chez des économistes « hétérodoxes ». Les exposer demanderait un article en soi. 7. Nous entendons par configurations sociosémantiques non seulement les catégories appréhendant l’économie, mais les règles implicites construisant une grammaire de lecture des « réalités économiques ». 8. Ou encore : « Plus d'arbitraire avec cette doctrine ; il y a des lois, des lois immuables, éternelles comme le Dieu qui les a décrétées, que ni rois, ni sénats, ni peuples ne sauraient impunément violer ; car c'est Dieu lui-même qui est le haut justicier », Parent (1852 : 302). 9. Corbo et Lamonde (2000) soulignent, à raison, les nombreux rappels par Parent de sa formation classique et, ajouterions-nous, qu’ils sont bien davantage des référents qui organisent sa pensée prise entre l’« ancien » et le « moderne » qu’un effet de sa formation. La démonstration reste à faire et n’entre pas dans le cadre de cet article. 10. Parent (1852 : 295) dira également que le rôle de la société politique n’est « [r]ien de plus que la satisfaction des besoins purement matériels, et encore sur le principe bien insuffisant et bien peu relevé de l’intérêt bien entendu de chacun. 11. Parent (1852 : 330) ajoute : « L’égalité est bien dans le droit, mais elle est encore loin d'être dans les faits ; le mot esclavage est rayé du vocabulaire, mais la chose reste dans les institutions sociales ». 12. Il est raisonnable d’inscrire Gérin Lajoie parmi les penseurs de l’économie, puisque son ouvrage se base sur un travail d’observation monographique de plusieurs nouvelles villes rurales qui connaissent un début d’industrialisation : Joliette, Princeville, Plessisville, etc. Il est aussi probable qu’il aurait pris connaissance et aurait été inspiré par Le Play qui développe des recherches pour harmoniser la vie sociale en France aux développements industriels naissants (Sabourin, 2014). 13. Nous retrouvons cette même critique de la « frivolité » de la littérature, du contenu des journaux remplis de feuilletons et de querelles de village chez Étienne Parent (1846 : 127) lorsqu’il défend l’importance de l’économie politique. Léon Gérin développe aussi plus ou moins cette idée. Voir François Ricard (1991). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 58 14. Un bon exemple de l’absence de ce découpage d’une activité sociale spécialisée nommée « économie » nous est donné dans les mémoires de Joseph McComber édités par Jean-Pierre et Rita Wallot (1980). À la différence de la ferme de son père d’origine irlandaise où la force de travail est optimisé, McComber note qu’il n’y a pas de telles pratiques de gestion dans les fermes canadiennes-françaises, qui demanderait que l’on sépare ce qui relève de la famille et ce qui relève du travail agricole, découpage qui permet d’optimiser la force de travail. 15. Parent (1846b : 116) dira autrement cette même réalité « Si l'on en croit les mémoires du temps, la principale cause de la décadence d'un peuple aussi intéressant fut l'éloignement des classes aisées, les seules qui pussent se procurer de l'éducation alors, pour toute espèce d'industrie ». 16. Comme l’ont montré de nombreux travaux en anthropologie et en sociologie de l’économie, les propriétés des relations de parenté et d’alliances varient selon les groupes sociaux voire les sociétés. 17. Pamphlet publicitaire Forano 1920. 18. Cette économie de la parenté et de l’alliance valorisait le travail vivant (augmenter le nombre d’employés- heures de travail) plutôt que le travail « mort » (investir dans la machinerie pour optimiser la production). 19. L’entreprise la Fonderie de Plessisville devenue Forano Inc. s’intégrera dans le consortium oligopolistique nord-américain de la machinerie dans les années 30 comme l’établira en 1955 un rapport de la commission des pratiques restrictives canadienne. 20. Lettre à Henri, Paris, 24 février 1886 (AJC, Fonds Léon Gérin, no. 5360-13) 21. Ce n’est pas le propos ici, mais la comparaison avec la notion d’intelligence chez Parent (1852 : 297) pourrait être très éclairante : « J'entends donc par « intelligence », pour le sujet qui va nous occuper, la force de conception, l'aptitude et l'énergie, qui rendent capable des grandes choses dans tout ce qui est du ressort de l'activité humaine, abstraction faite de la question de moralité, qui, dans ma théorie, tombe dans le domaine du pouvoir spirituel ». 22. Gérin (1917 : 190) ajoute : « Depuis quelques années que le cosmopolitisme nous envahit, ceux d’entre nous qui observent et réfléchissent ont dû renoncer à cette illusion et reconnaître que nous sommes sujets aux mêmes aberrations, exposés aux mêmes dangers que nos congénères du vieux monde. Nous ne saurions espérer nous soustraire aux maux dont ces nations plus anciennes ont cruellement souffert qu’en nous appliquant à l’étude de la science sociale et à la réforme de notre constitution sociale ». 23. En voici seulement quelques échantillons : « Bien que la famille ouvrière, quel que soit le genre de travail manuel dont elle vit, soit un élément plus fondamental et dès lors plus explicatif de l’ordre social, la famille bourgeoise présente parfois, elle aussi, un poste d’observation très favorable aux études sociologiques, pourvu qu’on ait soin de ne pas l’isoler de l’agrégat social dont elle forme partie intégrante » (Gérin, 1926 : 297). Ou encore : « À l’examen de nombreux groupements auxiliaires dont l’influence est parfois lointaine, et qui sont souvent hors de portée pour l’observateur, elle substitue l’observation d’un seul groupement de caractère fondamental et d’accès relativement facile au foyer duquel, par surcroît, l’action des institutions auxiliaires ou superposées vient infailliblement se répercuter avec sa pleine force » (Gérin, 1931 : 385). 24. Sur la légitimité de l’intervention des pouvoirs publics, voir sa Communication présentée au congrès de la Société laitière à Louiseville, les 7 et 8 novembre 1923 alors que « sévit une crise agricole » et qu’Ottawa enquête sur l’état de l’agriculture et de la classe agricole. Gérin (1923 : 3) déplore par exemple l’absence de syndicat ou de fédération de la classe agricole et encourage la coopération en agriculture. 25. « Ta dernière lettre m’a fait un plaisir extrême, surtout pour les détails que tu me donnes sur ton application à faire la formation religieuse de tes enfants. Je voulais t’écrire immédiatement pour te féliciter, et te remercier pour la joie que tu me donnais » (Lettre de l’oncle Denis, SaintJustin, 18 avril 1917, no 5375-17). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 59 26. Il apparaît étonnant qu’Édouard Montpetit, l’économiste, ne sache pas que John D. Rockefeller ait été condamné par la justice américaine en 1911 pour pratiques restrictives dans le marché pétrolier. Considérant que les pratiques financières des « années folles » mènent à la crise de 1929 (Galbraith, 2009), le rapprochement de la morale catholique avec l’organisation des grandes entreprises capitalistes est étonnant. 27. « La moralité est un élément constituant de la science économique. En veut-on un exemple arrêté au hasard? Sur quoi repose la production, l’ordre, que demande-t-on aux pays producteurs? Des hommes, et le principe de population est, radicalement un principe moral. Qu’est-ce que l’homme même moteur initial des activités économiques ? Un Être raisonnable. Que réclame-t-on de l’ouvrier, outre l’habilité ? la conscience. », ibid, p.35. 28. Il y aurait lieu ici de rapprocher la démarche de Minville à celle de Karl Polanyi qui propose une lecture plus vaste des économies dans l’histoire. 29. Même Marx, tout en considérant dans certains écrits que la valeur d’usage est relative aux sociétés, en vient dans ses œuvres majeures d’économie politique à la naturaliser. Voir à ce sujet Henri Denis (1980). 30. L’économie est l’activité sociale spécialisée et l’économique consiste en l’objectivation très restreinte que font les économistes classiques de l’économie comme loi des marchés. 31. Nous ne pouvons dans cet article faire état du long débat sur cette dichotomie entre l’économique et le social en société capitaliste, débat impliquant les concepts centraux d’encastrement social de l’économie et de désencastrement. Pour résumé notre conceptualisation qui se situe dans la perspective de la Nouvelle sociologie de l’économie (NSE), nous dirons que si la constitution sociale des économies antérieures qu’avance Polanyi dans les sociétés ou l’économie n’est pas une activité délimitée et spécialisée est largement entérinée par les sociologues et anthropologues de l’économie, il n’est pas de même des thèses sur l’autonomisation de l’économie en société capitaliste. Le social est une irréductibilité des activités marchandes et financières qui comme toutes activités humaines et sociales donnent lieu à des régulations institutionnelles au sens de Polanyi, mais aussi dont la dynamique relève des propriétés des relations sociales y compris des conceptions de l’économie qui en sont parties prenantes autant que celle des propriétés des réseaux sociaux, voire de la configuration des ensembles sociaux dont ils participent à l’élaboration. Autrement dit le social constitue l’activité humaine que l’on nomme économie, il n’est pas seulement à côté la régulant. L’ethnographie des activités socioéconomiques contemporaines permet d’observer ces propriétés sociales constituant l’économie. Polanyi pensait implicitement le social dans l’économie comme se résumant, en société capitaliste, à la régulation nationale, oubliant de saisir la morphologie sociale des espaces marchands et financiers formant leurs propres espaces socioéconomiques, ceux-ci ne coïncidant pas entièrement aux espaces socioéconomiques nationaux. Ceci rend compte de l’importance de l’internationalisation des économies contemporaines identifiée sous le terme de « mondialisation économique » qui échappera aux régulations nationales par cette dynamique sociale des activités capitalistes que la Grande transformation ne permet pas d’anticiper. 32. C’est le propre des activités dans ces institutions économiques de développer une idéologie libérale qui comme toutes les idéologies (religieuses, politiques), tel que l’a montré Maurice Halbwachs dans ses travaux sur la morphologie sociale et la mémoire (1937), font disparaître leurs bases spatiales et temporelles sociales pour assurer leur hégémonie comme forme sociale. Autrement dit, comment peut-on remettre en cause l’arbitraire de ce qui a existé de tout temps et qui apparaît, pour cela, indépassable pour la vie humaine. 33. Nous remercions un des évaluateurs de notre article de nous avoir indiqué cette référence. 34. L’exemple des travaux de Frédéric Lebaron sur les autorités économiques montrent par une analyse des propriétés des réseaux sociaux qui les composent comment les institutions économiques ne sont pas les éléments d’un système économique hors du social. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 60 35. Pour un exemple récent de la prégnance des réseaux de parenté et d’alliances dans un village québécois, voir l’enquête ethnographique de Parent (2015). 36. Voir la critique de M. Halbwachs (1937) sur le concept d’équilibre en sciences économiques. RÉSUMÉS Inspiré de l’analyse originale de Gilles Dostaler sur les transitions dans l’histoire de la pensée économique, cet article montre que les premiers penseurs de l’économie québécoise percevaient leur objet comme un phénomène localisé dans le temps et l’espace et non comme un phénomène universel. À partir d’une sociologie de la connaissance économique, nous ferons état des continuités entre, d’une part, la configuration sociale des pratiques économiques et de la connaissance qui en est constitutive et, d’autre part, les apports originaux des premiers penseurs de l’économie québécoise qui vont confronter ces savoirs de leur société aux savoirs dominants en sciences économiques. En examinant les traits marquants des travaux des Parent, Gérin-Lajoie, Gérin, Montpetit et Minville, comme ceux d’économistes québécois contemporains comme Dostaler, nous constatons, en plus de la genèse hétérodoxe de la connaissance de l’économie canadienne-française, des tentatives de redéfinition des sciences économiques sur de nouvelles bases utiles pour appréhender la « transition » écologique. Inspired by the original analysis of Gilles Dostaler on the transitions in the history of economic thought, this article shows that the first thinkers of the Quebec economy perceived their object as a phenomenon localized in time and space and not as a universal phenomenon. Based on a sociology of economic knowledge, we assess the continuities between, on the one hand, the social configuration of economic practices and the knowledge that constitutes them and, on the other hand, the original contributions of first thinkers of the Quebec economy who will confront this knowledge of their society with the dominant knowledge in economics. By examining the salient features of the work of Parent, Gérin-Lajoie, Gérin, Montpetit and Minville, like that of contemporary Quebec economists like Dostaler, we note, in addition to the heterodox genesis of knowledge of the French-Canadian economy, attempts to redefine economics on new useful bases for understanding the ecological “transition”. third-spaces, coworking places, individualization, flexibility, urban production. INDEX Mots-clés : transition, pensée économique, sociologie de la connaissance, économie québécoise, épistémologie Keywords : transition, economic thought, sociology of knowledge, Quebec economy, epistemology Revue Interventions économiques, 67 | 2022 61 AUTEURS PAUL SABOURIN Université de Montréal, paul.sabourin@umontreal.ca FRÉDÉRIC PARENT Professeur, département de sociologie, Université du Québec à Montréal, parent.frederic@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 62 Le développement du Mouvement Desjardins dans la première moitié du XXe siècle au Québec : perspective et rétrospective néoinstitutionnelles The Development of the Desjardins Group in the First Half of the XX th Century in Quebec: a Neo-institutional Perspective and Retrospective Yannick Dumais 01. Introduction 1 Cet article vise à mettre en lumière et à appréhender à partir d’une approche historique et néo-institutionnaliste inductive, comment le développement économique du Québec entre le début et le milieu du XXe siècle, marqué par l’interaction entre le catholicisme social, le corporatisme et l’émergence du mouvement coopératif s’est accéléré pour permettre de combler le retard socioéconomique et d’adresser le besoin de prise en charge économique par la population notifiée dans la littérature (Hébert et Twahirwa, 2019, p. 24 ; Béland, Bouchard et Girard, 2012, p. 10 ; Poulin, 1990, pp. 17-33, 234). Cet éclairage sociohistorique à partir du néo-institutionnalisme demeure singulier dans la littérature scientifique1 et rend possible l’appréhension sous un nouvel angle théorique l’essor du Mouvement Desjardins. Cette analyse met ainsi en lumière les valeurs induites par la logique institutionnelle de l’Église de Rome et le corporatisme social en lien avec le travail institutionnel opéré avec le mouvement coopératif, le clergé, le milieu intellectuel, les syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État québécois et permet d’élaborer à partir d’une vue rétrospective les assises d’une notion de réserve économique (“economic slack”) et d’attractivité au sentier (“path attraction”). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 63 02. Néo-institutionnalisme, logiques institutionnelles et travail institutionnel 2 Lawrence et Sudabby soulignent qu’au centre des examens empiriques opérés à partir de l’angle néo-institutionnaliste réside cette conception où “there are enduring elements in social life - institutions – that have a profound effect on the thoughts, feelings and behaviour of individual and collective actors.” (2006, p. 216). Pour Jepperson, les institutions sont le produit (intentionnel ou non) d’une action dirigée, elles sont une procédure organisée et établie qui reflète un ensemble de séquences d’interaction standardisées (1991, pp. 143-145). Scott précise par ailleurs que “no organization can properly be understood apart from its wider social and cultural context” (1995, p. 151). 3 Friedland et Alford campent une conceptualisation de la société en tant que système interinstitutionnel (1991, pp. 232, 248-253). Pour situer le comportement dans un contexte, les auteurs théorisent un système interinstitutionnel des secteurs sociétaux dans lesquels chaque secteur représente un ensemble différent d’attentes pour les relations sociales, le comportement humain et celui organisationnel (Ibid., 1991). Selon les auteurs, dans le monde capitaliste occidental contemporain, le marché capitaliste, l’État bureaucratique, la démocratie, le noyau familial et la religion chrétienne sont des secteurs institutionnels clés, chacun comportant sa propre logique distincte (Ibid., pp. 232, 248-249). Thornton a élaboré quant à elle une typologie similaire à celle de Friedland et Alford suite à l’examen d’une série d’études empiriques permettant d’excaver six secteurs comportant leurs logiques distinctes, soit : les marchés, les sociétés, les professions, les États, les familles et les religions (2004, pp. 44-45). 4 Pour DiMaggio les logiques institutionnelles “are a […] method of analysis for understanding the influences of societal-level culture on the cognition and behavior of individual and organizational actors” (1997). DiMaggio et Powell précisent également que les logiques institutionnelles sont véhiculées au niveau des champs institutionnels, soit un domaine reconnu d’expertise ou d’activité (1991, p. 64) qui “constitute a recognized area of institutional life : key suppliers, resource and product consumers, regulatory agencies, and other organizations that produce similar services or products.” (1983, p. 148). Thornton et Ocasio définissent quant à eux les logiques institutionnelles en tant que “the socially constructed, historical pattern of material practices, assumptions, values, beliefs, and rules by which individuals produce and reproduce their material subsistence, organise time and space, and provide meaning to their social reality.” (1999, p. 804). Pour Friedland et Alford, ces logiques sont les “material practices and symbolic constructions which constitute [a field’s] organizing principles and which are available to organizations and individuals to elaborate” (1991, p. 248). En outre, plusieurs logiques institutionnelles peuvent cohabiter au sein d’une organisation ou encore dans un domaine donné, ces logiques institutionnelles pouvant créer des exigences institutionnelles multiples et s’interinfluencer en concevant la société comme un système ouvert où les individus et les organisations transforment les relations et connexions interinstitutionnelles en exploitant notamment certaines contradictions entre les logiques (Lawrence et Sudabby, 2006, p. 215 ; Friedland et Alford, 1991, pp. 232, 248-249, 253, 259-260). 5 Selon Garud et al., les chercheurs en institutionnalisme ont traditionnellement “focused on the critical role that institutions play in providing continuity and stability in organizational processes.” (2007, p. 959), la base cognitive de l’ordre s’appuyant sur l’engagement des ressources (DiMaggio et Powell, 1991, p. 13). L’historiographie récente du courant fait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 64 place aux acteurs dans le rôle de transformation des structures (Lawrence et al., 2011 ; Lawrence et Sudabby, 2006 ; Hallett et Ventresca, 2006 ; Jepperson, 1991). De pair avec la théorie de la structuration des systèmes sociaux de Giddens (1984) qui stipule que la création et le maintien des systèmes s’appuient sur l’analyse des structures et des agents, sans donner de primauté à l’un ou à l’autre de ces éléments, au niveau néoinstitutionnel, Lawrence et al. indiquent que “the study of institutional work maintains a fascination with the relationship between institutions and action. It also maintains as central the structurationist notion that all action is embedded in institutional structures, which it simultaneously produces, reproduces, and transforms.” (2011, p. 52). Les coauteurs proposent une conceptualisation distribuée et collective du changement institutionnel. 6 Le concept de travail institutionnel insiste sur la nécessité de considérer l’interaction récursive permanente et dialectique entre l’agence et les institutions ainsi que sur la nature distribuée de ce phénomène entre les acteurs (Lawrence et al., 2011, pp. 55-56). Selon Lawrence et al., l’agence se définit comme étant “an ongoing activity whereby actors reflect on and strategically operate within the institutional context where they are embedded.” (2011, p. 55). Le travail institutionnel consiste donc en une description des pratiques des acteurs individuels et collectifs dans le but de créer, de maintenir et de perturber les institutions ; il rapproche les individus et les groupes qui reproduisent leurs rôles, les rites et rituels en même temps qu’ils les défient, les modifient et les bouleversent (Ibid., pp. 52-53, 55, 57). Deux composantes permettent de mieux comprendre comment le travail institutionnel est lié aux institutions : l’intentionnalité stratégique et l’effort dirigé envers l’atteinte d’un but (Ibid., p. 53). L’individu n’étant pas capable en général d’influencer ou de modeler seul les actions des institutions, le recours à l’agence devient incontournable pour lui permettre d’arriver à ses fins (Ibid., p. 54). Le travail institutionnel qu’ils décrivent accroît la compréhension des comportements des individus et des groupes par rapport aux changements organisationnels promulgués. Pour Lawrence et Sudabby (2006, p. 218), une des fondations majeures du travail institutionnel provient de la sociologie de la pratique (Bourdieu 1977, 1993 ; de Certeau, 1984 ; Giddens, 1984). Cette tradition sociologique se concentre sur les actions localisées des individus et des groupes lorsqu’ils tentent de répondre aux exigences de leur environnement (de Certeau, 1984). En outre, Lawrence et Sudabby voient le travail institutionnel en tant qu’“intelligent, situated institutional action” (2006, p. 219). Cette action « localisée » peut par ailleurs être menée par plusieurs acteurs à partir d’un leadership partagé. Ce type de leadership est davantage considéré comme un processus collectif que le résultat d’action d’individus isolés (Gronn, 2002). Dans cette même veine, pour Denis, Langley et Rouleau, “leaders need to see themselves as embedded in networks that they do not fully control.” (2010, p. 84). 03. Émergence du Mouvement Desjardins, travail institutionnel et leadership partagé 7 Poulin indique que les difficultés économiques et sociales du Québec à la fin du XIX e siècle ont joué un rôle déterminant dans l’avènement du Mouvement Desjardins (1990, p. 17). L’auteur souligne que les conditions socioéconomiques précaires du Québec de l’époque et le surpeuplement des basses terres de la vallée du Saint-Laurent favorisent une émigration prononcée vers les États-Unis : entre 1840 et 1900, plus de 600 000 citoyens de la province quittent leur terre natale à destination du pays de l’oncle Sam Revue Interventions économiques, 67 | 2022 65 (Ibid., pp. 17-21). Le surpeuplement de la vallée du Saint-Laurent amène également la population à se diriger vers les terres de l’arrière-pays où la vie liée à la colonisation est ardue et incertaine - dans les paroisses de colonisation, la pratique de l’agriculture de subsistance est encore opérée à partir de méthodes archaïques. Dans les milieux urbains, les conditions de vie de la classe ouvrière ne sont guère plus reluisantes et les grandes entreprises dictent les règles du jeu économique en imposant une concurrence insoutenable à celles plus petites (Ibid., p. 23). Dans ce contexte, « les salaires sont les plus bas possible, les congés presque inexistants et les accidents fréquents, sans parler de l’absence de sécurité d’emploi ou de l’exploitation des femmes et des enfants. » (Maheux, 2016, pp. 17-18). Dans ces conditions économiques mésadaptées et où l’accès au crédit pour les classes populaires et rurales est difficile, la pratique démesurée de l’usure prolifère, ce qui ne fait en retour qu’amplifier la précarisation des emprunteurs. Certains cas d’usure font par ailleurs état de taux d’intérêt avoisinant les 3 000 % à la fin du XIXe siècle (Poulin, 1990, pp. 41-43). 8 C’est en réaction à ce contexte et aux conditions de vie difficiles de la classe ouvrière et de la population rurale qu’Alphonse Desjardins fondera la première caisse d’épargne et de crédit sur le continent nord-américain à Lévis en 1900.Cette fondation sera l’aboutissement de plusieurs années de recherches afin de trouver des moyens pour résoudre l’enjeu d’accès au crédit et de constitution d’épargne (Ibid., pp. 41-44), d’autonomiser sur le plan économique les classes populaires et de changer en conséquence leurs conditions de vie. Rapidement, le geste coopératif qu’Alphonse Desjardins insufflera à la première caisse de Lévis en engendrera une multitude d’autres et leur prolifération constituera un levier de développement économique remarquable pour les classes populaires. À ce titre, le succès de la caisse de Lévis sera repris et démultiplié rapidement : en date du 31 octobre 1920, journée du décès d’Alphonse Desjardins, 187 caisses auront été constituées au Québec et de ce nombre, 136 auront été fondées par Desjardins lui-même (Ibid., pp. 143-164). 9 D’après Gagnon, Girard et Gervais, Desjardins est « avant tout un praticien, quelqu’un qui recherche des réponses concrètes à des besoins fortement ressentis par lui et ses concitoyens. » (2001, p. 62). Cette approche pragmatique rejoint la dimension pratique, localisée et délibérée de l’action visant le changement tel que Lawrence et Sudabby (2007) et de Certeau (1984) le mentionnent. Quant à la réussite de l’action de Desjardins, elle tient selon le triptyque d’auteurs « à la conjonction de quelques grandes qualités : une juste appréciation des attentes du milieu, une capacité à nouer les alliances avec les acteurs clés de l’époque et l’aptitude à mettre en place une stratégie de développement performante. » (Ibid., p. 63). Ces propos prennent par ailleurs appui sur les notions d’intentionnalité stratégique, d’effort dirigé (Lawrence et al., 2011, p. 53) et de leadership partagé (Denis et al., 2010 ; Gronn, 2002) discutés précédemment. 10 L’histoire du Mouvement Desjardins apparaît comme étant parsemée de multiples exemples de travail institutionnel et de leadership partagé ayant joué un rôle déterminant dans son évolution. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous détaillerons quelques exemples des débuts du Mouvement afin d’illustrer la prégnance de ce travail concerté et collectif avec une pléiade d’acteurs tout autant diversifiés que déterminés à contribuer au succès et à la mission des caisses Desjardins. D’abord, l’appui du clergé catholique apparaît comme un facteur central au développement des premières caisses : « Desjardins exigeait d’ailleurs comme condition sine qua non à la fondation d’une caisse la présence d’un représentant de l’Église locale. Ceci se traduit à l’occasion Revue Interventions économiques, 67 | 2022 66 par l’engagement du vicaire ou du curé dans le rôle de gérant. Le territoire de la caisse épouse celui de la paroisse et souvent, du moins à l’origine, la caisse est logée dans le presbytère. » (Gagnon, Girard et Gervais, 2001, p. 63 ; cf. également Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 20). Outre la mobilisation du clergé, Gagnon et collègues soulignent que trois structures d’appui au fonctionnement des caisses contribuent à associer des acteurs importants du milieu : 1) le conseil d’administration ; 2) la commission de crédit et ; 3) le comité de surveillance, et que ces représentants locaux « permettent une réponse adaptée aux attentes du milieu. » (Ibid., p. 63). Notons encore la présence de bénévoles de la première heure qui permet l’accélération de « l’évaluation des demandes formulées par des sociétaires résidant dans la paroisse. » (Ibid., p. 63). En lien avec ces exemples de travail institutionnel, « l’implication de la société civile dans le projet de Desjardins illustre le maillage des diverses composantes de la société. » (Gagnon et al., p. 63), de même que l’interaction récursive et dialectique avec l’agence (Lawrence et al., 2011). 11 Poulin relate quant à lui que dans la foulée de la crise économique des années 1930, la caisse centrale Desjardins de Lévis qui traverse en 1932 une grave crise de liquidité est sauvée in extremis grâce à une lettre de garantie de 40 000 $ de l’Archevêché de Québec qui lui permettra d’obtenir par la suite une marge de crédit de 100 000 $ de la Banque provinciale du Canada (2009, p. 16 ; 1994, pp. 133-134). Soulignons qu’au début des années 1930, le gouvernement du Québec effectue lui-même des pressions afin de remettre à l’ordre du jour la création d’une fédération provinciale pour représenter l’ensemble des caisses (Poulin et Tremblay, 2005, p. 13), mieux représenter les intérêts des sociétaires et créer « une plus grande synergie sur le plan de la pensée et de l’action dans le réseau de caisses. » (Gagnon et al., 2001, p. 64). Adélard Godbout qui entre en fonction en 1930 (à titre de ministre de l’Agriculture) se dit alors « prêt à renoncer au contrôle gouvernemental de l’inspection et à accorder une subvention plus importante que par le passé », à condition que soit créée une telle direction centralisée avec laquelle l’État pourra conclure des ententes (Poulin et Tremblay, 2005, pp. 13-14). Malgré les réserves de certains délégués des unions régionales alors en place, la création de la Fédération de Québec des Unions régionales des caisses populaires Desjardins voit le jour en 1932 et le gouvernement lui octroiera une subvention de 20 000 $ par an, pendant 10 ans afin de couvrir en partie les coûts liés à l’inspection des caisses et à « l’œuvre de propagande » (Poulin et Tremblay, 2005, p. 14 ; Gagnon et al., 2001, p. 64). Dès lors, l’organisation peut se « doter de ressources permanentes, élaborer des normes et des standards communs. » et l’institutionnalisation du groupe apparaît comme étant est fermement engagée (Gagnon et al., 2001, p. 64). Ces exemples de leadership partagé, de travail institutionnel et de co-construction conséquente auront des conséquences significatives sur l’essor du réseau des caisses. La population y réagira favorablement et les effectifs seront accrus en conséquence pour répondre à la demande. Ainsi, « de 1933 à 1944, 724 caisses populaires voient le jour, en plus de six nouvelles unions régionales. » (Ibid., p. 64). 12 Malgré ces succès, l’histoire du Mouvement Desjardins n’est pas exempte de tensions internes (Rousseau, Bisson et Roy, 2010 ; Lamarre, 1991 ; Laliberté, 1973) et de virages organisationnels qui ont nécessité de fortes capacités d’adaptation et de gestion du changement (Poulin et Tremblay, 2005, p. 196). Ces événements apparaissent comme étant résolus à partir de l’ouverture au travail institutionnel, du dialogue coopératif et la capacité de l’organisation à prioriser et à mettre au centre de ses décisions les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 67 besoins de ses sociétaires – capacité induite par un fort ancrage dans le milieu (Poulin et Tremblay, 2005, p. 200 ; Gagnon et al., 2001, p. 61). 04. Les logiques institutionnelles de la première moitié du XXe siècle au Québec : catholicisme social, corporatisme et coopérativisme 13 Le Québec de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XX e siècle est fortement marqué par la prédominance du clergé dans la vie sociale et politique (Poulin, 1990, pp. 189-207). La nature de l’influence de l’Église dans le Québec de l’époque peut être appréhendée à partir de la diffusion de la pensée de l’Église de Rome, notamment à partir des encycliques papales édictées par le Vatican, véritables lettres ouvertes à l’ensemble du clergé et des fidèles. Ces encycliques permettent de saisir et de comprendre les valeurs, les croyances et les règles qui ont conditionné les actions du clergé à partir des logiques institutionnelles définies précédemment et dans lesquelles les membres de l’Église, allant des mouvements syndicalistes aux coopérateurs, de l’élite politique aux hommes d’affaires, jusqu’aux simples fidèles ont baignés. Maheux indique que l’encyclique Rerum Novarum publiée en 1891 par le pape Léon XIII (1810-1903) fut l’une des sources d’inspiration des syndicalistes et des coopérateurs de cette époque à l’égard des conditions de la classe ouvrière (2016, pp. 17-21). Gagnon et al. (2001, pp. 177-178) quant à eux relèvent que les liens étroits entre l’œuvre de propagande coopérative d’Alphonse Desjardins et la doctrine sociale de l’Église catholique, au début du XXe siècle, ont été clairement établis dans la littérature (Poulin, 1990 ; Morency, 2000). 14 Le texte de Rerum Novarum2 (1891) permet de mettre en lumière plusieurs éléments inhérents à la logique institutionnelle de l’Église de l’époque : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera par de prudentes épargnes à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. […] Il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires. Ce résultat une fois obtenu serait la source des plus précieux avantages. Et d’abord, la répartition des biens serait certainement plus équitable. […] Un troisième avantage sera l’arrêt dans le mouvement d’émigration. Personne, en effet, ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa patrie et sa terre natale, s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable. » (1891). 15 Comme le texte en fait foi, l’importance d’établir un équilibre entre les classes ouvrières et l’élite capitaliste transparaît dans les orientations du Vatican. La préoccupation à l’égard du besoin de prise en charge, du développement et de l’autonomisation par la population est également manifeste. À l’égard de l’émigration, les propos de l’encyclique corrèlent notamment avec la situation de milliers de québécois trouvant espoir dans les états de la Nouvelle-Angleterre, dont le Maine, le Vermont, le New Hampshire, le Massachusetts et le Rhode Island (Roby et Frenette, 2013, p. 125). Relativement à la démesure reliée à la pratique l’usure, le texte est également éloquent quant à sa condamnation : « Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle Revue Interventions économiques, 67 | 2022 68 n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insatiable cupidité. » (1891). 16 Le texte encourage par ailleurs le syndicalisme chrétien par la constitution de « corporations catholiques », subordonnant les intérêts des ouvriers à leurs entreprises en lien avec la doctrine corporatiste : « D’autres s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers ; ils aident ces derniers de leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux. […] Tout ce qu’on peut dire en général, c’est qu’on doit prendre pour règle universelle et constante d’organiser et de gouverner les corporations, de façon qu’elles fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie la plus commode et la plus courte, le but qu’il se propose. Ce but consiste dans l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune. […] Eh bien, à tous ces ouvriers, les corporations des catholiques peuvent être d’une merveilleuse utilité, si, hésitants, elles les invitent à venir chercher dans leur sein un remède à tous leurs maux, si, repentants, elles les accueillent avec empressement et leur assurent sauvegarde et protection. » (1891). 17 La conjonction de la logique institutionnelle sous-tendant le catholicisme social prôné dans Rerum Novarum avec celle induite par les recherches et les réponses à apporter aux besoins de la population notifiés par Alphonse Desjardins et aux coopérateurs de la première heure est à souligner. Les préoccupations sociales et économiques du clergé de l’époque au Québec vont donc coïncider avec celles de Desjardins et les liens étroits qu’il entretint avec le clergé au Québec, alors puissant dans l’organisation sociale au début du XXe siècle lui permettront de promouvoir les caisses populaires et de soutenir un discours de propagande afin d’améliorer le sort de la population canadiennefrançaise (Poulin, 1990, pp. 189 à 207). Plus précisément, la logique institutionnelle projetée par le catholicisme social s’appuie sur une pensée d’action qui vise à promouvoir une réforme des structures sociales et économiques selon l’esprit des évangiles et les directives des souverains pontifes. Le travail institutionnel entre les deux parties apparaît comme étant induit par la parenté au niveau des logiques d’action et institutionnelles. En outre, le catholicisme social tend « à diriger toutes les initiatives privées, à orienter les lois, les institutions, les mœurs, les revendications civiques vers une réforme fondamentale de la société moderne d’après les principes chrétiens » (Hourdin, 1947). D’après Béland, Bouchard et Girard (2012, p. 10), l’Église était favorable aux coopératives, car elle y voyait un contrepoids au capitalisme sauvage et au socialisme et ce type d’association était conforme à la doctrine énoncée dans l’encyclique Rerum Novarum. 18 Relativement à la doctrine corporatiste, Paquin et al. (2016) soutiennent qu’il existe une trame historique corporatiste sous-jacente à la dynamique sociale-démocrate du Québec. Indiquons à ce titre, l’influence du catholicisme social par l’entremise de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada et de partis politiques tels que l’Union nationale (Gomez, 2014, p. 7 ; Archibald, 1984). On pourrait également renchérir « que même avant les années 1960, en raison de son héritage historique corporatiste, la société québécoise se distinguait déjà de son environnement » externe (Gomez, 2014, p. 8). Pour Lévesque et Petitclerc, la vague de développement des années 1930, comporte « une résistance au capitalisme comme l’expriment le corporatisme et la valorisation du monde rural, une stratégie d’adaptation à cette période de transition que l’on tente d’humaniser à l’intérieur des cadres du projet national de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 69 survivance. » (2008, p. 29). Plus encore, « la tentation corporatiste et le compromis social conservateur incarné par le duplessisme » incite à considérer l’époque entre 1930 et 1960, comme une période « ayant sa logique spécifique, ce dont ne rend pas compte ce qu’on appelle parfois le compromis fordiste d’après-guerre. » (Ibid., p. 17). Lors des années 1930, la coopération « est principalement envisagée sous l’angle corporatiste de la restauration sociale, notamment au sein des intellectuels nationalistes, des catholiques sociaux, du syndicalisme catholique ouvrier et rural. » (Ibid., p. 22) et les coopératives de crédit et d’épargne bénéficient alors des réformes administratives et du soutien de l’État, tel que discuté. Mentionnons que dans la société d’avant la Révolution tranquille, l’Église a assuré selon Archibald « la permanence du message globalisant » (1984, p. 79), réalisant ainsi la jonction entre les enseignements des encycliques papales et le volet national (Ibid., p. 110). 19 Lévesque (2007, p. 22) mentionne quant à lui que le mouvement des idées entre 1900 et 1950 s’est forgé progressivement à partir de la doctrine sociale de l’Église inspirée par le corporatisme social, notamment dans l’encyclique Quadragesimo Anno 3 (1931). Ainsi : L’Église plus présente dans la première partie de cette longue période et l’État plus dans la seconde partie en arrivent à se compléter comme le font une idéologie religieuse conservatrice et une politique libérale également conservatrice. Si la première agit plus par la propagande et l’éducation coopérative qu’au niveau de la direction et de la gestion, le second se sert volontiers de la coopération pour réaliser ses politiques. Le soutien de l’État aux caisses populaires à partir de 1932 est en partie justifié par la politique du Crédit Agricole de l’époque alors que les coopératives agricoles et les coopératives de pêcheurs sont instrumentalisées par les ministères correspondants. Dans tous les cas, l’État force les coopératives à se donner une coordination sectorielle centralisée, quitte à exercer la tutelle comme ce sera le cas avec la Coopérative Fédérée. (2007, p. 22). 20 Cette encyclique Quadrageismo Anno, publiée en 1931 et édictée 40 ans après Rerum Novarum constitue la réponse papale face à la Grande Dépression des années 1930 et préconise l’établissement d’un ordre social fondé sur le principe de subsidiarité. La section portant sur l’instauration de l’ordre social est particulièrement révélatrice en ce qui a trait à l’esprit, ou plutôt à la logique institutionnelle catholique de l’époque. Ainsi, le pape Pie XI (1857-1939) révèle : « de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir euxmêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction de subsidiarité de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. » (1931). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 70 21 Ces propos portant sur la subsidiarité et soulignant le rôle devant être conféré aux acteurs de premier niveau quant aux décisions s’arriment avec la vision et la mission fondamentale des coopératives dont les activités demeurent enchâssées dans la communauté et visent à offrir des services de proximité permettant aux membres et aux collectivités de s’autonomiser et de s’émanciper tout en prenant part aux décisions du groupe (Alliance Coopérative Internationale (ACI), 2022, cf. en Annexe I les deuxièmes, quatrième et cinquième principes coopératifs lié respectivement au pouvoir démocratique exercé par les membres, à l’autonomie et l’indépendance et à l’éducation, la formation et l’information ; Beaudin et Séguin, 2017, p. 105 ; Beaudin et al., 2016, pp. 3, 6 ; Birchall, 2014, pp. 44, 47, 49 ; Birchall et Ketilson, 2009, pp. 2, 10-11, 14, 28, 32). Maheux souligne également que cette encyclique encourage plusieurs acteurs au Québec et à passer à l’action et à mettre en œuvre les orientations liées à la réforme sociale et économique souhaitées par l’Église (2016, p. 30). Ainsi, aux sorties de la Grande Dépression qui suivit le krach de 1929, entre 1935 et 1945 plus précisément, plus de 700 caisses populaires seront fondées ; la Confédération des travailleurs catholiques du Canada accroîtra sur la même période son membrariat, ce dernier passant de 33 000 à 63 000 membres (Ibid., 2016, p. 30). Béland et al. (2012, p. 10) mentionnent qu’en raison de la multiplication des coopératives dans le domaine forestier, de l’habitation, de la consommation, la période allant de 1937 à la fin de la Seconde Guerre mondiale peut être considéré comme l’âge d’or de la coopération au Québec. Cet élan démontre la volonté des coopérateurs d’assurer aux Canadiens français un meilleur contrôle de leur économie et de les rendre maîtres de leur destin (Hébert et Twahirwa, 2019, p. 24 ; Béland et al., 2012, p. 10 ; Poulin, 1990, p. 234). 22 Outre la logique institutionnelle induite par l’Église à travers les encycliques Rerum Novarum et Quadrageismo Anno afin d’adresser les enjeux socioéconomiques de l’époque et qui vont agir en conjonction avec les efforts qu’Alphonse Desjardins et d’autres coopérateurs, différentes contingences et facteurs environnementaux concomitants vont également favoriser l’essor des coopératives au Québec lors de la première moitié du XXe siècle. En outre, pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918), les sociétés coopératives connaissent un essor dû au fait qu’un plus grand nombre de fermiers s’intéressent à la commercialisation, que les consommateurs recherchent des produits à moindre prix dans le contexte d’inflation de l’époque et que les citoyens à court d’argent cherchent des moyens d’accéder au crédit et à l’épargne par le biais des coopératives (Macpherson, 2015). C’est dans cet environnement notamment que les coopératives de fermiers prolifèrent, à l’instar de la Coopérative fédérée, fondée en 1910 au Québec (Ibid., 2015). Par ailleurs, que ce soit dans le domaine des services financiers ou dans celui de la production agricole, « l’implantation et le développement de la formule coopérative, durant la période 1900-1930, croise un mouvement d’affirmation identitaire, francophone et catholique, et la volonté de satisfaire des besoins mal comblés » (Girard et Brière, 1999). Durant les années 1930 et 1940, le mouvement coopératif est davantage influencé par des considérations nationalistes. Soumis aux aléas de la crise économique des années 1930, le Québec est alors « à la recherche de modèles de développement alternatifs » et dans ce contexte, « la formule coopérative est présentée comme ayant un double avantage : elle permet aux Canadiens français de se donner un instrument de démarginalisation et de prise en charge, tout en favorisant une forte affirmation nationale de ce groupe dans l’économie » (Gagnon et al., 2001, p. 178). La littérature s’attardant à l’évolution du mouvement coopératif dans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 71 les pays scandinaves met également en exergue un effet catalyseur relié à « l’esprit nordique ». Cet esprit prend appui sur des conditions économiques difficiles, combinées à un sentiment de solidarité régionale, un fort taux de ruralité et de développement lié à l’agriculture, de même qu’un certain isolement géographique. Ces facteurs pris ensemble selon Hilson (2011, p. 228) ont pu favoriser l’essor des coopératives dans ces pays. Ainsi: “Cooperation certainly seems to have had a strong visible presence in the Nordic countries, perhaps because of its largely rural character.” (Hilson, 2011, p. 228, cf. également pp. 217-219). 23 Ajoutons que les ressources « externes mobilisées pour promouvoir les caisses sont déterminantes pour leur expansion sur l’ensemble du territoire et comme appui à leur développement. » (Poulin et Tremblay, 2005, p. 6). Ainsi, l’Union catholique des cultivateurs (UCC), les groupes nationalistes et des universitaires comme Esdras Minville (directeur de l’École des Hautes Études Commerciales de 1938 à 1962), le père Georges-Henri Lévesque (doyen de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval de 1943 à 1955) et beaucoup d’autres joueront un rôle important dans le développement des caisses (Ibid., p. 6). Au niveau de l’apport du milieu intellectuel et de son maillage avec le catholicisme social, Sabourin indique que la genèse hétérodoxe de la pensée économique au Québec prend appui sur la localisation sociale de ses premiers penseurs, soit Montpetit et Minville, « située à travers le savoir religieux issu de leur socialisation et le cadre de pensée de l’universalisme économique acquis de par leur éducation. » (2005, p. 149). 24 Le travail institutionnel réalisé conjointement avec les différents acteurs sociaux (le clergé, le milieu intellectuel, les syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État), la mouvance corporatiste et des facteurs économiques, identitaires et territoriaux discutés apparaissent déterminants dans l’évolution de Desjardins et du mouvement coopératif au Québec. L’approche des trois « I » de Palier et Surel (2005) permettent de mieux décortiquer les relations entre les intérêts, les idées et les institutions - éléments centraux du néo-institutionnalisme. Ainsi, la jonction et l’adéquation au niveau des idées (la dimension cognitive et normative du processus visé, soit l’émancipation, le développement économique et l’amélioration des conditions de vie de la population) et des intérêts (sous-jacent à la capacité d’action, de leadership, de mobilisation et aux stratégies déployées), corollaires aux logiques institutionnelles des institutions en présence expliquent le soutien au mouvement coopératif, le travail institutionnel afférent, de même que le leadership partagé mis en pratique par les différents acteurs. Le travail institutionnel effectué de pair entre le catholicisme social, le syndicalisme catholique, le corporatisme et le coopérativisme permet également de souligner la relation récursive des structures institutionnelles en cause sur l’agence et de celle-ci sur les premières, d’où découle la réalisation du projet coopératif. 05. L’héritage socio-économique de la première moitié du XXe siècle et les réserves organisationnelles coopératives, vecteurs de la résilience de l’économie du Québec 25 L’héritage prosocial issu du catholicisme social ayant soutenu l’émergence du mouvement coopératif au Québec dans la première moitié du XXe siècle (Lévesque, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 72 2007, pp. 11-16), de même que le mouvement corporatiste et le travail institutionnel réalisé avec l’ensemble des acteurs socio-économiques confèrent possiblement une explication à la forte prégnance du modèle coopératif sur le territoire québécois. À titre de précision, à ce jour, les données sont manifestes : le Québec détient le plus grand nombre de coopératives par habitant et le paysage coopératif québécois se distingue de celui canadien à plusieurs égards. Pour cause, au pays, de toutes les provinces canadiennes, le Québec compte la plus grande part des coopératives actives (44,4 %), suivi par l’Ontario (18,9 %) (Statistique Canada, 2019, p. 1). Également, sept personnes sur dix sont membres d’une coopérative au Québec, alors que ce nombre passe à quatre personnes sur dix en moyenne pour le reste du Canada (Le Devoir, 2012). De même, le legs des premières coopératives4, des caisses Desjardins et de la Coopérative fédérée et la forte présence du modèle coopératif au Québec confère à l’économie québécoise un potentiel de résilience particulier, du fait de la résilience accrue des coopératives par rapport aux modèles d’entreprises classiques (soit, les sociétés par actions et les entreprises privées) en période de contraction économique, tel qu’en fait foi une pléiade d’auteurs (Birchall, 2014, pp. 2-3, Birchall et Hammond Ketilson, 2009, pp. 10-14 ; Cervantes, 2013, pp. 96, 99 ; Carini et Carpita, 2014, pp. 6-9 ; Sala Ríos, Perdiguer et Solé, 2014, pp. 20, 25). 26 Le Ministère du Développement Économique, de l’Innovation et de l’Exportation du Québec (MDEIE) souligne également que les coopératives ont un taux de survie supérieur aux corporations sur 5 et 10 ans respectivement : soit de 64 % après cinq ans et de 46 % après 10 ans pour les coopératives, comparativement à 36 % après 5 ans et 20 % après 10 ans pour les corporations (1999, p. 15). Une deuxième itération menée en 2008 révélait par ailleurs le maintien du taux élevé de survie des coopératives sur le territoire. Pour cause, l’étude indique que le taux de survie des coopératives est de 62 % après cinq ans et 44,3 % après 10 ans, comparativement à 35 % après cinq ans et 19,5 % après 10 ans pour les corporations (2008, pp. 3-4) (cf. le Tableau 1 synthétisant ces données). 27 Certains auteurs théorisent que les excédents organisationnels, définis comme “the pool of resources in an organization that is in excess of the minimum necessary to sustain routine operations.” (Vanacker, Collewaert and Zahra, 2017, p. 1323 ; Argote and Greve, 2007, pp. 341-343), permettent aux organisations se dotant de telles réserves de résister davantage aux contre-chocs économiques et aux changements pouvant survenir au sein d’une industrie. En outre, le concept de résilience organisationnelle renvoie à la capacité d’adaptation et aux ressources dont une organisation dispose pour résister aux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 73 chocs et survivre aux conséquences qui en découlent, que ces ressources soient disponibles sous la forme d’un excédent organisationnel (“organizational slack”) (De Carolis et al., 2009), ou encore, potentiellement mobilisables à l’externe (Bégin et Chabaud, 2010, p. 130). 28 Concernant la résilience coopérative, cette dernière est caractérisée par une capacité d’adaptation et de survie aux changements rapides et aux chocs économiques (Johnson et al., 2016, p. 92) en s’appuyant sur les réserves financières (les excédents organisationnels) constituées par les coopératives en vertu de leurs principes fondateurs (cf. Annexe I), de leur aversion au risque et de la constitution d’importantes réserves financières impliquées par le caractère intergénérationnel des coopératives (Birchall, 2014, p. 2 ; Birchall et Hammond Ketilson, 2009, pp. 13, 53) impactant favorablement leur résilience en période de contraction et leur conférant une solidité financière renforcée par rapport au modèle corporatif. Ces excédents jouent un rôle stabilisateur de même qu’une fonction adaptative pour les organisations et contribuent à leur performance - un excès de réserve pouvant toutefois réduire la performance et l’agilité organisationnelle (Bromiley, 2005, pp. 31-35). Birchall précise que lors de la récession de 2008-2009, la plupart des coopératives du secteur financier ayant constitué d’importantes réserves en période de croissance économique « s’en sont sorties sans avoir recours aux plans de sauvetage des gouvernements et sans cesser d’accorder des prêts aux particuliers et aux entreprises » (2014, p. 2), permettant de soutenir et de relancer l’économie en prêtant aux entrepreneurs et contribuant ainsi à régénérer les économies locales et à créer indirectement des emplois (Ibid., p. 3). 29 Le MDEIE (2008, p. 6) indique quant à lui quatre facteurs sous-jacents aux principes coopératifs qui contribueraient à mitiger la prise de risque, favoriseraient la résilience des coopératives et qui relèveraient de leur spécificité organisationnelle. À ce titre, mentionnons : 1) la finalité particulière des coopératives privilégiant le service aux membres plutôt que rendement sur le capital, ce qui implique des décisions d’affaires comportant des prises de risques différentes ; 2) le rôle central du membre, qui est à la fois investisseur et utilisateur (client) dans la coopérative ; 3) l’encadrement juridique favorisant notamment la démocratie, la reddition de comptes aux membres et une gouvernance ouverte, et ; 4) l’entraide entre les coopératives et l’ancrage dans le milieu. 30 Le modèle coopératif se distingue du modèle corporatif à plusieurs égards. Outre la constitution de réserves, il ne poursuit pas la même finalité : « alors que l’entreprise classique recherche la maximisation du rendement sur le capital, les coopératives tendent à répondre aux besoins de leurs membres propriétaires » (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104). Pour Birchall (2014, p. 2), en lien avec leurs principes, l’objectif principal des coopératives est de servir les intérêts de leurs membres ; ainsi, elles mettent l’accent sur les relations à long terme avec leurs clients-propriétaires et non sur la réalisation et la maximisation de profits pour leurs actionnaires. Conditionnée par les valeurs coopératives, la gestion du capital humain des coopératives préconise en période économique défavorable l’attrition naturelle (départs à la retraite non remplacés) et le recours au travail à temps partiel afin de conserver le savoir-faire et les compétences des ressources à l’intérieur de l’organisation, plutôt que de procéder à des coupures de personnel caractéristiques des corporations (Gagnon et al., 2001, p. 66-67). Contrairement aux corporations, les coopératives ne peuvent être vendues sans l’accord de leurs membres. De même, leurs parts sociales ne sont pas transférables Revue Interventions économiques, 67 | 2022 74 sur les marchés et ne peuvent faire l’objet de spéculation boursière (Birchall, 2014, p. 2). Une partie des bénéfices des coopératives est distribuée aux membres sous forme de dividendes (ou ristournes), et ce en proportion de l’utilisation que ceux-ci font de la coopérative et non en fonction des fonds investis ou de la détention des capitaux (Ibid., 2014, p. 2). Les clients des coopératives font également partie intégrante de la structure de gouvernance de ces dernières : au-delà de leur contribution bénévole, leur pouvoir découle du principe « un membre, un vote », sans égard au montant du capital investi (Birchall, 2014, p. 2 ; Dumais, 1976, p. 557). De plus, le modèle coopératif vise à offrir des biens de consommation à un prix compétitif5 (Chambre des communes du Canada, 2012, pp. 10-11 ; Birchall et Hammond Ketilson, 2009, p. 21), tout en garantissant leur qualité - ce qui favorise leur attractivité et leur croissance. 31 En lien avec l’approche néo-institutionnaliste et les logiques institutionnelles impliquées par cette perspective d’analyse, il appert que les modèles organisationnels coopératifs et corporatifs sous-tendent des logiques d’action distinctes. À ce titre, Vanacker, Collewaert et Zahra (2017, p. 1323) soulignent que “the management of these slack resources critically depends on [the] characteristics and the institutional environment in which managers operate.”. En outre, pour les coopératives, leurs principes fondateurs qui soutiennent leur aversion pour le risque, leur portée intergénérationnelle dans la prise de décision, leur approche démocratique, de même que leur finalité organisationnelle visant à maximiser la satisfaction des membres-clients plutôt que de préconiser la maximisation des bénéfices (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104 ; MDEIE, 2008, p. 6) viennent conditionner la constitution d’importantes réserves ; pour le modèle corporatif, la constitution d’abondantes réserves financières constitue plutôt un capital non exploité, ne contribuant pas à la croissance des profits de l’entreprise - l’utilisation de ce capital devant être maximisé pour le bénéfice de l’actionnaire (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104). 32 L’angle d’analyse néo-institutionnel permet de s’attarder aux logiques institutionnelles qui animent les instituions et de tenir compte in extenso des principes coopératifs de l’ACI et des quatre facteurs de mitigation des risques du MDEIE (2008, p. 6) qui guident la gestion et la gouvernance des coopératives (Birchall, 2014, p. 2), ainsi que des principes inhérents de croissance et de profitabilité du modèle corporatif conditionnant les décisions des corporations (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104). 33 Notre analyse sur les excédents organisationnels (“organizational slack”) nous amène donc à faire une analogie avec cette notion de réserve organisationnelle appliquée au niveau micro ou organisationnel dans la littérature, en la transposant cette fois-ci au niveau méso et macro. Ainsi sur le plan théorique, l’organizational slack, de manière implicite par le phénomène d’effet du nombre, est potentiellement transposable au niveau d’une industrie (niveau méso) lorsque celle-ci comporte un fort taux de coopératives, ou encore, au niveau d’un territoire donné (niveau macro), lorsqu’une région comporte un tissu économique marqué par la présence du modèle coopératif, à l’instar du Pays basque en Espagne avec le Groupe Mondragon (Redondo, Santa Cruz et Rotger, 2011). De ce fait, une industrie ou un territoire fortement « coopérativisé » 6 pourraient comporter un degré accru de résilience en période d’instabilité ou de contraction économiques. De cette manière, la particularité inhérente à l’organizational slack pour le secteur coopératif et pour un secteur d’activité comportant un taux élevé de coopératives renvoie par extension à la notion d’un certain “economic slack” ou réserve économique pouvant caractériser le territoire québécois. Cette notion Revue Interventions économiques, 67 | 2022 75 d’economic slack comme étant corollaires à l’agrégation des réserves organisationnelles (“organizational slack”) issues des entreprises coopératives mériteraient certainement d’être approfondies en lien avec la littérature indiquée précédemment portant sur la résilience plus prononcée des coopératives que les corporations en période d’instabilité. 34 Il est intéressant de souligner qu’Aubry (2009, pp. 201-209) dans son analyse sur l’ampleur de la récession de 2008-2009 met en lumière la diminution moindrement prononcée du PIB au Québec entre le troisième trimestre de 2007 et le deuxième trimestre de 2009 et ce, par rapport à l’Ontario, la moyenne canadienne et celle américaine. Sur cette période de sept trimestres, la contraction de l’économie québécoise a été moindre (-1,3 %,) qu’au Canada et qu’aux États-Unis (-3,1 %) (Ibid., p. 202). Soulignons également que le premier trimestre où une chute importante du PIB du Québec a été enregistrée (soit de -1,3 %) est celui du premier trimestre de 2009, soit un trimestre après la première chute importante de -0,95 % du PIB canadien au quatrième trimestre de 2008 (Ibid., pp. 201-202 ; cf. le Graphique 1 illustrant ces données). Les causes et contingences économiques liées à la Grande Récession de 2008-2009, de même que la « multifactorialité » des variables en jeu et leur effet concomitant (le soutien de l’État envers certaines entreprises, les mesures fiscales en place, la présence moins marquée du secteur financier au Québec, etc.) rendent difficile toutefois la démonstration et la mise en exergue d’une telle réserve économique coopérative au Québec et ce, tant pour la période de 2008-2009 que lors des récessions précédentes. 35 Pouvant soutenir notre assertion quant au rôle des coopératives sur la résilience de l’économie et sur la conséquence de la constitution d’une réserve économique (“economic slack”), propre au secteur coopératif, Favreau (2012) indique que les sociétés qui ont le mieux résisté à la crise de 2008 sont celles qui ont été constituées par une certaine « biodiversité économique », c’est-à-dire dont l’économie est constituée à la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 76 fois d’entreprises capitalistes, d’entreprises collectives et d’entreprises publiques évoluant au sein de différents secteurs d’activités. L’auteur constate par ailleurs que « Les États-Unis formant une société de monoculture - basée essentiellement sur les entreprises capitalistes - […] figurent parmi les pays qui ont le plus perdu, […] alors que le Québec en est un hybride intéressant, puisqu’il comprend un secteur non capitaliste développé qui favorise la biodiversité. » (Ibid., 2012). D’autres recherches complémentaires en sciences sociales, dont en économie seraient nécessaires afin de poursuivre l’élaboration et la co-construction des connaissances entre chercheurs et a fortiori en ce qui a trait à l’isolement de l’impact du taux de pénétration du modèle coopératif sur le niveau de résilience économique d’un marché donné et de préciser la relation de cause à effet. 36 Il apparaît toutefois important de souligner le rôle de l’État québécois au niveau du financement et du soutien des coopératives et où « À plus d’une occasion, l’État québécois facilite la tâche des caisses populaires pour qu’elles deviennent des outils appropriés pour la prise en main de l’économie par les Québécois, que ce soit dans le domaine de la finance ou dans celui de l’investissement. » (Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 24), en décloisonnant notamment les institutions financières (1969) et en adoptant la Loi concernant la Fédération de Québec des unions régionales des caisses populaires Desjardins (1971) permettant à la Fédération de coordonner les activités du groupe et d’élire un président qui parlera au nom de l’ensemble des composantes du Mouvement (Poulin et Tremblay, 2005, pp. 17-19). Ajoutons que « Les coopératives de travail reçoivent à leur tour une impulsion importante du gouvernement québécois lors de la crise économique du début des années 1980 avec les amendements à la loi des coopératives, la mise sur pied d’un régime d’investissement coopératif (RIC) et de coopératives de développement régional (CDR) orientées vers la création d’emplois. » (Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 25). 37 Bernier, Bouchard et Lévesque mentionnent que le modèle québécois de développement est essentiellement financier et que « Les entreprises collectives œuvrent généralement de concert entre elles, réunissant des capitaux publics et privés, et coordonnant leurs mandats respectifs dans des actions conjointes. Celles-ci se réalisent entre entreprises du secteur public […], [les] fonds de travailleurs (Fonds de solidarité et Fond Action) et […] coopératifs (Investissement Desjardins). » (2003, p. 10). Outre ce travail institutionnel (Lawrence et al., 2011, p. 52), « le partenariat qui caractérise certaines expériences québécoises semble vouloir s’imposer à l’encontre de la voie néo-libérale. », une trajectoire qui s’explique probablement par l’héritage, mais également la dynamique des acteurs sociaux (Ibid., p. 9). De plus, ce modèle n’aurait pas existé si l’État québécois n’avait pas adopté des politiques industrielles dédiées, si le secteur des entreprises collectives n’avait pas apporté le support nécessaire à ce développement singulier (Proulx, 2002 ; Lévesque, Malo et Rouzier, 1997, p. 485) et si les forces sociales n’avaient également pas aidé au calibrage des intérêts visant à servir le bien commun (Ibid., p. 488). Ces constats permettent de mieux contextualiser le succès de ce modèle de développement au Québec et par extension, de mieux saisir l’évolution et les dimensions du modèle québécois de développement économique. 38 Le triple héritage issu du catholicisme social, du corporatisme et du mouvement coopératif imbriqués au niveau des idées et des intérêts, de même que le travail institutionnel réalisé entre les différents acteurs socio-économiques et le rôle de leadership que joua l’État (Bélanger, 1998, p. 14) notamment dans le soutien au Revue Interventions économiques, 67 | 2022 77 coopérativisme constitue une explication à la composition différenciée du tissu économique du Québec par rapport au reste du Canada. La logique institutionnelle coopérative impliquant la disposition d’excédents organisationnels d’où découle une réserve économique ou plus précisément un “economic slack” et le modèle québécois de développement favorisant la biodiversité des modèles organisationnels constituent donc des vecteurs concourant à la résilience économique tel que notifié par Aubry (2009) et Favreau (2012). 06. Coopération, dépendance et attractivité au sentier 39 Le phénomène de dépendance au sentier (“path dependency”) est associé dans la littérature en politiques publiques à l’influence et au poids des habitudes et décisions antérieures, ou encore, à une incapacité à innover (Pierson, 2000 ; Palier et Bonoli, 2018, p. 403). Le cas de l’évolution du mouvement coopératif au Québec à partir de l’essor du Mouvement Desjardins notamment, permet par l’exemple vertueux qu’il revêt une réflexion venant complémenter la portée d’un tel concept. Plus particulièrement, en dépit d’une histoire mouvementée, le succès de Desjardins permet d’effectuer une translation du concept de dépendance au sentier en un concept complémentaire, en lui conférant une connotation développementale porteuse due au fait que sous son jalon, cette organisation a entraîné la naissance et le développement d’une pléiade d’autres coopératives (Maheux, 2016, p. 10). Un effet d’entraînement ou encore, un phénomène d’attraction au sentier (“path attraction”) peut être excavé de l’analyse historique afférente au mouvement coopératif au Québec que nous avons mené. 40 Relativement à la dépendance aux choix du passé, Pierson stipule que “the distinctive characteristics of social processes subject to what economists call "increasing returns", which could also be described as self-reinforcing or positive feedback processes. For some theorists, increasing returns are the source of path dependence; for others, they typify only one form of path dependence.” (2000, p. 251). De manière similaire à la logique des rendements croissants rationalisant le statut quo au niveau économique et en politiques publiques selon le concept de dépendance au sentier, un effet d’entraînement porteur par l’exemple et trouvant appui au sein de la population est également possible grâce à la rétroaction positive et à l’image favorable associée au succès du modèle coopératif. Dès lors, le succès et l’effet d’attraction du modèle coopératif crée un environnement favorable à son expansion, s’auto-renforçant, analogue aux rendements croissants, dus au fait de la résonnance du succès coopératif auprès des entrepreneurs et au sein de la collectivité. 41 Ce phénomène apparaît proche, mais demeure toutefois différencié de l’isomorphisme institutionnel tel que DiMaggio et Powell l’entendent (1983). Ce concept issu de la théorie néo-institutionnelle réfère au mimétisme et renvoie à l’homogénéisation de la structure, de la culture et du produit des organisations qui prédomine dans un champ d’activité donné, sans qu’il n’y ait de remise en cause à ce processus (DiMaggio et Powell, 1983, p. 149). L’effet démultipliant entre les deux concepts est à notifier, de même que la dimension innovante à la base du phénomène ; quant au mimétisme, le phénomène d’attraction au sentier que nous décrivons procède plutôt par effet de synergie et d’entraînement qui implique l’adhésion des acteurs sociaux, ou de certains Revue Interventions économiques, 67 | 2022 78 de ceux-ci, plutôt que d’être dévolu à une homogénéisation d’un champ institutionnel ou organisationnel donné. 42 La co-construction institutionnelle et le travail institutionnel procédant du micro, ouvert à la diversité (les coopérateurs avec le clergé, le milieu intellectuel, les syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État québécois), vers la macro, où prédominent les structures institutionnelles (l’institutionnalisation des acquis coopératifs et la résonnance du coopérativisme parmi les acteurs socio-économiques et la population) supportent cet effet d’entraînement, à l’instar d’un “path building”, menant à une auto-institutionnalisation du phénomène. Le schème structurant rattaché au modèle coopératif finit alors par s’insérer dans le mode de pensée des acteurs en se sédimentant progressivement au niveau des mœurs et des « cartes mentales », tel qu’en font état Palier et Surel (2005, pp. 10, 12), venant ainsi colorer la logique d’action des acteurs. 07. Conclusion 43 En conclusion, depuis longtemps oubliées de la mémoire collective, les encycliques papales Rerum Novarum et Quadragesimo anno demeurent des artefacts à être redécouverts permettant de dévoiler les valeurs culturelles conditionnant la logique d’action du clergé et des acteurs socio-économiques de l’époque. Ces encycliques ont joué un rôle prédominant dans l’orientation et l’expression de la logique institutionnelle de l’Église de Rome relativement aux préoccupations sociales et ont agi en concomitance sur le développement du coopérativisme avec le corporatisme social duquel la seconde encyclique est rapprochée (Lévesque, 2007, p. 22), et sur l’éducation de l’élite intellectuelle (Sabourin, 2005, p. 149) renforçant ainsi les paradigmes institutionnels. 44 Reconnaissant l’importance acquise par l’Église dans la vie sociale québécoise, les premières caisses Desjardins se sont appuyées sur la paroisse (Maheux, 2016, pp. 24-25 ; Bélanger, 2012, p. 241), qui devint le lieu d’ancrage de la caisse locale ; en contrepartie et tel que discuté, partageant une même rationalité d’action, cette même aspiration et motivation à servir le bien commun et par effet d’appui réciproque et de renforcement mutuel, le soutien affiché de l’Église a eu une influence déterminante sur le développement du Mouvement. 45 Outre l’affinité conceptuelle des logiques institutionnelles du coopérativisme, du catholicisme social et du corporatisme social permettant les conjonctions au niveau des intérêts, les efforts déployés et le travail institutionnel, les conjonctures économiques, le mouvement d’affirmation identitaire et de prise en charge prégnant au Québec de l’époque, de même qu’un certain « esprit nordique » ont également favorisé l’essor des coopératives sur le territoire (Hilson, 2011 ; Poulin et Tremblay, 2005 ; Gagnon et al., 2001 ; Girard et Brière, 1999 ; Archibald, 1984). Enfin, ajoutons qu’en sus du travail institutionnel qui apparaît central si non essentiel dans le développement des caisses Desjardins, le leadership partagé joua également un rôle déterminant dans l’histoire de cette coopérative. 46 Il appert que la pluralité des causes ayant agi de manière concomitante permet d’expliquer la singularité du succès coopératif au Québec. Nous adoptons une approche pragmatique quant à cette pluralité, où la réalité apparaît comme étant multiple, complexe, construite et stratifiée (Robson, 2002, p. 43). Cette approche nuancée est en Revue Interventions économiques, 67 | 2022 79 accord avec la complexité des phénomènes dont fait état le néo-institutionnalisme en concevant la société comme un système ouvert, interinstitutionnel où les individus et les organisations transforment les relations institutionnelles, notamment par le biais du travail institutionnel (Lawrence et al., 2011, p. 52 ; Friedland et Alford, 1991, pp. 232, 248-249, 253, 259-260). 47 Le succès des premières coopératives et de celles d’épargne et de crédit a certainement permis également d’associer la capacité de résilience du modèle avec l’idée de la coopération contribuant aussi à son attraction, puis à son essor par le biais du phénomène d’attraction au sentier (“path attraction”) que nous avons énoncé. Finalement, la superposition de la perspective néo-institutionnaliste à celle historique permet d’enrichir l’interprétation du développement du Mouvement Desjardins et met en lumière un héritage issu de l’âge d’or coopératif au Québec à la fin de la première moitié du XXe siècle (Béland et al., 2012, p. 10), à savoir, l’établissement d’une réserve économique coopérative (“economic slack”) favorisant la résilience de ces organisations et de facto, le tissu économique québécois. 7.1 Les sept principes coopératifs établis par l’Alliance Coopérative Internationale 48 En 1995, l’ACI a adopté une Déclaration révisée sur l’identité coopérative. Le tableau suivant itère chacun des principes retenus aux termes de cet exercice. 49 Le détail explicatif de chacun des principes décrit ci-dessous provient de l’Alliance Coopérative Internationale7. 50 1. Adhésion volontaire et ouverte 51 Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes à toutes les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs Revue Interventions économiques, 67 | 2022 80 responsabilités en tant que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le sexe, l’origine sociale, la race, l’allégeance politique ou la religion. 52 2. Pouvoir démocratique exercé par les membres 53 Les coopératives sont des organisations démocratiques dirigées par leurs membres qui participent activement à l’établissement des politiques et à la prise de décisions. Les hommes et les femmes élus comme représentants des membres sont responsables devant eux. Dans les coopératives de premier niveau, les membres ont des droits de vote égaux en vertu de la règle - un membre, une voix ; les coopératives d’autres niveaux sont aussi organisées de manière démocratique. 54 3. Participation économique des membres 55 Les membres contribuent de manière équitable au capital de leurs coopératives et en ont le contrôle. Une partie au moins de ce capital est habituellement la propriété commune de la coopérative. Les membres ne bénéficient habituellement que d’une rémunération limitée du capital souscrit comme condition de leur adhésion. Les membres affectent les excédents à tout ou partie des objectifs suivants : le développement de leur coopérative, éventuellement par la dotation de réserves dont une partie au moins est impartageable, des ristournes aux membres en proportion de leurs transactions avec la coopérative et le soutien d’autres activités approuvées par les membres. 56 4. Autonomie et indépendance 57 Les coopératives sont des organisations autonomes d’entraide, gérées par leurs membres. La conclusion d’accords avec d’autres organisations, y compris des gouvernements, ou la recherche de fonds à partir de sources extérieures, doit se faire dans des conditions qui préservent le pouvoir démocratique des membres et maintiennent l’indépendance de leur coopérative. 58 5. Éducation, formation et information 59 Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs gestionnaires et leurs employés l’éducation et la formation requises pour pouvoir contribuer efficacement au développement de leur coopérative. Elles informent le grand public, en particulier les jeunes et les dirigeants d’opinion, sur la nature et les avantages de la coopération. 60 6. Coopération entre les coopératives (intercoopération) 61 Pour apporter un meilleur service à leurs membres et renforcer le mouvement coopératif, les coopératives œuvrent ensemble au sein de structures locales, régionales, nationales et internationales. 62 7. Engagement envers la communauté 63 Les coopératives contribuent au développement durable de leur communauté dans le cadre d’orientations approuvées par leurs membres. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 81 BIBLIOGRAPHIE LIVRES ARCHIBALD, Clinton (1984). Un Québec corporatiste ?, Montréal, Éditions Asticou, 287 p. BÉLAND, C., BOUCHARD, J.-E., et J.-P. GIRARD (2012). Un dialogue intergénérationnel sur le modèle coopératif, Montréal, Fides, 166 p. BÉLANGER, Guy (2012). Alphonse Desjardins, 1854-1920, Québec, Septentrion, 688 p. BÉLANGER, Yves (1998). Québec Inc., l’entreprise québécoise à la croisée des chemins, Éditions Hurtubise HMH, Montréal, 202 p. BROMILEY, Philip (2005). The Behavioral Foundations of Strategic Management, Blackwell Publishing, Malden, Massachusetts, 160 p. BOURDIEU, Pierre (1993). Sociology in question, London, Sage, 184 p. BOURDIEU, Pierre (1977). Outline of a theory of practice, Cambridge, Cambridge University Press, 256 p. DE CERTEAU, M. (1984). The practice of everyday life (S. Rendell, Trans.). Berkeley, CA, University of California Press, 260 p. GIDDENS, Anthony (1984). The Constitution of Society: Outline of the Theory of Structuration, Cambridge, UK, Polity Press en association avec Blackwell Publishing Ltd., 402 p. MAHEUX, Pierre-Olivier (2016). Histoire de la Caisse d’économie solidaire Desjardins, Québec, Septentrion, 145 p. MORENCY, P. (2000). Alphonse Desjardins et le catéchisme des caisses populaires, Sillery, Septentrion, 260 p. PAQUIN, Stéphane, LÉVESQUE, Pier‑Luc, et Jean-Patrick BRADY (Dir.) (2016). Social-démocratie 2.1, Le Québec comparé aux pays scandinaves, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 475 pages. PAQUIN, Stéphane, et Pier‑Luc LÉVESQUE (Dir.) (2014). Social-démocratie 2.0, Le Québec comparé aux pays scandinaves, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 369 pages. POULIN, Pierre, et Benoît TREMBLAY (2005). Desjardins en mouvement, Comment une grande coopérative de services financiers se restructure pour mieux servir ses membres, Presses HEC Montréal, Les Éditions Dorimène, 227 p. POULIN, Pierre (1994). Histoire du mouvement Desjardins, Tome 2 : La percée des caisses populaires, 1920-1944, Montréal, Québec/Amérique, 449 p. POULIN, Pierre, (1990). Histoire du Mouvement Desjardins, Tome I : Desjardins et la naissance des caisses populaires, 1900-1920, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 373 p. SCOTT, W. R. (1995). Institutions and Organizations, Thousand Oaks, CA, Sage Publications, 360 p. THORNTON, Patricia (2004). Markets from Culture: Institutional Logics and Organizational Decisions, in Higher Education Publishing, Stanford, CA, Stanford University Press, 208 p. PARTIE D’UN LIVRE FRIEDLAND, R., et R. R. ALFORD (1991). « Bringing society back in: Symbols, practices and institutional contradictions », in Walter W. Powell and Paul. J. DiMaggio (Eds.), The New Revue Interventions économiques, 67 | 2022 82 Institutionalism in Organizational Analysis, pp. 232-267, Chicago, IL, University of Chicago Press, 263 p. JEPPERSON, R. L. (1991). « Institutions, institutional effects and institutionalism » in W.W. Powell and P.J. DiMaggio (Eds.), The new institutionalism in organizational analysis, Chicago, University of Chicago Press, pp. 143-63. LAWRENCE, Thomas B., et Roy SUDDABY (2006). « Institutional work », dans S. Clegg, C. Hardy et T. Lawrence (Eds.), Handbook of organization studies, 2nd Edition, London, Sage, pp. 215-254. ROBSON, C. (2002). « Approaches to Social Research », dans Real World Research, 2nd Edition, chap. 2, pp. 16-44, 587 p. PÉRIODIQUE ARGOTE L., et H. R. GREVE (2007). « A behavioral theory of the firm - 40 years and counting: introduction and impact », Organization Science, vol. 18, no 3, pp. 337-349. AUBRY, J.-P. (2009). « L’ampleur de la récession de 2008-2009 au Québec et les défis de la reprise », Le Québec économique, Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), Montréal, Québec, pp. 195-218. AZEVEDO, A., et L. GITAHY (2010). « The Cooperative Movement, Self‐management, and Competitiveness: The Case of Mondragón Corporación Cooperative », WorkingUSA, vol. 13, no 1, pp. 5-29. BEAUDIN, M.-C., et M. SÉGUIN (2017). « La finalité des coopératives bancaires : un avantage pour attirer de futurs diplômés », Revue internationale de l’économie sociale, vol. 343, no 1, pp. 103-115. BEAUDIN, M.-C., C. GUILLOT-SOULEZ, et L. MORIN (2016). « Le principe de démocratie : Un moyen efficace pour les institutions financières coopératives d’attirer les ressources humaines », IDEAS Working Paper Series from RePEc, pp. 1-14. BÉGIN, L., et D. CHABAUD (2010). « La résilience des organisations, le cas d’une entreprise familiale », Revue française de gestion, vol. 1, no 2, pp. 127-142. BERNIER, Luc, BOUCHARD, Marie, et Benoît Lévesque (2003). « La prise en compte de l’intérêt général par une économie plurielle », Télescope, L’Observatoire de l’administration publique, École nationale d’administration publique, vol. 10, no 2, pp. 7-10. CARINI, C., et M. CARPITA (2014). « The impact of the economic crisis on Italian cooperatives in the industrial sector », Journal of Co-operative Organization and Management, vol. 2, no 1, pp. 14-23. CERVANTES, C. (2014). « Las cooperativas españolas y los ciclos económicos. Un análisis comparado », CIRIEC – España, vol. 80, pp. 77-109. DE CAROLIS, D. M., YANG Y., DEEDS D. L., et E. NELLING (2009), « Weathering the storm: the benefit of resources to high-technology ventures navigating adverse events », Strategic Entrepreneurship Journal, vol. 3, no 2, pp. 147-160. DENIS J.-L., A. LANGLEY, et L. ROULEAU (2010). « The Practice of Leadership in the Messy World of Organizations », Leadership Journal, vol. 6, no 1, pp. 67-88. DESCHENES, Gaston (1976). « Associations coopératives et institutions similaires au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique Française, vol. 29 no 4, pp. 539-554. DIMAGGIO, P. J. (1997). « Culture and Cognition », Annual Review of Sociology, vol. 23, pp. 263-287. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 83 DIMAGGIO, P. J., et W. W. POWELL (1983). « The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields », American Sociological Review, vol. 48, no 2, United States, pp. 147-160. DUMAIS, Mario (1976). « Coopératives et capitalisme », Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 29, no 4, mars 1976, pp. 555-557. GAGNON, A.-G., GIRARD, J.-P., et S. GERVAIS (2001). « Le mouvement coopératif au cœur du XXI e siècle », Québec, Presses de l’Université du Québec, 313 p. GRONN, P. (2002). « Distributed Leadership as a Unit of Analysis », Leadership Quarterly, vol. 13, no 4, pp. 423-451. HILSON, M. (2011). « A Consumers’ International? The International Cooperative Alliance and Cooperative Internationalism, 1918-1939: A Nordic Perspective », International Review of Social History, vol. 56, no 2, pp. 203-233. JOHNSON, H., BORDA-RODRIGUEZ, A., SHAW, L., et S. VICARI (2016). « What makes rural cooperatives resilient in developing countries? », Journal of International Development, vol. 28 no 1, pp. 89-111. LAWRENCE, T., R. SUDDABY, et B. LECA (2011). « Institutional work: Refocusing institutional studies of organization », Journal of Management Inquiry, vol. 20, no 1, pp. 52-58. LÉVESQUE, Benoît, et Martin PETITCLERC (2008). « L’économie sociale au Québec à travers les crises structurelles et les grandes transformations (1850-2008) », Économie et Solidarités, vol. 39, no 2, pp. 14-37. LÉVESQUE, B. (2007). « Un siècle et demi d’économie sociale au Québec : plusieurs configurations en présence (1850-2007) », Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), Collection Études théoriques – no ET0703, Bibliothèque nationale du Canada, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 91 p. LÉVESQUE, B., MALO, M.-C., et R. ROUZIER (1997). « The “Caisse de dépôt et placement du Québec” and the “Mouvement des caisses populaires et d’économies Desjardins”, two financial institutions, the same convergence towards the general interest », Annals of Public and Cooperative Economics, vol. 68, no 3, pp. 485-501. PALIER, B., et SUREL, Y. (2005). « Les « trois i » et l’analyse de l’état en action », Presses de Sciences Po | Revue française de science politique, vol. 55, no 1, pp. 7-32. PALIER Bruno, et Giuliano BONOLI (1999). « Phénomènes de Path Dependence et réformes des systèmes de protection sociale », Revue française de science politique, 49ᵉ année, no 3, pp. 399-420. PIERSON, Paul (2000). « Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics », The American Political Science Review, vol. 94, no 2, pp. 251-267. REDONDO G., SANTA CRUZ, I., et J. M. ROTGER (2011). Why Mondragon? Analyzing What Works in Overcoming Inequalities, Qualitative Inquiry, vol. 17, no 3, pp. 277-283. SABOURIN, Paul (2005). « Médiateurs et médiations sociales constitutives de l’épistémè de la connaissance économique au Québec dans la première moitié du XX e siècle », Le Québec et l’internationalisation des sciences sociales, Sociologie et sociétés, Volume 37, numéro 2, automne 2005, pp. 119-152. SALA RÍOS, M., FARRÉ PERDIGUER, M., et T. TORRES SOLÉ (2014). « Un análisis del comportamiento cíclico de las cooperativas y sociedades laborales españolas y de su relación con la actividad económica », Revesco: Revista de Estudios Cooperativos, vol. 115, pp. 7-29. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 84 THORNTON, P. H., et W. OCASIO (1999). « Institutional logics and the historical contingency of power in organizations: Executive succession in the higher education publishing industry, 1958-1990 ». American Journal of Sociology, vol. 105, no 3, pp. 801-843. VANACKER, T., COLLEWAERT, V., et S. A. ZAHRA (2017). « Slack resources, firm performance, and the institutional context: evidence from privately held European firms », Strategic Management Journal, vol. 38, pp. 1305-1326. DOCUMENT ÉLECTRONIQUE ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE (2022). Qu’est-ce qu’une coopérative?, dans Coopératives, [en ligne], https://www.ica.coop/fr/coop %C3 %A9ratives/quest-ce-quunecooperative FAVREAU, C. (2012). « Pour une « biodiversité économique » - L’approche coopérative est le remède à la crise », Carnet de recherche en développement des collectivités (CRDC, 2012), Université du Québec en Outaouais, publié dans Le Devoir (édition du 31 mars 2012), cahier spécial, Année internationale des coopératives, http://louisfavreau.net/carnet/spip.php? article72 HOURDIN, G. (1947). Naissance, développement et état présent du catholicisme social, Cours de M. G. Hourdin, Directeur de la Vie Catholique Illustrée, semaine sociale de 1947 [en ligne],https:// archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.ssffr.org%2Farchives%2Fdivers%2Fcathsoc.php3#federation=archive.wikiwix.com LAFLEUR, Michel, MOLINA, Ernesto et Marie-Annick TAILLON (2016). Modélisation des pratiques d’intercoopération : les cas des coopératives de consommation au Québec, blogue de l’Université de Toulouse, 15 p. [en ligne], https://blogs.univ-tlse2.fr/cerises/files/atelier-n11/ Pratiquesdintercooperation-Rulescoop-MichelLafleur.pdf LE DEVOIR (2012). Un Québec exemplaire - Le Québec est une référence, dans Économie, [en ligne], https://www.ledevoir.com/economie/346289/un-quebec-exemplaire-le-quebec-est-unereference MACPHERSON, Ian (2015). Mouvement coopératif, Encyclopédie canadienne, [en ligne], https:// www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/mouvementcooperatif# :~ :text =Pendant %20la %20Premi %C3 %A8re %20Guerre %20mondiale %2C %20les %20soci %C3 %A9t %C3 %A9s %20coop %C PROULX, Pierre-Paul (2002). Le modèle québécois : origines, définition, fondements et adaptation au nouveau contexte économique et social, Revue Interventions économiques, vol. 29, 27 p., [en ligne], http://banques.enap.ca:2385/interventionseconomiques/1022 VATICAN (1931). Encyclique Quadragesimo anno, site Internet du Vatican, [en ligne], https:// www.vatican.va/content/pius-xi/it/encyclicals/documents/hf_pxi_enc_19310515_quadragesimo-anno.html VATICAN (1891). Encyclique Rerum Novarum, site Internet du Vatican, [en ligne], https:// www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerumnovarum.html RAPPORT DE RECHERCHE BIRCHALL, J. (2014). Résister à la récession : le pouvoir des coopératives financières, Genève, Suisse, Organisation internationale du Travail, 64 p. BIRCHALL, J., et Lou H. KETILSON (2009). Resilience of the cooperative business model in times of crisis, Genève, Suisse, Organisation internationale du Travail, 37 p. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 85 GIRARD, J.-P, avec la collaboration de S. BRIÈRE (1999). Une identité à affirmer, un espace à occuper : aperçu historique du mouvement coopératif au Canada français : 1850-2000, Cahier de recherche, Chaire de coopération Guy-Bernier de l’Université du Québec à Montréal et Institut de recherche et d’enseignement pour les coopératives de l’Université de Sherbrooke. HÉBERT, G., et R.-P. TWAHIRWA (2019). Les coopératives - entre utopie et pragmatisme. Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), 50 p. STATISTIQUE CANADA (2019). Co-operatives in Canada, 2018, The Daily, 3 p. PUBLICATION OFFICIELLE CHAMBRE DES COMMUNES DU CANADA (2012). Situation des coopératives au Canada, Rapport du Comité spécial sur les coopératives, 41e législature, première session, 68 p. LALIBERTÉ, Raymond G. (1973). La culture politique du Conseil de la Coopération du Québec, Sherbrooke, Chaire de la coopération du département d’économique de l’Université de Sherbrooke, 474 p. LAMARRE, Kristian (1991). 50 ans d’avenir ! 1939-1989, Lévis, Conseil de la coopération du Québec, 143 p. MINISTÈRE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, DE L’INNOVATION ET DE L’EXPORTATION DU QUÉBEC (MDEIE) (2008). Taux de survie des coopératives au Québec, Direction des coopératives, Direction générale des politiques et des sociétés d’État, 15 p. MINISTÈRE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, DE L’INNOVATION ET DE L’EXPORTATION DU QUÉBEC (MDEIE) (1999). Taux de survie des entreprises coopératives, Direction des coopératives, Direction des communications, 52 p. ROUSSEAU, Yvan, BISSON, François, et Jean ROY (2010). Caisse Desjardins des Trois-Rivières : 1909-2009, entre quartier des affaires, ville et région, Trois-Rivières, Caisse Desjardins des TroisRivières, 2010, 90 p. AUTRE DOCUMENT GOMEZ, D. (2014). Compte rendu de : Social-démocratie 2.0 Le Québec comparé aux pays scandinaves, Stéphane Paquin et Pier-Luc Lévesque (Dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, 369 pages. Les Cahiers de lecture de L’Action nationale, vol. 9, no 1, pp. 7-9. NOTES 1. À titre indicatif, le recours aux mots et expressions clés du néo-institutionnalisme avec la thématique de recherche, tels que « logique (institutionnelle) ; coopérative ; Québec », ne donnent qu’une trentaine de résultats sur la plateforme de recherche Sofia (avant triage) (recherche effectuée le 12 mars 2022). 2. Site Internet du Vatican, encyclique Rerum Novarum, page consultée le 12 mars 2022, https:// www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerumnovarum.html 3. Site Internet du Vatican, encyclique Rerum Novarum, page consultée le 12 mars 2022, https:// www.vatican.va/content/pius-xi/it/encyclicals/documents/hf_pxi_enc_19310515_quadragesimo-anno.html 4. Macpherson (2015) et Deschênes (1976) précisent que les premières coopératives sont apparues au Québec dès la seconde moitié du XIXe siècle, en réponse aux conditions sociales difficiles impliquées par la Révolution industrielle (Birchall, 2014, pp. 5-9). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 86 5. Pour les coopératives financières, ce mécanisme s’explique du « fait qu’elles n’ont pas à rémunérer d’actionnaires externes, elles peuvent réduire la marge entre les taux d’intérêt qu’elles demandent aux emprunteurs et ceux qu’elles servent aux épargnants. » (Birchall, 2014, p. 41). 6. Néologisme que nous proposons afin de qualifier le taux de pénétration du modèle coopératif dans un secteur d’activité ou sur un territoire donné. 7. ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE (2022). Qu’est-ce qu’une coopérative?, dans Coopératives, [en ligne], https://www.ica.coop/fr/coop%C3%A9ratives/quest-ce-quune- cooperative (page consultée le 12 mars 2022). RÉSUMÉS Cet article vise à mettre en lumière et à appréhender à partir d’une approche historique et néoinstitutionnaliste inductive, comment le développement de l’économie du Québec, entre le début et le milieu du XXe siècle, marqué par l’interaction entre le catholicisme social, le corporatisme et l’émergence du mouvement coopératif, notamment l’essor du Mouvement Desjardins, s’est accéléré pour permettre de combler le retard socioéconomique du Québec de l’époque. Cet éclairage sociohistorique expliquant la formation d’un tissu économique coopératif permet d’élaborer les assises d’une notion de réserve économique (“economic slack”) et d’attractivité au sentier (“path attraction”). This article offers a historical and neo-institutionalist inductive analysis related to the development of Québec’s economy between the beginning and the middle of the twentieth century, characterized by the interaction between social Catholicism, corporatism and the emergence of the co-operative movement, in particular the rise of Desjardins Group, to bridge the socio-economic backwardness of Québec at the time. This sociohistorical insight into the formation of a co-operative economic field makes it possible to develop a notion of economic slack and path attraction. INDEX Mots-clés : mouvement coopératif, logiques institutionnelles, travail institutionnel, leadership partagé, résilience économique Keywords : cooperative movement, institutional logics, institutional work, distributed leadership, economic resilience AUTEUR YANNICK DUMAIS Doctorant en administration publique, École nationale d’administration publique, yannick.dumais@enap.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 87 Régulation, innovation, économie sociale et transformations du modèle québécois : une analyse des travaux de Benoît Lévesque Regulation, Innovation, Social Economy and Transformations of the Quebec Model: An Analysis of Benoît Lévesque’s Work Emanuel Guay, Jonathan Durand Folco et Shannon Ikebe 01. Introduction 1 Professeur émérite au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et professeur associé à l’École nationale d’administration publique (ENAP), Benoît Lévesque mène depuis cinq décennies des recherches sur des thèmes aussi variés que la sociologie économique, le modèle québécois de développement, l’innovation sociale, le mouvement coopératif, l’action communautaire et l’économie sociale, parmi de nombreux autres exemples. Outre son parcours impressionnant en tant que chercheur, un autre élément digne de mention est sa participation à la création et aux activités de plusieurs groupes de recherche et conseils scientifiques au cours de sa carrière. Lévesque est effectivement cofondateur, avec Paul R. Bélanger, du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), dont il a assumé la direction entre 1986 et 2003. Il a également cofondé et codirigé l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS), et il a assumé la présidence du Conseil scientifique du Centre international de recherche et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC) de 2002 à 2010. Il a contribué à la mise sur pied du Réseau québécois de recherche partenariale (RQRP), ainsi qu’au développement du Chantier de l’économie sociale et à la fondation de Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), un organisme de liaison et de transfert en innovation sociale (OLTIS) dont il fut conseiller scientifique et membre Revue Interventions économiques, 67 | 2022 88 d’office du conseil d’administration jusqu’en 2021. Nous pouvons aussi noter que Lévesque ne s’est pas contenté d’analyser le processus d’institutionnalisation de l’économie sociale au Québec, mais qu’il a contribué activement à ce processus, notamment en aidant, par l’entremise du CIRIEC-Canada (une section du CIRIEC international), à disséminer l’idée selon laquelle l’économie sociale offre un point de convergence entre le mouvement coopératif, le mouvement syndical et les groupes communautaires (Lévesque, 2013 : 34-35). En somme, Lévesque nous apparaît comme une figure importante dans l’histoire de la sociologie économique au Québec (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001), tant par ses travaux que par son implication dans l’émergence de plusieurs communautés d’interrogation. Ces communautés peuvent être définies comme des réseaux de chercheurs et de chercheuses, ainsi que d’intervenants et d’intervenantes, qui s’intéressent aux mêmes objets d’étude et qui proposent différents cadres théoriques pour les analyser, tout en participant à un échange d’idées autour de ces objets d’étude et en approfondissant ou en rectifiant leurs cadres théoriques à la lumière de découvertes empiriques ou de débats au sein des réseaux auxquels ils et elles appartiennent (Tavory et Timmermans, 2014 : 104-105). Lévesque a ainsi joué un rôle marquant tant comme chercheur que comme « entrepreneur institutionnel » (DiMaggio, 1988) dans les domaines de l’innovation sociale et de l’économie sociale, par l’entremise de sa participation à des groupes tels que le CRISES et le CIRIEC (Bouchard et Lévesque, 2014 : 133), tout en contribuant à l’élaboration d’un cadre d’interprétation de la société québécoise centrée sur les concepts de « modes de régulation » et de « modèles de développement » (Lévesque, 2002a). En somme, Lévesque est un « scientifique de réputation internationale et un intellectuel engagé », dont les travaux « servent de phare pour tout un courant d’études et d’interventions » (Bouchard, 2021 : xiii). 2 Plutôt que de prétendre offrir une synthèse exhaustive des nombreuses études menées par Lévesque au cours de sa carrière, nous souhaitons nous concentrer ici sur son interprétation du modèle québécois de développement, en nous basant tant sur ses travaux que sur les idées structurantes dans certaines des communautés d’interrogation auxquelles il a pris part, pour ensuite situer cette interprétation, ces idées et ces communautés dans le contexte socio-économique et politique du Québec durant les quatre dernières décennies. Nous commençons avec une présentation de certains concepts centraux mobilisés dans les recherches de Lévesque, en prêtant particulièrement attention aux liens établis entre la régulation, l’innovation et l’économie sociale. Nous mettons ensuite en lumière l’analyse élaborée par Lévesque des transformations du modèle québécois de développement au cours des quatre dernières décennies, en prenant notamment en compte la récession économique mondiale du début des années 1980 et son impact politique et social. Nous présentons ensuite des débats entourant le rôle de l’économie sociale au Québec, ainsi que des réflexions de Lévesque sur l’évolution récente du modèle de développement québécois et les trois générations d’innovations sociales. Ces débats et ces réflexions nous permettent de conclure en proposant des pistes de prolongement des travaux de Lévesque. Nous soutenons effectivement qu’une attention plus soutenue mériterait d’être accordée, dans les travaux portant sur l’innovation, l’économie sociale et le modèle de développement québécois, à l’évolution du nationalisme au Québec depuis les années 1980 et à la place du conflit dans les processus de changement social. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 89 02. Régulation, innovation et économie sociale 3 Parmi les différentes clés de lecture des travaux de Benoît Lévesque, un bon point de départ est sa réflexion sur la stabilité et le changement social, qui s’appuie notamment sur une relecture de la théorie de la régulation. Cette théorie fait effectivement partie des trois courants qui ont le plus influencé Lévesque dans le cadre de ses recherches avec le CRISES, soit « l’approche des mouvements sociaux, les théories institutionnalistes (notamment la théorie de la régulation et l’approche des conventions) et les théories des organisations » (Bouchard et Lévesque, 2014 : 126). Le sociologue a repris, tant dans ses propres travaux que dans ceux signés avec des collègues, le concept de « mode de régulation » proposé entre autres par Michel Aglietta et Alain Lipietz, qui peut être défini comme un ensemble cohérent de compromis institutionnalisés et de normes qui assurent une certaine régularité aux rapports sociaux et économiques dans une société donnée, pour une période plus ou moins longue (Bélanger et Lévesque, 1991 : 17). Étudier la reproduction sociale et le changement à partir des modes de régulation permet de « dépasser la notion trop globalisante de mode de production et de rendre compte autant de la diversité géographique des capitalismes que de la variabilité temporelle de la configuration des formes sociales » (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001 : 92). Lévesque et ses collègues proposent d’élargir la définition des modes de régulation, en y incluant non seulement les rapports de production et la relation salariale, mais aussi les principes de définition de l’intérêt général, les formes de gouvernance, d’organisation du travail et de coordination entre les marchés, l’État et la société civile, ainsi que les rapports spécifiques aux territoires, aux consommateurs-usagers et aux consommatricesusagères (Bernier, Bouchard et Lévesque, 2003 : 330). Cet élargissement du concept de mode de régulation s’accompagne d’une diversification des acteurs collectifs, ainsi que des formes de crise qui peuvent mener à des transformations dans un mode de régulation, voire à une transition entre deux modes de régulation distincts. Les acteurs collectifs impliqués dans la régulation et le changement social ne se limitent pas aux syndicats, au patronat et à l’État : les luttes menées par les communautés autochtones, les mouvements écologistes, féministes, de consommateurs et de consommatrices ont aussi une incidence majeure sur l’adoption et la transformation des politiques économiques et sociales (Lévesque, 2002a). Les formes de crise identifiées par Lévesque incluent, pour leur part, les crises économiques (tant du côté de la production de biens et de services que de leur consommation), culturelles (changements dans le rapport au travail, nouvelles attentes sociales, etc.), politiques (crise des finances publiques) et sociales (éclatement des compromis sociaux), parmi plusieurs autres exemples (Lévesque, 2006a : 59). Une attention particulière est accordée aux changements qui ont accompagné la crise du mode de régulation fordiste, qui s’est développée au cours des trois décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale (1945-1975) et qui s’est buté, au début des années 1980, à la désindustrialisation des économies dans le Nord global, à la déréglementation des marchés et à un recul des protections sociales associées à l’État keynésien (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999 ; Klein et Fontan, 2014). 4 Un autre élément important, pour bien comprendre l’interprétation offerte par Lévesque du modèle de développement québécois, est la place qu’il accorde à l’innovation dans son analyse du changement social. Lévesque soutient effectivement que les crises des modes de régulation encouragent des vagues d’innovations, qui Revue Interventions économiques, 67 | 2022 90 cherchent tant à répondre à des aspirations et à des besoins sociaux non satisfaits qu’à transformer les rapports sociaux et économiques au cœur des différents modes de régulation (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 28-29). Le choix fait par Lévesque d’examiner le rôle des innovations dans les processus de changement social « se situe consciemment en rupture avec la prédominance marxiste althussérienne » au sein du département de sociologie de l’UQAM dans les années 1980, avec l’accent mis sur « la reproduction qu’assurent les appareils idéologiques d’État » (Bouchard, 2021 : 120). L’analyse proposée par Lévesque s’inspire plutôt de la théorie de la régulation, qui « présente la crise économique comme conséquence d’un éclatement des grands compromis sociaux, ouvrant ainsi un espace nouveau d’expérimentation sociale à l’échelle des organisations et même des institutions » (Ibid. : 121). Lévesque s’intéresse en particulier à deux formes d’innovation, soit l’innovation économique et l’innovation sociale. La première forme d’innovation est liée aux transformations des systèmes de production économique, dont l’évolution peut être associée aux cycles de Kondratieff, soit « des cycles d’environ cinquante ans : une phase d’expansion, où certaines grappes d’innovations se généralisent, selon une trajectoire relativement spécifique et une phase de dépression, où se produisent à la fois la “désarticulation de l’ancien ordre productif” et la “genèse d’un paradigme productif nouveau” » (Lévesque, 2006a : 51-52). Le concept d’innovation sociale, pour sa part, a commencé à être utilisé vers la fin des années 1960 pour désigner des expérimentations sociales dans les domaines du travail et de la consommation, puis il a été employé pour rendre compte des stratégies et des revendications portées par les syndicats, les organismes communautaires et les groupes issus de la société civile pour faire face à la crise du fordisme à partir des années 1980 (Callorda Fossati, Degavre et Lévesque, 2018). La définition des innovations sociales proposée par le CRISES, que Lévesque a contribué à élaborer et qui est souvent reprise dans ses travaux, présente ces dernières comme de « nouveaux arrangements sociaux, organisationnels ou institutionnels ou encore [de] nouveaux produits ou services ayant une finalité sociale explicite résultant, de manière volontaire ou non, d’une action initiée par un individu ou un groupe d’individus pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution à un problème ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles » (Centre de recherche sur les innovations sociales, 2022). Les innovations sociales jouent, selon Lévesque, un rôle central dans la transition entre les modes de régulation à la suite d’une crise, en répondant à des besoins qui émergent ou qui deviennent plus criants durant les périodes de crise ainsi qu’à des aspirations collectives, à condition toutefois qu’elles s’intègrent à « une vision ou un paradigme qui laisse entrevoir comment elles peuvent former système et se renforcer ainsi les unes et les autres » (Lévesque, 2002a). Ces innovations se manifestent dans quatre principaux domaines, soit les rapports de production, les rapports de consommation, les rapports entre les entreprises et la configuration spatiale et territoriale des rapports sociaux (voir le Tableau 1). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 91 L’économie sociale occupe, pour sa part, une place cruciale dans les travaux de Lévesque pour au moins deux raisons, liées respectivement à la question de l’innovation sociale et à celle du « modèle québécois de développement ». L’économie sociale est effectivement conçue par Lévesque comme un vecteur important d’innovation sociale, puisqu’elle donne à certains acteurs et certaines actrices relativement dominé-e-s ou exclu-e-s du champ économique la possibilité de réaliser des projets d’entreprises qu’ils et elles n’auraient pas pu réaliser individuellement. Elle permet aussi l’émergence d’activités nécessaires, mais délaissées par le marché ou l’État, et elle se base sur des règles de fonctionnement inédites dans le monde de la production de biens et de services (Lévesque, 2006a : 67 ; Lévesque, 2006b : 7). L’économie sociale permet ainsi d’élargir la gamme de produits et de services disponibles, tout en les rendant accessibles à des personnes et à des groupes qui ne pourraient pas les obtenir autrement. Elle met de l’avant de nouvelles pratiques intraorganisationnelles et inter-organisationnelles centrées sur la coopération, et elle démocratise l’entrepreneuriat en promouvant une version sociale et collective de ce dernier (Lévesque, 2002b). Ces caractéristiques de l’économie sociale expliquent en grande partie sa place centrale dans les recherches associées à la nouvelle sociologie économique francophone, qui portent leur attention sur « l’émergence de nouvelles pratiques économiques qui pourraient permettre de dépasser les limites des modes traditionnels de régulation » (Lévesque, Bourque et Forgues, 1997 : 288). 5 L’économie sociale est aussi envisagée par Lévesque comme une stratégie prometteuse pour renouveler le modèle québécois de développement et le faire tendre dans une autre direction que celle promue par le néolibéralisme. Le sociologue définit le concept de modèle de développement à partir des éléments suivants : « 1) les acteurs sociaux (force, vision et stratégie), leurs alliances pour former un bloc social et le paradigme sociétal qui leur donne sens ; 2) le mode de régulation et les formes de gouvernance, soit entre autres la place respective du marché, de l’État et de la société civile ; 3) le système de production, les formes de l’organisation du travail, les rapports entre les entreprises, les politiques industrielles et économiques ; 4) le système des services publics, la redistribution et l’organisation des services ; 5) les politiques d’insertion dans l’économie mondiale » (Lévesque, 2002a). Lévesque met en lumière une tension, observable depuis les années 1990, entre deux hypothèses de renouvellement du modèle qui a émergé au Québec durant la Révolution tranquille des années 1960 et la réforme Castonguay des années 1970. La première hypothèse de renouvellement Revue Interventions économiques, 67 | 2022 92 consiste en un tournant néolibéral du modèle québécois, qui mènerait à accorder plus de place au marché par la déréglementation, la privatisation et la tarification. La deuxième hypothèse est celle du développement partenarial et solidaire qui trouve sa principale assise dans les innovations associées à l’économie sociale, par exemple la création de nouveaux types d’entreprises et de nouvelles formes de coordination entre les entreprises, l’élaboration de réponses originales à différents problèmes dans les domaines de la santé, de l’exclusion sociale, du développement local et de la création d’emplois, ainsi que la reconfiguration des instances de développement local avec la création des centres locaux d’emploi (CLE) et des centres locaux de développement (CLD) (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999 : 8-9). La « nouvelle économie sociale », qui s’est développée au cours des années 1970 et qui a été institutionnalisée au Québec dans les années 1990, pourrait donc participer à la constitution d’un « nouveau régime de gouvernance de l’intérêt général » où seraient mobilisés de façon inédite l’État et ses agences, le marché à travers les entreprises et la société civile avec les associations volontaires, tandis que l’économie sociale se situerait à la jonction de ces différents espaces institutionnels (Bouchard, Bourque, Lévesque et Desjardins, 2001). 03. L’innovation et l’économie sociale face aux transformations du modèle québécois (1980-2022) 6 La section précédente a présenté trois concepts centraux dans les travaux de Lévesque, soit la régulation, l’innovation et l’économie sociale. Nous pouvons maintenant examiner l’interprétation des dynamiques sociales contemporaines proposée par le sociologue, et notamment l’idée selon laquelle les innovations associées à l’économie sociale et leur institutionnalisation par l’entremise d’un partenariat entre les syndicats, les groupes communautaires, les entreprises d’économie sociale et l’État peuvent aider les sociétés contemporaines à affronter la crise du mode de régulation fordiste et à prendre une autre direction que celle promue par le néolibéralisme (Lévesque et Mendell, 2005). Il importe de souligner que les propositions théoriques mises de l’avant par Lévesque et ses collègues, notamment la relecture du concept de « mode de régulation » et l’analyse des liens entre l’innovation sociale, l’économie sociale et les modèles de développement, ne visent pas seulement à offrir un cadre d’analyse de la reproduction et du changement social en général, mais aussi à rendre compte des dynamiques économiques et sociales au Québec, et notamment des transformations du modèle de développement québécois à partir des années 1980 (Bouchard, Lévesque et Saint-Pierre, 2008 ; Lévesque, 2002a). 7 Le début des années 1980 a marqué, au Québec comme ailleurs dans le monde, le début d’une grave récession économique : de nombreuses usines ont fermé leurs portes, le taux de chômage a atteint 14 % en 1982, les déficits publics ont augmenté considérablement et les taux de croissance ont chuté par rapport à leur évolution dans les trois décennies précédentes (Linteau, Durocher, Robert et Ricard, 1986 : 729-730). Lévesque et ses collègues identifient un ensemble de crises associées à cette récession, qui peuvent être regroupées dans trois domaines, soit celui des relations entre le capital et le travail (avec une crise de l’emploi provoquée par la modernisation des méthodes de production, les fermetures et les délocalisations d’usine, la montée de la précarité et une insatisfaction croissante par rapport au mode tayloriste de gestion du travail), celui des conditions de vie (avec la déstabilisation du régime keynésien et la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 93 multiplication des initiatives et des demandes citoyennes pour une démocratisation de l’offre et de la gestion des services publics) et celui des organisations mandatées pour appuyer le développement des collectivités locales (avec un endettement élevé et une remise en question du modèle de développement centralisé qui prévalait dans les années 1960 et 1970, ce qui favorise un processus de décentralisation et de transfert des responsabilités aux régions et aux quartiers urbains en ce qui concerne le développement local) (Klein, Fontan, Harrisson et Lévesque, 2014 : 202-203). 8 La récession des années 1980, avec les crises qui l’ont accompagné, a encouragé une réorientation des priorités et des activités des groupes issus de la société civile, et notamment de ceux associés à la nouvelle économie sociale. Cette réorientation a pris forme durant les années 1980, puis s’est accélérée à partir des années 1990 : « [au plan des rapports de production], les coopératives de travail et les entreprises autogérées du début des années 1970 répondaient à une demande de travailler autrement, alors qu’une grande partie des créations de coopératives des années 1990 ne répondaient plus seulement à une crise du travail, mais aussi à une crise de l’emploi, d’où la popularité des entreprises d’insertion et des coopératives de travailleurs-actionnaires. [Au plan des rapports de consommation], les services collectifs relevant de l’économie sociale répondaient, dans les années 1970, à une volonté d’offrir des services alternatifs à ceux offerts par l’État, alors que dans les années 1990 ils répondaient également à des besoins négligés par l’État dans un contexte de crise des finances publiques. » (Bouchard, Bourque, Lévesque et Desjardins, 2001 : 38). Les transformations économiques et sociales qui ont caractérisé les années 1990 (voir le Tableau 2) peuvent être liées, entre autres, au développement de modalités de coordination novatrices qui « s’appuient sur l’engagement des personnes et des communautés contrairement au marché [et qui] font appel à l’horizontalité contrairement aux hiérarchies privées et à l’État » (Lévesque, 2002c : 8). L’analyse des crises et des transformations au Québec depuis les années 1980 a mené Lévesque et ses collègues à postuler l’existence de trois modèles de développement dans l’histoire québécoise récente, soit un modèle fordiste entre 1960 et 1980, un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 94 modèle partenarial entre 1980 et 2003, puis un modèle néolibéral qui s’est imposé après l’élection du premier gouvernement libéral de Jean Charest en 2003 (voir le Tableau 3). L’émergence du modèle partenarial de développement, auquel Lévesque accorde une attention particulière dans ses travaux (Lévesque, 2006a ; Lévesque, 2002a), est liée à une vaste mobilisation de la société civile pour affronter les nombreux défis qui ont accompagné la récession du début des années 1980, bien que les bases du modèle partenarial précèdent cette période. Bélanger et Lévesque identifient par exemple trois générations d’organisation dans le mouvement communautaire et populaire au Québec, soit la génération des comités de citoyens et de citoyennes qui prévalent dans les milieux urbains de 1963 à 1969 et dans les milieux ruraux de 1970 à 1975, celle des groupes populaires qui dominent de 1976 à 1982, puis celle des groupes communautaires qui se sont établis dans la deuxième moitié des années 1980 et qui ont promu l’émergence d’un modèle de développement reposant sur le partenariat entre les secteurs étatique, privé, syndical et communautaire afin de conjuguer avec les nouveaux défis sociaux qui ont caractérisé cette période (Bélanger et Lévesque, 1992 : 715). Un autre processus structurant pour l’émergence du modèle partenarial est le passage de l’expérimentation sociale à l’institutionnalisation, notamment avec la consolidation des innovations associées à l’économie sociale par l’entremise d’une reconnaissance et d’un soutien par l’État (Lévesque et Vaillancourt, 1998 : 18). Lévesque soutient que la reconnaissance et l’institutionnalisation de l’économie sociale québécoise dans la deuxième moitié des années 1990 ont été rendues possibles, entre autres, par la marche « Du pain et des roses » en juin 1995 et le Sommet sur l’économie et l’emploi, qui s’est tenu à l’automne 1996 et qui visait à définir les grandes lignes d’un nouveau pacte social après le deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. La marche a effectivement encouragé une réflexion publique sur l’économie sociale et la mise sur pied de comités régionaux d’économie sociale, tandis que le Sommet a permis la création d’un groupe de travail sur l’économie sociale qui a proposé sa reconnaissance par le gouvernement québécois en tant que partenaire, ce qui impliquait entre autres du financement pour l’action communautaire, l’accès des organismes à but non lucratif à Investissement Québec et un soutien public pour la formation, les services aux entreprises, la coordination et la recherche (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 27 ; Lévesque et Mendell, 1999). Les entreprises d’économie sociale, le mouvement communautaire et les acteurs publics ne sont toutefois pas les seules composantes du modèle partenarial qui a pris forme au Québec depuis les années 1980. Les instances spécialisées dans le développement local (Lévesque, 1999), les centres de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 95 recherche (Lévesque, Fontan et Klein, 2014), les fonds de travailleurs et de travailleuses (Lévesque, 2017) et les fondations philanthropiques (Fontan, Lévesque et Charbonneau, 2011) figurent effectivement parmi les piliers du système québécois d’innovation sociale (Lévesque, 2016). 04. Le modèle québécois de développement, le néolibéralisme et les trois générations d’innovations sociales 9 Nous avons examiné, dans les sections précédentes de l’article, les liens établis par Lévesque entre la régulation, l’innovation sociale et l’économie sociale, puis nous avons présenté son interprétation de l’évolution du modèle de développement québécois au cours des quatre dernières décennies, avec une attention particulière accordée à l’émergence du modèle partenarial dans la foulée de la récession économique mondiale des années 1980. Nous pouvons maintenant présenter des perspectives critiques sur l’économie sociale québécoise, ainsi que des réflexions de Lévesque sur l’évolution récente du modèle québécois de développement et les trois générations d’innovations sociales. 10 La reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale au cours des années 1990, à laquelle Lévesque a contribué avec d’autres acteurs et actrices, a mené à d’importants débats autour de l’avenir des politiques sociales et du mouvement communautaire au Québec (Favreau et Piotte, 2010 ; Boivin et Fortier, 1998). Des critiques d’inspiration féministe et marxiste affirment, entre autres, que l’économie sociale offre un certain espace d’autonomie face aux forces de marché, mais que son influence demeure limitée et assujettie aux règles imposées par les élites économiques et politiques. L’institutionnalisation de l’économie sociale au cours des années 1990 est alors interprétée comme un compromis pour augmenter l’acceptabilité sociale du « déficit zéro » promu par le gouvernement de Lucien Bouchard (Raymond, 2013) et une stratégie pour atteindre l’équilibre budgétaire sans augmenter les revenus de l’État, en contribuant au développement d’un secteur qui répond à certains besoins sociaux tout en disposant de conditions de travail beaucoup moins avantageuses que dans le secteur public (Graefe, 2005 : 541) ou encore à l’établissement d’un « sous-marché du travail réservé aux exclus de la société » (Piotte, 1998 : 253). De telles critiques remettent en cause l’idée selon laquelle le modèle québécois se serait engagé dans une trajectoire distincte depuis les années 1990, en soutenant plutôt que cette trajectoire appartient aux « variétés de néolibéralisme » (Birch, 2015 : 580) qui ont pris forme au cours des quatre dernières décennies à travers le monde (Petitclerc et Robert, 2018 : 172-173). D’autres critiques insistent plutôt sur l’invisibilisation des perspectives et des revendications du mouvement féministe au sein du champ de l’économie sociale québécoise, en dépit du fait que ce mouvement a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale avec la marche « Du pain et des roses » en 1995 (Côté, 2011 : 300-302). Des études indiquent que cette invisibilisation persiste de nos jours et qu’elle encourage une mise à l’écart des projets sociaux menés par le mouvement féministe québécois, puisque ces derniers ne répondent pas aux critères de rentabilité économique qui régissent l’octroi du financement pour les initiatives d’économie sociale (Côté et Simard, 2013 : 121). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 96 11 Il importe de souligner que Lévesque reconnaît pleinement le risque que l’économie sociale soit privée de son potentiel transformateur, si elle se voit réduite à « une économie de la misère et de la compassion avec des services de second ordre » plutôt que d’être conçue comme une composante dans un projet de démocratisation de l’État et de l’économie, ce qui suppose notamment de « renforcer ses réseaux, élargir le débat et repenser ses relations avec le secteur public et le secteur privé » (Bouchard, 2021 : 178). Lévesque reconnaît aussi les défis auxquels le modèle québécois de développement et le partenariat sont confrontés actuellement, face à la montée du modèle néolibéral (Fortier, 2010) et à la succession presque ininterrompue des gouvernements du Parti libéral du Québec (PLQ) depuis 2003, qui a pris fin avec l’élection de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en octobre 2018. Bien que le modèle partenarial et le modèle néolibéral puissent cohabiter dans une certaine mesure (Bouchard, Lévesque et Saint-Pierre, 2008), la préférence des gouvernements provinciaux pour le modèle néolibéral depuis le début des années 2000 compromet sérieusement le partenariat et le développement de l’économie sociale au Québec (Lévesque, 2014). Les gouvernements de Jean Charest et de Philippe Couillard marquent ainsi, pour Lévesque, une « double rupture avec le modèle québécois : une première avec la concertation et les compromis sociaux à la base de la social-démocratie et une seconde avec le nationalisme québécois non partisan que soutenait à sa façon Robert Bourassa. Cette double rupture n’est pas purement réactive puisqu’elle vise à mettre en place un autre modèle de développement qui ferait confiance davantage au marché et qui viserait une insertion plus poussée dans une économie de ressources naturelles » (Bouchard, 2021 : 311). Cette prédominance du modèle néolibéral de développement risque de persister sans un changement d’ampleur dans le paysage politique du Québec. Comme l’a indiqué le politologue Gabriel Arsenault, « sans un gouvernement de gauche ou de centre-gauche au pouvoir, l’écosystème de l’économie sociale québécoise a peu d’espoir de véritablement se développer et risque de se dégrader » (Arsenault, 2018 : 218). 12 Un autre élément important à aborder ici est la variété des types d’innovations sociales. Lévesque considère en effet qu’il existe au moins trois « générations » d’innovations sociales provoquées par la reconfiguration des rapports sociaux dans les sphères du travail (durant les années 1980), de la consommation et des services (dans les années 1990), puis dans le rapport à la nature (à partir des années 2010), chaque génération se trouvant sur un continuum entre une conception plus ou moins « faible » ou « forte » de l’innovation sociale. Avec la crise de l’emploi, les nouvelles exigences de flexibilisation et la remise en question du modèle fordiste au cours des années 1980, une première génération d’innovations sociales a pris forme, avec des résultats mitigés et souvent limités à l’échelle des entreprises : « S’il n’y a pas de compromis fondateur qui assure la régulation, négociée au niveau de l’État, et entre les grands acteurs sociaux (patronat, syndicat, mouvements sociaux, etc.), ça veut dire que c’est laissé à la bonne volonté de quelques personnes. L’innovation demeure alors au niveau organisationnel, ce qui reste un niveau fragile en matière de pérennité » (Callorda Fossati, Degrave et Lévesque, 2018 : 11). Par contraste, la seconde génération d’innovations sociales est associée plus étroitement au monde de l’économie sociale, en voie d’institutionnalisation dans les années 1990. Lévesque estime que cette deuxième génération correspond à une conception « forte » de l’innovation sociale, avec des transformations institutionnelles qui assurent aux innovations une meilleure diffusion et une plus grande pérennité. Lévesque soulève aussi l’hypothèse d’une troisième Revue Interventions économiques, 67 | 2022 97 génération d’innovations sociales, qui aurait émergé au cours de la dernière décennie. Les innovations associées à cette génération s’inscriraient dans le sillage de la « transition sociale et écologique », en s’attaquant à la fois aux inégalités socioéconomiques et à la crise climatique : « Le mode de production, comme le mode de consommation ou les formes de gouvernance, doivent être repensé avec un souci d’équité entre les générations dans le temps et à l’échelle de la planète entre le Nord et le Sud. Sous cet angle, il ne suffit pas de s’en remettre à une économie sociale pour les innovations sociales : ces dernières deviennent indispensables à toutes les formes d’organisation et d’entreprises, y compris les administrations publiques et le fonctionnement de l’État » (Ibid. : 10). Les orientations actuelles du CRISES semblent suivre cette évolution. Le renouvellement de la programmation scientifique en 2020 a ainsi permis d’intégrer les enjeux de justice sociale et environnementale, les communs et les théories de l’intersectionnalité parmi les thématiques de recherche du CRISES (Centre de recherche sur les innovations sociales, 2022b). Ces thématiques, qui prêtent une attention particulière aux inégalités et qui renouent avec certaines aspirations politiques et sociales des années 1960 et 1970, prolongent à plusieurs égards les propositions théoriques de Lévesque. Les interventions récentes du sociologue mettent effectivement en lumière la complexité et l’ambivalence politique de concepts tels que l’économie sociale et les innovations sociales. Ces interventions lui ont aussi permis de souligner l’importance « d’établir des passerelles entre les luttes contre les formes de domination et les initiatives de la société civile orientées vers l’innovation sociale » (Bouchard, 2021 : 345). 05. Conclusion 13 Notre article visait à présenter l’interprétation du modèle québécois de développement élaborée par Benoît Lévesque, en examinant les concepts de régulation, d’innovation sociale et d’économie sociale, puis en exposant des réflexions de Lévesque sur l’émergence du modèle partenarial au cours des quatre dernières décennies, les défis posés par le néolibéralisme et les débats entourant le rôle de l’économie sociale au Québec. Nous souhaitons nous appuyer sur les analyses présentées ici afin de proposer des pistes de prolongement des travaux de Lévesque, en invitant à prêter davantage attention à l’évolution du nationalisme au Québec depuis les années 1980 et à la place du conflit dans les processus de changement social. 14 L’importance du mouvement nationaliste dans la trajectoire de développement distincte du Québec depuis la Révolution tranquille et dans l’émergence d’une économie mixte est mise en lumière dans les travaux de Lévesque (2002a), mais les tensions au sein de la coalition nationaliste québécoise, notamment avec la dislocation du compromis social fordiste après la récession des années 1980, mériteraient une attention plus soutenue. Des travaux soulignent entre autres que le ralliement des syndicats et des entreprises d’économie sociale au pacte national du gouvernement Bouchard en 1996 a ouvert la voie à une série de concessions importantes dans les décennies suivantes, notamment avec la poursuite du déficit zéro et la répression des grèves dans le secteur public, et ce, peu importe le parti au pouvoir (Guay et Dufour, 2020 : 200). L’analyse des liens entre la question nationale, les cycles de mobilisation au Québec et les dynamiques de priorisation ou d’invisibilisation de certains mouvements ou enjeux sociaux (Dufour, Bergeron-Gaudin et Chicoine, 2020 : 671-672) constitue sans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 98 doute une stratégie prometteuse pour prolonger les travaux de Lévesque et des communautés d’interrogation qui s’intéressent à l’action communautaire et à l’économie sociale au Québec. 15 Une autre stratégie consisterait à examiner plus en détail le rôle des conflits dans les processus de changement social. Les conflits sont pris en compte dans les travaux de Lévesque – le sociologue indique ainsi, dans un article rédigé avec l’historien Martin Petitclerc, que « les crises résultent d’abord et avant tout des conflits qui sont au cœur des rapports sociaux, ce qui entraîne périodiquement une remise en question plus ou moins profonde du système économique et de son mode de régulation » (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 16). L’analyse de la crise des années 1980 offerte dans les travaux de Lévesque nous semble toutefois minimiser le rôle des conflits sociaux, en insistant plutôt sur la stagnation des gains de productivité, l’ouverture des marchés, la crise du couple État-marché pour la régulation, la crise de la coordination marchandebureaucratique et la désarticulation du cercle vertueux qui liait le développement économique et le développement social (Lévesque, 2006a : 59). La récession du début des années 1980 est certes liée aux crises mentionnées par Lévesque, mais elle est également associée à une restauration du pouvoir de classe des capitalistes (Harvey, 2005), ainsi qu’à une offensive contre les syndicats par l’entremise d’une politique antiinflationniste (Mitchell et Erickson, 2005) qui a contraint ces derniers à adopter une posture défensive, centrée sur la défense des acquis et la résistance aux attaques patronales et gouvernementales (Rouillard, 2004 : 215-216). Une meilleure prise en compte du rôle des conflits dans les processus de changement social pourrait mener, entre autres, à examiner les conditions qui permettent aux syndicats, aux organismes communautaires et aux groupes issus de la société civile d’intervenir politiquement, en utilisant différentes tactiques de pression et de perturbation, ainsi que les conditions qui limitent ou entravent le développement de ce potentiel d’intervention et d’interruption (Guay et Drago, 2019). 16 Les travaux de Benoît Lévesque constituent une contribution majeure à la pensée économique au Québec, et les pistes de prolongement esquissées ici s’ajoutent à de nombreuses autres qui pourraient être approfondies dans des recherches ultérieures. Des travaux et des initiatives à venir pourraient notamment examiner, dans la foulée des nouvelles thématiques de recherche du CRISES, les possibilités d’intégrer l’économie sociale et l’action communautaire à un projet politique plus large, à la hauteur des défis de notre époque. En s’inspirant d’une conception forte des innovations sociales, ce projet pourrait encourager le développement des communs, une distribution plus équitable des ressources et l’établissement d’un rapport de force avec les élites économiques et politiques en vue d’une transformation sociale de grande ampleur (Durand Folco, 2019). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 99 BIBLIOGRAPHIE Arsenault, Gabriel (2018). L’économie sociale au Québec : une perspective politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 280 pages. Bélanger, Paul et Benoît Lévesque (1991). La « théorie » de la régulation, du rapport salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique, Cahiers de recherche sociologique, n° 17, pp. 17-51. Bélanger, Paul et Benoît Lévesque (1992). Le mouvement populaire et communautaire : de la revendication au partenariat (1963-1992), dans Gérard Daigle et Guy Rocher (sous la direction de), Le Québec en jeu : Comprendre les grands défis, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, pp. 713-742. Bernier, Luc, Marie Bouchard et Benoît Lévesque (2003). Attending to the general interest: New mechanisms for mediating between the individual, collective and general interest in Quebec, Annals of Public and Cooperative economics, vol. 74, n° 3, pp. 321-348. Birch, Kean (2015). Neoliberalism: The whys and wherefores… and future directions, Sociology Compass, vol. 9, n° 7, pp. 571-584. Boivin, Louise et Mark Fortier (sous la direction de) (1998). L’économie sociale. L’avenir d’une illusion, Montréal, Fides, 229 pages. Bouchard, Marie J. (2021). L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 408 pages. Bouchard, Marie, Gilles Bourque, Benoît Lévesque et Élise Desjardins (2001). L’évaluation de l’économie sociale dans la perspective des nouvelles formes de régulation socio-économique de l’intérêt général, Cahiers de recherche sociologique, n° 35, pp. 31-53. Bouchard, Marie et Benoît Lévesque (2014). Économie sociale et innovation : L’approche de la régulation, au cœur de la construction québécoise de l’économie sociale, dans Benoît Lévesque, Jean-Marc Fontan et Juan-Luis Klein (sous la direction de), L’innovation sociale : Les marches d’une construction théorique et pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 125-152. Bouchard, Marie, Benoît Lévesque et Julie Saint-Pierre (2008). Modèle québécois de développement et gouvernance. Entre le partenariat et la concurrence ?, dans Bernard Enjolras (sous la direction de), Gouvernance et intérêt général dans les services sociaux et de santé, Bruxelles, PIE-Peter Lang, pp. 39-64. Callorda Fossati, Ela, Florence Degavre et Benoît Lévesque (2018). L’innovation sociale : retour sur les marches d’une construction théorique et pratique. Entretien avec Benoît Lévesque. Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 23, DOI:10.4000/regulation.12980. Centre de recherche sur les innovations sociales (2022a). Présentation, https://crises.uqam.ca/apropos/presentation/. Centre de recherche sur les innovations sociales (2022b). Programmation scientifique, https:// crises.uqam.ca/recherche/programmation-scientifique/. Côté, Denyse (2011). Difficiles convergences : mouvement des femmes et économie sociale, l’expérience québécoise, dans Isabelle Guérin, Madeleine Hersant et Laurent Fraisse (sous la direction de), Femmes, Économie et Développement, Paris, Éditions Érès, pp. 289-312. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 100 Côté, Denyse et Étienne Simard (2013). Mésaventure ou mauvaises habitudes ? La disparition des femmes dans les discours locaux sur l’économie sociale au Québec, Économie et Solidarités, vol. 43, n° 1-2, pp. 111-124. DiMaggio, Paul (1988). Interest and agency in institutional theory, dans Lynne G. Zucker (sous la direction de), Institutional Patterns and Organizations: Culture and Environment, Cambridge, Ballinger, pp. 3-21. Dufour, Pascale, Jean-Vincent Bergeron-Gaudin et Luc Chicoine (2020). Social Movements and the National Question in Quebec: The Institutional Legacy of a Cleavage, Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, vol. 53, n° 3, pp. 658-675. Durand Folco, Jonathan (2019). Les trois trajectoires historiques de l’innovation sociale. Entre marchandisation, reconnaissance et émancipation, dans Juan-Luis Klein, Jacques L. Boucher, Annie Camus, Christine Campagne et Yanick Noiseux (sous la direction de), Trajectoires d’innovation. De l’émergence à la reconnaissance, Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 29-37. Favreau, Louis et Jean-Marc Piotte (2010). Débat sur l’économie sociale, Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 4, pp. 269-283. Fontan, Jean-Marc, Benoît Lévesque et Mathieu Charbonneau (2011). Les fondations privées québécoises: un champ de recherche émergent, Lien social et Politiques, n° 65, pp. 43-64. Fortier, Isabelle (2010). La « réingénierie de l’État », réforme québécoise inspirée du managérialisme, Revue française d’administration politique, n° 136, pp. 803-820. Graefe, Peter (2005). The contradictory political economy of minority nationalism, Theory and Society, vol. 34, n° 5, pp. 519-549. Guay, Emanuel et Alessandro Drago (2019). Au-delà de la social-démocratie, Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 21, pp. 37-43. Guay, Emanuel et Frédérick Guillaume Dufour (2020). Néolibéralisme, politiques sociales et coalitions nationalistes en quête d’un État dans la période post-1995 au Québec, Politique et Sociétés, vol. 39, n° 2, pp. 196-201. Harvey, David (2005). A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 254 pages. Klein, Juan-Luis et Jean-Marc Fontan (2014). Introduction, dans Benoît Lévesque, Jean-Marc Fontan et Juan-Luis Klein (sous la direction de), L’innovation sociale : Les marches d’une construction théorique et pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 1-10. Klein, Juan-Luis, Jean-Marc Fontan, Denis Harrisson et Benoît Lévesque (2014). L’innovation sociale au Québec : un système d’innovation fondé sur la concertation, dans Juan-Luis Klein, JeanLouis Laville et Frank Moulaert (sous la direction de), L’innovation sociale, Toulouse, Éditions érès, pp. 193-246. Lévesque, Benoît (1999). Le développement local et l’économie sociale : deux éléments devenus incontournables du nouvel environnement. Les Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, ET9905. Lévesque, Benoît (2002a). Le modèle québécois: Un horizon théorique pour la recherche, une porte d’entrée pour un projet de société?, Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, n° 29, https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.1012. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 101 Lévesque, Benoît (2002b). Entrepreneurship collectif et économie sociale : entreprendre autrement. Cahier de l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale, no I-02-2002. Lévesque, Benoît (2002c). Les entreprises d’économie sociale, plus porteuses d’innovations sociales que les autres ?. Les Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, ET0205. Lévesque, Benoît (2006a). L’innovation dans le développement économique et le développement social, dans Juan-Luis Klein et Denis Harrisson (sous la direction de), L’innovation sociale. Émergence et effets sur la transformation des sociétés, Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 43-70. Lévesque, Benoît (2006b). Le potentiel d’innovation et de transformation de l’économie sociale : quelques éléments de problématique. Les Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, ET0604. Lévesque, Benoît (2013). How the Social Economy Won Recognition in Québec at the End of the Twentieth Century, dans Marie J. Bouchard (sous la direction de), Innovation and the Social Economy. The Québec Experience, Toronto, University of Toronto Press, pp. 25-70. Lévesque, Benoît (2014). Une gouvernance partagée et un partenariat institutionnalisé pour la prise en charge des services d’intérêt général, dans Benoît Lévesque, Jean-Marc Fontan et JuanLuis Klein (sous la direction de), L’innovation sociale : Les marches d’une construction théorique et pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, pp. 333-350. Lévesque, Benoît (2016). Économie sociale et solidaire et entrepreneur social : vers quels nouveaux écosystèmes ?, Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, n° 54, https:// doi.org/10.4000/interventionseconomiques.2802. Lévesque, Benoît (sous la direction de) (2017). Fondaction, un fonds pleinement engagé dans la finance socialement responsable, Québec, Presses de l’Université du Québec, 438 pages. Lévesque, Benoît, Gilles Bourque et Éric Forgues (1997). La sociologie économique de langue française : originalité et diversité des approches, Cahiers internationaux de sociologie, vol. 103, pp. 265-294. Lévesque, Benoît, Gilles Bourque et Éric Forgues (2001). La nouvelle sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 268 pages. Lévesque, Benoît, Gilles Bourque et Yves Vaillancourt (1999). Trois positions dans le débat sur le modèle québécois, Nouvelles pratiques sociales, vol. 12, n° 2, pp. 1-10. Lévesque, Benoît, Jean-Marc Fontan et Juan-Luis Klein (sous la direction de) (2014). L’innovation sociale. Les marches d’une construction théorique et pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 450 pages. Lévesque, Benoît et Marguerite Mendell (1999). L’économie sociale au Québec : éléments théoriques et empiriques pour le débat et la recherche, Lien social et Politiques, n° 41, pp. 105-118. Lévesque, Benoît et Marguerite Mendell (2005). L’économie sociale : diversité des définitions et des constructions théoriques, Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, n° 32, https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.852. Lévesque, Benoît et Martin Petitclerc (2008). L’économie sociale au Québec à travers les crises structurelles et les grandes transformations (1850-2008), Économie et solidarités, vol. 39, n° 2, pp. 14-37. Lévesque, Benoît et Yves Vaillancourt (1998). Les services de proximité au Québec: de l’expérimentation à l’institutionnalisation. Les Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, ET9812. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 102 Linteau, Paul-André, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard (1986). Histoire du Québec contemporain. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 834 pages. Mitchell, Daniel J. B. et Christopher L. Erickson (2005). Not yet dead at the Fed: Unions, worker bargaining, and economy‐wide wage determination, Industrial Relations: A Journal of Economy and Society, vol. 44, n° 4, pp. 565-606. Petitclerc, Martin et Martin Robert (2018). Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec, Montréal, Lux Éditeur, 275 pages. Piotte, Jean-Marc (1998). Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois, Québec, Nota Bene, 273 pages. Raymond, Ghislaine (2013). Le « partenariat social ». Sommet socio-économique de 1996, syndicats et groupes populaires, Montréal, M Éditeur, 184 pages. Rouillard, Jacques (2004). Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 336 pages. Tavory, Iddo et Stefan Timmermans (2014). Abductive Analysis: Theorizing Qualitative Research, Chicago, University of Chicago Press, 176 pages. RÉSUMÉS Notre article examine l’interprétation offerte par Benoît Lévesque du modèle québécois de développement, en nous basant tant sur ses travaux que sur les idées structurantes dans certaines des communautés d’interrogation auxquelles il a pris part, pour ensuite situer cette interprétation, ces idées et ces communautés dans le contexte socio-économique et politique du Québec durant les quatre dernières décennies. Nous commençons avec une présentation de certains concepts centraux mobilisés dans les recherches de Lévesque, en prêtant particulièrement attention aux liens établis entre la régulation, l’innovation et l’économie sociale. Nous mettons ensuite en lumière l’analyse élaborée par Lévesque des transformations du modèle québécois de développement au cours des quatre dernières décennies, en prenant notamment en compte la récession économique mondiale du début des années 1980 et son impact politique et social. Nous présentons ensuite des débats entourant le rôle de l’économie sociale au Québec, ainsi que des réflexions de Lévesque sur l’évolution récente du modèle de développement québécois et les trois générations d’innovations sociales. Ces débats et ces réflexions nous permettent de conclure en proposant des pistes de prolongement des travaux de Lévesque. Our article examines the interpretation offered by Benoît Lévesque of the Quebec model of development, by basing ourselves both on his work and on the structuring ideas in some of the communities of inquiry he participated in. We then situate this interpretation, these ideas, and these communities in Quebec’s socio-economic and political context over the past four decades. We begin with a presentation of some of the central concepts used in Lévesque’s work, with a particular attention to the links established between regulation, innovation, and the social economy. We then highlight Lévesque’s interpretation of the transformations of the Quebec model of development over the last four decades, notably by considering the global economic recession of the early 1980s and its political and social impact. We then present debates around the role of social economy in Quebec, as well as Lévesque’s reflections on the recent evolution of the Quebec model of development and the three generations of social innovations. These debates and these reflections allow us to conclude by proposing ways of extending Lévesque’s work. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 103 INDEX Keywords : Benoît Lévesque, regulation, social innovation, social economy, Quebec model of development, neoliberalism, partnership. Mots-clés : Benoît Lévesque, régulation, innovation sociale, économie sociale, modèle québécois de développement, néolibéralisme, partenariat. AUTEURS EMANUEL GUAY Étudiant au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal, guay.emanuel@courrier.uqam.ca JONATHAN DURAND FOLCO Professeur adjoint, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, jdurand@ustpaul.ca SHANNON IKEBE Étudiant au doctorat en sociologie, Université de Californie à Berkeley, shannon.ikebe@gmail.com Revue Interventions économiques, 67 | 2022 104 L’économie post-keynésienne, une pensée hétérodoxe méconnue ? Post-Keynesian Economics: An Unrecognized Heterodox School of Thought? Marc Lavoie et Mario Seccareccia 01. Introduction 1 La théorie post-keynésienne est l’une des nombreuses écoles de pensée hétérodoxes en économie. Dans ses études sur la croissance et la productivité, elle a de nombreuses similitudes avec la théorie française de la Régulation, qui au Québec et hors de France est surtout connue dans les départements de science politique. Pour ce qui est de la théorie des prix et de l’entreprise, ainsi que pour ce qui est de l’étude du marché du travail, elle s’inspire grandement des travaux des économistes institutionnalistes, tant américains que britanniques. Sa théorie des choix du consommateur, bien que développée indépendamment, est similaire à la théorie du consommateur des économistes écologiques. Sa théorie de la rationalité a beaucoup de points communs avec les théories comportementales, mais surtout celles plus radicales découlant d’études comme celles de Herbert Simon. Sa théorie de l’inflation a certaines ressemblances avec ce qui serait une théorie socio-économique de l’inflation, car elle est basée sur une approche conflictuelle. Dans le domaine de la théorie monétaire, on peut dire que ce sont les autres écoles de pensée qui se sont inspirées de la théorie postkeynésienne de la monnaie et du crédit. Finalement, pour ce qui est de la théorie économique en économie ouverte, on peut dire que les post-keynésiens font bande à part, tant pour ce qui est de l’analyse du commerce international que de la finance internationale, bien que dans ce dernier cas elle relève parfois des affirmations des praticiens du domaine. 2 On peut affirmer sans risquer de trop se tromper que la théorie post-keynésienne est méconnue au Québec, et dans une moindre mesure au Canada. On verra plus loin que n’eut été de l’Université McGill, la théorie post-keynésienne aurait été totalement absente du paysage de la théorie économique au Québec. Ce n’est pourtant pas le cas Revue Interventions économiques, 67 | 2022 105 dans tous les pays. Par exemple, au Brésil, la théorie post-keynésienne est enseignée dans les universités les plus prestigieuses et est en concurrence avec la théorie néoclassique. Au Québec français, la théorie post-keynésienne et les autres courants de pensée hétérodoxes ont été virtuellement absents des départements de science économique. Nous ne pourrons cependant pas en donner une véritable explication. 3 Dans ce qui suit, nous allons faire un bref historique de l’apparition de la théorie postkeynésienne. Puis, nous évoquerons les principales caractéristiques de l’économie postkeynésienne. Dans un troisième temps, nous examinerons six domaines où l’on peut affirmer que la théorie post-keynésienne a eu un impact au cours de la dernière décennie. Nous tenterons ensuite de tracer un bref portrait de la présence de la théorie post-keynésienne au Québec et accessoirement dans le reste du Canada. Dans cette partie, nous nous pencherons plus particulièrement sur un ouvrage de 1954 de Maurice Lamontagne, un ouvrage qui encore aujourd’hui suscite l’étonnement, car certains de ses passages auraient pu être écrits par des auteurs post-keynésiens contemporains. 02. Court historique 4 Comme son nom semble l’indiquer, l’origine de la théorie post-keynésienne remonte aux travaux de John Maynard Keynes, l’économiste de Cambridge, dont la philosophie et les travaux ont été décrits avec beaucoup de minutie par notre compatriote Gilles Dostaler (2005). Selon le même Dostaler (1988, p. 134) cependant, les post-keynésiens contemporains ont été fortement influencés par l’économiste polonais Michał Kalecki, qui est souvent reconnu comme ayant établi dans les années 1930, en même temps que Keynes et de façon indépendante, les grands principes de fonctionnement d’une économie menée par la demande, si bien que ‘Kalecki peut être considéré comme le véritable fondateur de la théorie post-keynésienne’. En effet, comme le rappelle Dostaler, selon Joan Robinson, qui est avec Nicholas Kaldor et Piero Sraffa une des grandes sources d’inspiration de la théorie post-keynésienne, Kalecki a produit une version plus cohérente que celle de Keynes. Actuellement, pour simplifier, on pourrait dire que les travaux post-keynésiens portant sur l’économie réelle s’inspirent davantage de Kalecki, tandis que les travaux portant sur la finance et la monnaie s’inspirent davantage de Keynes, bien que les écrits de Kalecki sur la monnaie soient eux aussi tout à fait compatibles avec les théories monétaires post-keynésiennes contemporaines (Sawyer, 2003). 5 Bien que des économistes comme Joan Robinson aient publié dans les années 1930 et 1940 ce qu’on pourrait aujourd’hui désigner comme des travaux post-keynésiens, c’est avec la parution de son livre de 1956, L’Accumulation du capital, que l’on discerne vraiment l’apparition d’une vision d’ensemble qui constitue une alternative à l’économie néoclassique dominante (Robinson, 1972). À l’époque, cette vision, qui propose notamment une théorie alternative de la répartition des revenus entre salaires et profits, est connue sous le nom de théorie néo-keynésienne ou néo-cambridgienne. La controverse sur le capital des deux Cambridge dans les années 1960, laquelle remet en cause la relation entre la rareté du capital et son prix, est un second moment clé, les économistes keynésiens affiliés à l’Université de Cambridge en Angleterre réalisant alors que leur vision de la théorie économique est effectivement distincte de celle ayant cours parmi les économistes keynésiens du Massachussetts Institute of Technology (situé dans la ville de Cambridge, en face de Boston), et presque partout ailleurs aux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 106 États-Unis. Le troisième moment clé, selon nous et aussi selon Dostaler, est la parution de l’article d’Alfred Eichner et Jan Kregel (1975), dans la prestigieuse revue Journal of Economic Literature, dont le titre contient l’appellation de théorie post-keynésienne, article qui affirmait qu’il s’agit là d’un nouveau paradigme. C’est aussi dans les années 1970, alors que la théorie marxiste connaît un renouveau, que les keynésiens américains se réclamant d’une version radicale de Keynes vont s’organiser et que se créeront les deux premières revues ayant pour objet de diffuser la pensée postkeynésienne, en l’occurrence le Cambridge Journal of Economics et le Journal of Post Keynesian Economics. Par la suite, d’autres revues avec des objectifs similaires vont apparaître, des cours en théorie post-keynésienne vont se créer, des écoles d’été en théorie post-keynésienne vont voir le jour, des conférences et des travaux vont se multiplier à la fois en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. 6 Il n’en reste pas moins que la théorie post-keynésienne, comme toutes les théories économiques hétérodoxes, est dans une situation précaire et très minoritaire, en raison de l’hégémonie et de l’intolérance exercées depuis les années 1980 par les défenseurs de la théorie néoclassique dans les départements de science économique. 03. Les caractéristiques de l’économie 3.1 Pour les hétérodoxes en général 7 Comme toutes les théories hétérodoxes, l’économie post-keynésienne repose sur un ensemble de présupposés qui la distingue de l’économie dominante, l’économie néoclassique1. Ces présupposés constituent les concepts essentiels d’une école de pensée et sont antérieurs à la constitution des hypothèses et des théories qui vont être élaborées. Ces présupposés sont les croyances métaphysiques qui régissent un paradigme ou un programme de recherche. Des économistes ou des méthodologistes différents ne s’entendent probablement pas sur l’identification exacte de ces présupposés, mais nous affirmons qu’on les retrouve, de façon quasi identique, sous la plume de nombreux auteurs hétérodoxes. Nous allons en conséquence les identifier brièvement, avant de passer aux caractéristiques qui sont spécifiques à la théorie postkeynésienne par rapport aux autres écoles de pensée hétérodoxes. 8 La théorie néoclassique et les écoles hétérodoxes se distinguent par quatre traits méthodologiques essentiels, opposables deux à deux, auxquels il faut ajouter un trait politique. Au programme néoclassique s’associent une épistémologie instrumentaliste, l’individualisme méthodologique, une rationalité illimitée et une conception de l’économie fondée sur l’échange et la rareté. Au programme hétérodoxe se conjuguent le réalisme, l’holisme, une rationalité procédurale, et une économie de production. Pour ce qui est du trait politique, on peut dire que les économistes orthodoxes sont généralement favorables au libre marché, car ils pensent que les marchés ont la capacité de s’autoréguler, tandis que les économistes hétérodoxes sont plutôt en faveur des interventions étatiques, croyant que les marchés, ou en tout cas certains marchés ont une tendance à l’instabilité. 9 Les auteurs hétérodoxes croient que les simplifications nécessaires à l’analyse économique doivent être malgré tout descriptives : elles doivent dépeindre le monde tel qu’il est, et non un monde imaginaire. C’est le présupposé du réalisme des hypothèses. Pour ce qui est de l’holisme, celui-ci se reflète dans les nombreux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 107 paradoxes macroéconomiques dont le plus connu est celui du paradoxe de l’épargne de Keynes. Dans la prochaine section, nous allons nous référer à plusieurs exemples de paradoxe macroéconomique concernant les marchés financiers. Les économistes hétérodoxes dans leur ensemble rejettent l’hyperrationalité présente chez les économistes néoclassiques, lesquels présument que les agents économiques connaissent tous le vrai fonctionnement de l’économie. Les hétérodoxes s’inspirent plutôt de la vision de Herbert Simon, tel qu’elle a été élaborée en psychologie par Gerd Gigerenzer (2009), selon lequel les gens ne cherchent que des solutions satisfaisantes, en adoptant pour cela des normes, des conventions, des règles de comportement ou encore des habitudes qui leur permettent d’en arriver à des décisions sans trop perdre de temps. Finalement, pour ce qui en est du présupposé de production, on peut en donner deux interprétations. D’abord, les hétérodoxes ne présument pas que les économies opèrent à pleine capacité et au plein emploi. D’autre part, les questions essentielles portent sur la genèse d’un surplus lors de la production et non sur l’allocation optimale par l’échange des ressources existantes. 3.2 Pour les post-keynésiens en particulier 10 On peut maintenant se demander en quoi la théorie post-keynésienne se démarque des autres théories hétérodoxes. Ici encore différentes personnes auront une opinion particulière de ce qui distingue la théorie post-keynésienne. Nous nous baserons sur l’opinion d’Eckhard Hein (2017) pour identifier cinq caractéristiques clés. 11 La toute première, sur laquelle il ne fait aucun doute que tous s’accordent à l’identifier, est le principe de la demande effective, énoncé tant par Keynes que par Kalecki dans les années 1930. Le principe de la demande effective veut que la production s’ajuste à la demande. L’économie est menée par la demande, et non par les contraintes issues de l’offre et des dotations existantes. Bien des économistes reconnaissent la validité de ce principe, mais uniquement lorsqu’il s’agit de la courte période. En revanche, les économistes marxistes et néoclassiques par exemple, restent persuadés que sur la longue période l’économie est menée par des contraintes reliées à l’offre. Les économistes post-keynésiens se distinguent par leur refus de croire que les facteurs du côté de l’offre puissent constituer une contrainte, y compris en longue période. Pour les post-keynésiens, le principe de la demande effective s’applique en tout temps, l’investissement déterminant l’épargne de façon causale. Ainsi, il existe une infinité d’équilibres de longue période possibles, qui dépendent des contraintes imposées par la demande et des institutions mises en place. Les facteurs du côté de l’offre vont ultimement s’ajuster, par des changements dans les mouvements de population ou par l’accélération du progrès technique. 12 La seconde caractéristique de la théorie post-keynésienne est sa vision du temps, qui fait une distinction entre le temps logique, lequel n’a pas d’épaisseur, et le temps historique, qui est irréversible. La véritable rareté, c’est celle du temps. Le sentier qui est emprunté suite à toute modification est d’une importance primordiale, parce que la tendance de longue période n’est que le résultat de la succession d’une suite de courtes périodes (Kalecki, 1971, p. 165). Les post-keynésiens mettent en avant la nécessité de construire des modèles dynamiques, qui prennent en compte l’évolution à travers le temps des stocks d’actifs physiques, de dettes et de richesse financière, et qui peuvent expliquer le réaménagement de la structure productive. C’est le temps dynamique. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 108 L’équilibre auquel on parvient en longue période n’est pas indépendant du sentier emprunté. Ces idées, autrefois jugées peu propices à la formalisation, sont maintenant au cœur des derniers développements mathématiques non linéaires construits autour des notions d’hystérésis, de dépendance au sentier emprunté, d’irréversibilité, et d’effets de lock-in, lesquels impliquent le plus souvent l’existence d’équilibres multiples. 13 La troisième caractéristique de l’économie post-keynésienne est sa vision d’une économie monétisée, une économie monétaire de production qui exclut les relations de troc et qui exige des transactions se déroulant en monnaie dans l’unité de compte déterminée par l’État, avec des contrats exprimés dans cette unité de compte et la détention d’actifs réels sous leur forme monétisée – les actifs financiers. La monnaie et le crédit jouent un rôle essentiel ; ils sont intégrés d’emblée dans le processus de production. Le rôle des banques est primordial, car elles fournissent les avances requises par les entreprises productrices pour lancer la production ou pour inciter les ménages à consommer. Pour cette raison, les post-keynésiens attachent une grande importance aux flux de crédit, qui aident à expliquer l’évolution de la production nationale, ainsi qu’aux stocks de dettes, qui contribuent à expliquer les brusques chutes de revenu et les crises financières. Les modèles dits stock-flux cohérents (SFC), mis de l’avant par Godley et Lavoie (2007) et maintenant extrêmement populaire parmi les économistes post-keynésiens (Nikiforos et Zezza, 2017), sont particulièrement bien adaptés pour analyser ces économies monétisées. Ces modèles intègrent les flux et les stocks financiers et les transactions entre les différents secteurs, tout en tenant compte des flux réels de l’activité économique. Leur structure assure qu’il n’existe aucun trou noir, chaque transaction faisant l’objet d’une quadruple écriture comptable. Ils permettent de saisir les conséquences financières, sur les dettes par exemple, des différentes transactions associées aux flux réels. 14 L’incertitude fondamentale ou radicale est la quatrième caractéristique de l’économie post-keynésienne. Elle est évidemment liée à celles du temps historique et de la rationalité raisonnable, dotée d’une connaissance limitée. Dans le temps historique, le futur ne saurait être identique au présent ou au passé. Dans des termes techniques empruntés de la physique, on dit parfois que le monde est non ergodique, ce qui signifie que les moyennes et les fluctuations observées dans le passé ne sauraient se reproduire à l’identique pour chaque période de temps. Ceci explique que les post-keynésiens, bien que se livrant à des études économétriques, restent tout de même sceptiques quant à la validité ou la généralité des résultats empiriques ainsi obtenus. Au contraire des économistes néoclassiques qui croient, comme Robert Lucas, le meneur des nouveaux classiques, que dans le cadre de l’incertitude radicale le raisonnement économique n’a plus aucune valeur, les économistes post-keynésiens pensent que, sauf en période de crise, l’incertitude crée un élément de continuité, puisque les agents ou les institutions modifieront peu leur comportement face à des fluctuations de toutes sortes, précisément en raison de leurs hésitations face à une information insuffisante ou jugée insuffisamment fiable. 15 La cinquième spécificité de la théorie post-keynésienne selon Hein (2017) est l’importance que les post-keynésiens accordent aux questions reliées à la répartition du revenu et de la richesse, et aux conflits que celles-ci peuvent engendrer. Bien entendu, ces questions de répartition et de conflits se retrouvent aussi chez les auteurs institutionnalistes et les marxistes. Il n’en reste pas moins que la question de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 109 répartition fonctionnelle du revenu était déjà au cœur de l’économie post-keynésienne lors de ses débuts dans les années 1950. Les post-keynésiens considèrent aussi que la crise financière de la fin des années 2000 peut être attribuée aux spectaculaires changements dans la répartition des revenus, notamment l’accroissement de la part des profits et l’inégalité grandissante dans la répartition des salaires. De plus, de nombreux post-keynésiens considèrent que la politique monétaire restrictive des années 1980 a joué un rôle important dans l’accroissement des inégalités, en favorisant les rentiers (Seccareccia, 2019). Les conflits redistributifs jouent un rôle important, tant pour la détermination du taux d’inflation que pour celle de l’activité économique. 16 On ne saurait terminer cette section en soulignant que l’économie post-keynésienne a sa propre théorie microéconomique, qui pourrait être considérée comme la sixième caractéristique. Ainsi les économistes post-keynésiens rejettent la théorie marginaliste des prix, et ils soutiennent que les coûts marginaux sont essentiellement constants, ce qui implique des coûts unitaires décroissants jusqu’à pleine capacité. De plus, comme évoqués précédemment, ils s’opposent à la prédominance des effets de substitution néoclassiques, et mettent plutôt l’emphase sur les effets revenus. Selon les postkeynésiens, les ajustements face à des changements dans la demande dans une économie de marché s’opèrent essentiellement par les quantités, à travers les changements dans les stocks de produits finis et dans les taux d’utilisation des capacités productives, et non par les prix. Ces derniers varient quand les coûts unitaires normaux, calculés à un taux d’utilisation standard, changent, et non quand la demande change, sauf si les entreprises font face à des contraintes temporaires de capacité nécessitant de nouveaux investissements, comme on l’a observé dernièrement durant la pandémie de la Covid-19. Les post-keynésiens s’entendent aussi sur une théorie du consommateur qui comporte de nombreuses similarités avec la théorie des choix prônée par les économistes écologistes et par Nicholas Georgescu-Roegen. Cette théorie repose sur des choix de nature lexicographique, les consommateurs subdivisant leurs besoins en plusieurs catégories hiérarchisées, et les choix individuels étant influencés par les faiseurs d’images, le groupe de référence et les choix antérieurs. Comme évoqué précédemment, dans cette théorie du consommateur, les effets revenus prédominent sur les effets de substitution néoclassiques. 4. Quelques impacts de la théorie post-keynésienne 17 On peut relever six domaines, relevant soit de la politique économique soit des approches théoriques, où l’on peut affirmer que la théorie post-keynésienne a eu un impact au cours de la dernière décennie. 4.1 Trois impacts sur les théories et politiques monétaires et budgétaires 18 Tout d’abord, dans le domaine monétaire, de nombreux représentants des banques centrales, mais pas ceux de la Banque du Canada, reconnaissent maintenant que la théorie post-keynésienne décrit adéquatement le processus de création monétaire (McLeay et al. 2014 ; Bindseil et König, 2013) et le rôle de la banque centrale dans le système de paiement, contrairement aux explications avancées par les économistes monétaristes ou les keynésiens du mainstream. Il s’agit ici de ce qu’on appelle la théorie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 110 post-keynésienne de la monnaie endogène, selon laquelle l’offre de monnaie est déterminée par sa demande, au taux d’intérêt à court terme fixé par la banque centrale. La causalité est inversée : ce n’est pas la quantité de réserves rendues disponibles par les autorités monétaires qui détermine le stock de monnaie ou le crédit, c’est au contraire les crédits consentis par les banques qui déterminent les réserves qui vont être créées par la banque centrale. Cette causalité inversée, autrefois obscurcie en raison des tentatives des banques centrales de nier qu’elles étaient responsables des taux d’intérêt élevés qui sévissaient à la fin des années 1970 et pendant les années 1980, est maintenant rendue évidente à cause des procédures mises en place par les banques centrales depuis plus d’une vingtaine d’années, notamment lorsqu’elles annoncent ou modifient le taux d’intérêt directeur et sa fourchette de taux planchers et de taux plafonds. 19 En second lieu, la crise financière de 2008 a mis en lumière la validité des travaux de certains économistes post-keynésiens qui jusqu’alors étaient restés relativement méconnus, tout en remettant au goût du jour les avertissements de Keynes concernant l’instabilité des marchés financiers. C’est notamment le cas des théories de Hyman Minsky (2015), selon lequel l’apparente stabilité prolongée des marchés ne pouvait que mener à une forte instabilité, à tel point qu’on a pu parler dans le Wall Street Journal d’un ‘moment Minsky’ lorsque les marchés financiers se sont écroulés en septembre 2008. Les enseignements de Minsky se reflètent dans de nombreux paradoxes macroéconomiques affectant les marchés financiers, mis de l’avant par Minsky ou certains de ses lecteurs. On peut noter deux paradoxes de la liquidité. Selon le premier, les innovations financières qui semblent accroître la liquidité (par exemple, les fameux titres adossés à des actifs acquis notamment par la Caisse de dépôt et placement du Québec) ont de fait pour effet de la réduire dès qu’il y a un retournement de la situation économique. Le second paradoxe de la liquidité, qu’on peut associer au moment Minsky, explique que les efforts des acteurs économiques pour devenir plus liquides transforment les actifs apparemment liquides en actifs illiquides lorsque tous les agents tentent en vain de trouver des acheteurs pour ces titres. Le paradoxe du risque a aussi joué pendant la crise des subprimes. Celui-ci nous enseigne que la possibilité de se couvrir contre le risque mène en fait à une augmentation de celui-ci, les agents prenant davantage de positions risquées. Un autre paradoxe ayant probablement mené à la crise financière est le paradoxe des normes, selon lequel les taux de défaut sur les prêts étaient faibles dans la première moitié des années 2000, non en raison de la fiabilité des emprunteurs, mais parce que les normes de prêts (hypothécaires notamment) s’étant dégradées, la forte quantité de prêts a soutenu indûment la valeur des actifs, si bien que les emprunteurs en difficulté parvenaient toujours à rembourser leurs emprunts en trouvant un acheteur pour leur actif, sans perte de capital. 20 Les économistes post-keynésiens ont eu un impact dans un troisième domaine de la théorie monétaire, un impact qui se répercute aussi sur la politique budgétaire. Il s’agit de ce qu’on appelait encore récemment les théories néo-chartalistes de la monnaie (Wray, 2003), mieux connues aujourd’hui sous le nom de théorie monétaire moderne, en anglais Modern Monetary Theory, ou pour faire court MMT (Kelton, 2021 ; Tcherneva, 2021). Les partisans de la MMT sont des économistes post-keynésiens qui ont adopté la théorie de la monnaie endogène, mais en étudiant de plus près les relations financières entre la banque centrale et l’État et en en tirant des implications pour la politique budgétaire du gouvernement. L’approche MMT a eu un retentissement considérable Revue Interventions économiques, 67 | 2022 111 auprès des politiciens américains, notamment chez les démocrates, mais elle a aussi donné lieu à des dénonciations de la part de certains sénateurs républicains, et ce retentissement a aussi forcé les économistes orthodoxes les plus connus, qui habituellement ignorent totalement les travaux des économistes hétérodoxes, à se prononcer sur la validité de cette approche. Le débat s’est transporté jusqu’au Canada, quand autant le gouverneur de la Banque du Canada que la ministre des Finances, Chrystia Freeland, se sont sentis obligés de nier que leurs politiques s’inspiraient de la théorie monétaire moderne. 21 L’approche MMT insiste sur la capacité de l’État à s’extraire des contraintes de marché relatives au financement des déficits publics. L’État, s’il est nécessaire ou préférable d’aller en déficit, n’est aucunement contraint par la finance ; sa seule contrainte possible, c’est un accès insuffisant à des ressources réelles lorsque l’économie approche ou atteint le plein emploi et la pleine utilisation de ses capacités. Autrement dit, la seule contrainte ce sont les pressions inflationnistes. La banque centrale étant en mesure de contrôler les taux d’intérêt, quel que soit le déficit budgétaire, notamment en achetant et détenant la dette publique, l’État ne peut invoquer le manque de ressources financières pour justifier l’austérité budgétaire. La théorie monétaire moderne correspond donc à ce qu’on appelle la finance fonctionnelle, tel qu’on la retrouve chez Abba Lerner (1944), et s’oppose donc vigoureusement aux préceptes de la finance saine. Il est inutile de chercher à obtenir un solde budgétaire nul, ou à chercher à accumuler des surplus budgétaires pour compenser pour les déficits budgétaires antérieurs. Toutes ces affirmations de la part des partisans de la MMT reposent sur l’hypothèse que le pays en question dispose de la souveraineté monétaire. Dans leur esprit, la souveraineté monétaire repose sur essentiellement quatre conditions : l’État définit la monnaie de compte ; les contribuables doivent payer leurs impôts avec la devise de leur pays ; les titres émis par l’État sont libellés dans la devise locale ; le pays opère sous un régime de changes flexibles. Un tel gouvernement disposant de la souveraineté monétaire ne peut faire faillite. Dans le contexte canadien, il s’agit bien sûr du gouvernement fédéral. Nous reviendrons là-dessus plus loin, quand nous parlerons des économistes post-keynésiens au Québec. 22 Les théoriciens de la MMT, tout comme bien avant eux l’ensemble des économistes post-keynésiens, inversent la relation asymétrique entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Pour les économistes orthodoxes, la politique budgétaire se doit d’être neutre en minimisant l’intervention de l’État, et c’est la politique monétaire qui doit neutraliser les fluctuations des cycles d’affaires. Cet ajustement, depuis l’abandon du monétarisme, se fait par les variations du taux d’intérêt directeur, qui doit refléter le taux d’intérêt dit naturel ou d’équilibre, afin de se rapprocher du plein emploi tout en contrôlant le taux d’inflation. Pour les post-keynésiens, la banque centrale devrait avoir pour mandat de fixer un taux d’intérêt qui soit juste pour les diverses classes sociales et elle devrait s’assurer de préserver la stabilité financière en mettant en place une régulation prudentielle des marchés financiers, qui, on l’a vu ci-dessus, sont fragiles en raison de tous les paradoxes macroéconomiques qui les affligent. C’est la politique budgétaire, outre cette régulation financière, par exemple les règles concernant les prêts hypothécaires et les possibilités de titrisation, qui doit avoir pour rôle principal d’éliminer les fluctuations économiques et stabiliser l’économie. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 112 4.2 Trois autres impacts récents de la théorie post-keynésienne 23 Les contributions de politique économique des post-keynésiens ne se limitent pas aux liens entre politiques monétaire et budgétaire. Bien que n’ayant pas eu le retentissement des travaux de Piketty (2013) sur les inégalités de revenus, les postkeynésiens ont eu un impact sur certaines organisations internationales telles que l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Les travaux à la fois théoriques et empiriques des post-keynésiens ont en effet mis en lumière l’impact néfaste de la baisse de la part des salaires par rapport à celle des profits dans une très grande majorité des pays industrialisés ou semi-industrialisés (Hein, 2011 ; Lavoie et Stockhammer, 2013). Ces travaux, sur la base de ce qui a été baptisé le modèle post-kaleckien de croissance et répartition, étudient les effets d’une hausse de la part des profits sur les principales composantes du revenu national, à savoir la consommation, l’investissement et les exportations nettes. Quand cet effet est globalement positif, on parle alors d’une économie dont la demande est menée par les profits ; par contre, quand cet effet est globalement négatif, on parle d’une économie dont la demande est menée par les salaires. Les études ont montré que la demande intérieure de tous les pays, consommation plus investissement, est menée par les salaires, tandis que pour certains pays la demande globale, comprenant les exportations nettes, est menée par les profits. Ce que démontrent aussi ces études, c’est que la hausse de la part des salaires, grâce à des politiques favorables aux salariés qui seraient poursuivies simultanément dans l’ensemble des pays industrialisés, aurait des effets favorables sur la demande globale de tous les pays. Ces politiques contribueraient du même coup à réduire les inégalités de revenus. 24 À un niveau relevant davantage de la théorie, les modèles post-kaleckiens de croissance et répartition ont aussi donné lieu à des rapprochements avec deux autres courants de pensée, l’économie politique comparative et la socioéconomie écologique. Pour ce qui est du premier de ces deux courants de pensée, et ce sera notre cinquième impact, ce sont Baccaro et Pontusson (2016) qui ont d’abord noté comment l’économie politique comparative, et plus particulièrement les théories basées sur les variétés du capitalisme, en partie inspirées par les régimes identifiés par les théoriciens de la Régulation, pouvaient bénéficier d’une approche fondée sur des régimes de croissance menés par la demande, en allant ainsi au-delà des approches basées sur des déterminants microéconomiques et des régimes de croissance menés par l’offre, comme dans la théorie néoclassique. Par la suite Baccaro et Pontusson (2019) ont réitéré leur préférence pour les modèles post-keynésiens, notamment leur modèle de croissance et répartition et leur analyse des relations conflictuelles de la répartition, au détriment des modèles plus orthodoxes des économistes nouveaux keynésiens comme Carlin et Soskice, lesquels revendiquent aussi leur capacité à expliquer les trajectoires des différents régimes d’économies capitalistes. Quelques post-keynésiens ont à leur tour participé au débat en cherchant à enrichir les classifications proposées par Baccaro et Pontusson, notamment en y ajoutant les enjeux associés à la mondialisation et aux problèmes de balance de paiements, ainsi que les enjeux liés à la financiarisation des économies contemporaines et à leur instabilité financière, sans oublier les relations de pouvoir et l’économie politique des banques centrales (Hein et al. 2021 ; Stockhammer, 2021). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 113 25 Dans le passé les économistes post-keynésiens se sont peu intéressés aux questions environnementales. Deux raisons principales peuvent expliquer ce retard. D’une part, les écologistes avaient tendance à privilégier les questions microéconomiques tandis que les post-keynésiens étaient surtout portés sur les questions macroéconomiques. D’autre part, tandis que les écologistes voulaient ralentir la croissance, voire obtenir la décroissance, les post-keynésiens s’évertuaient à trouver les moyens d’obtenir une plus forte croissance et à convaincre leurs pairs et les politiciens à abandonner les politiques d’austérité. La situation a cependant changé depuis le début des années 2010. C’est ce que nous identifions comme le sixième impact de la théorie post-keynésienne. On peut observer un double rapprochement entre les économistes post-keynésiens et les écologistes préoccupés par les implications macroéconomiques. Comme l’ont dit Rezai et al. (2013), s’il est important d’introduire des considérations environnementales à la macroéconomie, il est tout aussi important de traiter des conséquences macroéconomiques des problèmes étudiés par les écologistes, et pour ce faire ces derniers devraient adopter les outils de la macroéconomie post-keynésienne. Cet appel a été entendu des deux côtés. 26 Comme on pouvait s’y attendre, les post-keynésiens se sont particulièrement attardés aux conséquences financières et monétaires de la transition économique. Ils se sont penchés notamment sur cinq questions. Comment les banques vont-elles financer la transition ? Les émissions d’obligations vertes vont-elles réellement changer quelque chose ? La transition vers la décarbonisation et les changements climatiques va-t-elle mener à l’instabilité financière et à des crises dues à la chute de certains actifs financiers ? Une économie stationnaire, sans croissance, peut-elle opérer avec des taux d’intérêt réels positifs, ou doit-on éliminer les taux d’intérêt ? Réciproquement, les modèles écologistes macroéconomiques mis sur pied au cours des dernières années sont presque tous des modèles d’inspiration post-keynésienne. Ils sont parfois basés sur le modèle kaleckien de croissance et répartition, mais le plus souvent ce sont des modèles basés sur l’approche dite des modèles stock-flux cohérents (SFC) évoqués plus haut. Bien que l’approche SFC puisse aussi s’appliquer à des modèles orthodoxes, la quasi-totalité des modèles SFC reposent sur les hypothèses généralement endossées par les économistes post-keynésiens. Comme le disent Hardt and O’Neill (2017, p. 202), ‘la modélisation stock-flux cohérente est une approche spécifique en macroéconomie … qui se révèle populaire en macroéconomie écologique’. Ceux-ci concluent que la combinaison de l’approche SFC avec l’analyse input-output, aussi prônée par les postkeynésiens qui rejettent les effets de substitution, est une avenue prometteuse pour le développement de la modélisation macroéconomique de la transition écologique. Plusieurs autres écologistes en viennent aux mêmes conclusions, notamment le Canadien Peter Victor, peut-être le premier macroéconomiste écologique, qui a lui aussi adopté l’approche SFC dans plusieurs de ses derniers travaux (Jackson et Victor, 2020). Ce rapprochement permet aux écologistes de traiter de façon formelle des questions habituellement omises par les économistes néoclassiques dans leurs études sur l’environnement, comme le chômage involontaire et les crises financières, tout en adoptant des hypothèses de comportement plus réalistes. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 114 05. Les post-keynésiens au Québec (et au Canada) 5.1 Le livre de Maurice Lamontagne 27 Bien que la théorie post-keynésienne semble proposer une théorie bien plus réaliste que sa rivale néoclassique, elle n’est guère présente au Canada et encore moins au Québec, en tout cas moins que dans certains pays européens ou d’Amérique latine. Gilles Paquet (1985) dans sa longue synthèse de la pensée économique au Québec français n’y fait aucunement référence. Pourtant il consacre plusieurs paragraphes aux québécois partisans de la théorie du public choice, tout aussi minoritaires dans le champ économique. Il y est bien vaguement question d’économistes féministes ou écologiques, mais la seule mention au keynésianisme apparaît quand Paquet discute de l’Université Laval qui, outre l’influence de Harold Innis et d’Albert Faucher, aurait eu ‘une grande foi dans l’outillage keynésien’ (p. 380). Une note de bas de page rappelle qu’un des anciens professeurs à Laval, Maurice Lamontagne, était ‘un disciple de Keynes à travers Hansen à Harvard’ (p. 379). Dans la même note, Paquet ajoute que ‘Innis et Keynes ont des vues sceptiques sur les mécanismes autorégulateurs du marché. L’un et l’autre sont amenés à rejeter, de manière claire, la notion d’un marché parfait auquel on pourrait s’en remettre pour allouer les ressources. L’un et l’autre devaient d’ailleurs développer des versions de rechange du mécanisme des prix’. 28 Pour en savoir davantage sur Lamontagne et la présence du keynésianisme au Canada et au Québec, il faut cependant lire l’article de Gilles Dostaler et Frédéric Hanin (2005). Outre le fait que le keynésianisme était mal perçu par les autorités ecclésiastiques et le gouvernement de l’Union Nationale, on y apprend que quelques diplômés des HEC suivront des cours en France avec François Perroux, notamment Jacques Parizeau et André Raynauld, et seront donc à travers lui introduits aux idées de Keynes 2. Mais c’est à Laval et à son département de sciences économiques que Keynes sortira du placard, principalement sous l’impulsion de Maurice Lamontagne, qui y enseignera les cours de théorie économique et de politique fiscale pour en devenir ensuite le directeur. Dostaler et Hanin (2005, p. 170) disent que son livre de 1954, Le fédéralisme canadien, ‘peut être considéré comme le premier manuel keynésien publié au Québec’. Plus intéressants encore, ils ajoutent que quand Lamontagne traite des politiques de plein emploi, il s’appuie ‘sur le courant plus radical de l’interprétation de Keynes, mis en avant par sa garde rapprochée de Cambridge, par exemple Joan Robinson’. En note de bas de page, Dostaler et Hanin rappellent qu’il s’agit du courant post-keynésien, qui s’oppose à la synthèse néoclassique des keynésiens américains. Voilà donc que la théorie post-keynésienne aurait été présente au Québec dès 1954. Il vaut donc la peine de s’attarder sur Le fédéralisme canadien3. 29 La relecture du livre de Lamontagne offre plusieurs passages surprenants en égard de ce que nous connaissons aujourd’hui des affirmations des économistes de la théorie monétaire moderne. En effet, plusieurs passages correspondent exactement aux vues de la MMT, qui semblent si radicales pour la quasi-totalité des économistes orthodoxes et même pour certains post-keynésiens contemporains. De plus, Lamontagne met de l’avant quelques propositions défendues par l’ensemble des post-keynésiens aujourd’hui, par exemple les effets positifs d’une augmentation de la part des salaires sur l’activité économique. Outre Robinson – son livre Introduction à la théorie de l’emploi et un article publié en 1946 dans la revue Économie appliquée dirigée par Perroux – Revue Interventions économiques, 67 | 2022 115 Lamontagne cite aussi Abba Lerner, un des premiers keynésiens, mais aussi le livre de 1942 de Richard Lester, un institutionnaliste post-keynésien avant l’heure spécialiste de la théorie de l’emploi, ainsi que Kalecki et ses ‘Trois méthodes de réalisation du plein emploi’, article publié en 19494. 30 Avant de mettre de l’avant les propositions qui à l’époque étaient surtout défendues par Lerner, Lamontagne commence par présenter l’état de la pensée en matière de politique fiscale, autrement dit l’orthodoxie – la finance saine : La première règle exigeait que les dépenses publiques fussent réduites au minimum… La seconde norme exigeait un budget équilibré, c’est-à-dire un niveau de taxation tout juste suffisant à financer les dépenses… On pensait que si le système économique était laissé à lui-même et qu’aucune intervention artificielle ne se produisait, il retournerait rapidement et par son propre mécanisme à sa position d’équilibre de plein emploi… Elle était acceptée du public parce qu’elle correspondait au sens commun et aux règles que la majorité des individus appliquent dans leur vie quotidienne… Il n’en reste pas moins que cette conception de la politique fiscale s’inspirait directement des principes philosophiques erronés du libéralisme économique, qu’elle reposait sur une théorie scientifique très incomplète, et qu’elle était mal adaptée aux circonstances où elle fut appliquée. (pp. 47-48) 31 Puis Lamontagne élabore l’alternative de la finance fonctionnelle : D’après la nouvelle conception de la politique fiscale, les dépenses de l’État et leur financement doivent être dissociés et considérés séparément… La taxation n’a pas pour but primordial de procurer des revenus au gouvernement qui possède l’autorité monétaire. Cette conception a été exprimée de la façon la plus audacieuse par l’économiste Abba P. Lerner… Ainsi le niveau de la taxation doit être élevé lorsqu’il existe des pressions inflationnaires et qu’il faut décourager les dépenses privées. (p. 190) [L’emprunt] peut prendre différentes formes : émission de nouvelle monnaie, avances de trésorerie, bons à court terme, obligations à long terme. Aucune de ces modalités n’a d’avantages ou d’inconvénients particuliers. Il importe surtout … de tenir compte dans le choix de l’une ou de l’autre des préférences de ceux qui détiennent la dette publique… Il est rarement désirable que les emprunts gouvernementaux soient financés à l’extérieur du pays, car alors le remboursement et le service de cette dette représentent véritablement un fardeau pour l’économie nationale. (pp. 193-194) 32 Lamontagne en vient ensuite à affirmer ce qui constitue des préceptes essentiels de la théorie monétaire moderne, en se référant à Lerner (1944) et à Ernst Schumacher (1949), selon laquelle un gouvernement disposant de la souveraineté monétaire peut faire fi de toute contrainte financière : Le gouvernement qui possède l’autorité monétaire a une capacité d’emprunt beaucoup plus grande que celle des autres gouvernements et du secteur public… Ainsi le gouvernement qui détient le contrôle monétaire peut emprunter les sommes qu’il désire tout en maintenant stables le prix de ses obligations et le taux d’intérêt. (p. 194) 33 En conséquence de quoi, Lamontagne affirme que le gouvernement central et la banque centrale devraient promouvoir des taux d’intérêt faibles en situation de récession, ceci afin de minimiser les coûts de la dette : Au cours d’une dépression, tous les économistes admettent que l’expansion monétaire et des taux d’intérêt peu élevés sont désirables… Une telle politique … permet à l’autorité publique de qui elle relève -- en l’occurrence, au Canada, le gouvernement fédéral – d’accumuler des déficits budgétaires importants … sans toutefois ruiner son crédit et alourdir indûment le fardeau de sa dette. (p. 175) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 116 34 Les éléments post-keynésiens du livre de Lamontagne ne s’arrêtent pas là. Ils vont audelà de la finance fonctionnelle et de la MMT. Lamontagne se révèle aussi être un partisan de la théorie de la demande menée par les salaires, une affirmation clé pour bien des post-keynésiens. En effet, il écrit que ‘normalement la propension à épargner sera plus élevée chez les riches que chez les pauvres’ (p. 119), puis il ajoute que les entreprises vont vouloir produire plus quand les ventes sont plus fortes, et que ceci va se réaliser quand les salaires vont être plus élevés. Il prétend même que ces salaires plus élevés vont avoir des effets d’entrainement sur l’investissement, puisque celui-ci dépend essentiellement des ventes : De plus, la relation inverse entre l’emploi et les salaires que certains économistes, en particulier Jacques Rueff, avaient cru découvrir a été clairement démentie par les faits. Ils considèrent les salaires uniquement comme un élément du coût de fabrication ; mais la production courante est surtout influencée par l’intensité de la demande, non par le niveau des coûts… Par ailleurs les salaires doivent être également envisagés comme des revenus, et, de ce point de vue, ils exercent une influence considérable sur le niveau de la demande et des dépenses de consommation, puisque les salariés constituent la grande majorité des consommateurs et que leur propension à consommer est relativement élevée. Ainsi des salaires élevés contribuent à stimuler la production courante et, par ricochet, le volume d’investissements. (pp. 168-169) 35 Donc, comme l’affirment Dostaler et Hanin (2005), Lamontagne adopte bien un keynésianisme qui se rapproche davantage d’une interprétation radicale – fondamentaliste ou hétérodoxe – des écrits de Keynes, plutôt que celle des keynésiens de la synthèse néoclassique. 36 Pour Lamontagne, c’est le secteur privé qui engendre l’instabilité économique, et non les interventions du secteur public. Et c’est l’investissement privé qui est responsable de cette instabilité, car dit-il, comme le Keynes de la Théorie générale, les décisions dépendent de la crédibilité de l’information, de la confiance en la valeur de celle-ci, de sorte qu’en définitive, ‘la décision d’investir dépend des facteurs qui déterminent le niveau réel des profits, et qui font l’objet de la prévision, du climat psychologique optimiste ou pessimiste, qui inspire la prévision, et aussi de la plus ou moins grande confiance accordée à la prévision’ (p. 125). C’est là le legs de l’incertitude radicale dont nous avons parlé. De plus, pour Lamontagne comme pour les post-keynésiens contemporains, la politique monétaire est peu fiable, il vaut mieux se fier à la politique budgétaire : ‘L’expérience passée et l’évolution de la théorie économique ont contribué à diminuer l’importance du rôle attribué à la monnaie au cours des cycles. On reconnaît généralement aujourd’hui que la monnaie n’a pas une influence déterminante et inévitable sur le système économique’ (p. 174). 5.2 Les post-keynésiens à McGill 37 Qu’est-il donc arrivé pour que toutes ces idées post-keynésiennes disparaissent totalement du paysage du Québec français ? C’est évidemment difficile à comprendre, même si bien sûr le même phénomène s’est observé à la grandeur de l’Amérique du Nord, avec l’hégémonie grandissante de la théorie néoclassique et de la pensée néolibérale. Dans le cas spécifique du Québec, il faut peut-être attribuer une partie de ce déclin au rôle joué par Roger Dehem. Comme le dit Gilles Paquet (1989, p. 195) dans le préambule à son entrevue avec Dehem, celui-ci est perçu comme un ‘missionnaire’, qui est venu ‘de Belgique faire de l’évangélisation économique’, faisant la promotion de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 117 la théorie néoclassique et de la ‘rigueur’, trouvant Keynes trop superficiel et trop facile, inspiré sur cette question notamment par Jacob Viner – un défenseur acharné de l’orthodoxie. Dehem a sévi à l’Université de Montréal pendant 10 ans, pour se retrouver ensuite à l’Université Laval de 1961 à 1993, influençant ainsi des générations d’économistes québécois dans un département désormais privé de Lamontagne. Dans son entrevue avec Paquet (1989, p. 197), laquelle a eu lieu en 1984, Dehem se laisse aller à dire ‘qu’évidemment, je suis très fier que depuis une dizaine d’années la pensée keynésienne soit en voie de discrédit, car ça confirme ce en quoi j’avais déjà eu confiance il y a 30 ans.’5 38 On en arrive donc à une situation, dans les années 1970, où sans l’Université McGill, la pensée post-keynésienne aurait été totalement oblitérée au Québec. Nous voudrions donc maintenant décrire comment McGill en est venu à jouer un rôle aussi stratégique à cette époque pour l’économie hétérodoxe au Québec. McGill est devenue la source de la pensée économique hétérodoxe pendant environ un quart de siècle, avec un ruissellement vers l’Université du Québec à Montréal au cours des années 1970 et 1980, en partie à cause de ce lien avec McGill. 39 L’enseignement de l’économie à McGill dans les années 1960 était fortement influencé d’abord par deux traditions complémentaires, l’approche institutionnaliste et l’approche post-keynésienne, qui dominaient l’enseignement supérieur et la recherche, formant ainsi un important noyau hétérodoxe du programme d’études supérieures en économie. Tout au long de cette période, de la fin des années 1960 (c’est-à-dire lorsque l’un de nous (Mario) a commencé à y étudier l’économie jusqu’à la fin des années 1980, la forte présence hétérodoxe a conduit à la formation d’un certain nombre de diplômés qui sont venus à jouer un rôle essentiel dans le développement et la préservation des idées hétérodoxes en général et post-keynésiennes plus spécifiquement, au Québec et au Canada. 40 Au début de l’après-guerre, le pragmatisme de McGill dans sa politique d’embauche avait attiré des chercheurs qui deviendront plus tard des économistes célèbres, représentant toutes les écoles de pensée en économie. Par exemple, le département avait attiré pendant une période limitée des économistes tels que Kenneth Boulding à la fin des années 1940 et Robert Mundell au début des années 1960. L’un de ces économistes très ouverts et non conformistes était John C. (Jack) Weldon. Weldon était un économiste qui avait obtenu son doctorat à McGill en 1952, en travaillant sur la théorie de la répartition des revenus, et qui avait commencé à y enseigner dès 1949, poursuivant toute sa carrière universitaire à McGill6. Bien que ce dernier ait été formé dans la tradition néoclassique, Weldon avait une approche extrêmement éclectique. Il avait attiré au doctorat en science économique des étudiants qui sont devenus des postkeynésiens célèbres tels que Thomas K. Rymes7. De plus, il avait aussi encouragé de nombreux étudiants de premier cycle à poursuivre leurs études en économie à l’extérieur de McGill, dans des programmes dominés par des hétérodoxes. 41 L’un de ces étudiants parmi les plus doués et motivés était Athanasios (Tom) Asimakopulos qui, au début des années 1950, avait été encouragé par Weldon à poursuivre ses études de doctorat à l’Université de Cambridge en Angleterre. Pendant ses études à Cambridge, bien qu’ayant eu pour directeur de thèse un économiste canadien néoclassique, le très connu Harry G. Johnson, ce sont les travaux de Joan Robinson qui ont laissé une marque durable sur la pensée d’Asimakopulos tout au long de sa carrière à McGill, jusqu’à sa mort prématurée en 1990. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 118 42 La solide relation personnelle et professionnelle entre Asimakopulos et Weldon a été cruciale dans l’établissement d’un programme hétérodoxe viable à McGill pendant un quart de siècle, avec en son cœur des préoccupations méthodologiques postkeynésiennes. En fait, les étudiants appelaient souvent le duo et les collègues du département qui avaient adhéré à cette approche, le groupe « Weldonopulos », parce que leur amitié et leur présence avaient été cruciales pour attirer d’autres collègues et étudiants diplômés vers le programme d’économie. La pratique d’embauche du département tout au long des années 1960 et 1970 démontrait un biais évident en faveur des économistes hétérodoxes. On peut nommer, en ordre alphabétique : Paul Davenport, Allen Fenichel, Myron Frankman, Sidney Ingerman, Tom Naylor, Kari Polanyi Levitt, et Robin Rowley. C’est la cohésion et la solidarité initiales au sein de ce groupe qui ont vraiment fait de McGill l’un des programmes hétérodoxes les plus réussis au monde à l’époque. Ce n’est que lorsque des divisions sont apparues, notamment entre Davenport et le groupe « Weldonopulos », que l’approche hétérodoxe a commencé à s’affaiblir dans les années 1980. Ces conflits internes ont mené à une perte de vitalité de ce programme et ultimement à sa disparition, après les décès de Weldon en 1987 et d’Asimakopulos en 1990. 43 Cependant, à son apogée à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970 et au début des années 1980, l’hétérodoxie à McGill a triomphé non seulement à cause de son personnel enseignant régulier, composé de vrais intellectuels hétérodoxes, mais aussi grâce à un flux régulier de chercheurs, souvent post-keynésiens, qui allaient au département en tant que conférenciers invités ou professeurs invités. Ce flux d’économistes hétérodoxes vers McGill a peut-être commencé avec Joan Robinson, qui dès la fin des années 1960 avait l’habitude de visiter McGill presque chaque année, soit pendant l’année académique ou pendant les mois d’été jusqu’à quelques années avant sa mort au début des années 1980, car elle visitait sa fille régulièrement, laquelle résidait dans le sud-ouest de l’Ontario. On peut aussi relever la nomination de professeurs invités tels que Victoria Chick et Edward Nell, ainsi que le nombre imposant de conférenciers occasionnels, hétérodoxes et post-keynésiens bien connus, tels que Geoff Harcourt, Hyman Minsky, Sergio Parrinello et Nicholas GeorgescuRoegen, durant les années où l’un d’entre nous était encore un doctorant à McGill. 44 La force et la vitalité du post-keynésianisme à McGill résidaient clairement dans cet esprit de groupe. Cependant, son pouvoir à l’intérieur du département résidait également sur la force intellectuelle et la figure imposante d’Asimakopulos. Celui-ci était reconnu par ses pairs, autant au Québec qu’au Canada et aussi à l’étranger, comme un économiste de grande envergure, en partie peut-être à cause de sa relation privilégiée avec Joan Robinson8. Il faut bien dire aussi que son enseignement et ses recherches en économie post-keynésienne incarnaient toutes les principales caractéristiques décrites précédemment, lesquelles se reflétaient autant dans ses travaux en microéconomie qu’en macroéconomie. Particulièrement important était le fait qu’il s’affichait comme économiste kaleckien, à une époque où peu d’économistes avaient entendu parler de Michał Kalecki en Amérique du Nord, à l’exception de George Feiwel à l’Université du Tennessee (lui-même un ancien de McGill) et des postkeynésiens comme Alfred Eichner et Edward Nell aux États-Unis. 45 Asimakopulos s’est intéressé à plusieurs domaines de l’économie post-keynésienne : la théorie de la croissance (Asimakopulos et Weldon, 1965), Keynes et l’investissement (Asimakopulos, 1971), et la répartition du revenu (Asimakopulos, 1975) 9. Nous pensons Revue Interventions économiques, 67 | 2022 119 que le plus important de ses travaux académiques était son tout dernier livre, publié à titre posthume en 1991, Keynes’s General Theory and Accumulation, qui témoigne de la profondeur de sa pensée fondamentaliste keynésienne, car en le lisant chapitre par chapitre, on acquiert le sentiment que l’on ne peut être plus proche d’une compréhension intime de la Théorie générale de Keynes. À l’exception de Jack Weldon et Kari Polanyi Levitt, qui elle aussi a exercé une forte influence sur les étudiants dans le domaine du développement économique, la plupart des étudiants diplômés qui ont suivi ses cours de théorie ont été influencés par la vision post-keynésienne de Tom Asimakopulos, même quand ces étudiants étaient supervisés par d’autres collègues du département. Son influence a été énorme jusqu’à sa mort prématurée en 1990. 46 En ayant perdu les deux plus importants membres du groupe « Weldonopulos » et en se trouvant dans une situation de plus en plus minoritaire, la mort d’Asimakopulos a mis fin à toute une ère de pensée post-keynésienne à McGill. Cependant, alors que le groupe hétérodoxe diminuait en importance au cours des années 1990 et au début du 21e siècle, la cohorte d’étudiants qui avait étudié pendant un quart de siècle à partir du milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980 à McGill, se trouvait maintenant répartie dans différentes régions du Québec et du Canada. Des anciens étudiants de McGill tels que Louis Ascah (Université de Sherbrooke), Diane Bellemare (Université du Québec à Montréal), Shernaz Choksi (Collège Vanier), Gilles Dostaler (Université du Québec à Montréal), Marguerite Mendell (Université Concordia), Pierre Paquette (Collège militaire royal), Lise Poulin Simon (Université Laval) se sont frayés un chemin dans divers départements, et ont continué à promouvoir la pensée hétérodoxe. Mais au 21e siècle, il faut reconnaitre que ce qui reste est une base assez faible, car bon nombre de ces anciens diplômés de McGill qui avaient été formés par le groupe « Weldonopulos » ont eux-mêmes pris leur retraite ou sont décédés. 47 La même chose peut être dite à propos du reste du Canada, où nous avons contribué à l’extension d’un groupe hétérodoxe substantiel à l’Université d’Ottawa, composée d’institutionnalistes, de marxistes, de post-keynésiens et de sraffiens, avec notamment Jacques Henry10. Ce groupe s’est progressivement effondré malgré nos efforts pour acquérir ou maintenir une influence sur l’évolution du département, même si nous avons pu continuer à promouvoir la pensée post-keynésienne et hétérodoxe au Canada et à l’étranger11. Des bases plus réduites comme à l’Université York grâce à la présence d’Omar Hamouda (au Collège Glendon) et de Brenda Spotton Visano, tous deux anciens étudiants de ce groupe original « Weldonopulos », sont restés relativement isolés en dépit de leurs interactions avec d’autres post-keynésiens comme John Smithin et Mark Peacock, à l’intérieur de l’Université York ; et on peut dire la même chose de Robert Dimand à l’Université Brock dont la formation de premier cycle avait été à McGill. Le regroupement post-keynésien le plus dynamique jusqu’en 2020 était probablement situé à l’Université Laurentienne en raison de la présence de deux anciens étudiants de l’Université d’Ottawa, Hassan Bougrine et Louis-Philippe Rochon, ce dernier ayant fait sa maîtrise à McGill, entourés d’économistes hétérodoxes comme Brian MacLean, David Leadbeater et quelques autres, groupe qui est maintenant en partie décimé en raison des problèmes financiers de cette université. 48 Ailleurs en Ontario, on peut noter que l’Université de Waterloo, dans les années 1970, avait également attiré un groupe important de post-keynésiens, à commencer par Sidney Weintraub, Vivian Walsh et John Hotson. Mais Waterloo a subi le même sort que McGill après le décès de John Hotson en 1996. Il y a aussi eu d’autres « avant-postes » Revue Interventions économiques, 67 | 2022 120 hétérodoxes à l’extérieur du Québec, comme l’Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse, en raison de la présence de John Cornwall, lequel est aussi malheureusement décédé à la même époque qu’Asimakopulos, et grâce à Lars Osberg ; et aussi l’Université du Nouveau-Brunswick, avec les rédacteurs d’un anti-manuel, Rod Hill et Anthony Myatt, ce dernier ayant été l’étudiant d’un ancien de McGill. Outre l’Université Laurentienne, l’Université du Manitoba semble constituer le seul autre regroupement hétérodoxe ayant résisté à l’hégémonie néoclassique. Nos collègues Fletcher Baragar, Ian Hudson et Robert Chernomas ont pu empêcher l’emprise néoclassique par des moyens légaux, contrecarrant ainsi la tendance dans pratiquement toutes les autres universités où les minorités intellectuelles post-keynésiennes ont été évincées des départements de science économique depuis les années 199012. 06. Conclusion 49 L’économie post-keynésienne, lorsqu’elle est enseignée ou connue, attire les étudiants, car les théories qu’elle met de l’avant leur semblent bien plus proches de la réalité que les enseignements néoclassiques. De plus, son apport commence à être reconnu par certains représentants des banques centrales ou d’institutions internationales et par les chercheurs des domaines voisins en sciences sociales. Même si on ne peut pas directement attribuer aux économistes post-keynésiens la mise en place des politiques monétaires et budgétaires de relance destinées à contrer la crise financière de 2008 et la crise sanitaire de la Covid-19, il est clair que ces politiques sont grandement conformes aux théories et politiques mises de l’avant par les post-keynésiens. 50 Cependant, si la théorie post-keynésienne est encore bien vivante dans les universités de certains pays européens et au Brésil, malheureusement on ne peut pas en dire autant pour ce qui est du Québec ou du Canada. Les jeunes Québécois qui récusent les théories néoclassiques ont tendance à renoncer à leurs études en science économique et à bifurquer vers d’autres départements. Il existe quelques rares exceptions, Frédéric Hanin à Laval et Éric Pineault à l’UQAM, mais hors des départements d’économie, et aussi Mathieu Dufour, qui est maintenant enseignant au Département des sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais, et qui participe aux travaux de l’IRIS, notamment sur les questions portant sur la dette et les politiques budgétaires ou le salaire minimum, apportant ainsi à cet institut québécois un regard post-keynésien sur ces importantes questions de politique économique. 51 La morale de tout ceci c’est que les économistes hétérodoxes, s’ils parviennent par un heureux hasard à occuper une place importante dans un département, doivent faire preuve d’une cohésion inébranlable et oublier de leur définition du pluralisme toute référence à l’école néoclassique, car l’histoire montre que lorsque les économistes néoclassiques réussissent à constituer une majorité et contrôler le recrutement, l’hétérodoxie est condamnée à disparaître par attrition, comme l’explique Tom Palley (1997) à l’aide d’un petit modèle. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 121 BIBLIOGRAPHIE Asimakopulos, Athanasios (1971). The determination of investment in Keynes’s model, Revue Canadienne d’économiaue, vol. 4, n° 3, pp. 382-88. Asimakopulos, Athanasios (1975). À Kaleckian theory of income distribution, Revue Canadienne d’économique, vol. 8, n° 3, pp. 313-33. Asimakopulos, Athanasios (1991). Keynes’s General Theory and accumulation, Cambridge, Cambridge University Press. Asimakopulos, Athanasios et John C. Weldon (1965). A synoptic view of some simple models of growth, Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 31, n° 1, pp. 52-79 Baccaro, Lucio et Jonas Pontusson (2016). Rethinking comparative political economy: the growth model perspective, Politics and Society, vol. 44, n° 2, pp. 175–207. Baccaro, Lucio et Jonas Pontusson (2019). Comparative political economy and varieties of macroeconomics, Max Planck Institute for the Study of Societies, MPIfG Discussion Paper 18/10. Berr, Éric, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot (2018, sous la dir.), L’Économie postkeynésienne : histoire, théories et politiques, Paris, Seuil, 467 pages. Bindseil, Ulrich et Philipp J. König (2013). Basil Moore’s Horizontalists and Verticalists: an appraisal 25 years later, Review of Keynesian Economics, vol. 1, n° 4, pp. 383-390. Dostaler, Gilles (1988). La théorie post-keynésienne, la Théorie générale et Kalecki, Cahiers d’économie politique, vol. 14-15, pp. 123-142. Dostaler, Gilles (2005). Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 535 pages. Dostaler, Gilles et Frédéric Hanin (2005). Keynes et le keynésianisme au Canada et au Québec, Sociologie et sociétés, vol. 37, n° 2, pp. 153-181. Eichner, Alfred S. et Jan Kregel (1975). An essay on post-Keynesian theory: a new paradigm in economics, Journal of Economic Literature, vol. 13, n° 4, pp. 1293-1314. Gigerenzer, Gerd (2009). Le Génie de l’intuition, Paris, Belfond. Godley, Wynne et Marc Lavoie (2007), Monetary Economics: An Integrated Approach to Credit, Money, Income, Production and Wealth, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 530 pages. Green, Christopher (1990). John C. Weldon (1922-87): An appreciation, dans Athanasios Asimakopulos, R. D. Cairnes et C. Green (sous la direction de), Economic Theory, Welfare and the State: Essays in Honour of John C. Weldon, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, pp. xii-xix. Hardt, Lukas et Daniel W. O’Neill (2017). Ecological macroeconomic models: assessing current developments, Ecological Economics, vol. 134, pp. 198-211. Hein, Eckhard (2011). Redistribution, déséquilibres mondiaux et crise économique et financière : playdoyer pour un New Deal keynésien, Journal international de recherche syndicale, vol. 3, n° 1, pp. 57-82. Hein, Eckhard (2017). Post-Keynesian macroeconomics since the mid 1990s: main developments, European Journal of Economics and Economic Policies: Intervention, vol. 14, n° 2, pp. 131-173. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 122 Hein, Eckhard, Walter Paternesi Meloni et Pasquale Tridico (2021). Welfare models and demandled growth regimes before and after the financial and economic crisis, Review of International Political Economy, vol. 28, n° 5, pp. 1196-1223. Henry, Jacques, et Mario Seccareccia (1982). La théorie post-keynésienne : contributions et essais de synthèse – Introduction, l’Actualité économique, vol. 58, n° 1-2, pp. 5-16. Jackson, Timothy et Peter A. Victor (2020). The transition to a sustainable prosperity – a stockflow consistent ecological macroeconomic model for Canada, Ecological Economics, vol. 177, article 106787, pp. 1-14. Kalecki, Michał (1949), Trois méthodes de réalisation du plein emploi, dans Institut National de la Statistique et des Études Économiques (sous la direction de), L’Économie du plein emploi, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 47-67. Kalecki, Michał (1971). Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 198 pages. King, John E. (2015), Advanced Introduction to Post Keynesian Economics, Cheltenham, Edward Elgar, 139 pages. Kelton, Stephanie (2021). Le Mythe du déficit : la Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Paris, Les Liens qui libèrent, 368 pages. Lamontagne, Maurice (1954). Le Fédéralisme canadien, Québec, Presses Universitaires Laval. Lavoie, Marc (2013). Teaching post-Keynesian economics in a mainstream department, dans Jesper Jespersen et Mogens Ove Madsen (sous la direction de), Teaching Post Keynesian Economics, Cheltenham, Edward Elgar, pp. 12-33. Lavoie, Marc (2014). Post-Keynesian Economics : New Foundations, Cheltenham, Edward Elgar, 660 pages. Lavoie, Marc et Engelbert Stockhammer (dir.) (2013). Wage-led Growth : An Equitable Strategy for Economic Recovery, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 193 pages. Lavoie, Marc, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot (2021), L’Économie post-keynésienne, Paris, La Découverte, 128 pages. Lerner, Abba P. (1944). The Economics of Control, Londres, Macmillan. McLeay, Michael, Amar Radia et Ryland Thomas (2014). Money creation in the modern economy, Bank of England Quarterly Review, premier trimester, pp. 14-27. Minsky, Hyman P. (2015), Stabiliser une économie instable, Paris, Les petits matins, 729 pages. Nikiforos, Michalis et Gennaro Zezza (2017). Stock-Flow consistent macroeconomics models : a survey, Journal of Economic Surveys, vol. 31, n° 5, pp. 1204–1239. Palley, Thomas I. (1997). The academic jungle : social practices and the survival of economic ideas, Review of Radical Political Economics, vol. 23, n° 3, pp. 22-33. Paquet, Gilles (1985). Le fruit dont l’ombre est la saveur : réflexions aventureuses sur la pensée économique au Québec, Recherches sociographiques, vol. 26, n° 3, pp. 365-397. Paquet, Gilles (1989, sous la dir.). La Pensée économique au Québec français : témoignages et perspectives, Montréal, Association canadienne-française pour l’avancement des sciences, 364 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 123 Piegay, Pierre et Louis-Philippe Rochon (2003, sous la dir.). Théories monétaires post-keynésiennes, Paris, Économica, 261 pages. Rezai Anton, Lance Taylor et Reinhard Mechler (2013), Ecological macroeconomics : an application to climate change, Ecological Economics, vol. 85, pp. 69-75. Robinson, Joan (1949). Introduction à la théorie de l’emploi, Paris, Presses Universitaires de France. Robinson, Joan (1972), L’Accumulation du capital, Paris, Dunod, 406 pages. Rowley, J. C. R. (1991). Athanasios Asimakopulos, 1930–1990, Revue Canadienne d’économique, vol. 24, n° 1, pp. 234–5. Rymes, Thomas K. (1971). On Concepts of Capital and Technical Change, Cambridge, Cambridge University Press, 191 pages. Saith, Ashwani (2022). Cambridge Economics in the Post-Keynesian Era : The Eclipse of Heterodox Traditions, Springer International Publishing, à paraître. Sawyer, Malcolm (2003). Kalecki, Keynes et l’analyse post-keynésienne de la monnaie, dans Pierre Piegay et Louis-Philippe Rochon (sous la direction de), Théories monétaires post-keynésiennes, Paris, Économica, pp. 83-98. Schumacher, Ernst F. (1949). Les finances publiques et leurs rapports avec le plein emploi, dans Institut National de la Statistique et des Études Économiques (sous la direction de), L’Économie du plein emploi, Paris, Presses Universitaires de France. Seccareccia, Mario (2019). From the age of rentier tranquility to the new age of deep uncertainty : the metamorphosis of central bank policy in modern financialized economies, Journal of Economic Issues, vol. 53, n° 2, pp. 478-87. Sraffa, Piero (1975). Les lois des rendements en régime de concurrence, dans Piero Sraffa, Écrits d’économie politique, Paris, Économica, pp. 51-68. Stockhammer, Engelbert (2021). Post-Keynesian macroeconomic foundations for comparative political economy, Politics and Society, https://doi.org/10.1177/00323292211006562 Tcherneva, Pavlina R. (2021), La Garantie d’emploi : l’arme sociale du Green New Deal, Paris, La Découverte, 152 pages. Wray, L. Randall (2003), L’approche post-keynésienne de la monnaie, dans Pierre Piegay et LouisPhilippe Rochon (sous la direction de), Théories monétaires post-keynésiennes, Paris, Économica, pp. 52-65. NOTES 1. Les lecteurs qui ne sont pas familiers avec la théorie post-keynésienne, mais qui désireraient en savoir davantage, peuvent accéder pour commencer au livre d’introduction en français de Lavoie et al. (2021) ou à celui en anglais de John King (2015). Les lecteurs plus déterminés peuvent consulter deux recueils de textes en français, celui dirigé par Piegay et Rochon (2003) qui porte essentiellement sur la monnaie, et celui dirigé par Berr et al. (2018) qui traite de tous les aspects de la théorie post-keynésienne et qui présente les fondateurs de cette école de pensée, tel qu’évoqué dans la partie précédente. Le livre de Lavoie (2014) constitue une compilation avancée et en anglais des thèses et modèles post-keynésiens, recommandée aux étudiants diplômés. Il faut aussi noter deux numéros spéciaux de la revue québécoise L’Actualité économique, consacrés à Revue Interventions économiques, 67 | 2022 124 la théorie post-keynésienne : un numéro double publié en janvier-juin 1982 et dirigé par Jacques Henry et Mario Seccareccia, et un autre en décembre 1992, dirigé par Marc Lavoie. 2. Dostaler et Hanin (2005, p. 170) notent que Jacques Parizeau rapporte que ‘Maurice Lamontagne a été pour moi un phare. Son ouvrage Le fédéralisme canadien marque la première intrusion des idées keynésiennes chez les francophones du Québec’. Dostaler et Hanin (2005, p. 172) rapportent aussi que Pierre Elliott Trudeau, qui avait aussi étudié l’économie à Harvard, avait rédigé une sorte de cours sur le keynésianisme dans un article de 1954 de Cité Libre. 3. L’un d’entre-nous (Marc Lavoie) a un intérêt particulier à examiner ce livre. Maurice Lamontagne est né à Mont-Joli en 1917, tout comme mon père qui y est né en 1922. Celui-ci a fait ses études de sciences sociales à l’Université Laval. La thèse que mon père a rédigée pour l’obtention de la maîtrise au département d’Économique portait sur les théoriciens de l’équilibre partiel, et son directeur de thèse était Maurice Lamontagne. La thèse mentionnait brièvement la critique de la théorie marshallienne publiée en 1926 dans l’Economic Journal par Sraffa (1975) – un des fondateurs de la théorie post-keynésienne! Mon exemplaire du livre Le fédéralisme canadien provient de la bibliothèque de mon père. Wikipédia nous dit aussi que Maurice Lamontagne aurait été professeur à l’Université d’Ottawa en 1957 ou à partir de 1957! 4. L’original avait été publié en anglais en 1944 (Collected Works of Michal Kalecki, volume 1, dirigé par Jerzy Osiatynski, Oxford, Clarendon Press, 1990, pp. 357-376) 5. Ainsi, toutes proportions gardées, le rôle joué par Dehem dans l’abolition des courants hétérodoxes au Québec serait semblable à celui joué par Frank Hahn dans le cas de l’épuration du courant post-keynésien à l’Université de Cambridge, comme démontré dans l’imposant livre d’Ashwani Saith (2022). 6. Davantage de détails se trouvent dans Green (1990). 7. Rymes est connu notamment pour son livre sur la controverse sur le capital des deux Cambridge (Rymes 1971) et pour avoir conçu un livre condensant les notes de cours de neuf étudiants de Keynes pendant que ce dernier préparait sa Théorie générale. C’est Rymes qui a introduit l’un d’entre nous (Marc) aux idées post-keynésiennes dans son séminaire de spécialisation à l’Université Carleton. 8. Asimakopulos avait été directeur de la Revue canadienne d’économique, tandis que Weldon avait été nommé président de la Canadian Economics Association. 9. Davantage de détails se trouvent dans Rowley (1991). 10. Voir, par exemple, le texte introductif en 1982 sur l’approche post-keynésienne (Henry et Seccareccia 1982). 11. Lavoie (2013) décrit les diverses stratégies que nous avons poursuivies pour introduire du contenu hétérodoxe dans nos cours dans le cadre d’un département essentiellement néoclassique. 12. On peut aussi mentionner Morris Altman, un ancien de McGill spécialisé dans l’économie comportementale à la Herbert Simon. Altman a transité par l’Université d’Ottawa, puis par l’Université de Saskatchewan, pour ensuite s’expatrier en Nouvelle Zélande et en Australie. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 125 RÉSUMÉS L’article se penche sur la théorie post-keynésienne, qui est l’une des écoles de pensée hétérodoxes en économie. Nous évoquons tout d’abord les principales caractéristiques des écoles de pensée hétérodoxes en général, puis les caractéristiques spécifiques à l’économie postkeynésienne. Nous identifions ensuite six domaines où l’on peut affirmer que la théorie postkeynésienne a eu un impact au cours de la dernière décennie. Nous tentons ensuite de tracer un bref portrait historique de la présence de la théorie post-keynésienne au Québec et accessoirement au Canada. Nous nous penchons plus particulièrement sur un ouvrage de 1954 de Maurice Lamontagne, un ancien enseignant à l’Université Laval et un ancien ministre fédéral. Cet ouvrage encore aujourd’hui suscite l’étonnement, car certains de ses passages auraient pu être écrits par des auteurs post-keynésiens contemporains. Nous montrons aussi le rôle fondamental joué par le département de science économique de l’Université McGill dans la diffusion de la pensée post-keynésienne au Québec et aussi en Ontario. This article deals with post-Keynesian theory, which is one of the heterodox schools of thought in economics. We first list the main features of heterodox schools of thought, and then list the specific features of post-Keynesian economics. We then identify six theories and public domains where one can claim that post-Keynesian economics has had an impact over the last decade. We then attempt to describe the historical and current presence of post-Keynesian economics in Quebec and partly in Canada. A whole section is devoted to the 1954 book of Maurice Lamontagne, a former professor at Laval University and a former federal minister. This book still generates surprise today because several pages could have been written by contemporary postKeynesians. We also show the fundamental role played by the department of economics of McGill University in keeping alive post-Keynesian thought in Quebec and also in Ontario. INDEX Mots-clés : théorie post-keynésienne, théorie monétaire moderne, finance fonctionnelle, macroéconomie écologique, demande effective Keywords : post-Keynesian economics, Modern monetary theory, functional finance, ecological macroeconomics, effective demand AUTEURS MARC LAVOIE Professeur émérite, Université d’Ottawa et Université Sorbonne Paris Nord, Marc.Lavoie@uottawa.ca MARIO SECCARECCIA Professeur émérite, Université d’Ottawa, mseccare@uottawa.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 126 La réception de l’approche de la régulation au Québec Reception of the « Regulation Approach » in Quebec Gérard Boismenu 01. Introduction 1 L’approche de la régulation a été introduite au Québec assez tôt, mais par touches. L’histoire de l’appropriation de cette approche au Québec peut être tracée par coups de sonde, dans la mesure où il est difficile d’identifier un lieu, un forum, une école, une revue, soit une forme organisée, qui ait adopté cette approche et s’en serait fait le promoteur. Cela dit, plusieurs activités de l’Association d’économie politique ont été l’occasion de sa diffusion et valorisation, et des équipes du Groupe de recherche connu par l’acronyme GRETSE (Université de Montréal-Université du Québec à Montréal) ont retenu, au moins partiellement, cette approche dans leurs travaux. 2 La présence de cette approche a été personnalisée par des auteurs-chercheurs sans qu’il n’y ait une grande concertation entre eux. On pourrait les qualifier d’interlocuteurs « contre-intuitifs », n’ayant pas la même familiarité disciplinaire ou théorique qui était celle des principaux auteurs « devenus canoniques ». L’appréhension sociologique d’une approche venant de l’économie politique n’est pas sans intérêt ni contre nature, car l’approche, d’emblée, invitait à une telle fréquentation interdisciplinaire. C’est ce que je vais tenter d’illustrer, par un récit pointilliste qui va de 1980 au tournant des années 1990. Il s’agit d’une perception bien personnelle qui ne prétend pas s’appuyer sur une recherche bibliographique exhaustive. 02. Ancrage dans l’économie politique 3 Le point de départ de cette approche théorique fut la publication du livre de Michel Aglietta, intitulé Régulation et crises du capitalisme paru en 1976 1. Résolument inscrite Revue Interventions économiques, 67 | 2022 127 dans les débats de l’économie politique, cette approche offre une alternative aux canons de la théorie économique courante et prend ses distances avec la théorie du Capitalisme monopoliste d’État. Le rapport salarial est l’angle privilégié pour s’attaquer à l’étude de l’expérience américaine dans une perspective contemporaine. Le rapport salarial et sa transformation2, depuis les années 1970, seront aussi un centre d’intérêt pour interpréter le bouleversement des relations organisationnelles et techniques du travail. Je pense à l’analyse comparée des tendances en Europe au milieu des années 19803. 4 Les travaux initiaux diversifient cependant les objets d’études. Boyer et Mistral 4 s’intéresseront à l’inflation et à la crise des années 1970-1980. De leur côté, Robert Delorme et Christine André s’attaqueront aux relations État et économie à travers l’examen historique des dépenses publiques en France5. Alain Lipietz abordera la question d’abord sur un plan théorique dans Crise et inflation, pourquoi ? 6. En introduisant une discussion de fond sur la notion de régulation, puis en s’attaquant aux concepts fondamentaux de l’économie marxienne : valeur, prix, accumulation, plusvalue relative, forces productives et composition organique du capital. Tous ces ingrédients permettent de conclure sur l’accumulation intensive du capital. Il faut savoir qu’il s’agissait du premier volume (accumulation intensive) qui devait être suivi d’un deuxième, qui ne vit jamais le jour, sur la régulation monopoliste. Le grand intérêt pour les crises conduit à traiter de la monnaie et de la financiarisation de l’économie 7. Dans une perspective historique large et en ouvrant le spectre sur plusieurs pays, l’accumulation, la régulation, l’intervention publique seront traitées sur les plans national et international par Mazier, Basle et Vidal8. La conceptualisation va s’enrichir avec la comparaison internationale, mais également en posant les questions de la mondialisation de l’économie et de la division internationale du travail 9. 5 Un noyau de concepts a été proposé, en quelques années, dans les contributions d’auteurs différents et au gré de travaux sur divers phénomènes. Pensons à : mode de régulation, régime d’accumulation, rapport salarial, monnaie et crédit, crise, forme institutionnelle, compromis institutionnalisé, concepts qui sont dynamisés par leur inscription dans le cours de l’histoire. Mettre l’accent sur la dynamique longue et proposer une formalisation de long terme constituent un attribut important : penser la transformation des sociétés en référence à la jonction, sur des périodes plutôt longues, de formes institutionnelles qui concourent à une régulation des rapports de travail, de l’accumulation, de la circulation monétaire et de l’intervention publique, dans une perspective non pas d’équilibre, mais de compromis et d’ajustements condensant conflits sociaux et luttes des acteurs. La régulation est par définition ponctuée par les crises. Cette approche, qui met en évidence les formes institutionnelles qui contribuent à la régulation, se concilie assez bien avec les démarches de néo-institutionnalistes, telles celles de Charles Tilly, Theda Skocpol ou encore Fred Block, dont les travaux attirent l’attention dans la sociologie critique. Un peu plus tard 10, un dialogue va s’engager avec Peter Hall, Daniel Soskice ou Kathleen Thelen, ce qui coule de source. 03. Forums de diffusion 6 La diffusion des approches théoriques se fait d’abord par la communication scientifique, que cela passe par les livres, les articles, notes de recherche, etc. Il est un autre forum qui mérite attention, soit les colloques ou conférences. On peut relever Revue Interventions économiques, 67 | 2022 128 quelques moments au tournant des années 1980 au cours desquels les principales thèses de l’approche ont été diffusées. 7 L’Association d’économie politique organise en 1981 son colloque annuel sur la question de la crise économique et de sa gestion11. À cette occasion, Robert Boyer et Benjamin Coriat présentent, chacun de leur côté, des argumentaires de cette approche. Le premier insiste sur la transformation du rapport salarial, de la période de l’entredeux-guerres, à la période de l’après-Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à la crise des années 1974-198012. C’est l’occasion de différencier les manifestations du rapport salarial et de soutenir la notion de régulation monopoliste. Le deuxième, qui vient de publier L’atelier et le chronomètre13, fait d’abord référence aux travaux de Michael Piore, puis campe la notion de rapport salarial en considérant la transformation de l’organisation du travail, de l’emploi et du salaire, et y introduit la variable des politiques sociales. L’inflexion néolibérale, qui se veut une réponse à la crise, présente plusieurs limites. En 1983, Alain Lipietz participe à deux colloques de dimension internationale. D’abord14, il traite de la division internationale du travail en posant la relation entre le fordisme des pays du centre et les pays « périphériques », et, de ce pas, introduit la notion de « fordisme périphérique » qui soulèvera, par la suite, plusieurs interrogations. Ensuite, c’est la crise de l’État-providence qui retiendra son attention 15. Cette forme d’État est située en relation avec la régulation concurrentielle et la régulation monopoliste, mais, plus encore, avec le fordisme et la transformation des conditions d’existence du salariat, de sa « contractualisation » et de l’élargissement du salaire indirect. Si l’État-providence a su amortir la crise du fordisme, il rencontre ses propres limites, si bien que la crise de l’État-providence apparaît comme une « composante » de la crise du fordisme. 8 Ces événements illustrent qu’au gré de quelques colloques, l’approche a été diffusée sur des thématiques diverses, comme autant de touches qui en composent un tableau souvent impressionniste. Si cela est, du reste, assez normal, je retiens que les audiences de ces interventions sont composées beaucoup plus de sociologues et de politologues, que d’économistes, même hétérodoxes. Le Québec ne fait pas exception, mais ce n’est pas sans incidences sur la réception de cette approche. Mis à part le livre fondateur de Michel Aglietta déjà cité, les travaux font référence davantage à la France lorsqu’on veut illustrer le propos. Pour les chercheurs du Québec, la réticence à calquer des analyses et des conclusions portant sur d’autres pays à la réalité canadienne et québécoise est manifeste. Parallèlement, au cours de ces premières années, il y a un appétit pour un exposé conceptuel synthétique de l’approche qui traite des dimensions sociopolitiques. Ce à quoi répondront, pour un temps, les cinquante premières pages de L’audace ou l’enlisement16 de Alain Lipietz et, surtout, La théorie de la régulation : une analyse critique17 de Robert Boyer. Les travaux qui suivront viendront étoffer l’ensemble et ponctuer le processus d’appropriation de l’approche. 04. Un autre espace de réflexion 9 Dans les années qui suivent et avec un corpus plus complet, Alain Noël fera la présentation synthétique et critique la plus convaincante. Publié dans International Organisazation18, ce texte s’inscrit dans ses travaux de thèse19 et le guidera par la suite. Il s’adresse à un large lectorat et situe l’approche au regard de l’économie politique critique, de la sociologie du travail et du néo-institutionnalisme dans l’analyse Revue Interventions économiques, 67 | 2022 129 politique. Noël conclut que l’analyse du changement par la jonction de dimensions sociales, trop souvent compartimentées, est une avancée certaine et que la mise en relief des facteurs politiques dans la stabilité économique est féconde. Cela dit, s’ouvre un espace de réflexion qui fait place à une série d’interrogations. 10 D’ailleurs, devant la diffusion internationale de l’approche de la Régulation, un premier grand congrès se tient à Barcelone au printemps 1988. Des chercheurs du Québec et Canada se joignent à cette manifestation qui attire de très nombreux participants. De ceux-ci, certains réunissent leurs travaux dans le livre Politique et Régulation, publié en 199020. Comme le titre l’indique, les auteurs posent, d’une façon ou de l’autre, un paradoxe, à savoir que la théorie de la régulation « accorde à l’État un rôle crucial dans la configuration de la régulation, mais les travaux, centrés sur sa propre dynamique et proposant un corpus théorique satisfaisant, restent relativement rares » 21. Les propositions varient ; elles vont d’une réflexion à portée théorique à l’analyse de situations particulières illustrant la pertinence de l’analyse politique. Ces contributions préfigurent d’autres qui seront formulées dans la même période. 11 Inspirée par la pensée et les analyses féministes, Jane Jenson ne veut pas privilégier l’État comme institution centrale de la coordination de la régulation, et insiste sur la pertinence des institutions, des acteurs et des identités qui émergent de la société civile22. Discutés sur un plan théorique, mais aussi analysés dans leurs manifestations historiques, les idées, les acteurs et leur inscription dans l’espace permettront de dégager une perspective d’ensemble dans l’étude du Canada23. De ces acteurs découlent les processus de représentation,24 l’émergence du paradigme sociétal 25 et la consolidation d’un bloc social. Cela sert à caractériser la spécificité canadienne, avec la notion de « fordisme perméable canadien »26, dont l’origine remonte à l’entre-deuxguerres tout en se prolongeant dans la période des Trente glorieuses. On a ici un effort de conceptualisation des dimensions se rapportant au processus politique, aux acteurs, aux identités et, plus largement, à la société civile. Les travaux sur le féminisme inspirent cette réflexion, avec le souci de ne pas céder à une réification de l’État. 12 Alain Noël revient sur la question du politique à travers l’action collective, la politique partisane et les relations industrielles, afin de dégager une logique politique indispensable à l’analyse en termes de régulation, tout en échappant à la notion de « trouvaille ». Il aborde résolument la logique des acteurs27. C’est l’éclairage essentiel pour comprendre le processus de construction de la politique hésitante d’intervention publique au Canada à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. Les acteurs, le personnel politique, les hauts fonctionnaires, mais aussi les administrations et les partis politiques, dans leurs logiques d’action et leurs univers intellectuels, sont mis à contribution pour nuancer fortement l’apparente conversion au keynésianisme au Canada28. En somme, il prend en compte la configuration des acteurs qui, sur le plan individuel ou collectif, posent des actions à l’intérieur de contraintes qui découlent de leur position dans les rapports de classes29. 13 Au-delà des acteurs au sens strict, l’analyse de la situation canadienne permet de poser la question des dynamiques politiques dans un régime fédératif et du choc des relations intergouvernementales, comme le soulignent Noël30 et Boismenu 31. Ces derniers se joignent à Lizette Jalbert32 dans l’analyse des fondements politiques du rôle de l’État dans la régulation au Canada. Ici, ce sont les conflits sociaux qui apportent le meilleur éclairage historique sur le mode d’insertion de l’État dans la régulation. Les réformes et leurs limitations sont tributaires d’un rapport de pouvoir entre forces sociales qui Revue Interventions économiques, 67 | 2022 130 conduit à un fordisme à forte tonalité libérale dans des rapports politiques consacrant l’hégémonie centriste. L’analyse de la place et du rôle de l’État dans la régulation du rapport salarial au cours des Trente glorieuses fait l’objet d’une présentation systématique33. La version plus complète de cette étude, mobilisant données économiques, actions syndicales, mouvements sociaux, dynamique politique, politiques publiques et comparaison internationale, sera rédigée à ce moment, mais publiée beaucoup plus tard, même si elle a inspiré entre-temps plusieurs textes 34. 14 La caractérisation du rôle de l’État — et de ses modes d’action —, dans la constitution du mode de régulation, trouve sa source dans les conflits et les pratiques sociales et politiques des acteurs. Dans leur dernier travail conjoint, Boismenu et Jalbert traitent sur le plan conceptuel et méthodologique des facteurs sociopolitiques qui permettent une analyse des configurations institutionnelles qui participent au mode de régulation35. Aux facteurs les plus souvent identifiés, la montée de l’informel dans les modes organisationnels et l’importance du culturel et des régulations sociales sont évoquées dans leurs manifestations aussi bien en termes de logiques que de pratiques. L’idée évoquée de typologies de configurations institutionnelles entre pays s’ouvre sur la comparaison, s’ouvre, en d’autres termes, sur la systématisation d’analyses particulières et sur la caractérisation de cas singuliers. Cette idée aura des suites et permettra de formuler une typologie fondée sur plusieurs variables 36. 15 Cela m’amène à une brève remarque en jetant un œil sur le début des années 2000. La préoccupation exprimée du côté du Québec sur la prise en compte du politique est certainement partagée par des collègues de l’école française de la régulation. Par exemple, Bruno Amable, en dialogue avec l’institutionnalisme historique et l’école de la diversité des capitalismes, prolonge l’approche régulationniste en distinguant cinq modèles de capitalismes grâce à la prise en compte des marchés de produits, du rapport salarial, des systèmes financiers, de la protection sociale, de l’éducation et des équilibres politiques37. Pour sa part, Bruno Théret, qui a fait plusieurs séjours au Québec, s’est investi sur les questions du fédéralisme et de la protection sociale 38. La combinaison de ces deux dimensions est au cœur de sa réflexion, de même que la comparaison, ce qui l’amène à poser l’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord (du Canada, en particulier). Ces exemples, dans le but d’illustrer que les discussions menées par les auteurs québécois trouvaient un écho dans les propres interrogations des collègues français. 16 Par ailleurs, Alain Noël souligne que ce qu’il faut remettre en question ce n’est pas le projet régulationniste, mais sa version économiste. Il poursuit en soulignant que ces « fils rebelles des althussériens » sont, en même temps, des « fils respectueux de l’économétrie ». De là, la tentation de dégager des périodes relativement stables qui pourraient être représentées par un nombre limité d’équations39. Il y voit la difficulté d’intégrer le politique dans les analyses et un signe du statut résolument résiduel du politique. Mais faut-il voir dans l’économétrie un gage de respectabilité et de vraisemblance scientifique, qui démontrerait la présence de zones de stabilité structurelle porteuses d’équilibres macro-économiques de moyen terme ? 17 Ne voulant pas transposer au Canada les observations sur le développement économique en France ou aux États-Unis, Gérard Boismenu entreprend de tester la vraisemblance de la Problématique de la régulation pour saisir la réalité canadienne par des données macroéconomiques et plus d’une vingtaine d’équations simples sur diverses variables pertinentes. Les résultats répondent globalement aux attentes, tout Revue Interventions économiques, 67 | 2022 131 en révélant des particularités propres qui manifestent la singularité du Canada 40. Sur cette lancée et avec la collaboration de Jean-Guy Loranger et Nicolas Gravel, il est passé d’équations simples à la formulation d’un modèle économétrique de neuf équations simultanées, dont cinq équations de bouclage du système41. Cette vérification de l’approche de la régulation dans le contexte canadien a retenu des données pour trois sous-périodes de 1947 à 1989. Cet exercice permet de poser une toile de fond économique et de repérer les grands enchainements permettant d’asseoir l’analyse des rapports sociopolitiques au Canada et de poser les paramètres d’une comparaison avec d’autres sociétés. 18 Cette démarche, qui s’est poursuivie durant quelques années42, possède une valeur certaine, mais deux constats s’imposent. D’une part, ces travaux trouvent largement leur justification dans le raffinement des tests économétriques en eux-mêmes, mais ont un impact modeste pour l’analyse sociopolitique du mode de régulation ; d’autre part, l’intérêt pour ces travaux sur le plan international est réel, mais les interlocuteurs économistes au Canada se font rares. Peut-être par ignorance, ce que je suis prêt à « confesser », il semble que l’audience québécoise pour la théorie de la régulation ait été moins manifeste dans le champ de l’économie. Est-ce la présence d’un moins grand pluralisme paradigmatique dans cette discipline, je ne saurais le dire. Dans tous les cas, s’ouvre une discussion qui ne peut être menée ici. 19 Dès le départ, d’autres auteurs accueilleront avec ouverture l’approche de la régulation en la discutant, « depuis » leur propre champ d’expertise, pour évaluer non seulement sa pertinence, mais l’apport qu’ils peuvent en titrer. Cela a permis la publication de textes stimulants. Je pense à Gilles Breton et Carol Levasseur 43 qui présentent une réflexion critique sur et autour de l’État pour critiquer la notion de compromis institutionnalisé, mettre en évidence la « régulation anthroponomique » et insister sur l’impossibilité de penser l’État en dehors du champ politique. François Houle 44 s’inspire de la régulation pour illustrer que l’intervention étatique dans la régulation sociale est redéfinie en fonction de la rationalité de l’économie mondiale, ce qui accompagne la crise de l’État sociale au cours des années 1980. De la même façon, la place occupée par le rapport salarial dans la théorie interpelle les analystes des relations de travail. Jacques Bélanger et Gilles Breton proposent de dépasser une approche institutionnaliste et s’appuient sur une analyse sociologique des relations dans les lieux de travail tout en évitant les généralisations abusives. Sur le même terrain du travail, Paul R. Bélanger et Benoît Lévesque45 mènent une conversation avec la « théorie » de la régulation pour discuter la place de la sociologie dans l’analyse du monde du travail audelà du rapport salarial au moment de la crise du fordisme et pour définir une approche centrée sur la « sociologie de l’entreprise » qui permet de saisir les formes sociales nouvelles qui émergent. 20 En somme, au cours des années 1980, l’approche de la régulation a été diffusée au Québec et accueillie avec intérêt, surtout par les politologues et des sociologues ; cela dit, le nouveau vocabulaire a été introduit et adopté par de larges publics. Les notions de fordisme, de rapport salarial, de mode de régulation, d’accumulation intensive, etc. sont devenues familières. L’approche a eu pour mérite de proposer une grille pour discuter la « cohérence » de périodes plus longues de notre histoire récente, en présentant des caractéristiques, dont les combinatoires étaient « parlantes » et dont l’intelligibilité était vraisemblable. Sans tomber dans le piège d’une stabilité structurelle, voire de l’équilibre, l’indentification de phases dominées par un mode de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 132 régulation permet une prise en compte des relations sociales reconduites et analysées dans leur renouvèlement. De plus, la nécessaire combinaison de facteurs ou dimensions empruntant à diverses sphères de la connaissance a constitué un écho à une démarche interdisciplinaire dont on perçoit la nécessité. 05. Bien comprendre le temps long 21 Il faut noter, par ailleurs, que cette approche a proposé une lecture stimulante et éclairante d’une période de nos histoires occidentales qui venait d’arriver à son terme. C’était une lecture du passé récent, ayant pour borne éloignée la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la crise de plus en plus manifeste au milieu des années 1970, soit des Trente glorieuses. La fécondité de la proposition devenait moins éclatante, dès lors qu’il a fallu travailler sur le « présent », sur les suites de la crise, sur ce qui s’annonçait. C’est le sort des sciences sociales de façon générale. Des conclusions sur ce qui a été et d’une vision synthétique sur le passé récent, on est passé au recours à un dispositif conceptuel et à une démarche pour suivre ce qui change dans des sphères d’activité éclatées et dont il est difficile de dégager un sens avec pertinence et encore moins « certitude », car, pour dire le moins, le nouveau ne s’installe pas de façon abrupte dans une forme aboutie. 22 L’approche de la régulation a pu faire illusion en prêtant à penser qu’on pouvait dégager de grandes phases du capitalisme par des combinatoires et une mise en cohérence de diverses dimensions de la société. Même si ce n’est pas l’intention de l’approche, on en est venu à supposer implicitement une forme de synchronie des différents champs de pratiques et de facteurs dans le processus social de construction des formes de régulation, d’où la recherche d’enchainements fonctionnels. Au mieux, ce ne serait qu’une lecture a posteriori épurée. Or, il y a un paradoxe. D’un côté, pour fin d’analyse, on sollicite des espaces de pratiques sociales qui ont leurs propres acteurs, dynamiques et rythmes, qui ne répondent pas à un nécessaire ajustement et enchainement fonctionnel. On peut éventuellement en dégager de façon stylisée de grands agencements qui rendent possible une reconduction dans le temps. De l’autre, les combinatoires, qui assurent une stabilité structurelle restent des moments provisoires qui peuvent difficilement se projeter comme des ensembles compacts sur la moyenne période. 23 Il faut rappeler que toute périodisation présente ses faiblesses, en ce sens qu’elle ne découpe pas des ensembles homogènes du début à la fin. Le commencement d’un modèle de développement est généralement fixé à un moment donné, même s’il est communément admis qu’il ne s’est pas imposé dès le départ dans sa forme achevée. Ce modèle est davantage le produit instable d’une accumulation d’innovations ou du cumul de complémentarités, qui ont fini par donner sens à une organisation sociale. À l’opposé, à quel moment pourra-t-on considérer que ce modèle est caduc, sachant que plusieurs éléments qui y contribuent, plusieurs formes institutionnelles, plusieurs régularités commencent déjà à faiblir, à se lézarder, à se déstabiliser, comme autant de manifestations partielles annonciatrices de son délitement ? À bien y penser, le zénith d’un modèle de développement constitue un moment assez circonscrit de l’ensemble de son cycle. 24 Tout se passe comme si, avec la crise du fordisme et par la suite, les chercheurs ont été amenés à conduire des recherches plus sectorielles, décomposant l’approche plus Revue Interventions économiques, 67 | 2022 133 globale en objets ou thématique au spectre moins large, d’où un éclatement des travaux, des cadres d’interprétation et à un espacement des dialogues pourtant nécessaires. Les transformations inspirées par le processus de libéralisation et la réorganisation du pouvoir politique face aux rapports de travail, au régime d’accumulation et aux formes de régulation ont été étudiées sous divers angles et ont été suivies à la trace. Ce qui a perdu en perspective d’ensemble a été comblé par une connaissance plus fine des phénomènes. Parallèlement, l’approche de la régulation a dû se renouveler pour tenir compte des transformations contemporaines et prétendre à une capacité d’interprétation et d’explication toujours pertinente46. Tout ce processus dépasse le cadre de ce propos liminaire, mais il n’est pas moins passionnant. BIBLIOGRAPHIE Aglietta, Michel, ed., Capitalisme. Le temps des ruptures. Paris, Odile Jacob, 2019, 590 p. Aglietta, Michel, Régulation et crises du capitalisme, Éditions Odile Jacob, 1997. Aglietta, Michel et André Orléan, Violence de la monnaie, Presses universitaires de France, 1982. Amable, Bruno, Les cinq capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Seuil, 2005, 374 p. Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque, Éléments théoriques pour une sociologie de l’entreprise : des classiques aux “néo-classiques”, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 18-19, 1992, 55–92 Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque, La “Théorie” de la régulation, du rapport salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 1991, 17–51 Boismenu, Gérard, Keynésianisme et niveau provincial de l’État canadien’, dans La “Théorie Générale” et le keynésianisme, ACFAS, 1987, pp. 124–49. Boismenu, Gérard, La vraisemblance de la problématique de la régulation pour saisir la réalité canadienne : étude des indicateurs économiques en moyenne période, Montréal, 1989, 64 p. Boismenu, Gérard, Les trente glorieuses au Canada. Un fordisme à forte tonalité libérale. Del Busso Éditeur, 2020, 235 p. Boismenu, Gérard, L’État et la régulation du rapport salarial depuis 1945, in Politique et régulation. Modèle de développement et trajectoire canadienne, Méridien/L’Harmattan, 1990, pp. 155–203. Boismenu, Gérard, Modèles politico-institutionnels et politique macro-économique. Analyse comparée de douze pays industrialisés, 1960-1988’, Études Internationales, vol. 26, n° 2, 1995, 237–74 Boismenu, Gérard, Système de représentation des intérêts et configurations politiques : les sociétés occidentales en perspective comparée, Revue canadienne de science politique, vol. 27, n° 2, 1994, pp. 309–43. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 134 Boismenu, Gérard et Daniel Drache, eds., Politique et régulation. Modèle de dévelopement et trajectoire canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, 358 p. Boismenu, Gérard, Nicolas Gravel et Jean-Guy Loranger, Régime d’accumulation et régulation fordiste. Estimation d’un modèle à équations simultanées, Revue Économique, vol. 46, n° 4 1995, 1121–43 Boismenu, Gérard et Lizette Jalbert, Configurations institutionnelles et facteurs socio-politiques, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 1991, pp. 199–212 Boismenu, Gérard et Jean-Guy Loranger, The State and social regulation : A canonical open economy model (presenté à État et régulation sociale. Comment penser la cohérence de l’intervention publique ?, Matisse, Institut national d’histoire de l’Art, 2006. Boyer, Robert, Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises, La Découverte, 2015, 376 p. Boyer, Robert, ed., La flexibilité du travail en Europe, Éditions La découverte, 1986, 331 p. Boyer, Robert, La théorie de la régulation : une analyse critique, La Découverte, 1986, 142 p. Boyer, Robert, Les transformations du rapport salarial dans la crise. Une interprétation de ses aspects sociaux et économiques, Critiques de l’économie Politique, n° 15–16, 1981, pp. 185–229 Boyer, Robert et Jacques Mistral, Accumulation, inflation, crises Presses universitaires de France, 1978, 344 p. Breton, Gilles et Carol Levasseur, État, rapport salarial et compromis institutionalisés, in Politique et régulation. Modèle de développement et trajectoire canadienne, Méridien/ L’Harmattan, 1990, pp. 71–98 Cameron, Duncan et François Houle, eds., La Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, 287 p. Coriat, Benjamin, L’atelier et le chronomère, Christian Bourgois éditeur, 1979, 298 p. Delorme, Robert et Christine André, L’État et l’économie. Un Essai d’explication de l’évolution des dépenses publiques en France (1870-1980), Seuil, 1983, 761 p. Dostaler, Gilles, La crise économique et sa gestion, Boréal Express, 1982, 256 p. Hall, Peter A. et Daniel Soskice, Les variétés du capitalisme, L’année de la régulation, n° 6, 2002, pp. 221–40 Houle, François, L'État et le social à l'heure du marché continental, dans Politique et régulation. Modèle de dévelopement et trajectoire canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, pp. 205-236. Houle, François, La crise et la place du Canada dans la nouvelle division internationale du travail, dans La Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, pp. 79-101. Jenson, Jane, A political economy approach to interest representation, in Democracy with Justice (Carleton University Press, 1992, pp. 239–54 Jenson, Jane, All the World’s Stage : Ideas, spaces and times in Canadian political economy’, in Production, Space, Identity. Political economy faces the 21st Century, Canadian Scholars’ Press Inc., 1993), pp. 143–69 Jenson, Jane, “Different” but not “Exceptional” : Canada’s permeable fordism’, Revue Canadienne de Sociologie et d’anthropologie, vol 26, n° 1, 1989, pp. 69–94. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 135 Jenson, Jane, Paradigms and political discourse : protective legislation in France and the United States before 1914, Canadian Journal of Political Science, vol. 22, n° 2, 1989, pp. 235–58 Jenson, Jane, Representation in crisis : the roots of Canada’s permeable ordism’, Revue Canadienne de Science Politique, vol 23, n° 4, 1990, n° 653–83. Jenson, Jane, Thinking (a feminist) history : the regulation approach as theatre, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 1991, pp. 185–97 Lipietz, Alain, Crise de l’État-providence : idéologie, réalités et enjeux dans la France des années 1980, dans Crise économique, transformations politiques et changements idéologiques, ACFAS, 1983, pp. 49–86 Lipietz, Alain, Crise et inflation, pourquoi ? François Maspero, 1979, 381 p. Lipietz, Alain, L’audace ou l’enlisement, Éditions La découverte, 1984, 369 p. Lipietz, Alain, Les transformations dans la division internationale du travail, dans Le Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, pp. 27–55 Loranger, Jean-Guy et Gérard Boismenu, Analysis of institutional changes by a macro-economic model for Canada (1947-1999), presenté à European Association for Evolutionary Political Economy (EAEPE) Conference, Amsterdam, 2009. Loranger, Jean-Guy et Gérard Boismenu, Instabilité macroéconomique analysée par un modèle MCE : retour sur le cas canadien (1947-2009), presenté au sixième Congrès Marx International, Crises, Révoltes, Utopies, Sorbonne-Nanterre, 2010) Loranger, Jean-Guy et Gérard Boismenu, Régime d’accumulation et analyse de co-intégration. Un modèle alternatif de croissance équilibrée, presenté au Congrès Marx International III, Paris, 2001) Mazier, Jacques, Maurice Basle et Jean-François Vidal, Quand les crises durent… Economica, 1993, 591 p. Noël, Alain, Accumulation, regulation, and social change : an essay on french political economy’, International Organization, vol 41, n° 2, 1987, pp. 303–33 Noël, Alain, Action collective, politique partisane et relations industrielles, in Politique et Régulation. Modèle de développement et trajectoire canadienne Méridien/L’Harmattan, 1990, pp. 98–131 Noël, Alain, L’après-Guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de régulation ?, in La ‘Théorie Générale’ et le keynésianisme, ACFAS, 1987, pp. 105–23 Noël, Alain, Les fils respectueux de l’économétrie, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 1991, 107–23 Noël, Alain, The building of the post-war order in indusrtrial relations, University of Denver, 1992,, 466 p. Noël, Alain, Gérard Boismenu et Lizette Jalbert, The political foundation of state regulation in Canada, in Production, Space, Identity. Political economy faces the 21st Century, Canadian Scholars’ Press Inc., 1993, pp. 171–94. Thelen, Kathleen, Comment les institutions évoluent : perspective de l’analyse comparative historique, L’année de la régulation, n° 7, 2003, pp. 13–43 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 136 Théret, Bruno, Du principe fédéral à une typologie des fédérations : quelques propositions, in Le fédéralisme dans tous ses états : gouvernance, identité et méthodologie, Bruxelles-Montréal, Bruylant - Yvon Blais-Carswell. Théret, Bruno, Les nouvelles politiques sociales de l’Union européenne au regard de l’expérience Canadienne de fédéralisme, Sociétés Contemporaines, n° 47, 2002. Théret, Bruno, Protection sociale et fédéralisme. L’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord, PIE - Peter Lang, PUM, 2002. NOTES 1. Aglietta, Michel (1976). Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy. 2. Robert Boyer (1981). Les transformations du rapport salarial dans la crise. Une interprétation de ses aspects sociaux et économiques, Critiques de l’économie Politique, n° 15–16, pp. 185–229. 3. Boyer, Robert, ed. (1984). La flexibilité du travail en Europe, Éditions La découverte. 331 p. Livre précédé d’un rapport publié en 1984. 4. Boyer Robert et Jacques Mistral (1978). Accumulation, inflation, crises, Presses universitaires de France, 344 p. 5. Delorme, Robert et Christine André (1983). L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution des dépenses publiques en France (1870-1980), Seuil, 761 p. 6. Lipietz, Alain (1979). Crise et inflation, pourquoi ?, François Maspero, 381 p. 7. Aglietta Michel et André Orléan (1982), Violence de la monnaie, Presses universitaires de France. 8. Mazier, Jacques, Maurice Basle et Jean-François Vidal (1984), Quand les crises durent… Economica, 591 p. 9. Lipietz, Alain (1985). Les transformations dans la division internationale du travail, dans Le Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, pp. 27–55. 10. Mentionnons au passage Kathleen Thelen (2003). « Comment les institutions évoluent : perspective de l’analyse comparative historique », L’Année de la régulation, n° 7, pp. 13–43 ; Peter A. Hall et Daniel Soskice (2002). « Les variétés du capitalisme », L’année de la régulation, n° 6, pp. 221-40. 11. Dostaler, Gilles (1982). La crise économique et sa gestion, Boréal Express, 256 p. 12. Boyer, Robert (1982). Origine, originalité et enjeux de la crise actuelle en France: une comparaison avec les années trente, dans La Crise Économique et Sa Gestion. Boréal Express, pp. 13– 32. 13. Coriat, Benjamin (1979). L’atelier et le chronomètre, Christian Bourgois éditeur, 298 p. 14. Lipietz, Alain (1985). La transformation de la division internationale du travail, dans La Canada et la nouvelle division internationale du travail, Duncan Cameron et François Houle (éd), Éditions de l’Université d’Ottawa, pp. 27-55. 15. Lipietz, Alain (1983), Crise de l’État-providence: idéologie, réalités et enjeux dans la France des années 1980, dans Crise économique, transformations politiques et changements idéologiques, ACFAS, pp. 49–86. 16. Lipietz, Alain (1984). L’audace ou l’enlisement, Éditions La découverte, 369 p. 17. Boyer, Robert (1986). La théorie de la régulation: une analyse Ccritique, La Découverte, 142 p. 18. Noël Alain (1987), Accumulation, regulation, and social change: an essay on French political economy, International Organization, vol. 41, n° 2, 303–33. 19. Noël Alain (1992), The building of the post-war order in industrial relations, University of Denver, 466 p. 20. Gérard Boismenu et Daniel Drache, éd. (1990). Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, 358 p. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 137 21. Boismenu Gérard et Daniel Drache (1990). Avant-propos, Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne, Médirien/L’Harmattan, p. 31. 22. Jenson, Jane (1991). Thinking (a Feminist) history: the regulation approach as theatre, Cahiers de Recherche Sociologique, 17, 185–97. 23. Jenson, Jane (1993). All the world’s stage: ideas, spaces and times in Canadian political economy’, dans Production, Space, Identity. Political Economy Faces the 21st Century, Canadian Scholars’ Press Inc., pp. 143–69. 24. Jenson, Jane (1992). A political economy approach to interest representation, dans Democracy with Justice, Carleton University Press, pp. 239–54. 25. Jenson, Jane (1989). Paradigms and political discourse: protective legislation in France and the United States before 1914, Canadian Journal of Political Science, vol 22, n° 2 , 235–58. 26. Jenson, Jane (1990), Representation in crisis: the roots of Canada’s permeable fordism, Revue Canadienne de Science Politique, vol 23, n° 4, 653–83; Jenson, Jane (1989). “Different” but not “exceptional” : Canada’s permeable fordisme, Revue Canadienne de Sociologie et d’anthropologie, vol 26, n° 1, 69–94. 27. Noël, Alain (1992). The building of the post-war order in indusrtrial relations. Thèse, 466 p. 28. Noël, Alain (1987). L’après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de régulation ?,dans La ‘Théorie Générale’ et Le Keynésianisme, ACFAS, pp. 105–23. 29. Noël, Alain (1990). Action collective, politique partisane et relations industrielles, dans Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne, Méridien/L’Harmattan, pp. 98–131. 30. Noël, Alain (1987). L’après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de régulation ?, dans La “Théorie Générale” et Le Keynésianisme (ACFAS, 1987, pp. 105-123 31. Boismenu, Gérard (1987). Keynésianisme et niveau provincial de l’État canadien, dans La “Théorie Générale” et le keynésianisme, ACFAS, pp. 124–49. 32. Noël, Alain, Gérard Boismenu, et Lizette Jalbert (1993). The political foundation of state regulation in Canada, dans Production, Space, Identity. Political Economy Faces the 21st Century, Canadian Scholars’ Press Inc., pp. 171–94. 33. Boismenu, Gérard (1990). L’État et la régulation du rapport salarial depuis 1945, dans Politique et Régulation. Modèle de développement et trajectoire canadienne, Méridien/L’Harmattan, pp. 155–203. 34. Boismenu, Gérard (2020). Les trente glorieuses au Canada. Un fordisme à forte tonalité libérale, Del Busso Éditeur, 235 p. 35. Boismenu, Gérard et Lizette Jalbert (1991). Configurations institutionnelles et facteurs sociopolitiques, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 199–212. 36. Boismenu, Gérard (1994). Système de représentation des intérêts et configurations politiques : les sociétés occidentales en perspective comparée, Revue Canadienne de Science Politique, vol. 27, n° 2, p. 309–43 ; Boismenu, Gérard (1995). Modèles politico-institutionnels et politique macro-économique. Analyse comparée de douze pays industrialisés, 1960-1988, Études Internationales, vol. 26, n° 2, 237–74. 37. Amable, Bruno (2005). Les cinq capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Seuil, 374 p. 38. Théret, Bruno (2002). Protection sociale et fédéralisme. L’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord, PIE - Peter Lang, PUM ; Théret, Bruno (2002). Les nouvelles politiques sociales de l’Union européenne au regard de l’expérience canadienne de fédéralisme, Sociétés Contemporaines, n° 47 ; Théret, Bruno (2005). Du principe fédéral à une typologie des fédérations : quelques propositions, dans Le fédéralisme dans tous ses États : gouvernance, identité et méthodologie, Bruxelles-Montréal, Bruylant - Yvon Blais-Carswell. 39. Noël, Alain (1991). Les fils respectueux de l’économétrie, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 107–23. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 138 40. Boismenu, Gérard (1989). La vraisemblance de la problématique de la régulation pour saisir la réalité canadienne : étude des indicateurs économiques en moyenne période, Montréal, 64 p. 41. Boismenu, Gérard, Nicolas Gravel, et Jean-Guy Loranger (1995). Régime d’accumulation et régulation fordiste. Estimation d’un modèle à équations simultanées, Revue Économique, vol. 46, n° 4, 1121–43. 42. Par exemple, Loranger Jean-Guy et Boismenu, Gérard (2010). Instabilité macroéconomique analysée par un modèle MCE: retour sur le cas canadien (1947-2009) (presenté au Sixième Congrès Marx International, Crises, Révoltes, Utopies, Sorbonne-Nanterre; Loranger Jean-Guy et Gérard Boismenu (2001). Régime d’accumulation et analyse de co-intégration. Un modèle alternatif de croissance équilibrée (présenté au Congrès Marx International III, Paris; Loranger Jean-Guy et Gérard Boismenu (2009), Analysis of institutional changes by a macro-economic model for Canada (1947-1999), presenté à European Association for Evolutionary Political Economy (EAEPE) Conference, Amsterdam; Boismenu, Gérard et Jean-Guy Loranger (2006). The State and social regulation : a canonical open economy model (presenté à The state and social regulation : a canonical open economy model, Matisse, Institut national d’histoire de l’Art. 43. Breton Gilles et Carol Levasseur (1990). État, rapport salarial et compromis institutionnalisés, dans Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne Méridien/ L’Harmattan, pp. 71–98. 44. Houle, François, L'État et le social à l'heure du marché continental, dans Politique et régulation. Modèle de dévelopement et trajectoire canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, pp. 205-236; Houle, François, La crise et la place du Canada dans la nouvelle division internationale du travail, dans La Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, pp. 79-101. 45. Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque (1991). La “Théorie” de La régulation, du rapport salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique, Cahiers de Recherche Sociologique, n°17, pp. 17–51 ; Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque (1992). Éléments théoriques pour une sociologie de l’entreprise : des classiques aux “néo-classiques”, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 18-19, pp. 55–92. 46. Par exemple : Boyer, Robert (2015). Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises, Paris, La Découverte, 376 p. ; Aglietta, Michel (2019). Capitalisme. Le Temps Des Ruptures, Odile Jacob, 590 p. RÉSUMÉS La diffusion de l’école de la régulation au Québec au cours des années 1980 et 1990 est passée par les modes conventionnels : livres, articles, conférences et colloques. Plusieurs chercheurs du Québec ont démontré un grand intérêt pour cette approche qui offrait une lecture de modes de développement caractérisant des périodes assez longues. Issue de l’économie politique, l’approche démontrait également une grande ouverture pour les contributions interdisciplinaires, ce qui explique l’intérêt démontré par les sociologues et politologues. L’accueil fut à la fois positif et critique. Les limites pour investir les thématiques sociales et politiques ont été relevées et plusieurs ont tenté d’apporter leur propre contribution. Avec les années 1990, l’hégémonie du néolibéralisme et la fin définitive du fordisme, les chercheurs Revue Interventions économiques, 67 | 2022 139 québécois ont mené des travaux de plus en plus dispersés et se sont éloignés de l’approche, même si son influence est encore présente. The dissemination of the school of regulation in Quebec during the 1980s and 1990s went through conventional modes: books, articles, lectures, and colloquia. Several researchers from Quebec have shown great interest in this approach, which offers a reading of modes of development characterizing fairly long periods. Coming from a political economy, the approach also demonstrated a great openness to interdisciplinary contributions, which explains the interest shown by sociologists and political scientists. The reception was both positive and critical. The limits for investing in social and political themes have been noted and several have tried to make their own contribution. With the 1990s, the hegemony of neoliberalism, and the definitive end of Fordism, Quebec researchers carried out increasingly dispersed work and moved away from the approach, even if its influence is still present. INDEX Mots-clés : régulation, interdisciplinarité, mode de développement, fordisme, néolibéralisme, crise, Québec Keywords : regulation, interdisciplinarity, mode of development, fordism, neoliberalism, crisis, Quebec AUTEUR GÉRARD BOISMENU Professeur de science politique, Université de Montréal, gerard.boismenu@umontreal.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 140 Le nouveau mode de production de la connaissance et la mise en place d’une nouvelle économie au Québec The New Mode of Knowledge Production and the Establishment of a New Economy in Quebec Éric N. Duhaime 01. Introduction 1 Avec l’implantation de géants du numérique et la création d’entreprises émergentes en intelligence artificielle, on fait grand cas à l’heure actuelle du développement d’une économie numérique au Québec. Or, si cette transformation économique comporte son lot de nouveautés, la stratégie et les mesures qui encadrent son déploiement sont toutefois plus anciennes. En effet, ces dernières remontent aux années 1980 et 1990, une période au cours de laquelle furent progressivement établies les modalités institutionnelles et organisationnelles qui encadraient ce que l’on désignait à l’époque comme une « nouvelle économie ». Cette période fut marquée par une transformation importante des stratégies d’affaires des compagnies qui était concomitante à la mise en place d’un ensemble de politiques publiques visant à encourager le développement de nouvelles technologies. De même, on assista à la publication de multiples ouvrages et rapports qui visaient à rendre compte de ces transformations, voire à encourager leur développement. C’est le cas notamment de l’ouvrage The New Production of Knowledge, publié en 1994, qui offre une formalisation conceptuelle des transformations liées à la nouvelle économie et du rôle joué par les universités dans ce contexte, et cela tout en cherchant dans le même souffle à encourager son avènement. 2 Un des cosignataires de cet ouvrage, Camille Limoges, est un historien des sciences et de la technologie qui assuma également d’importantes responsabilités dans l’administration publique au Québec. Sur près de 20 ans, tant par ses écrits que par son implication dans l’administration publique, ce dernier joua un rôle fondamental quant Revue Interventions économiques, 67 | 2022 141 à l’adoption de politiques de recherche au Québec. En nous intéressant à son parcours, cet article vise à éclairer un moment récent de l’histoire économique du Québec, soit la mise en place de la nouvelle économie du début des années 1980 au début des années 2000. Pour ce faire, nous chercherons d’abord à offrir une définition conceptuelle de la nouvelle économie en nous inspirant des traits qu’elle revêtait lors de son émergence originale aux États-Unis. Ensuite, nous porterons notre regard sur l’ouvrage The New Production of Knowledge qui, tout en conceptualisant les transformations des pratiques de recherche et de leur encadrement, revêt un caractère idéologique en présentant ces transformations comme étant inéluctables. Enfin, en nous intéressant au parcours de Limoges, nous chercherons à montrer l’influence des idées contenues dans cet ouvrage sur la politique d’innovation adoptée au Québec au tournant des années 2000, favorisant ainsi l’avènement d’une nouvelle économie. 02. La nouvelle économie et son émergence aux ÉtatsUnis 3 Lorsqu’il est question de la transformation de l’économie liée à l’avènement de nouvelles technologies au cours des années 1980 et 1990, les notions employées pour la désigner revêtent un caractère « protéiforme » et « polysémique » (Bouchez, 2014, p. 11). D’un côté, différentes notions sont employées pour rendre compte de phénomènes apparentés : nouvelle économie, économie du savoir, économie fondée sur la connaissance, économie immatérielle, etc. D’un autre côté, une même notion renvoie parfois à des réalités relativement différentes. Ainsi, si la nouvelle économie comporte pour certains des traits spécifiques qui en font une réalité à part entière (Artus, 2001, p. 9-18), elle apparaît pour d’autres comme une simple « convention » financière qui est à l’origine de la bulle Internet de 2000 (Chesnais, 2001, p. 56) ou encore comme un « mythe » qui idéalise certaines caractéristiques de l’économie américaine, mais qui n’en demeure pas moins « performant » dans la mesure où il influence les stratégies d’entreprises et les politiques de gouvernements (Gadrey, 2000, p. 15-16). Comme on le voit, si l’on souhaite aborder la question de la mise en place d’une « nouvelle économie » au Québec, quelques précisions conceptuelles et sociohistoriques se révèlent des a priori incontournables, et cela d’autant plus que la participation de la science et de la technologie à la dynamique économique ne constitue pas un phénomène si nouveau. 4 En effet, au XIXe siècle, Karl Marx insistait déjà sur le rôle particulier que jouaient la science et la technologie dans le cadre de la concurrence par les prix qui était caractéristique du capitalisme industriel de son époque, celles-ci étant de plus en plus « sollicitées » par le capital afin d’augmenter la productivité (1980, p. 191-192). Ce n’est toutefois qu’avec l’avènement du capitalisme avancé, au tournant du XX e siècle, que la science et la technologie n’étaient plus seulement sollicitées, mais bien mobilisées de plus en plus systématiquement dans le cadre de nouvelles stratégies d’affaires de grandes corporations. À cette époque, ces dernières prirent en effet le relais des entreprises privées comme sujet central de la dynamique économique (Pineault, 2008), et le recours à la science et à la technologie ne visait plus simplement l’amélioration des procédés de production, mais aussi le développement de nouveaux produits commercialisables. Pour ce faire, les corporations mirent en place des laboratoires de recherche privés qui étaient consacrés au développement d’inventions. L’objectif visait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 142 non seulement à ouvrir de nouveaux marchés en proposant de nouveaux produits, mais aussi à maintenir un contrôle sur les marchés ainsi créés par l’entremise des brevets obtenus pour les inventions développées. En effet, dès le début du XX e siècle, des avocats spécialisés en propriété intellectuelle avaient attiré l’attention de dirigeants de grandes corporations sur le potentiel stratégique et lucratif des brevets, ces derniers conférant à leur détenteur un monopole temporaire qui est reconnu légalement (Noble, 1977, p. 89-90). En assurant un contrôle sur les volumes de production et de commercialisation et en permettant aux corporations d’établir des ententes sur l’utilisation mutuelle de leurs brevets – contournant ainsi les dispositions des lois antitrust en intégrant des clauses portant sur le partage du marché et la détermination de prix plancher –, les brevets permettaient aux corporations de contrôler les prix de leurs marchandises (Drahos et Braithwaite, 2002, p. 51). 5 Ce contrôle technologique constitue l’une des formes de ce que Thorstein Veblen désignait sous la notion d’« avantage différentiel », soit le contrôle stratégique exercé sur un élément névralgique du système industriel de production qui permet de créer des perturbations sur les marchés (1973, p. 55 et 138). Autrement dit, un tel avantage permettait de court-circuiter la concurrence par les prix qui prédominait auparavant sur les marchés, ce que s’efforçaient désormais d’éviter les corporations dans le cadre des marchés oligopolistiques qui se mettaient en place (Baran et Sweezy, 1979, p. 68-72). 6 En déterminant les prix de leurs marchandises sur les marchés, les corporations s’efforçaient d’atteindre le point d’équilibre le plus avantageux entre le volume des ventes et les marges de profits dégagées à des prix déterminés, et cela dans le but de maximiser le transfert de richesse en provenance des consommateurs. Elles parvenaient ainsi à accéder à une forme de « rente technologique » (Delgado Wise et Crossa Niell, 2021). Qui plus est, ce contrôle technologique était lui-même valorisé sur les marchés financiers en tant qu’« actif intangible », dans la mesure où il garantissait aux yeux des actionnaires la capacité des corporations à générer des revenus futurs (Veblen, 1973, p. 138-139). En retour, cette valorisation financière offrait aux corporations un accès élargi au capital. Elles pouvaient alors recourir au crédit ou à l’émission d’actions afin d’investir davantage en recherche et développement (R-D) ou d’opérer des fusions et acquisitions stratégiques pour mettre la main sur de nouveaux brevets et consolider leur contrôle technologique. 7 C’est donc à partir de l’avènement du capitalisme avancé qu’il est possible de parler d’une « économie fondée sur la connaissance » (knowledge-based economy), soit à partir du moment où la science et la technologie firent l’objet d’une mobilisation systématique dans le cadre des stratégies d’affaires de grandes corporations reposant sur la mise en place de laboratoires de recherche privés consacrés à la production d’inventions brevetées. Élaborée dès la fin du XIXe siècle par des compagnies pionnières comme General Electric et AT&T, cette stratégie d’affaires s’est progressivement étendue à d’autres corporations au cours de la première moitié du XX e siècle. En 1940, les quelque 2 000 laboratoires privés de grandes corporations que comptaient les ÉtatsUnis finançaient et exécutaient plus des deux tiers des dépenses nationales en R-D, contre 20 % pour les universités et 12 % pour l’État (Coste, 2006, p. 17). 8 Cependant, il ne s’agit là que de la première période d’une économie fondée sur la connaissance qui reposait au départ sur les efforts des grandes corporations et les objectifs qu’elles déterminaient (1880-1940), et qui fut suivie par deux autres périodes. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 143 La seconde renvoie à la mise en place d’un complexe militaro-industriel (1940-1980), alors que la troisième correspond à la « nouvelle économie » (1980-2000) 1. 9 En ce qui concerne la seconde période, l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 marqua l’avènement d’une nouvelle stratégie nationale d’innovation technologique. Alors que les initiatives en matière de R-D reposaient auparavant sur les objectifs déterminés par de grandes corporations, l’État en vint à jouer un rôle de plus en plus déterminant aussi bien pour son financement que pour son encadrement, en particulier par l’entremise du département de la Défense. En quelques années, de 1940 à 1945, le financement étatique de la R-D passa de 82,3 à 1 313,6 millions de dollars (ibid., p. 18), celui-ci étant organisé en fonction de la formation de grands consortiums qui conjuguaient les efforts de la Défense, de grandes corporations et de laboratoires universitaires. Il en résulta la formation d’un important complexe militaro-industriel qui se consolida au début des années 1950. Quelques grandes corporations parvinrent alors à bénéficier de ce système et des largesses du financement étatique (Boeing, AT&T, Lockheed, IBM, etc.), de même que certaines universités (Stanford, MIT, Caltech, Columbia, etc.). Bien que les technologies étaient développées en fonction d’objectifs militaires, les efforts visaient un « double usage », c’est-à-dire qu’on cherchait à leur trouver également des applications civiles (ibid., p. 19). 10 La troisième période qui correspond à la « nouvelle économie » – et dont l’« économie du savoir » constitue un synonyme – fut mise en place aux États-Unis à partir des années 1980, dans un contexte de ralentissement économique et de restrictions budgétaires. L’innovation technologique fut alors perçue comme un élément stratégique de la relance économique dans le contexte de la concurrence mondiale, et cela tant du point de vue des entreprises que du gouvernement. L’État délaissa toutefois le rôle de premier plan qu’il jouait dans l’encadrement de la R-D et se contenta progressivement d’inciter les entreprises à investir dans la R-D, de faciliter les partenariats avec les universités et d’encourager la croissance d’entreprises émergentes, mais en laissant aux corporations le soin de déterminer leurs objectifs stratégiques en matière d’innovation (ibid., p. 20). 11 La nouvelle économie se caractérise ainsi par l’intensification des activités de R-D réalisées au sein de laboratoires de recherche privés, mais aussi par la tendance des entreprises à externaliser une partie importante des efforts et des risques liés à l’innovation, et cela de deux façons. D’un côté, cette externalisation s’opère par le biais de partenariats stratégiques établis avec des centres de recherche universitaires, les objectifs de recherche se trouvant alors déterminés en grande partie par le milieu privé, mais en procédant à un partage du financement et des bénéfices découlant des recherches. De l’autre, les grandes corporations consacrèrent de plus en plus de ressources et d’efforts à la prospection et à l’acquisition de compagnies émergentes (startups) détenant des technologies et des brevets stratégiques. 12 Or, cette transformation des pratiques d’affaires n’est pas apparue de façon spontanée. Elle avait pour corollaire la mise en place d’un ensemble de politiques qui redéfinissaient les conditions institutionnelles et organisationnelles qui encadraient les activités de R-D. En effet, du début des années 1980 au milieu des années 1990, près d’une dizaine de lois furent adoptées aux États-Unis afin de favoriser la mise en place d’une nouvelle économie (ibid., p. 22). Parmi celles-ci, mentionnons le Economic Recovery Tax Act de 1981 qui comportait des crédits d’impôt pour les activités de R-D réalisées par des entreprises. De même, le Bayh-Dole University and Small Business Patent Act de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 144 1980 encourageait les partenariats et le transfert technologique en permettant aux universités et aux entreprises de revendiquer la propriété intellectuelle des innovations financées par des fonds fédéraux – un droit réservé jusque-là au gouvernement (Couture et al., 2010, p. 144-151). Enfin, deux réformes opérées dès 1978 entraînèrent un essor important des investissements en capital de risque assurant le développement d’entreprises émergentes : la réduction des impôts sur les gains en capitaux et l’assouplissement de la règle de gestion prudente imposée par le département du Travail aux gestionnaires de fonds de pension (Gompers et Lerner, 1999). 13 Comme on le voit, la nouvelle économie ne peut être réduite ni à l’avènement de nouvelles pratiques d’affaires suscitées par l’émergence de nouvelles technologies ni au surgissement d’une nouvelle convention ou d’un nouveau mythe, recoupant en fait plusieurs dimensions. Elle correspond plutôt à une transformation qualitative et concomitante des pratiques, des rapports sociaux et des représentations entourant la production, l’appropriation et la commercialisation d’innovations technologiques. 14 En effet, comme toute transformation économique d’envergure, la nouvelle économie se déploie à la fois au niveau des pratiques, des institutions et du discours. Au niveau des pratiques, elle correspond à la généralisation des stratégies d’affaires reposant sur l’innovation technologique, avec l’intensification des activités de R-D, de même que l’accentuation des partenariats de recherche et des fusions et acquisitions stratégiques. Au niveau des institutions, elle correspond à la mise en place de politiques publiques visant à stimuler la R-D au moyen de crédits d’impôt, à encourager les partenariats de recherche au moyen de subventions conditionnelles et à consolider le secteur de financement par capital de risque pour favoriser le développement d’entreprises émergentes. Enfin, au niveau du discours, la nouvelle économie revêt, comme nous le verrons à l’instant, un caractère idéologique dans la mesure où son avènement est présenté comme une transformation historique inéluctable, sur laquelle repose la prospérité future des sociétés et à laquelle les gouvernements sont invités à s’adapter. C’est à ces deux dernières caractéristiques de la nouvelle économie – discours et institutions – que seront consacrées les deux prochaines sections. 03. Un nouveau mode de production de la connaissance ? 15 Publié en 1994, l’ouvrage The New Production of Knowledge visait à rendre compte des transformations entourant les pratiques de recherche et leur encadrement. Financée par le Conseil suédois pour la planification et la coordination de la recherche, l’équipe qui en est à la base regroupait six chercheurs d’horizons et de pays différents : Michael Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin Trow. Sous forme d’essai, il avait pour objectif d’offrir une compréhension « heuristique » (heuristic) des transformations en cours et des dernières tendances en matière de production de la connaissance, et cela, affirment les auteurs, sans jugement de valeur : « whether they are good and to be encouraged, or bad and resisted », mais en ajoutant aussitôt que ces transformations apparaissent « in those areas which currently define the frontier and among those who are regarded as leaders in their various fields » (Gibbons et al., 1994, p. 1). En fait, comme nous le soutiendrons, cet ouvrage constitue certes un effort de formalisation conceptuelle, mais il revêt également un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 145 caractère idéologique dans la mesure où il tend à légitimer la mise en place des transformations qu’il s’efforce de dépeindre. 16 Les transformations dont fait état cet ouvrage sont conceptualisées sous la notion de « mode 2 » de la production de la connaissance, qui renvoie à l’idée d’une université « élargie » (extended) (ibid., p. 72, 82 et 48), qui interagit avec de nouvelles organisations, mobilise l’apport de multiples disciplines et s’associe à de nouveaux acteurs dans la détermination des objectifs et la réalisation même des activités de recherche. Ce dernier s’oppose au « mode 1 » de la production de la connaissance qui renvoie à l’organisation dite « traditionnelle » (traditional) de la recherche réalisée à l’intérieur des murs de l’université, répartie sous un ensemble de disciplines relativement étanches et dont la validité repose sur l’évaluation par les pairs (ibid., p. 2-3). De façon plus précise, les auteurs identifient cinq éléments qui permettent de contraster ces deux modes. 17 Le premier élément renvoie au contexte à partir duquel les problématiques de recherche sont déterminées. Dans le mode 1, les objectifs renvoient aux paramètres caractéristiques du paradigme dominant d’une discipline donnée, c’est-à-dire aux questions et aux méthodes qui sont privilégiées de manière relativement consensuelle (ibid., p. 33). Dans le mode 2, les objectifs sont plutôt élaborés en lien avec un « contexte d’application » (context of application), soit à partir des préoccupations et des problèmes rencontrés par des acteurs sociaux, en insistant principalement sur ceux des entreprises. Dès le départ, les résultats de recherche anticipés doivent désormais être « utiles à quelqu’un » (useful to someone) (ibid., p. 4). Le mode 2 suppose ainsi une rupture à l’égard de la conception linéaire du processus d’innovation : il ne suffit plus de financer le développement de connaissances pour espérer en tirer ensuite des applications éventuelles, les connaissances doivent plutôt être développées en fonction des problématiques propres à un contexte d’application et dans le cadre d’une rétroaction constante avec ses acteurs (ibid., p. 87). 18 Le second élément concerne l’horizon disciplinaire à l’intérieur duquel se déploient les activités de recherche. Dans le mode 1, les recherches s’inscrivent dans un champ disciplinaire relativement homogène. Dans le mode 2, les compétences et les connaissances des acteurs issus du contexte d’application sont également mobilisées. Les activités de recherche revêtent alors un caractère transdisciplinaire, faisant sauter les barrières entre les disciplines et les milieux de recherche. Pour les auteurs, cela permet d’élaborer des cadres de pensée novateurs et évolutifs, de développer des connaissances à la fois théoriques et pratiques et de permettre à l’ensemble de parties prenantes de participer à la diffusion des résultats (ibid., p. 4-6). 19 Le troisième élément renvoie aux modalités institutionnelles et organisationnelles qui encadrent les pratiques de recherche. Dans le mode 1, la connaissance est produite à l’intérieur des murs de l’université, au sein de centres de recherche institutionnalisés dont l’existence s’étire sur une période relativement longue. Le mode 2 se caractérise par une plus grande « diversité organisationnelle » (organizational diversity), soit par la multiplication des partenariats et des interactions, ce qui permet de diversifier les sources de financement et les lieux de recherche. Ces différents lieux tendent à se regrouper sous la forme de réseaux qui incluent les centres de recherche universitaires, mais aussi les laboratoires privés de multinationales et de petites entreprises innovantes. Les équipes de recherche deviennent alors plus éphémères, étant Revue Interventions économiques, 67 | 2022 146 constituées et dissoutes au fil de la formulation et de la résolution de problèmes spécifiques (ibid., p. 6-7). 20 Le quatrième élément concerne la responsabilisation sociale et la réflexivité. Dans le mode 1, ces dimensions relèvent des universitaires qui participent au projet de recherche, parfois déléguées à des chercheurs issus des sciences humaines dans une perspective bidisciplinaire. Or, d’après les auteurs, les sciences humaines seraient de plus en plus repliées sur elles-mêmes et éloignées des préoccupations de la société qui s’intéresserait pourtant de façon grandissante aux enjeux comme l’environnement et la santé (ibid., p. 8 et 116). Le mode 2 impliquerait donc la pénétration de ces préoccupations au sein des activités de recherche et, avec la diversification des milieux d’où proviennent les participants, ces derniers deviendraient tous des agents actifs qui mobilisent leur réflexivité (ibid., p. 7). 21 Enfin, le cinquième et dernier élément renvoie au contrôle de la qualité des recherches. Dans le mode 1, ce contrôle repose sur l’évaluation par les pairs (ibid., p. 8). Pour les auteurs, ce mécanisme assure un contrôle sur l’accès au statut de chercheur, ce qu’ils considèrent comme une forme de « monopole » (monopoly) (ibid., p. 151-152). En opposition, le mode 2 ferait éclater ce monopole en élargissant les acteurs et les critères permettant de juger la qualité des résultats de recherche, assurant la prise en compte d’intérêts sociaux, politiques et économiques (ibid., p. 8). 22 D’après les auteurs, l’avènement de ce nouveau mode de production de la connaissance repose essentiellement sur deux facteurs. Le premier renvoie à la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur qui aurait entraîné un accroissement de la maind’œuvre hautement qualifiée, à un degré supérieur à la capacité d’absorption des universités. Le surplus de main-d’œuvre se serait alors tourné vers de nouveaux lieux de travail, auprès du gouvernement et des entreprises privées, augmentant ainsi à la fois l’offre et la demande de production de connaissances (ibid., p. 10). Le second facteur renvoie à l’amélioration des moyens de transport et de communication qui, en favorisant les interactions sociales, aurait facilité la mise en relation des sites de recherche et la formation de réseaux (ibid.). 23 Comme on le voit, les transformations dépeintes sous la notion de mode 2 apparaissent comme le résultat d’un processus involontaire qui aurait été impulsé par des facteurs indépendants. Pour les auteurs, la multiplication des sites de recherche caractéristique de l’université élargie serait le « résultat involontaire » (unintended result) de la massification de l’accès à l’enseignement supérieur (ibid.), alors que cette dernière serait elle-même le résultat d’un ensemble de « forces plus ou moins indépendantes » (more or less independent forces) (ibid., p. 73). Certes, les auteurs évoquent ici et là des initiatives novatrices de la part de gouvernements – en particulier aux États-Unis (ibid., p. 53) –, mais tendent à présenter l’avènement du mode 2 sous la forme d’un processus involontaire, en occultant ainsi la dimension politique sous-jacente aux transformations qu’ils conceptualisent et qui reposent, comme souligné dans la section précédente, sur l’adoption d’un ensemble de mesures et de politiques publiques. 24 Au cours des années qui ont suivi la parution de cet ouvrage en 1994, plusieurs historiens et sociologues de la science ont souligné les faiblesses et les insuffisances de la thèse centrale qu’il soutient, soit la mise en place d’un nouveau mode de production de la connaissance. Certains ont ainsi dénoncé l’absence de cadre théorique et de méthodologie claires et explicites en ce qui concerne la démonstration de la thèse (Shinn, 2002). D’autres ont souligné que les caractéristiques du mode 2, en particulier Revue Interventions économiques, 67 | 2022 147 en ce qui concerne le rapport des universités à leur environnement social, ne sont pas vraiment nouvelles si l’on considère l’histoire de cette institution sur une plus longue période (Godin, 1998) ou encore que les transformations dépeintes touchent certains secteurs de recherche particuliers et qu’il serait abusif d’en opérer une généralisation (Weingart, 1997). D’autres enfin ont montré que cette thèse ne résiste pas ou doit être nuancée à l’épreuve des faits empiriques, notamment en ce qui concerne les organisations dont sont issues les publications scientifiques (Godin et Gingras, 2000) ou la nature des programmes et des subventions disponibles pour la recherche (Godin et al., 2000)2. 25 Ces critiques ont donc avant tout ciblé la validité de la thèse centrale contenue dans l’ouvrage, mais les faiblesses soulevées quant à sa démonstration ont entraîné certains d’entre eux à conclure à l’existence sous-jacente d’éléments normatifs ou politiques, ce qui retiendra davantage notre attention. Dans cet ordre d’idées, Benoît Godin a proposé le concept de « discours performatif » (performative discourse) afin de rendre compte d’une particularité inhérente à cette thèse, à savoir que les auteurs participent à travers leur effort conceptuel à la matérialisation effective des transformations qu’ils se contentent en apparence de décrire (Godin, 1998). Aussi pertinent que puisse être ce concept, il nous semble toutefois nécessaire de distinguer deux moments inhérents à la portée effective d’un tel discours : d’une part, la dimension idéologique qu’il revêt en encourageant certaines transformations dont il nie le caractère politique et, d’autre part, la matérialisation effective de ces transformations à travers l’adoption de politiques publiques et de mesures institutionnelles. Ainsi, dans la suite de cette section, nous insisterons sur l’aspect idéologique de ce discours avant de nous intéresser, dans la prochaine section, aux politiques publiques par l’entremise desquelles il s’est en partie matérialisé. 26 D’un point de vue sociologique, comme dans la théorie de Michel Freitag, l’idéologie de légitimation correspond à un discours normatif et politique qui est porté sur la société, c’est-à-dire sur la façon dont « doivent être » organisés les pratiques et les rapports sociaux. Ce genre de discours vise à résoudre, de manière spéculative, les contradictions inhérentes à la vie sociale qui est traversée par l’existence de rapports inégalitaires et de groupes sociaux aux intérêts divergents. Ce discours s’efforce, pardelà ces inégalités et ces contradictions, à rallier l’ensemble de la population autour d’un système institutionnel particulier, dont il vise à justifier l’existence ou la mise en place, de même qu’aux finalités et aux règles qui lui sont propres. Or, la caractéristique essentielle d’un discours idéologique est qu’il tend à nier et à refouler son propre caractère normatif et politique, et cela de deux façons distinctes. D’un côté, il se présente sous la forme d’un discours critique qui s’oppose aux représentations idéales existantes ou aux évidences du sens commun, leur reprochant d’ailleurs très souvent de relever de l’idéologie, ce à quoi il prétendrait échapper lui-même. De l’autre, il cherche à justifier l’existence ou la mise en place d’un système institutionnel particulier en le présentant comme étant nécessaire et inéluctable, que cette nécessité soit établie en référence à une volonté divine, à des dispositions naturelles ou à des forces de l’histoire (Freitag, 2011, p. 305-310 et 328-338). 27 Deux mécanismes, donc, que l’on retrouve précisément dans l’ouvrage de 1994. En effet, la thèse défendue au sujet de la transformation des pratiques de recherche et de leur encadrement repose au préalable sur l’extrapolation d’une prétendue situation nouvelle à partir d’exemples pourtant localisés et limités, tirés essentiellement des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 148 États-Unis. Sur cette base est ensuite opérée une polarisation entre deux modes de production de la connaissance, un ancien et un nouveau, et à partir de laquelle se déploient les deux mécanismes mentionnés. D’un côté, le mode 1 qui est également désigné comme « traditionnel », apparaît comme un mode dépassé et archaïque, agissant à la manière d’un repoussoir. D’un autre côté, le mode 2 est présenté comme le résultat d’un processus involontaire et inéluctable, impulsé par un ensemble de facteurs indépendants, occultant ainsi le rôle fondamental joué par l’adoption de politiques publiques particulières. 28 À cette polarisation établie entre deux modes de production de la connaissance s’en ajoute une deuxième, qui concerne l’attitude adoptée face aux transformations dépeintes, soit la « résistance » ou l’« adaptation » (Gibbons et al., 1994, p. 151-152). La position des auteurs emprunte alors la forme d’une injonction : il faut s’adapter au changement. Comme le souligne Gilles Gagné, la forme générale de ce genre de discours se résume à la formule suivante : « voici ce qu’il faut faire pour agir en accord avec ce qui se fait déjà (ailleurs) », ce qui permet, dit-il, de « transformer ainsi un état de fait présumé en finalité morale » (2005, p. 45). Toutefois, remarque-t-il aussitôt, il s’agit d’une injonction qui est doublement fausse, puisque « tout le monde ne le fait pas encore et cela ne serait pas une raison pour le faire » (ibid.). Or, le fait d’acquiescer à cette injonction permet justement de favoriser l’avènement d’une transformation dont l’existence demeurait jusque-là présumée ou tendancielle. 29 On voit ainsi de quelle façon le discours contenu dans The New Production of Knowledge revêt un caractère idéologique. En conceptualisant une situation nouvelle qui est extrapolée à partir de cas restreints, en discréditant à partir de celle-ci la façon dite « traditionnelle » d’organiser la recherche et en invitant les gouvernements à s’adapter à des transformations jugées inéluctables, les auteurs occultent et nient le caractère politique de ces transformations. 30 Absent presque tout au long de l’ouvrage, le gouvernement réapparaît de façon tout aussi soudaine que prégnante au dernier chapitre. Les auteurs proposent alors quelques objectifs généraux que devraient s’efforcer de poursuivre les gouvernements afin de s’adapter aux présumées transformations : « a number of general issues arise as a consequence of the transformation of the knowledge production process, issues which policy makers from all countries will have to consider » (Gibbons et al., 1994, p. 157). Pour les auteurs, le nouveau style de gouvernance se réduit à deux choses : « increasing permeability of boundaries and brokering » (ibid., p. 161). 31 D’un côté, il s’agit d’accroître la « perméabilité des frontières » entre les différents milieux de recherche, en « perçant » les murs des universités (punch holes) et ainsi faciliter les interactions avec de nouveaux acteurs (ibid., p. 15). De l’autre, le gouvernement doit, ce faisant, limiter son rôle à celui d’un « médiateur » (honest broker), en encourageant les partenariats de recherche entre les universités et les entreprises, mais en évitant de jouer un rôle trop directif (ibid., p. 161-162). 04. La mise en place d’une nouvelle économie au Québec 32 Si l’ouvrage de Michael Gibbons, Camille Limoges et consorts a suscité de vives critiques auprès de la communauté scientifique, ce dernier a tout de même joui d’une grande Revue Interventions économiques, 67 | 2022 149 influence auprès d’instances politiques et institutionnelles au niveau mondial et au Québec. Par exemple, Gibbons a réitéré les thèses contenues dans cet ouvrage dans un document publié en 1998, intitulé L’enseignement supérieur au XXI e siècle, pour le compte de la Banque Mondiale dans le cadre de la Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur de l’UNESCO (Milot, 2001, p. 12). En parallèle, durant les années 1990, Gibbons fut conseiller scientifique pour Industrie Canada et siégea sur le comité de sélection du Programme des réseaux de centres d’excellence (RCE) du Canada qui, en privilégiant la formation de réseaux et la recherche en partenariats, visait d’après certains responsables à faciliter la mise en place du mode 2 de la production de la connaissance, certains affirmant même que Gibbons y était considéré comme une sorte de « gourou » (Fisher et al., 2001, p. 312). 33 De même, Limoges a repris à son compte les thèses défendues au sujet du mode 2 au Québec (Limoges, 1996). Aussi, comme il le reconnut dans une entrevue réalisée en 2015, l’ouvrage qu’il cosigna eut non seulement une influence auprès des instances de l’Union européenne et de l’OCDE, mais également au niveau des politiques de recherche du Québec, auxquelles il contribua à titre de haut fonctionnaire : « […] pour la politique québécoise de la recherche, oui, sans nul doute, je ne pouvais pas à la fois, comment dire, être un des auteurs de New Production of Knowledge et jouer un rôle dans la mise en forme des politiques québécoises sans que ça se reflète d’une certaine manière », ajoutant toutefois que cela s’est effectué d’après lui de « manière tout à fait naturelle » puisqu’il y avait de plus en plus « consensus » (Limoges, 2015). Or, compte tenu du rôle important joué par Limoges en ce qui concerne les politiques québécoises de recherche, la thèse contenue dans l’ouvrage de 1994 comportait non seulement une dimension idéologique, elle relevait également, en quelque sorte, de la prophétie autoréalisatrice. Ainsi, le parcours de Limoges permet d’illustrer et d’éclairer en partie la pénétration des idées contenues dans l’ouvrage de 1994 au sein des politiques québécoises de recherche, notamment en ce qui concerne les idées de « contexte d’application », de « diversité organisationnelle » et le nouveau rôle de « médiateur » imparti à l’État. 34 Le rôle joué par Limoges en ce qui concerne les politiques québécoises de recherche s’étend sur près d’une vingtaine d’années, du début des années 1980 au début des années 2000. Au cours de cette période, le centre d’intérêt de ces politiques a progressivement migré de la science (1960-1980), à la technologie (1980-2000), puis à l’innovation (2000 et après) (Gingras, 2012 ; Gingras et al., 1999). Plus précisément, le rôle de Limoges se déroula en deux temps, soit avant et après la publication de l’ouvrage de 1994 : au début des années 1980, lors du passage vers des politiques technologiques, et au tournant des années 2000, avec la mise en place d’une politique de l’innovation. 35 En ce qui concerne la première période, Limoges a collaboré dès 1980 à la rédaction d’un document intitulé, Un projet collectif : énoncé d’orientations et plan d’action pour la mise en œuvre d’une politique québécoise de la recherche scientifique. Alors professeur à l’Université de Montréal, il avait été recruté par Camille Laurin pour contribuer à la rédaction de cette politique suite aux commentaires qu’il avait formulés au cours de la consultation publique préparatoire (Piché, 2011). À cheval entre deux périodes, cet énoncé comportait un ensemble de dispositions qui visaient avant tout le renforcement des capacités de recherche du Québec, en misant notamment sur la formation d’une main-d’œuvre hautement qualifiée. Toutefois, on y retrouvait également des éléments propres aux politiques technologiques qui allaient devenir prédominantes, comme Revue Interventions économiques, 67 | 2022 150 l’intérêt pour les partenariats de recherche et la mise en place d’un réseau de centres de recherche de niveau collégial destiné à offrir une aide technique aux entreprises – ce qui deviendra le réseau de centres collégiaux de transfert de technologie (CCTT) (Gouvernement du Québec, 1980, p. 93 et 118). De plus, l’orientation centrale du document visait une plus grande « démocratisation de la science », c’est-à-dire que les recherches effectuées devaient désormais viser un équilibre entre les intérêts de la communauté scientifique et ceux de la population (ibid., p. 22). L’État s’octroyait ainsi le droit d’encourager de façon prioritaire certains domaines de recherche qui se rattachaient à ses objectifs de développement ou qui étaient jugés économiquement prometteurs (ibid., p. 25-28). 36 L’année suivant la publication de cette politique, Limoges fit son entrée dans l’administration publique, en agissant d’abord comme conseiller scientifique et ensuite comme secrétaire adjoint du Secrétariat à la science et à la technologie du Conseil exécutif du Québec. Il participa alors à la création du ministère de la Science et de la Technologie (MST), institué en 1983, et devint sous-ministre responsable des dossiers de l’enseignement supérieur, de la science et de la technologie de 1983 à 1986 (Lemelin, 2002, p. 96). Or, c’est précisément au cours de cette période que s’opéra un virage plus résolu vers les politiques technologiques. Avec la récession du début des années 1980 qui s’étirait, le gouvernement du Québec mit son dévolu sur l’innovation technologique comme élément central de la relance économique. Dans un document publié en 1982, intitulé Le virage technologique : bâtir le Québec – Phase 2, de nombreuses mesures furent mises de l’avant afin de relancer l’économie, en misant notamment sur les nouvelles technologies et en identifiant des secteurs prioritaires, en particulier l’électronique, l’informatique et les biotechnologies (Gouvernement du Québec, 1982). 37 De même, dans un document paru en 1983, intitulé Le point sur le virage technologique, l’ensemble des documents produits au cours des années précédentes – Un projet collectif, Le virage technologique et la loi 19 qui instituait le MST – furent rétrospectivement considérés comme les éléments constitutifs d’une seule et même politique scientifique et technologique (Lemelin, 2002, p. 55). Ses objectifs visaient entre autres : l’augmentation du personnel scientifique et technique des entreprises, l’utilisation de la fiscalité comme incitatif à la R-D, la création de centres de transfert technologique, le soutien à la valorisation de la recherche, la création de nouvelles entreprises de hautes technologies et l’accroissement des retombées économiques des grands projets de recherche (MST, 1983, p. 6-7). S’ajouta enfin, en 1984, le plan de relance AGIR qui comportait également un ensemble de dispositions entourant le développement technologique, en particulier la création de six centres de liaison et de transfert technologique (Gingras et al., 1999, p. 82). 38 Malgré la prise du pouvoir d’un gouvernement libéral en 1985, le type de mesures préconisées en matière de politiques technologiques entre 1980 et 1984 fut maintenu. Mentionnons quelques exemples qui recoupent, comme nous l’avons vu dans la première section, les trois éléments clés des politiques publiques favorisant l’émergence d’une nouvelle économie : en 1987, l’augmentation de 10 à 20 % des crédits d’impôt pour les salaires de chercheurs des entreprises et jusqu’à 40 % pour les projets réalisés en partenariat avec des universités ; en 1989, la création du Fonds de développement technologique (FDT) doté d’une enveloppe de 350 millions de dollars et de son programme Synergie qui, à l’image des RCE, visait le financement de projets réalisés en partenariats ; enfin, à partir de 1992, la création des Sociétés Innovatech, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 151 dont celle du Grand Montréal dotée d’une enveloppe de 300 millions de dollars sur 5 ans, visant le financement par capital de risque d’entreprises émergentes (ibid., p. 83-84 ; Godin et Trépanier, 1995, p. 450-451). 39 En 1987, Limoges retourna à l’enseignement, cette fois à l’Université du Québec à Montréal. Dans un texte publié en 1990, juste avant sa participation aux travaux qui mèneront à The New Production of Knowledge, ce dernier fit un bilan du chemin parcouru et restant à parcourir. Les politiques québécoises de recherche lui apparaissaient « bigarées », dans la mesure où elles s’intéressaient à un nouvel objet, l’innovation, tout en conservant un regard et des réflexes dépassés. Pour Limoges, il fallait s’orienter vers une politique de l’innovation, en abandonnant la conception « linéaire » du processus de recherche et, surtout, en plaçant l’entreprise au centre de celle-ci : « une politique de l’innovation se centrerait non plus sur la recherche, mais sur l’entreprise dans toutes ses relations avec l’ensemble des ressources qu’elle doit mobiliser pour réussir » (Limoges, 1990, p. 69). 40 Quelques années plus tard s’amorça la seconde période de contribution de Limoges aux politiques québécoises de recherche. En 1997, il accepta le poste de président du Conseil de la science et de la technologie (CST), ce qui lui permit de clarifier sa vision d’une politique d’innovation. À ses yeux, son mandat était clair : « convaincre le gouvernement de la nécessité d’une politique scientifique reposant sur des bases nouvelles. Nous étions un certain nombre à avoir la conviction qu’il fallait un cadre redéfini, pour une politique scientifique qui soit résolument une politique de l’innovation » (cité dans Lemelin, 2002, p. 96). 41 En décembre 1997, le CST fit paraître un rapport de conjoncture intitulé, Pour une politique québécoise de l’innovation. Ce dernier contenait une représentation schématique du système québécois de l’innovation composé de trois niveaux, où l’« entreprise innovante » occupait le centre. Autour d’elle se trouvait son environnement immédiat, correspondant aux réseaux qu’elle devait exploiter : les autres entreprises innovantes, les organismes d’intermédiation favorisant le transfert technologique, les centres de recherche publics et les sociétés de financement par capital de risque. Enfin, le tout était chapeauté par l’environnement global qui renvoyait aux capacités nationales de formation et de recherche, à la culture de l’innovation et aux réglementations en matière de propriété intellectuelle et d’aide fiscale à la R-D (CST, 1997, p. 15-16). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 152 42 Cette représentation du système d’innovation reprenait ainsi les idées de « réseaux » et de « diversité organisationnelle » qui étaient centrales à l’ouvrage de 1994. Aussi, d’autres éléments conceptualisés sous les traits du mode 2 trouvèrent leur chemin jusqu’au cœur de la politique souhaitée, notamment en ce qui concerne le « contexte d’application », et cela à travers la définition même de l’« innovation » en tant qu’elle est destinée à des utilisateurs : « Il ne suffit pas d’inventer quelque chose de nouveau pour innover. L’innovation n’est effectivement réalisée qu’au moment où elle est diffusée et où elle trouve ses utilisateurs » (ibid., p. 4). De même, cette compréhension de l’innovation supposait l’abandon de la conception « linéaire » du développement technologique : « le marché n’est plus simplement le point d’aboutissement de l’innovation ; il pèse d’un grand poids dès le démarrage des projets » (ibid., p. 5). 43 Le rôle de l’État se trouvait quant à lui relégué à la « périphérie du processus » (ibid., p. 9). D’abord, il fallait reconnaître le « leadership du secteur privé quand il s’agit d’innover » et ainsi laisser aux entreprises les initiatives en matière d’innovation (ibid.). Ensuite, il fallait « maximiser de façon soutenue les interactions » entre les différents acteurs du système d’innovation (ibid., p. 10). Enfin, l’État devait quant à lui « créer un climat favorable » à l’innovation, soit mettre en place une base scientifique solide aussi bien en ce qui concerne les capacités de recherche que la formation d’une maind’œuvre qualifiée, favoriser une culture de l’innovation et adopter une réglementation encourageante, en particulier en ce qui concerne la protection de la propriété intellectuelle et l’aide fiscale à la R-D (ibid., p. 11). Autrement dit, l’État devait désormais jouer le rôle d’un facilitateur ou d’un « médiateur », encore là une idée centrale de l’ouvrage de 1994. 44 À l’automne 1999, le ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie (MRST) fut créé et Limoges reprit du service dans l’administration publique en agissant comme sous-ministre de 2000 à 2002. Il eut alors l’occasion de rendre effective la politique d’innovation qu’il souhaitait, en supervisant la rédaction d’une nouvelle Revue Interventions économiques, 67 | 2022 153 politique adoptée en 2001 (Lemelin, 2002, p. 96). Intitulée Savoir changer le monde : politique québécoise de la science et de l’innovation, cette politique vint consacrer les mesures progressivement mises en place au cours des deux décennies précédentes. 45 Le document de cette politique passait des buts généraux, aux stratégies, aux impératifs, puis aux mesures plus concrètes. Or, plus on approche des mesures concrètes, plus on reconnaît les idées contenues dans l’ouvrage de 1994 et le rapport de conjoncture du CST. Les « buts ultimes » poursuivis par cette politique étaient de trois ordres : 1) favoriser le mieux-être de la population ; 2) concourir à la prospérité économique en respectant les principes du développement durable ; 3) contribuer à la culture québécoise et au patrimoine mondial des connaissances. Pour y parvenir, cette politique privilégiait trois axes : a) assurer la formation et le développement d’une relève scientifique ; b) soutenir le financement et maximiser les bénéfices découlant de la recherche ; c) miser sur l’innovation. Or, cette dernière se trouvait définie dans des termes très similaires à ceux du rapport du CST : « L’innovation n’est en effet réalisée qu’au moment où elle est achetée, mise en œuvre, utilisée ou consommée » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 32). 46 Le document mettait aussi de l’avant cinq impératifs qui devaient être respectés afin que cette politique devienne effective, et dont les deux premiers consistaient à « miser sur les réseaux » et « intensifier les partenariats ». Dans le premier cas, on soutenait que la recherche n’était plus l’affaire d’une seule organisation, mais faisait désormais appel à « diverses organisations », cette « multiplication des interactions » étant rendue nécessaire par la « complexité des problèmes à résoudre » (ibid., p. 35). Dans le deuxième cas, on soutenait que le succès des projets dépendait du fait que « les producteurs de connaissances entretiennent, à toutes les phases de leurs travaux, des relations suivies avec les utilisateurs potentiels de leurs résultats », conformément à l’idée de « contexte d’application » et en rupture avec la conception linéaire du processus de recherche (ibid., p. 36). 47 Enfin, la politique comportait une panoplie de mesures plus concrètes, dont plusieurs s’inscrivaient en droite ligne avec les paramètres généraux de la nouvelle économie : renforcer la R-D des entreprises au moyen de crédits d’impôt (ibid., p. 172-177) ; favoriser le transfert technologique en soutenant l’établissement de sociétés de valorisation, en augmentant le financement des CCTT (ibid., p. 132 et 153) et en développant les réseaux de recherche au Québec et à l’étranger (ibid., p. 179-180) ; et encourager le développement d’entreprises émergentes en mettant en place de nouveaux incubateurs pour attirer des investissements en capital de risque (ibid., p. 161-162). 48 En somme, en reprenant à son compte plusieurs idées contenues dans The New Production of Knowledge et dans le rapport de conjoncture du CST, cette nouvelle politique offrit un cadre général aux mesures visant à encourager l’innovation technologique. Elle vint ainsi consacrer l’avènement de la nouvelle économie au Québec qui s’était progressivement développée au cours des vingt années précédentes. Enfin, les trois Stratégies québécoises de la recherche et de l’innovation (SQRI) et la Politique nationale de la recherche et de l’innovation qui ont été adoptées au cours des deux décennies suivantes reprenaient à leur compte les grandes orientations et les paramètres de cette politique de l’innovation et de la nouvelle économie : stimulation de la R-D par des crédits d’impôt, encouragement des partenariats de recherche et du Revue Interventions économiques, 67 | 2022 154 transfert technologique, et enfin consolidation et croissance du secteur de financement par capital de risque. 05. Conclusion 49 La mise en place d’une nouvelle économie au Québec ne saurait évidemment être imputable aux efforts d’une seule personne. Cela dit, l’étude des textes et du parcours de Limoges dans l’administration publique permet d’éclairer cet épisode récent de l’histoire économique du Québec. La lecture de l’ouvrage qu’il cosigna, The New Production of Knowledge, et la comparaison des idées qu’il contient avec les politiques québécoises de recherche permettent d’éclairer les paramètres et les contours de la nouvelle économie. À l’encontre de la thèse défendue par l’ouvrage, le « mode 2 » ne s’est certainement pas entièrement substitué au « mode 1 », et il convient de relativiser l’impact que cette tendance a pu avoir sur l’autonomie des chercheurs universitaires (Godin et Trépanier, 1995, p. 468-471 ; Gingras et al., 1999, p. 91-95). Cependant, cette tendance soulève néanmoins des enjeux fondamentaux, aussi bien socioéconomiques que scientifiques, si bien que nous aimerions aborder rapidement deux de ces enjeux en guise de conclusion. 50 Premièrement, le nouvel encadrement des pratiques de recherche qui caractérise la nouvelle économie implique qu’une partie de plus en plus grande des risques liés au développement technologique est prise en charge par des instances et des fonds publics. Les crédits d’impôt, l’aide aux partenariats et aux transferts technologiques ainsi que les investissements en capital de risque mobilisent des fonds publics substantiels. Or, bien que des ententes permettent aux chercheurs et aux universités de toucher des redevances en lien aux technologies commercialisées, ces dernières se trouvent intégrées et mobilisées dans le cadre de stratégies d’affaires qui reposent sur le contrôle et la rente technologique et qui visent, en définitive, à maximiser le transfert de richesse de la population vers les entreprises. Ainsi, par le biais des politiques et des stratégies d’innovation, l’État joue un rôle actif dans l’appropriation privée des résultats de recherches financées par des fonds publics. Ce sont alors des secteurs importants du système public de recherche qui sont mis au service d’une logique reposant sur le contrôle et la rente technologique (Delgado Wise et Crossa Niell, 2021). 51 Deuxièmement, ce nouvel encadrement a également des effets sur le type de science qui est encouragé de façon privilégiée. Puisque les objectifs sont déterminés en fonction des attentes d’un milieu utilisateur, voire du marché lui-même, la recherche est de plus en plus orientée vers des applications technologiques précises. Or, bien que les auteurs de l’ouvrage de 1994 soutiennent que le mode 2 génère des connaissances à la fois théoriques et pratiques, les disciplines avantagées relèvent principalement des technosciences, d’ailleurs très souvent prises en exemple : biotechnologies, technologies de l’information et des communications, etc. Ces dernières tendent à assimiler la connaissance à la capacité à produire des effets dans le réel, soit à maîtriser ou à reproduire des processus naturels. C’est alors la théorie et l’effort de synthèse qui la caractérise qui tendent inversement à être désavantagés, et cela malgré le fait qu’ils entraînent également des « innovations » importantes au sens où ils nous donnent accès à un point de vue plus large sur les choses et nous permettent ainsi de mieux orienter nos pratiques (Gagné, 2005, p. 42-44). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 155 BIBLIOGRAPHIE Artus, Patrick (2001). La nouvelle économie, Paris, La Découverte, 124 pages. Baran, Paul A. et Paul M. Sweezy (1979). Le capitalisme monopoliste : un essai sur la société industrielle américaine, Paris, François Maspero, 344 pages. Bouchez, Jean-Pierre (2014). Autour de « l’économie du savoir » : ses composantes, ses dynamiques et ses enjeux, Savoirs, vol. 34, no 1, pp. 9-45. Chesnais, François (2001). La « nouvelle économie » : une conjoncture propre à la puissance hégémonique américaine, dans Une nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Syllepse, pp. 41-70. Coste, Jacques-Henri (2006). La dynamique de la recherche et développement aux États-Unis : origines et évolution du système d’innovation américain, Revue LISA, vol. 4, n o 1, pp. 10-28. Couture, Marc, Marcel Dubé et Pierrick Malissard (2010). Propriété intellectuelle et université : entre la libre circulation des idées et la privatisation des savoirs, Québec, PUQ, 386 pages. CST (1997). Pour une politique québécoise de l’innovation, Rapport de conjoncture, Sainte-Foy, Gouvernement du Québec, 74 pages. Delgado Wise, Raúl et Mateo Crossa Niell (2021). Capital, Science, Technology: The Development of Productive Forces in Contemporary Capitalism, Monthly Review, vol. 72, n o 10 (en ligne: https:// monthlyreview.org/2021/03/01/capital-science-technology/). Drahos, Peter et John Braithwaite (2002). Information Feudalism: Who Owns the Knowledge Economy, New York, New Press, 254 pages. Fisher, Donald, Janet Atkinson-Grosjean et Dawn House (2001). Changes in Academy/Industry/ State Relations in Canada: The Creation and Development of the Networks of Centres of Excellence », Minerva, no 39, pp. 299-325. Freitag, Michel (2011). Dialectique et société : introduction à une théorie générale du symbolique, vol. 2, Montréal, Liber, 492 pages. Gadrey, Jean (2000). Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Paris, Flammarion, 268 pages. Gagné, Gilles (2005). La restructuration de l’université : son programme et ses accessoires, Société, no 24-25, pp. 31-53. Gibbons, Michael, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin Trow (1994). The New Production of Knowledge: The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Los Angeles/California/London/New Delhi, Sage Publications, 180 pages. Gingras, Yves (2012). Des politiques scientifiques aux stratégies d’innovation, Magazine ACFAS (en ligne : https://www.acfas.ca/publications/magazine/2012/09/politiques-scientifiques-auxstrategies-innovation). Gingras, Yves, Benoît Godin et Michel Trépanier (1999). La place des universités dans les politiques scientifiques et technologiques canadiennes et québécoises, dans Denis Bertrand et Paul Beaulieu (sous la direction de), L’État québécois et les universités : état et enjeux, Sainte-Foy, PUQ, pp. 69-99. Godin, Benoît et Yves Gingras (2000). The Place of Universities in the System of Knowledge Production, Research Policy, vol. 29, no 2, pp. 273-278. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 156 Godin, Benoît, Michel Trépanier et Mathieu Albert (2000). Des organismes sous tension : les conseils subventionnaires et la politique scientifique, Sociologie et sociétés, vol. 32, n o 1, pp. 17–42. Godin, Benoît (1998). Writing Performative History: The New New Atlantis?, Social Studies of Science, vol. 28, no 3, p. 465-483. Godin, Benoît et Michel Trépanier (1995). La politique scientifique et technologique québécoise : la mise en place d’un nouveau système national d’innovation, Recherches sociographiques, vol. 36, no 3, pp. 445-477. Gompers, Paul et Josh Lerner (1999). An Analysis of Compensation in the U.S. Venture Capital Partnership, Journal of Financial Economics, no 51, pp. 3-44. Gouvernement du Québec (2001). Savoir changer le monde : politique québécoise de la science et de l’innovation, édition numérique (2014), Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales, 230 pages. -- (1982) Le virage technologique : bâtir le Québec – phase 2 : programme d’action économique 1982-1986, Québec, 248 pages. -- (1980). Un projet collectif : énoncé d’orientations et plan d’action pour la mise en œuvre d’une politique québécoise de la recherche scientifique, édition numérique (2014), Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales, 126 pages. Lemelin, André (2002). Le Conseil de la science et de la technologie : 30 ans d’histoire, Québec, Gouvernement du Québec, 160 pages. Limoges, Camille (2015). La nouvelle production de la connaissance, entretien vidéo, ACFAS (en ligne : https://www.youtube.com/watch ?v =3rEt3cE8mXI). -- (1996). L’université à la croisée des chemins : une mission à affirmer, une gestion à réformer », Le lien formation-recherche à L’université : les pratiques aujourd’hui, Actes de colloque, Sainte-Foy/ Montréal, CST et CSE/ACFAS, pp. 7-32. -- (1990). De la politique des sciences à la politique de l’innovation : l’État incertain, dans Michel Leclerc (sous la direction de), Les enjeux économiques et politiques de l’innovation, Sillery, PUQ, pp. 61-79. Marx, Karl (1980). Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), tome II, Paris, Éditions sociales, 456 pages. Milot, Pierre (2001). La redéfinition du rôle de l’enseignement supérieur dans l’économie du savoir des pays de l’OCDE, Bulletin de l’enseignement supérieur, vol. 6, n o 1, pp. 5-24. MST (1983). Le point sur le virage technologique, Québec, Gouvernement du Québec, 28 pages. Noble, David (1977). America by Design: Science, Technology, and the Rise of Corporate Capitalism, Nairobi, Oxford University Press, 410 pages. Piché, Sébastien (2011). La recherche collégiale : 40 ans de passion scientifique, Québec, PUL, 244 pages. Pineault, Éric (2008). Quelle théorie critique des structures sociales du capitalisme avancé ?, Cahiers de recherche sociologique, n° 45, pp. 113-132. Shinn, Terry (2002). Nouvelle production du savoir et triple hélice. Tendances du prêt-à-penser les sciences, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 141-142, pp. 21-30. Veblen, Thorstein (1973). The Theory of Business Enterprise, Clifton (N-J), Augustus M. Kelley Publishers, 400 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 157 Weingart, Peter (1997). From Finalization to Mode 2 : Old Wine in New Bottles ?, Social Science Information, vol. 34, no 4, pp. 591-613. NOTES 1. Nous reprenons ici librement la périodisation établie par Jacques-Henri Coste (2006, p. 13-14). Soulignons toutefois que les trois périodes mentionnées sont précédées chez Coste par une période d’innovation entrepreneuriale (1740-1880) et suivies d’une période plus récente liée à l’apparition de nouveaux pôles de recherches au niveau international (2000 et après). 2. Le numéro de Sociologie et sociétés dont est issu ce dernier article, réalisé sous la direction de Benoît Godin et Michel Trépanier (2000, vol. 32, no 1) vise dans son ensemble à soumettre la thèse du « mode 2 » à la vérification empirique à travers une multitude d’études. RÉSUMÉS Cet article vise à éclairer un moment récent de l’histoire économique du Québec, soit la mise en place d’une nouvelle économie du début des années 1980 au début des années 2000. Pour ce faire, nous nous intéresserons au parcours de Camille Limoges, un historien des sciences et de la technologie qui a aussi occupé des positions névralgiques dans l’administration publique. Tant par ses écrits que par son implication dans l’administration publique, ce dernier a joué un rôle déterminant à l’égard des politiques québécoises de recherche sur une période de 20 ans. D’abord, nous clarifierons le concept de « nouvelle économie » en nous référant à son contexte original d’émergence aux États-Unis. Ensuite, nous porterons notre attention sur les idées contenues dans un ouvrage cosigné par Limoges, The New Production of Knowledge. Enfin, nous montrerons l’influence des idées contenues dans cet ouvrage en rapport à la mise en place d’une politique d’innovation au Québec. This article aims to shed light on a recent moment in Quebec’s economic history, namely the advent of a new economy between the early 1980s and the early 2000s. To this end, we will focus on the career of Camille Limoges, a historian of science and technology who also held key positions in public administration. Both through his writings and his involvement in public administration, Limoges played a decisive role in Quebec’s research policies over a period of 20 years. First, we will clarify the concept of “new economy” by focusing on its original context of emergence in the United States. Then, we will focus on the main ideas contained in a book coauthored by Limoges, The New Production of Knowledge. Finally, we will show the influence of the ideas of this book in relation to the implementation of an innovation policy in Quebec. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 158 INDEX Mots-clés : nouvelle économie, économie du savoir, politiques de recherche, innovation, nouvelles technologies Keywords : new economy, knowledge economy, research policies, innovation, new technologies AUTEUR ÉRIC N. DUHAIME Chargé de cours, Université du Québec à Montréal, duhaime.eric@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 159 « Le corps relève de l’ordre social ». Une économie politique de la mise au service des corps dans la sociologie de Nicole Laurin “The body belongs to the social order”. A Political Economy of the Body and its Social Uses in Nicole Laurin’s Sociology Jean-Charles St-Louis 01. Introduction Le sujet, sociologiquement parlant, n’existe pas. Il n’y a que son corps et le corps des autres : matière et chair du social. Nicole Laurin (1999a : 213) 1 Les travaux de la sociologue Nicole Laurin ont contribué à éclairer, sur une période de plus de 35 ans, les rapports sociaux et les dynamiques de pouvoir au sein de la société québécoise. Participants d’un engagement critique soutenu à l’égard des théories féministes et des analyses marxiennes, ils brossent un portrait des modalités souvent entremêlées de l’appropriation et de la domination, depuis la montée du néonationalisme et le déclassement des religieuses hospitalières jusqu’à l’érosion des institutions dites intermédiaires de la socialité. Ils produisent du même souffle un espace pour envisager les formes que prennent ou pourraient prendre les résistances à la dépossession quotidienne des existences, en phase avec les forces sociales qui s’activent à les réaliser. 2 Cet article vise à dégager certains éléments de la pensée économique et sociale articulée dans les travaux de Nicole Laurin, de manière à mettre en perspective l’acuité historique en même temps que l’actualité de son analyse des rapports sociaux et de leur Revue Interventions économiques, 67 | 2022 160 matérialité. Il s’agit principalement de cerner ce que je considère comme une proposition originale et singulière dans le paysage de la sociologie et de la pensée économique et sociale au Québec, qu’on peut résumer ainsi : une économie politique radicale de la mise en ordre et de l’usure des corps. Une des visées durables des travaux de Nicole Laurin est de mettre à jour les mécanismes, les institutions, les discours et, globalement, les dynamiques et procès qui participent à la mise en ordre de la société — qui attribuent des places, des positions et des fonctions aux personnes et qui les justifient. Ce projet, malgré ses déploiements théoriques parfois complexes, est toujours ramené aux manières dont l’existence des personnes est concrètement mise au service de la reproduction de la société, dans la perspective d’une sociologie historique, mais aussi pour éclairer les conjonctures fuyantes de la résistance et de la subversion. 3 Cet article réfléchit également, sur un plan secondaire, à la position qu’occupe la pensée de Laurin dans l’économie des discours sociologiques sur la société québécoise. Cette démarche doit permettre, dans une perspective généalogique, de réactiver un point de vue critique qui, comme d’autres récits mineurs de la société québécoise, se trouve en partie laminé par le passage du temps et l’habitude aux récits hégémoniques. Revisiter les perspectives développées par Laurin apporte un éclairage vif sur la constitution de rapports de pouvoir aujourd’hui largement naturalisés – autour de l’État et du nationalisme autant que de l’appropriation sociale des corps. 02. Contexte et remarques préliminaires 4 Nicole Laurin a été professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal dès l’ouverture du département en 1969, puis à l’Université de Montréal à partir de 1980. Ses écrits s’étendent de 1970 jusqu’au milieu des années 2000 1. Ses premiers articles signés avec Gilles Bourque dans la revue Socialisme québécois (Bourque et LaurinFrenette 1970, 1971) représentent une pièce importante, voire fondatrice et rapidement historique, de la sociologie marxiste et des classes sociales (Descent et al. 1987 ; Lepage 2010). Les années suivantes correspondent à une rupture, dans les travaux de Laurin comme dans ceux de plusieurs de ses collègues, d’avec les perspectives marxistes plus orthodoxes ou dogmatiques. Elles témoignent également d’un certain désenchantement à l’égard de la gauche souverainiste et des espoirs d’émancipations qui y avaient été investis. Laurin approfondit alors les thématiques du féminisme marxiste, puis matérialiste, tout en développant une critique de l’État et du nationalisme ancrée dans une lecture anarchisante de Marx. Le projet de sociologie qu’elle y formule se déploie suivant divers sujets et accents théoriques, maintenant le regard sur les différentes formes de la domination et de l’appropriation au sein de l’État et de « la nation » (Bourque 2017). J’aborderai cette tranche principale des travaux de Laurin — publiés de 1974 à 2006 — comme une contribution particulière à la pensée économique et sociale sur le Québec. À travers l’analyse de différents objets s’y déploie une sociologie comprise comme critique de la mise en ordre du social et des discours qui en règlent l’organisation. 5 Parmi les grands fils qui sous-tendent les réflexions de Laurin, j’insisterai sur trois qui en font des réponses singulières aux questions énoncées dans le champ des sciences sociales au Québec. Il y a d’abord, évidemment, le féminisme et l’étude des mouvements de libération des femmes comme moteur premier d’analyses à portée générale, dans un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 161 mouvement de va-et-vient — de l’expérience à la théorie, puis inversement. La pensée de Nicole Laurin est, à n’en pas douter, de part en part féministe : « Si je suis quelque chose à l’os là, c’est féministe. Je suis même prête là-dessus à même pas froncer un sourcil devant le fait qu’on me dirait que c’est une idéologie ; je veux dire, je m’en fiche complètement, t’sais. Je suis féministe, je changerai pas d’idée (rires). […] C’est un parti pris, t’sais » (Laurin-Frenette 1981b). Mon analyse ne donne manifestement pas toute la mesure de cet engagement. Trois textes récents — de Line Chamberland (2017), Yolande Cohen (2017) et Danielle Juteau (2017) — le font de manière particulièrement sensible. 6 Le travail de Laurin repose ensuite sur ce qu’on pourrait appeler une théorie du discours et des institutions qui disqualifie l’opposition entre idéalisme et matérialisme, courante autant en sciences sociales qu’en pensée politique2. La nation comme la famille y sont abordées comme des discours — des imaginaires dominants aux contours fluctuants et tiraillés qui assignent et légitiment les places, qui organisent les relations sociales et la solidarité, qui signifient puis mettent en ordre les corps. Enfin, on trouve dans les travaux de Laurin une conception de la liberté comme lutte (surtout collective) contre les mécanismes de subjectivation à la base de la dépossession des existences. L’aliénation dont il est question est toujours d’abord matérielle, au sens où elle se déploie très concrètement dans la manière dont les corps sont mis au service de la société, chargés de remplir leur rôle dans la reproduction de la société par elle-même. 7 Pour les besoins de l’exposé, je présenterai une analyse en deux temps — deux portraits qui se complètent et se situent dans le prolongement l’un de l’autre. Le premier est celui d’une analyse marxienne et anarchisante de l’État et du nationalisme. Le second ouvre sur une économie politique du corps et de sa mise au service de la société, qui inscrit les rapports sociaux sur l’horizon du « sacrifice de soi ». Chronologiquement, l’accent et l’effort de théorisation se déplacent d’une proposition à l’autre, mais les deux demeurent profondément articulées au fil des contributions de la sociologue. 03. État, nationalisme, capitalisme et domination 8 Entre 1974 et 1984, Nicole Laurin publie une série de textes qui problématisent la question de l’État à la lumière de la croissance de son intervention et de la montée de la technocratie, qui se font sous le signe du progrès et de la libération. Un premier ensemble de propositions s’attarde au rôle de l’État dans la reconfiguration des rapports de pouvoir, dans une perspective historique et avec pour horizon immédiat les espoirs nourris à gauche par le néonationalisme, la formation du gouvernement par le Parti québécois (1976) et la tenue d’un premier référendum sur la souverainetéassociation (1980). On trouve au centre de ces travaux l’explicitation et l’application d’une théorie de la reproduction de la société par elle-même dans laquelle l’État est perçu comme un relais toujours plus important de la domination : Il est possible d’imaginer l’État comme une araignée au centre de sa toile ; l’araignée ne peut être séparée de la toile, c’est-à-dire qu’on ne peut séparer l’État du réseau des structures, des institutions, des appareils de la domination. Pour éviter de trop s’émouvoir, il est préférable de dire le réseau des structures, des institutions, des appareils du contrôle et de la régulation sociale (LaurinFrenette 1983a : 121). 9 Produite dans le même contexte, une autre série d’articles porte plus spécifiquement sur les mouvements des femmes, de même que sur les théories et les analyses qui les accompagnent. Ces réflexions participent notamment d’un travail de critique interne et Revue Interventions économiques, 67 | 2022 162 d’amendements des grilles de lecture héritées de Marx ou de la tradition marxiste. Elles se posent d’abord sur la compréhension des places et des fonctions assignées aux femmes dans les procès de (re)production, mais elles informent plus largement différents enjeux concernant les rapports au pouvoir des forces se voulant progressistes. 3.1. Des procès de (re)production 10 Les analyses de Laurin s’appuient notamment sur une théorie des institutions qui vise à éclairer les procès de la (re)production sociale, c’est-à-dire l’articulation de l’ensemble des éléments — mécanismes, discours, dispositifs, institutions, ressources — par lesquels une société se produit et se reproduit comme telle. Dans ces travaux, l’expression « procès de production » ne vise pas simplement ou même principalement la production économique, comme certaines analyses marxistes l’ont souvent supposé ; plutôt, elle concerne « la production de la société par elle-même, que Marx désigne souvent comme la production de la vie » (Laurin-Frenette 1978 : [123]). Ce qui est généralement tenu comme appartenant à la sphère économique (le travail, le marché, l’accumulation du capital, les flux, la production, etc.) ne constitue qu’un pan certes important de ces procès, mais qui ne prédomine pas en tout cas l’ensemble des dynamiques. Les aspects matériels et symboliques de ces procès peuvent par ailleurs être distingués, mais les uns ne prédéterminent pas les autres. Il s’agit d’après Laurin de revenir à la lecture que proposait Marx lui-même : « L’intuition originale de Marx, c’est que les hommes produisent leur vie et, du même mouvement, la conscience qu’ils en ont. […] La théorie marxiste […] permet d’abolir la distinction entre l’objectivité et la conscience qui recouvre implicitement la distinction entre la matière et l’esprit ou ce qu’on définit comme le réel et l’irréel » (Laurin-Frenette 1978 : [22-23]). Sur le plan sociologique, il y a donc production de rapports sociaux particuliers (des « places »), mais aussi production symbolique des agent.e.s comme personnes chargées d’occuper ces places, « comme entités biologiques et psychologiques, corps, inconscient, conscience, et ainsi de suite » (idem). En résulte l’insertion réglée (mais aussi contestée) des corps au sein des mécanismes par lesquels les institutions sociales se produisent et se reproduisent. 11 Les composantes de ces procès ont une certaine autonomie et une cohérence qui n’excluent pas les contradictions, tout en étant coordonnées au sein de dispositifs particuliers et des dynamiques d’ensemble. Laurin (1974) les résume dans ce schéma simple, soulignant que ces dimensions sont, dans la reproduction de l’organisation générale de la vie collective, interdépendantes et coconstitutives d’un seul processus d’ensemble. Des procès de (re)production 1. Reproduction matérielle a) de la propriété (outils, moyens de travail, produits) ; b) de la force de travail ; c) de l’espèce. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 163 2. Reproduction idéologique des caractères nécessaires aux agents de la production 12 La lecture qu’offre Laurin de ces procès se complexifie au fil de ses travaux sur l’État et la nation, dans une analyse féministe dont la sensibilité résonne aujourd’hui avec les préoccupations quant à l’intrication ambigüe des rapports de domination et à la complémentarité potentielle des luttes (voir aussi Juteau 2017) : C’est un faux problème que celui de la priorité ou de la non-priorité de la libération des femmes comme objectif révolutionnaire. Les féministes radicales ont raison de s’attaquer au système d’oppression patriarcale ; elles ont tort d’exclure comme réformistes ou de considérer comme secondaires, les luttes contre le capitalisme, l’impérialisme, le racisme. Une révolution véritable devra libérer tout le monde ensemble : prolétaires, Noirs, colonisés, femmes, enfants, etc. Il peut bien exister plusieurs fronts de lutte, mais elle ne doit avoir qu’un objectif ultime : la destruction complète de la propriété, de la famille et de l’État dont on a vu qu’ils formaient un système autoreproducteur d’éléments indissociables (LaurinFrenette 1974 : [25]). 13 Concrètement, cette problématisation large des procès de production décentre l’analyse de l’organisation du travail salarié pour embrasser l’ensemble des éléments impliqués dans la reproduction de la société, y compris la reproduction matérielle autant que symbolique de l’espèce et de « la nation ». 14 La problématique du travail domestique des femmes et de ses transformations apparaît à ce titre à la fois centrale et exemplaire de la restructuration du contrôle social qui s’opère grâce à l’appui des nouveaux dispositifs de l’État. La baisse de la natalité et la prise en charge de pans de plus en plus importants de l’éducation et de la socialisation par l’État3, phénomènes tenus pour marques de la modernisation de la société québécoise, s’accompagnent de l’encadrement de la présence croissante des femmes au sein du salariat. Laurin souligne d’une part que, dans ce mouvement, les femmes se voient essentiellement soumises à de nouvelles formes de subordination et de précarité : « Depuis le XIXe siècle, ces changements [fonctionnels dans l’organisation des systèmes sociaux] ont littéralement dépossédé les femmes de leurs fonctions économiques, politiques et culturelles traditionnelles pour les précipiter, en partie, sur le marché des diplômes et du travail salarié, les en expulser ensuite suivant les fluctuations de ces marchés et les exigences des formes transformées de la “domesticité”, pour enfin les jeter sous la tutelle des bureaucraties et de l’État » (Laurin-Frenette 1981a : 17‑18). La sociologue note d’autre part que si ces transformations émanent souvent de revendications formulées au sein de la société civile, elles représentent surtout la reprise par l’État et ses appareils du contrôle sur les forces qu’elles libèrent en apparence, « au nom et sous le couvert de principes féministes et, pour une part, avec le consentement et la participation des femmes » (Laurin-Frenette 1984b : 133). La captation des efforts d’organisation des femmes au sein du salariat par l’État et ses dispositifs représente, comme dans le cas des mobilisations des travailleurs et travailleuses, l’endiguement du potentiel de libération qu’ils portent. La reconnaissance du droit des femmes au travail à un salaire égal pour un travail égal, à la sécurité d’emploi, à la maternité sans perte de bénéfices, à la syndicalisation, etc., est difficile à obtenir et fait l’objet de luttes acharnées. Pourtant, la reconnaissance de ces droits n’est pas dysfonctionnelle, à long terme, pour les employeurs, et elle sera acquise avec le temps. On peut cependant prévoir Revue Interventions économiques, 67 | 2022 164 que l’intervention de l’État sera requise pour obtenir et conserver ces droits, ce qui lui donne une prise sur les femmes et sur leur mouvement. Situation comparable à celle du mouvement ouvrier et syndical, que l’État a emprisonné dans une législation permettant de le contrôler, à l’avantage des employeurs, tout en améliorant les conditions de travail dans leur ensemble (LaurinFrenette 1984b : 136). 15 Ce regard circonspect sur le sens des mouvements qui doivent cheminer au sein de l’État se pose comme une des constantes du travail de Laurin. Il ouvre sur une lecture des rapports tiraillés entre les espoirs portés par les mouvements progressistes et leur canalisation (sinon leur extinction) au contact des appareils de l’État. 3.2. « … quand ça parle dans l’État » : le sens de la domination 16 Par-delà la centralité « structurelle » de l’État dans l’organisation du pouvoir, la complexité et la plasticité de son autorité reposent sur la profondeur de sa présence symbolique — c’est-à-dire sur la manière dont il habite les imaginaires et les subjectivités. Une des contributions essentielles du travail de Laurin à ce titre est de lier les dimensions matérielles de l’exploitation aux discours dominants sur la société et sur les places que les gens y occupent — aux « idéologies », pour reprendre l’expression courante de l’époque. Il s’agit de montrer que le sens concret, ordinaire, que les personnes se font de leur place et de leurs fonctions dans la société fait partie intégrante de sa reproduction. Sous cet angle, une partie du travail qu’effectue l’État dans la régulation des rapports sociaux se joue dans la manière dont ses interventions sont normalisées au sein des représentations courantes et partagées ; autrement dit, dans « la relation symbolique entre l’État et ses sujets, c’est-à-dire le fondement du sens pour les sujets de leur domination » (Laurin-Frenette 1983a : 128). 17 On peut interpréter cette portion du travail de Laurin comme une entreprise de désacralisation ou de démythification des principales institutions politiques et socioéconomiques qui exercent le contrôle et la régulation sociale. Il s’agit en quelque sorte pour la sociologue de refuser l’aspect apparemment naturel, nécessaire ou mérité sous lequel se présente ce qu’on doit reconnaître comme différentes formes de domination. Cela passe par une critique des discours communs qui organisent et rationalisent cette domination à un moment et dans un lieu donné : le nationalisme, le libéralisme, la démocratie, la féminité, la famille, etc. Pour Laurin, les sciences sociales participent généralement de ces récits dominants autant qu’à leur reproduction, mais elles peuvent aussi contribuer à en montrer la contingence : « le travail de la sociologie et de la critique en général est précisément de montrer le caractère arbitraire, historique, relatif du sens ; autrement dit, les frontières qui l’emprisonnent » (LaurinFrenette 1978 : 42). 18 Dans son appréhension du discours, cette sociologie est pragmatique (au sens de la linguistique) dans la mesure où elle s’intéresse à ce que font l’État et ses dispositifs, notamment lorsqu’ils se représentent comme l’incarnation politique de l’autonomie d’un peuple, voire de sa libération. La lecture que Laurin propose de l’articulation entre État et nationalisme se situe à ce titre à contre-courant de l’essentiel des perspectives de ses contemporain.ne.s au sujet du nationalisme québécois, y compris ceux et celles d’horizon marxiste. En phase avec certaines franges au sein des réseaux militants féministes et de gauche, elle n’abandonne jamais la critique de l’État à ses autoreprésentations progressistes, pas plus qu’elle n’accepte les compromis que Revue Interventions économiques, 67 | 2022 165 commanderait la « libération nationale » (voir Laurin-Frenette et Léonard 1980 ; Laurin-Frenette 1982). 19 Pour Laurin, bien que le néonationalisme ait fortement canalisé les espoirs des forces progressistes, il appartient d’abord au registre du rassemblement autour de l’État et du consentement à son autorité. Dans ses versions les plus courantes ou officielles, il représente « un des éléments essentiels du vaste champ de consentement, d’adhésion des classes dominées à la société bourgeoise » (Laurin-Frenette 1978 : 33‑34). Autrement dit, l’imaginaire nationaliste a pour effet de normaliser l’assentiment des gens à occuper les places qui leur sont assignées et à effectuer les fonctions qu’elles supposent. Il règle l’insertion des corps au sein des procès qui se jouent à cette échelle, assurant la (re)production de « la nation » comme ensemble social, politique, économique et culturel cohérent – comme principal horizon de production et de réalisation de la vie collective. Il fait primer certains antagonismes, en efface et en régularise d’autres, suscitant entre autres la solidarité par-delà les rapports de classe. Le nationalisme, pour Laurin, est ainsi intrinsèquement lié aux développements du capitalisme4 : il semble indubitable que la nation apparaît historiquement comme le sens, pour les agents, de leur insertion dans les procès de la production et de la reproduction capitalistes, au fur et à mesure que se constituent ces procès, dans les appareils qui les effectuent : procès de travail salarié dans la manufacture puis dans l’industrie, procès de contrôle dans l’État démocratique et dans les réseaux d’appareils bureaucratiques ; transformation des agents en individus libres, autonomes, égaux, homogénéisation linguistique, culturelle, etc. Dire que la nation apparaît comme sens signifie que la majeure partie des conditions, des éléments, des appareils de ces procès capitalistes sont nommés, définis, valorisés comme nationaux : le marché, l’État, son territoire, son armée, la langue, l’histoire, le drapeau, etc. (LaurinFrenette 1978 : 43) 20 Alors que les anciens lieux de pacification des conflits et de régulation des rapports sociaux sont soit dissous, soit intégrés et soumis à la logique des appareils de l’État, la nation apparaît comme le dernier lieu de rassemblement et de solidarité ; l’État, « la seule scène où peut se représenter l’illusion d’une maîtrise de l’existence collective » (Laurin-Frenette 1978 : 112). 21 Même si « la nation » semble d’abord relever de constructions symboliques ou discursives, elle se présente toujours tout à la fois dans la matérialité des rapports sociaux qu’elle produit ou met en forme. En cela, Laurin insiste, elle « doit être traitée comme une réalité : un ensemble de faits réels produits dans et par le discours nationaliste au sens large » (Laurin-Frenette 1978 : 40). Pour la sociologue, le nationalisme : Se fonde, en effet, sur les sentiments bien réels de personnes en chair et en os, tels l’attachement au coin du monde qui les a vues vivre, la solidarité élémentaire que génèrent une expérience semblable du passé et un univers linguistique commun. […] Le nationalisme se fonde également sur les problèmes tout aussi réels des mêmes personnes, problèmes dont il faut souligner dans la plupart des cas, le caractère de classe. […] En soi, le nationalisme est une création politique et idéologique de l’État, qui transforme et utilise ces sentiments et ces problèmes de manière à établir et à légitimer son pouvoir sur une population donnée, coïncidant avec un territoire déterminé (Laurin-Frenette 1983b : 85, 1983c). 22 Comme phénomène historique, « la nation » procède de la nationalisation, non sans reste, mais avec des visées hégémoniques, des institutions, des corps et des subjectivités, depuis la culture et la langue jusqu’à l’organisation de la production et de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 166 la compétitivité des ensembles économiques5. Ce mode de signification est à la fois arbitraire et fonctionnel en ce sens qu’il assure la cohérence des procès de reproduction dans une conjoncture donnée. Le nationalisme, comme discours, « produit la nation comme ensemble de significations, de valeurs, de sentiments conférés à la solidarité, à l’échange, à la dépendance entre les agents des procès capitalistes et […] il l’investit dans la reproduction de ces procès et des appareils qui les effectuent » (Laurin-Frenette 1978 : 43‑44). 23 Comme toute entreprise de signification, le nationalisme se veut par ailleurs clôture de sens qui se traduit, sur le plan politique, dans un balisage des possibles. De manière générale, suivant Laurin : « Le nationalisme n’empêche pas nécessairement la reconnaissance de la domination, sa critique et sa subversion. Il enferme dans les frontières de la nation et des classes dominées constituées en son sein, la solidarité qui organise cette critique et cette subversion. Il la condamne à s’investir dans les procès et dans les appareils dont la fonction est d’attacher, de contenir et de contrôler cette solidarité, de la recycler dans le système » (Laurin-Frenette 1978 : 60). Le nationalisme participe ainsi à canaliser les mobilisations pour le changement autour de l’État et à laisser intact, en toute instance, sa légitimité. Pour les intellectuel.le.s et les mouvements sociaux de gauche comme de droite, parler au sein de l’État ou reprendre son langage, même si c’est pour critiquer le gouvernement, c’est toujours participer à renforcer sa position comme pôle d’organisation des rapports sociaux à l’échelle « nationale ». 24 Dans cette perspective, pour Laurin, il n’y a rien à attendre de l’État en ce qui a trait à la liberté — et assez peu à attendre de l’indépendance de l’État québécois par ailleurs —, dans la mesure où il est de la fonction de l’État de préserver les systèmes de places sur lesquels il a autorité et, plus largement, les réseaux de production et d’échanges transétatiques dans lesquels il s’inscrit (voir aussi St-Louis 2020 : 299‑306). Peu importe la possibilité pour l’État québécois de dégager davantage d’autonomie au sein du système d’équilibre de la fédération canadienne, l’impact sur l’organisation des rapports sociaux restera, pour la plupart des gens en marge des réseaux de redistribution de la réussite capitaliste, négligeable. C’est en ce sens que le référendum de 1980 est présenté d’abord comme un grand divertissement public — un « divertimento pour deux États » (Laurin-Frenette 1983b). Dans la conjonction entre l’attachement diffus aux institutions dites nationales et le désarroi face aux possibilités d’altérer véritablement le cours des choses se joue une des grandes forces d’inertie à la base de la reproduction des conditions de l’exploitation et de la domination : « La force du système tient dans sa capacité de créer ce lien d’impuissante complicité et de le rétablir contre vents et marées » (Laurin-Frenette 1982 : 16). 25 Cette lecture presse le devenir « banal » du nationalisme québécois, à une époque où il apparaît d’abord comme un discours foncièrement progressiste, sinon révolutionnaire — une charge symbolique qui lui est d’ailleurs toujours associée et qui participe à son efficace à tempérer les mouvements de résistance ou d’insubordination (Lamoureux 1983, 2005). Elle anticipe avec clarté, quelques mois seulement après l’arrivée du Parti québécois au gouvernement, l’institutionnalisation du néonationalisme comme principal mode de régularisation des rapports sociaux dans l’espace dit québécois. Par-delà les soubresauts du mouvement souverainiste au sein du système partisan, le nationalisme québécois devient « l’armature idéologique stable et invisible à la limite du contrôle » ; ses « postulats se transforment en évidences […] se Revue Interventions économiques, 67 | 2022 167 prêtent de moins en moins à la discussion et […] leur champ d’application s’étend et s’approfondit du même mouvement » (Laurin-Frenette 1978 : 150). 26 Dans le giron de l’État et de la nation, les gains des luttes pour l’égalité se font ainsi généralement au prix du renforcement de la place qu’ils occupent dans les procès de contrôle et de reproduction. La portée subversive des mouvements se donne dans leur capacité à échapper, un moment, à la répression ou à la récupération — à déborder les cadres prescrits de la représentation et de l’action politique. Pour les groupes institutionnalisés, dont la position sociale dépend en partie de l’État, cette capacité est limitée, souvent autorégulée. Il peut en être autrement des personnes et groupes qui, selon les conjonctures, se trouvent à la marge des grands dispositifs de contrôle et de (re)distribution des places : « C’est le cas, par exemple, des jeunes et des femmes, au travail, en chômage ou aux études, qui échappent en partie aux appareils qui pourraient les organiser en groupes de pression ou autres » (LaurinFrenette 1978 : 147‑148). Les résistances se laissent ainsi entrevoir à partir de positions à découvert de la protection (relative) de l’État, celles les plus auprès des violences de la (re)production sociale. Leurs formes contemporaines sont à trouver dans l’insubordination des populations « en surplus » (Rajaram 2015) produites en outre par les migrations forcées, le racisme et le colonialisme ; des expériences surgissant, pour reprendre l’expression de Philippe Néméh-Nombré à propos du hip-hop, « de la mort sociale, de l’excédent » (Néméh-Nombré 2019 : 44). 04. De la mise au service et de l’usure des corps : une économie politique 27 Le cycle de travaux que Nicole Laurin entame à partir de la deuxième moitié des années 1980 prolonge ces réflexions sur les procès de production tout en investissant de nouveaux champs de réflexion et d’analyse. Cette série puise principalement dans l’imposant projet de recherche que Laurin mène avec Danielle Juteau et d’autres collaboratrices sur les communautés religieuses. Elle suit le renforcement du contrôle de l’État comme principale institution de la régulation sociale en même temps que son désengagement dans le support des individus et des communautés. Déjà centrale dans les travaux précédents, la question de la mise en ordre des corps et de leur mise au service de la société est explicitée dans l’idée du sacrifice comme logique à la base de la reproduction de la société par elle-même. 4.1. Des mondes qui se rompent et s’effacent 28 Dans le revers des analyses de Laurin sur l’emprise grandissante de l’État et du néonationalisme se trouve déjà la problématique de l’effacement des formes anciennes ou locales d’organisation et d’autorité. La technocratie et le concours des sciences humaines et sociales à son déploiement en constituent un élément central 6. Les modes d’opération de l’État-nation gestionnaire se constituent dès lors comme un nouveau lieu commun de la vie collective jusqu’à en devenir à peine perceptible : « L’idéologie nationaliste gestionnaire, portée par le Parti libéral et ensuite par le Parti québécois, justifiera la conquête de l’hégémonie technocratique jusqu’à la fin des années soixantedix. Par la suite, cette hégémonie ira de soi ; l’État préférera même se dispenser de proposer un projet social mobilisateur à ses commettants » (Laurin 1996 : 100 ; voir Revue Interventions économiques, 67 | 2022 168 aussi Simard 2005). Laurin poursuit plus largement une réflexion sur la manière dont l’État et les rationalités qui l’accompagnent colonisent ou envahissent diverses facettes de l’existence ; comment ils prennent une importance croissante dans le modelage des subjectivités et dans l’organisation matérielle de la production de la société par ellemême. Alors qu’ils étendent leur contrôle sur des domaines de la vie sociale autrefois régis par des institutions de proximité, il s’agit de cerner les nouvelles formes que prend la domination. Les institutions issues de la solidarité et de rapports de pouvoirs immédiats — souvent pauvres et ramanchées — sont ainsi remplacées par les appareils de l’État, dont les éléments dédiés au soutien collectif de la vie ou de la dignité sont ensuite mis en pièces7. 29 L’État demeure central dans cette analyse, qui prend néanmoins plus explicitement la forme d’une sociologie des institutions. Les institutions sont envisagées comme les espaces (concrets et symboliques) où se forgent et se transforment les rapports sociaux. Elles englobent les modes d’organisation et de coordination des différents domaines de la vie sociale en même temps que les significations (partagées et disputées) qui sont conférées à cette organisation. Elles constituent ainsi « la trame même de l’existence sociale, son fond et sa liaison. Elles désignent les places occupées par les sujets dans différentes sphères et les discours qui organisent les rapports entre les sujets dans ces places. Lieux de la régulation, le plus souvent hiérarchisés, les institutions sont aussi les lieux où s’élabore le sens : l’interprétation de la continuité et du changement » (Laurin 1999b : 66). En bref, les institutions signifient et mettent en ordre, assurant la stabilité et la reproduction des relations entre les personnes en même temps qu’elles constituent le contexte pour leur transformation. 30 Pour Laurin, l’histoire récente de la société québécoise est marquée par ce qu’elle nomme le « démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale ». Cette mutation se trouvait déjà en filigrane de ses analyses de l’État au tournant des années 1980, alors que les groupes et agent.e.s de la société civile, convergeant vers l’État québécois, apparaissent de plus en plus soumis à ses rationalités et à ses exigences. Né du déploiement de l’État-providence et des fantasmes de la technocratie, ce mouvement s’approfondit et se consolide. Peu de domaines de l’existence y échappent : « Par exemple, l’école est engloutie par le système scolaire, l’hôpital par le système hospitalier, les localités et les régions traditionnelles disparaissent sous les structures administratives territoriales » (Laurin 1999b : 68‑69). 31 L’étude de la vie des religieuses représente à ce titre une plateforme inédite pour l’analyse de la transformation des rapports de domination et des institutions qui en assurent l’articulation (Juteau et Laurin 1988, 1997 ; Laurin-Frenette et al. 1991). Cette recherche s’inscrit dans la cadre des réflexions de Laurin et de Danielle Juteau sur certaines apories des études féministes qui leur sont contemporaines, et qui les voient se rejoindre autour du féminisme matérialiste (Juteau 2017). Inspirées des travaux de Colette Guillaumin sur les rapports sociaux de sexe et sur « l’appropriation sociale, privée et collective, des femmes » (Juteau et Laurin 1988 : 184), les deux sociologues estiment que la situation des femmes au centre et à la marge des principaux espaces d’oppression relevant du patriarcat et du capitalisme — c’est-à-dire celles qui, d’une part, ne sont pas soumises à l’exploitation privée en tant que mères de famille et qui, d’autre part, échappent en partie aux modes d’appropriation capitalistes en évoluant hors salariat — doit pouvoir être expliquée de manière intégrée. L’angle de l’appropriation sociale des femmes par les hommes en tant que classe montre ainsi, en Revue Interventions économiques, 67 | 2022 169 dépit de la liberté croissante dans les choix et les trajectoires de vie, « pourquoi le sort des femmes s’est si peu amélioré » (Juteau et Laurin 1988 : 185). 32 Partir de la position sociale particulière qu’occupaient les religieuses hospitalières et observer le contexte de leur déclassement éclaire ainsi les transformations qui assurent le renouvellement des dispositifs d’assujettissement et d’appropriation des corps. L’institutionnalisation du réseau hospitalier centralisé, public et universel se fait sous le couvert de la modernisation. Elle suit le rapide déclin de l’Église dans le champ de la régulation sociale (Laurin 2006 ; Laurin-Frenette et Rousseau 1983), sous la pression du « projet nationaliste gestionnaire » porté par l’État. Sur le terrain, les religieuses sont rapidement écartées des postes de direction, puis de la prestation des soins, au nom de la rationalisation des méthodes de gestion, de l’homogénéisation du réseau et de la modernisation des pratiques : « des hommes d’Église et des hommes d’État conjuguent leurs efforts pour arracher le pouvoir à un groupe de femmes » (Laurin 1996 : 101). Outre qu’elle permet d’assurer la portion du financement des soins qui relevait autrefois de la charité, l’étatisation du système a manifestement un effet marqué sur son rendement et son efficacité. Avec cette refonte radicale vient cependant un « processus de bureaucratisation “sans sujet ni fin” qui désagrège inéluctablement les fondements socioculturels des institutions » (idem). Sans magnifier une organisation qui comportait des lacunes et des contradictions importantes, la lecture de Laurin montre ce qui se perd dans le passage vers un système qui se déploie sous le signe d’un progrès inévitable ; en outre : un horizon transcendant pour la prestation des soins aux patient.e.s, l’autonomie des religieuses dans la gestion des institutions où elles œuvrent, de même que la participation des collectivités locales à l’organisation et à la planification des soins de santé dans leur milieu. 33 Ce qui se passe dans le domaine des soins hospitaliers est à l’image de la colonisation des autres domaines de la vie sociale et privée par l’État. L’autrice se préoccupe ainsi des nouveaux modes de régulation du social qui se déploient sans entrave, en l’absence de la médiation et des protections que cherchaient à assurer, dans leurs imperfections, les institutions locales : « Ces institutions du quotidien jouent le rôle de tampon, elles médiatisent les rapports entre les individus et les groupes à la base et les institutions qui coordonnent, centralisent les procès de la régulation à d’autres niveaux. Par conséquent, la suppression ou l’ébranlement des structures intermédiaires livrent les individus à l’influence de plus en plus directe, immédiate des instances supra-locales des réseaux de contrôle économique, politique, administratif, symbolique » (Laurin 1999b : 69). Le démantèlement des institutions intermédiaires se fait au prix de l’autonomie des personnes et des collectivités locales, dont l’agentivité — imparfaite et striée de rapports de pouvoir — s’efface derrière la réorganisation technocratique du soutien communautaire par l’État. Les institutions locales qui organisent au quotidien les pratiques des gens (vie familiale, travail, loisirs, activités politiques ou religieuses) sont soit remplacées, soit incorporées dans le réseau des services dits publics. Elles deviennent dépendantes de l’État et de ses critères, de ses normes et de ses ressources. Lorsque celui-ci se désengage ou « rationalise » son intervention dans ces sphères, les mécanismes de protection issus de la société civile, quand ils existent encore sous une forme ou une autre, ne sont plus en mesure de faire contrepoids aux grands dispositifs du contrôle et de la régulation : « Dans la faillite du projet nationaliste gestionnaire, les individus et les groupes qui se sont libérés de l’Église pour se reconstituer dans l’État sont désormais abandonnés à eux-mêmes » (Laurin 1996 : 102). Pour Laurin, une des clés pour comprendre la violence et l’apparente inéluctabilité avec lesquels se déploie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 170 la réorganisation des rapports sociaux à l’ère du néolibéralisme se situe donc en amont, alors que l’État se donne le champ libre pour intervenir directement et profondément dans des domaines toujours plus nombreux de l’existence : « Ces transformations, parce qu’elles entravent la solidarité et la résistance à la base, donnent aux décideurs et aux gestionnaires à tous les niveaux une marge de manœuvre sans précédent » (Laurin 1999b : 70). Elles sont en phase avec le déploiement d’un discours sur l’autonomie et la responsabilité qui vient régulariser les nouveaux visages de l’appropriation sociale des corps. 4.2. Appropriation sociale et sacrifice de soi 34 Derrière les mouvements qui affectent le renouvellement des institutions et des dispositifs de la régulation sociale se trame la reconfiguration de dynamiques de domination de longue durée. Celles-ci ont dans un premier temps été problématisées par Laurin, comme nous l’avons vu, sous la thématique des rapports de (re)production, puis approfondies sous celle de l’appropriation sociale des corps — celui des femmes par les hommes d’abord, dans une perspective sensible aux autres formes d’oppression qu’on dirait aujourd’hui systémiques. L’appropriation sociale se situe d’une certaine façon à l’interface des subjectivités et des rapports de production — au point de rencontre du cours des existences et de leur captation au sein des institutions. Les institutions, rappelle Laurin, « se nourrissent de la vie, c’est-à-dire du corps et de l’esprit des sujets ; famille, patrie, Église, parti sont des machines à broyer, on ne saurait l’oublier » (Laurin 1999b : 66). Sur le plan symbolique, elles opèrent à former les subjectivités, à régulariser et à normaliser les rapports sociaux. Le sens général de ce travail, presque par définition, vise à conserver ce qui est comme ce qui doit être, en faisant équivaloir la domination au cours normal des choses, à ce qui est bien pour tous et toutes : « Toute domination de classe comporte la création et la conservation, par la force et le consentement, de conditions qui assurent l’identité de l’intérêt de la classe hégémonique et de l’intérêt de la société » (Juteau et Laurin 1988 : 193‑194). 35 Le registre des injonctions portées par les institutions du contrôle et de la régulation sociale se veut totalisant : il ne laisse échapper, en principe et dans le discours, aucun aspect significatif de l’existence ; il ne laisse filtrer aucune forme et aucun mobile de résistance. Les mutations formelles sur le plan de l’organisation de la société viennent aussi avec de nouvelles formes d’assujettissement — de nouveaux discours et des dispositifs inédits de formation des subjectivités. La régulation néolibérale approfondit les discours sur la réalisation professionnelle, l’épanouissement personnel et la liberté individuelle en misant sur le rendement, la productivité, la performance, etc. L’effacement du filet social pris en charge par l’État se fait sous le refrain bien connu de l’« autonomie », qui représente « le fil conducteur du discours des agences gouvernementales ou privées qui gèrent l’assistance aux multiples catégories de personnes en difficulté, qu’il s’agisse des sans-travail ou des handicapés, des sans-logis ou des femmes maltraitées, des toxicomanes ou des personnes âgées, ces dernières étant définies précisément par la perte d’autonomie. Plus les ressources s’amenuisent, plus l’injonction d’être autonome se durcit comme une menace » (Laurin 1999b : 70). Le démantèlement et le remplacement de ce que Laurin désigne comme les institutions intermédiaires ne font donc pas simplement emporter des espaces physiques de rassemblement, mais également le sens des liens qui s’y organisaient. Non seulement la capacité de mobilisation de ces institutions fait-elle désormais défaut, mais les formes Revue Interventions économiques, 67 | 2022 171 de solidarité qu’elles tentaient de concrétiser ne sont plus disponibles à l’imagination politique collective. Par-delà le désengagement de l’État, la responsabilité individuelle devient ainsi le seul horizon sur lequel semblent pouvoir se mouvoir et se retrouver les sujets : « Paradoxalement, cette conception de l’autonomie rend non seulement possible, mais quasi-inéluctable la subordination des agents aux procès actuels de la domination ; elle enserre la liberté dans le carcan de l’individualité, ce qui contrecarre tout projet d’émancipation sociale et culturelle » (idem)8. 36 Si la nation, à un certain niveau, normalise la domination telle qu’elle est organisée et justifiée par l’État, le sacrifice de soi est, d’après Laurin, le sens plus large que prend l’appropriation sociale en tant que mobilisation des corps au service du maintien de l’ordre. Derrière la transformation des formes de domination et de leurs représentations se trament des motifs durables : ceux qui règlent l’abandon à quelque chose de plus grand – la reproduction de la société par elle-même. Ce sacrifice prend différents noms et différentes formes selon les époques et les positions qu’on est sommé.e.s d’occuper, mais la logique des rapports qu’il reconduit est la même. Du mouvement qui emporte les formes traditionnelles du mariage et de la famille en même temps que le rôle des religieuses dans l’économie de la reproduction sociale, Juteau et Laurin notent qu’il s’agit d’une réorganisation qui n’entame pas significativement le partage des tâches qui incombent aux femmes dans la reproduction sociale 9. Le sacrifice de soi prend de nouveaux visages — l’émancipation individuelle, la réussite personnelle, l’ambition et la réalisation de soi — qui, couplé aux impératifs d’autonomie et au délestage au sein des institutions dédiées au soutien social, rationalise ce qui représente l’approfondissement concret de l’appropriation sociale des femmes : En réalité, les femmes n’ont de liberté que celle qui leur permet de circuler entre les lieux multiples de leur oppression. […] [L]e nouveau mode de sexage […] assure à un niveau et à un rythme sans précédent, la mobilisation, la circulation et l’utilisation du corps et de la force de travail des femmes (Juteau et Laurin 1988 : 203). 37 L’analyse de Laurin n’est pas exactement nostalgique des anciennes formes de liens sociaux et de communautés, bien qu’elle remette définitivement en question l’univocité du progrès sous lequel se présente la transformation continuelle des institutions. Il s’agit toujours d’interroger les différentes configurations matérielles et symboliques que prennent l’autorité et la domination, qu’elles se présentent comme nécessaires, normales ou inéluctables, voire désirables. On retrouve dans ce travail l’intention renouvelée « d’ouvrir une réflexion collective, un débat lucide et sans illusion sur les conditions de possibilité du changement que nous pourrions désirer et sur la manière ou les manières d’organiser ce changement » (Laurin-Frenette 1983a : 128). Cette visée interdit la complaisance à l’égard des forces qui organisent la société. Elle refuse toute concession aux formes présentes ou passées de la domination. En cela, elle résonne avec les manières de faire et de penser des regroupements, associations populaires et âmes dispersées qui résistent, au quotidien et dans les limites de leur capacité d’action, à l’ordre imposé (Laurin 2001). 38 Derrière les nouveaux discours de la régulation sociale et les différentes déclinaisons des injonctions qui sont formulées en fonction des positions que les personnes sont sommées d’occuper se trouvent donc surtout des marques de continuité : la mise en ordre et l’usage réglé des corps, le sacrifice de soi, sens de la participation volontaire ou à corps défendant à la reproduction de la société par elle-même. Toute société exige de ses membres le sacrifice de leur personne. Le sacrifice règle l’insertion des agents sociaux dans les procès de production et de reproduction, ou Revue Interventions économiques, 67 | 2022 172 leur exclusion des procès le cas échéant. L’enjeu du sacrifice, c’est le corps, dans sa capacité de produire — la force de travail — dans sa capacité de procréer et d’enfanter. Le sacrifice se modèle sur un discours dont les termes varient selon la place des sujets auxquels il s’adresse : leur sexe, leur classe sociale, etc. En effet, les conditions du sacrifice diffèrent considérablement selon le pouvoir dont les agents disposent au sein des rapports sociaux. […] L’effet social du discours demeure toutefois le même : il articule la logique de la subjectivité et de l’institution, consacrant une manière de vivre et de mourir, autrement dit un mode sociohistorique d’usage et d’usure du corps. Le corps relève de l’ordre social (Laurin 1999a: 213). 05. Conclusion You’re gonna have to serve somebody, yes indeed You’re gonna have to serve somebody Well, it may be the devil or it may be the Lord But you’re gonna have to serve somebody Bob Dylan, « Gotta Serve Somebody », 1979 39 Les propositions de Nicole Laurin occupent une place singulière dans le paysage des sciences sociales au Québec. Elles procèdent comme une entreprise de démythification des principales institutions politiques et socioéconomiques qui mettent en ordre les rapports sociaux, de façon à éclairer les manières dont elles organisent concrètement la vie des gens et ses perspectives. Cette analyse, si elle est toujours tournée vers les possibilités de transformation de l’ordre social, est d’abord critique au sens où elle ne vise pas à exactement à définir ou à promouvoir un modèle de développement politique ou économique particulier — fut-il révolutionnaire10. Il s’agit plutôt de voir comment les subjectivités sont formées ; comment les corps sont usés, au fil d’existences mises au service de la (re)production de la société ; d’envisager enfin comment certaines « marges de liberté » (Laurin-Frenette 1982 : 16) peuvent être dégagées, en périphérie des instances et des modes habituels de la mobilisation politique, de manière à ce que des mouvements de résistance à l’ordre des choses puissent s’y organiser. 40 L’écho de ces travaux se trouve manifestement en marge de la sociologie « nationale », c’est-à-dire de celle menée comme une entreprise de dévoilement de la nation ou de la société québécoise (Bourque 1993 ; St-Louis 2018). Bien que les travaux de Laurin soulèvent constamment des questions d’intérêt pour (et au sujet de) la sociologie dominante, ils laissent d’abord leur marque au sein des études féministes (Chamberland 2017), des études sur les communautés religieuses et l’Église, de même que dans le champ des théories anarchistes et des analyses qui s’en inspirent (Graham 2013 ; Pereira 2016)11. Ils ont également une empreinte dispersée, mais forte sur un ensemble de recherches critiques visant à problématiser les rapports entre les mouvements sociaux et l’État. La réalité relativement enclavée des sciences sociales au Québec joue pour une part de cette situation, le « marché » pour que les perspectives critiques puissent faire école apparaissant restreint. Dans le cas des travaux de Laurin, cette conjoncture a pour contrepartie qu’ils demeurent en dialogue avec les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 173 propositions plus dominantes dans le champ — celles de Guy Rocher, Fernand Dumont ou Marcel Rioux, notamment — et en partagent souvent les questionnements. 41 Dans le sillage immédiat de l’enthousiasme suscité par la montée du néonationalisme, de la croissance de l’État québécois et de la multiplication de ses dispositifs, la sociologie de Nicole Laurin met en garde contre leur devenir hégémonique, dans une perspective qui, à gauche, ne trouve écho qu’en périphérie du triomphe du nationalisme libéral comme mode de régulation sociale (voir Mills 2010). La rapide banalisation de ces artefacts politiques n’aura pas raison de la conviction selon laquelle ils se trouvent au cœur des violences qui organisent et régularisent au quotidien la mise en ordre de la société. Dans l’espace intellectuel québécois, cette position peut certes circuler et sans doute être débattue. Elle y apparaît cependant irrécupérable, au sens où elle ne saurait participer à assurer le maintien de l’ordre social et la survie des institutions (Laurin-Frenette 1983a). D’une certaine manière, ce que remarquait Laurin à l’égard de la sociologie féministe s’applique à l’ensemble de ses propres contributions : elles trouvent officiellement leur place au sein de l’institution universitaire en même temps qu’elles sont rangées parmi les savoirs qui, par leur thématique ou leur positionnement politique, demeurent en marge « des travaux d’intérêt supposément universels » (Laurin-Frenette 1981a : 8 ; voir aussi Laurin 2004). 42 Le projet — humble, radical, méthodique et résolu — qui vise à éclairer les dispositifs qui nous maintiennent dans différents états de sujétion, dans l’espoir de contribuer à les faire dérailler, n’en demeure que plus d’actualité. À ce titre, en poussant à ses limites la mobilisation des intervenant.e.s au sein d’un réseau de soins déjà émacié, le contexte pandémique a fait surgir dans l’espace public, de la bouche même des représentants de l’État et de « la nation », le fil généralement invisible du sacrifice de soi12. En dignes successeures des religieuses hospitalières, préposées, infirmières éducatrices et techniciennes sont devenues « nos anges gardiens », sommés à coups de primes et de décrets d’user leurs corps – déjà ordonnancés par les normes genrées et racialisées du care et du salariat – jusqu’à l’épuisement ou la désertion. La pandémie a révélé plus largement l’impératif, central du point de vue de la raison d’État, de maintenir les corps à la tâche qui leur est assignée – en particulier celles nouvellement décrétées « essentielles » malgré les risques. Elle aura par ailleurs scellé le sort de milliers de personnes, vieillissantes ou en situation d’itinérance, que des décennies de désinvestissement et de discours sur l’autonomie individuelle auront placé dans des conditions rendant possible leur « laisser-mourir à grande échelle » (Simard 2022). 43 Alors que cherchent à s’organiser les résistances, la sociologie de Nicole Laurin invite à problématiser le rôle que jouent les institutions dites collectives dans l’organisation des rapports sociaux et dans la banalisation de leur violence. Elle appelle à interroger les liens intimes qui nous rattachent à ces institutions, dans un mélange ambigu et inégal de complicité, de passivité, de cooptation, d’habitude et de soumission. Elle vise, dans une perspective qui se veut d’abord intégralement féministe, à « contribuer à sa manière et dans la mesure de ses moyens, à nous libérer des forces obscures qui précipitent notre destin en modelant jusqu’à la conscience que nous avons de leur résister » (Laurin-Frenette 1981a : 18). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 174 BIBLIOGRAPHIE Anderson, Benedict (2002). L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris : La Découverte. Bourque, Gilles (2017). « Les classes et la nation dans l’œuvre de Nicole Laurin », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 2, p. 271-276. Bourque, Gilles (1993). « Société traditionnelle, société politique et sociologie québécoise », Cahiers de recherche sociologique, n° 20, p. 45‑83. Bourque, Gilles et Nicole Laurin-Frenette (1971). « La structure nationale québécoise », Socialisme québécois, n° 21‑22, p. 109‑155. Bourque, Gilles et Nicole Laurin-Frenette (1970). « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec, 1760-1970 », Socialisme québécois, n° 20, p. 13‑55. Chamberland, Line (2017). « In memoriam : Nicole Laurin (1943-2017), intellectuelle libre et engagée », Recherches féministes, vol. 30, n° 2. Cohen, Yolande (2017). « Hommage à Nicole, l’amie féministe », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 2, p. 287‑290. Descent, David, Gilles Simard et Michel Trépanier (1987). « Le conflit social et la société québécoise : de l’analyse marxiste à la sociologie des mouvements sociaux », Sociologie et sociétés, vol. 19, n° 2, p. 125‑144. Fournier, Marcel, Marianne Kempeneers et Yan Sénéchal (2017). « In memoriam : Nicole Laurin (1943-2017) », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 2, p. 261. Gellner, Ernest (1989). Nations et nationalisme, Paris, Payot. Giroux, Dalie (2004). « Dieu est-il mort en étude des idées politiques ? Sur l’aporie de l’opposition entre les idées et le monde », Revue canadienne de science politique, vol. 37, n° 2, p. 281‑300. Graham, Robert (dir.) (2013). Anarchism. A Documentary History of Libertarian Ideas. Volume three : The new anarchism : 1974 - 2012, Montréal, Black Rose Books. Juteau, Danielle (2017). « Une pensée qui n’a de cesse de se remettre en question », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 2, p. 277. Juteau, Danielle et Nicole Laurin (1997). Un métier et une vocation. Le travail des religieuses au Québec de 1901 à 1971, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. Juteau, Danielle et Nicole Laurin (1988). « L’évolution des formes de l’appropriation des femmes. Des religieuses aux “mères porteuses” », Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie, vol. 25, n° 2, p. 183‑207. Lamoureux, Diane (2005). « Les tentatives d’instrumentalisation de la société civile par l’État », dans Francine Saillant et Éric Gagnon (dir.), Communautés et socialités. Formes et force du lien social dans la modernité tardive, Montréal, Liber, p. 39‑58. Lamoureux, Diane (1983). « Nationalisme et féminisme : impasse et coïncidences », Possibles, vol. 8, n° 1, p. 43‑59. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 175 Laurin, Nicole (2006). « L’énigme de la société québécoise », dans Céline Saint-Pierre et JeanPhilippe Warren (dir.), Sociologie et société québécoise. Présences de Guy Rocher, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 161‑183. Laurin, Nicole (2004). « Redonner souffle et inspiration à la recherche sur les femmes », Argument, vol. 7, n° 1. Laurin, Nicole (2001). « Un pouvoir à subvertir », Relations, n° 673. Laurin, Nicole (1999a). « Le sacrifice de soi. Une analyse du discours sur la chasteté dans les communautés religieuses de femmes au Québec, de 1900 à 1970 », Société, n° 20‑21, p. 213‑251. Laurin, Nicole (1999b). « Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale. Vers une nouvelle forme de domination », Sociologie et sociétés, vol. 31, n° 2, p. 65‑72. Laurin, Nicole (1996). « Le projet nationaliste gestionnaire. De l’hôpital des religieuses au système hospitalier de l’État », dans Mikhaël Elbaz, Andrée Fortin et Guy Laforest (dir.), Les frontières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p. 95‑104. Laurin-Frenette, Nicole (1984a). « Contre les théories de l’idéologie », dans Claude Savary et Claude Panaccio (dir.), L’idéologie et les stratégies de la raison. Approches théoriques, épistémologiques et anthropologiques, Montréal, Hurtubise HMH, p. 23‑34. Laurin-Frenette, Nicole (1984b). « Féminisme et anarchisme : quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le Mouvement des femmes et l’État », dans Nicole Laurin-Frenette, Yolande Cohen et Kathy Ferguson (dir.), Femmes : pouvoir, politique, bureaucratie, Lyon, Atelier de création libertaire, p. 9‑53. Laurin-Frenette, Nicole (1983a). « Les intellectuels et l’État », Sociologie et sociétés, vol. 15, n° 1, p. 121‑129. Laurin-Frenette, Nicole (1983b). « Divertimento pour deux États », Revue canadienne de théorie politique et sociale, vol. 7, n° 3, p. 82‑96. Laurin-Frenette, Nicole (1983c). « Essai. Divertimento pour deux États. Divertimento for Two States », Conjoncture politique au Québec, n° 3, p. 109‑125. Laurin-Frenette, Nicole (1982). « La gauche, entre l’enfer et le paradis », Le Devoir, p. 16. Laurin-Frenette, Nicole (1981a). « Présentation : Les femmes dans la sociologie », Sociologie et sociétés, vol. 13, n° 2, p. 3‑18. Laurin-Frenette, Nicole (1981b). « Sociologie et sociologues québécois », entretien avec Pierre Laval Mathieu, Faculté des sciences de l’Université Laval, en ligne : https://www.youtube.com/ watch ?v =xSRq3THxIPo. Laurin-Frenette, Nicole (1978). Production de l’État et formes de la nation, Montréal, Nouvelle optique. Laurin-Frenette, Nicole (1974). « La libération des femmes », Socialisme québécois, n° 24, p. 47‑62. Laurin-Frenette, Nicole, Danielle Juteau et Louis Duchesne (1991). À la recherche d’un monde oublié, Les communautés religieuses de femmes au Québec de 1900 à 1970, Montréal, Les Éditions Le Jour. Laurin-Frenette, Nicole et Jean-François Léonard (1980). « Par-delà l’écran référendaire », dans Nicole Laurin-Frenette et Jean-François Léonard (dir.), L’impasse. Enjeux et perspectives de l’après-référendum, Montréal, Nouvelle optique, p. 13‑23. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 176 Laurin-Frenette, Nicole et Louis Rousseau (1983). « Les centres de la regulation : Essai sur les rapports entre l’Eglise et l’Etat dans l’histoire québécoise », Sciences Religieuses, vol. 12, n° 3, p. 247‑272. Lepage, Jean-François (2010). La sociologie québécoise : analyse sociométrique de la pratique d’une discipline, 1943-2003, Thèse de doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal. Mills, Sean (2010). The Empire Within. Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, Montréal et Kingston, McGill’s-Queen’s University Press. Néméh-Nombré, Philippe (2019). « Le hip-hop avec des gants blancs », Liberté, n° 322, p. 39-44. Rajaram, Prem Kumar (2015). « Common Marginalizations : Neoliberalism, Undocumented Migrants and Other Surplus Populations », Migration, Mobility & Dispalcement, vol. 1, n° 1, p. 67-80. Otero, Marcelo (2017). « Nicole Laurin (1943-2017) », Recherches sociographiques, vol. 58, n° 3, p. 738-744. Pereira, Irène (2016). « Féminisme, anarchisme et fédéralisme. L’exemple de l’organisation Alternative libertaire entre 2006 et 2012 », Modern & Contemporary France, vol. 24, n° 2, p. 193‑206. Simard, Jean-Jacques (2005). L’éclosion. De l’Ethnie-cité canadienne-française à la société québécoise, Sillery, Septentrion. Simard, Julien (2022). « De la normalisation du gérontocide », Pivot, 26 janvier, en ligne : https:// pivot.quebec/2022/01/26/de-la-normalisation-du-gerontocide/ ? fbclid =IwAR2dIuyaCO_dCo1Eg0ZTjCiz-Hz92u7fK7X0fX6w4S1VYMtiEwaQEuurN0Y. St-Louis, Jean-Charles (2020). « Collectivité(s), nation(s), État(s). Nicole Laurin, Richard Desjardins et les fragments d’une pensée fédéraliste pluraliste », dans Antoine Brousseau Desaulniers et Stéphane Savard (dir.), La pensée fédéraliste contemporaine au Québec. Perspectives historiques, Montréal, Presses de l’Université du Québec, p. 289‑315. St-Louis, Jean-Charles (2018). Parler de « la diversité » au Québec. Une étude généalogique des discussions récentes sur le pluralisme et la citoyenneté, Thèse de doctorat en science politique, Université du Québec à Montréal. NOTES 1. Voir la bibliographie exhaustive présentée dans Fournier, Kempeneers et Sénéchal (2017). 2. Voir Laurin-Frenette (1984a), Giroux (2004). 3. « En bref, la société n’a plus besoin du travail, à plein temps, d’un agent spécialisé dans les tâches domestiques, pour chaque unité familiale et pour toute la durée de l’existence de cette unité. En outre, la procréation des enfants — autre dimension de ce qu’on appelle la reproduction de la force de travail — n’exige plus des femmes un investissement considérable de temps et d’énergie. […] Les enfants de la croissance-zéro sont tout de même mis au monde ; ils doivent être nourris, protégés, soignés, surveillés, amusés, socialisés, éduqués, etc. Mais ces tâches n’incombent que pour une part à la famille, et que pour un temps limité. Ces tâches sont partiellement prises en charge par l’État et par des appareils, étatiques et privés, autres que la famille : garderies, écoles, cliniques, hôpitaux, agences et organismes divers, sans oublier les médias, comme la télévision, en ce qui concerne la socialisation et les loisirs. En exagérant un peu, on pourrait dire que désormais, une des responsabilités majeures des parents est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 177 d’acheminer leurs enfants vers les instances et les services appropriés, au moment opportun » (Laurin-Frenette, 1984b, 129-130). 4. Cette thèse mérite en outre d’être mesurée à celles qui seront formulées quelques années plus tard dans le champ des sociologies du nationalisme (voir Anderson 2002 ; Gellner 1989). 5. La prise de Laurin sur la reproduction des topoï nationalistes au sein des sciences sociales, que certain.e.s sociologues identifieront plus tard comme le « nationalisme méthodologique », est limpide : « les sociologues ont généralement tendance à tomber dans ce qui est bien un piège de l’idéologie, en se servant de ses critères mêmes pour découper son objet. On n’a qu’à penser aux concepts fonctionnalistes de société globale et de système social qui sont définis, l’un par la conscience collective et l’autre par les valeurs communes » (1978 : 49). 6. Laurin en éprouve l’importance dès ses expériences comme étudiante avec le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec au milieu des années 1960 (voir Laurin-Frenette 1981b, 1983a). 7. Dès 1978, Laurin notait : « L’État national prend une importance d’autant plus grande que le procès de production, de contrôle et de reproduction vident progressivement de tout sens, pour les agents, les lieux plus anciens d’identification, de solidarité et d’opposition, de lutte : milieu de travail, groupe familial, religieux, quartier, région, organisations de toutes sortes, qui subsistaient aux étapes précédentes du capitalisme, à l’intérieur du champ national » (1978). 8. Ce discours présente l’autonomie individuelle néolibérale davantage sous le registre de la désirabilité ou de la nécessité que de la pure coercition : « Dans différents contextes de la vie sociale, non seulement la régulation est-elle intériorisée par les sujets mais elle ne procède plus de la contrainte, elle obéit à l’impératif du désir, du bien-être, de l’épanouissement. En effet, la régulation s’organise dans une psychologie du quotidien qui définit la vie comme un processus de croissance personnelle, guidé par la connaissance de soi, au sein duquel les relations ont une valeur instrumentale. Encore faut-il cependant que le sujet découvre son identité propre et qu’il apprenne à régler sa conduite selon les normes immanentes à sa constitution et à sa dynamique personnelle. Finalement, c’est en devenant ainsi fidèle à lui-même qu’il se conformera à la logique des pouvoirs » (1999a). 9. « De manière générale, les faibles, les démunis et les personnes en état de dépendance demeurent, comme ils l’ont toujours été, à la charge des femmes et désormais, de toutes les femmes sans distinction d’état matrimonial, de profession ou de vocation » (Juteau et Laurin, 1988 : 202). 10. Comme le note Marcelo Otero, les réflexions de Laurin ne sont pas d’inspiration foucaldienne, même si elles en partagent des thèmes et des préoccupations. Le projet critique qui en découle — « hétérotopie plutôt qu’utopie » (2017, 740) — se déploie cependant dans un esprit semblable à celui de Foucault. 11. C’est ce qu’indique la consultation des principaux agrégateurs de citations pertinents (Web of Science, Google Scholar, Érudit). La première base de données pointe par ailleurs vers une mobilisation significative du premier ouvrage de Laurin sur les fondements bourgeois des théories fonctionnalistes, issu de sa thèse de doctorat, dans ses deux éditions traduites en espagnol (Las teorías funcionalistas de las clases sociales, sociología e ideología burguesa, 1976 et 1985). 12. Je remercie l’une des personnes évaluatrices de m’avoir généreusement orienté dans cette direction. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 178 RÉSUMÉS Les travaux de la sociologue Nicole Laurin brossent un portrait des différentes formes que prennent l’appropriation et la domination au sein de la société québécoise, depuis la montée du néonationalisme et le déclassement des religieuses hospitalières jusqu’à l’érosion des institutions intermédiaires de la socialité. Cet article propose de cerner les grandes lignes de l’économie politique qui se dégage de ces travaux. Il s’articule autour de deux portraits successifs. Le premier présente une analyse marxienne et anarchisante de l’État et du nationalisme. Il met en évidence leur rôle central comme relais et instances de légitimation des rapports de domination produits par le capitalisme et le patriarcat. Le second est celui d’une économie politique radicale du corps et de sa mise au service de la société. Il inscrit les rapports sociaux sur l’horizon du « sacrifice de soi », « un mode sociohistorique d’usage et d’usure du corps » qui règle à différentes échelles l’insertion des personnes dans les procès de (re)production de la société. The work of the late sociologist Nicole Laurin paints a picture of the various forms appropriation and domination take in Quebec society – from the rise of neonationalism and the decline of hospital nuns to the erosion of intermediate social institutions. This article aims to provide an outline of the political economy that emerges from this work. It is articulated around two successive portraits. The first one presents a Marxian and anarchist analysis of nationalism and the state. It highlights their central role in implementing and legitimizing the relations of domination produced by capitalism and patriarchy. The second portrait is a radical political economy of the body and its social uses. It inscribes social relations on the horizon of “selfsacrifice”, i.e., “a socio-historical mode by which bodies are to be used and worn”, regulating at various scales their insertion in the processes of (re)production of the society. INDEX Mots-clés : sociologie, sociologue, Québec, Nicole Laurin, histoire des idées Keywords : sociology, sociologist, Québec, Nicole Laurin, social thought AUTEUR JEAN-CHARLES ST-LOUIS Chercheur postdoctoral, Université de Montréal ; chargé de cours, Université du Québec à Montréal, stlouis.jc@gmail.com Revue Interventions économiques, 67 | 2022 179 Jacques Parizeau : un économiste dans la cité Jacques Parizeau: An Economist in the Agora Jean-Philippe Carlos 01. Introduction 1 Jacques Parizeau constitue l’une des figures majeures de l’histoire politique du Québec. L’éclat de sa carrière politique, qui s’échelonne de la fin des années 1960 au milieu des années 1990, a néanmoins eu pour conséquence de dissimuler certains pans de sa trajectoire intellectuelle, du point de vue de ses contributions dans le domaine de la pensée économique. Si l’on se souvient de Parizeau, l’homme politique, on oublie parfois que ce dernier fut au cœur de la vie scientifique et intellectuelle canadiennefrançaise, surtout durant les années 1950 et 1960, à titre d’économiste et de professeur à l’École des HEC de Montréal (Dostaler et Hanin, 2005). 2 Hormis la biographie que lui a consacrée Pierre Duchesne (2001 et 2002), peu d’écrits ont été consacrés à Parizeau1. D’ailleurs, il existe peu d’études sur sa contribution à la pensée économique francophone au Québec, avant son entrée en politique partisane à la fin des années 1960. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène, dont le fait que Parizeau a publié un nombre limité d’articles durant sa carrière académique (la plupart entre 1954 et 1961) et qu’il n’a jamais publié d’ouvrage scientifique à titre individuel. Il faut aussi noter que son fonds d’archives, préservé au centre d’archives de BAnQ du Vieux-Montréal, est inaccessible jusqu’en 20452. Ajoutons le fait que l’ancien premier ministre fait parfois figure de controverse, en vertu de ses propos malheureux tenus lors du soir du 30 octobre 1995, ce qui peut expliquer pourquoi peu d’historiens se sont intéressés à lui (Delorme, 2005). Or, la relative discrétion de Jacques Parizeau dans l’historiographie masque le fait que ce dernier représente une figure notable de l’histoire de la pensée économique, en vertu de son influence et du rayonnement de ses idées dans les grandes réformes de la Révolution tranquille (Paquet, 2000). Selon nous, Parizeau constitue une figure de transition, en rapport au passage du Canada français Revue Interventions économiques, 67 | 2022 180 traditionnel au Québec moderne, dans le domaine des idées économiques. Formé au cœur d’une institution associé aux anciennes élites intellectuelles canadiennesfrançaises (Harvey, 2002), il deviendra l’un des principaux visages de la technocratie québécoise durant la Révolution tranquille (Simard, 1979 ; Létourneau, 1991) 3, d’où l’intérêt de porter une attention particulière à la première phase de sa carrière d’économiste. 3 Au cœur de notre étude, qui s’inscrit dans le champ de l’histoire intellectuelle et des idées économiques, se trouve l’objectif de situer Jacques Parizeau, l’économiste, dans le paysage intellectuel francophone au tournant des années 1960. Nous retraçons ses influences formatrices et certains fondements de sa pensée économique, afin de le situer par rapport aux différents courants en vogue à l’époque, mais aussi pour comprendre ses motivations à œuvrer dans l’appareil gouvernemental québécois comme expert-conseil. Nous nous intéressons à son action intellectuelle, ou plus précisément aux fondements de son engagement intellectuel, qui se recoupe avec celles d’autres spécialistes en sciences sociales de sa génération, qui ont fait le pont entre l’université et l’appareil d’État québécois. En cela, nous estimons que Parizeau s’inscrit comme héritier de la tradition institutionnelle de l’École des HEC, cette filiation s’articulant sur une conception particulière du rôle de l’économiste dans la Cité, sur le respect voué à ses maîtres et sur ses idées ancrées dans la défense des intérêts économiques des Canadiens français. Plus généralement, Parizeau représente l’idéal type (Weber, 1918)4, de l’intellectuel engagé un modèle au cœur de la mission des HEC qui souhaitait constituer une avant-garde francophone contribuant au changement social dans le domaine économique (Fournier, 2007). À partir d’outils réflexifs de son temps, il a synthétisé une pensée fondée sur l’interdépendance des différents aspects de la vie collective, harmonisé aux caractères culturels du Canada français. Bien que les réflexions de Parizeau divergent parfois de celles de ses mentors des HEC (rôle de l’État, influence du religieux, conception du nationalisme) (Foisy-Geoffroy, 2004), ils partagent un idéal commun, soit de redonner à la collectivité canadienne-française le contrôle de ses leviers de développement économique5. Plus largement, notre analyse vise à illustrer les liens entre la pensée scientifique et la prise de décision politique au Québec. Comme le souligne Martin Pâquet, la Révolution tranquille fut une période marquante quant à l’influence des intellectuels, et notamment des technocrates, dans la réforme des outils de gouvernance : À une époque où les sciences et les technologies possèdent un ascendant considérable sur les activités humaines, à une période où plusieurs acteurs sociaux présentent la gouvernance comme un instrument pour assurer efficacement les prises de décision politique, l’étude de la prégnance de la pensée scientifique dans les espaces politiques canadien et québécois permet de mieux comprendre le développement historique de ces phénomènes contemporains, qui ne sont pas apparus spontanément. (Pâquet, 2008 : 186) 4 En ce sens, Parizeau est un intellectuel qui est amené, dès le début de sa carrière, à jouer le rôle « d’intellectuel par fonction », défini comme étant : l’état d’intellectuel fondé sur l’appartenance à certaines professions dans lesquelles prédomine le travail intellectuel, exigeant une longue formation et l’acquisition d’une expertise. Il s’agit d’un groupe assez nombreux dans nos sociétés développées où l’expertise est une denrée recherchée, un groupe comprenant des chercheurs de tous les domaines, des professeurs, des journalistes, des artistes, des hauts fonctionnaires, des administrateurs de haut rang. L’intellectuel ainsi compris est qualifié d’« intellectuel par fonction ». (Foisy-Geoffroy, 2008 : 43) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 181 5 L’intellectuel par fonction est un spécialiste dans une fonction donnée, ce qui lui confère le capital symbolique nécessaire à la réalisation de son travail et à son rayonnement. Toutefois, étant donné le cadre institutionnel dans lequel il évolue, Parizeau est amené à jouer le rôle « d’intellectuel par vocation ». Contrairement à l’intellectuel par fonction, l’intellectuel par vocation se caractérise par son engagement volontaire dans la sphère civique, fondé sur une légitimité culturelle qui l’amène à « proposer à ses concitoyens telle orientation pour la politique de la cité au nom d’un savoir, d’une vision du monde qu’il croit juste, d’une connaissance dont il est dépositaire et que lui a léguée sa formation et qu’un instinct missionnaire le pousse à partager publiquement » (Foisy-Geoffroy, 2008 : 44). L’intellectuel par vocation s’inscrit dans une logique ancrée dans « le caractère public de son engagement » (Racine SaintJacques, 2015 : 32) et dans une dimension communautariste. En cela, son statut de docteur en science économique de la London School of Economics et de professeur universitaire lui procure un important capital symbolique (Bourdieu cité dans Pinto, 2002 : 184-185) 6 et social (Bourdieu, 1980 : 2-3)7 qui lui permet de participer aux débats de société et de proposer des réflexions et des recommandations au sein de différentes organisations de la société civile et du monde politique. La figure de Parizeau constitue ainsi l’idéal type de l’intellectuel universitaire engagé dans les coulisses politiques de la Révolution tranquille, pour reprendre les termes de l’économiste Roland Parenteau (Parenteau, 2008). 6 À partir d’un corpus de sources composé des écrits publiés de Jacques Parizeau durant les années 1950 et 19608, d’extraits de correspondance9 et d’articles de journaux d’époque, nous proposons une analyse divisée en trois parties. La première porte sur le milieu institutionnel des HEC et son impact sur la trajectoire de Parizeau, ainsi que sur la place occupée par ce dernier dans les principaux réseaux intellectuels et économiques canadiens-français. La deuxième porte sur sa pensée économique et sur les influences qui structurent ses réflexions au début de sa carrière. Enfin, la troisième section met en lumière le mécanisme d’intégration de Parizeau au sein de l’appareil d’État québécois comme expert-conseil au début de la Révolution tranquille. 02. Portrait d’un économiste engagé 7 Jacques Parizeau a amorcé ses études universitaires à l’École des HEC en 1947 10 Inscrit à la licence en sciences commerciales, il est remarqué par certains professeurs pour ses aptitudes académiques, notamment par François-Albert Angers (1909-2003), son futur mentor. Le directeur de l’École, Esdras Minville (1896-1975), remarque aussi le jeune Parizeau, en vertu de la qualité de ses travaux11 Après l’obtention de sa licence, Angers et Minville l’encouragent à poursuivre des études supérieures en France, comme certains professeurs-chercheurs des HEC avant lui, afin de l’embaucher comme spécialiste en science économique à son retour. À l’époque, l’École souhaite former une avant-garde intellectuelle apte à participer au relèvement économique du Canada français, surtout durant le règne de Minville entre 1938 et 1962 (Harvey, 2002 : 118-119). Ce faisant, il est de coutume pour les professeurs de recruter certains de leurs étudiants les plus brillants afin de les envoyer se former dans les grandes universités d’Europe pour que ceux-ci puissent, à leur retour, mettre « leur savoir au service de la nation » (Fournier, 2007 : 20). L’École des HEC est ainsi au cœur d’une entreprise d’émancipation dont la portée critique est en lien direct avec les diagnostics posés par Revue Interventions économiques, 67 | 2022 182 ses professeurs-chercheurs concernant l’infériorité du Québec et des Canadiens français dans l’ensemble économique canadien et nord-américain. Aspirant à une carrière académique et sensible aux enjeux liés à la situation économique canadiennefrançaise, Parizeau se rend en Europe en 1951 pour y entamer des études supérieures. Installé à Paris entre 1951 et 1953 et bénéficiant d’une bourse qui lui permet de consacrer tout son temps à ses études, il décroche deux diplômes, dont l’un de l’Institut d’études politiques de Paris (Gagnon et Goulet, 2020 : 387-430) 12 et l’autre de la Faculté de droit de Paris (Duchesne, 2001 : 136-139)13 Parizeau songe ensuite à effectuer des études doctorales en économie à la London School of Economics, non sans une certaine résistance des dirigeants de l’École qui auraient préféré qu’il obtienne un doctorat français. Comme le lui souligne François-Albert Angers à l’été 1953, « nous avons intérêt à briller davantage chez nous comme dans le reste du monde comme des représentants de la culture française »14 Peu sensible à ces arguments, Parizeau convainc son mentor des avantages du doctorat anglais, en vertu de ses qualités scientifiques15. Immergé dans ses études à Londres, ce dernier travaille alors sous la direction de James Meade, spécialiste en théorie du commerce international et disciple de la première heure de James Maynard Keynes. C’est d’ailleurs en travaillant étroitement avec ce dernier que Parizeau se familiarise avec les fondements du keynésianisme et qu’il en vient à concevoir tout l’intérêt dans le cadre de l’analyse économique. Réussissant avec brio les épreuves du doctorat, Parizeau obtient son diplôme de 3e cycle en économie en 1955, à l’âge de 25 ans. Spécialisé dans les questions de commerce international – sa thèse porte sur les termes d’échanges au Canada – et en théorie mathématique, il revient à Montréal à l’automne 1955 pour y entamer sa carrière à son alma mater, à contrecœur il faut le dire. En fait, au terme de ses études doctorales, Parizeau a reçu plusieurs offres d’emploi stimulantes dans le monde académique anglais, offres beaucoup plus intéressantes financièrement que ce qui lui est proposé du côté des HEC. Toutefois, Parizeau avait promis à François-Albert Angers, avant son départ pour l’Europe, de revenir travailler pour les HEC à la fin de ses études16. Homme de parole, il se résigne à revenir à Montréal pour honorer sa promesse faite à son mentor. Il se met ainsi au service de l’École, tout en souscrivant au projet de participer au relèvement économique du Québec ainsi qu’à la formation d’une classe d’affaires et d’une élite économique apte à relever les défis qui attendent la collectivité canadienne-française. 8 Or, à maints égards, Parizeau s’inscrit comme un héritier de la tradition institutionnelle des HEC. Son parcours en début de carrière, témoigne d’un habitus qui structure ses engagements intellectuels et sa vision du rôle de l’économiste dans la cité. Si à l’époque sa pensée économique diverge parfois de celle de ses prédécesseurs, en vertu de son adhésion au keynésianisme, ce dernier partage néanmoins une filiation intellectuelle avec les Édouard Montpetit, Esdras Minville et François-Albert Angers qui l’ont précédé. En outre, Parizeau partage leur vision du rôle des HEC dans la société canadienne-française. Sa correspondance illustre sa volonté de participer aux efforts de l’École à former une classe d’affaire francophone apte à opérer une reconquête des principaux leviers de développement dans les domaines de l’industrie, de la finance et de l’administration commerciale17. Parizeau souhaite également former une relève scientifique en économie, apte à épauler les entrepreneurs francophones. Doté d’une éthique scientifique caractéristique des HEC, il contribue à obtenir des bourses d’études pour plusieurs de ses étudiants prometteurs (Duchesne, 2001 : 194). Selon Pierre Fortin, les économistes de la génération de Parizeau ont canalisé « l’explosion de l’intérêt pour Revue Interventions économiques, 67 | 2022 183 l’économie qui fut manifeste au Québec […] en formant un très grand nombre de jeunes et en poussant les plus doués vers les études avancées, en Europe et aux États-Unis » (Fortin, 2000 : 69). Évoluant au cœur d’un réseau où s’entremêle le milieu universitaire, politique et entrepreneurial, Parizeau parvient à dénicher des contrats et des emplois à ses étudiants et se montre « soucieux de façonner une nouvelle génération d’économistes canadiens-français » (Duchesne, 201 : 194). À la tête de L’Actualité économique, il encourage ses étudiants à y publier leurs premiers textes scientifiques. Il fait également appel à ses étudiants afin de l’appuyer dans ses recherches, leur faisant ainsi bénéficier d’une expérience de travail enrichissante, gage d’un certain capital symbolique et social dans un milieu académique en pleine effervescence 18. Dès le début de sa carrière, Parizeau a ainsi été soucieux de perpétuer le type d’encadrement qu’il a reçu durant ses études, centré sur le rôle social et scientifique du professeur universitaire. C’est sans parler de l’influence de son enseignement, qui a marqué de nombreux étudiants nés durant l’après-guerre19. Dès son embauche aux HEC, ce dernier se voit d’ailleurs confier de nouveaux cours sur le commerce international, les politiques monétaires et les usages des mathématiques en économie. 9 Parizeau fait également preuve d’un souci d’engagement dans son milieu, à la manière des principaux économistes des HEC du début du XXe siècle. Sa correspondance montre qu’au tournant des années 1960, ce dernier est au cœur d’un vaste réseau au sein duquel il agit à titre d’expert-conseil en économique, un statut lui permettant de jouer un rôle actif dans le monde universitaire et dans divers regroupements de la société civile canadienne-française. Rappelons d’ailleurs que dès son entrée en fonction aux HEC, Parizeau est nommé secrétaire de rédaction (directeur) de la revue L’Actualité économique, célèbre périodique affilié à l’École autrefois dirigé Esdras Minville (1925-1938) et François-Albert Angers (1938-1948) et qui fut au cœur du processus d’édification de la science économique francophone (Dupré et Gagnon, 2000 : 10-12). En tant que directeur de la revue, Parizeau occupe un rôle central dans la diffusion des recherches francophones en science économique. Il recrute de nouveaux collaborateurs et veille à ce que L’Actualité économique soit diffusée dans le milieu académique et économique au Canada français et en Europe. Il rédige aussi de nombreux textes, dont des chroniques d’actualité et des analyses thématiques, qui traduisent ses préoccupations et ses intérêts. Durant son mandat, Parizeau publie une quarantaine de textes sur le thème du commerce international, les enjeux du développement économique au Québec, la place des capitaux américains dans l’économie canadienne et les relations économiques nord-sud. Il publie également des comptes rendus des budgets fédéraux annuels entre 1955 et 1961. Enfin, il ouvre les pages de la revue à plusieurs jeunes économistes des HEC, de l’Université Laval et de l’Université de Montréal. Il contribue ainsi à perpétuer l’œuvre de L’Actualité économique, un lieu privilégié de réflexion pour les jeunes économistes canadiens-français. 10 De même, Parizeau, tout comme plusieurs professeurs des HEC, est amené à œuvrer auprès diverses organisations de la société civile nationaliste. S’il n’est pas aussi nationaliste que ses mentors et qu’il n’épouse pas les thèses conservatrices développées par Minville ou Angers, il affiche néanmoins une grande sensibilité par rapport à son rôle d’économiste au service de sa collectivité. Sa correspondance montre qu’il est sollicité par plusieurs associations, dont les Sociétés Saint-Jean-Baptiste, les Semaines sociales du Canada, la Ligue d’action nationale, les Clubs Richelieu, la Chambre de commerce du District de Montréal et l’Ordre de Jacques-Cartier20. On souhaite alors que le jeune Parizeau vienne s’entretenir avec les membres de ces organisations dans le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 184 cadre de différents événements (déjeuners-causeries, conférences pour les membres, colloques), mais aussi pour offrir son expertise sur certains problèmes économiques en vue de la préparation de mémoires soumis à des commissions d’enquête. Parizeau tend à accepter toutes les invitations qui lui sont faites, son horaire chargé constituant l’unique prétexte pour lequel il refuse parfois une invitation21. Sa correspondance nous permet également d’analyser le type de demandes qui lui sont adressées. Ainsi, plusieurs groupes le consultent concernant la croissance des PME en milieu régional ou encore l’incidence de certaines politiques fiscales sur le rendement à terme des entreprises22. Les Sociétés Saint-Jean-Baptiste et les Clubs Richelieu lui demandent des recommandations sur les stratégies d’épargne collective des Canadiens français et sur le rôle du coopératisme dans l’économie régionale, notamment dans le secteur industriel23. Sa collaboration avec ces organisations contribue d’ailleurs à sensibiliser bon nombre de militants nationalistes sur l’importance de l’enjeu économique dans leur combat pour la reconnaissance des droits et privilèges des Canadiens français dans l’ensemble économique canadien et nord-américain. 11 S’il est régulièrement sollicité par différents groupes nationalistes, Parizeau collabore aussi avec d’autres acteurs de la société civile canadienne-française. Ce dernier fait l’objet de plusieurs requêtes de municipalités (Montréal, Trois-Rivières, Sherbrooke, Jonquière, entre autres) qui lui demandent conseil sur différents enjeux urbains, dont le développement du transport collectif, les politiques de soutien aux entreprises et même, à certaines occasions, la viabilité de leurs budgets annuels 24. De nombreuses entreprises font également appel à ses services pour obtenir ses recommandations sur le modèle d’organisation de certains types d’industries (légères, motrices, textiles). Enfin, Parizeau, étant donné sa stature de docteur de la London School of Economics, devient rapidement une personnalité médiatique reconnue durant la seconde moitié des années 1950. On peut le lire régulièrement dans différents médias écrits, dont Le Devoir (Parizeau, 1958a, 1958b et 1958c). Il intervient également à titre d’expert à la radio et à la télévision de Radio-Canada. Il est notamment invité à la populaire émission Point de mire, animée par René Lévesque, le 12 janvier 1958 pour y discuter de commerce international. La collaboration de Parizeau s’avère ainsi des plus pertinentes pour informer le public sur différents dossiers économiques. C’est d’ailleurs là l’un des leitmotivs dictés par le directeur des HEC, Esdras Minville, pour qui le service à la collectivité constitue l’un des grands devoirs des universitaires canadiens-français (Ryan, 1993 : 59-60). C’est en acceptant de participer à toutes les tribunes qui lui sont offertes que dès le début des années 1960, Parizeau devient l’un des économistes les plus en vue dans le monde médiatique canadien-français. 12 Intellectuel engagé dans son milieu, Jacques Parizeau s’inscrit véritablement comme un économiste « appliqué ». S’éloignant du modèle de l’économiste « théorique », ce dernier fait partie d’un groupe d’universitaires, associé aux HEC ainsi qu’à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, qui « voulaient développer une discipline dotée d’une forte crédibilité scientifique, sans pour autant perdre de vue le rôle social de cette discipline qui ne peut s’exercer que sur le « terrain » » (Fournier, 2007 : 26) 25. Selon Andrée Fortin, c’est « en tant qu’experts que prennent la parole ces universitaires. Cela provient autant d’une nécessité interne à leur démarche scientifique [...] que d’une exigence qui s’impose à eux devant les problèmes sociaux » (Fortin, 1993 : 249). À cela, Jonathan Fournier ajoute que « les premières recherches des économistes québécois étaient des projets faits conjointement avec les instances gouvernementales » ou la société civile, faisant en sorte qu’ils ont « souvent mené leurs Revue Interventions économiques, 67 | 2022 185 recherches d’envergure au sein de commissions gouvernementales ou dans les ministères », d’où la nécessité de trouver une application pratique aux savoirs développés aux HEC (Fournier, 2007 : 26). Dans le contexte d’après-guerre, « il devient inconvenant de développer un savoir qui ne trouve pas d’applications immédiates au sein de la société » (Fournier, 2007 : 26), d’où le souci des économistes des HEC à s’engager dans la sphère publique pour le profit du plus grand nombre. La Révolution tranquille à venir allait permettre à cette génération de spécialistes d’investir le cœur du pouvoir politique afin de mettre en place des réformes qui allaient faire entrer le Québec dans la modernité nord-américaine. 03. La pensée économique de Parizeau : entre keynésianisme et nationalisme 13 Généralement décrit comme un keynésien, Parizeau a rédigé plusieurs textes qui permettent d’appréhender les racines de son discours économique. Sa correspondance nous renseigne également sur ses préoccupations en tant que jeune économiste. Malgré une certaine idée reçue, Parizeau emprunte les sentiers tracés par ses devanciers des HEC et propose certaines réflexions ancrées dans le nationalisme économique. En cela, sa pensée représente un filon des plus intéressants en histoire intellectuelle, puisqu’elle est symbolique d’une transition en histoire des idées économiques. Moins théoriques que ses collègues de l’Université de Montréal, ses écrits s’inscrivent dans un cadre pragmatique marqué par un besoin d’appliquer les théories économiques dans le réel. 14 Durant la période étudiée, Parizeau publie la plupart de ses textes dans L’Actualité économique. Il rédige ses premiers articles scientifiques durant ses études doctorales, son premier texte étant publié à l’été 1951 alors qu’il est âgé de 21 ans (Parizeau, 1951). C’est lors de son entrée en fonction comme professeur en 1955 qu’il commence à publier sur une base régulière. L’analyse de ce corpus de sources nous montre que Parizeau s’inscrit comme un économiste keynésien, comme plusieurs membres de sa génération qui ont étudié dans les universités anglaises des années 1940 et 1950. Rappelons que les premiers contacts de Parizeau avec les idées keynésiennes se sont faits aux côtés du professeur François Perroux, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, lors de ses études en France. C’est toutefois à la London School of Economics que Parizeau s’imprègne des grands concepts keynésiens, en travaillant sous la direction de James Meade, un « disciple de Keynes et théoricien d’une politique économique mêlant libéralisme et interventionnisme de l’État » (Dostaler et Hanin, 2005 : 167). En baignant dans un environnement universitaire marqué par l’influence de Keynes, Parizeau devient un promoteur de la théorie keynésienne lors de son retour au Québec. L’adhésion de Parizeau au keynésianisme créée des remous aux HEC, où cette théorie est perçue de manière suspecte. François-Albert Angers critique d’ailleurs la théorie keynésienne qui n’est selon lui qu’une « réponse à la vieille problématique du libéralisme classique du XIXe siècle » (Dostaler et Hanin, 2005 : 174). Qui plus est, le keynésianisme est associé de près au fédéralisme centralisateur que combattent plusieurs des professeurs des HEC depuis la décennie 1930, rendant suspecte toute personne partisane de cette théorie. 15 Malgré le climat anti-keynésien qui règne aux HEC, Parizeau bénéficie d’une certaine tolérance de ses collègues étant donné son statut de jeune recrue et il intègre volontiers plusieurs idées de Keynes dans ses analyses. En cela, il est grandement Revue Interventions économiques, 67 | 2022 186 inspiré par l’ouvrage Le fédéralisme canadien (1955) de Maurice Lamontagne, qui met en lumière les fondements keynésiens du nouvel État fédéral canadien qui émerge durant l’après-guerre26. Parizeau se décrit alors lui-même comme un économiste keynésien : Mes premiers pas dans une longue vie professionnelle, je les ai posés, comme tant d’autres de ma génération, dans le cadre de l’analyse keynésienne […]. Traumatisée par la Grande Crise des années 1930, dans l’attente d’une nouvelle dépression […] la fin de la Deuxième Guerre, une génération va être dominée par trois idées : la première, c’est que le plein-emploi ne se produit pas tout seul ; l’État, par ses dépenses, ses impôts et sa monnaie, assume la responsabilité de la prospérité. La deuxième, c’est qu’il doit protéger les citoyens contre les aléas de l’existence et assurer l’égalité des chances. L’exercice de cette deuxième idée maîtresse facilite, d’ailleurs, l’atteinte de la première. Enfin, en vertu de la troisième, on cherche, par le libre-échange, à faire redémarrer le commerce international, que la Crise et la Guerre ont saccagé. La seule perspective possible pour l’atteinte de tels objectifs est celle de l’État-nation. (Parizeau, 2007) 16 Comme le souligne Pierre Fortin, les réflexions de Parizeau et de ses collègues keynésiens sont « grandement influencées par l’expansion du rôle de l’État, qui fut très important à l’époque au Canada » (Fortin, 2000 : 69). En témoignent ses articles où il insiste sur la nécessité de poursuivre le développement de programmes sociaux (fédéraux) susceptibles d’endiguer les débalancements de richesse entre les différents groupes de la société Parizeau, 1956a et 1957a). Dans un célèbre débat avec FrançoisAlbert Angers publié dans L’Actualité économique en janvier 1954, Parizeau réplique à son mentor qui a rédigé une critique anti-keynésienne au printemps 1953 (Parizeau, 1954a). Angers insistait alors sur le poids de la dette publique canadienne en croissance depuis les années 1930, au moment où ont été instaurés les premiers programmes sociaux visant à remédier aux conséquences de la Crise économique (assurance chômage, pensions de vieillesse) (Angers, 1953). Il soulignait également l’ingérence du gouvernement fédéral dans les affaires sociales, un domaine de compétence provinciale selon l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Or, pour Parizeau, l’accroissement de la dette canadienne est équilibré par la croissance des revenus de l’État, et ce, grâce à une politique fiscale novatrice instaurée au cours des années 1940 (Parizeau, 1954a). Selon Parizeau, l’intervention active du gouvernement fédéral dans l’économie, par le biais d’une politique monétaire dynamique mise sur pied au début des années 1950 et visant à maintenir le taux d’inflation à un niveau inférieur, a favorisé une croissance économique fulgurante, notamment au niveau du PIB (Parizeau, 1959a). Opérant un contrôle étroit de plusieurs indicateurs macroéconomiques, dont les taux d’intérêt, l’indice d’emploi et les dépenses de consommation, le gouvernement fédéral cherche ainsi à réduire les irrégularités, les soubresauts et l’effondrement des cycles économiques, à la manière de plusieurs gouvernements occidentaux, dont les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne (Parizeau, 1957a). Parizeau critique ainsi l’idée selon laquelle une économie de marché peut elle-même s’autoréguler, estimant qu’une action gouvernementale est nécessaire lorsque l’économie ralentit afin de stimuler le développement économique par le biais d’investissements massifs, un allègement de la fiscalité et un contrôle strict de la monnaie (Parizeau, 1958d). Il voit ainsi d’un bon œil les politiques économiques mises de l’avant par le Canada au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Parizeau, 1958e). 17 En cela, l’adhésion du jeune Parizeau aux thèses keynésiennes et aux politiques économiques fédérales a fait dire à certains chercheurs que ce dernier était un fervent fédéraliste, partisan de la centralisation des pouvoirs à Ottawa, voir un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 187 « antinationaliste farouche » (Duchesne, 2001 : 105-107). Or, à la vue de ses textes publiés et de sa correspondance, ce portrait se doit d’être nuancé. D’abord, il faut rappeler que les principaux économistes des HEC, dont Angers et Minville, sont euxmêmes fédéralistes. Ils prônent néanmoins un grand degré d’autonomie pour les provinces, afin d’assurer la permanence des traits culturels de la collectivité canadienne-française (catholicisme, langue française, tradition juridique, us et coutumes). En cela, les nationalistes des HEC s’opposent à la centralisation des pouvoirs constitutionnels à Ottawa, puisqu’ils craignent que cela provoque l’affaiblissement du poids politique des Canadiens français dans la fédération (Carlos, 2020a). Or, s’il fut décrit comme un « fervent fédéraliste » par son biographe, le jeune Parizeau affiche pourtant une sensibilité à l’égard du développement économique du Canada français et partage certaines craintes de ses mentors à l’égard des risques d’une centralisation excessive dans le domaine socioéconomique (Angers, Harvey et Parizeau, 1960 ; Ryan 1965). Cela ne l’empêche toutefois pas de se déclarer ouvertement fédéraliste, lui qui admire le degré de développement de la fonction publique fédérale et l’ampleur de son champ d’action, comme plusieurs économistes francophones de sa génération (Bolduc, 2012 : 168-169). Faut-il d’ailleurs souligner que la fonction publique fédérale est au cœur d’un vaste chantier de modernisation entrepris à la fin des années 1930, sous le gouvernement libéral Mackenzie King, qui vise à optimiser ses mécanismes de gestion et d’administration ainsi qu’à mettre en place des programmes de sécurité sociale accessibles à toute la population (Granatstein, 1982). L’État fédéral canadien symbolise ainsi le modèle à suivre pour bon nombre d’économistes de la génération de Parizeau, qui souhaitent opérer un tel changement au niveau québécois et qui ont en horreur le discours duplessiste, qui nit la nécessité de moderniser l’État provincial et qui vante le fait que la dette publique du Québec est pratiquement inexistante (Fortin, 2010 : 3). 18 En ce sens, les écrits de Parizeau témoignent d’un ancrage dans le nationalisme économique des HEC. En effet, plusieurs thèmes qu’il aborde dans L’Actualité économique s’alignent avec les thèses nationalistes de ses devanciers. S’il ne fut jamais un disciple de la Doctrine sociale de l’Église catholique, du corporatisme social et plus généralement du traditionalisme, Parizeau partage néanmoins des idées avec ses collègues des HEC. Par exemple, au printemps 1956, il publie un texte qui critique le poids des capitaux étrangers dans l’économie canadienne et la présence de monopoles américains dans le secteur industriel et manufacturier (Parizeau, 1956b). Estimant que le gouvernement québécois est trop laxiste sur la régulation des investissements dans certains secteurs névralgiques, il affirme qu’ « une autonomie politique, qui n’est pas accompagnée d’une autonomie économique, est un masque » (Parizeau, 1956b : 156), adressant ainsi une flèche au discours duplessiste qui vante les mérites de l’autonomie provinciale, mais qui laisse la porte grande ouverte aux capitaux étrangers. Parizeau affirme que les décisions qui concernent l’investissement, la concurrence ou l’aménagement démontrent « que l’orientation de plusieurs secteurs de l’économie canadienne et québécoise vient non seulement de l’étranger, mais de quelques étrangers » (Parizeau, 1956b : 151). Il souhaite sensibiliser la population et les dirigeants politiques par rapport à la « véritable dépendance de l’industrie canadienne aux capitaux étrangers et américains » (Parizeau, 1956b : 151). S’il est un partisan du libre marché avec les États-Unis, Parizeau s’inquiète toutefois que les dirigeants politiques ne semblent pas réaliser l’importance du contrôle des ressources naturelles. Dans le cas québécois, les investissements américains en seraient venus à constituer une réelle menace mettant en puéril le potentiel de développement de la province Revue Interventions économiques, 67 | 2022 188 (Parizeau, 1956c). En ce sens, Parizeau se fait le promoteur de l’exploitation des richesses naturelles au Québec, dès le milieu des années 1950. Il incite notamment le gouvernement à se lancer dans une entreprise de reprise en main de différents secteurs d’activité, dont celui de l’acier (Parizeau, 1957b)27. Au tournant des années 1960, Parizeau s’affiche également comme un promoteur de la nationalisation de l’électricité, comme en font foi ses échanges avec certains hauts fonctionnaires, dont André Marier et Michel Bélanger, au début des années 196028. Ses positions lui permettront éventuellement d’œuvrer aux côtés de René Lévesque lors de la deuxième nationalisation d’Hydro-Québec, à partir de 1962 (Savard, 2016 : 212). Cette préoccupation à l’égard du développement et de l’appropriation des richesses naturelles par les francophones rejoint directement celles émises par Minville et Angers qui, dans les années 1930 et 1940, exprimaient des idées semblables. Minville en particulier, dans son étude du milieu publié durant la décennie 1940 (Sabourin, 2005), souhaitait que le gouvernement du Québec, en partenariat avec des gens d’affaires, se lance dans un projet de revalorisation des richesses naturelles. 19 De même, on oublie parfois que Jacques Parizeau fut un ardent promoteur du développement régional et de l’aménagement du territoire, tout comme ses devanciers des HEC dont Minville qui a institué son Étude du milieu dans les années 1940 (Minville, 1942). Cette sensibilité à l’égard du développement régional est peut-être également redevable à ses contacts avec François Perroux, qui « considérait la région comme une unité d’observation économique légitimée avant tout par ses caractéristiques politiques ou institutionnelles » (Torre, 2015 : 275). Pour ce dernier, « l’approche du développement régional reposait sur une vision pragmatique des découpages géographiques », dans le sens où « le développement ne peut pas survenir partout, au même moment, et avec la même intensité, mais repose plutôt sur la polarisation spatiale des activités » (Torre, 2016 : 276). Dans le cas de Parizeau, sa correspondance montre qu’il échange des dizaines de lettres avec des gens des milieux d’affaires de différentes régions du Québec, offrant son expertise sur plusieurs sujets économiques. Pour lui, le développement économique du Québec passe par l’aménagement de nouveaux territoires, mais aussi par la planification à long terme des politiques de développement adaptées selon les caractéristiques propres à chacune des entités régionales qui composent la province. Dès 1960, il prend position en faveur de la création de différentes sociétés d’État dont le mandat serait d’œuvrer au développement économique des régions du Québec (Parizeau, 1962a). Prenant comme exemple le Conseil d’orientation économique du Québec qui fut créé en 1944 par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout, Parizeau estime que le support de l’État est nécessaire pour endiguer les disparités régionales qui affectent certaines régions du Québec, dont la Côte-Nord, la Gaspésie ou l’Abitibi. Il soutient qu’une meilleure concertation entre les différents acteurs économiques et politiques est nécessaire afin d’optimiser les réseaux de circulation économiques interrégionaux. Il appuie d’ailleurs l’idée selon laquelle les régions auraient tout intérêt à diversifier leurs secteurs d’activité, afin d’atteindre une plus grande autonomie par rapport aux centres métropolitains. Il insiste sur le potentiel relatif au développement de nouvelles industries de pointe lié à l’automatisation qui, dans les années à venir, pourrait constituer le moteur économique de certaines régions dont la diversification des secteurs d’activité demeure problématique (Parizeau, 1958f). Là encore, estime-t-il, l’aide du gouvernement québécois sera cruciale afin d’entamer une reconfiguration des paramètres économiques de certaines régions. Il n’est donc nullement surprenant de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 189 constater que Parizeau copilotera la création de différents organismes de développement économique durant la Révolution tranquille (Caisse de dépôt et placement, Conseil d’orientation économique du Québec, Société Générale de financement) et donc le mandat sera d’accompagner les gens d’affaires à mettre sur pied ou à moderniser leur entreprise. C’est d’ailleurs dans ses écrits sur le développement régional que Parizeau démontre un intérêt marqué pour la planification, legs de son ancien professeur François Perroux et qui s’ancre également dans la tradition intellectuelle des HEC (Foisy-Geoffroy, 2004 : 103-125). Comme plusieurs de ses collègues, dont François-Albert Angers (Carlos, 2020b : 159-161), Parizeau est un partisan de la planification « à la française », ce qui facilitera son intégration au sein du Conseil d’orientation économique du Québec, en 1962, où travaillent plusieurs experts partisans du modèle français : [Parizeau] avait été influencé par le modèle français à la suite de ses études en France, plus particulièrement avec l’éminent économiste François Perroux. Ce dernier avait été très influent sur la planification française et québécoise […] Ce ne sont pas les techniques françaises qui ont été simplement répétées au Québec, mais bien l’incontournable modèle de planification qu’avait mis en place la France, qui a inspiré de nombreuses nationalisations. (Giguère, 2018 :103) 20 Un autre sujet sur lequel écrit beaucoup Parizeau au début de sa carrière est le commerce international, un thème relativement peu présent dans les écrits de ses prédécesseurs des HEC et qui tire ses origines de ses recherches doctorales conduites sous la supervision de James Meade. Au tournant des années 1960, Parizeau offre plusieurs réflexions sur les enjeux du commerce international, en rapport avec les dynamiques des échanges Nord-Sud et les problèmes systémiques des économies du Tiers-monde (Parizeau, 1954b). Il s’intéresse aussi aux structures du commerce extérieur canadien et son intégration au marché américain et nord-américain, mettant de l’avant la stabilité de ces structures et la vigueur des mouvements économiques qui ont cours entre les différents acteurs (Parizeau, 1955). Soulignant le poids des capitaux américains dans la structure économique industrielle et manufacturière du Canada et du Québec (Parizeau, 1959b), Parizeau insiste néanmoins sur la vitalité des liens économiques entre les deux pays, estimant qu’une politique de libre-échange avec le voisin américain aurait toutes les chances de faire prospérer l’économie du Québec. À la même époque, Parizeau critique l’appartenance du Canada au Commonwealth et la place prépondérante qu’y occupe la Grande-Bretagne. Estimant qu’il s’agit d’une institution qui a fait son temps, il note que « le commerce international du Canada augmente d’une façon spectaculaire depuis 20 ans, alors que le commerce avec le Commonwealth a reculé au point qu’on peut considérer qu’il ne représente actuellement qu’un volume peu supérieur à celui d’avant-guerre » (Parizeau, 1958g). Plus largement, il insiste sur la nécessité pour le Québec de développer davantage ses liens commerciaux avec d’autres pays, en Europe et en Asie, afin de diversifier ses partenariats et diminuer sa dépendance à l’égard des États-Unis (Parizeau, 1962b). Pour ce faire, Parizeau estime que le support de l’État québécois sera nécessaire pour créer de nouveaux circuits commerciaux qui, à terme, contribueront au déploiement des entreprises locales et à la croissance du PIB québécois. 21 En somme, ces différentes réflexions s’inscrivent dans un double contexte idéologique marqué par le keynésianisme et le nationalisme. Pour Parizeau, l’intervention de l’État dans différents domaines économiques est nécessaire afin de contrebalancer les effets à long terme du désengagement du gouvernement Duplessis et de ses prédécesseurs. À la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 190 manière de plusieurs économistes de sa génération, ses idées en feront un candidat de choix pour œuvrer au sein des grands chantiers de la Révolution tranquille. 04. De l’expert-conseil au technocrate : au cœur d’une nouvelle culture politique 22 L’élection du gouvernement Lesage en juin 1960 marque une nouvelle ère du point de vue de la culture politique au Québec (Pâquet et Savard, 2021). Rompant avec les pratiques en place sous Duplessis, au pouvoir de 1944 à 1959, le gouvernement Lesage ouvre la porte aux experts dans une foule de domaines, dans une optique de professionnalisation de la fonction publique québécoise (Pâquet, 2008 : 186-187) 29. Celle-ci est alors, comparativement à d’autres pays occidentaux, sous-développés. Selon Jacques Parizeau, « sur le plan de l’administration publique, on était remplis de bonnes intentions […], mais le gouvernement du Québec, avant la Révolution tranquille, était pratiquement inexistant » (Richard, 1992 : 75). Cette perception est partagée par Roch Bolduc, haut fonctionnaire ayant débuté sa carrière durant les années 1950, selon qui la fonction publique québécoise de l’époque comptait quelques fonctionnaires compétents, mais souffrait d’un manque flagrant d’organisation et de cohérence (Bolduc, 2012 : 170-171). En cela, l’une des caractéristiques de la Révolution tranquille est la transformation des rapports entre le pouvoir politique et les experts scientifiques, et plus particulièrement ceux formés dans le champ des sciences sociales (Prud’homme, 2015 : 353-355). Parmi eux, les économistes occuperont le haut du pavé, devenant l’un des groupes les plus influents de l’appareil étatique québécois, au sein des principaux ministères et des institutions de développement économique (Chung, 1969 : 667). Selon Pierre Fortin, le gouvernement Lesage voyait d’un œil positif l’intégration des intellectuels et plus particulièrement des experts économiques, y voyant un moyen de mettre l’État en action pour concrétiser quatre grands chantiers, soit « 1) le développement scolaire (égaliser les chances, 2) le développement économique (créer la richesse), 3) l’épanouissement des francophones (favoriser leur maîtrise de l’économie) et 4) le développement social (répartir équitablement la richesse) » (Fortin, 2010 : 4). Dans cette entreprise de réforme de l’État québécois, les économistes vont être appelés à jouer un rôle prépondérant. Jacques Parizeau deviendra d’ailleurs, dès le début de la décennie 1960, l’un des principaux architectes du réseau de jeunes technocrates francophones : L’influence de cette génération d’allumeurs sur la politique économique fut importante, particulièrement celle du groupe des HEC […] Il faut mentionner, au premier chef, la vision de Parizeau sur le rôle de l’État en matière de développement économique. Celle-ci fut absolument dominante au Québec pendant 30 ans. Par comparaison à l’expansion parallèle des autres gouvernements provinciaux, Parizeau a imprimé à l’État québécois une orientation un peu plus dirigiste, de style européen, qu’on a maintenant coutume d’appeler le « modèle québécois de la Révolution tranquille ». (Fortin, 2000 : 69) 23 En cela, la trajectoire intellectuelle de Parizeau, au tournant de la décennie 1960, nous permet de mieux comprendre le processus par lequel les experts et certains groupes de scientifiques intègrent les structures de l’État durant la Révolution tranquille, un phénomène qui est intrinsèque à la mise sur pied des grandes réformes économiques lancées par le gouvernement Lesage. Plus spécifiquement, son insertion au cœur du réseau d’experts économiques est favorisée par cinq facteurs particuliers, soit la valeur Revue Interventions économiques, 67 | 2022 191 de son capital symbolique en tant que professeur aux HEC et docteur en économique 30, la valeur et l’étendue de son capital social acquis lors de ses années d’enseignement aux HEC et dans le cadre de ses travaux d’expertise dans le monde politique et économique31, le mode d’intégration privilégié des scientifiques au cœur de l’appareil gouvernemental québécois (cooptation)32, ses relations particulières avec le premier ministre Jean Lesage et, enfin, ses idées économiques ancrées dans le keynésianisme et le nationalisme. 24 Il est d’abord intéressant de noter que durant les années 1950, Parizeau a travaillé comme conseiller au sein de certaines commissions d’enquête. Par exemple, en 1955, il a participé, à la suite d’une requête de François-Albert Angers, à la recherche et à une partie de la rédaction de l’annexe 11 du Rapport Tremblay sur les problèmes constitutionnels (Duchesne, 2001 : 185). Si les auteurs associés à ce rapport sont farouchement nationalistes (Minville, Angers, Richard Arès), Parizeau lui-même se montre peu intéressé par ce travail qui le « laisse un peu froid » (Duchesne, 2001 : 185-188)33. Cependant, différents événements vont l’amener rapidement à raffermir son nationalisme. En outre, son expérience de travail à la Banque du Canada comme traducteur à la fin des années 1950 a tôt fait de lui montrer le plafond de verre qui empêche les Canadiens français d’aspirer aux hautes fonctions de l’administration publique fédérale (Duchesne, 2001 : 198-199). De même, diverses mésaventures avec certains hommes d’affaires anglophones à la tête de monopoles financiers dans le domaine industriel l’amènent à prendre conscience des préjugés qui freinent le développement économique du Québec, où règnent de nombreux monopoles anglophones (Duchesne, 2001 : 203-204). L’influence du milieu des HEC joue également un rôle dans la conversion progressive de Parizeau au nationalisme économique. Rappelons d’ailleurs que dans certaines lettres de correspondance, Angers insiste sur le « rôle social et national » qu’il serait amené à jouer dans la société canadiennefrançaise en tant qu’économiste, dans le contexte de la création d’institutions économiques susceptibles de participer au développement de la province 34. On ne doit également pas sous-estimer l’attrait du côté réformisme associé au gouvernement Lesage dans le processus de constitution d’une fonction publique professionnelle au Québec. Roland Parenteau rappelle que « la grande nouveauté, c’est que ce nouveau gouvernement ne craignait pas de s’appuyer sur les intellectuels pour concevoir et mettre en place ses initiatives tous azimuts » (Parenteau, 1994 : 47-48). Des dizaines d’experts issus de différents domaines, dont l’économie, furent ainsi incorporés au sein de l’appareil d’État québécois et furent ainsi à même de participer activement au processus entourant la prise de décision gouvernementale. 25 Or, ce qui est intéressant dans le cas de Parizeau, c’est qu’il poursuit le chemin emprunté par certains économistes des HEC qui ont, eux aussi, joué divers rôles au sein de l’appareil gouvernemental québécois entre les années 1930 et 1950. Rappelons qu’Esdras Minville fut conseiller technique pour l’Union nationale au ministère du Commerce et de l’Industrie entre 1936 et 1939 et qu’Angers fut conseiller économique pour le Bloc populaire canadien durant la Seconde Guerre mondiale. Édouard Montpetit lui-même fut conseillé pour le Parti libéral du Québec durant les années 1920. C’est sans compter les autres économistes moins connus qui ont eux aussi collaboré avec différents gouvernements pour des contrats d’expertise (Chung, 1969). De ce point de vue, l’intégration de Parizeau dans différents centres de décision s’inscrit ainsi en continuité avec les parcours de ses prédécesseurs. Ce qui est toutefois différent dans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 192 son cas, c’est le degré d’intensité de son engagement au sein de l’appareil étatique, un élément qui lui conférera l’aura d’un véritable mandarin. 26 En somme, si ses convictions keynésiennes et son intérêt pour la planification le rapprochent du mode de gouvernance prôné par le gouvernement Lesage et facilitent son intégration au sein de l’appareil d’État, son capital social joue un rôle clé dans ce processus. Rappelons que la cooptation est alors le modèle privilégié pour un grand nombre d’experts afin d’entrer dans la fonction publique québécoise, bien avant que les processus de recrutement standardisé ne soient mis en place au milieu de la décennie (Bolduc , 2012 : 103). Parizeau a quant à lui bénéficié de l’assistance de certains collègues, dont René Paré, le premier président du Conseil d’orientation économique du Québec, qui l’invite à se joindre au Conseil en tant qu’expert économique au printemps 1961, à la suite de recommandations d’André Marier (Savard, 2012 : 212-216). Marier introduira également Parizeau au ministre de l’Éducation, Paul Gérin-Lajoie, qui l’embauche comme responsables des études économiques au sein de la Commission Parent en 1962. Le bureau du premier ministre Lesage le recrute également dès 1961. Lesage est notamment frappé par les idées keynésiennes du professeur des HEC et par la pertinence de ses réflexions sur le rôle de l’État dans le développement du Québec 35. Le premier ministre le convainc personnellement de travailler pour la Société Générale de financement et de la Régie des rentes du Québec (Thomson, 1984 : 231). Le professeur des HEC entretiendra par la suite une relation professionnelle très féconde avec le premier ministre, Lesage estimant Parizeau comme l’un des piliers intellectuels du nouvel État québécois et lui proposant plusieurs mandats d’expertise (Thomson, 1984 : 261-262). Connaissant les intérêts de recherche et les compétences de Parizeau, René Lévesque recrute Parizeau en 1962 pour concrétiser la deuxième nationalisation d’Hydro-Québec. Ces quelques exemples illustrent comment le capital social de Parizeau, et plus largement la possession d’un réseau stratégique, lui ont permis de prendre part à « tous les comités » (Duchesne, 2001 : 217) et de devenir l’un des principaux architectes de la « nouvelle puissance du Québec » (Girard, 1965). Comment en douter lorsque l’on prête attention aux nombreux postes stratégiques qu’il occupe durant la décennie ? Entre 1960 et 1969, Parizeau occupe notamment les postes suivants de conseiller au Conseil supérieur du travail (1960), de conseiller économique et financier du premier ministre et du Conseil des ministres (1961-1969), de conseiller économique de la Commission Parent (1961-1965), de membre des conseils d’administration du Conseil d’orientation économique de la province de Québec (1961-1965), de SIDBEC (1961-1964), de la Société Générale de financement (1962-1969), de la Caisse de dépôt et placement (1965-1969), de la Société d’exploitation minière (1964-1969) et de la Régie de l’assurance-dépôts (1967-1969) et, enfin, de président du comité d’étude sur les institutions financières (1966-1969)36 À l’exception de Claude Morin, aucun autre expert n’a joué un rôle aussi central dans les transformations socioéconomiques du Québec durant la Révolution tranquille. Comme le souligne d’ailleurs ce dernier, les économistes œuvrant au sein de l’appareil d’État au début de la décennie 1960 inscrivaient leurs réflexions dans le double giron du nationalisme économique et du keynésianisme : L’objectif des réformateurs de la Révolution tranquille ne fut jamais de faire systématiquement obstacle aux apports financiers, industriels ou commerciaux venant de l’extérieur, mais de doter les Québécois, comme peuple, des leviers et instruments économiques qui leur manquaient. Et puisqu’on visait à équiper le peuple de ces outils et non pas quelques individus, il allait de soi que les innovations à mettre en place découleraient en grande partie de l’initiative d’un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 193 État plus interventionniste que celui qui, historiquement, avait jusque-là été responsable de l’action, ou plutôt de l’absence d’action, des pouvoirs publics. Ce genre d’intervention, assez inhabituel et presque inattendu à la lumière du type d’évolution qui par tradition caractérisait le Québec, ne manqua pas d’être qualifié de « nationalisme économique ». On peut admettre que, techniquement, il s’agissait de nationalisme, mais il faut surtout y voir un réflexe d’ordre patriotique né de l’indiscutable constat que les Québécois n’étaient pas économiquement maîtres chez eux et ne le seraient jamais à moins de procéder ensemble à un virage d’envergure. (Morin, 2021) 27 Au sein des différents organismes et sociétés d’États mises sur pied par le gouvernement québécois, Parizeau et ses collègues seront amenés à orienter les plans de développement du Québec, surtout durant les deux mandats du gouvernement Lesage. Jouissant d’un important pouvoir d’action et fréquentant les mêmes réseaux et milieux de sociabilité, ils réorienteront la mission de l’État québécois qui sera désormais un acteur économique agissant « comme législateur et agent de réglementation et d’inspection, comme dispensateur d’aide et de subventions, comme acheteur de biens et de services, comme employeur direct et indirect et, enfin, comme entrepreneur, en particulier grâce aux sociétés d’État » (Parenteau, 1994 : 51). Acteurs œuvrant dans les coulisses du pouvoir politique, les experts économiques participeront pleinement à la modernisation de la société québécoise par leur rôle de grands architectes responsables de la réorientation entrepreneuriale de l’État. Si certains précurseurs des HEC avaient souligné la nécessité pour le Québec d’entreprendre la reconquête de leurs grands leviers de développement économique dans la première moitié du XXe siècle, les membres de ce nouveau groupe concrétiseront ce projet grâce au rôle central qu’ils occuperont au sein des grands organismes décisionnels au cœur de l’État québécois alors en pleine transformation durant la Révolution tranquille. 28 Au courant des années 1960, les économistes tels que Parizeau pousseront leur réflexion plus loin quant aux manières d’accentuer le contrôle des Canadiens français – entretemps devenus des Québécois – sur les principaux leviers économiques. Dans le cas spécifique de Parizeau, le raffermissement progressif de son nationalisme et ses réflexions aboutissant à une logique de décentralisation l’amènent, dans la seconde moitié de la décennie 1960, à reconsidérer son attachement au fédéralisme et à l’ensemble économique canadien. En fait, malgré les grandes réalisations économiques qui ont été mises en œuvre depuis 1960, un fait demeure : le Québec ne possède pas tous les instruments à sa disposition afin d’envisager son développement économique de manière entièrement autonome. Comme le constatent Parizeau lui-même et certains de ses collègues à la même époque, les difficultés économiques du Québec reposent sur le fait que « l’économie québécoise est libérale, ouverte sur l’Amérique du Nord et très dépendante des investissements étrangers. L’entreprise privée n’entend pas s’y faire dicter ses décisions » et que « l’État du Québec n’est en fait qu’un demi-État [n’ayant pas] d’emprise sur les instruments macroéconomiques du gouvernement fédéral » (Sarra-Bournet, 2016 : 264). C’est d’ailleurs ce constat que fait l’économiste Michel Bélanger, conseiller économique au sein du gouvernement Lesage, pour qui le statut politique du Québec dans la fédération canadienne constitue un problème pour l’élaboration d’une véritable politique économique québécoise : On peut se demander […] s’il existe, et surtout, s’il peut exister une politique économique québécoise ? Compte tenu de l’emprise américaine sur notre économie, du partage constitutionnel des pouvoirs qui accorde à Ottawa la politique monétaire et douanière de même que d’énormes ressources fiscales, il pourrait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 194 paraître prétentieux de faire état des effets de la politique économique du Québec. (Michel Bélanger cité dans Sarra-Bournet, 2016 : 266) 29 C’est ce dilemme qui poussera plusieurs économistes, dont Parizeau, à envisager sérieusement la thèse indépendantiste. Le chevauchement de deux ordres de gouvernement et la centralisation des outils économiques entre les mains d’Ottawa mèneront finalement Parizeau, à bord d’un train le menant à un colloque sur l’unité canadienne à Banff en octobre 1967, à adhérer à la formule indépendantiste et à tourner le dos définitivement au fédéralisme. Appliquant une froide logique d’économiste à la situation, le professeur des HEC estime alors que ce n’est qu’en devenant indépendant que le Québec serait ainsi en mesure de mettre en place des politiques keynésiennes en matière de contrôle fiscal et monétaire et de contrôler tous les aspects de son commerce international et, ce faisant, de réellement donner à tous les Québécois le contrôle des principaux leviers de développement économique. Devenu indépendantiste à la fin des années 1960, Parizeau demeurera keynésien toute sa vie durant, estimant que ces deux idées constituaient la voie à privilégier pour le développement économique du Québec. 05. Conclusion 30 En nous penchant spécifiquement sur la première phase de la trajectoire intellectuelle de Jacques Parizeau, nous souhaitions mettre en lumière son ancrage dans la mission institutionnelle des HEC, la parenté de ses idées avec celles de ses devanciers, mais aussi l’originalité de ses réflexions économiques dans le panorama intellectuel canadien-français du milieu du XXe siècle. Nous souhaitions également analyser les mécanismes expliquant son intégration dans l’appareil d’État québécois au début de la décennie 1960, fruit de différents phénomènes révélateurs d’une culture politique en transformation qui témoignent du rôle prépondérant accordé au keynésianisme et au rôle central de l’État québécois dans la reconquête des principaux leviers de développement économique. En cela, nous souhaitions montrer que divers éléments de son contexte social, dont sa pensée économique et son action intellectuelle en tant que professeur des HEC, en faisait un personnage de transition faisant le pont avec l’ancienne tradition canadienne-française et la nouvelle donne technocratique québécoise qui émerge durant la Révolution tranquille. Selon nous, l’influence du contexte des HEC est déterminante dans la trajectoire de Parizeau et permet d’expliquer en partie les raisons pour lesquelles il en viendra à articuler une pensée marquée par le nationalisme économique. Si ses convictions keynésiennes le rapprochent du gouvernement Lesage et du réseau d’experts qui évolue en son sein, son ancrage dans le réseau institutionnel des HEC a constitué un facteur déterminant dans son parcours. Cette tension entre le nationalisme et le keynésianisme explique en bonne partie son adhésion à la thèse indépendantiste, considérée au terme de la décennie 1960 comme l’unique voie permettant d’appliquer intégralement des politiques économiques keynésiennes dans l’écosystème économique du Québec et de se soustraire des politiques centralisatrices d’Ottawa qui empêchent la province de contrôler les principaux indicateurs macroéconomiques. 31 En somme, notre analyse montre comment sa trajectoire permet de mieux appréhender plusieurs phénomènes marquants de la Révolution tranquille, de la prégnance du keynésianisme et du nationalisme dans la pensée économique des experts-conseils Revue Interventions économiques, 67 | 2022 195 francophones aux stratégies d’intégration à l’appareil d’État en passant par la formation d’un nouveau groupe social (les technocrates). Encore méconnu, le milieu technocratique que l’on retrouve au sein de l’appareil d’État durant les années 1960 constitue un espace de sociabilité privilégié qui mériterait une attention particulière des spécialistes. Formé d’intellectuels engagés pour leurs compétences spécifiques, ce groupe social en viendra à constituer un acteur politique susceptible d’influencer les mécanismes de communication et de prises de décisions du gouvernement. Nul doute qu’une étude sur la composition de ce réseau et sur ses mécanismes d’influence donnerait lieu à d’intéressantes découvertes liées aux transformations de la culture politique au Québec au XXe siècle, notamment en rapport avec le nouveau nationalisme québécois (néonationalisme) qui émerge dans le contexte de la Révolution tranquille. BIBLIOGRAPHIE Angers, François-Albert (1953). Commentaire, L’Actualité économique, vol. 29, n o. 7, pp. 548-553. Angers, François-Albert, Pierre Harvey et Jacques Parizeau (1960). Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Éditions de la Librairie Beauchemin, 1960. Behiels, Michael D. (1985). Prelude to Quebec’s Quiet Revolution. Liberalism vs Neo-Nationalism 1945-1960, Montreal-Kingston, McGill-Queen’s University Press. Bourdieu, Pierre (1982). Le Capital social. Notes provisoires, Actes de la recherche en sciences sociales, no. 31, 1980, pp. 2-3 Bolduc, Roch (2012). Le mandarin de l’ombre. De la Grande Noirceur à la Révolution tranquille, Québec, Septentrion. Carlos, Jean-Philippe (2020a). Ma chicane avec l’impôt : une critique traditionaliste de l’Étatprovidence canadien (1945-57), Canadian Historical Review , vol. 101, n o. 1, pp. 76-100. Carlos, Jean-Philippe (2020b). Le rebelle traditionaliste : une biographie intellectuelle de François-Albert Angers (1909-2003), thèse de doctorat (histoire), Université de Sherbrooke. Castonguay, Stéphane (2016). Le gouvernement des ressources naturelles : sciences et territorialités de l’État québécois, 1867-1939, Québec, Presses de l’Université Laval. Chung, Joseph (1969). Le statut professionnel des économistes francophones au Canada, L’Actualité économique, vol. 44, no. 4, pp. 659-688. Dostaler Gilles et Frédéric Hanin (2005). Keynes et le keynésianisme au Canada et au Québec, Sociologie et sociétés, vol. 37, no. 2, pp. 153-181. Delorme, François-Xavier (2005). Le mot de la fin ou comment les propos de Jacques Parizeau ont affecté le Québec post-référendaire, Bulletin d’histoire politique, vol. 14, n o. 11, pp. 199–209. Duchesne, Pierre (2001 et 2004). Jacques Parizeau (trois tomes), Montréal, Québec Amérique. Dupré, Ruth, Yves Gagnon et Paul Lanoie (2000). D’une revue d’affaires à une revue économique : 75 ans dans la vie de L’Actualité économique, L’Actualité économique, vol. 76, n o.1, pp. 9-36. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 196 Foisy-Geoffroy, Dominique (2004). Esdras Minville. Nationalisme économique et catholicisme social au Québec durant l’entre-deux-guerres, Sillery, Septentrion. Foisy-Geoffroy, Dominique (2008). Les idées politiques des intellectuels traditionalistes canadiensfrançais, 1940-1960, thèse de doctorat (histoire), Université Laval. Fortin, Andrée (1993). Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, Québec, Presses de l’Université Laval. Fortin, Pierre (2000). Les étapes de la science économique au Québec : Démarrage, construction et maturité, L’Actualité économique, vol. 76, no. 1, pp. 67-73. Fortin, Pierre (2010. La Révolution tranquille et l’économie : où étions-nous, qu’avons-nous accompli, que nous reste-t-il à faire ? Conférence « La Révolution tranquille, 50 ans d’héritages », [en ligne], http://economistesquebecois.com/files/documents/at/35/txt-membres-du-cpppierre-fortin-11-mai-2010.pdf. Fournier, Jonathan (2007). L’instrumentalisation du savoir économique en milieu universitaire québécois : Controverses autour de l’utilité d’une discipline (1950-1975), Scientia Canadensis, vol. 30, no. 2, pp. 23–35. Gagnon, Robert et Denis Goulet (2020). La Formation d’une élite. Les bourses d’études à l’étranger du gouvernement québécois (1920-1959), Montréal, Boréal. Giguère, William (2018). Les influences transnationales sur la nationalisation de l’électricité au Québec (1934-1963), Bulletin d’histoire politique, vol. 27, no. 1, pp. 93-111. Girard, Normand (1965). La puissance nouvelle du Québec tient pour une grande part à ses hauts fonctionnaires, Le Soleil, 17 décembre. Granatstein, Jack (1982). The Ottawa Men : The Civil Service Mandarins, 1935- 1957, Toronto, Oxford University Press. Harvey, Pierre (2002). Histoire de l’École des Hautes Études commerciales de Montréal. Tome II : 1926-1970, Montréal, Éditions Québec Amérique. Létourneau, Jocelyn (1991). Québec d’après-guerre et mémoire collective de la technocratie, Cahiers internationaux de Sociologie, vol. 90. Minville, Esdras (1942). Notre milieu : aperçu général sur la province de Québec, Montréal, Fides. Morin, Claude (2021). Entrevue réalisée par l’auteur, 24 février. Parenteau, Roland (1994). Les intellectuels et la politique dans les années 60 », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, no. 1, pp. 45-54 Parenteau, Roland (2008). Dans les coulisses de la Révolution tranquille : mémoires du fondateur de l’École nationale d’administration publique, Québec, Fondation Fleur de Lys. Paquet Gilles (2000). Réflexions iconoscopiques sur la pensée économique au Québec français, L’Actualité économique, vol. 76, no. 1, pp. 51-66. Pâquet, Martin (2008). Pensée scientifique et prise de décision politique au Canada et au Québec, Bulletin d’histoire politique, vol. 17, no. 1, pp. 175-192. Pâquet, Martin et Stéphane Savard (2021), Brève histoire de la Révolution tranquille, Montréal, Boréal. Parizeau, Jacques (1951). L’incidence des dépenses de la défense nationale sur la consommation civile, L’Actualité économique, vol. 27, no. 2, pp. 251-277. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 197 Parizeau, Jacques (1954a). « Keynes est-il vraiment en cause ? », L’Actualité économique, vol. 30, n o. 1, pp. 133-141. Parizeau, Jacques (1954b). L’aide aux économies sous-développées et leurs transformations de structure, L’Actualité économique, vol. 30, no. 1, pp. 22-39. Parizeau, Jacques (1955). Les traits dominants du commerce extérieur canadien, L’Actualité économique, vol. 31, no. 3, pp. 423-444. Parizeau, Jacques (1956a). Le renouvellement récent de la politique monétaire, L’Actualité économique, vol. 32, no. 3, pp. 405-422. Parizeau, Jacques (1956b). Les investissements américains sont-ils devenus une menace ? L’Actualité économique, vol. 32, no. 1, pp. 140-156. Parizeau, Jacques (1956c). Le déficit de la balance commerciale », L’Actualité économique, vol. 32, no. 3, pp. 502-514. Parizeau, Jacques (1957a). Les finances fédérales et l’inflation, L’Actualité économique, vol. 33, n o. 1, pp. 35-50. Parizeau, Jacques (1957b). Commerce du minerai de fer et sidérurgie au Canada, L’Actualité économique, vol. 33, no. 3, pp. 501-514. Parizeau, Jacques (1958a). Réflexions sur la conférence économique du Commonwealth, Le Devoir, 6 octobre. Parizeau, Jacques (1958b). Tarif douanier et difficultés de l’industrie textile, Le Devoir, 10 mai. Parizeau, Jacques (1958c). Le chômage : influence des exportations, Le Devoir, 12 décembre. Parizeau, Jacques (1958d). Commentaire – Finances fédérales 1958, L’Actualité économique, vol. 35, no. 2, pp. 307-319. Parizeau, Jacques (1958e). Travaux publics et baisse des impôts, L’Actualité économique, vol. 34, n o. 1, pp. 130-139. Parizeau, Jacques (1958f). L’automatisation et l’industrie manufacturière canadienne, L’Actualité économique, vol. 34, no. 3, pp. 462-470. Parizeau, Jacques (1958g). Le commerce du Canada avec le Commonwealth, L’Actualité économique, vol. 34, no, 3, pp. 383-399. Parizeau, Jacques (1959a). L’inévitable inflation, L’Actualité économique, vol. 34, n o. 4, pp. 650-660. Parizeau, Jacques (1959b). Commentaires sur les problèmes économiques de la province de Québec, L’Actualité économique, vol. 35, no. 3, pp. 486-492. Parizeau, Jacques (1962a). Il faut à tout prix intéresser nos hommes d’affaires à la SGF, Le Devoir, 4 juin. Parizeau, Jacques (1962b). Le marché mondial et le ralentissement des exportations canadiennes, L’Actualité économique, vol. 37, no. 4, pp. 601-618. Parizeau, Jacques (2007). Entre l’innovation et le déclin : l’économie québécoise à la croisée des chemins, Les Conférences Gérard-Parizeau, 11 avril 2007, [en ligne] https://prix-gerardparizeau.hec.ca/wp-content/uploads/2019/12/Parizeau.pdf, p. 9-10. Pinto, Louis (2002). Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 198 Prud’homme, Julien (2015). L’agronome, le forestier et l’urbaniste de la Révolution tranquille : l’expertise en commission parlementaire, 1971-1973, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 68, no. 3-4, pp. 353-355. Racine Saint-Jacques, Jules (2015). L’engagement du père Georges-Henri Lévesque dans la modernité canadienne-française, 1932-1962. Contribution à l’histoire intellectuelle du catholicisme et de la modernité au Canada français, thèse de doctorat (histoire), Université Laval. Richard, Laurence (1992). Jacques Parizeau : un bâtisseur, Montréal, Éditions de l’Homme. Ryan, Claude (1965). Le nœud gordien de la question canadienne, Le Devoir, 11 octobre. Ryan, Pascale (1993). La pensée économique de François-Albert Angers de 1937 à 1960 : la recherche de la troisième voie, mémoire de maîtrise (histoire), Université du Québec à Montréal. Sabourin, Paul (2005). Médiateurs et médiations sociales constitutives de l’épistémè de la connaissance économique au Québec dans la première moitié du XXe siècle, Sociologie et sociétés, vol. 37, no. 2, pp. 119–152. Sarra-Bournet, Michel (2016). « La planification au Québec. Un paradigme de gestion hérité de la France ? », dans Michel Sarra-Bournet (dir.), Les grands commis et les grandes missions de l’État dans l’histoire du Québec, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2016. Savard, Stéphane (2012). L’expertise économique au cœur de la fonction publique québécoise. Le parcours de Michel Bélanger pendant la Révolution tranquille, dans Michel Sarra-Bournet, Les grands commis et les grandes missions de l’État dans l’histoire du Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016, pp. 205-221. Simard, Jean-Jacques (1979). La longue marche des technocrates, Montréal, Éditions Albert SaintMartin. Thomson, Dale C (1984). Jean Lesage et la Révolution tranquille, Saint-Laurent, Éditions du Trécarré. Torre, André (2015). Théorie du développement territorial, Géographie, économie, société, vol. 17, no. 3, p. 273-288. Weber, Max (1918) [1965]. Essai sur la théorie et la science, Paris, Librairie Plon. NOTES 1. Hormis certaines références dans des études portant sur les réformes économiques de la Révolution tranquille, il n’existe aucune étude centrée sur la pensée et l’action intellectuelle de Parizeau avant son entrée en politique partisane avec le Parti québécois. 2. Pour avoir accès aux archives de Parizeau, il faut obtenir une double autorisation de la famille du défunt et des services juridiques de BAnQ. Après plusieurs mois de démarches, nous avons eu accès à une partie de sa correspondance professionnelle pour la période 1954-1970. 3. Le terme « technocratie » renvoie à un système de gouvernance dans lequel les experts occupent un rôle central dans la prise de décision politique, notamment au sein de l’appareil d’État. Plus précisément, Jocelyn Létourneau définit la technocratie comme étant une « communauté de communication », voire « une couche sociale dont la condition matérielle et le mode d'insertion sociale sont déterminés par une pratique dominante de travail, celle de la gestion sous toutes ses formes et à tous ses niveaux. Dans le contexte du Québec des années 1960, cette élite technocratique valorise « d’une part, une certaine idée de rupture avec le passé […], et, d'autre part, l'adhésion à un langage, véritable code sémantique de communication, dont les notions maîtresses sont celles de démocratie, de participation, de planification, de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 199 développement, d'aménagement, d'affirmation, de droits sociaux du citoyen et de promotion collective ». Selon lui, « l'intelligentsia moderniste a joué un rôle majeur dans l'élaboration de ce nouveau monde vécu et ce, de deux façons principales : d'abord en s'attribuant le rôle de définitrice de situation, c'est-à-dire de visionnaire, de compétente et de seule autorité légitime capable de déterminer les véritables enjeux et défis auxquels devait faire face la collectivité québécoise; ensuite en occupant, surtout à partir des années 1960, presque tout l'espace communicationnel public, imposant ainsi ses visions, ses représentations, ses façons de poser et de solutionner les problèmes collectifs. À voir dans Jocelyn Létourneau, « Québec d’après-guerre et mémoire collective de la technocratie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 90, janvier-juin 1991, p. 68-69. 4. L’idéal-type est un outil méthodologique théorisé par Max Weber et qui vise à établir un ensemble cohérent de caractéristiques communes permettant de mieux saisir un phénomène social donné. Dans le cadre de notre article, l’idéal-type est utilisé de manière à montrer que la trajectoire intellectuelle de Jacques Parizeau partage plusieurs traits communs à celles d’autres universitaires et chercheurs des HEC qui, tout comme lui, œuvrent pour le bien-commun, c’est-àdire l’État québécois durant la Révolution tranquille. 5. Le nationalisme de Parizeau s’inscrit dans le courant néonationaliste dominant dans le Québec des années 1960 et auquel se rallient bon nombre d’intellectuels de sa génération. Parizeau n’adhère pas aux fondements socioculturels traditionalistes du nationalisme de ses prédécesseurs (dont Angers et Minville), qui sera d’ailleurs critiqué de manière importante durant la Révolution tranquille. Sur le sujet, voir Michael D. Behiels (1985). Prelude to Quebec’s Quiet Revolution. Liberalism vs Neo-Nationalism 1945-1960. 6. Le capital symbolique correspond à la notoriété au de prestige émanant de l’expertise d’un individu dans son domaine de prédilection. Selon Bourdieu, « ce capital n’est pas limité à un champ déterminé, il détient le privilège d’être à l’œuvre dans tous les univers, où il réalise la transfiguration de la force en sens, de l’arbitraire en valeur, du pouvoir en intelligibilité […] La reconnaissance du capital symbolique exerce un attrait qui dépasse la possession et l’accumulation de signes d’estime et de faveur ; elle valide la croyance entretenue dans un champ quant à la valeur des enjeux, du jeu et des joueurs ». 7. Le capital social se réfère aux « réseaux de relations sociales facilitant l'accès aux ressources nécessaires au développement des individus et des communautés ». Selon Bourdieu, « le capital social comprend les ressources […] liées à la possession d'un réseau stable de relations […] institutionnalisées de connaissance et de reconnaissance mutuelles, liées à l'appartenance à un groupe ». Le capital social d’un individu va de pair avec la position qu’il occupe au sein d’un réseau, en lien avec le nombre de relations qu’il entretient avec d’autres membres. Il s’agit d’un gage de stabilité aux changements structurels de ces réseaux. 8. Nous avons analysé ses écrits scientifiques publiés dans L’Actualité économique entre 1954 et 1964, qui constituent les principales sources permettant d’étudier sa pensée économique au début de sa carrière. 9. Les pièces de correspondance proviennent du Fonds Jacques Parizeau (BAnQ, cote P686). Il s’agit de correspondance professionnelle, produite entre 1954 et 1967, qui nous renseigne sur les réseaux dans lesquels il évolue et sur ses idées économiques. 10. Mentionnons que le père de Jacques Parizeau, Gérard, fut également professeur à l’École des HEC entre 1928 et 1965. Il fut aussi à la tête d’une grande maison de courtage et fut très actif dans le domaine de l’assurance. 11. Les informations biographiques proviennent en partie du premier tome de la biographie de Pierre Duchesne. 12. Parizeau perpétue une tradition des HEC, où bon nombre de professeurs canadiens-français (dont Angers) ont reçu une formation supérieure à l’Institut d’études politiques de Paris. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 200 13. À Paris, Parizeau sera grandement influencé par les travaux et l’enseignement de François Perroux. 14. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, 30 octobre 1953 cité dans Duchesne, p. 149. 15. Lettre de Jacques Parizeau à François-Albert Angers, 24 octobre 1953 cité dans Duchesne, p. 149. 16. L’École des HEC allouait d’ailleurs une bourse à Parizeau durant sa formation outre-mer. 17. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, 11 octobre 1955, BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS1. 18. La correspondance contenue dans son fonds d’archives contient plusieurs lettres échangées avec ses étudiants à propos de contrats de recherche. 19. Service de gestion de l'information et des archives (HEC), Fonds François-Albert Angers (P027), boîte P027/Y99,0001, « Hommage à Jacques Parizeau : capsule 1 et 2 », 1996. 20. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36, 2000-11-003/37 et 2000-11-003/38. 21. L’horaire de Parizeau est si chargé que l’École consent à ce qu’il puisse enseigner la fin de semaine. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36, Lettre d’Esdras Minville à Jacques Parizeau, 17 août 1956. 22. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/34 et 2000-11-003/35. 23. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36. 24. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte et 2000-11-003/37. 25. C’est d’ailleurs là une grande différence par rapport aux développements de la science économique qui se déploie à l’Université de Montréal à la même époque, où la théorie prend résolument le pas sur l’application. En fait, peu d’économistes issus de l’Université de Montréal participeront aux grandes réformes économiques de la Révolution tranquille, qui sont principalement l’œuvre de professeurs de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et de l’École des HEC. 26. Parizeau échange d’ailleurs plusieurs lettres avec Lamontagne à la fin des années 1950 où il exprime son intérêt pour ses travaux. Voir par exemple : Lettre de Jacques Parizeau à Maurice Lamontagne, 25 janvier 1956, BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36. 27. Parizeau contribuera à mettre sur pied la société d’État Sidbec en 1964, qui deviendra un fleuron québécois dans le domaine de la sidérurgie. 28. Lettre de Jacques Parizeau à Michel Bélanger, 12 juin 1962, BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS1. 29. Il faut néanmoins noter que le gouvernement québécois mobilise les savoirs scientifiques dans la gestion des ressources naturelles, notamment dans le domaine forestier et agricole, et ce, dès la fin du XIXe siècle. Voir à ce sujet Stéphane Castonguay, Le gouvernement des ressources naturelles : sciences et territorialités de l’État québécois, 1867-1939 : 12-13. 30. Ce capital symbolique s’observe via différents indicateurs, dont le ton solennel utilisé par les interlocuteurs de Parizeau dans la correspondance étudiée, l’importance stratégique des mandats économiques qui lui sont confiés malgré son inexpérience dans la fonction publique ainsi que la stature et la position hiérarchique des intervenants politique qui lui demandent de collaborer à différents comités. 31. Il faut d’ailleurs noter que la liste de correspondants de Parizeau explose littéralement à l’époque qui nous concerne, passant de quelques dizaines dans les années 1950 à plus de 150 au début des années 1960. On note également que son réseau de sociabilité s’agrandit et transcende les sphères du monde universitaire, économique et politique, comme en témoigne la provenance les lettres qui lui sont envoyées. Parizeau échange d’ailleurs de nombreuses lettres avec une large part de ses interlocuteurs, les correspondants occasionnels étant plutôt rares dans son cas. 32. Le dictionnaire Larousse définit la cooptation comme « la désignation d’un membre nouveau d’une assemblée ou d’un corps constitué par les membres qui en font déjà partie ». Revue Interventions économiques, 67 | 2022 201 33. Cette attitude peut s’expliquer en fonction du fait que le Parizeau du milieu des années 1950 était un fédéraliste centralisateur qui estimait que des politiques keynésiennes ne pouvaient être appliquées que dans une fédération centralisée et que ses collègues de la Commission Tremblay étaient pour la plupart des fédéralistes partisans de l’autonomie provinciale pour qui toute centralisation risquait de saper le pouvoir d’action et l’héritage culturel des Canadiens français du Québec. 34. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, HEC, P027, boîte P027/A1,0015, 22 décembre 1954. 35. Le fonds d’archives de Jacques Parizeau contient d’ailleurs de nombreuses lettres échangées avec le Bureau du premier ministre, à partir de 1961. Nombre de ces lettres mentionnent des rencontres effectuées au domicile de Lesage et des mandats qui sont confiés à Parizeau au sein des différents comités qu’il joint au début de la décennie 1960. 36. Ces informations proviennent de la notice biographique de son fonds d’archives à BAnQ. RÉSUMÉS Cet article porte sur la première phase de la trajectoire intellectuelle de l’économiste Jacques Parizeau (1930-2015), de son entrée en fonction comme professeur à l’École des Hautes études commerciales de Montréal (1955) à ses débuts comme expert-conseil au sein de l’appareil d’État québécois (1961-62). Nous analysons son ancrage dans la mission institutionnelle historique des HEC, lancée par des personnages tels qu’Édouard Montpetit, Esdras Minville et François-Albert Angers, ainsi que sa pensée économique, ancrée dans schèmes keynésiens et nationalistes. En suivant la trajectoire de Parizeau, nous mettons en lumière certains des mécanismes ayant contribué à la constitution d’une technocratie économique francophone au sein de l’appareil d’État québécois, au tournant des années 1960. This article focuses on the first phase of the intellectual trajectory of the economist Jacques Parizeau (1930-2015), from his entry into office as a professor at the École des Hautes Études Commerciales de Montréal (1955) to his beginnings as a consultant within the Quebec state apparatus (1961-62). We analyze its anchoring in the historical institutional mission of the HEC, launched by characters such as Édouard Montpetit, Esdras Minville and François-Albert Angers, as well as its economic thought, rooted in Keynesian and nationalist schemes. In following Parizeau’s trajectory, we highlight some of the mechanisms that led to the creation of a Francophone economic technocracy within the Quebec state apparatus in the 1960s. INDEX Mots-clés : économiste, pensée scientifique, intellectuel, réseaux, nationalisme, Québec Keywords : economist, scientific thinking, intellectual, networks, nationalism, Quebec Revue Interventions économiques, 67 | 2022 202 AUTEUR JEAN-PHILIPPE CARLOS Département d’histoire, Université York, jpcarlos@yorku.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 203 Les investissements directs étrangers au Canada : des débats qui ont forgé l’histoire économique canadienne Foreign Direct Investment in Canada: A Series of Debates That Shaped Canadian Economic History Benjamin Lefebvre 01. Introduction 1 Les débats sur l’investissement direct étranger (IDE) au Canada ont été marquant dans son histoire pour plusieurs raisons. D’une part, pour les acteurs qui les ont portés, soit avant tout le milieu politique, à contrario du milieu académique qui s’y est immiscé ensuite. D’autre part, pour sa durée, qui s’échelonne sur presque 40 ans, mais s’enchevêtre dans les 150 années de son histoire. Enfin, pour son contexte, qui entremêle les objectifs de développement économique aux enjeux de l’identité et de la culture canadienne, à un moment décisif de sa modernité. 2 L’intérêt de revenir sur ces débats peut sembler être a priori qu’académique ; qui donc remet en question aujourd’hui l’apport des IDE pour l’économie nationale, surtout pour une économie relativement petite comme celle du Canada, postée à côté du géant américain. Certes, il appartient au monde académique de ressasser l’histoire et d’en proposer des perspectives différentes qui nous replongent dans un contexte passé. Mais compte tenu des changements économiques et sociaux que nous vivons, et qui laissent présager plus de turbulences que de tranquillité, l’apport d’une revue historique des débats d’idées sur la place des IDE peut s’avérer encore pertinent pour comprendre et réévaluer la situation dans laquelle nous nous trouvons. 3 C’est malgré tout sans prétention que nous proposons un éclairage des débats, d’abord politiques, qui ont surtout eu cours après la Seconde Guerre mondiale. Cet article prend Revue Interventions économiques, 67 | 2022 204 la forme d’une synthèse de l’évolution des idées sur les IDE au Canada, en y faisant ressortir les différentes prises de positions adoptées par le gouvernement fédéral au fil des années, ainsi que les différents objectifs ou motivations sous-jacents à celles-ci. Notre méthode s’axe sur l’analyse des discours politiques et l’évolution des institutions en mettant l’accent spécifiquement sur la logique de l’approche de développement économique et les prises de positions vis-à-vis les investissements directs étrangers (IDE) des firmes multinationales étrangères (FMNE) au Canada. 4 L’article se divise en quatre sections. La première fait état du contexte historique. On y relate les principales idées et institutions qui ont mené au premier débat suivant la Seconde Guerre mondiale. La Politique nationale, lancée en 1979 et les répercussions économiques et sociales de la crise des années 1930 forment les principaux facteurs institutionnels de cette longue période. Les trois autres sections sont associées aux trois principaux débats ayant eu cours au Canada sur les IDE et se divisent comme suit : • 1945 à 1970 : La montée du canadianisme • 1970 à 1985 : Trudeau, la critique des firmes multinationales et la Loi sur l’examen des investissements étrangers • 1985 à aujourd’hui : Le retour du libéralisme d’ouverture. 5 Quatre questionnements sous-jacents marquent, selon nous, ces débats successifs: • L’économie canadienne est-elle en meilleure posture lorsqu’elle est contrôlée par des Canadiens ? • Les firmes étrangères exercent-elles un contrôle indu sur les ressources stratégiques canadiennes ? • Le gouvernement fédéral est-il en mesure de s’assurer que l’économie canadienne bénéficie des investissements directs étrangers • L’économie canadienne est-elle suffisamment compétitive pour attirer des IDE ? 6 En somme, nous défendrons l’idée que les débats sur l’IDE au Canada ont surtout mis de l’avant la volonté de rattrapage économique du Canada en promouvant la reproduction du modèle des grandes firmes industrielles américaines au Canada. S’insèrent aussi dans ces débats les principales idées associées au modèle socioéconomique canadien. Enfin, nous soutenons que les débats canadiens sur les IDE sont avant tout orientés sur des moyens économiques destinés à une situation désirée, soit celle d’une économie plus concurrentielle et indépendante des États-Unis, qui mise sur la stabilité, la croissance et l’emploi. Pour l’heure, commençons par le commencement, soit l’évolution des idées relatives à la Politique nationale jusqu’à sa transition institutionnelle après la Seconde Guerre mondiale. 02. 1867 à 1945 : La Politique nationale et ses répercussions 7 De la Confédération à la Seconde Guerre mondiale, les principes qui ont structuré l’action économique du gouvernement canadien envers les investisseurs étrangers ont surtout émané d’objectifs et de principes dérivés de la Politique nationale. Lancée en 1879, cette politique a été marquante pour l’économie canadienne. Son objectif d’accélération du développement industriel était basé sur le protectionnisme commercial, surtout envers les États-Unis, tout en laissant libre cours à l’entrée de capitaux étrangers. Le développement économique passait à cette époque par la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 205 construction des chemins de fer, le développement de l’Ouest canadien et l’exportation de commodités. La Grande-Bretagne ainsi que les États-Unis jouaient, chacun à sa manière, un rôle majeur dans les projections de son développement. 8 Durant les premières années de la Politique nationale, l’investissement étranger était surtout associé à la prospérité, au développement des régions riches en ressources naturelles, à la dynamisation des petites villes industrielles et au renforcement des métropoles. Au tournant du 20e siècle, le maintien de la Politique nationale a engendré l’acceptation de deux discours que l’on pourrait considérer comme opposés ; l’un tendait vers l’ouverture commerciale réciproque, surtout avec les États-Unis, tandis que l’autre appelait à la fermeture des frontières commerciales et à l’édification d’une industrie canadienne. Les notions d’industrie naissante se confondaient alors avec le modèle colonial d’exploitation et d’exportation des ressources. Ces deux discours mettaient chacun à leur manière l’accent sur les besoins économiques du Canada : besoins de capitaux britanniques ; besoins d’accès aux marchés britanniques et américains pour certains produits dont le Canada détenait des avantages naturels ; besoins de protection contre la concurrence des industriels américains ; besoins des technologies développées à l’étranger pour maintenir une cadence de productivité acceptable, besoins d’accroître la population dans les provinces de l’Ouest canadien. Dans ce contexte, la position que l’on pourrait qualifier de laisser-faire du gouvernement envers les investissements étrangers ne s’est pas opposée à l’accroissement substantiel des investissements directs américains au Canada et au poids grandissant des entreprises étrangères dans l’économie (Côté, 2012 : 247). A posteriori, on constate donc le paradoxe qui résultait des choix politiques, soit ; la recherche d’une indépendance vis-à-vis des importations américaines de biens industriels, tout en facilitant l’importation des capitaux étrangers pour accélérer le développement de l’industrie. 9 Cette approche du développement économique distingue le Canada des autres pays au tournant du 20e siècle (Laxer, 1989). Au cours des premières décennies du 20e siècle, la transition rapide d’une économie de ressources vers une économie industrielle, galvanisée par la Première Guerre mondiale, est venue amplifier le processus de reproduction des conditions de développement économique des pays étrangers, principalement les États-Unis. À partir des années 1920, il apparaît clair que l’expansion économique canadienne dépendait davantage des exportations et de l’investissement des grands industriels, provenant surtout du sud de la frontière. La firme industrielle devenait, dans ce contexte, le point culminant de l’effervescence économique nationale. L’investissement étranger de portefeuille et l’investissement direct étranger étaient dorénavant perçus comme nécessaires au développement économique canadien, tandis que l’État s’impliquait, souvent financièrement, de près ou de loin, dans ces grandes entreprises, notamment par l’entremise de travaux d’infrastructures. 10 Cette même situation perdura durant les années suivant la Première Guerre mondiale. Après une courte récession au début des années 1920, l’économie canadienne connut une période de croissance et de prospérité inégalée entre 1922 et 1929 (Monaghan, 1967 : 195). L’investissement étranger provenait massivement des États-Unis et se concentrait majoritairement dans les secteurs manufacturiers (55 p. cent) et miniers (20 p. cent) (Aitken, 1961 : 43). À partir de 1926, les investissements américains atteignaient plus de 80 p. cent des IDE totaux au Canada. Étant d’ores et déjà les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 206 principaux fournisseurs de biens du Canada, les États-Unis devenaient aussi les principaux investisseurs et clients (Bonin, 1967 : 85). Les changements technologiques qu’elle entraînait se répercutèrent sur l’ensemble de l’économie canadienne (Aitken, 1961 :102). Les industries comme les automobiles, les avions, la métallurgie, le cinéma, la bureautique et la fabrication du papier remplaçaient progressivement les industries traditionnelles (Morck, Percy et coll., 2004 : 27). 11 À la fin des années 1920, la relation entre investissements, importations et prospérité économique ne permettait plus de douter de l’intégration de l’économie canadienne à l’économie américaine. L’idée du développement économique était alors liée à la préservation d’un secteur économique national, tandis que les liens historiques entretenus entre les entreprises étrangères et les élites canadiennes favorisaient le maintien des secteurs économiques stratégiques aux mains d’étrangers. Dans ce contexte, le gouvernement canadien s’attardait surtout à promouvoir le développement de l’économie par l’entreprise privée et l’initiative individuelle, tandis que les hommes d’affaires et financiers canadiens trouvaient aussi un intérêt à la présence des entreprises industrielles américaines. Il faudra une crise économique dévastatrice pour que le gouvernement prenne enfin conscience des changements économiques structurels qu’avaient opérés les grandes firmes industrielles dans un marché financier laissé à lui-même. 12 La Grande Dépression1 a marqué le début du déclin du paradigme économique mis en place par la Politique nationale. Durant les premières années de 1930, la chute de l’économie canadienne s’est avérée brutale. En 1933, le prix moyen de toutes les exportations canadiennes avait dégringolé de 40 p. cent. Les secteurs économiques canadiens du bois et des céréales connaissaient des chutes drastiques de la demande américaine (Rooth, 2010). La régression des exportations entraînait une chute des investissements et un accroissement du taux de chômage, de la pauvreté et du mécontentement social. La crise frappait de plein fouet les grandes industries canadiennes et, par extension, les travailleurs. La baisse des revenus provenant de l’étranger engendrait une diminution de la consommation nationale et une réduction de la production manufacturière ainsi que des emplois (Plumptre, 1977 : 19). La crise coïncida aussi avec une période prolongée de sécheresse dans l’Ouest canadien, ce qui amplifia la misère économique au Canada. Ed Safarian 2 rappelle que la majorité des gens au début des années 1930 étaient sans emploi, ou avaient uniquement un emploi temporaire. La confiance de la population envers le secteur privé était alors durement affectée. 13 Dans les pays où l’intensité de la crise était palpable, la désillusion face à l’efficacité du marché entraînait une demande croissante de protection des industries contre les aléas du marché (Rooth, 2010). Les grandes entreprises, symboles de l’effervescence économique de l’Après-guerre, étaient de plus en plus ciblées comme étant l’une des principales causes de l’insolubilité de la crise (Nerbas, 2013). En même temps, beaucoup d’hommes d’affaires, surtout britanniques, en vinrent à considérer le système économique de marché, basé sur la concurrence, comme un synonyme de gaspillage et d’inefficacité. 14 Une clameur populaire prit ainsi forme, provenant notamment des mouvements syndicaux et des regroupements de la société civile. Au Canada, elle se fit entendre jusque sur le plancher de la politique fédérale. Les pressions populaires revendiquaient l’adoption de politiques de redistributions des richesses (Jensen, 1991, Bradford, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 207 1999). On y entendait résonner jusque dans les sphères politiques ce qui était perçu comme une menace socialiste et communiste3, incitant plusieurs économistes canadiens et étrangers à s’engager dans l’élaboration de remèdes au système capitaliste4. 15 Tout au long des années 1930, le gouvernement canadien et ses hauts fonctionnaires, dont la plupart étaient fraîchement diplômés de prestigieuses universités étrangères, réitéraient néanmoins l’idée que le Canada ne pouvait prospérer sans les marchés étrangers5. L’élection de MacKenzie King en 1935 eut à cet égard un effet probant. Proche de Roosevelt, son retour au pouvoir a enclenché un rapprochement rapide entre le Canada et les États-Unis, qui s’est concrétisé en 1938 par un Accord bilatéral entre le Canada et les États-Unis. Les discussions bilatérales entre les deux pays se sont ensuite poursuivies jusqu’à la fin de la Seconde Guerre. Elles entraînaient dans leur sillage la suppression d’un bon nombre de clauses commerciales préférentielles qui liaient le Canada et la Grande-Bretagne, ainsi que l’abaissement de tarifs et de quotas en vigueur. 16 Pendant la Seconde Guerre mondiale, sous les ordres de C.D. Howe, « super » ministre des Munitions et des Approvisionnements6, la production industrielle canadienne connut une nouvelle phase d’expansion. Cette fois, le gouvernement contrôlait la production industrielle, les profits étaient régulés et l’État devenait responsable d’industries que le secteur privé ne pouvait s’arroger par l’entremise de sociétés de la couronne (Nerbas, 2013 : 222). Les finances publiques aussi se centralisèrent ; les provinces octroyèrent temporairement le droit au gouvernement fédéral d’imposer les revenus des particuliers et des sociétés, en échange de subventions (Dehem, 1968 : 162). Dès lors, Howe a eu un impact majeur sur l’économie canadienne, et ce, jusqu’au milieu des années 1950. Sa volonté de développer l’industrie aéronautique canadienne à la fin des années 1930 ou, un peu plus tard, de construire la Voie maritime du Saint-Laurent fera de lui un ministre clé de la reconstruction. Il paraissait si bien installé aux commandes qu’on pourrait parler du règne de C.D. Howe en matière de développement industriel. Son influence sur la définition et les moyens pour atteindre les objectifs économiques canadiens eut une incidence prépondérante sur le premier grand débat sur les IDE au Canada. 03. 1945 à 1970 – La montée du canadianisme 17 Le contexte de la période d’Après-guerre est significatif des arguments rattachés aux premiers débats sur les IDE. Sur le plan industriel, English (1967 : 183) relève trois principaux changements durant les premières années d’Après-guerre qui ont entraîné des répercussions sur le secteur manufacturier canadien : 1) la découverte de vastes gisements de minéraux (fer et pétrole) ; 2) le soutien accordé à la fabrication de produits métalliques et à la technologie industrielle ; 3) l’essor du marché intérieur canadien. L’Après-guerre a aussi généré un consensus sur certaines idées, ou moyens économiques à promouvoir, dont la croissance de la production, des exportations et de l’investissement ; la poursuite du plein emploi ; le contrôle de l’inflation, de la balance des paiements et du taux de change. Le plein emploi et la croissance soutenue du secteur privé s’imposaient alors comme les principaux vecteurs de redistribution des richesses. Les efforts gouvernementaux tendaient aussi vers deux autres objectifs, tant au niveau fédéral que provincial ; d’une part, le soutien à l’expansion industrielle et, de l’autre, l’accroissement de la consommation nationale (Howlett et Ramesh, 1992). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 208 L’intervention dans l’économie passait alors par trois principaux mécanismes politiques : les politiques macroéconomiques keynésiennes, les politiques de concurrence et les politiques industrielles. L’investissement direct étranger figurait alors comme une composante du développement industriel national. Selon Neill (1991), ces efforts concrétisaient l’institutionnalisation d’une idéologie conjuguant la théorie keynésienne et les théories de la croissance et du développement, avancées entre autres par les économistes Roy Forbes Harrod et le Canadien Harry Johnson. Les grandes firmes industrielles, qui avaient été blâmées pour la crise économique de 1930, faisaient cette fois partie des solutions aux défis économiques. 18 Dans ce contexte que la période d’Après-guerre a été marquée par une augmentation des investissements directs étrangers au Canada, conduite majoritairement par les firmes américaines, ainsi que par les premières grandes ententes internationales sur la libéralisation du commerce et la coopération7. L’attrait pour les ressources naturelles canadiennes par les investisseurs américains, majoritairement de grandes entreprises, marque aussi le début des années 1950. Au milieu de cette décennie, les IDE américains au Canada surpassaient le niveau d’investissements étrangers de toute autre nation. Ces investissements directs étaient concentrés dans les secteurs économiques contribuant le plus aux exportations canadiennes, notamment les secteurs du pétrole et des mines (Aitkens, 1959 :11). 19 C’est dans cette optique que, cette fois, et contrairement aux autres phases antérieures d’investissements provenant de l’étranger, certaines élites politiques se senties interpelées. Le premier débat sur les investissements directs étrangers a finalement émergé au milieu des années 1950. Deux hommes politiques ayant une place dans l’histoire canadienne en ont été les figures de proue. C. D. Howe, devenu ministre de la Reconstruction après la Guerre, s’est confronté à un ami du parti Libéral du Canada, Walter Gordon, qui adoptait une position radicale contre les investissements directs des firmes américaines. Ce premier débat a eu une influence déterminante sur les idées et les institutions canadiennes, en soulevant les principales hypothèses relativement au besoin d’une plus grande indépendance dans sa construction industrielle, hypothèses qui ne cesseront par la suite d’être remise en question et d’évoluer en fonction des enjeux en présence, des contextes et des objectifs poursuivis par les gouvernements qui se succéderont, et ce jusqu’à pratiquement être évacué des enjeux économiques au tournant des années 2000. 3.1 Howe versus Gordon : Perspective sur la propriété et le contrôle de l’économie 20 Au début des années 1950, au pouvoir depuis plus de 15 ans, le parti libéral du Canada avait su consolider ses appuis et sa vision politique et économique malgré les turbulences économiques. Celui-ci demeurait alors déterminé à poursuivre le rapprochement commercial avec les États-Unis entamé durant la guerre. Louis SaintLaurent, élu premier ministre en 1948, se montrait particulièrement ravi de la relation que le Canada entretenait avec les États-Unis, d’autant plus qu’il considérait que l’influence américaine dans le monde était « une influence bénéfique, qu’elle était la bienvenue » (Thomson, 1968 :359). Malgré la publication du Livre blanc sur l’Emploi et le Revenu de 1945, qui manifestait une grande confiance en l’efficacité de politiques keynésiennes de plein emploi, le premier ministre Louis Saint-Laurent demeurait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 209 convaincu que le bien-être de la population passait d’abord par le système de libre marché8 et que le rôle économique du gouvernement restait auxiliaire aux entreprises. (Lamontagne, 1954). 21 L’accroissement des exportations apparaissait d’autant plus nécessaire que l’industrie canadienne devait procéder durant cette période à une reconversion de son économie (Bonin, 1967 : 94-95). Howe était alors convaincu que le gouvernement devait avant tout se concentrer sur l’intérêt national et revenir à « une économie de libres entreprises, où l’expansion industrielle9 devait d’abord provenir des initiatives d’individus et d’entreprises privées » (Nerbas, 2013 : 249). La sécurité, la stabilité et les moyens pour y parvenir se résumaient, toujours selon Howe, à la stimulation des exportations, des investissements privés, de la consommation et des investissements publics dans les infrastructures (Bothwell et coll., 1981 : 94). Entouré d’hommes d’affaires ayant une ascendance évidente sur l’économie canadienne, Howe maintenait encore un semblant de contrôle sur les secteurs industriels. Il considérait que c’était son travail de faire respecter l’intérêt public, et que l’intérêt public n’était autre que l’intérêt des entreprises (Gillis, 1981 : 2). Il constatait toutefois que les industriels américains avaient pris une avance importante en termes de productivité et de capacité d’investissement sur les industriels canadiens. Se préoccupant notamment de la conversion des industries militaires canadienne, il était d’ailleurs d’avis qu’elle devait se réaliser par l’initiative privée, et par cela, qu’il valait mieux vendre les usines appartenant au gouvernement à des entreprises étrangères en mesure de contribuer au développement industriel, que de n’avoir aucune industrie (Bothwell et Kilbourn, 1979 : 188)10. La stratégie de Howe cherchait aussi à profiter de toutes les possibilités commerciales afin de maximiser les exportations canadiennes. S’exprimant devant la Chambre des communes en mars 1949, Howe soutenait que l’effet général du commerce et du développement de l’économie intérieure permettait d’assurer la sécurité et le bien-être économique à la population. Pour le gouvernement, les exportations constituaient le vecteur de croissance durable et le marché américain était devenu essentiel pour nombre d’entreprises et secteurs économiques canadiens 11. Fort de sa confiance en l’État et en ses propres moyens, il croyait qu’aussi longtemps que les entreprises devraient respecter les lois canadiennes et les orientations du gouvernement, la provenance du propriétaire n’avait aucune importance. 22 Les Américains voyaient alors le Canada comme un allié naturel, un voisin beaucoup moins étranger que les autres. À preuve, le Canada fut pleinement intégré à la stratégie américaine de soutien à la croissance économique, pour laquelle la modernisation de la Voie maritime du Saint-Laurent était la pierre angulaire. Ce projet était d’ailleurs décrit, par Louis Saint-Laurent, comme un projet raisonnable d’édification de la nation (Thomson, 1968 : 353). Pour le Canada, les retombées étaient intéressantes. L’exploitation des ressources naturelles, que le projet favorisait, générait des investissements au Canada. Outre les secteurs pétrolier et gazier, de nouvelles industries, constituées grâce aux capitaux étrangers, se concentrèrent dans les secteurs miniers (fer, nickel, aluminium, uranium), les pâtes et papiers et l’énergie. Les secteurs manufacturés du textile, de l’électronique et des matières synthétiques attirèrent aussi leur part d’investissements étrangers (Blyth, 1967 : 326)12. Pour Gordon R. Ball, président de la Banque de Montréal au début des années 1950, les investissements étrangers au Canada favorisaient la mise en valeur des ressources canadiennes. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 210 23 L’attitude positive des économistes canadiens à l’égard de l’investissement étranger était aussi liée à l’accroissement du déficit commercial canadien à partir des années 1950. Les exportations ne contrebalançaient plus les importations, générant en contrepartie une entrée de capitaux étrangers. La croissance des exportations devait ainsi soutenir financièrement une hausse des importations à plus long terme. L’ouverture aux capitaux étrangers ne pouvait donc qu’être positive pour l’économie. De nouveaux investissements de filiales américaines ou britanniques allaient aider à fournir le marché national et à corriger par le fait même le déséquilibre commercial. Cette politique d’ouverture au commerce et aux investissements étrangers se justifiait par l’anticipation de résultats sur les revenus et sur l’emploi (Azzi, 1999 :35). 24 Enfin, l’augmentation massive des IDE suscitait pourtant une certaine méfiance au sein de la population canadienne, notamment à l’égard d’un trop grand contrôle externe des actifs stratégiques canadiens. Selon Kari Levitt (1972 : 11) : « les premières manifestations d’inquiétudes relativement au contrôle exercé par les grandes sociétés américaines se produisaient notamment par la constatation que le boom des années 1950 n’entraînait pas d’augmentation du revenu per capita ». Certains politiciens, entrepreneurs et commentateurs économiques soutenaient que la libéralisation des échanges, sans un soutien de l’État aux entreprises canadiennes, générait une baisse du nombre d’entreprises manufacturières de propriété canadienne (Azzi, 1999 : 60). Howe, lui-même, manifestait une certaine préoccupation à l’égard de la dépendance envers l’étranger de certains projets miniers. Les entreprises étrangères avaient en outre tendance à mettre à la tête de leurs filiales des dirigeants de leur pays d’origine, qui étaient davantage concernées par les besoins de la maison-mère que par l’intérêt de l’économie canadienne (Bothwell et Kilbourn, 1979 : 274). 25 Au milieu des années 1950, une série d’évènements a accentué les questionnements chez certaines élites politiques et économiques par rapport au laxisme du gouvernement libéral envers les grandes firmes américaines. Le projet de pipeline transcanadien mené par Howe n’aida certes pas le parti libéral en ce sens ; bien qu’il eût soutenu devant la Chambre des communes, en 1951, que le projet serait entièrement sous contrôle canadien (contrôle commercial du pétrole, contrôle territorial et contrôle législatif), il accepta rapidement un financement étranger. L’attitude complaisante de Howe envers les financiers étrangers ainsi que les dépassements de coûts récurrents du projet renforçaient les attaques de l’opposition, qui réclamait la mise en place d’une commission parlementaire. À partir de 1955, les débats à la Chambre des communes s’intensifièrent sur le sujet du contrôle étranger. Le député conservateur Edmund Fulton accusa notamment les libéraux de ne pas s’inquiéter outre mesure de la domination des États-Unis au Canada ; domination qu’il qualifia d’à la fois économique et politique. Les débats à la Chambre des communes étaient aussi nourris par les données de 1954 du Bureau fédéral de la statistique sur le contrôle américain des industries manufacturières et minières et de l’exploitation pétrolière, qui révélaient une croissance importante du contrôle américain dans ces secteurs. Les critiques soulevaient, dans ce contexte, le manque d’initiative du gouvernement pour accroître la valeur ajoutée des ressources extraites sur son territoire. Elles tablaient ainsi sur les enjeux de contrôle et d’utilisation des subventions par des Canadiens, des réglementations appliquées aux entreprises et de la détermination des intérêts provenant de l’expansion industrielle canadienne. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 211 26 Le milieu académique commençait aussi à se questionner sur les changements économiques qui se produisaient au Canada. Jacques Parizeau se montrait notamment consterné en 1956 par la hausse du passif brut vis-à-vis de l’étranger. Selon lui, l’inversion historique du ratio d’investissement direct (7,5 milliards $ CA) sur l’investissement de portefeuille (5 milliards $ CA) signifiait un accroissement de 100 p. cent des IDE étrangers entre 1949 et 1955. À cet effet, il concevait qu’une concentration très poussée des investissements directs de capitaux américains dans des secteurs stratégiques permettait aux États-Unis d’agir sur l’orientation et le rythme de croissance de l’économie canadienne (Parizeau, 1956 : 151). 27 Il n’y avait pas que les données économiques qui alimentaient l’inquiétude ; la prise en compte des intérêts canadiens par les entreprises étrangères alimentait aussi les critiques (Bothwell et coll. 1981). L’exemple le plus frappant est la piètre réaction d’une entreprise d’extraction de pétrole lors d’un déversement au début des années 1950. Des voix au Canada s’élevaient pour dénoncer les excès des politiciens américains et la dépendance tacite de la politique canadienne envers celle-ci. 28 Ces différents facteurs ont progressivement engendré des pressions politiques et sociales sur le gouvernement Saint-Laurent. Le désir d’indépendance politique vis-à-vis des États-Unis était couplé à des revendications pour un nationalisme économique. Au sein même du cabinet, C. D. Howe était de plus en plus interpelé par les plus jeunes ministres qui véhiculaient une interprétation différente de l’intérêt canadien envers la propriété étrangère. Ces pressions amenèrent Howe à faire certaines concessions ; au milieu des années 1950, il reconnut que l’entreprise étrangère se devait d’avoir une certaine attache avec le Canada. Ses premiers pas vers des politiques plus nationalistes se manifestèrent surtout dans sa politique énergétique. Lors d’un discours prononcé à Chicago le 16 octobre 1956, Howe énumérait une série de recommandations aux industriels et financiers américains qui auront un impact décisif sur les contours du nationalisme canadien vis-à-vis les IDE. Il recommandait aux industriels américains d’accepter 4 idées : de fournir aux Canadiens l’occasion de participer aux filiales à titre d’actionnaires minoritaires ; d’assurer aux techniciens et administrateurs canadiens de meilleure chance d’avancement dans les compagnies contrôlées des États-Unis ; de publier régulièrement des renseignements plus complets sur l’activité des filiales ; de permettre aux usines des filiales canadiennes d’accroître leurs exportations. 29 Cette période marque également l’entrée sur la scène politique de Walter Gordon. Proche du parti libéral, il avait manifesté à son ami et ministre des Finances Walter Harris la crainte de l’influence extérieure des États-Unis à travers les firmes américaines présentes au Canada. Il intervenait d’ailleurs personnellement auprès de ce dernier pour inciter le gouvernement à mettre sur pied une Commission d’enquête sur les enjeux économiques. C’est finalement en 1955, à la suite de pressions de ses ministres et d’incessants questionnements de l’opposition à la Chambre des communes sur le contrôle étranger du projet de pipeline transcanadien, que le gouvernement libéral de Louis Saint-Laurent décida finalement de déclencher une Commission royale d’enquête (Côté, 2013 : 248). Les idées portées par le rapport Gordon deviendront acceptées, à divers degrés, par les principaux partis politiques canadiens au cours des années 1960 (conservateurs, NPD et libéraux). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 212 3.2 De la Commission Gordon à la Loi sur l’examen des investissements étrangers : les idées derrières les actions de l’État 30 À la tête de la Commission, Walter Gordon considérait que de la raison d’être de celle-ci était d’abord l’enjeu de l’investissement direct étranger et la question des barrières tarifaires (Azzi, 1999). Gordon s’était notamment forgé une opinion tranchée en discutant avec des industriels canadiens au cours des années précédentes. Il était notamment d’avis que les grandes entreprises américaines n’arrimaient que très rarement leurs actions à l’intérêt national, et qu’elles étaient en fait déconnectées de la poursuite des objectifs économiques canadiens. L’un des problèmes majeurs, à son avis, était que les grandes entreprises américaines exploitaient les ressources canadiennes, mais employaient très peu de travailleurs canadiens. Il reconnaissait les préoccupations de dirigeants des grandes entreprises canadiennes, qui prônaient à la fois la promotion du rôle de l’entreprise privée comme unité centrale de la construction nationale, et l’instauration de mesures de protection commerciales avantageuses pour les entreprises canadiennes menacées par la concurrence étrangère. 31 Le rapport de la Commission, déposé en 1957, juste avant les élections, ne manquait pas de soulever l’accélération vertigineuse des investissements directs étrangers, surtout américains. On projetait que la demande en matières premières aux États-Unis demeurerait forte pour les trente prochaines années, ce qui laissait croire que la volonté des firmes américaines d’exploiter les ressources naturelles canadiennes n’allait pas s’essouffler de sitôt. Le plus préoccupant, aux yeux des commissaires, concernait la concentration de ces investissements dans certains secteurs stratégiques, plutôt que la proportion des investissements étrangers sur les investissements totaux canadiens. Gordon craignait en outre qu’une trop importante concentration des investissements directs américains provoque des tensions économiques qui pourraient mener à des actions extrêmes par des Canadiens (Azzi, 1999 : 52). Deux éléments se démarquent et auront une influence déterminante sur les idées qui seront débattues : • Premièrement, le constat que l’économie canadienne était détenue et contrôlée par des étrangers à des degrés beaucoup plus importants que d’autres pays développés. • Deuxièmement, l’idée que l’économie canadienne devait être contrôlée par des Canadiens. Celles-ci part de la prétention que le gouvernement pouvait exercer une plus grande influence sur les canadiens puisque leur sentiment d’attachement envers l’intérêt national serait plus important. 32 L’accent était donc mis sur la direction des filiales étrangères, sur l’acquisition de biens et de services canadiens par les filiales étrangères, sur la connaissance plus approfondie de leurs activités par la population et sur une nécessité de faire participer des Canadiens au capital-actions (Rapport Gordon, 1957 : 409). Le but était que des Canadiens soient en position décisionnelle au sein des filiales, tant dans les conseils d’administration qu’au sein des directions, afin qu’elles puissent refléter plus adéquatement l’intérêt général de la nation. 33 Ces recommandations ont été reçues par plusieurs économistes comme un réel affront à la mécanique de l’économie de marché. L’un des plus critiques a été Harry Johnson 13, qui en dénonçait l’illogisme économique. En général, le milieu économique soutenait l’idée qu’un contrôle plus restreint des IDE mènerait à une diminution de la croissance économique, ce qui était en fin de compte contraire aux principaux objectifs économiques mentionnés dans le rapport. Le transfert de la propriété des entreprises Revue Interventions économiques, 67 | 2022 213 étrangères à des Canadiens était aussi dénoncé, puisque rien ne supposait qu’une part minoritaire de propriété pouvait permettre un plus grand contrôle décisionnel. Des voix s’élevèrent au Parlement, d’abord et avant tout au sein de l’opposition, pour exiger que la préservation de l’intérêt national soit de la compétence des gouvernements et non des entreprises, puisque transférer ainsi cette prérogative aux entreprises et surtout, à quelques individus, ne garantissait nullement que l’intérêt national serait protégé (Azzi, 1999 : 54). 34 Les recommandations du rapport ont finalement été rejetées par le Parti libéral. Le Parti conservateur de Diefenbaker, quant à lui, utilisa certaines idées phares du rapport dans ses discours électoraux, notamment celles qui prônaient que les IDE devaient servir l’intérêt national et la reprise du contrôle des ressources canadiennes (Azzi, 1999). On comptait ainsi tirer profit d’une perception selon laquelle le parti libéral du Canada, au pouvoir pendant plus de vingt ans, œuvrait pour la classe dirigeante et provoquait la perte de l’identité canadienne. 35 Une fois au pouvoir, le gouvernement de Diefenbaker reprit essentiellement l’idée de la Politique nationale et pavait la voie à un retour de l’économie exportatrice de ressources. Entretemps, l’entrée massive d’investissements étrangers en 1959 continuait de soulever des inquiétudes par rapport à la propriété et au contrôle de l’industrie et des ressources canadiennes par des étrangers. De nombreuses dénonciations, de part et d’autre de la Chambre des communes, concernaient l’effet nuisible de l’entrée de capitaux étrangers sur le taux de change ainsi que sur les exportations canadiennes. Des critiques en chambres mettaient en doute la capacité du gouvernement conservateur « de renverser la dépendance du Canada envers les ÉtatsUnis et de ralentir la vente de l’industrie canadienne aux étrangers ». Malgré tout, le parti conservateur de Diefenbaker ne se montrait plus aussi réfractaire à l’égard des capitaux et entreprises étrangères qu’il l’avait laissé présager auparavant. Le ministre du Commerce, Gordon Churchill, insistait pour relativiser l’impact des investissements étrangers au Canada. Selon lui, malgré la hausse des investissements, elle était inférieure à la hausse de productivité à la même période. Il insistait pour rappeler la solidité de l’économie canadienne plutôt que de sa vulnérabilité envers l’étranger 14. Il faisait alors référence au fait que la situation de l’économie canadienne au début des années 1960 était bien différente de celle qui prévalait quinze années auparavant. Le rôle du secteur tertiaire sur le PIB total s’était accru de près de 10 p. cent, tandis que la part du secteur manufacturier et de l’agriculture enregistrait une baisse relative (Bonin, 1967 : 97). De plus, les placements canadiens à l’étranger et les placements étrangers au Canada avaient augmenté sensiblement depuis la guerre 15. En somme, le parti conservateur de Diefenbaker concevait l’afflux d’investissements étrangers comme une preuve de l’attractivité des ressources canadiennes et de la confiance des investisseurs envers les perspectives économiques au Canada. 36 Dès 1960, le gouvernement dévoilait une série de mesures ayant pour objectif d’accroître le rythme de l’industrialisation et de la productivité, de renforcer les secteurs manufacturiers et de hautes technologies, d’encourager une distribution économique plus équitable, tout en diminuant la dépendance de l’économie canadienne envers les États-Unis (Campbell, 1987 : 132). Sur le plan énergétique, le gouvernement créait l’Office national de l’Énergie en 1959 et la Politique nationale du pétrole en 1961, destinés à encourager l’industrie pétrolière de l’Ouest à se développer pour répondre aux besoins du marché national (Lalonde, 1991 : 66). Dans la foulée des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 214 recommandations du rapport Gordon, le gouvernement mettait en place deux institutions, que reprendront plus tard à leur compte les gouvernements successifs. La première a été le Conseil national de la productivité16, instauré en 1961 pour faciliter la croissance de la productivité (Phidd, 1975). La seconde est la Loi sur les déclarations des corporations et des syndicats ouvriers (CALURA) qui visait à recueillir des données financières et autres renseignements relatifs aux affaires des corporations et des syndicats ouvriers qui exercent une activité au Canada17. À la fin de son mandat, Diefenbaker se montrait résolu à entretenir un climat propice aux placements étrangers en suscitant toutefois un plus grand niveau d’engagement des filiales étrangères au Canada. Il portait néanmoins une attention particulière aux soutiens financiers gouvernementaux afin de ne pas avantager les entreprises étrangères au détriment des entreprises canadiennes (Bonin, 1967 : 118) 18. Le gouvernement fédéral souhaitait alors encourager les entreprises nationales et les filières étrangères à investir dans la recherche au Canada19. 37 Le retour au pouvoir des libéraux en 1963 signifia de prime abord le retour des politiques d’intégration commerciales. Dans son premier discours du trône, le premier ministre Lester B. Pearson traça le lien entre le progrès et l’ouverture commerciale 20. Ayant été élu minoritaire, le gouvernement Pearson se devait de conjuguer ses décisions avec le nouveau parti démocratique (NPD)21. Ce dernier préconisait surtout la centralisation et la planification de l’économie par l’État, notamment pour que l’État fédéral fournisse des services sociaux et accroisse le rythme de développement de l’économie (Teeple, 1972 :241). Pearson nomma, en 1963, Walter Gordon au ministère des Finances. Ce dernier manifestait alors une certaine confiance dans l’ouverture internationale ainsi que dans la collaboration entre États pour assurer la prospérité de l’économie. La crainte sous-jacente à cette ouverture demeurait, selon lui, le risque du contrôle des actifs et ressources canadiennes par des étrangers. Malgré tout, il faisait preuve d’une certaine ouverture aux investissements de portefeuille, reconnaissant que ces derniers avaient permis au Canada d’atteindre un niveau de vie relativement élevé en très peu de temps22. 38 Dans son premier discours du budget, Gordon énumérait trois principaux problèmes auxquels faisait face l’économie canadienne : le chômage, le déficit budgétaire et le déficit continuel des paiements internationaux. Ce dernier enjeu était, selon lui, lié à la maîtrise de l’économie par les étrangers. Gordon concevait qu’il était de la responsabilité du gouvernement de s’assurer que l’économie demeure aux mains de Canadiens. Dans ce contexte, l’investissement étranger était souhaité dans la mesure où l’intérêt canadien était poursuivi. Cet intérêt se définissait en trois points : • Les matières premières du Canada devraient être transformées le plus possible au pays, afin de créer des emplois pour les Canadiens et d’aider la prospérité de notre pays. • Des marchés d’exportation devaient être trouvés, sans se soucier des intérêts des sociétés mères ou associées à l’étranger. • L’industrie devait s’efforcer d’acheter ses matières brutes, ses pièces composantes et ses fournitures à des sources canadiennes lorsque celles-ci étaient en mesure de soutenir la concurrence 23. 39 Gordon annonça également en 1963 une série de mesures pour assurer une plus grande représentation canadienne au sein des entreprises étrangères, dans le but d’encourager les étrangers à investir dans de nouvelles entreprises canadiennes dont la propriété serait partagée avec des résidents canadiens. Ces mesures contenaient diverses exemptions fiscales pour les Canadiens et les étrangers, notamment une réduction de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 215 l’imposition sur les dividendes payés à l’étranger lorsque la propriété canadienne de la filière atteignait au moins 25 p. 100. Il imposait également une taxe de 30 p. 100 « lorsqu’une compagnie canadienne inscrite vendait la totalité ou la presque totalité de ses avoirs à un non-résident ou à une société dominée par un non- résident » 24. 40 Malgré une conjoncture favorable à l’économie canadienne, les organismes représentant les entreprises et milieux d’affaires sentaient le besoin de défendre le bien-fondé des prémisses du capitalisme canadien (Rea et McLeod, 1976). La Chambre de commerce du Canada (CCC), fort active à cet égard, rappelait souvent publiquement les bienfaits de la concurrence et de la liberté des entreprises sur la croissance économique. Pour la CCC, le rôle du gouvernement devait s’en tenir à : • établir, promouvoir et renforcer les lois relatives aux relations entre les individus et autres groupes dans l’économie, incluant le gouvernement ; • favoriser un climat d’affaires équitable et favorable pour le secteur privé, lui permettant d’utiliser ses ressources humaines et matérielles efficacement ; • encourager et apporter un soutien financier à la fourniture de capital social cohérent avec la croissance de l’économie25. 41 L’émergence du secteur manufacturier canadien était associée à des perspectives d’accroissement des échanges de produits manufacturiers avec les États-Unis, ainsi qu’à une demande croissante qui provoquait des occasions de production justifiant des investissements subséquents importants26. Le secteur manufacturier canadien n’avait toutefois pas comblé l’écart de productivité avec les entreprises américaines. Afin de donner plus d’occasions d’investissement dans le secteur industriel, le gouvernement a mis en place, en 1965 la Société de développement du Canada (SDC) 27. La SCD visait à soutenir le lancement ou l’expansion de vastes entreprises industrielles au Canada de même qu’à financer ou refinancer de grandes entreprises canadiennes qui, autrement, auraient été portées à chercher des fonds à l’étranger. De plus, le gouvernement envisageait que cette mesure allait permettre de contrer la dynamique de concentration industrielle engendrée notamment par l’accroissement des IDE des entreprises américaines28. 42 Des stimulants financiers étaient également proposés afin d’attirer des firmes du secteur des transports sur le territoire canadien. Les trois grands (Ford, GM et Chrysler), déjà bien installés, ne s’y intéressèrent guère. En revanche, l’effort permit d’attirer plusieurs entreprises de pièces automobiles, dont Studebaker (Bothwell, 1992). Des négociations commerciales portant sur le secteur automobile furent aussi amorcées entre les gouvernements canadien et américain à la suite de plaintes de concurrents américains quant aux avantages alloués par le Canada. Conclu en 1965, le Pacte de l’auto instaurait une liberté commerciale accrue pour cette industrie, tout en assurant au Canada d’être partie prenante de la production automobile des trois grands constructeurs (Hart, 2005). L’accord établissait en outre « des contraintes d’investissement pour les Américains, en les obligeant à localiser au Canada des unités de production dont l’importance économique est établie en fonction du niveau de consommation de voitures américaines par les Canadiens » (Brunelle et Deblock, 1989 : 88). Le Pacte de l’auto symbolise le rapprochement important des deux économies continentales durant les années 1960 et l’accroissement rapide de la production manufacturière au Canada. 43 En Chambre, les préoccupations vis-à-vis le Pacte de l’automobile n’émergeaient pas uniquement de craintes nationalistes ; les échanges étaient plutôt surtout axés sur les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 216 conséquences de l’ouverture pour le marché canadien. Les conservateurs s’interrogeaient sur les avantages du Pacte pour les consommateurs canadiens, comparativement aux avantages de la suppression des droits de douane pour les grandes entreprises automobiles américaines. L’accord était également dénoncé par les fabricants canadiens de pièces d’automobile, qui voyaient leur concurrence s’accroître substantiellement. Les libéraux estimaient toutefois que le Canada en tirerait d’importants avantages au niveau de l’emploi. Le Pacte de l’auto, s’il s’est avéré un élément positif pour la structure industrielle canadienne, a aussi contribué au renforcement de la position des firmes américaines dans l’économie canadienne. Et cela n’a pas pour effet d’amenuir les craintes sociétales relatives aux IDE, au contraire ; l’accroissement de la propriété étrangère devint de plus en plus lié aux questions de l’indépendance politique canadienne29. 44 De nouveaux débats émergeaient ainsi sur la souveraineté politique au Canada. L’enjeu de l’extraterritorialité des décisions du gouvernement américain au Canada prenait alors le dessus sur l’enjeu du contrôle des actifs stratégiques par les firmes étrangères. Les réactions furent aussi intenses ; Gordon en appelait à « racheter » le Canada (Bothwell, 1992). Pour sa part, Pearson, un an avant son départ du gouvernement, faisait plutôt acte de prudence et de tempérance30. Le gouvernement souhaitait persuader les entreprises étrangères, détentrices des leviers d’influence sur les marchés, d’en user avec modération. L’une des tactiques consista à mobiliser l’opinion publique contre des pratiques d’affaires allant à l’encontre des objectifs économiques nationaux. Il aspirait aussi à mieux comprendre le rôle et pouvoir de la grande entreprise industrielle. Alors Président du Conseil privé, Walter Gordon avait convaincu le gouvernement Pearson, en 1967, d’investiguer le contrôle économique des entreprises étrangères. La présidence du Groupe d’étude sur la propriété étrangère et la structure de l’industrie canadienne avait été attribuée à Mel Watkins, un jeune économiste hétérodoxe de l’Université de Toronto, doté d’un penchant socialiste. Le rapport du groupe de travail, qui a été publié en 1968, se révéla somme toute un document bien plus important en raison de la profondeur de son analyse que de sa portée à court terme sur les politiques publiques canadiennes. Le rapport Watkins a tracé les contours de la définition du nationalisme économique canadien que poursuivra le gouvernement Trudeau jusqu’à sa défaite en 1984. Par la suite, deux autres rapports du gouvernement (Wahn et Gray) viendront confirmer le positionnement canadien à l’égard des investissements étrangers et du contrôle des firmes multinationales au Canada. 04. 1970 à 1985 : Trudeau, la critique des firmes multinationales et la LEIE 45 Élu en 1968 sur la base d’une conviction que le gouvernement pouvait façonner une société plus juste, Trudeau fondait ses actions sur l’importance de « la dignité et des droits des individus ». Il importait, selon lui, que les autorités publiques fassent contrepoids à l’entreprise privée, afin d’éviter qu’elle « planifie l’économie au profit d’une seule classe sociale » (Trudeau, 1998 : 46). Il croyait aussi au retour du balancier économique, de type keynésien, selon lequel les politiques budgétaires pouvaient résoudre le problème de l’emploi et contrer les forces économiques cycliques. Conscient qu’il détenait plus de ressources naturelles que de débouchés et qu’il était onéreux d’explorer et de mettre en valeur des ressources sur les marchés, son Revue Interventions économiques, 67 | 2022 217 gouvernement considérait avec prudence l’apport des capitaux étrangers et le penchant protectionniste du gouvernement américain (Lalonde, 1990 : 67) 31. La place de Pierre Elliott Trudeau dans le débat sur l’IDE au Canada est surtout associée au rapport Gray et à la Loi sur l’examen des investissements étrangers (LEIE). Il est néanmoins resté un acteur relativement effacé et fit preuve d’un certain opportunisme politique en proposant ce type d’intervention législative. Cette loi, emblématique d’une autre époque, reste néanmoins, encore aujourd’hui, symbolique de la formalisation de la position canadienne à l’égard des IDE, consolidant la logique interventionniste préconisée par l’État au Canada vis-à-vis les entreprises étrangères. 4.1 Le rapport Watkins 46 Le rapport Watkins s’est situé en droite ligne avec les enjeux soulevés par rapport Gordon à l’endroit du contrôle étranger. Il réitérait ainsi les préoccupations soulevées au Canada à l’égard des IDE, sans mettre nécessairement en cause en cause l’influx de capitaux en soi, mais plutôt le degré élevé de la propriété étrangère et le contrôle par les étrangers de l’activité économique du pays32. Le but du rapport était d’émettre des propositions en vue de diminuer la dépendance aux décisions des filiales étrangères au Canada. Le rapport présentait deux principales conclusions menant à deux propositions d’ordre général. D’une part, la comparaison de la performance des entreprises étrangères par rapport aux entreprises canadiennes a mené les auteurs du rapport Watkins à concevoir la dynamique de développement de l’économie canadienne par les firmes américaines comme une réplique en miniature de l’économie américaine. Or, la performance des firmes étrangères ainsi que celle des firmes canadiennes se révélait globalement inférieure à la performance des firmes aux États-Unis. La deuxième conclusion met en lumière l’influence de l’entreprise « plurinationale ». Les auteurs considéraient que cette dernière devenait l’actrice principale de la nouvelle économie technologique et productive du monde moderne, et forçait ainsi le Canada à s’y s’adapter (Rapport Watkins, 1968 : 366)33. L’analyse de l’entreprise plurinationale mit d’ailleurs l’accent sur le pouvoir oligopolistique de celles-ci, sur l’analyse de leurs structures décisionnelles internes ainsi que sur l’analyse coûts-avantages de l’investissement étranger au Canada. 47 L’approche préconisée pour diminuer le contrôle étranger s’étayait sur deux actions. De prime abord, l’imposition plus sévère des principes directeurs que le gouvernement avait adressés aux entreprises étrangères présentes au Canada en 1966 34. Ces principes visaient avant tout à orienter le comportement des filiales étrangères au Canada, afin qu’elles prennent conscience des objectifs nationaux et qu’elles en partagent les orientations. La seconde action prônait une forte présence gouvernementale dans l’économie afin de contrebalancer l’influence des pouvoirs privés et des pouvoirs publics étrangers (Rapport Watkins, 1968 :320). Elle reposait sur l’instauration de politiques assurant la défense des intérêts canadiens, l’accroissement de la participation canadienne à l’économie et l’amélioration de la performance des entreprises canadiennes. La création de nouveaux organismes gouvernementaux, dont la Corporation de développement du Canada, était aussi proposée afin de mobiliser des sommes considérables de capital et dépister les occasions d’investissement. En conclusion, les auteurs préconisaient une nouvelle politique nationale, axée sur les enjeux économiques de son temps et vouée à la sauvegarde de l’indépendance politique et économique du Canada. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 218 48 Les échanges tenus au Parlement pendant les mois suivant la publication du rapport montrent que le gouvernement n’était pas empressé d’adopter une position trop protectionniste ou trop libérale à l’égard de firmes étrangères. L’une des raisons est peut-être due au fait que le Canada ne figurait plus uniquement comme un pays d’exploitation et d’exportation de ses ressources naturelles. L’analyse des données du commerce et des investissements internationaux montre un changement dans les échanges commerciaux ; les importations et les exportations de matières brutes et transformées enregistraient des baisses significatives, tandis que les importations et exportations de produits finis connaissaient des hausses appréciables. Mieux encore, les secteurs canadiens des produits finis et des services enregistraient des croissances importantes, s’alignant au rythme tendanciel des pays développés. 49 Le point d’achoppement restait toutefois sa dépendance envers les États-Unis, qui s’était encore accentuée pour atteindre en 1968, 85 p. cent des besoins en capitaux étrangers du Canada. À cet égard, l’enjeu se situait encore au niveau du contrôle des ressources. La transformation à l’étranger des matières extraites au Canada était considérée comme une exportation d’emplois que le gouvernement devait rapatrier. Tommy Douglass, du NPD, proposa même de conférer au Conseil économique du Canada la responsabilité de rationaliser l’industrie canadienne, afin de la libérer du syndrome de succursales qui, selon lui, paralysait l’économie. L’opposition dénonçait aussi le fait que le Canada était l’un des seuls pays à ne pas réglementer l’IDE. Ils appuyaient leurs argumentaires sur certains cas notables, dont Mercantile Bank (1966), Denison Mine (1970), Home Oil (1971)35, et McClelland et Steward (1971), qui avaient nécessité une intervention gouvernementale pour empêcher leur prise de contrôle par des étrangers. Pour calmer un peu le jeu, Trudeau présentait en 1970 des mesures qui s’inscrivaient dans une redéfinition de la politique industrielle canadienne en ciblant spécifiquement l’effort en recherche et développement au Canada, la politique de concurrence et des brevets. Ces actions n’eurent, tout compte fait, peu d’impact sur l’émergence d’une critique nationaliste au Canada. 4.2 Place à la critique 50 Les premières actions économiques du gouvernement Trudeau prenaient forme à un moment où une vague de critiques déferlait au sein des milieux académiques et politiques canadiens. L’analyse de la politique économique, notamment de l’impact des IDE, a généré une abondante littérature à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970. Quelques auteurs critiques ont été marquants et ont influencé les mouvements critiques au sein des milieux académiques canadiens. Parmi ceux-ci, Mel Watkins et Kari Levitt, qui prenaient inspiration dans les travaux d’Harold Innis 36, de John Porter37 et de Frank Underhill38, pavant la voie au courant marxiste revendicateur des thèses libérales d’Harry Johnson, d’Ed Safarian et d’Alan Rugman. Ces critiques, axées sur les questions de l’investissement étranger et du contrôle économique par les entreprises multinationales étrangères, se distinguaient des courants de pensée libéraux de plus en plus dominants aux États-Unis39. La publication de Silent Surrender : The Multinational Corporation in Canada de Kari Levitt, qui traite de la relation entre l’État et les IDE firmes multinationales américaines, est sans doute l’œuvre phare de cette époque à propos des IDE au Canada. La critique de Levitt reprenait à la fois de celles de Jacques Parizeau, de Walter Gordon, d’Harold Innis et de Raoul Prebish. Levitt partait du fait que le Canada était passé successivement, depuis le début du siècle, d’une Revue Interventions économiques, 67 | 2022 219 dépendance économique et financière à l’égard de la Grande-Bretagne à une dépendance envers les États-Unis et ses multinationales. L’accent mis sur le pouvoir des multinationales américaines ajoutait une complexité supplémentaire au schème de dépendance économique du Canada. Levitt dénonçait aussi la dérive inévitable d’un système où l’État emprunte les caractéristiques de la grande entreprise et fonde ses interventions sur la nécessité de préserver les institutions économiques qui avantagent les grandes entreprises. La logique capitaliste se voyait ainsi reproduite par des acteurs dont la position permettait une domination idéologique du système, ce qui créait une sorte de (néo) mercantilisme auquel le Canada participait allègrement en favorisant son intégration économique aux États-Unis. Aux yeux de Levitt, il en résultait, une domination politique des firmes multinationales étrangères (FMNE) ainsi qu’une dilution de la souveraineté canadienne et de la vie démocratique au pays. Levitt, comme bien d’autres critiques de cette époque, prônait un retour au nationalisme économique et une ligne dure envers les entreprises étrangères, en plus d’une reprise du contrôle de l’économie nationale et d’une défense l’identité canadienne. 51 L’ouvrage de Levitt, qui fut commandé par le nouveau Parti démocratique du Canada, a ensuite correspondu à la position du NPD au Parlement, notamment celle de son chef, Tommy Douglass, et ses échos se firent entendre surtout au sein des universités ontariennes, où le taux de contrôle étranger était le plus élevé au pays. Wallace Clements, Leo Panitch, Patricia Marchark et Tom Naylor en ont été les principaux représentants. Ceux-ci s’inquiétaient notamment de la trop forte dépendance économique du Canada envers les États-Unis et du contrôle perpétuel de la destinée économique par le cercle fermé des élites canadiennes40. Leurs critiques traitaient aussi de la menace des IDE sur l’identité et de la culture canadienne. Pour eux, l’harmonisation culturelle entre le Canada et les États-Unis s’avérait un aspect central du processus de rationalisation industrielle, et elle était envisagée à partir du mouvement de démembrement de la FMNE en filiales qui profitait des avantages spécifiques du Canada pour certaines étapes de production. Une autre perspective critique, soutenue notamment par le Conseil des sciences du Canada, concernait le manque de direction industrielle et la faible adaptation de l’économie canadienne à l’économie en phase d’internationalisation. Dans cette mouvance, certains économistes, notamment au Québec, prêchaient pour une nouvelle politique nationale axée sur le développement industriel et l’internationalisation de l’économie canadienne. La reproduction du modèle industriel américain continuait alors d’attiser les perspectives de développement industriel au Canada. À cet effet, le ministre des Finances Edgar Benson annonçait en 1971 une importante refonte du traitement fiscal applicable aux sociétés et à leurs actionnaires. Elle visait surtout à éliminer la double imposition des personnes dont les investissements se faisaient par achat d’actions. 52 Un autre enjeu prenait de l’ampleur sur la scène politique canadienne, celui de l’influence du gouvernement américain sur les firmes américaines au Canada. C’est dans ce contexte que le Comité permanent des affaires extérieures et de la défense nationale au sujet des relations canado-américaines publia en 1970 son onzième rapport (ci-après Rapport Wahn, du nom du député assurant la présidence), centré sur l’inquiétude face à la dépendance militaire, économique et culturelle du Canada par rapport aux États-Unis. Le rapport du comité était en outre soucieux « que le Canada ne puisse plus prendre les sortes de décisions indépendantes qui sont le caractère des nations autonomes » (Rapport Wahn, 1970 : 11). Les témoignages d’experts reconnus Revue Interventions économiques, 67 | 2022 220 internationalement, John K. Galbraith ou l’ancien sous-secrétaire d’État américain George Ball, ont ajouté une couleur particulière. Ball soutenait que les grandes entreprises industrielles constituaient avant tout un instrument social et politique de première importance, qui assurait une efficacité maximale des ressources sous la normativité du profit. Les exigences des gouvernements étaient alors perçues comme des nuisances perpétuelles à l’atteinte des objectifs économiques. John K. Galbraith en venait à la conclusion que les enjeux culturels prédominaient sur la préoccupation canadienne à l’égard des entreprises étrangères. LB. Pearson abondait d’ailleurs dans le même sens que Galbraith, soutenant que la menace provenait surtout d’éléments non économiques (Wahn, 1970 :62). Jack Berhman, professeur à l’Université de la Caroline du Nord, considérait la solution d’une réglementation internationale comme étant la seule façon de contrer le déploiement du système capitaliste américain au Canada (Rapport Wahn, 1970 : 29). Abraham Rotstein, professeur à l’Université de Toronto, se montrait préoccupé par la position de négociation avantageuse des firmes américaines vis-à-vis le Canada, surtout lorsque le gouvernement souhaitait ouvertement attirer des IDE. Rotsein était aussi peu convaincu que les entreprises étrangères puissent intégrer à leurs actions une conception plus large et inclusive de l’intérêt canadien (Rapport Wahn, 1970 : 28-30). 53 Finalement, les principales conclusions du rapport Wahn référaient aux recommandations du rapport Watkins. Elles consentaient à ce que les firmes étrangères se comportent en firmes nationales, que la performance globale des firmes nationales et étrangères soit relevée et que la propriété et le contrôle de l’économie par des Canadiens soient augmentés. L’accès aux capitaux pour les entreprises canadiennes, le développement technologique, l’accès aux marchés étrangers et un meilleur soutien aux entreprises canadiennes figuraient aussi dans les recommandations du comité. Le comité renouvelait enfin la recommandation de la mise en place d’une société canadienne de développement afin de stimuler l’activité des entrepreneurs canadiens 41. 54 Peu de temps après le dépôt du rapport Wahn, le gouvernement demandait au député libéral Herb Gray, de présenter des orientations en vue d’une politique canadienne sur l’investissement direct étranger. Ce dernier rapport centré sur le débat des IDE 42, publié en 1972, reprend plusieurs concepts et perspectives analytiques déjà explorés dans les rapports Watkins et Wahn, en plus de souscrire à certaines positions fondamentales de la conception de l’investissement étranger propres à Trudeau. L’autonomie des firmes multinationales43 y était ainsi soulignée et mise en perspective par rapport à leur imputabilité et leur degré de sensibilité aux répercussions sociales de leurs activités internationales. Sur le plan des politiques publiques, le rapport Gray a cimenté deux perspectives vis-à-vis les FMNE, soit : la recherche d’avantages économiques de leurs investissements pour le Canada et le type d’intervention du gouvernement à privilégier. La principale recommandation débouchait sur l’implantation d’un mécanisme d’examen des projets d’IDE, afin de mieux contrôler les entrées de capitaux directs étrangers et s’assurer qu’ils bénéficient aux intérêts économiques canadiens. Le comité jugeait que cette recommandation était sans inconvénient économique, sans incidence sur le taux de croissance, ni sur le revenu par tête ou sur l’emploi (Rapport Gray, 1972 : 501). Enfin, le comité de travail recommandait que le Canada poursuive les travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au sujet des entreprises multinationales. Une action multilatérale était souhaitée afin d’obliger les pays d’accueil à traiter les IDE de façon juste et équitable. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 221 55 La confiance en la capacité du gouvernement à « mettre au pas » les grandes entreprises favorisait la propension du premier ministre Trudeau à utiliser des moyens législatifs pour arriver à ses fins. Il s’arrogeait dans ce cadre d’un sentiment populiste ambiant qui avait tendance à identifier les grandes entreprises « comme mauvaises, les multinationales comme pires, et les entreprises pétrolières étrangères comme étant les pires de toutes » (Bothwell et coll., 1989 :345). L’idée de Trudeau était alors d’instaurer des mesures de contrôle sur les IDE étrangers pour déterminer les conditions des retombées sur l‘économie nationale et développer certains secteurs industriels stratégiques. Le jeu d’équilibrisme politique prenait alors tout son sens, dans un cadre où l’exemple de l’industrie automobile était venu contredire les positions nationalistes plus radicales. Les retombées du Pacte de l’Auto, à partir des années 1970, donnaient des arguments de taille pour une plus grande intégration des FMNE au Canada. La nécessaire ouverture au commerce et à l’investissement que cela engendrait rendait de plus en plus caduques les perspectives encourageant le nationalisme économique, prôné notamment par Gordon. 4.3 Institutionnalisation de l‘examen des investissements étrangers 56 Le discours du budget du ministre des Finances John Turner de 1972 décrivait les FMNE comme un acteur économique de plus en plus dominant sur la scène économique mondiale, qui « fournissait aussi, directement ou indirectement des emplois à plus d’un million de Canadiens ». En continuité aux recommandations du rapport Gray, un premier projet de loi - Loi sur l’examen des prises de contrôle par des étrangers (C-201) - fut déposé en mai 1972 par le ministre de l’Industrie Jean-Luc Pépin. Ce projet de loi visait à ce que le gouvernement détermine la contribution au bien-être général des prises de contrôle des entreprises canadiennes par des entreprises étrangères. Deux débats se dessinaient à l’aube de l’acceptation du projet de loi. Le premier, sur la nature même de celle-ci, reconnaissait l’apport des IDE à l’économie canadienne et les effets réels qu’ils pouvaient engendrer pour le Canada. Le second débat portait sur le degré d’extension du projet de loi au réinvestissement des filiales. 57 Le ministre de l'Industrie et du Commerce, Jean-Luc Pépin, entretenait alors publiquement des doutes sur l’effet des exigences imposées à la propriété et au contrôle canadien sur les objectifs économiques du Canada. Il énonça, en Chambre des communes, des arguments organisés autour des idées de dynamique du progrès économique et des répercussions possibles de mesures trop intrusives de l’État sur la création de nouvelles industries. Ces principaux arguments concernaient la diminution de la confiance des entreprises à l’égard de l’État et l’impact résiduel que cela entraînerait sur l’emploi. Or, le fait que le niveau de contrôle étranger dans certaines industries était déjà passablement élevé engendrait par conséquent des questionnements sur l’examen des réinvestissements des entreprises étrangères déjà présentes au Canada. Après des mois de débats, le projet de loi C-201 a finalement été rejeté par le NPD, qui détenait alors la balance du pouvoir au Parlement. Cela incita le gouvernement à revoir sa position. Au début de l’année 1973, à l’aube de la crise du pétrole, les priorités économiques du gouvernement misaient sur la bonne combinaison d’intervention afin de poursuivre certains objectifs périphériques à l’emploi, tels que la restriction du contrôle étranger, la productivité, l’accès aux marchés ou la concurrence. Les effets de la crise du pétrole au Canada44 inciteront toutefois le gouvernement à proposer une nouvelle mouture du projet de loi C-201. Le 24 janvier Revue Interventions économiques, 67 | 2022 222 1973, le ministre de l’Industrie Alistair Gillespie déposait le projet de loi C-132. Ce projet prenait en considération certaines critiques du projet de loi C-201, tout en statuant clairement sur les limites de l’intervention étatique vis-à-vis les IDE. Gillespie livra à la Chambre des communes un plaidoyer sur les difficultés qu’entraînait la nationalisation de certains secteurs économiques et sur la puissance des firmes multinationales, qui forçait le déploiement d’efforts qualifiés d’inutiles, selon lui, mais néanmoins nécessaires. Les justifications d’une telle loi se référaient à plusieurs mesures similaires mises de l’avant par d’autres États-nations ayant pour but de contrôler les IDE sur leur territoire45. 58 Ce nouveau projet de loi était alors fondé sur l’idée de la sélection des IDE, qui devait permettre d’assurer une maximisation des bénéfices des IDE pour l’économie canadienne. Le gouvernement souhaitait alors « éviter de troquer les emplois, les investissements et la croissance contre une plus grande mesure de propriété et de contrôle »46 À la Chambre des communes, il n’était pas uniquement question de l’effet de la loi sur les objectifs établis, mais aussi de la portée de celle-ci sur les enjeux politiques et financiers liés de près aux objectifs économiques. Tout au long de l’année 1973, les débats sur le projet de loi C-132 ont surtout porté sur la perte d’autonomie politique. Il faut rappeler que ces débats se déroulaient en pleine crise du pétrole durant laquelle le contrôle des flux d’approvisionnement pétroliers appartenait principalement aux firmes américaines alors que les intérêts canadiens n’étaient que très peu représentés auprès des sociétés mères des grandes pétrolières (Bothwell, 1992). Les décisions de certaines multinationales pétrolières, telles qu’Exxon et Standard Oil, soulevaient l’ire de quelques députés, qui en profitèrent pour revendiquer un contrôle plus important des ressources naturelles canadiennes par le gouvernement. La prise de contrôle étrangère de Supertest Petrolium à cette même période raviva aussi les tensions au sujet des désirs de nationalisation et d’orientation des fonds privés canadiens pour acheter des entreprises canadiennes menacées d’une prise de contrôle par les intérêts étrangers. 59 Les débats sur l’IDE mettaient aussi en évidence les disparités économiques régionales ainsi que les enjeux des relations entre le gouvernement fédéral et les provinces canadiennes. Des appels étaient lancés par l’opposition afin de mieux arrimer la politique d’IDE à la politique d’expansion régionale et aux orientations économiques des provinces. Le fait que le projet de loi ne comportait pas de processus de consultation auprès des provinces était décrié, surtout par les députés conservateurs. La position du gouvernement fédéral relativement aux enjeux économiques des provinces semblait d’ailleurs de plus en plus disjointe. Les provinces de l’Atlantique, qui comptaient sur l’IDE pour leur développement industriel, se montraient contre le projet de loi, tandis que les provinces du Québec, de l’Ontario et de l’Ouest, préoccupées par l’incidence des IDE sur le contrôle de leurs ressources, s’inquiétaient davantage des répercussions de celui-ci. Dans le cas de l’industrie du pétrole, l’opposition aux IDE était associée à un ralentissement de la croissance dans les provinces de l’Ouest canadien. Ce lien était plus explicite chez les conservateurs albertins, qui prônaient un plus grand contrôle de leurs propres ressources vis-à-vis le gouvernement fédéral. 60 Les débats sur le projet de loi se sont finalement achevés à la fin de 1973. La ratification de la Loi sur l’examen des investissements étrangers (LEIE) 47 a été combinée au dévoilement d’objectifs économiques plus spécifiques sur le plan de la transformation des ressources. La LEIE mettait un accent particulier sur l’avantage pour le Canada des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 223 projets d’IDE. Elle visait, somme toute, environ 20 p. cent des IDE au Canada et n’incluait pas les réinvestissements des entreprises étrangères déjà présentes au Canada48. Cinq critères d’évaluation étaient pris en compte : 1. Les retombées de l’IDE sur le niveau et la nature de l’activité économique au Canada, incluant l’emploi, la transformation des ressources, la réduction des importations, et l’accroissement des exportations, l’achat de biens canadiens, etc. ; 2. Le niveau de participation des Canadiens, autant à des postes de direction, qu’en tant qu’actionnaire ou dirigeant ; 3. L’effet de l’IDE sur l’efficience industrielle, le développement technologique, et l’innovation de produits ; 4. L’effet sur la concurrence du secteur économique ; 5. La compatibilité de l’IDE avec les orientations de la politique industrielle canadienne. 61 Ces critères d’évaluation devaient servir à examiner les propositions d’investissement qui pouvaient être faites dans tous les secteurs d’activité au Canada, sous réserve des lois fédérales ou provinciales particulières à un secteur déterminé (Voghel, 1979 :100). Le gouvernement espérait que la loi engendre de nouvelles façons de faire, de nouvelles pratiques industrielles susceptibles d’avantager le Canada (Bell, 1990 : 111). Alistair Gillespie, alors ministre de l’Industrie, se montrait confiant que la loi allait permettre d’accroître les retombées économiques au Canada des activités des entreprises étrangères. L’adoption de la LEIE annonçait que le gouvernement s’estimait en mesure d’imposer aux FMNE un type de comportement qui ne leur était pas naturel, axé sur le bienfait de l’économie nationale. L’ouverture du gouvernement à la négociation laissait d’autre part supposer une modernisation des objectifs de canadianisation des grandes entreprises nationales et établissait entre le gouvernement canadien et les FMNE un nouveau rapport mutuel d’autorité. Somme toute, ces fondations guideront non seulement la direction des politiques économiques canadiennes, mais elles jetteront les bases des relations formelles et informelles entre l’État et les FMNE au Canada. 4.4 La seconde moitié des années 1970 sous le signe de la gestion de crise 62 L’entrée en vigueur de la LEIE marqua aussi un renouveau sur le plan des intentions du gouvernement Trudeau envers les IDE. Le gouvernement semblait alors déterminé à montrer que la loi ne brusquerait pas la volonté des FMNE d’investir au Canada et qu’elle apporterait des effets positifs sur l’économie49. Le gouvernement s’attendait aussi à ce que la LEIE achève le débat sur le comportement des firmes étrangères au Canada. Dans ce contexte, le gouvernement afficha, dès l’année suivant l’entrée en vigueur de la loi, une ouverture manifeste envers les IDE. Paul Martin, alors HautCommissaire du Canada en Grande-Bretagne, rappelait, dans un discours devant la Chambre de commerce canado-britannique en 1974, que le Canada demeurait l’un des pays industrialisés les plus ouverts aux investissements étrangers 50. Ce discours mettait la table pour les changements économiques à venir ; en effet, la seconde partie de la décennie des années 1970 s’avérera beaucoup plus tumultueuse sur le plan économique. Le débat sur les investissements étrangers prit alors une nouvelle tournure. 63 Les conditions économiques de la seconde moitié des années 1970, caractérisées par l’inflation et un taux de chômage élevé, incitaient davantage à une prise de position critique envers les politiques d’inspiration keynésiennes et à une ouverture aux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 224 marchés internationaux. Durant cette période, la plupart des pays occidentaux continuaient de subir des pressions pour redresser leur économie. Le commerce international et l’investissement faisaient partie des solutions avancées par plusieurs acteurs issus des milieux politiques et de la société civile. Les discussions intergouvernementales multilatérales progressaient aussi sur les questions de l’accès aux marchés des FMNE ainsi que sur l’harmonisation des comportements des États face aux IDE. Le gouvernement américain et les entreprises multinationales se montraient de plus en plus préoccupés par la multiplication des politiques de contrôle des IDE et du comportement des FMNE à l’étranger (Kohona, 1983). D’importants débats avaient alors lieu sur la scène internationale, notamment ceux impliquant les pays en développement qui revendiquaient un nouvel ordre économique international afin de favoriser leur développement économique et une répartition plus équitable des ressources (De Schutter, 2016 : 38). Ces débats comportaient un pan entier sur la conduite des FMNE dans les pays en développement et sur les mécanismes de contrôle à la disposition des États. Des pressions étaient ainsi exercées sur les gouvernements afin qu’ils s’entendent sur les normes communes aux traitements des IDE et des FMNE. En 1976, sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les ministres des États membres de l’organisation convenaient d’une déclaration commune relative à la promotion de l’investissement international et à l’acceptation de lignes de conduite dans les relations entre les États et les FMNE étrangères. La déclaration soulignait la reconnaissance par les États membres que l’investissement international contribuait considérablement à l’économie mondiale et au développement des États, que les multinationales jouaient un rôle central dans la dynamique d’investissement et que la coopération entre les pays membres améliorait le climat d’affaires et les progrès sociaux et économiques que les FMNE pouvaient engendrer (OCDE, 1979 : 991). Cette déclaration51 n’était pas, par définition, contraignante et n’engageait pas les États membres de l’OCDE, tel le Canada. Ce dernier avait d’ailleurs formulé une réserve lors de l’adoption de la déclaration de 1976 afin de préserver l’intégrité de sa politique en matière d’investissement et la LEIE. 64 Vers la fin des années 1970, la critique des investissements étrangers, et surtout du comportement des firmes américaines au Canada, laissait progressivement place à la reconnaissance des effets bénéfiques de la présence de ces firmes au Canada. Les investissements directs des firmes étrangères étaient de plus en plus considérés comme un moyen pour relancer l’économie et l’emploi, tandis que l’objectif de l’efficacité économique prenait le dessus sur les désavantages probables d’un contrôle trop important des firmes étrangères. L’attraction des FMNE constituait aussi, pour plusieurs économistes et politiciens, une solution pour endiguer les effets des soubresauts économiques de cette période. Les pressions étaient alors importantes sur le gouvernement afin qu’il assure une reprise des emplois dans le secteur minier, qui subissait la baisse des prix internationaux et l’abandon de l’exploitation de plusieurs mines au Canada. Enfin, la fluctuation des prix des matières premières modifiait la perception de puissance des firmes multinationales, qui étaient elles aussi contraintes à s’ajuster aux prix internationaux52. 65 Qui plus est, sur le plan des IDE et des FMNE, trois dynamiques ont marqué la fin des années 1970 au Canada : 1. Le ralentissement des investissements étrangers au Canada, notamment des IDE, a eu des conséquences inévitables sur la performance de la productivité et de l’innovation. Et, tandis que l’IDE ralentissait au Canada, les grandes firmes américaines orientaient leurs Revue Interventions économiques, 67 | 2022 225 investissements vers les endroits leur permettant d’accroître leur performance. Le Canada était, au cours de la même période, devenu un exportateur de capitaux et un investisseur direct, notamment aux États-Unis. 2. Le ralentissement de la croissance économique a favorisé la concentration industrielle. Cette concentration a suscité des questionnements sur l’évolution de la concurrence, menant notamment à l’étude d’une nouvelle loi et à la mise en place d’une Commission d’enquête royale sur les regroupements de sociétés. 3. Un vent de changement idéologique se manifestait sur le plan économique et politique. Les options paraissaient à la fois tranchées et restreintes : le laissez-faire sur le plan économique couplé à une diminution de l’intervention de l’État, ou alors le laissez-faire sur le plan économique, mais accompagné par l’État, dans lequel ce dernier était à la fois juge et partie. Les courants néolibéraux ou néoconservateurs, en provenance des États-Unis et de la Grande-Bretagne, devenaient les principaux porte-étendards de la solution au cul-de-sac keynésien. 66 Le gouvernement était alors amené à repenser sa position défensive par rapport aux IDE. Les motivations économiques du gouvernement canadien s’imbriquaient de plus en plus dans les facteurs économiques propres à la grande firme industrielle, comme l’innovation technologique, la performance concurrentielle, le niveau supérieur d’emploi, etc. La faible compétitivité générale des firmes canadiennes incitait à poser deux types d’actions. L’une était une politique industrielle en bonne et due forme ; l’autre se manifestait par le retour aux forces structurantes du marché, notamment en diminuant les barrières au commerce. La position du gouvernement penchait davantage pour la première option. Jean Chrétien (1994 : 94) mentionne qu’à la fin des années 1970, alors au ministère des Finances53, le gouvernement subissait des pressions importantes des milieux d’affaires pour protéger l’industrie canadienne. Plusieurs membres du gouvernement émettaient aussi de sérieux doutes sur les bienfaits du libre-échange avec les États-Unis. Une intervention ciblée dans des secteurs moins concurrentiels, comme le textile ou l’agriculture, et plus stratégiques, comme les secteurs bancaires, automobiles ou ceux des ressources naturelles, était priorisée. Chrétien (1994) soutient qu’il reconnaissait alors l’avantage des investissements étrangers et le fait que généralement, les entreprises étrangères agissaient en concordance avec les valeurs nationales canadiennes. Le fond du problème, à ses yeux, concernait plutôt l’indifférence des États-Unis à l’égard de souveraineté canadienne : sans protection, contingentement ou réglementation, nous serions à la merci des Américains parce qu’ils pourraient tout simplement agir à leur guise. Ceux qui prétendent que le libre-échange est notre seul espoir et que de toute façon il devient inévitable ont déjà abandonné l’idée d’un Canada indépendant et unique, ou bien ils n’ont pas réfléchi aux conséquences d’une telle mesure pour notre pays ni aux effets sur nos relations économiques avec des pays comme le Japon. Le défi offert aux hommes politiques canadiens au cours des prochaines décennies sera de trouver le moyen d’encourager l’investissement américain chez nous, et les échanges commerciaux sur une base bilatérale, tout en maintenant l’identité du Canada (Chrétien, 1994 : 104). 67 Le dilemme posé par Chrétien se trouvait également au cœur de l’affrontement idéologique impliquant notamment les fonctionnaires fédéraux, le Conseil économique canadien (CEC) et le Conseil des sciences du Canada (CSC). Les propositions du CSC et du CEC visaient principalement à choisir les moyens adéquats pour accroître l’intégration de l’économie canadienne aux marchés internationaux. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 226 68 Pour le CEC, la croissance économique canadienne passait par les exportations. Le conseil soutenait que sans l’accès aux marchés étrangers, l’économie canadienne ne pourrait évoluer vers une production industrielle spécialisée à grande échelle et ainsi surmonter son déficit de productivité et d’innovation (CEC, 1975). Le CEC se montrait surtout sensible à l’égard de la dépendance économique du Canada envers l’extérieur et les effets cumulés de l’interdépendance façonnée par les activités des FMNE. Suivant cette perspective, le CEC revendiquait une plus grande liberté des échanges économiques et une gestion macroéconomique de style monétariste, tout en se montrant peu intéressé par une politique industrielle en bonne et due forme. 69 Pour le Conseil des Sciences du Canada (CSC), le constat d’une dépendance de l’économie canadienne entre la recherche et le développement au Canada et la technologie étrangère était flagrant. Le CSC blâmait d’ailleurs les FMNE pour le malaise industriel canadien (Howlett et Ramesh, 1990). Le Conseil attirait l’attention sur les faiblesses structurelles de l’économie nationale et sur les risques de désindustrialisation qu’elle s’exposait si des corrections importantes n’étaient pas apportées aux politiques gouvernementales. (Brunelle et Deblock : 1989 : 184). Ancrée dans la vision d’un développement économique national, la position du CSC mettait l’accent sur la technologie en proposant une stratégie industrielle misant sur la spécialisation et l’efficience des firmes canadiennes, conjointement à une intervention de l’État orientée vers les développements économiques ainsi qu’un réexamen des politiques sur les IDE et les filiales étrangères. Le CSC mettait aussi en exergue le contrôle asymétrique des nouvelles technologies par les FMNE étrangères, la compétitivité de l’économie canadienne et l’accélération du développement technologique au Canada (French, 1985 : 342). La politique industrielle devait donc cibler les domaines de pointe les plus prometteurs. 4.5 Le contrôle des ressources par le Programme énergétique national 70 Bien que ces idées exposassent divers enjeux économiques et industriels, la très grande majorité des débats sur les IDE et les multinationales à la fin des années 1970 se concentraient sur l’enjeu des ressources, surtout du pétrole et du gaz 54. C’est d’ailleurs à cette même époque que l’Office national de l’énergie révélait l’état des réserves canadiennes de pétrole moindres qu’anticipées55 et jugées suffisantes pour une consommation d’au plus une dizaine d’années. Plusieurs débats eurent alors lieu au Parlement sur l’état des ressources naturelles au Canada, sur l’appropriation de cellesci par les entreprises américaines et sur les redevances que ces dernières devaient payer au gouvernement. Pour Alistair Gillespie, devenu ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources, il n’était plus question de savoir s’il y aurait éventuellement pénurie, mais plutôt de déterminer ce qu’il faudrait faire pour protéger l’intérêt, l’autonomie et l’intégrité des Canadiens lorsque celle-ci adviendrait56. Des voix s’élevaient pour revendiquer une intervention du gouvernement, notamment par l’entremise de PetroCanada57, afin de contrôler les importations de pétrole. Trudeau se montra en faveur d’une limitation des exportations de pétrole et de gaz et de la construction d’un pipeline traversant le Québec et les provinces maritimes. Son ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources souhaitait, quant à lui, davantage d’instruments d’intervention afin de s’assurer que les firmes étrangères œuvrent dans l’intérêt du Canada. Alan Revue Interventions économiques, 67 | 2022 227 Martin, alors secrétaire parlementaire du ministre de la Consommation et des Corporations, proposait d’exploiter les différents gisements en mer et les sables bitumineux. On affirmait qu’il était nécessaire que le Canada se dote d’une réelle stratégie de développement des ressources énergétiques, étant donné que l’on continuait d’importer un peu moins de la moitié de sa consommation alors qu’on en détenait des réserves importantes. 71 De retour au pouvoir au début des années 198058, le gouvernement Trudeau annonça son intention d’utiliser les richesses naturelles du Canada pour mettre en œuvre une politique industrielle, créer des emplois, garantir l’approvisionnement énergétique aux Canadiens et accroître le rôle énergétique du Canada sur la scène internationale 59. Il était alors incité après avoir constaté certaines distorsions dans les comportements des firmes américaines, surtout dans l’industrie énergétique, qui « tiraient alors parti de la proximité et de la profitabilité supérieure de leurs investissements au Canada, sans être incitées à réinvestir de manière substantielle leurs profits » (Duquette, 1988 :7). Se sentant donc obligé de « mettre de l’ordre dans le domaine de l’énergie au Canada » 60, le gouvernement Trudeau présentait, en 1980, le Programme énergétique national (PEN). Proposé par le ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources du Canada Marc Lalonde, le programme devait, en premier lieu, permettre aux Canadiens de prendre en main leur avenir énergétique grâce à la sécurité des approvisionnements et à l’indépendance vis-à-vis du marché mondial du pétrole. En second lieu, le programme devait offrir à tous les Canadiens la possibilité de participer au développement du secteur énergétique en général - et de l’industrie pétrolière en particulier – et l’opportunité de bénéficier des fruits de l’expansion industrielle. Finalement, le programme comptait établir un régime de prix du pétrole et de partage des recettes qui tienne compte de l’exigence d’équité pour tous les Canadiens, où qu’ils habitent (PEN, 1980 : 2). Le PEN avait aussi pour but que la « participation canadienne au secteur pétrolier et gazier atteigne au moins 50 p. cent d’ici 1990. » Il devait enfin renforcer le contrôle canadien dans les plus grandes entreprises de pétrole et de gaz, et augmenter rapidement la part du secteur pétrolier et gazier appartenant au gouvernement du Canada61. Ce programme promettait de renverser la propriété étrangère dans l’industrie pétrolière et gazière canadienne, en plus de promouvoir l’exploration et le développement dans le nord du pays (Bothwell, 1992). 72 Le PEN a rapidement fait l’objet de critiques à la Chambre des communes ; les conservateurs le percevaient comme une mesure qui allait nuire à la relance de l’économie. La volonté de nationalisation de certaines compagnies pétrolières était jugée improductive. Du même coup, le parti conservateur reprenait des études de l’Institut C.D. Howe, de la Banque Royale, du Conseil Économique du Canada et de plusieurs pétrolières, pour étoffer sa critique générale de l’intervention gouvernementale. De plus, l’obligation de propriété canadienne ainsi que l’appropriation de 25 p. cent de la production de pétrole et de gaz découverts sur les terres de la Couronne par le gouvernement étaient perçues par les multinationales américaines comme une expropriation rétroactive (Chrétien : 1994) 62. Ces dernières ont rapidement obtenu l’appui de leur gouvernement, qui a fait parvenir une lettre au gouvernement canadien dénonçant la contradiction entre le PEN et l’esprit des traités internationaux signés par le Canada (Duquette, 1988)63. Plus que tout, c’est le principe du traitement national qui éveillait les critiques. Quelques mois après son annonce, le PEN était intégré à une stratégie économique nationale. Mettant l’accent sur le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 228 développement de l’industrie automobile et aéronautique, l’industrie des microprocesseurs ainsi que celle des ressources naturelles, cette stratégie proposait un investissement public dans la restructuration du secteur manufacturier afin de le rendre compétitif au niveau international64. 73 Cette proposition politique du gouvernement Trudeau n’a toutefois pas su intégrer le discours économique ambiant, qui s’était modifié avec les effets latents de la crise. Dans ce contexte, la LEIE était devenue le symbole de la fermeture de l’économie canadienne tandis que l’intervention économique du gouvernement était perçue comme inefficace. Le PEN signifia pour sa part un changement d’orientation dans l’objectif de canadianisation de l’économie, délaissant le contrôle des entreprises pour miser presque uniquement sur l’appropriation par des Canadiens des projets d’exploitation d’hydrocarbures (Duquette, 1988). C’est d’ailleurs le parti conservateur qui adopta la position économique qui fera bientôt consensus dans les milieux d’affaires au Canada, en prenant parti pour l’accroissement du commerce et de l’investissement international. Le NPD qui continuait de prôner une ligne dure auprès des FMNE ainsi que l’édification d’une industrie canadienne voyait son discours se marginaliser. 74 Somme toute, le changement d’attitude des politiciens et des hommes d’État, tant à l’égard des grandes entreprises qu’à l’égard de la concentration industrielle et de la concurrence modifiait progressivement leur perception relativement à l’ouverture des frontières commerciales et aux avantages procurés par les IDE en termes de productivité et d’emplois, qui pour plusieurs outrepassaient alors les enjeux du contrôle des actifs nationaux65. L’idée du libre-échange, créant un espace commun d’ententes normatives, faisait alors son chemin à travers la poursuite de la reconnaissance de la souveraineté du Canada par les firmes américaines (Chrétien, 1994 : 103). Selon Chrétien (1994), le gouvernement se rendait à l’évidence qu’il devait s’adapter à la situation économique internationale plutôt que de lutter contre. Le virage vers des politiques plus libérales s’expliquait notamment par les avantages à court terme des solutions politiques proposées. Il se justifiait aussi par le fait que le gouvernement continuait de miser sur les objectifs de croissance de l’emploi. Ce changement de perspective sur les moyens à prioriser, qui affectait aussi les IDE, fut l’une des conséquences de la transformation observée dans les structures de l’économie mondiale (Deblock, 1988 : 242). 05. 1985 à aujourd’hui : Le retour du libéralisme d’ouverture 75 La décennie 1980 est associée à d’importants changements institutionnels qui ont façonné les actions de l’État contemporain. Elle fait non seulement écho aux difficultés économiques des années 1970 et 1980, mais elle marque un retour du conservatisme politique et un accroissement du commerce et de l’investissement international. L’État n’étant alors pas contesté en soi, la critique s’attardait surtout sur l’ampleur de l’intervention plutôt que sur sa légitimité régalienne. Les revendications se voulaient donc d’ordre philosophique, arguant dans le sens de la préservation d’une plus grande liberté individuelle au sein d’un contexte d’élimination et de dispersion des pôles de pouvoirs sociétaux (Brooks et Stritch, 1991). Au sein de la société civile, ces changements étaient demandés par de nombreux supporteurs des milieux économiques canadiens, à commencer par le Business Council on National Issues (BCNI). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 229 D’importantes ressources étaient alors déployées afin de convaincre le gouvernement que « ce qui est bon pour le secteur des affaires est bénéfique pour le pays » (Baker, 1997 : 1). Gillies (1981 :19) maintient que les PDG des grandes entreprises canadiennes s’efforçaient de démontrer que l’accroissement de la taille des entreprises et la concentration économique étaient en harmonie avec l’intérêt public et qu’ils figuraient même comme essentiels à la prospérité future de l’économie canadienne. 76 Quant au milieu académique, la présence de nombreux économistes, formés dans une mouvance de critique du modèle keynésien, au sein des nouvelles facultés d’économie et d’administration des affaires favorisait une acceptation relativement générale des bienfaits du libre-échange66. 77 Quatre autres aspects doivent être considérés avec le regard de l’époque : • Le choix du parti progressiste-conservateur en faveur de la libéralisation du commerce et de l’investissement était saisi d’une volonté de prioriser le marché et la concurrence au détriment des politiques industrielles. Il s’exécutait surtout par un changement de discours et par l’annulation ou la modification de certaines politiques et lois relatives à la période précédente. Pourquoi ce choix? D’une part, on ne peut faire abstraction du positionnement politique du mouvement conservateur, qui s’associait depuis le début des années 1970 à un État moins interventionniste dans l’économie. D’autre part, le contexte des années 1980 suggérait qu’il ne semblait plus nécessaire d’assurer une protection des entreprises canadiennes vis-à-vis les FMNE. Plusieurs entreprises canadiennes étaient dorénavant en mesure de concurrencer les entreprises américaines. • La concurrence, qui est centrale aux principes revendiqués durant cette période, subissait au même moment une reconfiguration importante en termes d’échelle. Activée notamment par le mouvement de libéralisation et l’accroissement continuel du nombre et de la taille des grandes entreprises internationales, la concurrence ne prenait alors plus comme fondement un territoire spécifique, mais était plutôt alignée sur la dynamique mondiale des FMNE. Cette concurrence continuait d’être considérée comme un mécanisme de croissance et d’emplois. • Au début des années 1980, un certain consensus s’est instauré au sein des milieux d’affaires canadiens sur l’idée du libre-échange, ce qui a envoyé un message clair au gouvernement 67. Ce consensus n’est sans doute pas étranger au fait que les milieux d’affaires canadiens étaient conscients des changements de l’environnement économique, notamment en regard de l’accroissement des IDE canadiens et de leur dépendance commerciale avec les États-Unis. • L’intensification de la coordination internationale avait comme effet de déplacer l’action de l’État vers des enjeux que l’on peut qualifier de structurels. Du même coup, le contrôle de l’État était transféré sur sa taille et ses dépenses. Certains objectifs découlant de l’Aprèsguerre, comme l’emploi, demeuraient toutefois fondamentaux à sa mission, du moins sur le plan politique. L’apparence de contrôle se devait d’être maintenue pour justifier légitimement certaines des orientations économiques du gouvernement. Or, le contrôle relevait bien plus d’une croyance envers les effets futurs de la libéralisation des marchés que d’une capacité à comprendre les enjeux qu’elle impliquait réellement. Cette croyance suggérait que les problèmes propres à la gestion de l’État et aux rendements économiques seraient résolus par une diminution de la taille de l’État ainsi que par une intégration économique plus profonde avec les États-Unis. 78 La campagne électorale de 1983 fut sans doute celle qui marqua l’esprit du vent de changement libéral, bien que caché derrière le voile de la politique pragmatiste. Les conservateurs se montraient d’abord opposés à un traité de libre-échange avec les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 230 États-Unis68. Mulroney déclara notamment en 1983 que le libre-échange avec les ÉtatsUnis aurait l’allure d’un éléphant endormi69. La perte d’autonomie nationale continuait d’être liée à la destruction de la culture et de l’identité canadienne et sous-tendait alors le nationalisme économique au Canada et au Mexique (Kudrle, 1994 : 502). Les craintes s’exprimaient sous plusieurs formes argumentaires ; l’aspect antidémocratique des accords de libre-échange, les effets économiques indirects du libre-échange ou la pertinence réelle d’une telle politique pour stimuler l’activité industrielle au Canada en étaient les principales, au début des années 198070 (Dunn, 1995). 79 Peu de temps après son arrivée au gouvernement, en décembre 1984, Mulroney prononçait devant l’audience du Club économique de New York, le célèbre : « Canada is open for business again », espérant ainsi ranimer de bonnes relations entre le Canada et les États-Unis (Spence, 1986 : 161). Mulroney insistait aussi sur le fait que le LEIE avait fait dévier des investissements potentiels qui auraient pu avoir un effet important sur le dynamisme économique du pays. Le Canada, qui se classait dorénavant au dernier rang des 22 pays développés en matière d’attraction des investissements étrangers, souffrait selon les conservateurs d’un manque de compétitivité internationale 71. La volonté des conservateurs d’accroître les IDE prenait alors source dans leur désir de rendre plus compétitive l’économie canadienne et par la même occasion d’inciter les entreprises canadiennes à accroître leurs investissements72. Pour le gouvernement, l’attrait des IDE venait du fait que les Canadiens, généralement peu enclins à prendre des risques, ne pouvaient créer à eux seuls une dynamique de relance de l’investissement et de la compétitivité. 80 Le ton était ainsi lancé et l’une des premières actions du gouvernement conservateur de Mulroney a été de remplacer le PEN et la Loi sur l’examen des investissements étrangers par la Loi sur Investissement Canada (LIC). La nouvelle loi devait ainsi faciliter les investissements des entreprises dans le but d’y accroître l’emploi productif. Elle était d’ailleurs présentée en 1984 comme allant de concert avec les revendications du secteur privé, des provinces canadiennes et des services commerciaux canadiens 73. Elle révélait une attitude positive et tournée vers l’avenir. 81 Une nouvelle agence était aussi créée, Investissement Canada, qui avait pour mandat à la fois de réviser les demandes d’investissement direct d’entreprises étrangères, mais surtout d’encourager et de faciliter les IDE au Canada. Les critères d’évaluation 74 d’un IDE étaient revus afin de ne pas engendrer trop de réticences des entreprises étrangères à investir au Canada75. Les conservateurs souhaitaient avant toute chose éliminer certaines contraintes administratives jugées inutiles, tandis que la priorité était mise sur les acquisitions jugées névralgiques d’entreprises canadiennes par des étrangers. Le gouvernement mettait alors un accent particulier sur les investissements engendrés par les changements technologiques et la nécessité, à cet égard, de l’apport des capitaux étrangers. En somme, ils étaient dorénavant convaincus que l’ouverture du gouvernement à l’attraction des IDE allait entraîner un effet positif sur l’emploi au Canada. 82 C’est pratiquement au même moment que le rapport de la Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada 76, fut déposé après plus de trois ans de consultation. Ce rapport est venu renforcer la position économique du parti au pouvoir en prenant position sur la gestion des politiques économiques et sur les principales orientations politiques du gouvernement. La commission Macdonald est considérée, encore aujourd’hui, comme le symbole d’un constat d’échec de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 231 l’interventionnisme étatique de l’Après-Guerre77, et le début, au sein des grands partis politiques canadiens, d’une acceptation des prémisses théoriques et pragmatiques d’un nouveau libéralisme. Elle est devenue l’un des points de rupture du nationalisme canadien et l’un des moments marquants de la promotion des principes du libreéchange. Elle marque, par cela, une acceptation plus généralisée des bienfaits économiques de la firme multinationale. 83 Trois constats étaient alors faits par les commissaires : 1. l’ouverture des frontières économiques pouvait être positive pour l’économie canadienne, mais exigeait une modification des attentes de la population envers le gouvernement ; 2. La prolifération des programmes économiques et sociaux, qui accentuaient l’attente des citoyens et des entreprises envers de l’État, devait s’arrimer au nouveau contexte international ; 3. l’intérêt économique du gouvernement devait intégrer la coordination internationale et la préservation de bonnes relations avec les partenaires économiques. Ces dynamiques s’exprimaient par la notion d’interdépendance, et s’affirmaient de différentes manières et à différents niveaux. 84 La promotion du secteur privé comme moteur de l’économie nationale facilitait alors la mise en place de mesures assurant un environnement propice à l’esprit d’entreprise, à l’innovation et à l’internationalisation de l’économie canadienne. Ce processus était d’ailleurs en phase avec de nombreux travaux portant sur le raffinement de la théorie de la firme78. Dans ce contexte, le discours propre à la critique des multinationales résonnait de moins en moins à l’échelle politique canadienne. Les milieux politiques et économiques s’entendaient sur le fait que la complexification de l’économie canadienne avait engendré une multiplication des relations d’affaires entre les entreprises nationales et étrangères, favorisant une interdépendance de plus en plus grande entre celles-ci. La volonté du Canada de faire partie de la nouvelle économie globale se vérifiait par l’évitement de politiques commerciales trop agressives et protectionnistes. La nécessité de stimuler l’investissement au Canada fit momentanément renaître le débat sur l’IDE. Un accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis se présentait alors par ses avantages économiques, notamment sur le plan de la spécialisation des firmes canadiennes, de la hausse du niveau de la concurrence, et d’un accès privilégié au marché américain (Arteau, 1988). Le fait que les États-Unis s’intéressaient à ces questions lors des négociations en vue de l’Accord de libre-échange inquiétait plusieurs députés de l’opposition. 85 L’épineux enjeu de la souveraineté du Canada vis-à-vis des États-Unis revenait aussi régulièrement lors des débats. Le chef néo-démocrate, Edward Broadbent, rappelait que le sous-secrétaire du Commerce aux États-Unis, Bruce Smart, s’était opposé publiquement à une intervention du gouvernement canadien afin d’empêcher l’achat de la pétrolière Dome par l’américain Amoco79. Dans le même ordre d’idée, les libéraux rappelaient la soumission du gouvernement conservateur aux récriminations des ÉtatsUnis. Les néo-démocrates insistaient aussi longuement sur l’incapacité d’Investissement Canada à contraindre, de quelque façon que ce soit, les entreprises étrangères qui n’exécutaient pas leurs engagements. Ils se questionnaient sur les bénéfices non répartis des entreprises étrangères au Canada ainsi que sur l’orientation des profits réalisés au Canada, avec des ressources canadiennes. Les subventions allouées par le gouvernement canadien induisaient des questionnements sur la responsabilité de ce dernier à l’égard des fonds investis dans des entreprises canadiennes qui étaient Revue Interventions économiques, 67 | 2022 232 ensuite achetées par des étrangers. Certaines acquisitions, notamment d’entreprises technologiques, suscitaient des inquiétudes quant à la valeur ajoutée à long terme du développement technologique au Canada. Le gouvernement conservateur, rappelant qu’il avait bon espoir que l’accord aboutirait à des avantages mutuels pour le Canada et les États-Unis, réitérait les visées de l’accord pour soutenir la création d’emplois 80. 86 Au début des années 1990, la baisse de la compétitivité de l’économie canadienne faisait manchette et constituait l’une des principales préoccupations du gouvernement. Cette notion de compétitivité, devenue internationale et orientée sur les États, s’associait alors au bien-être socioéconomique (Barrows, 1992 : 32). Eden et Molot (1993 : 242) rapportaient que les préoccupations du gouvernement, en regard de la compétitivité, étaient surtout liées à la perte d’emplois manufacturiers au cours des années 1980 et à la détérioration de la performance économique du Canada au début des années 1990. David Barrows (1992), se référant au classement de la compétitivité des pays développés du World Economic Forum, notait que le Canada était passé de la 5e position à la 11e entre 1991 et 1992. Pour Michael Porter (1991), le Canada devait s’attarder à l’atteinte d’une meilleure performance économique générale pour remédier au problème de compétitivité. Pour y arriver, il envisageait une diminution des dépenses de l’État et la création d’un environnement d’affaires propices aux entreprises. Dans une étude commandée par le gouvernement fédéral, Porter (1991 : 92-95) recommandait : 1. d’investir plus intensément dans le perfectionnement des ressources humaines ; 2. de faciliter l’établissement de liens plus étroits entre les entreprises et les établissements d’enseignement ; 3. d’améliorer le développement et l’adoption de technologies ; 4. de développer ou renforcer des grappes81 industrielles ; 5. d’encourager les efforts d’amélioration de la productivité ; 6. de recourir à la rémunération au rendement, et d’adopter des stratégies plus globales. 87 Il suggérait enfin une redéfinition des rapports entre les entreprises et l’État, afin que ce dernier axe davantage ses interventions sur la valorisation du secteur privé au Canada, diminue son emprise sur l’économie à travers les sociétés d’État et mette spécifiquement l’accent sur l’atteinte d’avantages concurrentiels pour l’économie canadienne. 88 Le discours du trône de Brian Mulroney en 1991, ouvrant la troisième session de la trente-quatrième législature du Canada, a été révélateur de la volonté du gouvernement fédéral à s’inscrire dans cette tangente. Le premier ministre se montrait très clair sur le fait que les pressions économiques au Canada ne provenaient plus des dépenses publiques ou de l’inflation, mais plutôt de la concurrence mondiale. La prospérité pour tous demeurait l’enjeu premier et elle pouvait être atteinte par l’unité nationale, la stabilité et la confiance. Les volets économiques de la prospérité comprenaient la réduction du déficit, la réforme de la fiscalité, le libre-échange et l’accroissement de la productivité. Se félicitant d’un accroissement de la hausse des entrées d’investissements directs étrangers, « clés de la création d’emplois », il réitérait que : le seul moyen d’assurer et d’accroître notre prospérité à long terme consiste à améliorer notre productivité dans tous les secteurs de l’industrie canadienne, celui des ressources, celui de la fabrication et celui des services. La productivité, c’est la différence entre la prospérité et l’appauvrissement. Elle est la condition essentielle Revue Interventions économiques, 67 | 2022 233 à notre prospérité et au maintien de nos programmes sociaux. Pour accroître la productivité, il faut un effort concerté de la part des gouvernements, des entreprises, des syndicats et des particuliers, dans toutes les régions du pays. 82 89 Le lien entre la productivité, l’investissement et les firmes multinationales devenait de plus en plus explicite à mesure que les analyses sur les déterminants de la productivité, du commerce et de l’investissement se réalisaient83 Après la signature de l’ALENA, qui agrandissait le libre-échange nord-américain ratifié quelques années auparavant, le gouvernement, libéral cette fois, s’est attardé à réviser trois leviers de son action politique dans l’économie : la politique commerciale, la politique d’investissement et la politique fiscale (Eden, 1996). Cette révision a entraîné de nombreux travaux qui ont guidé le ministre des Finances dans l’élaboration de la nouvelle politique fiscale 84. L’attention du gouvernement fédéral, mais aussi des provinces, était notamment axée sur la réglementation ou la mise en place d’initiatives diverses pour faciliter l’attraction des FMNE (Deblock et Brunelle, 1998). La stratégie des grappes industrielles, sous le gouvernement québécois de Bourassa, en est un bon exemple ; elle misait sur « la concertation entre le gouvernement, les patrons et les syndicats afin de permettre au Québec de développer une économie à valeur ajoutée très compétitive lui assurant de tirer profit de la mondialisation ». Le gouvernement Chrétien a quant à lui formé l’Équipe Canada, dont le mandat était d’effectuer des missions ministérielles pour promouvoir le commerce et l’investissement international. 90 Les politiques et les programmes visant à améliorer le climat de l’investissement au Canada étaient considérés comme cruciaux au maintien et à l’attraction des IDE (Cameron, 1998). D’autres enjeux étaient également soulignés, comme les effets des FMNE sur la concurrence, sur le respect des normes du travail, de même que sur l’environnement et l’harmonisation de la taxation des entreprises. Dans ce contexte, le gouvernement se questionnait sur la meilleure façon d’inciter les entreprises étrangères à s’installer ou à maintenir leurs activités au Canada tout en respectant les préoccupations qui émanaient d’un contexte général de l’ouverture des marchés, au sein desquels les désirs nationaux d’accroître l’efficience économique entraient en concurrence avec la préservation du contrôle souverain de leurs politiques (Cockfield, 1998). Les changements dans l’environnement économique mondial suivant l’ALENA et l’OMC alimentaient alors les réflexions sur la politique fiscale canadienne. 91 À la fin des années 1990, la réaction du gouvernement libéral canadien à l’égard de l’IDE et des FMNE suivait les recommandations de nombreuses recherches menées par Industrie Canada. C’est d’ailleurs à cette époque que le gouvernement canadien a réellement affirmé la prise en compte de l’avantage concurrentiel au Canada. Rappelons quelques actions et orientations poursuivies par ce dernier. Dès 1998, le gouvernement Chrétien misa sur l’acquisition de connaissances et de compétences des jeunes canadiens, notamment sur le plan technologique. Cette orientation s’inscrivait dans le contexte où le capital humain était reconnu comme un avantage comparatif à long terme pour le Canada. La création de partenariats entre les secteurs privé et public était aussi priorisée afin d’accélérer l’innovation. Le ministre des Finances proposait pour une première fois en 1999 de revoir le régime d’imposition des sociétés afin qu’il soit plus aligné sur la concurrence internationale. Jean Chrétien soutenait l’apport « d’une réglementation intelligente pour réaliser le bien commun et créer un climat susceptible d’attirer l’investissement et de susciter la confiance des marchés ». Revue Interventions économiques, 67 | 2022 234 92 L’enjeu politique de l’investissement étranger au Canada, qui avait très peu évolué depuis les années 1990, redevint d’actualité au milieu des années 2000. Une série de prises de contrôle d’entreprises canadiennes par des étrangers remit en considération la notion d’intérêt national (Holden, 2007). Pour Andrew Kitching (2005), l’accroissement des fusions et acquisitions d’entreprises canadiennes dans des secteurs stratégiques, comme les ressources naturelles, ainsi que les évènements du 11 septembre 2001, ont motivé la décision du gouvernement de s’arrimer aux pratiques des autres pays, comme les États-Unis, et insérer une clause sur la sécurité nationale. Pour une des premières fois depuis vingt ans, le gouvernement envisageait une mesure supplémentaire de protection. Peu de temps après l’élection de 2006, les préoccupations s’intensifièrent quant aux effets des acquisitions d’entreprises étrangères sur la concurrence. À cette époque, le Bureau du Conseil privé se montra également préoccupé par l’intensification de la concentration dans certaines industries canadienne et avaient manifesté l’intérêt de proposer une commission sur le sujet 85. Les ministres de l’Industrie et des Finances annonçaient donc en 2007 la mise sur pied du Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence86. La présidence du groupe d’étude a été confiée à Lynton Ronald Wilson, un homme d’affaires canadien, qui devait, avec son équipe exclusivement composée de représentants du milieu des affaires, examiner les politiques canadiennes portant sur la concurrence et l’investissement étranger, puis présenter des recommandations en vue de rendre l’économie plus concurrentielle. Le rapport Wilson a finalement été déposé un an plus tard, en pleine progression de la crise financière mondiale. Le rapport se veut un acte de foi dans le système de marché concurrentiel, qui « assure le dynamisme économique et génère de bons emplois pour les Canadiens » (Rapport Wilson, 2008 : vi). Parallèlement, le rapport fait état des préoccupations de plusieurs entreprises et travailleurs canadiens sur la prise de contrôle d’entreprises iconiques canadiennes au cours des années 2000. Il relève que la part relative des IDE entrants au Canada par rapport aux IDE totaux avait constamment diminué depuis les 40 dernières années, dues à plusieurs facteurs, dont l’augmentation des coûts du travail, la diminution de la productivité et la faible performance des entreprises canadiennes en matière d’innovation. Le rapport propose une série de recommandations touchant plusieurs enjeux relatifs aux IDE et aux FMNE; la création d’un avantage fiscal concurrentiel ; l’attraction et le développement des talents ; la mise en place d’incitatifs à l’essor des entreprises canadiennes ; le renforcement du rôle des administrateurs de sociétés dans les fusions et les acquisitions ; l’accélération de la libéralisation du commerce et de l’investissement ; la révision de la réglementation ; une stimulation de l’innovation et une plus grande protection de la propriété intellectuelle ; se trouvaient ainsi cités. S’ils ne remettaient pas en compte la LIC et son processus d’examen des IDE, les auteurs recommandaient plusieurs modifications à cette dernière. De prime abord, ils insistaient pour élever le seuil déclencheur d’examen, tout en y intégrant des secteurs économiques considérés comme stratégiques, tels les transports (y compris les pipelines), les services financiers non réglementés au fédéral et l’extraction du minerai d’uranium (Rapport Wilson, 2008 : 36). 93 La réaction du gouvernement à la suite du dépôt du rapport s’est avérée en droite ligne avec plusieurs de ses recommandations. En 2010, en pleine tentative de reprise économique, les orientations politiques sur l’investissement présentées par le premier ministre misaient sur trois aspects généraux, soit : la diminution des taux d’imposition, une plus grande ouverture au capital de risque ainsi qu’à l’IDE dans les secteurs-clés de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 235 l’économie, comme les satellites et les télécommunications. Il soutenait par ailleurs que « tout en protégeant la sécurité nationale, notre gouvernement veillerait à ce qu’aucun règlement inutile ne nuise à la croissance de l’industrie canadienne de l’extraction minière de l’uranium en soumettant indûment l’investissement étranger à des restrictions » . Cet aspect était pleinement intégré en 2012, tel qu’en témoigne l’introduction de nouvelles normes pour les investisseurs étrangers sous contrôle de l’État87. Les Lignes directrices sur les investissements au Canada par des sociétés d’État étrangères incluaient la nécessité qu’elles agissent à titre d’entreprises commerciales et qu’elles exercent leurs activités de manière ouverte et transparente envers le gouvernement canadien, comme les entreprises privées. Le gouvernement se réservait aussi le droit d’observer plus pointilleusement l’activité économique des sociétés d’État étrangères au Canada, en plus d’exiger le respect continuel de leurs engagements initiaux en ce qui a trait aux avantages nets. Enfin, un dernier changement s’opéra quelques années plus tard, lorsque deux sociétés d’État étrangères, Petronas et China National Offshore Oil Corporation’s (CNOOC) déposèrent presque en même temps des offres d’achat d’entreprises canadiennes dans les secteurs de l’énergie. Bien que le gouvernement Harper, après plusieurs mois d’examen, ait finalement donné son aval aux acquisitions, il annonça par la suite des changements dans le processus d’évaluation des IDE par les sociétés d’État étrangères au Canada. Le gouvernement mit alors l’accent sur le respect des normes de gouvernance et le respect des lois et pratiques du Canada. 94 Ces modifications demeurent, à ce jour, les derniers changements législatifs relatifs à la Loi sur investissement Canada. Elles ont, à tout le moins, ancré la légitimité politique d’un tel processus d’examen au Canada. Depuis les années 2000, les attentes de retombées des IDE d’une FMNE sont devenues monnaie courante, que ce soit par un processus formel, tel qu’on le voit au Canada ou en Australie, ou par des processus informels, moins encadrés juridiquement. Et il y a d’ailleurs très peu, sinon pas du tout, de plaintes quant au processus d’examen des IDE faits par des FMNE au Canada. La LIC a aussi favorisé les relations avec les FMNE. Son processus est empreint d’ouverture envers les FMNE. Le site web du gouvernement indique clairement que : les investisseurs sont invités à contacter les fonctionnaires de la Direction générale de l’examen des investissements d’Industrie Canada lorsque leurs projets d’investissement en sont à leurs premiers stades et avant même de déposer une demande en ce sens. De telles consultations donnent lieu à des discussions utiles et à un échange de vues pouvant servir à éliminer les difficultés possibles et à encourager le développement des investissements à l’avantage du Canada. 95 Les objectifs retenus des projets d’IDE sont généralement associés à des capacités réelles des entreprises. Le gouvernement canadien maintient une position basée sur le succès durable des entreprises étrangères au Canada, ce qui implique une volonté et une capacité d’adapter ses politiques publiques en fonction des objectifs économiques des firmes étrangères. 96 Il semble donc, après analyse de l’évolution de la Loi sur Investissement Canada et du contexte économique et politique des 20 dernières années, qu’il s’est instauré une certaine acceptation en regard de la légitimité d’une telle loi. La LIC demeure la principale institution formelle au Canada qui génère des relations entre l’État et les FMNE, lesquelles se sont d’ailleurs accélérées et structurées depuis la fin des années 1990. Elle n’en est pas la seule institutions pour autant, plusieurs informelles se déploient par la diplomatie économique des délégations canadiennes à l’étranger et par Revue Interventions économiques, 67 | 2022 236 les agences, canadiennes et provinciales d’attraction d’IDE. L’esprit même de ces relations demeurent rattachés à la poursuites d’objectifs économiques fondamentaux, à laquelle s’ajoute dans le cadre des institutions formelles, une volonté presque somnambule à l’utilisation des FMNE comme outil de développement économique et industriel. 06. Conclusion 97 Cette revue des 150 dernières années offre un aperçu des principales idées associées aux débats sur les IDE au Canada. Selon nous, deux moments charnières ont eu des effets majeurs sur l’institutionnalisation des relations entre l’État et les FMNE au Canada ; la Grande Dépression et la ratification de la Loi sur l’examen des investissements étrangers (LEIE). Dans un premier temps, les idées véhiculées pour résoudre les problèmes économiques causés par la Grande Dépression ont entraîné une évolution drastique de la conception de l’intervention de l’État dans l’économie, mais aussi de l’investissement et de l’activité des entreprises, canadiennes et étrangères, tout en instaurant définitivement une responsabilité de l’État dans la poursuite de l’atteinte d’objectifs fondamentaux. À la suite de cela, on note l’émergence du discours associé aux avantages des firmes multinationales au Canada, qui s’est institué à la fin des années 1960 pour ensuite s’intégrer à la LEIE. Entre ces deux grandes périodes, on y voit poindre les premières critiques, ou préoccupations, à l’égard des IDE au Canada. Elles prennent d’ailleurs place au moment où le paradigme de la Politique nationale s’estompait et un nouveau paradigme économique axé sur les avantages que pouvaient procurer les IDE au Canada, se renforçait au sein du gouvernement et des milieux académiques. 98 De ces deux grands mouvements institutionnels, on constate en filigrane que les objectifs économiques fondamentaux ont néanmoins peu évolué depuis l’Après-guerre et restent encore aujourd’hui caractérisés par une recherche de croissance économique, de haut niveau d’emplois, de stabilité économique et politique ainsi que de redistribution relative des richesses. Concernant l’enjeu des IDE, nous devons ajouter comme variables centrales à ces grands mouvements institutionnels, la présence d’idées et de moyens rattachés à l’atteinte de ces objectifs, l’évolution du contexte national et international ainsi que la volonté de contrôle de l’État vis-à-vis les IDE et les FMNE. Cette volonté de contrôle des IDE, qui est l’élément appartenant le plus aux gouvernements, se positionne comme la variable qui relie l’action de ce dernier aux IDE et l’atteinte de ses objectifs économiques fondamentaux. Ce contrôle est d’ailleurs explicite aux actions du gouvernement visant la canadianisation de l’économie, la poursuite des avantages des IDE, à l’intégration économique ou l’avantage compétitif de l’économie nationale. En ce sens, cette notion de contrôle a évolué en passant d’un contrôle des actions des FMNE lorsqu’elles investissent au Canada (de 1960 et 1970) à un contrôle des actions du gouvernement qui prend en considération les réactions de ces entreprises étrangères et de leur État d’origine (depuis 1980). 99 Cette présentation de l’évolution des discours, des débats et des décisions des gouvernements fédéraux canadiens successifs nous mène aujourd’hui à constater la présence contemporaine d’orientations presque uniquement axées sur les moyens à la disposition du gouvernement pour accroître les investissements des entreprises au Canada, qu’elles soient canadiennes ou étrangères, générer une croissance économique Revue Interventions économiques, 67 | 2022 237 et un niveau d’emploi souhaités. Bien que la pandémie de la Covid-19 ait bousculé l’atteinte à court terme de ce type d’objectifs, rapatriant au passage ceux de la stabilité et la redistribution en réutilisant des politiques dites nationalistes, bien peu de manifestations ont été constatées à l’encontre de la propriété ou du contrôle des FMNE au Canada. Les désirs de rapatrier des investissements, de combler les chaînes de valeurs ou de développer des secteurs stratégiques ne semblent, dans le fond, que l’expression moderne d’un retour aux débats sur les politiques industrielles des 1970. BIBLIOGRAPHIE Aitken, H. (1959). The Changing Structure of the Canadian Economy, dans Aitkens and al. (dir.), The American Economic Impact in Canada, Durham, Duke University Press. Aitken, H. (1961). American Capital and Canadian Resources. Harvard University Press., Cambridge, Massachusetts. Aitken, H. (1967). La société industrielle, dans Canada : un siècle 1867 à 1967, Ottawa, Imprimeur de la Reine. Azzi, S. (1999). Walter Gordon and the Rise of Canadian Nationalism. Montréal& Kingston, McGillQueen’s University Press. Baker, M. (1997). The restructuring of the Canadian Welfare State : Ideology and Policy, SPRC Discussion Paper, No. 77, 31 pages. Barber. C. L. (1954). Cyclical Turning Points : Canada, 1927-1939 : A Comment, The American Economic Review, vol. 44, No. 3, pp. 385-389. Barrows, D. (1992). Canada’s Global Competitiveness, dans Dermer, J (dir.), Meeting the Global Challenge : Competitive Position and Strategic Response, Toronto : Captus Press Inc., Behrman, J. (1970). National Interests and the Multinational Enterprise : Tensions Among the North Atlantic Countries, Englewood Cliffs, Prentice-Hall Inc. Béland D. et A. Lecours (2005). Nationalism and Social Policy in Canada and Québec, dans Nicola McEwen and Luis Moreno (dir.), The Territorial Politics of Welfare, London, Routledge : 189-206. Bell, J. (1990). "Politique industrielle canadienne", dans Axworthy, T. et P.E Trudeau (ed.) Les Années Trudeau : la recherche d’une société juste, Montréal, Le Jour éditeur. Blyth, C. D. (1967). Un siècle de croissance économique, dans Canada : un siècle 1867 à 1967, Ottawa, Imprimeur de la Reine. Bonin, B. (1967). L’investissement étranger à long terme au canada ses caractères et ses effets sur l’économie canadienne, Montréal Presses H.E.C. Bothwell, R. & A. Kilbourn (1979). C.D. Howe : a biography. Toronto, McClellend and Steward. Bothwell, R. (1992). Canada and the United States : The Politics of Partnership, New York, Twayne Publisher. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 238 Bothwell, R., I. Drummond & J. English (1989). Canada since 1945 : Power, Politics and Provincialism. Second Edition, Toronto, University of Toronto Press. Bradford, N. (1999). The Policy Influence of Economic Ideas : Interests, Institutions and Innovation in Canada, Studies in Political Economy, vol. 59, pp. 17-60. Britton J.N.H. & J. M. Gilmour (1978). The Weakest Link : A technological perspective on Canadian Industrial Underdevelopment, Ottawa, Science Council of Canada, Supply and Services. Brooks, S. et Stritch A. (1991). Business and Government in Canada, Scarborough, Prentice-Hall Canada Inc. Brunelle D. et C. Deblock (1989). Le libre-échange par défaut. Montréal : VLB éditeur. Brunelle, D. (2012). La sécurité économique depuis de 11 septembre : changement ou renforcement ? UQAM, CEIM, En ligne : http://www.ceim.uqam.ca/pdf/11sept/brunelle.pdf Bryce, R. B. (1939). The Effects on Canada of Industrial Fluctuations in the United States, Revue Canadienne d’économique et de Science politique, vol. 5, No. 3, pp. 373-386 Buckley, K (1974). Capital formation in Canada 1896-1930, Toronto, McClelland & Stewart. Campbell, R. (1987). Grand Illusions : The politics of the Keynesian experience in Canada 1945-1975, Peterborough, Broadview Press. Chrétien, J. (1994). Dans la fosse aux lions, Nouvelle édition augmentée, Montréal, Éditions de l’Homme. Chrétien, J. (2008). My years as Prime Minister, Toronto, Vintage Canada. Clements, W. (1977). Continental corporate power : Economic elite linkages between Canada and the United States, Toronto, McClelland and Stewart. Cliche, D. (1975). Cadre juridique de l’investissement étranger au Canada, Montréal, Institute of comparative and foreign Law, McGill University. Cockfield, A. (1998). Tax Integration Under NAFTA : Resolving the Conflict Between Economic and Sovereignty Interests, Stan. J. Int’l L., vol. 34, pp. 39-73. Cordell, A. J. (1971). Sociétés multinationales, investissement direct de l’étranger, et politique des sciences du Canada, Étude de documentation pour le Conseil des sciences du Canada, Étude spéciale n° 22, Ottawa, Conseil des sciences du Canada. Coté, C-E (2012). Le Canada et l’investissement direct étranger : entre ouverture et inquiétude, dans Arès et Boulanger (dir), L’investissement et la nouvelle économie mondiale, Bruxelle, Bruylant, pp. 241-313. Crookell, H. (1975). Canadian response to Multinational Enterprise, Business Quarterly, Spring, vol. 40, No. 1. De Schutter, O. (2016). Contrôle des sociétés transnationales : Bilan d’étape. C.E.R.A.S, « Revue Projet », vol. 4, No. 353, pp. 36 à 42. Deblock, C. (1988). La politique canadienne 1970-1984, dans Deblock C. & Arteau R. (dir.) La politique économique canadienne à l’épreuve du continentalisme, Montréal Association canadiennefrançaise pour l’avancement des sciences. Dehem, R. (1968). Planification économique et fédéralisme, Genève, Droz. Downs, J. R. (1967). Commerce extérieur, dans Canada : un siècle 1867 à 1967, Ottawa, Imprimeur de la Reine. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 239 Duquette, M. (1988). Politiques canadiennes de l’énergie et libre-échange – ou le sacrifice d’Iphigénie. Études internationales, vol. 19, No 1, pp. 5-32. Economic Council of Canada (1985). The scope of regulation in Canada, dans Rea, Kenneth J. & Nelson Wiseman (dir.). Government and Enterprise in Canada, Toronto, Methuen publications. Eden, L (1994). Les multinationales comme agents du changement : définition d’une nouvelles politique canadienne, Document de discussion no 1, Ottawa, Industrie Canada Eden, L. & M. A. Molot (1993). Canada’s National Policy : Reflection on 125 years, Canadian public policies, vol. 19, No. 3, pp 232-251. English, H. E. (1967). Industries manufacturières, dans Canada : un siècle 1867 à 1967, Ottawa, Imprimeur de la Reine. French, R. D. (1985). The idea of industrial strategy, dans Rea, Kenneth J. & Nelson Wiseman (dir.), Government and Enterprise in Canada, Toronto, Methuen publications. Gibson, J. D. (1956). The Changing Influence of the United States on the Canadian Economy, Revue Canadienne d’économique et de Science politique, vol. 22, No. 4, pp. 421-436 Gillies, J. (1981). Where Business Fails : Business Government Relations at the Federal Level in Canada, Montréal, The Institute for Research on Public Policy. Globerman, S et D. Shapiro (1998). Les politiques du gouvernement canadien à l’égard de l’investissement étranger direct au Canada, Document de travail no 24, Document de travail, Canada. Industrie Canada. Goodwin, C. D. W (1961). Canadian Economic Thought, Durham, Duke University Press. Gouvernement du Canada (1992) Accord de libre-échange nord-américain, Ottawa, ministre des Approvisionnements et des Services Canada. Granatstein, J.L. (1982). The Ottawa Men : The Civil Service Mandarins 1935 à 1957. Toronto, Oxford University Press. Hagg, C. (1984). The OECD Guidelines for Multinational Enterprises : A Critical Analysis, Journal of Business Ethics, vol. 3, pp. 71-76. Holden, M. (2007). The foreign direct investment review process in Canada and in other country, PRB 07-13E, Economics Division, Ottawa, Bibliothèque du Parlement. Horn, M. (1984). The Great Depression of the 1930s in Canada, Historical Booket, No 39, Ottawa, Société historique du Canada. Howlett M & Ramesh M. (1992). The Political Economy of Canada : An Introduction, Toronto, McClelland & Stewart Inc. Hudon, R. (1980). OECD/OCDE, International Investment and Multinational Enterprises. Review of the 1976 Declaration and Decisions, Paris, 1979, 67 p., Études internationales, vol. 11, No. 4, 764– 766. Hymer S. (1976). The International Operations of Nation Firms : A Study of Direct Foreign Investment. Cambridge, MIT Press. Irving A. (1995). Canadian Fabians : The work and thought of Harry Cassidy and Leonard Marsh, dans Blake & Keshen (dir.), Social Welfare Policy in Canada : Historical Reading, Toronto, Coop Clark Ltd, pages 201 à 220. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 240 Jenson, J. (1991). All the World’s a Stage : Ideas, Spaces and Times in Canadian Political Economy, Studies in Political Economy, vol. 32, pp. 43-72. Johnson. H. G. (1968). Towards a New National Policy ?, International Journal, vol. 23, No. 4, pp. 615-622 Kierans, T. (1990). Does nationality matter ? Who are the bad guys in a global economy ? A ‘90s guide to the next great foreign ownership debate, Report on Business Magazine, vol. 7, N° 2, pp. 11-12. Kitching, A (2005). Bill C59 : An act to amend the investment Canada Ac, LS-515E Bibliothèque du Parlement, Ottawa, Parliamentary Information and research Service Knubley, J., M. Legault et S. Rao (1994). Les multinationales et l’investissement étrangers direct en Amérique du nord, dans Eden (ed.) Multinationales en Amérique du Nord, Calgary, The University of Calgary Press Kohona, P. B. (1983). Some Comments on the Implementation of the OECD Declaration on International Investment and Multinational Enterprises, Third World Legal Studies, vol. 2, Article 7. Kudrle, R. (1994). La réglementation des entreprises multinationales en Amérique du Nord, dans Eden (dir.), Multinationales en Amérique du Nord, Calgary, The University of Calgary Press Lajule, C (1994). L’investissement direct étranger : un élément moteur de la mondialisation de l’économie, Document de recherche No 67, Division de la balance des paiements, Ottawa, Statistiques Canada Laliberté, L (1992). La mondialisation et le bilan des investissements internationaux du Canada, 1950 à 1992, Travail de recherche N° 6, Division de Ia balance des paiements, Ottawa, Statistiques Canada Lalonde, M (1990). Énergie : la traversée du désert, dans Axworthy, T. et P.E Trudeau (dir.), Les Années Trudeau : la recherche d’une société juste, Montréal, Le Jour éditeur. Lamontagne, R. (1954). The role of government, dans E.P. Gilmour (dir.), Canada’s Tomorrow, Toronto, MacMillan. Laxer, G. (1989). Open for Business : The Roots of Foreign Ownership in Canada, Toronto, Oxford University Press. Levitt T. (1983). The Globalization of Markets. Harvard Business Review (mai-juin) : pp. 92-103. Levitt, K. (1972). La capitulation tranquille : les multinationales, un pouvoir parallèle ?, Outremont, Éditions l’Étincelle. Lower, A. R. M. (1943). The Development of Canadian Economic Ideas, in Normano J. F., The Spirit of American Economics, New York, The John Day Company, pp. 213-241. Mahon, R (2008). Varieties of Liberalism : Canadian Social Policy from the ‘Golden Age’ to the Present, Social Policy & Administration, vol. 42, No. 4, pp. 342–361. Marchak, P. (2011). In Whose Interests : An Essay on Multinational Corporations in a Canadian Context, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press. Marchildon, G. (1991). British Investment Banking and Industrial Decline before the Great War : A Case Study of Capital Outflow to Canadian Industry, Business History, vol. 33, No. 3, pp. 72-92. McBride, S (2001). Paradigm Shift : Globalization and the Canadian State, Halifax, Fernwood Publishing. McCalla, D. (1990). The Development of Capitalism in Canada : Essay in Business History, Toronto, Copp, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 241 Mills, S. (2003). Les grands évènements de l’histoire Canadienne 1840 à 1945, McGill University, McCord Museum of Canadian History. Ministère des Finances (1992). L’Accord de libre-échange nord-américain : évaluation économique selon une perspective canadienne, Ottawa, Gouvernement du Canada. Ministère du Commerce (1964). Rapport annuel du ministre du Commerce présenté sous l’empire de la Loi sur les déclarations des corporations et des syndicats ouvriers, Partie II, Ottawa, Gouvernement du Canada. Monaghan, W. A. (1967). Construction et investissements, dans Canada : un siècle 1867 à 1967, Ottawa, Imprimeur de la Reine. Morck, R., M. Percy, G. Tian & B. Yeung (2004). The Rise and Fall of the Widely Held Firm – A History of Corporate Ownership in Canada, National Bureau of Economic Research Working Paper No. 10635, Cambridge, NBER Working Paper Series. Moussaly, O. (2016). Progrès et action collective. Portrait du méliorisme aux États-Unis. Québec, Presses de l’Université Laval. Mulroney, B. (1983). Telle est ma position. Montréal, Éditions de l’Homme. Naylor, R.T. (1972). The Rise and Fall of the Third Commercial Empire of the St. Lawrence, dans Gary Teeple (dir.), Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press. Nerbas, D. (2013). Dominion of Capital : The Politics of Big Business and the Crisis of the Canadian Bourgeoisie 1914-1947, Toronto, University of Toronto Press. Niell, R. (1991). A History of Canadian Economic Thought, London-New York, Routledge. OCDE (1979). Report of the Committee on International Investment and Multinational Enterprises on the Review of the 1976 Declaration and Decision, International Legal Materials, vol. 18, No. 4, pp. 986-1024. Owram, D (1985). Economic Thought in the 1930s : The Prelude to Keynesianism, The Canadian Historical Review, vol. 66, No. 3, pp. 344-377. Parizeau, J. (1956). Les investissements américains sont-ils devenus une menace ?, Actualité économique, vol. 32, No. 1, pp. 140-156. Patterson, D (1976). British direct investment in Canada 1890-1914 : Estimates and Determinants, Toronto, University of Toronto Press. PEN (1980). Le Programme énergétique national, Ottawa, Gouvernement du Canada. Phidd, R.W. (1975). The Economic Council of Canada : Its establishment, structure, and role in the Canadian policy‐making system, 1963–74, Canadian public Administration, vol. 18, No. 3, pp 428-473. Pitfield, M. (1976). The shape of government in the 1980s : techniques and instruments for policy formulation at the federal level, Administration publique du Canada, vol. 19, No. 1, pp. 8-20 Plourde, F. et C. Deblock (1988). « Faut-il encore contrôler les investissements étrangers ? » dans Deblock C. & Arteau R. (dir.). La politique économique canadienne à l’épreuve du continentalisme, Montréal Association canadienne-française pour l’avancement des sciences. Plumptre, A. F. W. (1947). Keynes in Cambridge, The Canadian Journal of Economics and Political Science / Revue canadienned’économique et de Science politique, vol. 13, No. 3, pp. 366-371. Plumptre, A. F. W. (1956).What Business Expects in 1956, Business Quarterly, vol. 20, No. 4, pp. 235. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 242 Plumptre, A. F. W. (1977). Three decades of decision : Canada and the World monetary system, 1945 à 1975. Toronto, McClelland and Stewart. Porter, G. (1973). Recent Trends in Canadian Business and Economic History, The Business History Review, vol. 47, No. 2, pp. 141-157. Porter, M. E. (1991). Le Canada à la croisée des chemins : nouvelles réalités concurrentielle, Ottawa, Conseil canadien des chefs d’entreprises. Rapport Gordon (1957). Commission royale d’enquête sur les perspectives économiques du Canada, rapport final, Ottawa Commission royale d’enquête sur les perspectives économiques du Canada. Rapport Gray (1972). Investissements étrangers directs au Canada, Ottawa, Information Canada. Rapport Wahn (1971). Onzième rapport du Comité permanent des affaires extérieures et de la défense nationale au sujet des relations canado-américaines : deuxième session, 28e législature, Canada. Parlement. Chambre des communes. Rapport Watkins (1968). Propriété étrangère et structure de l’industrie canadienne rapport du groupe d’études ad hoc chargé d’étudier la structure de l’industrie canadienne, Ottawa Bureau du Conseil privé. Rapport Wilson (2008). Foncer pour gagner, Rapport Final du Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence, Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. Ratchford, B. U. (1959). The American Economic Impact on Canada, The International Executive, Vol 1, No. 4, pp. 19-39. Rea, K. J. & N.Wiseman (1985). Government and Enterprise in Canada, Toronto, Methuen publications. Rea, K. J. et McLeod (1976). Business and government in Canada : selected readings, Toronto, Methuen publications. Rooth, T. (2010). Retreat from Globalization : Britain and the Renewal of Imperial Trade between the Two World Wars, dans Coppolaro L. et F McKenzie (dir.), A Global History of Trade and Conflict Since 1500, Basingstoke, Palgrave Macmillan. Rosenbluth, G. (1957). Changes in Canadian Sensitivity to United States Business Fluctuations, Revue canadienne d’économique et de Science politique, vol. 23, No. 4, pp. 480-503. Rugman, A. (1977) The Regulation of Foreign Investment in Canada, Journal of World Trade, vol. 11, No. 4, pp. 322–333 Rugman, A. (1990). Multinationals and Canada-United States Free Trade, Columbia, University of South Carolina. Safarian, A. E. (1964). The Exports of American-Owned Enterprises in Canada, The American Economic Review, vol. 54, No. 3, pp. 449-458 Safarian, E. et J. Bell (1973). Issues raised by national control of the multinational corporation, Colombia Journal of World Business, Autumn, pp 7-18 Salant, W.S. (1989). The spread of keynesian doctrine and practices in the United-States, dans Hall, P. (dir.), The Political Power of Economic Ideas : Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton University Press. Scheinberg, S (1973). Invitation to Empire : Tariffs and American Economic Expansion in Canada, Business History Review, vol. 47 , No. 2, pp. 218 - 238, Scroggs, W. O. (1933). The American Investment in Canada, Foreign Affaires, vol. 11, pp. 716. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 243 Shonfield, A. (1987). Le capitalisme d’aujourd’hui : l’État et l’entreprise, Paris, Éditions Gallimard. Slater, D. (1997). Setting the Scene : The Post-WWII Canadian Economy, Canadian Business Economics, Winter/Spring, pp. 6-13. Spence, J. (1986). Current Approaches to Foreign Investment Review in Canada, Canada -United States Law Journal, vol. 11, No. 161. Stewart, I. A (1990). Une nouvelle politique économique, dans Axworthy, T. et P.E Trudeau (dir.), Les Années Trudeau : la recherche d’une société juste, Montréal, Le Jour éditeur. Sturmthal, A (1965). Economic Goals for Canada to 1970. First Annual Review : Economic Council of Canada, Relations industrielles, vol. 20, No. 3, pp. 564–566. Teeple, G (1972). Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press. Thomson, Dale C. (1968). Louis St-Laurent : Canadien. (trad. F. Dufau-Labeyerie), Montréal, le Cercle du Livre de France. Traves, T (1979). The State and Enterprises : Canadian Manufacturers and the Federal Government 1917-1931, Toronto, University of Toronto Press. Trudeau, P.E (1990). Des valeurs d’une société juste, dans Axworthy, T. et P.E Trudeau (dir.), Les Années Trudeau : la recherche d’une société juste, Montréal, Le Jour éditeur. Underhill, F (1960). In Search of Canadian Liberalism, Toronto, Macmillan. Van der Wee, H. (1990). Histoire économique mondiale 1945-1990, Louvain-la-Neuve, Academia Duculot. VanDuzer A.J. (2012). Canada, dnas Wenhua Shan (dir.), The Legal Protection of Foreign Investment : A Comparative Study, Oxford and Portland, Hart Publishing. Voghel, M. (1979). Études comparatives sur les mesures de contrôle de l’investissement étranger au Mexique, en Australie et au Canada. Montréal, Institut de droit comparé, Université McGill. Wallace, E. (1950). The Origin of the Social Welfare State in Canada, 1867-1900, The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 16, No. 3, pp. 383-393. Watkins, M. (1969). The Canadian Experience with Foreign Direct Investment, Law and Contemporary Problems, vol. 34, No. 1, pp. 126-134. NOTES 1. La Grande Dépression a généré un changement de paradigme à propos des responsabilités économiques de l’État canadien. Face aux effets dévastateurs de la crise, une remise en question théorique et philosophique des prémisses de l’économie classique, et du rôle de l’État dans l’économie, s’opérait sur divers fronts. La vision de plusieurs intellectuels influents de l’époque évoquait un capitalisme plus humain. L’État devait, au sein de celui-ci, intervenir pour assurer le bien-être matériel de la population par des mesures d’assistance sociale et de régulation économique (Moussaly, 2016 : 165). 2. Propos recueillis dans lors d’un entretien réalisé par Ken Rea, Ed Safarian in conversation with Ken Rea 2012, Université de Toronto, en ligne, https://play.library.utoronto.ca/BhP0yvHgj9WW 3. Au Canada, deux groupes sont à l’origine du mouvement sociolibéral dénonçant le contrôle économique des monopoles et incitant pour une intervention centralisée de l’État. Gary Temple Revue Interventions économiques, 67 | 2022 244 (1972) mentionne la formation de groupuscules réformistes canadiens, sous la composition de deux groupes, le Ginger Group et les Progressistes, qui ont fait élire 65 débutés en 1921. 4. Une remise en question théorique et philosophique des prémisses de l’économie classique (surtout de la Loi de Say) s’opérait aussi sur divers fronts. Les théoriciens anglais du nouveau libéralisme, tels que Thomas H. Green, Leonard T. Hobhouse et John A. Hobson, de même que les institutionnalistes américains et les partisans de l’école historique allemande, estimaient qu’il revenait à l’État d’intervenir pour corriger les maux engendrés par la crise. Sur le plan strictement économique, certains économistes américains, tels que J. M. Clark, James Harvey Rogers ou Jacob Viner, envisageaient au début des années 1930 une reprise économique par la croissance de la demande agrégée et par un accroissement des dépenses publiques passant par l’emprunt (Salant, 1988 : 33). 5. La crise avait eu pour effet d’accentuer la concentration des capitaux au Canada. Finkel (1979 : 24) note qu’au début des années 1930, les actifs des 67 plus grandes sociétés financières étaient évalués à 7 milliards de dollars tandis que les actifs des 196 principales entreprises industrielles et commerciales représentaient plus de 6 milliards de dollars, sur une économie privée évaluée à un peu plus de 10 milliards. Les entreprises américaines contrôlaient environ 40 p. cent de tout le capital investi dans le secteur manufacturier et minier. Pour certains sous-secteurs (les pâtes et papiers, les métaux non-ferreux, les produits chimiques, les véhicules, le caoutchouc, les appareils électroniques et le pétrole raffiné), les niveaux de contrôle étranger s’élevaient à plus de 50 p. cent (Buckley, 1973 : 103). 6. Il a été ministre des Munitions et des Approvisionnements de 1940 à 1945. 7. Déjà amorcés avant la Guerre, les IDE de firmes américaines au Canada se sont considérablement affermis après le déclenchement de la guerre de Corée et les conclusions du rapport Paley. Il faut se rappeler que le déclenchement de la Guerre de Corée, en 1950, avait eu des répercussions sur l’inflation et le gouvernement américain avait alors pris de prendre action pour limiter le crédit. À tel point que les besoins croissants pour certaines ressources naturelles aux États-Unis devinrent, au début des années 1950, une source d’angoisse pour le gouvernement américain. Celle-ci est formulée explicitement dans le rapport de la Commission Paley publié en 1952. Or, des vingt-neuf ressources naturelles identifiées dans le rapport, douze étaient présentes en grande quantité au Canada (Clements, 1977 : 84). 8. Saint-Laurent déclarait d’ailleurs en 1953, lors d’une allocution auprès d’industriels : « I don’t think that free enterprise requires that government do nothing about economic conditions. Government can, and I believe government should, pursue fiscal and commercial policies which will encourage and stimulate enterprise and wise government policies can do a lot to maintain the right kind of economic climate” (Lamontagne, 1954). 9. Blyth (1967) estime que l’industrie canadienne à la fin de la Seconde Guerre avait atteint un niveau comparable à ceux des industries américaine et britannique après la Première Guerre. 10. L’exemple de l’achat de Canadair par l’Electric Boat Company, en 1947, illustre bien le type de développement économique à court terme qu’il poursuivait. Selon lui, cet achat était positif pour l’économie puisqu’il faisait venir une entreprise aéronautique importante au Canada, avec tous les emplois et l’importation de technologie que cela impliquait, en plus de délester le gouvernement d’activités commerciales dans lesquelles il était bien moins expérimenté (Bothwell et Kilbourn, 1979 : 215). 11. Selon les données recueillies par Roger Anderson pour la Commission royale d’enquête sur les perspectives économiques du Canada, de la fin des années 1920 jusqu’en 1947, les exportations vers les États-Unis représentaient annuellement entre 36 et 38 p. cent de l’ensemble des exportations canadiennes (Rapport Gordon, 1957 : 39). À partir de 1948, ce taux augmenta à 50 p. cent, pour ensuite se stabiliser, deux ans plus tard, à 60 p. cent. Pendant cette période, les investissements étrangers américains doublaient en valeur (Azzi, 1999). Soixante-dix pour cent de ceux-ci se destinaient aux secteurs des pâtes et papiers, miniers et pétroliers (Aitkens, 1959). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 245 Ce dernier secteur attira la moitié du capital américain entrant au Canada entre 1946 et 1953 (Clements, 1977 : 84). 12. Les capitaux étrangers avaient notamment contribué à l’essor de grandes entreprises minières, et à faire de Toronto le centre du monde minier, tandis que quelques grandes entreprises canadiennes (Alcan, Noranda) formaient le tissu industriel canadien. Des régions rurales, notamment le long de la voie maritime québécoise, connaissaient aussi une période de prospérité économique sans précédent. 13. Célèbre économiste canadien expatrié aux États-Unis 14. Churchill reconnaissait toutefois que les investissements étrangers se concentraient dans trois secteurs : pétrole et gaz, minerais et manufacturier. 15. En chambre, le ministre du Commerce, Gordon Churchill, soutenait qu’en 1959, la dette nette étrangère du Canada s’élevait à 15 milliards, comparativement à 4 milliards en 1945, ce qui équivalait à 44% du PNB. 16. Il sera remplacé en 1963 par le Conseil économique canadien. 17. Cette loi, votée en 1962, permit d’obtenir des informations sur les ventes, les actifs et le degré de contrôle étranger de toutes les entreprises étrangères au Canada ayant un chiffre d’affaires surpassant un seuil prédéterminé (Rugman, 1990 : 23). 18. Il souhaitait notamment que la recherche soit effectuée au Canada plutôt qu’à l’étranger. Le gouvernement conservateur proposa notamment en 1962 d’amortir sur un an les dépenses de recherche. 19. Il instaurait aussi des crédits d’impôt à la recherche industrielle, tout en réduisant son taux d’imposition sur les profits des sociétés de 9 p. cent (Dehem, 1968 : 165). 20. Il insista sur le fait que la meilleure façon pour les nations d'assurer leur progrès économique, c'est d'adopter des politiques qui réduisent sans cesse les entraves au commerce. Il est non moins important d'appliquer des politiques qui favorisent le développement économique des nouvelles nations, l'expansion du commerce des produits de base à des prix relativement stables et l'amélioration des paiements internationaux Discours du trône, 1963, https:// lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/procedure/discoursTrone 21. Anciennement le CCF, il demeurait fortement influencé par le nouveau libéralisme social keynésien, représenté en Amérique par J. K. Galbraith 22. Discours du budget, 1963, https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html 23. Discours du budget, 1963, https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html 24. Ibid. 25. Dans Rea et McLoed (1976), page 14. 26. Entre 1960 et 1965, la valeur des exportations à haute valeur ajoutée avait d’ailleurs triplé (de 411 millions à 1300 millions), tandis que leur part dans les exportations totales canadiennes avait presque doublé (7,8 à 15,3 p. cent) (Downs, 1967 :261). 27. Cela faisait suite notamment à un contexte international, où les États-Unis et le Royaume-Uni, notamment, avaient adopté des mesures pour protéger leur balance commerciale. 28. Cela était notable dans le secteur des transports, qui devenait de plus en plus intégré aux grands constructeurs américains. En 1963, le contrôle étranger embrassait 97% du capital employé dans l’industrie automobile et la fabrication des pièces (Rapport Watkins, 1968 : 10). 29. Présenté par le député libéral Maurice Jean Moreau comme les « effets à long terme sur nos aptitudes à administrer nos propres affaires et à en décider le genre de capitaux que nous importons » . Ce type de réaction demeurait un des fondements du nationalisme canadien, stimulé par la crainte de la prépondérance culturelle américaine et les effets potentiellement néfastes d’une intégration continentale progressive . 30. Il souhaitait aussi accorder une attention spéciale à « l'établissement d'un climat de collaboration entre les gouvernements, les universités et l'industrie, afin de trouver des solutions efficaces aux grands problèmes de notre milieu: santé, transports, énergie, communications, logement, rénovation urbaine, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 246 production alimentaire et nombre d'autres questions qui touchent particulièrement notre pays ». Discours du trône, 1967, discoursTrone https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/procedure/ 31. Joel Bell (1990), ancien conseiller économique du premier ministre Trudeau, V-P exécutif de Pétro-Canada et PDG de la Corporation de développement des investissements du Canada, rapporte à cet égard les nombreuses tentatives du gouvernement américain de restreindre le commerce et l’investissement au Canada au cours des années 1960. 32. Cinq éléments retenaient à ce moment, l’attention de Walter Gordon qui se translatait alors à la commission: 1) la proportion des capitaux étrangers dans l’économie canadienne était la plus élevée au sein des pays développés; 2) la décision du gouvernement américain d’accroître le rapatriement des profits des filiales étrangères américaines pour abaisser le déficit du compte courant était vue comme une menace potentielle d’application de lois étrangères au Canada; 3) l’interdépendance économique, de plus en plus évidente avec les États-Unis, ne pouvait être renversée, mais devait être contrôlée afin d’en faire bénéficier davantage l’économie canadienne; 4) le rôle accru des entreprises « plurinationales » dans la croissance des principaux facteurs économiques était considéré comme indéniable; 5) le gouvernement canadien entretenait la volonté de poursuivre des politiques économiques indépendantes, prônant la croissance durable de son économie, bien que cela impliquât l’importation et la domestication de techniques de production afin d’être compétitif sur les marchés extérieurs. 33. Pour les auteurs, les firmes plurinationales se caractérisent par leur nombre restreint et une prépondérance relative au niveau de l’activité industrielle. Elles généraient des investissements importants en recherche et développement, en publicité et en nouvelles technologies. Elles étaient présentes sur plusieurs territoires et effectuaient des échanges entre ses branches pour rendre plus efficace leur productivité. Leur capacité à générer de l’activité économique dans plusieurs pays découlait d’avantages sur la concurrence. Les centres décisionnels multiples (filiales) se coordonnaient avec les centres décisionnels centraux (société mère), d’où les propriétaires exerçaient normalement le contrôle (ultime) de l’entreprise. Le centre décisionnel détenait, dans l’absolu, certains pouvoirs économiques, notamment au niveau de la fixation des prix, ainsi qu’une influence politique en ce qui a trait à la préservation de la stabilité économique ou à la capacité d’agir sur les lois et politiques. 34. On fait ici référence à la lettre de l’honorable Robert Winters aux dirigeants de filiales canadiennes de sociétés étrangères, déposée à la Chambre des communes le 31 mars 1966. 35. Les débats entourant l’entreprise Home Oil ont eu un effet important sur les menaces des entreprises multinationales sous contrôle canadien dans le secteur pétrolier. 36. Innis publiait en 1956, avec The Fur Trade in Canada: An Introduction to Canadian Economic History l’une des thèses les plus marquantes de l’histoire coloniale canadienne. S’appuyant sur les effets structurels engendrés par l’exploitation et l’exportation massives de quelques ressources stratégiques afin de satisfaire la demande extérieure, il mit alors l’accent sur la dialectique centre-périphérie, de laquelle les principaux secteurs économiques canadiens (agriculture, industrie, transport, commerce, finance, activités gouvernementales) s’inscrivaient en subordination à l’exploitation des ressources naturelles servant aux industries de la métropole britannique. 37. Auteur de l’ouvrage Vertical Mosaic, l’une des premières études empiriques portant sur la structure de la classe et du pouvoir au Canada. Il est reconnu dans le milieu anglophone canadien l’un des sociologues canadiens les plus connus du XXe siècle. https:// www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/mosaique-verticale Revue Interventions économiques, 67 | 2022 247 38. Frank Underhill a été le premier président de la League for social reconstructions et l'auteur principal du Manifeste de Regina, de la Co-operative commonwealth federation (CCF) en 1933. Source : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/underhill-frank-hawkins 39. Rattaché à l’école de Chicago notamment, qui deviendra dominant dans les années 1980. 40. Pour Paul William (1989), cela fait écho du lien implicite entre l’origine sociale des élites, leur tentation de favoriser pour des postes de pouvoir des individus appartenant aux mêmes cercles sociaux cultuels et religieux, et les types de comportements et d’attitudes qu’ils adoptent et reproduisent. 41. Dans la foulée de ces recommandations, la Corporation de développement du Canada vit le jour en 1971. 42. Nommé le Rapport officiel sur l’investissement direct étranger au Canada, ou communément, le Rapport Gray. 43. Le Rapport, qui définit la firme multinationale : « comme la canalisation de l’IDE par une même entreprise qui exerce son activité dans plusieurs économies et qui partage ses opérations mondiales entre divers pays en vue de réaliser ses objectifs d’ensemble propre », les perçoit comme une forme institutionnelle différente au marché (Rapport Gray, 1972 : 57). Les FMNE sont d’ailleurs conçues comme un phénomène grandissant, qui est soutenu par les forces de la croissance et entraîne une réduction du nombre global de sociétés internationales (Rapport Gray, 1072 : 64). Les investissements des FMNE sont perçus comme l’extension d’un oligopole étranger et d’une concentration mondiale au Canada, ayant un effet notoire sur la diminution de la concurrence nationale. Au niveau de l’économie canadienne, deux modèles de FMNE sont mis de l’avant dans le rapport : le modèle de la firme démembrée, lorsqu’on répartit les étapes de production dans plusieurs pays où la firme obtient des avantages spécifiques à cette étape; et le modèle de la miniaturisation, lorsque les FMNE configurent leurs filiales étrangères sous le même modèle organisationnel que leur société mère. Ces modèles font ressortir l’importance du caractère distinctif des firmes étrangères présentes au Canada, c’est-à-dire ce qui leur donne la capacité de réaliser des profits supplémentaires en écoulant leurs produits sur les marchés étrangers (Rapport Gray, 1972 : 34). 44. Le gouvernement comptait sur la mise en valeur des ressources naturelles canadiennes pour les protéger contre les décisions arbitraires des pays étrangers sur les niveaux d’approvisionnement et de prix (Lalonde, 1990 : 73). 45. Le ministre de l’Industrie souligne les exemples du Japon, de l’Australie, du Mexique, de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis. 46. Débats de la Chambre des communes, 29e Législature, 1re Session : Vol. 3, page 2782, https:// parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates 47. Pour plus de détail sur la LEIE, voir le texte de Charles-Emmanuel Coté « Le Canada et l’investissement direct étranger : entre ouverture et inquiétude », dans Arès et Boulanger (dir), L’investissement et de la nouvelle économie mondiale, Bruxelle, Bruylant, pp. 241-313, 2012. 48. Le gouvernement annonça que la loi serait mise en œuvre en deux temps. Elle s’attarderait d’abord aux fusions et acquisitions par des étrangers et s’appliquerait qu’aux nouveaux investissements ou aux changements de propriétés dès 1975. 49. La LEIE, qui ne plaisait pas aux hommes d’affaires et aux banquiers canadiens, ne faisait pourtant que reprendre, de l’avis de Jean Chrétien (1994), des politiques déjà instaurées dans plusieurs pays. Voghel (1979 : 153) rappelle que la légitimité de ces mesures de contrôle des investissements étrangers mis en place par plusieurs États (notamment l’Australie et le Mexique) découlait d’une résolution de l’Organisation des Nations Unies, et d’une charte adoptée à la fin de 1974, énonçant le droit de chaque État à la souveraineté permanente et à l’exercice d’un contrôle effectif sur ses richesses naturelles et ses activités économiques à l’intérieur de sa juridiction. 50. Débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 1re Session : Vol. 6, page 5518. https:// parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates Revue Interventions économiques, 67 | 2022 248 51. L’une des avancées de cette déclaration est l’engagement volontaire des États à respecter le principe du traitement national. Selon Claes Hagg (1984), l’introduction du principe du traitement national présentait une sorte de garantie de comportements non discriminatoire envers les FMNE et l’acceptation, par les États, des contraintes que ceci imposait à leurs actions politiques. En contrepartie, les entreprises étaient incitées à se fondre dans la société d'accueil et à se comporter en « bons citoyens ». Leurs règles de financement, l'acquittement de leurs obligations fiscales, leurs pratiques en matière de relation de travail, leurs apports scientifiques et technologiques, leurs pratiques en rapport avec la concurrence, et la divulgation des informations concernant leurs opérations, étaient ciblées. (Hudon, 1980 : 765). 52. L’exemple de l’entreprise Inco, forcé de rationaliser ses activités à cause de l’instabilité des prix du nickel, était abondamment repris en chambre. Le NPD dénonçait que les profits réalisés dans l’exploitation des ressources au Canada se destinaient à leurs activités économiques à l’extérieur du pays, ne créant donc pas d’emplois supplémentaires. 53. Il a été ministre des Finances du 16 septembre 1977 au 4 juin 1979 54. L’exportation des ressources brutes non transformées représentait, en 1977, 49 p. cent de la production totale de pétrole. 55. Il était alors estimé qu’il ne restait du pétrole que pour environ 30 années. 56. Repris des propos de A. Gillespie, débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 4e Session : Vol. 1, 1978, p116 57. Qui était depuis 1975 une Société de la couronne 58. Le gouvernement progressif-conservateur de Joe Clark a gouverné entre 1979 et 1980 59. Discours du trône, 1980, https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/ procedure/discoursTrone 60. Propos rapportés du discours du budget, du ministre des Finances MacEachan 1980. 61. Discours du budget, 1980. https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html 62. Chrétien (1994 : 149), soutient qu’au début des années 1970, le gouvernement détenait le droit de s’approprier jusqu’à 50 p.cent de toute découverte de gaz ou de pétrole sur ses terres, sans avoir à payer la moindre compensation. Bien que, selon ses dires, il fut alors ouvert à négocier un arrangement avec les entreprises étrangères, celles-ci ne débouchèrent en rien, notamment parce que l’enjeu n’était alors pas considéré comme urgent. 63. Duquette (1988 : 10) note enfin que, dès mars 1981, six pays membres du GATT s'élevèrent contre le PEN dans le cadre de la rencontre du Comité de l'OCDE sur l'investissement et les firmes multinationales. 64. Selon Holwett et Ramesh (1990 : 249), cette stratégie représente surtout le compromis classique des propositions stratégiques nationales mises de l’avant dans les années 1970, tout en misant sur la hausse des prix de l’énergie et des ressources naturelles pour financer les projets majeurs d’investissement. 65. À titre d’exemple, lors de la seconde crise du pétrole de 1979, les conservateurs avaient souligné qu’il y avait un avantage, un intérêt national, à se servir des multinationales, considérant leurs connaissances, leur expérience et leur accès aux réserves internationales. Voir Débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 4e Session : Vol. 4, 1979 : 4290, https:// parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates 66. Propos recueillis par un expert 67. Ils concevaient notamment comme nécessaire la diminution des pouvoirs de l’État sur les individus et les entreprises. Les critiques des milieux d’affaires portaient sur le contrôle exercé par l’État. Ces derniers louangeaient d’ailleurs les mesures mises en place par le Président des États-Unis, Ronald Reagan, pour stimuler l’activité des entreprises, et réclamaient des baisses d’impôt ainsi qu’une importante dérégulation de l’économie. Le rendement de la production pétrolière, qu’ils jugeaient insuffisant, devait aussi être rehaussé. Sur le plan de la transformation Revue Interventions économiques, 67 | 2022 249 des ressources naturelles, ce qui prévalait à leurs yeux était bien plus le fait que ce soit fait au Canada que le type d'entreprise qui devait les fabriquer. 68. Tout comme les libéraux d’ailleurs 69. « Free trade with the U.S. is like a sleeping elephant. It’s terrific until the elephant twitches and if the elephant rolls over you are a dead man… That’s why free trade was decided on in an election in 1911. Its affects Canadian sovereignty and we will have none of it, not during leadership campaigns, or at any other time (Clarkson, 1991: 123) tiré de Eden et Molot, 1993 page 248. 70. Dunn reprend le discours de John Medeiros, alors ministre conseiller pour les affaires économiques et commerciales auprès de l'Ambassade des États-Unis d'Amérique, prononcé en 1996. 71. Propos du ministre de l’expansion industrielle régionale, Sinclair Steven à la Chambre des communes en 1984, Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 1re Session : Vol. 1, https://parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates 72. À cette période, l'investissement étranger se concentrait dans trois secteurs : le secteur manufacturier, qui rassemblait 39,5 p. cent des IDE, le secteur commercial (25,6 p. cent) et le secteur financier (16,7 p. cent) (Brunelle et Deblock, 1989 : 230). 73. Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 1re Session : Vol. 1, page 1089, https:// parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates 74. Des seuils minimums sur les acquisitions d’entreprises canadiennes (5 millions de dollars) et sur les acquisitions de sociétés mères étrangères qui détenaient un actif important au Canada (50 millions de dollars ou 50 p. cent des actifs totaux) étaient instaurés. Les projets d’investissement visant des « installations entièrement nouvelles », dans les secteurs économiques exemptés, n’étaient plus assujettis à l’examen gouvernemental (Globerman et Shapiro, 1998 : 23). En outre, il était prévu que le remodelage de la Loi engendre une diminution atteignant jusqu’à 90 p. cent du nombre d’évaluations. 75. Les critères de l’avantage net de la LIC continuent toujours d’évaluer les projets d’IDE en fonction de : l’effet de l’investissement sur le niveau et la nature de l’activité économique au Canada, notamment sur l’emploi, la transformation des ressources, l’utilisation de pièces et d’éléments produits et de services rendus au Canada et sur les exportations canadiennes; l’étendue et l’importance de la participation de Canadiens dans l’entreprise canadienne ou la nouvelle entreprise canadienne en question et dans le secteur industriel canadien dont cette entreprise ou cette nouvelle entreprise fait ou ferait partie; l’effet de l’investissement sur la productivité, le rendement industriel, le progrès technologique, la création de produits nouveaux et la diversité des produits au Canada; l’effet de l’investissement sur la concurrence dans un ou plusieurs secteurs industriels au Canada; la compatibilité de l’investissement avec les politiques nationales en matière industrielle, économique et culturelle, compte tenu des objectifs de politique industrielle, économique et culturelle qu’ont énoncés le gouvernement ou la législature d’une province sur laquelle l’investissement aura vraisemblablement des répercussions appréciables; la contribution de l’investissement à la compétitivité canadienne sur les marchés mondiaux . 76. Trudeau annonça en 1981 la mise en place de la commission et confia alors le mandat à son ancien ministre des finances, Donald Macdonald. Bothwell (1992 :143) soutient que le choix de Macdonald était censé refléter les principales orientations du gouvernement Trudeau. Ce dernier avait été membre du cabinet et était un disciple de Walter Gordon. Or, la commission s’est surtout penchée sur les perspectives de développement économique du Canada tandis que son président a vite fait de se ranger du côté des revendications libre-échangistes des entreprises. Selon l’auteur, le changement idéologique de Macdonald en faveur du libre-échange s’est exécuté Revue Interventions économiques, 67 | 2022 250 pendant son passage au ministère des Finances, lorsqu’il s’est rendu compte de l’échec de la Troisième voie. 77. Propos recueillis d’un expert 78. Il est difficile de ne pas faire un lien entre l’appel lancé par Milton Friedman en 1970, la réaction des milieux académiques au cours des années 1970, et., par la suite, les revendications des milieux d’affaires et politique. On fait aussi allusion aux travaux de John Dunning et d’Alan Rugman, qui concevaient les FMNE non plus comme des entreprises possédant ou contrôlant des installations de production dans deux ou plusieurs pays, mais comme des institutions coordonnant efficacement l'utilisation d’actifs intermédiaires générés dans un pays. Rugman, très impliqué auprès des milieux d’affaires et du gouvernement canadien au cours des années 1980, plaidait pour la défense des IDE au Canada ainsi que la nécessité d’un accord de libreéchange avec les États-Unis. Sa croyance en l’efficacité supérieure des FMNE l’amenait d’ailleurs à effectuer une sorte de « lobbying » auprès des instances politiques et académiques afin de faire reconnaître les bénéfices de l’IDE des FMNE. 79. Broadbent reprenant les déclarations du sous-secrétaire au Commerce, décriait qu’au sein des négociations de l’accord de libre-échange se situait l’acceptation tacite du principe de nonintervention de l’État sur les prises de contrôle des entreprises canadiennes par des étrangers 80. Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 2e Session : Vol. 5, 6240, https:// parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates 81. Une grappe est un ensemble de branches d'activités reliées par des rapports verticaux ou horizontaux (Porter, 1991 : 63). 82. Discours du trône, 1991. https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/ procedure/discoursTrone 83. L’intérêt pour les FMNE, surtout dans les pays développés, mais de plus en plus dans les pays en développement, était d’ailleurs grandissant. La CNUCED commençait à publier en 1990 ses rapports sur l’Investissement dans le monde en plus de mettre sur pied l’année suivante la revue Transnational Corporations. Du point de vue académique, quelques auteurs ont eu une influence importante sur la recherche dans ce domaine. L’ascendance de John H. Dunning, devenu responsable du comité scientifique de la publication Transnational Corporation, était d’ailleurs palpable, non seulement en ce qui concerne les thèmes de recherche proposés à partir des années 1990, mais aussi les méthodes et les questionnements émergeant sur ce sujet. Un effort notable était déployé pour comprendre et proposer des solutions afin que les États puissent mieux bénéficier des retombées des IDE dans un contexte où leurs actions envers celle-ci devaient intégrer les nouvelles normes économiques mondiales. 84. Une attention particulière était aussi portée à la gestion budgétaire et à la diminution de la dette. Certains ajustements de politiques publiques émanaient d’une reconnaissance des besoins et enjeux des entreprises. Le discours du Trône de 1994 faisait état, à cet égard, d’une volonté que les entreprises canadiennes « adoptent une attitude plus dynamique afin de tirer davantage parti des marchés étrangers ». L’accès des Canadiens aux marchés étrangers était une priorité qui se reflétait dans les diverses ententes commerciales et d’investissement conclu par le Canada. 85. Au cours d’une entrevue réalisée en 2012, Edward Safarian mentionne que l’enjeu des acquisitions au Canada avait été très peu abordé jusqu’à ce qu’un collègue lui demande de se pencher sur cet enjeu spécifique et qu’il se rende compte d’un changement important dans le type d’IDE au Canada . Il relate d’ailleurs que la première ébauche d’une note qu’il rédigea sur la question des acquisitions d’entreprises canadienne par des étrangers s’était rendue jusqu’au greffier du Bureau du Conseil privé, qui l’interrogea peu de temps plus tard sur les effets de l’accroissement des acquisitions au Canada. 86. Lors de l’annonce en chambre, le ministre des Finances Flaherty réitéra que la concurrence demeurait essentielle à la coordination de la vie économique canadienne. 87. Communément appelés sociétés d’État Revue Interventions économiques, 67 | 2022 251 RÉSUMÉS Les motivations et les objectifs qui configurent les actions d’un État reposent sur un ensemble de variables, parfois instituées par la conjonction d’idées et de débats. Le cas de l’investissement direct étranger au Canada présente à cet égard un intérêt particulier en raison des nombreux débats qui se sont succédés. Cet article propose de les revoir sous forme chronologique, de la Politique nationale jusqu’à aujourd’hui. Un accent spécifique est mis sur l’évolution des idées et motivations de l’État canadien vis-à-vis des firmes multinationales étrangères. Les objectifs économiques fondamentaux poursuivis par le gouvernement seront ainsi distingués des idées sur les moyens pour les atteindre. Cette longue traversée permet de mieux comprendre non seulement les enjeux des différents débats, mais aussi les interrelations entre ceux-ci et l’impact de certaines idées sur les institutions économiques canadiennes. Motivations and objectives that shape the actions of a state are based on a set of variables, sometimes instituted by the conjunction of ideas and debates. The case of foreign direct investment in Canada is of particular interest in this regard because of its long and rich experience in Canadian history, entwined by the many debates that have followed one another. This article proposes to review chronologically these debates, from National Policy to the present day. A specific emphasis is placed on the evolution of ideas and motivations of the Canadian state vis-à-vis foreign multinational firms. The fundamental economic objectives pursued by the government since the Second World War are thus distinguished from the ideas on the means to achieve them. This long journey allows us to better understand not only the issues at stake in the various debates, but also the interrelationships between them and the impact of certain ideas on Canadian economic institutions. INDEX Mots-clés : investissements directs étrangers, débats politiques, histoire économique canadienne, canadianisme Keywords : foreign direct investment, political debates, Canadian economic history, Canadianism AUTEUR BENJAMIN LEFEBVRE Ph. D. en science politique, Lefebvre.benjamin@gmail.com Revue Interventions économiques, 67 | 2022 252 La tradition collectiviste québécoise : renouer avec une pensée économique supprimée pour renouveler le modèle de développement du Québec Renewing the economic development model in Québec through a revival of its collectivist tradition Philippe Dufort, Mathieu Dufour, Simon Tremblay-Pepin, Colin Pratte et Alexandre Michaud 01. Introduction 1 Les fondements du modèle de développement économique du Québec sont actuellement fragilisés par une série d’enjeux importants : la crise écologique vient remettre en question le modèle économique extractiviste dans lequel s’inscrit l’économie minière, forestière et agro-industrielle qui structure le développement régional (Tremblay-Pepin et al., 2015) ; la crise sanitaire liée à la COVID-19 a illustré la dépendance de l’économie du Québec à certaines importations clés et questionne la viabilité d’une économie intégrée des chaînes de production mondialisées (Foster et Suwandi, 2020) ; la mise en concurrence internationale des salariés déstabilise les espaces de concertation entre patronat, gouvernement et syndicats (Tremblay et Rolland, 2003). Face à l’enchevêtrement de ces enjeux qui compromettent la reproduction du modèle québécois, il semble utile de revisiter la pensée économique québécoise qui précède et entoure la Révolution tranquille. Une étude des débats économiques du 20e siècle montre que certaines idées ont été mises de côté tandis que d’autres ont façonné l’imaginaire d’acteurs qui allaient contribuer à l’institutionnalisation du modèle québécois. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 253 2 La première moitié du 20e siècle est marquée par l’intégration du Canada français au capitalisme industriel. Voulant sortir les Canadiens français de la marginalisation économique, un nouveau courant économique nationaliste élabore un projet de reprise en main de l’économie par les Canadiens français axés sur une économie coopérative et la décentralisation politique. Ses principaux représentants intellectuels sont Errol Bouchette, Édouard Montpetit, Esdras Minville, Olivar Asselin, Anatole Vanier, François-Albert Angers et André Laurendeau qui s’expriment dans la revue l’Action française — plus tard l’Action nationale. 3 En s’attardant aux propositions élaborées par ce courant de pensée, ce texte souhaite contribuer à relever les défis contemporains du Québec à l’égard de l’économie, la condition salariale et la gestion de l’environnement1. 4 Les travaux du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) sur les institutions héritées de la Révolution tranquille éclairent le « particularisme québécois » à l’œuvre (Bélanger et Lévesque, 1994). Par l’étude de la pensée économique de la première moitié du 20e siècle, nous croyons enrichir leurs travaux en soutenant que certaines idées collectivistes furent écartées par les décideurs de la Révolution tranquille alors que l’avenue d’une démocratisation de l’économie est laissée de côté au profit de la formation d’une bourgeoisie québécoise encadrée par une intervention étatique centralisée. Nous émettons l’hypothèse que ces décideurs se sont retrouvés face à un choix historique commun pour les mouvements d’émancipation nationale : prendre contrôle du système légué par la relation coloniale en formant une élite politique, technocratique et économique endogène ou viser une transformation profonde du système en élaborant une alternative propre à la société en question, ancrée dans sa culture et sa trajectoire historique. Face à la crise du modèle fordiste durant les années 1970, la solution de la démocratisation sera une fois de plus écartée au profit de la transition québécoise vers le néolibéralisme. Cette hypothèse cherche donc à retracer une généalogie de la pensée économique collectiviste en considérant les rapports de force historiques qui ont mené à sa suppression. 5 Notre texte suit une synthèse des transformations du modèle de développement du Québec depuis le siècle dernier, que nous divisons en trois périodes — 1900 à 1960 ; 1960 à 1980 ; 1980 à nos jours. Chaque période historique sera analysée par l’étude de relations contradictoires entre des variables matérielles, intellectuelles et institutionnelles. En conclusion, nous proposons un programme de recherche visant à préfigurer un modèle de développement québécois contemporain inspiré de la tradition collectiviste. 02. La genèse de la tradition intellectuelle collectiviste (1900-1960) 6 Lors de la première moitié du 19e siècle, les Premières Nations passent de « partenaires » commerciaux et militaires à populations encombrantes qui doivent être assimilées. La dépossession territoriale dont elles sont victimes est alors approfondie. Dès 1820, le système des réserves modernes est mis en place, ce qui les exclura de tout rôle économique central au Canada français. Les révoltes canadiennes-françaises de 1837-38 sont matées et débutent en 1840 la période moins tumultueuse de la survivance. Le Canada français est intégré à la logique mercantiliste de la métropole Revue Interventions économiques, 67 | 2022 254 anglaise, qui, en dehors de l’industrialisation de Montréal, ne laisse se développer ailleurs au Québec qu’une agriculture et industrie de subsistance (Bernier et Salée, 1995). Ceci découle des structures féodales héritées de la Nouvelle-France, qui seront réimposées par l’État canadien au moment de la Confédération à la suite de l’échec des rébellions de 1837-38 comme stratégie coloniale de subordination économique et politique. 7 Au tournant du 20e siècle, le Québec est engagé dans une transition vers le capitalisme. L’élite commerçante anglophone, ayant exclu du jeu économique les Premières Nations et confinant les francophones au rôle de main-d’œuvre bon marché, est au cœur de ce processus en impulsant l’industrialisation (Bélanger, 1998, p. 61). 8 Ce processus implique une prise en charge marchande de l’économie, synonyme notamment d’une séparation du travail et du capital (Paquet et Wallot, 1982, p. 501). La subsistance des Canadiens français urbains—et progressivement celle des ruraux— passe désormais par le marché (ibid.). Au Québec, ces nouveaux rapports de propriété se déroulent dans une hybridation avec les institutions coloniales, instiguées par un pouvoir économique majoritairement anglo-saxon au désavantage des Canadiens français (Roby, 1976). 9 Trois conséquences principales découlent de cette transition canadienne-française au capitalisme : l’industrialisation, l’urbanisation rapide et l’émigration massive vers les États-Unis. Entre 1861 et 1931, le taux de population urbaine du Québec passe de 14,9 % à 59,5 % (Linteau et al., 1989a, p. 167, 1989b, p. 55). Néanmoins, un manque d’approvisionnement en ressources telles que le charbon et le minerai de fer et la hausse des tarifs américains contribue au faible taux d’industrialisation québécois (McInnis, 2000, p 125-127). C’est pourquoi la pauvreté, que nombre d’entre eux fuient en quittant la campagne, n’est pas moins grande dans les faubourgs de Montréal (Aranguiz et Fecteau, 1998)2. Cela va pousser, entre 1830 et 1930, un million de personnes à quitter le Québec afin de rejoindre les centres industriels du nord-est des États-Unis en pleine croissance (McInnis 2000, p. 128). 10 C’est dans le contexte de ces bouleversements sociohistoriques que va émerger une pensée originale, que nous qualifions ici de collectiviste, développée par une nouvelle génération de penseurs nationalistes canadiens-français. D’un point de vue social, on y décrit le paupérisme affligeant les populations urbaines (Laurendeau, 1936) ; économiquement, on y dénonce le retard de développement entre le Canada français et ses voisins à l’ouest et au sud, alors que les capitaux américains et anglais dominent la vie économique et empêchent l’essor national (Angers, 1937) ; sur le plan des ressources naturelles, on s’effraie de leur exploitation tous azimuts au bénéfice de tiers (Minville, 1924). 11 Pour ces intellectuels catholiques, ces maux trahissent une société traditionnelle fragmentée et déstructurée par l’industrialisation capitaliste. À leur avis, le Canada français doit se doter d’un modèle de développement qui lie les enjeux de solidarité sociale à la préservation de la nation canadienne-française et qui correspond à ses valeurs héritées du catholicisme. Pour Minville, la « priorité absolue de l’intérêt personnel comme mobile de l’activité économique » nuit au devenir de la nation canadienne-française (1933, p. 6). Tous critiquent la régulation capitaliste pour avoir réduit le travail à une opportunité de réaliser des bénéfices, sans égard à sa précarité et à sa pénibilité (Warren, 2004, p. 223). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 255 12 Il n’est pas pour autant question chez eux d’abandonner cette société à une lutte des classes, dont ils rejettent la violence révolutionnaire, jugée antinomique à la cohésion et au lien social. Ces auteurs supposent la prééminence de la solidarité nationale sur les rapports de classes et nie ainsi qu’elles ont des intérêts irréductiblement contradictoires. « Qu’on le veuille ou non, toutes les classes d’une même société sont solidaires » (Minville, 1938, p. 424 ; Warren, 2004, p. 226). En somme et contrairement au mouvement socialiste français laïque, on fonde beaucoup d’espoir sur la religion catholique et ses valeurs pour rebâtir un modèle de développement économique porteur d’unité et de solidarité sociale. Or, malgré des éthos aux antipodes, les catholiques sociaux canadiens-français et les socialistes de France proposeront des solutions convergentes, notamment celle du modèle coopératif à travers la figure de l’économiste français Charles Gide (Gide, 2001). 13 Les solutions envisagées face aux quatre enjeux déjà cités — la pauvreté, le besoin de modernisation, la position subordonnée des francophones et la gestion des ressources naturelles — varient selon ces penseurs. Premièrement, pour certains, la démocratisation de l’éducation est préconisée comme condition préalable afin que le peuple Canadien français se donne une organisation industrielle servant l’intérêt général de la nation (Bouchette 1901a, p. 17 ; Montpetit, 1917, 1918). Minville, convaincu que les maux sociaux trouvent une partie de leur explication dans « l’esprit de la nation » dont les membres sont « l’expression concrète », insistera sur l’importance d’une éducation qui non seulement offre une formation professionnelle, mais transmet aussi une culture générale et une conscience morale et historique. Autrement, des entreprises menées par des nationaux pourraient très bien reconduire les maux combattus : « tout dépend de l’esprit dont elles procèdent elles-mêmes » (Minville, 1951). En ce sens, le problème renvoie à un capitalisme dérégulé faisant primer le profit sur toute autre considération sociale, et qu’il s’agirait ainsi de « réencastrer » au sein d’une nouvelle culture nationale transmise par un système d’éducation robuste et accessible. 14 Pour ces penseurs, l’éducation demeure toutefois une condition insuffisante si les Canadiens français ne se donnent pas des leviers de développement organisationnels et financiers pour renverser la domination étrangère (Bouchette, 1901b). Ici, les propositions concernent tour à tour le rôle de l’État, le plein usage de l’épargne populaire ainsi que la configuration prise par le secteur privé. Il s’en dégage un modèle de développement coordonné par un État supplétif (Angers, 1969 ; Minville, 1946, p. 130-131), déployé à travers un complexe de coopératives rurales et urbaines décentralisées (Durand, 1969 ; Laurendeau, 1947) et financées par l’épargne canadienne-française (Montpetit, 1921). Ce modèle original est en porte-à-faux tant avec le libéralisme économique triomphant que son alternative communiste ou socialiste. 15 Pour Errol Bouchette, l’État doit assumer un rôle d’intervention décomplexé et devenir « le centre scientifique de la province, le protecteur de l’ouvrier et le banquier de l’industrie » (Bouchette, 1901a, p. 28). L’objectif est de faire contrepoids au secteur privé contrôlé par des « capitalistes métèques » (Minville, 1924, p. 339) dans un contexte où les investissements de capitaux étrangers se multiplient par un facteur de 17 au Canada entre 1900 et 1913 (Bélanger, 1998, p. 50). Olivar Asselin précisera ce programme en défendant la souveraineté politique de l’État québécois (Pelletier- Revue Interventions économiques, 67 | 2022 256 Baillargeon, 1996) et la nationalisation de secteurs clés de l’industrie, nommément les chemins de fer, l’électricité et le gaz (Asselin, 1909). 16 Lorsqu’Esdras Minville joint la revue l’Action française en 1923, la grande industrie privée étrangère est plus que jamais dépeinte comme n’étant porteuse d’aucun projet social sinon que son propre développement, au détriment du tissu social canadienfrançais (Minville, 1924, p. 334-335). Mais il n’est pas pour autant prêt à soutenir le développement d’un État omniprésent remplaçant le secteur privé. C’est en s’appuyant sur l’encyclique sur le corporatisme économique (quadragesimo anno) de 1931 que Minville résoudra finalement cet écueil dans ses écrits. En adoptant une approche de subsidiarité, l’État deviendrait un supplétif au secteur privé, désormais reconverti en coopératives dynamiques contrôlées par leurs membres à majorité canadiens-français (Minville, 1946, p. 232-233). Minville imagine quatre niveaux de concertation décentralisés permettant à la population de coordonner sa vie sociale et économique : des associations professionnelles, un palier local et ensuite régional regroupant des délégués de ces associations et finalement un « Office national des forces productives » nourri des points de vue inférieurs dont le rôle est de coordonner la meilleure stratégie nationale de développement. Cette structure est indépendante de l’État qui a pour rôle de recevoir et d’adopter les solutions échafaudées démocratiquement (Warren, 2004, p. 230). Cette organisation d’inspiration corporatiste a pour finalité une certaine planification en mesure de limiter la puissance déterminante du marché. 17 Afin de favoriser une démocratisation de l’économie, Angers et Laurendeau insistent sur le modèle du coopératisme, en misant particulièrement sur le potentiel émancipateur des coopératives de consommateurs, à l’instar du modèle français du début du 20e siècle exprimé notamment par la Fédération nationale des coopératives de consommation. Ces coopératives débutent par des regroupements de consommateurs qui possèdent mutuellement les commerces où ils achètent leurs marchandises et peuvent ainsi prioriser les fournisseurs locaux. Ces coopératives peuvent ensuite se regrouper en fédération et éventuellement devenir des entreprises de production. Cette pratique est promesse d’une économie mutualiste, pacifiée par l’évacuation de l’exigence du profit privé : s’il y a profit, il est retourné systématiquement aux membres, qui sont avant tout motivés par la diminution du coût de la vie (Durand, 1969, p. 491 ; Laurendeau, 1947). Plus largement, ils estiment qu’il ne peut y avoir de démocratie politique sans démocratie économique, où le peuple est en mesure d’exercer un pouvoir direct sur l’économie afin de la mettre au service du bien commun (Angers, 1940, p. 7 ; Warren, 2004, p. 231). 18 Afin de financer le développement de ces nouvelles coopératives, tous les économistes identifient l’importance de canaliser l’épargne populaire au sein de leviers de financement nationaux, notamment via les caisses populaires Desjardins. Cette précieuse épargne doit impérativement être déviée des institutions financières anglophones de Montréal et des États-Unis. Autrement, elle devient « une force qui nous échappe et travaille contre nous » (Minville, 1924, p. 340). 19 Un troisième problème structurel auquel s’attardent ces penseurs porte sur l’exploitation des ressources naturelles du territoire, dont ils critiquent l’absence de politique favorisant leur 2e et 3e transformation au service du développement national. S’inquiétant de la « politique de concessions sans recours » de droits de coupes forestières accordés à des intérêts anglais et américains, Minville affirme : « il est assez facile d’imaginer dès maintenant qui profite de l’épuisement de nos forêts et qui en Revue Interventions économiques, 67 | 2022 257 souffrira demain. » (Minville, 1924, p. 338). Le premier geste préconisé est de dresser un inventaire de ces ressources, dans un souci de planification rationnelle de leur prélèvement (Minville, 1934). 20 L’exploitation des ressources naturelles doit donc s’inscrire dans une pensée plus large de développement régional et national. Vanier insistera sur l’importance de prévoir une transformation locale des ressources extraites avant leur exportation. Citant le cas de l’amiante, il note qu’en 1921, les industriels étrangers ont revalorisé à hauteur de 82 millions $ une valeur d’amiante brut importé de 12 millions $ (Vanier, 1922, p. 327). Cette transformation locale favoriserait une économie rurale forte et résiliente. 21 Avec une population éduquée, un État décentralisé et organisé sur le mode de la subsidiarité, mais propriétaire des ressources, des coopératives comme moteur économique mutuel et une épargne canalisée dans des institutions nationales collectives, le Canada français disposerait de leviers lui permettant de gérer ses ressources naturelles à son avantage. En somme, à l’orée de la Révolution tranquille, l’école du nationalisme économique s’emploie à imaginer un modèle de développement alternatif au libéralisme économique, présenté comme antagonique aux valeurs catholiques canadiennes-françaises, en plus de causer l’appauvrissement économique de la nation et de menacer sa préservation. 22 Or, ces propositions, principalement la forme de propriété coopérative comme mécanisme de démocratisation de l’économie, entraient en contradiction avec les visées des élites économiques anglo-saxonnes. Les investissements privés internationaux pesaient de tout leur poids sur l’orientation du modèle de développement du Québec (Bélanger, 1998, p. 66). L’État prend fait et cause pour l’industrie, une posture particulièrement visible lors des luttes ouvrières et leur répression (Harvey, 1980). S’il met bien en place une certaine protection sociale suite à l’industrialisation et à l’urbanisation capitaliste — loi de 1921 du gouvernement Taschereau sur l’assistance publique (Petitclerc, 2011) — celle-ci n’infléchit pas la logique économique dominante. En palliant certains de ses effets délétères, l’État permet au système de continuer à fonctionner et se développer. Malgré quelques exceptions, comme l’intervention législative de 1910 qui interdit l’exportation brute de bois à pâte et la nationalisation partielle de l’électricité en 1944 (Linteau et al., 1989a, p. 416, 1989b, p. 53), les idées des penseurs nationalistes demeurent ainsi marginales au sein du modèle de développement économique du Québec. 23 À partir de la seconde moitié du 20e siècle, une série de contraintes et d’ajustements déstabiliseront ce modèle. À ce moment, le nationalisme économique nourrira en partie l’imaginaire politique de la Révolution tranquille et l’émergence d’un nouveau modèle de développement québécois. Le collectivisme des intellectuels nationalistes demeurera toutefois écarté, pour être graduellement oublié. 03. La suppression de la tradition collectiviste par la Révolution tranquille (1960 – 1980) 24 La seconde moitié du 20e siècle est marquée par le développement d’une série d’innovations institutionnelles qui rompent avec le modèle passé de développement. Cette section, après avoir contextualisé sommairement la Révolution tranquille, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 258 s’attarde à comprendre comment et pourquoi les idées collectivistes y furent supprimées. 25 Plusieurs contingences révèlent les faiblesses structurelles du modèle québécois à partir des années 1950. La crise économique débutant en 1957 montre l’incapacité du « laissez-faire » de l’Union nationale à faire face aux fluctuations économiques importantes. Des mouvements sociaux de contestation — syndicalisme et féminisme — exigent des réformes qui se heurtent au conservatisme intransigeant du régime de Duplessis, en plus de montrer les limites du « patronage » qui le caractérise (Linteau et al., 1989b, p. 208). Une bourgeoisie francophone en essor se bute à un plafonnement dans l’entreprise privée majoritairement anglophone (McRoberts et Posgate, 1983, p. 122). Une hausse spectaculaire de près de 30 % de la population entre 1951 et 1961, couplée à une urbanisation atteignant 74.3 %, contribue au besoin d’une fonction publique séculière (Linteau et al., 1989b, p. 433 et 535). 26 Le Québec est un cas exceptionnel du point de vue de la profondeur de la mutation dans un contexte fordiste. Linteau et al. rappellent, citant l’indicateur du revenu moyen selon l’origine ethnique, qu’au truchement de la Révolution tranquille, « les Canadiens français sont encore des citoyens de seconde zone sur leur propre territoire » (1989b, p. 205). Gagnon et al. (1992) ajoutent que la Révolution tranquille se déploie dans un contexte de reconfiguration continentale de l’économie, où Montréal est progressivement remplacée par Toronto à titre de cœur économique de l’Est du Canada. À l’origine de cette « périphérisation » de Montréal se trouve le renversement de l’axe est-ouest des échanges commerciaux en un axe nord-sud (Gagnon et al., 1992, p. 4). Les capitaux non francophones contrôlent encore 86 % du secteur manufacturier en 1961 (Bélanger, 1998, p. 104). Dans ce contexte, le Québec opte pour des politiques nationalistes de protection sociale et des leviers économiques d’émancipation. 27 Une constellation d’acteurs en réfléchiront les termes au sein de revues telles que Cité libre, l’Action nationale et l’Actualité économique ou encore à l’école des sciences sociales de l’Université Laval du père Georges-Henri Lévesque (Dostaler et Hanin, 2005). Compte tenu des sources ténues quant aux influences réciproques entre intellectuels et décideurs durant cette période tumultueuse, nous concentrons notre propos sur la figure de Jacques Parizeau et ses influences puisque son parcours intellectuel témoigne de la rupture entre le nationalisme économique collectiviste du début du 20 e siècle et le néonationalisme keynésien qui orientera finalement le projet de la Révolution tranquille. Ce procédé nous permet de contextualiser certains des plus importants choix institutionnels de l’époque en les liant à un bagage intellectuel spécifique. 28 Lorsque Jacques Parizeau entre aux HEC de Montréal et y rencontre le professeur François-Albert Angers, il s’introduit à l’école du nationalisme économique. Si au début du 20e siècle, la perspective d’émancipation économique canadienne-française mise de l’avant par cette école ne pouvait constituer, à ses yeux, que des « vœux pieux » (Parizeau, 1968), le contexte économique de la seconde moitié du 20 e siècle est tout autre. De nouveaux leviers politico-économiques permettraient peut-être de surmonter les enjeux traditionnels de la société québécoise. Tout d’abord, le revenu annuel par habitant connaît une hausse marquée, passant de 655 $ en 1941 à 1455 $ en 1961 (Linteau et al., 1989b, p. 319). Ces salaires, en plus de faire reculer la pauvreté, représentent des liquidités nouvelles pouvant être effectivement canalisées dans des institutions d’épargne nationales. Le nouvel impôt provincial instauré durant la décennie 1950 contribue également à la hausse des revenus de l’État. Fort de ces deux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 259 conditions préalables, un autre levier important peut se déployer : une ouverture nouvelle dans les cercles de pouvoir à un interventionnisme économique décomplexé d’inspiration keynésienne, en rupture avec le libéralisme économique strict des décennies précédentes (Dostaler et Hanin, 2005). 29 Parizeau s’inscrira dans ce néonationalisme délesté de ses positions morales conservatrices, mais également de son mutualisme coopératiste décentralisé. Pour lui, la question centrale demeure celle des moyens économiques de l’autonomie politique. Cette réflexion est partagée au même moment par plusieurs auteurs au Québec. Ceux-ci vont toucher des questions plus précises telles que la critique des arrangements fiscaux entre les gouvernements provinciaux et le fédéral (Croisat 1968, 245-249 ; Parenteau 1962), l’analyse des mouvements syndicaux canadiens (Côté 1965), et l’exposition des difficultés d’une planification économique divisée entre deux entités souveraines (Marczewski 1963, Parenteau 1970). Dans le champ du développement régional, des initiatives furent élaborées afin d’augmenter le rôle du gouvernement provincial dans la croissance des zones périphériques, avançant ainsi la cause de l’autonomie administrative de la province. Tout cela souligne à la fois les entraves à l’autonomie québécoise et les opportunités de développement de l’époque, souvent centrées autour de l’État. 30 Parizeau, quant à lui, réduit la visée nationaliste de démocratisation de l’économie au dessein d’autonomie économique du Québec, dont cette paraphrase d’Angers explicite la mutation : « une autonomie politique, qui n’est pas accompagnée d’une certaine autonomie économique, est un masque. » (Parizeau, 1956a, p. 156). Parizeau pense l’autonomie économique avec le concept « d’espace économique » emprunté à son professeur François Perroux. Ce dernier associe l’espace économique à des champs d’action à différents niveaux des acteurs économiques qui ne peuvent être réduits à un espace géographique. Par exemple, cela peut renvoyer à l’ensemble des relations économiques entre des acteurs, comme des clients ou des fournisseurs, appartenant à un même secteur d’activité. Cette approche, ne prêtant aucune valeur à l’acception « libre » du marché comme mode de coordination et de régulation économique, fait la part belle aux rapports de pouvoir entre les différents acteurs économiques (Perroux, 1950). Ces rapports de pouvoir, conçus comme étant asymétriques dans une économie capitaliste, participent à la structuration des relations d’échange et à l’organisation de la production. Un État doit, selon Perroux, intervenir directement afin d’influencer la structure économique dans un sens qui correspond à l’intérêt de la société civile. Dans cette ligne de pensée, la croissance ne prend sens chez Parizeau que par un développement humain et des changements de structures au sein du capitalisme (Parizeau 1957, p. 180). L’application au Québec du concept d’espace économique mène à une reconfiguration de la structure de production industrielle à travers une intervention directe de l’État, acteur assez fort pour accomplir ce qu’un laissez-faire ne générait pas. 31 Cet accent mis sur le rôle de l’État dans la configuration des échanges et des investissements nationaux n’est pas unique à Parizeau. On remarque de nombreux articles dans l’Actualité Économique portant sur le rôle de l’État dans la transformation du contexte économique québécois. Certains abordent les fonctions de l’État dans le développement des zones périphériques (Michaud 1968), l’optimisation des mouvements de capitaux entre les régions et les secteurs de production (Lotte 1962), l’exploitation des ressources naturelles du Nouveau-Québec (Brochu 1964), le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 260 renforcement du secteur financier et des compagnies d’assurance (Bonin 1964), le tout allant dans la direction d’une rationalisation des flux d’investissement par l’intervention étatique. Dans le processus, on espère agir sur les termes d’échange de l’économie du Québec et modifier à son avantage son intégration internationale (Parizeau 1956b). 32 L’accès au crédit et la diversification des créanciers sont l’un des leviers d’intervention identifiés par Parizeau afin d’influer sur les rapports de force sous-jacents et ainsi structurer une économie nationale autonome. Cette question sera au cœur d’un des faits d’armes les plus importants de la Révolution tranquille : la nationalisation d’Hydro-Québec complétée en 1963 au moyen d’un emprunt à des banques américaines contournant le « syndicat financier » local acquis aux intérêts des entreprises privées d’électricité (Vallières, 2015). 33 Au cours de la Révolution tranquille, Angers et Parizeau s’éloignent intellectuellement, personnifiant ainsi la rupture entre la conception des économistes nationalistes du début du 20e siècle et celle du néonationalisme des années 1960. Pour Angers, les politiques d’inspiration keynésienne dont se réclame Parizeau avec un accent nationaliste « parraissent comme une tentative quasi désespérée … de sauver les intérêts du capitalisme libéral » (Dostaler et Hanin, 2005, p. 166). Pour Parizeau toutefois, qui rédige sa thèse à Londres auprès du keynésien James Meade, l’autonomie économique du Québec passe par l’utilisation de leviers étatiques centralisés. Autrement dit, si pour Angers il s’agit de dépasser le libéralisme par un nationalisme coopératiste et corporatiste décentralisé (Angers, 1974), pour Parizeau, on doit plutôt brider le libéralisme en lui insufflant une régulation sociale et renforcer le pouvoir de l’État au service d’un projet d’émancipation nationale — sociétés d’État, bourgeoisie francophone, leviers financiers, etc. 34 Lorsque le gouvernement Lesage est porté au pouvoir en 1960 et amorce les chantiers institutionnels de ce qu’on nommera la Révolution tranquille, la nouvelle élite technocratique doit articuler le projet d’émancipation économique des francophones à une série de facteurs résumés par McRoberts et Postgate : la dépendance envers les capitaux étrangers, les intérêts des classes ouvrière, moyenne et bourgeoise et la division du travail entre francophones et anglophones à l’avantage de ces derniers (1983, p. 289-292). Si une rupture idéologique s’opère quant au rôle de l’État dans la régulation de l’économie, celle-ci se déploie à partir d’une pratique politique ne déviant pas des fondamentaux du régime d’accumulation capitaliste (Racine et Denis, 1971). Cela n’empêche pas pour autant de mobiliser l’épargne populaire à des fins de développement (Parizeau, 1956b). On crée donc la Société Générale de financement pour que puisse se former une bourgeoisie francophone et ainsi amoindrir le contrôle étranger par des fleurons industriels québécois ; on canalise l’épargne des travailleurs au sein de la nouvelle Caisse de dépôt et placement à des fins d’autonomie économique ; on complète la nationalisation de l’électricité en plus d’engendrer d’autres sociétés d’État au sein desquels des francophones peuvent y assumer des rôles de direction (McRoberts et Posgate, 1983, p. 128). Cependant, ces interventions importantes de l’État dans l’économie n’ont pas des bénéfices identiques pour tout le monde. Ce sont les professions libérales et les cols blancs qui en bénéficient le plus au niveau salarial (McRoberts et Posgate, 1983, p. 160). D’ailleurs, au tournant des années 1970, l’alliance entre l’État et le milieu syndical s’effrite à la faveur d’un militantisme combatif, où Revue Interventions économiques, 67 | 2022 261 « l’État vassal de l’entreprise privée » est assimilé à un vecteur « d’exploitation » (Bélanger, 1998, p. 129). 35 Par ailleurs, le modèle de développement du Québec de la Révolution tranquille préconise une approche hiérarchique. Une classe de technocrates éclairés est mise en place (Simard, 1979), ce qui contraste avec le courant nationaliste de la première moitié du 20e siècle et son accent mis sur des espaces locaux et régionaux de concertation démocratique cheminant jusqu’à un État chargé de les appliquer. 36 Si le néonationalisme keynésien qui s’exprime dans les politiques centralisatrices de la Révolution tranquille s’éloigne des solutions décentralisées et mutualistes défendues par les intellectuels nationalistes d’avant-guerre, les mesures keynésiennes donnent néanmoins certains résultats en matière de contrôle économique et financier : de 1961 à 1987, la propriété francophone de l’ensemble des entreprises passe de 47,1 % à 61,6 % alors que le secteur de la finance bondit de 25,8 % à 58,2 % (Bourque, 2000, p. 63). 37 Le modèle de développement de la Révolution tranquille permet des progrès socioéconomiques phénoménaux en établissant de nombreuses mesures de protection sociale étatiques (Linteau et al., 1989b, p. 44-646 ; 665) 3. Ce modèle, voué à domestiquer le capitalisme marchand par la régulation et la redistribution publique centralisée, aura permis au Québec une hausse généralisée du niveau de vie et la réduction des inégalités. La démarchandisation des risques sociaux par leur inclusion au sein de l’économie publique aura permis à une génération de technocrates de résoudre bon nombre des problèmes les plus criants de la société québécoise : services en éducation et en santé publiques, émergence de l’entrepreneuriat francophone, consolidation de la souveraineté financière de l’État, etc. En somme, la Révolution tranquille réalise incontestablement un aspect du projet collectiviste : octroyer davantage de pouvoir structurel sur l’économie à l’État et à mettre ce dernier au service d’un projet d’émancipation nationale. 38 Ce projet apporte aussi des gains sociaux. Entre autres, l’État québécois va adopter une suite de réformes permettant une amélioration considérable de la situation féminine. Les femmes obtiennent le droit de poursuivre des études supérieures, acquièrent une autonomie légale au sein du mariage, et des femmes sont élues à l’Assemblée nationale (Descarries 2005, p. 148-149). On voit aussi des transformations importantes sur le plan des mouvements féministes, qui deviennent plus actifs dans la sphère politique et syndicale. Cela permet l’instauration d’une dynamique partenariale entre l’État et les groupes féministes, ce qui est cohérent avec la logique de l’époque (Descarries 2005, p. 148-149). Par contre, ces progrès restent limités et la culture patriarcale dominante sera sujette à de nombreuses critiques. Les femmes ont une présence moindre dans la sphère politique et dans les journaux influents, et l’attitude générale des dirigeants sera de mettre au second plan les enjeux relatifs à la discrimination sociale. Comme l’explique Dumont (2008, p. 122), le courant de modernisation de l’époque s’adresse surtout à un « nous » abstrait, une sorte d’agglomérat national, qui promeut une visée économique et démocratique « essentiellement androcentrique ». Dans ce cadre homogène, « les revendications de femmes ne sont pas jugées nécessaires » et sont plutôt perçues comme le problème des femmes en tant que groupe ou individus. 39 Ce même modèle souffre également de nombreuses limites propres à l’État providence. Notamment, les décideurs de l’époque rompent définitivement avec la tradition intellectuelle collectiviste quant à ses objectifs de démocratiser l’économie. La régulation de l’économie est menée par un État bureaucratique et centralisateur Revue Interventions économiques, 67 | 2022 262 fortement articulé aux intérêts de la nouvelle bourgeoisie francophone. Au tournant des années 1980, les tensions de classes reconduites dans le modèle de développement de la Révolution tranquille s’exacerbent alors que la nouvelle bourgeoisie francophone réclame une diminution de la régulation étatique de l’économie (Linteau et al., 1989b, p. 476). L’héritage de démocratisation de la régulation économique de la Révolution tranquille, bien que réduite au cœur de l’État, sera de plus en plus sous pression. 04. La déliquescence des traces institutionnelles collectivistes (1980 à nos jours) 40 Le boom exceptionnel d’après-guerre commence à s’essouffler dès le début des années 1970. Le Québec est lui aussi emporté par le ralentissement économique généralisé : le taux de chômage avoisine les 10 %, avec un pic atteignant 16 % au début des années 1980 (Bélanger, 1998, p. 146). La crise économique, jumelée à une hausse importante des taux d’intérêt, alourdit le poids de la dette publique (Dufour et al., 2019, p. 122). Pour Linteau et al., cette crise économique constitue « un point de rupture » du modèle de développement québécois axé sur une forte régulation étatique (1989b, p. 475). 41 Ce contexte contribue à éroder la relation qu’entretiennent le milieu syndical et la communauté d’affaires à l’égard de l’État québécois : pour le patronat, l’État est identifié comme une cause du marasme économique et son rôle interventionniste doit être révisé, tandis que les syndicats dénoncent les coupures de salaires, comme les compressions salariales de la fonction publique en 1982 (Linteau et al., 1989b, p. 711). 42 Ce rapport critique à la centralisation étatique touche également un ensemble de groupes sociaux et d’organisations politiques qui, se sentant trahis par les dirigeants politiques, seront plus enclins à des stratégies anti autoritaires et non réformistes (Lambert-Pilotte et al. 2007, p. 139). On verra se multiplier dès les années 1970 les projets de coopératives, d’entreprises autogérées et de groupes affinitaires qui adoptent des stratégies de transformation sociale d’inspiration libertaire. À leur façon à la fois moins nationaliste et plus militante, ces groupes adoptent la part collectiviste, démocratique et décentralisatrice du projet d’émancipation oublié par la Révolution tranquille. Toutefois, leurs projets restent cantonnés aux marges du développement économique. Certains de ces projets se réuniront dans les années 1980 dans la mouvance naissante de l’économie sociale et solidaire. 43 L’offensive néolibérale vise ainsi à la fois à relancer la croissance, restaurer le pouvoir de l’élite économique et asseoir la légitimité des impératifs de marché. Ce projet politique va s’appuyer sur une restructuration de l’État, basée sur une rationalisation des programmes sociaux et une dérèglementation des marchés pour stimuler l’investissement (Bernard, 1997). C’est dans ce contexte de fracture sociale que le gouvernement libéral de Bourassa est porté au pouvoir en 1985, celui-ci s’ouvrant alors à une transformation du mode de régulation étatiste du marché par une vision inspirée des propositions néolibérales en circulation en Occident (Bélanger, 2000). La même année, un « comité des sages » est institué pour étudier à l’échelle québécoise l’efficience de la dérèglementation, de la privatisation et de la diminution de la taille de l’État (Québec, 1986a, 1986b, 1986c). On allègue en ce sens la libéralisation de sociétés d’État tels que la SAQ, la SÉPAQ, la SGF et une partie du réseau hospitalier. Pour les partisans d’une réforme néolibérale, la compétitivité de l’économie du Québec exige Revue Interventions économiques, 67 | 2022 263 également une révision du rapport salarial : là encore, l’État surrégulerait la relation capital-travail, une considération qui deviendra plus prégnante vers la fin des années 1980 avec la signature de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis. Ce plaidoyer en faveur d’une prééminence de la régulation marchande contredira l’essentiel des institutions de protection sociale du Québec héritées de la Révolution tranquille. 44 Or, ce plaidoyer n’est justement, en partie, qu’un discours. Le néolibéralisme est à la fois une promotion de la privatisation des services et une modification du rôle de l’État (Dardot et Laval 2010). Cette transformation consiste non pas à réduire la taille de l’État, mais à modifier son intervention en faisant un créateur de marchés ou de quasimarchés. Ainsi, il faut transférer le pouvoir de décision d’instance politique et décisionnelle vers des marchés ou des organisations qui les imitent, que ces organisations soient publiques ou privées importe peu (Hurteau et al., 2019). 45 La dérégulation néolibérale ainsi que la crise du modèle fordiste stimulent un mouvement communautaire et une économie sociale cultivant des aspirations de démocratisation de l’économie et des services publics (Bélanger et Lévesque, 1992). Placé devant un discours de marchandisation, ce mouvement est vite contenu dans une négociation où l’idéal collectiviste est évacué. Suite au Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, le gouvernement Bouchard consolide une politique austéritaire par l’adoption d’une loi sur le déficit zéro tout en investissant massivement dans le développement de l’économie sociale (Comeau et al. 2002). Le gouvernement tentera alors d’instrumentaliser l’économie sociale pour accomplir le projet néolibéral ; on passe d’une économie sociale marginale, mais agissant comme vecteur de démocratisation, à une économie sociale de service devant pallier les transformations de l’État providence (Lévesque et Petitclerc, 2008). Si cette transition permet une croissance du mouvement de l’économie sociale, qui reste tout de même une opportunité de démocratisation, celle-ci est fortement critiquée. On accuse entre autres l’économie sociale et solidaire de devenir dépendante des subventions de l’État, d’être un levier insuffisant pour répondre aux besoins sociaux et d’insérer des modèles de gestion privée dans la production et la distribution de biens sociaux (Boivin et Fortier 1998). 46 Le modèle salarial se transforme sous l’effet de l’intensification de la concurrence, qui mène à une baisse du taux de syndicalisation au Québec à partir de 1992 (Lapointe, 2014, p. 29). On assiste à l’instauration d’un rapport de force au désavantage des travailleurs : leurs salaires stagneront à partir du sommet atteint en 1976, malgré la hausse de productivité du travail de 34,5 % depuis 1983 (Rouillard et Rouillard, 2020, p. 14). 47 Du point de vue environnemental, la mainmise étrangère, particulièrement dans le domaine minier — seulement 11,9 % des investissements miniers sont issus de capitaux québécois en 2019 (ISQ, 2019) — s’accentue suite à la mutation partenariale de l’État dont le Plan Nord de 2011 sera un exemple patent. 48 La régulation néolibérale de l’économie engendre également une proximité entre les élites politiques et économiques. Au Québec, un phénomène de portes tournantes est observable, ce qui exacerbe la crise de la représentation démocratique libérale (LaurinLamothe, 2019). 49 En somme, si le virage néolibéral n’a pas fait disparaître les formes institutionnelles héritées de la Révolution tranquille, il a néanmoins restructuré les rapports sociaux internes à ses institutions. Ainsi, les programmes sociaux s’accompagnent souvent de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 264 conditions plus restrictives d’accès, couplées à des mécanismes disciplinaires répressifs accrus. Le modèle « hybride » qui en ressort demeure aux prises avec des facteurs de déstructuration : la mondialisation continue d’exercer une pression sur le régime de relations de travail du Québec ; la financiarisation de l’économie affecte le développement industriel en le soumettant à l’exigence d’une rente financière (L’Italien et al., 2012) ; la crise climatique invite à une réflexion collective sur le modèle actuel de développement. 50 Paradoxalement, c’est de la privatisation et du désengagement de l’État que certaines pratiques collectivistes referont surface durant cette période. En effet, l’État renvoie vers le communautaire et l’économie sociale une part croissante de la protection sociale (Depelteau et al., 2013). Les multiples programmes et subventions voués à réaliser ce virage, combinés au rôle croissant des fondations philanthropiques, participeront à l’essor de l’économie sociale en parallèle d’une concertation « néocorporatiste » renouvelée (Lévesque et Petitclerc, 2008). Cette résurgence de certains aspects du projet collectiviste — tel que la création locale d’organisations démocratiques pour répondre à des problèmes sociaux — demeure toutefois essentiellement différente de la pensée des penseurs nationalistes puisqu’elle contribue à l’influence du marché sur les choix socio-économiques plus qu’elle ne les limite. En effet, ces organisations précaires demeurent dépendantes de la vente de leurs services sur le marché, du financement arbitraire de fondations philanthropiques (Fortin, 2018) et d’un soutien public insuffisant (Juan, Laville et Subirats, 2000). Que signifierait aujourd’hui une résurgence de la tradition collectiviste québécoise sur ses propres bases ? De ce questionnement naît une invitation à générer de nouvelles problématiques dans une approche interdisciplinaire croisant l’économie politique du développement et de l’étude des innovations sociales. 05. Conclusion 51 Ce texte fait l’hypothèse que l’enchevêtrement des crises structurelle, salariale, écologique et démocratique qui plombent aujourd’hui le « modèle québécois » le place à nouveau à un point de jonction. Quatre avenues de recherche permettraient d’explorer le potentiel du modèle de développement collectiviste afin de résoudre ces crises. 52 Premièrement, les pressions de la mondialisation de l’économie réduisent progressivement le pouvoir structurel de l’État québécois et ses mécanismes de protection sociale. La création d’un Québec Inc. visant à renégocier les termes de l’intégration du Québec à l’économie mondiale aura ainsi mené à un cul-de-sac puisque cette bourgeoisie nationale aujourd’hui confiante d’elle-même a désormais intérêt soit à quitter le territoire national pour faire ses profits ailleurs, soit à infléchir le modèle québécois afin d’en faire un espace économique plus compétitif en diminuant salaires et avantages sociaux. Afin de protéger une divergence renouvelée du modèle québécois face aux pressions homogénéisantes de l’économie globale, des recherches sont nécessaires pour repenser le rôle de la finance souveraine et semi-souveraine de manière à favoriser des circuits économiques courts et une démocratisation de l’économie. L’économie sociale, trop souvent « limitée à un rôle supplétif à l’égard de l’économie de marché » (Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 30) est une avenue à approfondir. À ce propos, la tradition collectiviste nous amène aussi à explorer les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 265 pistes d’un éventuel développement généralisé d’entreprises publiques régionales et locales. 53 Deuxièmement, les idées collectivistes d’avant-guerre offrent des pistes de solution à la crise salariale actuelle. Les penseurs nationalistes insistent sur les avantages démocratiques et sociaux de la forme de la coopérative. Un modèle économique fortement structuré sur des entreprises collectives possédées par les travailleurs ou les consommateurs serait moins sujet tant aux pressions des marchés internationaux qu’à la délocalisation des emplois (Mazzarol et al., 2014, p. 14). De même, la coordination des différentes coopératives offre des options de contournement des marchés mondialisés. Les entreprises collectives favorisent également la redistribution des revenus (Favreau, 2008, p. 83) — un élément déjà identifié par les penseurs nationalistes — afin de réduire les inégalités. 54 Troisièmement, bien que l’actuelle crise environnementale aigüe soit un anachronisme pour l’époque des économistes nationalistes, leurs soucis affichés quant à une saine gestion des ressources naturelles rendent leurs idées toujours pertinentes pour élaborer une structure industrielle dynamique et soutenable écologiquement. Un contrôle de l’industrie par les gens qu’elle affecte directement peut contribuer à diminuer ses impacts négatifs sur la nature et la population. Ceci implique de repenser la finalité de l’exploitation des ressources, afin qu’il y ait une meilleure adéquation entre les besoins des communautés concernées et les écosystèmes dans lesquels elles sont situées. Cela exige aussi de remplacer les impératifs de marché et de profitabilité par l’instauration d’un réseau de coopératives coordonnées par de nouvelles institutions de planification démocratiques de l’économie. Ainsi, il s’agit de concevoir une politique industrielle verte fondée sur le développement d’entreprises collectives, dont leur structure démocratique ainsi que leur forte tendance à l’intercoopération s’intègrent plus aisément à des espaces de planification que les entreprises traditionnelles. 55 Quatrièmement, il semble important de démocratiser l’économie afin de ne pas reproduire les mêmes dynamiques inégalitaires des dernières décennies. À l’encontre du centralisme politique et économique hérité de la Révolution tranquille, le collectivisme démocratique des penseurs nationalistes offre une avenue à explorer. Le Québec s’est déjà doté d’organisations de développement économique régionales où plusieurs acteurs économiques importants ont l’habitude de participer. Toutefois, il faut se pencher sur les modalités de réformer, autonomiser et financer à grande échelle ces espaces pour favoriser une transition vers une économie démocratisée. Les idées d’Angers et de Minville quant aux fédérations démocratiques de mutuelles mobilisant l’épargne populaire et orientant la planification économique au niveau national constituent ici des pistes porteuses. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 266 BIBLIOGRAPHIE ANGERS, F.-A. (1937), « Pour une politique nationale, l’économique », L’Action Nationale, 10(2) : 92‑107. ANGERS, F.-A. (1940), « Le malaise social actuel », Vers un ordre nouveau par l’organisation corporatiste : École sociale populaire, 312 : 3‑8. ANGERS, F.-A. (1969), « La pensée économique d’Esdras Minville », in R. COMEAU (dir.), Économie Québécoise, Montréal, Les cahiers de l’Université du Québec, p. 465-483. ANGERS, F. A. (1974), La coopération : de la réalité à la théorie économique, Montréal, Fides. ARANGUIZ, M. et J.-M. FECTEAU (1998), « Le problème historique de la pauvreté extrême et de l’errance à Montréal, depuis la fin du XIXe siècle », Nouvelles pratiques sociales, 11(1) : 83–98. ASSELIN, O. (1909), A Quebec view of Canadian nationalism: an essay by a dyed-in-the-wool French-Canadian on the best means of ensuring the greatness of the Canadian fatherland, Montréal, Guertin Printing Company. BÉLANGER, P. et B. LÉVESQUE (1992), « Le mouvement populaire et communautaire : de la revendication au partenariat (1963-1992) », in G. DAIGLE et G. ROCHER (dir.), Le Québec en jeu : comprendre les grands défis Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 713‑747. BÉLANGER, P. R. et B. LÉVESQUE (1994), « La modernité par les particularismes : le modèle québécois de développement économique », in F.-R. OUELLETTE et C. BARITEAU (dir), Entre tradition et universalisme. Colloque 1993 de l’ACSALF, Institut québécois de recherche sur la culture, p. 79-96. BÉLANGER, Y. (1998), Québec inc : l’entreprise québécoise à la croisée des chemins, Montréal, Hurtubise HMH. BÉLANGER, Y. (2000), « Le modèle québécois survivra-t-il à l’avènement du XXIe siècle ? » in Y. BÉLANGER, R. COMEAU et C. MÉTIVIER (dir), La Révolution tranquille. 40 ans plus tard : un bilan, Montréal, VLB éditeur, p. 179‑186. BERGERON, J. (1987), « L’autel du libéralisme : une revue des rapports Fortier, Gobeil et Scowen », Société québécoise de science politique, (11) : 129‑138. BERNARD, M. (1997), L’utopie néolibérale, Montréal, Éditions du Renouveau québécois. BERNIER, G. et SALÉE, D. (1995), Entre l’ordre et la liberté : colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XIXe siècle, Montréal, Boréal. BOIVIN, L. et FORTIER, M. (1998), L’économie sociale, l’avenir d’une illusion, Montréal, Fides. BONIN, B. (1964), « Les mouvements internationaux de capitaux : le « dossier » canadien », L’Actualité Économique 40(3) : 594-606. BOUCHETTE, E. (1901a), Emparons-nous de l’industrie, Ottawa, Imprimerie générale. BOUCHETTE, E. (1901b), L’évolution économique dans la province de Québec, Ottawa, Société royale du Canada. BOURQUE, G. (2000), Le modèle québécois de développement : de l’émergence au renouvellement, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 267 BRETON, É., JEPPESEN, S., KRUZYNSKI, A. & SARRASIN, R. (2015), « Les féminismes au cœur de l’anarchisme contemporain au Québec : des pratiques intersectionnelles sur le terrain », Recherches féministes 28(2) : 199-222. BROCHU, M. (1964), « Suggestions pour un réaménagement de l’administration du NouveauQuébec », L’Actualité Économique 40(2) : 306-422. COMEAU, Y., TURCOTTE, D., BEAUDOIN, A., CHARTRAND-BEAUREGARD, J., HARVEY, M.-È., MALTAIS, D., SAINT-HILAIRE, C. & SIMARD, P. (2002). « L’économie sociale et le Sommet socioéconomique de 1996 : le bilan des acteurs sur le terrain ». Nouvelles pratiques sociales, 15(2) : 186–202. CÔTÉ, M. (1965), « Le mouvement ouvrier canadien est-il dominé par les grands syndicats internationaux ? », L’Actualité Économique 41(3) : 570-577. CROISAT, M. (1968), « Les programmes conjoints et l’autonomie provinciale », L’Actualité Économique 44(2) : 240-253. DARDOT, P. et C. Laval. 2010. La nouvelle raison du monde. Paris : La Découverte. DEPELTEAU, J., FORTIER, F. ET HÉBERT, G. (2013), « Les organismes communautaires au Québec : Financement et évolution des pratiques », Montréal : Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 40 p. DESCARRIES, F. (2005), « Le mouvement des femmes québécois : état des lieux », Cités 23(3) : 143-154. DESROSIERS, G. (1984), « Histoire de la santé publique au Québec », Revue canadienne de santé publique 75(5) : 359-363. DOSTALER, G. et HANIN, F. (2005), « Keynes et le keynésianisme au Canada et au Québec », Sociologie et sociétés, 37(2) : 153‑181. DUCHESNE, P. (2001), Jacques Parizeau, Montréal, Éditions Québec Amérique. DUFOUR, M., A. LAURIN-LAMOTHE et R. PEÑAFIEL (2019), « Topoï et légitimation des politiques austéritaires. Une étude des éditoriaux de La Presse de 1980 à 2015 », Éditions de la Maison des sciences de l’homme. « Langage et société », 1(166) : 117‑138. DUMONT, M. (2008), « La culture politique durant la révolution tranquille : l’invisibilité des femmes dans Cité libre et l’Action nationale », recherches féministes 21(2) : 103-125. DURAND, G. (1969), « La pensée socio-économique d’André Laurendeau » in R. COMEAU (dir.), Économie Québécoise, Montréal, Les cahiers de l’Université du Québec, p. 485‑495. FAVREAU, L. (2008), Entreprises collectives : Les enjeux sociopolitiques et territoriaux de la coopération et de l’économie sociale, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec. FORTIN, M. (2018), Impact du financement des fondations privées sur l’action communautaire, Le cas de la Fondation Lucie et André Chagnon, Montréal : Institut de recherches et d’informations socioéconomiques, 9 p. FOSTER, J. B. et I. SUWANDI (2020), « COVID-19 and Catastrophe Capitalism. Commodity Chains and Ecological-Epidemiological-Economic Crises », Monthly review, 2(72) : 1–20. FRASER, N. (2018), Capitalism : a conversation in critical theory, Cambridge et Medford, Polity Press. GAGNON, A.-G., MONTCALM, M. B. et DESRUISSEAUX, P. (1992), Québec : au-delà de la Révolution tranquille, Montréal, VLB éditeur. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 268 GIDE, C. & DEVILLERS, P. (2001). Coopération et économie sociale : 1886-1904, Paris : L’Harmattan. HARVEY, F. (1980), Le mouvement ouvrier au Québec, Montréal, Éditions du Boréal Express. HURTEAU, P. (dir). 2019. Dépossession : Une histoire économique du Québec contemporain, 2- Les institutions publiques, Montréal : Lux. INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC (2019), Mines en chiffres, en ligne, https:// www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/mines/mines-chiffres-nov2019.pdf JUAN, M., J-L. LAVILLE ET J. SUBIRATS, (dir) (2020), Du social business à l’économie solidaire : Critique de l’innovation sociale, Toulouse, Éditions érès. LAMBERT-PILOTTE, G., DRAPEAU, M.-H. & KRUZYNSKI, A. (2007), « La révolution est possible : Portrait de groupes autogérés libertaires au Québec », Possibles, 31(1-2) : 138-159. LAPOINTE, P.-A. (2014), « Au Québec, est-ce que l’enrichissement profite vraiment à tout le monde ? », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, Montréal, en ligne, http:// iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/publication/file/Reprise-Enrichissement-WEB.pdf LAURENDEAU, A. (1936), « À la recherche d’une mystique nationale », L’Action Nationale, 8(4) : 219‑228. LAURENDEAU, A. (17 octobre 1947), « Pour combattre la vie chère », Le Devoir, Montréal, p. 1. LAURIN-LAMOTHE, A. (2019), Financiarisation et élite économique au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval. LÉVESQUE, B., BOURQUE L., G. ET VAILLANCOURT, Y. (1999). Trois positions dans le débat sur le modèle québécois. Nouvelles pratiques sociales, 12(2), 1‑10. LÉVESQUE, B. et M. PETITCLERC (2008), « L’économie sociale au Québec à travers les crises structurelles et les grandes transformations (1850-2008) », Économie et Solidarités, 39(2) : 14‑37. LINTEAU, P.-A., R. DUROCHER et J.-C ROBERT (1989a), Histoire du Québec contemporain. De la Condéfération à la crise (1867-1929). Tome I, Montréal, Les Éditions du Boréal. LINTEAU, P.-A., R. DUROCHER et J.-C. ROBERT (1989b), Histoire du Québec contemporain. Le Québec depuis 1930. Tome II, Montréal, Les Éditions du Boréal. LOTTE, J. (1962), « L’évolution récente des investissements au Canada » L’Actualité économique, 37(4) : 635‑660. MARCZEWSKI, J. (1963), « Les conflits de souveraineté économique dans un système planifié » L’Actualité économique, 39(1) : 5‑34. MASSÉ, B. (2020), La lutte pour le territoire québécois : entre extractivisme et écocitoyenneté, Montréal, Éditions XYZ. MAZZAROL, T., S. REBOUD et E. MAMOUNI LIMNIOS (2014), Research Handbook on Sustainable Co-operative Enterprise : Case Studies of Organisational Resilience in the Co-operative Business Model, Cheltenham, Edward Elgar Publishing. MCINNIS, M. (2000), « La grande émigration canadienne : quelques réflexions exploratoires », L’Actualité économique, 76(1) : 113–135. MCROBERTS, K. et D. POSGATE (1983), Développement et modernisation du Quebec, Montréal, Boréal Express. MICHAUD, L. (1968), « Le déséquilibre urbain québécois » L’Actualité économique, 44(1) : 128‑140. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 269 MINVILLE, E. (1924), « L’ennemi dans la place : le capital étranger » L’action française, 11(6) : 323‑349. MINVILLE, E. (1933), « Le capitalisme et ses abus », L’école sociale populaire, 232 : 5‑17. MINVILLE, E. (1934), « La vocation économique de la province de Québec », L’Action nationale, 65(9‑10) : 784‑793. MINVILLE, E. (1938), « Quelques aspect du problème social dans la Province de Québec », L’Actualité économique, 1(7) : 401‑424. MINVILLE, E. (1946), Le Citoyen canadien-français : notes pour servir à l’enseignement du Civisme. vol. 1, Montréal, Fides. MINVILLE, E. (1951), « Les conditions de l’autonomie économique des Canadiens français », L’Action Nationale, 37(4) : 260‑285. MONTPETIT, E. (1917), « Vers la supériorité » L’Action française, 1(1) : 1‑7. MONTPETIT, E. (1918), « Nos forces économiques », L’Action française, 2(11) : 482‑509. MONTPETIT, E. (1921), » L’indépendance économique des Canadiens français », L’Action française, 5(1) :4‑21. PAQUET, G. et J.-P. WALLOT (1982), « Sur quelques discontinuités dans l’expérience socioéconomique du Québec : une hypothèse », Revue d’histoire de l’Amérique française, 35(4) : 483‑521. PARENTEAU, R. (1962), « Les finances publiques depuis 1957 » L’Actualité économique, 37(4) : 693‑712. PARENTEAU, R. (1970), « L’expérience de la planification au Québec (1960-1969) » L’Actualité économique, 45(4) : 679‑696. PARIZEAU, J. (1956a), « Les investissements américains sont-ils une menace ? », L’Actualité Économique, 32(1) : 140‑156. PARIZEAU, J. (1956b), « Les problèmes de l’aide extérieure », in A. SAUVY et G. BALANDIER, Le tiers monde : sous-développement et développement, Paris, Presses universitaires de France, p. 331‑348. PARIZEAU, J. (1957), « Les mesures des progrès économiques et l’idée d’économie progressive, par François Perroux (Recension) », Actualité économique, 33(1) : 179. PARIZEAU, J. (1968), « La recherche en sciences économiques » in L. BEAUDOIN, La recherche au Canada français, Montréal, Presses universitaires de Montréal. PELLETIER-BAILLARGEON, H. (1996), Olivar Asselin et son temps, Montréal, Fides. PERROUX, F. (1950), « Les Espaces économiques », Archives de l’ISEA, 1 : 225‑244. PETITCLERC, M. (2011), « À propos de “ceux qui sont en dehors de la société”. L’indigent et l’assistance publique au Québec dans la première moitié du XXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, 65(2‑3) : 227–256. QUÉBEC (PROVINCE) GROUPE DE TRAVAIL SUR LA DÉRÉGLEMENTATION (1986a), Réglementer moins et mieux : rapport final du Groupe de travail sur la déréglementation, R. SCOWEN (dir), Québec. QUÉBEC (PROVINCE) GROUPE DE TRAVAIL SUR LA PRIVATISATION DES SOCIÉTÉS D’ÉTAT (1986b), De la révolution tranquille à l’an deux mille, P. FORTIER (dir), Québec. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 270 QUÉBEC (PROVINCE) GROUPE DE TRAVAIL SUR LA RÉVISION DES FONCTIONS ET DES ORGANISATIONS GOUVERNEMENTALES (1986c), La révision des fonctions et des organisations gouvernementales : un point de départ, P. GOBEIL (dir), Québec. RACINE, L. et R. DENIS (1971), « La conjoncture politique québécoise depuis 1960 », Socialisme québécois, 21‑22 : 17‑79. ROBY, Y. (1976), Les Québecois et les investissements américains : 1918-1929, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval. ROUILLARD, J. (2004), Le syndicalisme québécois : deux siècles d’histoire, Montréal, Éditions Boréal. ROUILLARD, J. et J.-F. ROUILLARD (2020), « L’évolution des salaires réels au Québec de 1940 à 2018 : Analyse historique », L’Actualité économique, 96(1) : 1‑49. SIMARD, J.-J. (1979), La longue marche des technocrates, Laval, Albert Saint-Martin. TREMBLAY, D.-G. et D. ROLLAND, (2003). Concertation : modèles et perspective [Note de recherche], Université du Québec : Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socioorganisationnels de l’économie du savoir. TREMBLAY-PEPIN, S. (dir) (2015), Dépossession : une histoire économique du Québec contemporain. Tome I : les ressources, Institut de recherche et informations socio-économiques, Montréal, Lux Éditeur. VALLIÈRES, M. (2015), Le Québec emprunte : syndicats financiers et finances gouvernementales, 1867-1987, Québec, Septentrion. VANIER, A. (1922), « L’État français et les États-Unis » L’Action française, 7(6) : 322‑338. WARREN, J.-P. (2004), « Le corporatisme canadien-français comme “système total”. Quatre concepts pour comprendre la popularité d’une doctrine », Recherches sociographiques, 45(2) : 219‑238. NOTES 1. Notons que les écrits de ces hommes blancs, notables et catholiques comportent des éléments discriminatoires sur les questions religieuses, raciales et sexuelles et ne reflètent certainement pas la diversité des points de vue de l’époque. 2. Ce mouvement de marchandisation et ses conséquences sont souvent opposés par divers mouvements de protection sociale et d’émancipation visant à contester la faible régulation du marché (Fraser 2018). Par exemple, du côté de la protection sociale, des organisations syndicales se forment pour défendre les travailleurs et pour militer en faveur de lois qui imposeraient de meilleures conditions de travail (Rouillard, 2004). De même les sociétés de secours mutuels, les cercles agricoles et les caisses populaires sont des formes d’organisation des travailleurs en vue de leur émancipation (Lévesque et Petitclerc, 2008). 3. L’adoption de mesures de protections sociales au Québec s’explique en partie par un changement de paradigme théorique au niveau national, mais appartient aussi à une mouvance générale des pays développés libéraux vers le fordisme. Il serait impossible de dissocier les événements ci-dessus de cette transformation du capitalisme qui s'effectue s’effectue Revue Interventions économiques, 67 | 2022 271 alors dans de nombreux pays, et dans d’autres provinces canadiennes. Ainsi, lorsque l’État québécois instaure une assurance maladie universelle, celui-ci s’inspire directement de politiques précédentes, et suit l’initiative d’autres provinces telle que la Saskatchewan (qui était la première province canadienne à adopter un tel régime). À l’époque, la Révolution tranquille est pour le Québec une période de rattrapage social, et les commissions établies par le gouvernement vont grandement s’inspirer de l’Ontario, des provinces de l’Ouest, et des États-Unis afin de tirer leurs conclusions (Desrosiers 1984, 360-361). RÉSUMÉS Une tradition de la pensée économique québécoise d’avant-guerre s’est perdue au cours du siècle : le collectivisme. Cet article présente une synthèse des idées de penseurs nationalistes qui posent les bases d’un modèle de développement alternatif. Le texte défend deux thèses. D’une part, la tradition collectiviste fut supprimée durant la Révolution tranquille puisque la démocratisation des leviers économiques qu’elle implique entrait en contradiction avec les intérêts des élites politiques et d’affaires de l’époque. D’autre part, constatant l’inadéquation croissante du modèle québécois à faire face aux enjeux structurel, salarial, écologique et démocratique qui l’affligent au 21e siècle, l’actualisation de la tradition collectiviste permet d’appréhender de nouvelles problématiques liées à la démocratisation de l’économie et à la préfiguration d’un modèle de développement collectiviste résiliant. Historically, economic thought in Québec had an important collectivist strand, which gradually disappeared in the latter half of the twentieth century. In this article, we present a synthesis of the ideas of nationalist thinkers who laid the bases of an original development path in Québec that differs from the one eventually taken during the Quiet Revolution. We argue that the collectivist elements in the tradition got suppressed during the Quiet Revolution because a democratization of economic institutions was contrary to the interests of the economic and business elites at that time. However, in our view, there are useful insights to be gleaned from the collectivist tradition, which remains relevant today. A renewal of that tradition could contribute to finding solutions to several important issues in Québec that the current development model seems ill-equipped to address, such as the need for an ecological transition, rising inequality, and a structural dependence on extractive industries. INDEX Keywords : development models, History of economic thought, Esdras Minville, François-Albert Angers, Jacques Parizeau Mots-clés : modèle de développement, histoire de la pensée économique, Esdras Minville, François-Albert Angers, Jacques Parizeau Revue Interventions économiques, 67 | 2022 272 AUTEURS PHILIPPE DUFORT Professeur, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul, pdufort@ustpaul.ca MATHIEU DUFOUR Professeur, Département des sciences sociales, Université du Québec en Outaouais (UQO), mathieu.perron-dufour@uqo.ca SIMON TREMBLAY-PEPIN Professeur, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul, stremblay@ustpaul.ca COLIN PRATTE Doctorant, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal (UQAM), pratte.colin@courrier.uqam.ca ALEXANDRE MICHAUD Bachelier, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul, amich034@uottawa.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 273 Analyses et débats Analysis and debates Revue Interventions économiques, 67 | 2022 274 De l’influence de la pensée macroéconomique sur la direction des politiques économiques au Québec de 1936 à 2003 On the influence of macroeconomic thought on the direction of Quebec governments’ economic policies from 1936 to 2003 Alain Paquet Revue Interventions économiques, 67 | 2022 275 01. Introduction 1 , Joseph Schumpeter (1954) définissait la pensée économique comme étant « la somme de toutes les opinions et désir concernant les sujets économiques, en particulier concernant les politiques publiques portant sur ces sujets qui, à un moment 1 2 donné et à un endroit donné, flottent dans l’esprit public ». Il ajoutait aussi que « l’esprit public n’est jamais quelque chose d’indifférencié ou d’homogène, mais le résultat de la division de la communauté correspondante en groupes et classes de natures diverses » [Traduction libre]. 2 3 Les éditeurs de ce numéro spécial sur la sociologie et l’histoire de la pensée économique au Québec font remarquer à juste titre qu’une attention, somme toute limitée, a été accordée à la contribution de l’évolution de la pensée macroéconomique sur la conception et la pratique des politiques économiques. Les travaux d’Owram (1985, 1986) offrent une excellente présentation de l’influence des économistes comme universitaires et fonctionnaires en interaction avec les contextes économiques et politiques jusqu’en 1945 au niveau fédéral. L’article de premier ordre de Dostaler et Hanin (2005) est une exception notable qui retrace la diffusion et l’implantation des idées de Keynes (1936) au Canada et au Québec des années 1930 jusqu’aux années 1960. Ledit article est certainement fort à propos pour établir la genèse d’une influence de la pensée économique keynésienne sur la décision publique en matières économiques. Il demeure toutefois pertinent de réfléchir et de chercher à documenter l’influence de la pensée macroéconomique plus généralement, incluant notamment l’influence keynésienne (comme elle était perçue) , par sa traduction en orientations et en politiques économiques au Québec qui s’y fit plus lentement. 4 5 6 D’une part, la diffusion et l’intégration des idées de Keynes marquent la première influence de la pensée macroéconomique exercée sur les politiques, mais avec un regard de plus court terme lorsqu’on parle de régulation des cycles économiques. D’autre part, des influences distinctes se font également sentir en intégrant une vue à plus long terme des politiques. Les influences de Schumpeter, de la fiscalité et ses impacts sur l’efficience, ou de la soutenabilité de l’endettement public s’inscrivent dans cette optique. Enfin, notons que d’autres motivations politiques (par exemple, le nationalisme, le rattrapage économique, la question nationale, ou sous la pression de certains groupes) ont aussi alimenté l’interventionnisme en général sans que ce soit du keynésianisme bien qu’on ait pu parfois en faire un amalgame. Plusieurs administrations publiques dirigées en alternance par des partis politiques différents se sont succédé au Québec depuis les années 1960. Certains enjeux, dont notamment ce qu’on a appelé la question nationale entre les tenants du fédéralisme et de la souveraineté du Québec et des développements affectant les conjonctures économiques et politiques, ont tantôt certes teinté les débats politiques et les décisions publiques.1 Nonobstant leur intérêt en soi, il y a lieu de chercher à comprendre l’influence propre de la pensée économique. En premier lieu, nous contextualisons l’évolution de la pensée économique en macroéconomie, puis le développement et le déploiement des idées macroéconomiques Revue Interventions économiques, 67 | 2022 276 en politique publique jusqu’à l’aube des années 1970 au Canada et au Québec. En particulier, il est important de tracer les liens entre l’influence exercée par la pensée macroéconomique au Canada avant Keynes, de Keynes et ses étudiants canadiens (qui furent universitaires et hauts fonctionnaires ou conseillers) de 1945 à 1960, ainsi qu’entre la pensée économique keynésienne et certaines résistances et attractions dans le monde académique québécois jusqu’aux années 1960 témoins de beaucoup de changements structurels avec la Révolution tranquille. 7 8 9 En second lieu, bien que nous référions à d’autres décideurs publics (élus et non élus) qui ont joué un rôle important en politique économique québécoise, l’accent vise principalement à situer les influences possibles de la pensée économique sur la politique publique économique à partir des années 1970 à travers quelques exemples représentatifs associés spécialement aux parcours de messieurs Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry.2 3Les orientations et les actions économiques qu’ils ont mises de l’avant prennent souvent racine dans la formation qu’ils ont reçue et les enseignements et enseignants auxquels ils ont été exposés. Cellesci sont notamment le reflet de l’approche keynésienne, mais elles ne sont pas pour autant imperméables à d’autres influences de l’évolution des idées en économique. Par ailleurs, les orientations et les gestes économiques posés doivent également être compris dans le contexte des expériences vécues, des défis circonstanciels, sans faire abstraction de la fonction publique qui les accompagnait. 4 Précisons que l’intention n’est pas de procéder à une analyse de toutes les décisions publiques, même de nature économique, des différentes administrations que les décideurs publics ci-mentionnés ont servies ou associées à toutes les fonctions ministérielles qu’ils ont occupées. Cet article ne constitue pas non plus ni une analyse biographique ni une étude complète des contributions et décisions publiques en matière économique des protagonistes. L’objectif, plus circonscrit, est d’identifier des liens, ou du moins de faire des rapprochements, avec l’évolution des idées et des pratiques en sciences économiques, particulièrement macroéconomiques. Aux fins d’illustration, des exemples clés de politiques économiques mises en œuvre sont tirés de la fiscalité, des investissements en infrastructures, de la gestion des déséquilibres budgétaires et des interventions directes d’un État-entrepreneur. Le texte est organisé comme suit. La section 2 propose une brève revue des courants et parcours de la pensée macroéconomique depuis le début du XXe siècle. La section 3 discute de l’émergence du keynésianisme jusque dans les années 1960 au Canada et au Québec. Les sections 4, 5 et 6 traitent spécifiquement des approches et des influences concevables de la pensée économique sur la politique publique à travers les rôles joués et périodes marquées respectivement par Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry. Puis, deux sections discutent d’exemples associés aux orientations des politiques budgétaires en matière de déficits et de la dette publique (section 7) et de fiscalité (section 8). Ces sections permettent d’illustrer comment se sont traduites lesdites influences en les regroupant par thème. La section 9 discute de points de divergence et de convergence entre les protagonistes. Le tout est suivi d’une conclusion. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 277 02. Quelques idées et faits marquants de l’histoire de la pensée en macroéconomie à partir du XXe siècle 10 11 12 13 Tout au long du XXe siècle, la pensée macroéconomique connaît diverses avancées théoriques et empiriques sous l’influence de nombreux épisodes historiques, à la lumière de progrès méthodologiques et avec l’augmentation de la puissance de calculs des technologies de l’information. Nous ne prétendons pas approfondir ni rendre pleinement justice à l’évolution de la pensée et des méthodes en macroéconomie, mais nous croyons important d’en esquisser un bref portrait.5 Aux XVIIIe et XIX e siècles, depuis le développement des théories économiques des échanges et de la valeur (p. ex., Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill), de l’offre et de la demande (p. ex. Jean-Baptiste Say, Alfred Marshall, Léon Walras), l’économie dite classique (appelée alors économie politique) ne distingue pas entre la microéconomie et la macroéconomie. Dans ce cadre, les actions et interactions économiques sont à la base des ajustements de l’offre et de la demande vers l’équilibre qui se reflètent sur les quantités produites et les prix. Les situations de surproduction sont provisoires et n’appellent pas à des politiques gouvernementales pour faciliter les ajustements. La Grande Dépression des années 1930 marque le coup d’envoi de la macroéconomie comme domaine distinct de la microéconomie. Dès lors, la microéconomie concentre son attention sur l’analyse des choix individuels des ménages ou des entreprises et l’études de certains secteurs ou marchés spécifiques dans différents contextes, sous divers angles (p. ex. organisation industrielle, pouvoirs de marchés, théorie des jeux, choix publics, etc.). L’objet d’étude de la macroéconomie porte sur la détermination des grands agrégats associés notamment à la production, le revenu, la consommation, l’investissement, les dépenses publiques, les taxes, la monnaie, de même qu’à l’emploi, le chômage, ainsi qu’à l’inflation et les taux d’intérêt. De fait, influencé par l’épisode de la Grande Dépression, alors que se développent également des outils de comptabilité nationale, John Maynard Keynes présente en 1936 sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui, de manière surtout littéraire, discutait au niveau agrégé d’un ensemble relativement cohérent de relations entre plusieurs variables macroéconomiques. L’ouvrage va notamment mettre en évidence l’attention à porter au court terme et le rôle que pourrait jouer la gestion de la demande agrégée comme déterminant la performance économique sur les plans de la production et de l’emploi. D’une part, il argue que des niveaux d’emploi et de production peuvent demeurer à des niveaux insuffisants pendant un certain temps en raison de rigidités, de changements dans la confiance des chefs d’entreprise ou d’autres sources d’instabilités. Cela étant, en augmentant la demande agrégée, des interventions gouvernementales en matière budgétaire (dépenses, taxes ou déficits) peuvent atténuer les fluctuations cycliques et tendre vers le plein emploi, notamment par un certain multiplicateur. En particulier, des déficits publics, soit le recours à l’émission de dette publique pour financer un excédent des dépenses sur les recettes de l’État, peuvent se justifier en période de récession ou d’un niveau de PIB plus faible que sa tendance ou son niveau potentiel (et des surplus dans le cas contraire). 6 Sans en nier les effets, la politique monétaire laisse davantage l’avant-plan à la politique budgétaire. Ce nouveau regard génère de nombreuses recherches pour comprendre et évaluer la robustesse des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 278 explications proposées par Keynes et, aussi, pour juger des prescriptions en découlant et les opérationnaliser.7 14 15 16 17 Parmi les économistes qui ont contribué à diffuser les idées de Keynes, on dénote Hicks (1937), Hansen (1953) et Samuelson (1955). Hicks et Samuelson sont d’ailleurs les précurseurs de la synthèse néoclassique en proposant une combinaison des éléments de la théorie classique et de la version originale de la théorie keynésienne. Essentiellement, à long terme, alors que les prix et salaires sont flexibles, la demande et l’offre dans les différents marchés fonctionnent de manière classique conformément au potentiel de l’économie. Cependant, à court terme, les fluctuations économiques autour de la tendance de long terme du potentiel de l’économie sont tributaires d’ajustements graduels et plus lents des prix et des salaires interférant avec le fonctionnement des marchés (dont celui de l’emploi). Ceci est alors compris comme justifiant un rôle contracyclique des politiques budgétaires et monétaires pour chercher à conserver l’économie plus près de sa tendance de long terme. La synthèse néoclassique formalise (souvent mathématiquement) les idées de Keynes, facilite sa diffusion et son enseignement dans les universités et devient le creuset relativement consensuel d’une grande partie de la profession économique. Deux courants en émergent. Le courant keynésien met l’emphase sur l’utilisation des instruments budgétaires pour atténuer les cycles économiques. Le courant monétariste met en évidence comment la politique monétaire peut agir sur les fluctuations économiques et influer sur la stabilité des prix et l’inflation. Les angles de ces deux courants sont porteurs de débats quant à l’existence ou non d’une relation statistique et théorique négative entre l’inflation et le chômage, associée à une courbe de Phillips (1958). Le débat qui s’en suit se penche alors sur la possibilité ou non d’exploiter à court terme un arbitrage entre l’inflation (ou le taux de croissance des salaires nominaux) et le chômage. Au cœur de ce débat, alors que s’installe, dans les années 1970, une période de stagflation combinant à la fois des taux élevés de chômage et d’inflation, la révolution des anticipations rationnelles initiée par les travaux de Robert Lucas fait ressortir l’importance incontournable de la prise en compte des anticipations des agents économiques dans la modélisation et la compréhension de l’économie, mais également pour concevoir les politiques économiques et évaluer statistiquement leurs effets. (Voir Lucas, 1981). Il faut souligner que cette dimension est jusqu’alors explicitement absente de l’approche keynésienne. Le rôle des anticipations des agents économiques est plutôt négligé ou repose sur une formulation ad hoc basée uniquement sur un regard du passé (ou backward looking). En revanche, les anticipations rationnelles mettent de l’avant que la prise de décisions optimales des ménages et des entreprises repose sur un regard prospectif (ou forward looking) sur l’avenir en utilisant l’information disponible pour chercher à éviter de commettre des erreurs systématiques et coûteuses. Le traitement des anticipations entre alors durablement dans les générations subséquentes de modèles d’inspiration plus ou moins keynésienne. D’une part, au tournant des années 1980, des économistes intègrent les anticipations rationnelles dans des modèles keynésiens qui mettent l’emphase sur des formes, plus ou moins ad hoc, d’ajustements graduels des salaires et des prix et qui considèrent la prise en compte d’éléments de concurrence imparfaite dans des modèles d’équilibre partiel.8 D’autre part, un autre pan de littérature, initié par Kydland et Prescott (1982), mise sur l’intégration des anticipations rationnelles, la spécification des fondations Revue Interventions économiques, 67 | 2022 279 microéconomiques de la prise de décision optimale des ménages et des entreprises dans un environnement incertain et une approche d’équilibre général sur l’ensemble des marchés (supposés concurrentiels). Cette nouvelle approche vise à comprendre comment des perturbations réelles affectant la productivité peuvent reproduire des phénomènes cycliques des grands agrégats économiques (p. ex., production, consommation et investissements), ainsi que de variables telles que l’emploi, les salaires, les taux d’intérêt. Cette génération de modèles fait abstraction, pour le moment, de possibles frictions et de rigidités dans l’ajustement des prix et des salaires. Elle permet tout de même d’être étendue à la prise en considération de multiples chocs réels, puis à l’introduction des dimensions de la politique budgétaire (p. ex., dépenses et taxes proportionnelles) et considérations d’économie ouverte. Sans que ce soit un choix dogmatique, elle marque une pause sur l’étude de la contribution de la politique monétaire aux fluctuations économiques, mais invite à mieux comprendre le rôle et la transmission sur les fluctuations économiques d’autres perturbations qui avaient souvent été ignorées en pratique. 18 19 20 21 Puis, dans la seconde moitié des années 1990 et les années 2000, une nouvelle synthèse émerge de la combinaison des deux voies empruntées au cours de la précédente décennie. Sous l’étiquette de nouvelle macroéconomie keynésienne, la modélisation dite d’équilibre général stochastique dynamique fait largement consensus chez un grand nombre de macroéconomistes.9 En résumé, on peut contraster la formulation originale de la pensée en macroéconomie et la recherche qui a inspiré la transmission des connaissances et la formation économique avec l’approche plus récente. Traditionnellement, la façon de comprendre la macroéconomie à laquelle avaient été exposés les étudiants en économique des années 1960 à 1980 s’appuyait davantage sur des équations agrégatives de comportement décrivant des relations (pratiquement déterministes) entre variables agrégées. Maintenant, les arbitrages microfondés impliqués dans la prise de décision des agents économiques sont explicites et sous-tendent la compréhension des phénomènes macroéconomiques. De plus, l’importance de la cohérence dans l’analyse et les aspects quantitatifs de la modélisation sont valorisés. Ayant adopté cette nouvelle méthodologie, l’étape subséquente est alors la prise en compte de l’existence de la concurrence imparfaite (où des entreprises peuvent avoir un pouvoir de marché) simultanément avec l’existence de coûts ou de contraintes associés aux changements des prix et des salaires et de leurs implications. 10 En particulier, il est possible de s’intéresser à la fois aux impacts de différentes sources réelles de fluctuations économiques, de même qu’à la contribution de la politique monétaire aux cycles économiques. Malgré l’existence de questions importantes qui ne sont pas résolues, la macroéconomie est devenue méthodologiquement moins dogmatique. La distinction entre les deux méthodologies que nous venons d’esquisser s’avère utile pour situer et examiner certaines décisions macroéconomiques clés qui ont été prises et pour juger de ce qu’il en est resté. En effet, l’approche macroéconomique plutôt keynésienne qui prévalait et qui a présidé à la formation des protagonistes québécois que nous considérons et la fonction publique qui les a accompagnés suggère dans quelle mesure elle a influencé certaines décisions publiques.11 En même temps, il faut la situer dans le contexte économique et politique où elles se sont réalisées. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 280 22 23 En complément aux éléments de pensée économique décrits précédemment, il faut aussi noter l’impact substantiel de Joseph A. Schumpeter à travers ses ouvrages Theory of Economic Development, paru en 1912, et Capitalism, Socialism and Democracy, paru en 1942. Schumpeter a construit « une théorie du développement économique qui intègre à la fois "l’individualisme méthodologique" et l’analyse systémique, le principe d’équilibre et la dynamique du changement, les forces de rappel du marché et l’esprit d’entreprise ». (Deblock, 2012, p. 3). Les concepts d’innovation, d’entrepreneur et de destruction créatrice sont au cœur de son analyse dynamique du capitalisme et font ressortir à la fois les mécanismes incitatifs des décisions des agents économiques et le rôle des institutions. Ainsi, Schumpeter a montré que la croissance économique endogène du progrès technologique repose en bonne partie sur des entreprises innovantes en regard de nouvelles activités, productions ou façons de faire. Entrées sur le marché en déplaçant et en rendant obsolètes les produits d’entreprises précédemment en place avec des technologies plus vieilles, les nouvelles entreprises disposent d’un avantage conféré par les innovations et exercent, pour un temps, un pouvoir de marché qui leur permet de collecter une rente de type monopolistique, dont une part peut être réinvestie en recherches d’innovation. L’influence de Schumpeter en macroéconomie moderne est indéniable. Aghion et Howitt (1992) ont d’ailleurs publié un texte fondamental qui a stimulé depuis 30 ans des pans entiers de recherche en économie.12 Notons que les interventions gouvernementales en matière économique peuvent rechercher tantôt un impact à court terme, tantôt un impact à plus long terme. Les politiques de régulation du cycle économique se situent, entre autres, dans la foulée de l’influence keynésienne. Les politiques liées à l’innovation et à l’entrepreneuriat sont dans l’esprit schumpétérien. À certains égards, il peut sembler limitatif de se concentrer sur les influences keynésienne et schumpétérienne alors que d’autres courants auraient pu aussi exercer des influences. Notons toutefois que la période et les acteurs considérés ici sont davantage sujets à être associés à cet héritage. Plus récemment, la pensée macroéconomique et la synthèse des courants font justement ressortir une vision généralement englobante des enjeux et une analyse intégrée des angles complémentaires de l’analyse macroéconomique. 03. 3. De influence de Keynes jusque dans les années 1960 au Canada et au Québec 24 L’émergence du keynésianisme est évidemment associée à la publication de la Théorie générale qui rassemble les réflexions amorcées et partagées par Keynes dans une série annuelle de sept ou huit cours et des rencontres de son Club d’économie politique. Il ne faut pas oublier que l’ouvrage et la réception qui en est faite s’inscrivent dans une suite d’événements historiques et de transformations sociales et économiques majeures qui sont survenus à compter de la Révolution industrielle jusqu’à la transition qui suivit la Seconde Guerre mondiale. À compter de la dernière partie du XIX e siècle jusqu’à la Grande Dépression des années 1930, plusieurs crises économiques sont survenues et ont suscité des questionnements sur le libéralisme classique qui avait eu préséance. En Grande-Bretagne, des politiques associées à l’État-providence sont d’ailleurs apparues 30 à 40 ans avant le keynésianisme, avec des programmes sociaux tels que la pension de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 281 vieillesse en 1908, l’assurance invalidité en 1911 et l’assurance-chômage la même année. 25 26 27 28 Aux États-Unis, entre 1933 et 1939, le New Deal préside à la mise en place d’une série de programmes, de travaux publics et de réformes financières et réglementaires. En France, d’une part, une combinaison de raisons circonstancielles (dont la traduction tardive en 1942 seulement de la Théorie générale, des controverses opposant des écrits jugés polémiques et une certaine opinion publique française), ainsi que des débats usuels entre traditions idéologiques ou écoles de pensée ou sur l’à-propos des moyens à privilégier selon les contextes expliquent la réception initialement plus froide au keynésianisme dans les années 1930. D’autre part, « la faible pénétration des idées keynésiennes réside paradoxalement dans la proximité entre certaines de ses propositions et une longue tradition française en matière d’intervention économique de l’État » aux siècles précédents. (Rosanvallon, 1987, p. 30). Par exemple, de grands travaux avaient été lancés au XIXe siècle pour réduire le chômage. De fait, un débat entre l’interventionnisme et le non-interventionnisme étatiques précède et accompagne la diffusion des idées keynésiennes. Néanmoins, le keynésianisme se traduit par une combinaison de politiques de gestion macroéconomique et de politiques sociales qui s’articulent autour de l’État-providence, puis pousse parfois à des extensions plus directement interventionnistes. 13 Il y a lieu possiblement de distinguer entre les politiques macroéconomiques de stabilisation et les interventions étatiques plus larges en matières sociale et économique, qui, elles, ne sont pas nécessairement liées aux cycles économiques et peuvent appuyer d’autres objectifs et motivations économiques, comme politiques. Préalablement à la considération des influences possibles de la pensée macroéconomique sur des décideurs publics québécois, il est pertinent de revoir comment s’est faite la diffusion des idées keynésiennes au Canada et au Québec jusque dans les années 1960. 3.1 À l’orée d’une implantation de l’approche keynésienne résistance ou d’empressement selon les pays et gouvernements. Elle a aussi été adoptée plus ou moins rapidement à des degrés divers. Hall (1989) soutient que la diffusion et la conversion aux idées keynésiennes sont tributaires de trois approches. Une première approche, centrée sur le rôle des économistes, insiste sur la contribution des économistes eux-mêmes à titre d’experts. Ayant intégré et accepté les raisonnements et les prescriptions keynésiennes, ils les ont diffusés au sein des membres de la profession en économique et ont directement conseillé et influencé les décideurs publics. Cette approche met en exergue les qualités attribuées alors aux idées de Keynes, mais peut accorder une influence indue à la profession. Pour Hall (1989), en vertu de cette approche avec les économistes comme acteurs clés, le keynésianisme est principalement une doctrine pour résoudre des énigmes en économie. 30 Une seconde approche, centrée sur le rôle de l’appareil d’état, met l’emphase sur la perméabilité et la réceptivité de la structure administrative et bureaucratique à de nouvelles idées, alors que les expériences passées tendent à l’ancrer dans des habitudes. La vitesse avec laquelle les développements économiques influencent la conception et la mise en œuvre des politiques est fonction du degré d’ouverture plus ou Revue Interventions économiques, 67 | 2022 282 moins variable de l’appareil administratif. La configuration et la structure de l’organisation peuvent alors prendre une importance relative par rapport aux experts et même par rapport aux dirigeants politiques, au-delà même des problématiques économiques. Selon Hall (1989), cette approche où la fonction publique est à l’avantscène, considère le keynésianisme comme une doctrine dont la pertinence reposait sur sa capacité à résoudre les problèmes administratifs liés à la politique budgétaire. 31 32 33 La troisième approche, d’apparentement ou de coalition, insiste sur la place qu’occupent les leaders politiques dans leur capacité à se coaliser avec des groupes sociaux et une proportion suffisante d’électeurs autour d’intérêts partagés pour faire élire et soutenir des politiques économiques d’inspiration keynésienne. La capacité des leaders politiques à rassembler et à maintenir des groupes aux intérêts divers autour des mesures keynésiennes est alors la clé. À notre avis, à un élément près, la conjugaison des trois approches décrites par Hall (1989), à partir des textes rassemblés dans son ouvrage, s’avère pertinente non seulement pour comprendre la pénétration et la diffusion du keynésianisme, mais également pour comprendre la dynamique entourant le processus partant de la genèse des idées de politiques et de mesures, de leur gestation et leur élaboration, jusqu’à leur déploiement. Les appuis, tout comme les résistances aux idées s’exercent en fonction des forces relatives et combinées des experts, de l’appareil étatique et des coalitions ou corroborations. Le seul élément additionnel à ajouter, dont Hall fait abstraction, tient à ce que nous appelons la disposition du leadership politique. Celui-ci est fonction de l’ouverture, de la réceptivité et de la vision, incarnées par le premier ministre ou le ministre porteur. L’analyse des documents cités en référence, incluant des échanges directs avec des personnes impliquées à divers titres dans la mise en place de politiques publiques, et notre propre expérience suggèrent que ces trois motifs en association avec le leadership politique ont simultanément influé sur la transmission de la pensée macroéconomique avec des poids variables en fonction des moments et des circonstances. 3.2 Le keynésianisme au Canada 34 35 Owram (1986) présente un examen détaillé du développement de l’appareil gouvernemental canadien entre 1900 et 1945 autour des événements, des intellectuels et des débats qui ont présidé à une expansion de la nature, de la place et du rôle de l’État. Alors que s’accentuent l’industrialisation et l’urbanisation, ici comme ailleurs, se révèlent des problèmes et des enjeux de justice sociale qui, d’abord au Canada anglais, favorisent une émergence des sciences sociales et fait une place aux universitaires, aux fonctionnaires et aux personnes politiques s’y intéressant.14 La chute du prix mondial des produits de base, l’affaissement du commerce international et donc des exportations canadiennes, une grande sécheresse et une infestation de sauterelles dans les Prairies marquent la Grande Dépression au Canada, qui se traduit comme suit. 15Le taux de chômage de la population civile passe de 3,0 % en 1929 jusqu’à atteindre 24,0 % en 1933, alors que l’indice composite de l’emploi tombe de 29,9 % sur la même période. En tenant compte de la déflation indiquée par l’évolution de l’indice du coût de la vie, le PNB réel canadien chute de 26,7 % entre 1929 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 283 et 1933. Au Québec, l’indice composite de l’emploi dégringole de 27,7 % entre 1929 et 1933, tandis que le revenu personnel réel baisse de 18,5 %. 36 37 38 39 Pendant la majeure partie de leurs années au pouvoir, les deux premiers ministres Mackenzie King (libéral) et R.B. Bennett (conservateur) sont peu enclins à recourir à des politiques publiques qu’ils jugent coûteuses, requièrent possiblement de la planification gouvernementale et peuvent augmenter la dette publique. 16,17 En 1935, le premier ministre conservateur R.B. Bennett, qui procéda à la création de la Banque du Canada, propose une version canadienne du New Deal quelques mois avant l’élection fédérale. Néanmoins, les électeurs, déjà trop éprouvés par la grande crise économique, préfèrent ramener au pouvoir le premier ministre Mackenzie King. Dans la dixième année de la Grande Dépression, le gouvernement de Mackenzie King s’ouvre à des politiques keynésiennes sous l’influence d’universitaires et de hauts fonctionnaires. Entre 1937 à 1945, plusieurs forums gouvernementaux sont actifs et teintent le débat et influencent les réflexions entourant le keynésianisme et le déploiement de l’Étatprovidence. Plusieurs étudiants de Keynes, qui œuvreront dans les universités canadiennes comme l’Université de Toronto et Queen’s University et au gouvernement comme conseillers et hauts fonctionnaires sont les précurseurs et les artisans de la pensée keynésienne au niveau fédéral : Arthur F.W. Plumptre, Robert Bryce, William A. Mackintosh, Louis Rasminsky. Ainsi, comme l’explique Marsh (1939), la Commission nationale de placement — National Employment Commission — (1938) documente les conditions d’emploi et la situation des personnes qui recevaient différents types d’aide et met de l’avant dans son rapport final la proposition d’une administration centralisée fédérale d’aide aux chômeurs, d’assurance-chômage et de services de placement (ou employment exchanges). Dans un esprit keynésien, ce rapport met aussi en exergue la possibilité d’utiliser les dépenses publiques pour contrer les fluctuations économiques, mais il prône plutôt des programmes de dépenses gouvernementales dans des secteurs qui ne sont pas directement en concurrence avec le secteur privé, comme les aménagements touristiques, les routes vers les zones minières, la préservation forestière, le défrichement, etc. L’économiste William Archibald Mackintosh, professeur à Queen’s University de 1922 à 1939, est membre de cette commission et se retrouve plus tard au sein du ministère fédéral des Finances, puis au ministère fédéral de la Reconstruction et des Approvisionnements. Deuxièmement, alors que la Grande Dépression marque les années 1930, le rapport de la Commission royale sur les relations entre le Dominion et les provinces (ou Commission Rowell-Sirois) paraît en 1940 après presque trois ans de travaux. Alors que la Constitution de 1867 accordait aux gouvernements provinciaux des compétences législatives associées à la prestation des services de santé, d’éducation et d’action sociale qui requéraient de plus en plus de ressources financières dans les années 1930, le gouvernement fédéral dispose du droit de lever toute forme de perceptions fiscales alors que les provinces peuvent uniquement occuper les champs d’imposition directe. Parmi ceux-ci, à l’époque, les impôts sur les revenus des personnes sont moins importants qu’aujourd’hui et peut-être encore moins populaires. La Commission Rowell-Sirois recommande alors que l’assurance-chômage et les pensions de vieillesse soient désormais assumées par le gouvernement fédéral, que soit instauré un système de péréquation pour pallier les disparités fiscales entre les provinces et que le gouvernement fédéral se fasse confier le droit exclusif de prélever des impôts directs. 18 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 284 La réception négative de la plupart des provinces à la conférence fédérale-provinciale de 1941 scelle l’approche globale qui y était préconisée, mais la dévolution de l’assurance-chômage au niveau fédéral avait été ratifiée en 1940 et certaines propositions inspireront la mise en œuvre de quelques mesures importantes dans les décennies subséquentes (p.ex., la sécurité de la vieillesse (1951), la péréquation (1957) ou encore les régimes de pension de vieillesse (1965) — la Régie des rentes du Québec au Québec et le Canada Pension Plan pour le reste du Canada). 40 Finalement, en plus de formuler un objectif majeur de niveaux élevés d’emploi, de revenu et de niveaux de vie, le Livre blanc sur l’emploi et le revenu, rédigé par William A. Mackintosh et Robert Bryce et déposé par le ministre Clarence D. Howe en avril 1945, constitue le premier énoncé officiel clairement keynésien au Canada : « The Government will be prepared, in periods when unemployment threatens, to incur the deficits and increases in the national debt resulting from its employment and income policy, whether that policy in the circumstances is best applied through increased expenditures or reduced taxation. In periods of buoyant employment and income, budget plans will call for surpluses. The Government’s policy will be to keep the national debt within manageable proportions and maintain a proper balance in its budget over a period longer than a single year. » (Ministère de la Reconstruction et des Approvisionnements du Canada, 1945, p. 548) 41 42 Ce document traite de la situation d’après-guerre qui prévaut dans les marchés, le commerce international et l’investissement. Il laisse place au rôle des politiques gouvernementales à travers des mesures de bien-être sociales comme des allocations familiales et l’assurance-chômage, mais également à des politiques contracycliques. Un point important à souligner est que le recours à des politiques de gestion macroéconomique par les premiers keynésiens canadiens est souvent compris à l’origine comme nécessitant un gouvernement qui centralise l’exercice des politiques économiques. C’est conforme à ce que préconisaient le Rapport Rowell-Sirois, la Commission nationale de placement ou le Livre blanc sur l’emploi et le revenu. Notons également qu’en plus de la Grande Dépression, les besoins de financement des efforts canadiens de la Seconde Guerre mondiale vont conduire en 1942 à un accord de location fiscale en vertu duquel les provinces transfèrent au gouvernement fédéral la quasi-totalité des champs d’imposition directe jusqu’à la fin de guerre. 3.3 Première introduction et résistance aux idées keynésiennes au Québec 43 Le gouvernement du premier ministre Adélard Godbout entre 1939 et 1944, notamment à l’origine de la première nationalisation de l’hydroélectricité et de la création de ce qui serait connu sous le nom d’Hydro-Québec, accepte la création du régime fédéral d’assurance-chômage et peut être considéré comme étant le précurseur et l’exception à l’ouverture de politiques compatibles avec l’approche keynésienne. Toutefois, comme l’ont décrit Dostaler et Hanin (2006), le terreau apparaît initialement peu fertile aux idées keynésiennes. Des tensions fédérales-provinciales colorent déjà la réceptivité aux idées de gestion macroéconomique. Des tiraillements émanent aussi de ce qui constitue la meilleure façon de protéger la place et la vitalité du peuple francophone, avec l’influence politique de l’Église catholique locale et une certaine conception de l’économique. Ceci va ainsi contribuer à positionner deux camps. Dans le contexte historique Canada-Québec, cela nourrit et était nourri par les rôles respectifs des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 285 gouvernements fédéral et provincial. De plus, jusqu’au début 1960, les gouvernements de l’Union nationale ne sont pas portés sur l’intervention économique de l’État. 44 45 46 47 François-Albert Angers, professeur d’économie des HEC, est un farouche opposant intellectuel aux idées keynésiennes et à une vision économique positive. Il leur préfère la philosophie du corporatisme selon laquelle la société est d’abord caractérisée comme une association de syndicats, de corporations et autres corps intermédiaires, auxquels se rattachent les individus. Dans cette optique, la recherche du bien commun n’est pas la responsabilité des individus recherchant leur propre bien-être, mais doit reposer sur l’unité organique des « corporations » qui sont habilitées à représenter les intérêts des membres dans la recherche du bien commun.19 À sa vision corporatiste, s’ajoute une vision nationaliste et autonomiste alimentée par ce qu’il déplore du développement économique au Canada et au Québec dont il met la faute sur la Conquête. 20 De plus, pour Angers (1960), des politiques macroéconomiques keynésiennes sont indubitablement associées à la centralisation au Canada, du moins jusqu’à la contribution de Harvey (1958, 1960). La résistance aux politiques de stabilisation macroéconomique, telles que proposées par le courant keynésien, tient donc au fait qu’elles sont initialement comprises comme requérant un gouvernement centralisé. La publication en 1954 de l’ouvrage intitulé Le fédéralisme canadien : évolution et problèmes par Maurice Lamontagne, alors professeur à l’Université Laval, introduit au Québec une première présentation en français des idées keynésiennes. Lamontagne a étudié à Harvard avec Alvin Hansen (1938, 1941), qui a lui-même introduit la théorie keynésienne aux États-Unis et qui est notamment connu pour sa contribution avec John Hicks au développement de la représentation macroéconomique mathématique IS-LM des idées de Keynes. Comme Alvin Hansen aux États-Unis et Robert Bryce ailleurs au Canada, Lamontagne met de l’avant l’utilité d’avoir recours à des politiques de stabilisation macroéconomique et l’interventionnisme de l’État (fédéral). Déjà plus que suspicieux de la perspective keynésienne, Angers (1960) n’a pas moins en aversion la perspective jugée centralisatrice défendue par Lamontagne (1954). Ce dernier avait écrit que « la grande loi du fédéralisme peut se résumer par une formule utilisée de plus en plus : autant de décentralisation que possible, mais autant de centralisation que nécessaire ». (p. 128). Faucher (1984) argue que l’ouvrage de Lamontagne (1954) se veut également prendre le contre-pied d’une approche plus décentralisatrice du fédéralisme que ce que développe à la même période la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, connus sous le nom de Commission Tremblay (1956) et dont Angers était l’économiste principal. Lancé en 1953 par le premier ministre Duplessis, ce dernier choisit pourtant de faire fi du rapport qui lui est remis en 1956. Ledit rapport n’en allait pas moins avoir un impact sur plusieurs orientations de la Révolution tranquille. La résistance initiale observée à la perspective keynésienne de stabilisation semble donc indubitablement liée du moins en partie à l’idée qu’un gouvernement devait avoir accès à des outils budgétaires dans un cadre centralisé. Notons toutefois qu’indépendamment de la tension entre centralisation et décentralisation, comme nous y revenons plus loin, l’approche budgétaire du gouvernement du Québec dans les années 1950 et même dans les années 1960 de même que les outils à sa disposition ne permettent pas vraiment de contribuer à des politiques de stabilisation. Cela viendra plutôt dans les années 1970. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 286 3.4 Premières influences keynésiennes dans la politique économique québécoise dans les années 1960 48 49 50 51 52 D’abord, sous la gouverne du premier ministre Jean Lesage, dans les années 1960 marquées par la Révolution tranquille, le Québec est à l’ère de grandes réformes et du développement de l’appareil étatique. L’emphase est davantage mise sur le développement de l’État et l’idée de faire une place aux Québécois francophones dans la sphère économique alors qu’elle en était restée éloignée dans le passé, par choix et sous l’encouragement des leaders tant ecclésiastiques que civils locaux. Dans son premier budget, Jean Lesage fait ressortir le fait qu’en 1961, le gouvernement du Québec occupe le 10e rang parmi toutes les provinces canadiennes en termes de dépenses par habitant pour ce qui est du transport et des communications, de même que pour la santé, le 9e rang pour l’éducation, mais le 4e rang pour le bien-être social. (Ministère des Finances, 1961). Ceci met la table pour l’accroissement significatif des dépenses du gouvernement du Québec. C’est ainsi qu’on assiste, entre autres : en 1961, à la création d’un système public d’hôpitaux, du Conseil d’orientation économique, ainsi que des ministères des Affaires culturelles, des Affaires fédérales-provinciales, des Richesses naturelles, des Terres et Forêts ; en 1962, l’apparition de la Société Générale de financement (SGF); en 1963, la nationalisation de 11 entreprises privées d’hydroélectricité qui sont intégrées au réseau d’Hydro-Québec ; en 1964, la mise sur pied du ministère de l’Éducation, Sidérurgie du Québec (SIDBEC) ; ainsi qu’en 1965, la création de la Caisse de dépôt et placement du Québec et de la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM). En 1969, sous le gouvernement Bertrand, s’ajouteront aussi le Centre de recherches industrielles du Québec (CRIQ) et la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP). Sous cette impulsion, l’État québécois est réorganisé au cours des années 1960 et prend un rôle beaucoup plus actif et interventionniste dans un sens plus large que de politiques de stabilisation à proprement parler. De plus, nonobstant le résultat net de chaque initiative, cet interventionnisme au Québec demeure compatible avec une vue keynésienne, mais il repose également sur un objectif de rattrapage économique et de nationalisme économique. Jean Lesage occupe alors simultanément les postes de premier ministre et de ministre des Finances du Québec. À ce titre, il présente 6 discours sur le budget pour les exercices 1961-1962 jusqu’à 1966-1967.21 Entre ces deux années fiscales, les dépenses gouvernementales totales, regroupant les dépenses ordinaires (c.-à-d. primaires de fonctionnement courant), le service de la dette et les immobilisations, passent de 793,7 millions $ à 2 034,9 millions $ (soit d’environ 7,5 % à 12,2 % du PIB québécois) alors que la somme de la dette consolidée nette et des bons du Trésor du gouvernement du Québec augmente de 411,6 millions $ à 1 524,8 millions $ (soit d’environ 3,9 % à 9,2 % du PIB québécois).22 Entre 1961 et 1970, les investissements en infrastructures publiques de l’État québécois représentent généralement entre 3,0 % et 3,7 % du PIB, dépassant même un peu plus de 4,0 % en 1965 et jamais moins de 2,8 % en 1961. 23 Comme l’indiquent les chiffres et le texte des discours sur le budget, l’administration Lesage a recours aux emprunts uniquement pour financer des immobilisations. Par exemple, comme il est affirmé dans le discours de 1963 : « la politique d’emprunt du gouvernement actuel s’apparente de fait à une politique d’investissement ». D’ailleurs, les soldes budgétaires au compte ordinaire, définis comme la différence entre les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 287 revenus et les opérations courantes (ordinaires plus service de la dette), demeurent en surplus pendant toutes ces années.24 53 54 55 56 Le discours sur le budget de 1963 parle aussi explicitement de phase initiale de planification économique, tout en reconnaissant les possibles limites des outils fiscaux à la disposition d’un gouvernement provincial (alors que certains sont, exclusivement ou non, sous responsabilité fédérale) et qui opère dans le contexte d’une économie ouverte sur l’extérieur. Il souligne par ailleurs que les provinces ont juridiction sur les richesses naturelles et qu’elles sont donc les plus à même de mener une politique de développement régional. On y ressent une pensée propre à cette époque qui est d’imaginer qu’une planification relativement étroite peut contrôler l’économie. 25 On décèle donc une dimension interventionniste qui coïncide avec cette ère de développement d’outils étatiques. Dostaler et Hanin (2005) arguent que « l’accession aux postes de responsabilité de nombreux étudiants de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval » est liée à l’application des idées keynésiennes au Québec dans les années 1960. C’est le cas, si on entend par idées keynésiennes, un gouvernement plus interventionniste. De fait, plusieurs noms se recoupent depuis les années 1960 et ont exercé une influence indéniable sur la présence et le rôle accru du gouvernement québécois en matière économique, dont une liste non exhaustive est présentée au Tableau 1. 26 Tableau 1. Quelques personnalités québécoises impliquées dans la politique économique à divers titres à compter des années 1960 à titre de décideurs publics et extraits biographiques Noms Fonctions Maîtrise en sciences économiques, Université Laval (1965). Diplôme de l’École nationale d’administration, France (1967). Michel Audet (1940-…) Économiste au ministère des Richesses naturelles du gouvernement du Québec (1965-1966). Analyste au service du budget (1968-1971) et directeur des études économiques et fiscales au ministère des Finances (1971-1974). Sous-ministre adjoint aux politiques budgétaires et fiscales au ministère des Finances (1974-1977). Sousministre associé au ministère de l'Énergie et des Ressources (1977-1979). Sousministre au ministère de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie (1979-1984). Secrétaire général associé au Développement économique du gouvernement du Québec (1986-1987). Sous-ministre du ministère de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie (1988- 1992). Ministre du Développement économique et régional (2003-2004). Ministre du Développement économique et régional et de la Recherche (2004- 2005). Ministre des Finances (2005- 2007). Baccalauréat-ès-arts (1940) et une maîtrise en sciences commerciales (1943) de l’Université Laval, ainsi qu’une maîtrise en sciences économiques de l’Université Harvard (1948). Professeur d’économique à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval (1946-1971). Marcel Bélanger Membre du Comité d’étude sur l’assistance publique au Québec (1961-1963). Président de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité de la province de Québec (1963-1965). (1920-2013) Conseiller des gouvernements Lesage, Johnson et Bourassa en relations fédéralesprovinciales et en finances publiques. Participation à la rédaction des discours sur le budget du Québec. (1960-1975) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 288 Faculté des sciences sociales de l'Université Laval en économie, étudiant de Maurice Lamontagne. Michel Bélanger Économiste au ministère fédéral des Finances (1954-1960)l Sous-ministre adjoint au ministère des Richesses naturelles du gouvernement du Québec (1963-1965). Sousministre au ministère de l'Industrie et du Commerce (1966-1969). Secrétaire du Conseil du Trésor (1971-1973). (1929-2000) Conseiller économique des premiers ministres Lesage, Johnson, Bertrand et Bourassa. Il est impliqué dans la nationalisation de l’électricité de 1964, la réforme de la Loi sur l’administration financière en 1970, la création de plusieurs sociétés d’État et organismes gouvernementaux : SOQUIP, SOQUEM, SGF, SIDBEC et la SDI, la Caisse de dépôt et placement, ainsi que la Régie des rentes. Maîtrise en sciences économiques et politiques de l’Université d’Oxford (1959). Maîtrise en fiscalité et droit financier à l’Université Harvard (1960). Professeur de sciences économiques et de fiscalité à l'Université d'Ottawa (1961-1963). Professeur invité à l'Institut européen d'administration des affaires, Fontainebleau (1977). Conférencier à l'Institut des affaires européennes, Bruxelles (1977). Professeur au Center of Advanced International Studies, Université Johns Robert Hopkins (1978). Professeur au Département de science politique de l'Université Laval Bourassa et de l'Université de Montréal (1979). Professeur invité, Université de la Caroline du (1933-1996) Sud (1981). Professeur invité, Université Yale (1982). Professeur associé à la Faculté de droit, Université de Montréal (1994-1996). Secrétaire et directeur des recherches de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (1963-1965). Premier ministre du Québec (1970-1976 ; 1985-1993). Ministre des Finances du Québec (1970). Marcel Cazavan (1919-1994) Raymond Garneau (1935- …) Diplômé, HEC, Montréal (1945). Sous-ministre au ministère des Finances du gouvernement du Québec (1965-1972). Président de la Caisse de dépôt et placement (1973-1980). Maîtrise en sciences commerciales de l'Université Laval (1958). Licence en sciences économiques de l’Université de Genève (1963). Secrétaire exécutif du premier ministre Jean Lesage (1965-1966). Ministre d’État aux Finances (1970). Ministre des Finances du Québec (1970-1976). Président du Conseil du trésor (1971-1976). Licence en sciences comptables, HEC, Montréal (1952). Pierre Goyette Diplôme de comptable agréé (1954). (1930-2021) Sous-ministre adjoint au financement au ministère des Finances du gouvernement du Québec (1966-1972). Sous-ministre au ministère des Finances du Gouvernement du Québec (1972-1977) Licence en droit, Université de Montréal (1964). Barreau du Québec (1965). Diplôme en économie et en finances, Institut d’études politiques de Paris (1967). Stage de perfectionnement au ministère des Finances et des Affaires économiques à Paris, France (1965-1967). Bernard Landry Conseiller technique au cabinet du ministre des Richesses naturelles, puis adjoint au directeur général de la planification de ce ministère de 1964 à 1968. Chargé de mission au cabinet du ministre de l'Éducation. Professeur à la Faculté des sciences administratives à l'Université du Québec à (1937-2018) Montréal. (1986-1994). Professeur au Département de stratégie des affaires de l'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal (2005-2018). Ministre d'État au Développement économique (1977-1982). Ministre délégué au Commerce extérieur (1982-1985). Ministre des Relations internationales (1984-1985). Ministre des Finances (1985). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 289 Vice-premier ministre et ministre des Affaires internationales, de l'Immigration et des Communautés culturelles (1994-1995). Ministre des Affaires internationales (1995-1996). Vice-premier ministre, vice-président du Conseil exécutif et ministre d'État à l'Économie et aux Finances (1996-2001). Ministre de l'Industrie, du Commerce, de la Science et de la Technologie (1996-1998). Ministre de l'Industrie et du Commerce (1998-2001). Ministre des Finances (1996-2001). Ministre du Revenu (1996-1998 ; 1999). Premier ministre du Québec (2001-2003). Diplômé de la Faculté de Droit, Université Laval (1934). Barreau du Québec (1934). Procureur de la Couronne et procureur de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre (1939-1944). Vice-président de la Commission des banques et du commerce et président de la Commission des pensions de retraite à la Chambre des communes (1945-1953). Jean Lesage Adjoint parlementaire du ministre fédéral des Finances (1953). Ministre fédéral des (1912-1980) Ressources et du Développement économique (automne 1953). Ministre fédéral du Nord canadien et des Ressources nationales (1953-1957). Premier ministre du Québec (1960-1966). Ministre des Finances du Québec (1960-1966). Licence en sciences commerciales, HEC, Montréal (1950). Diplômes de l’Institut d’études politiques de Paris et de la Faculté de droit de Paris (1953). Doctorat en économie de la London School of Economics (1955). Professeur au HEC (1955-1976 et 1985-1989). Jacques Parizeau Conseiller économique des premiers ministres Jean Lesage, Daniel Johnson et JeanJacques Bertrand. Consultant pour plusieurs ministères à Québec, puis conseiller économique et financier du premier ministre et du Conseil des ministres (1961-1969). Président du (1930-2015) comité d'étude sur les institutions financières (1966 à 1969). Ministre des Finances du Québec (1976-1984). Président du Conseil du trésor (1976-1981). Premier ministre du Québec (1994-1998) Sources : Goyette (2002) ; Sites Internet variés : Assemblée nationale du Québec ; Ordre national du Québec ; Ordre de Montréal ; Institut C.D. Howe ; Wikipédia. Note : Cette liste non exhaustive ne prétend pas représenter tous les contributeurs, élus ou non élus, aux décisions publiques en matière de politique économique à compter des années 1960. Elle constitue un échantillon de personnalités québécoises qui ont reçu une certaine formation plus formelle en sciences économiques (ou des domaines connexes) et qui ont été associées aux débats ou décisions. De plus, pour chaque personne, la liste des études poursuivies ou des fonctions occupées se veut également non exhaustive. 57 Toutefois, la proposition de Dostaler et Hanin (2005) a une portée moins large du point de vue des années 1960 si on entend par idées keynésiennes l’utilisation à proprement parler d’outils de stabilisation. En effet, comme le révèle un entretien avec Michel Audet (2022), on n’est pas encore à l’étape de poursuivre véritablement des politiques de stabilisation macroéconomique. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 290 58 59 60 61 Pour l’essentiel, à cette époque, le budget de l’État est une opération essentiellement comptable par types de dépenses et non par mission.27 Avec les investissements publics associés à la construction de barrages hydroélectrique pendant cette décennie dans la foulée de la nationalisation, la construction du réseau routier, l’Expo universelle de 1967 et les besoins financiers des différentes Sociétés d’État, le gouvernement du Québec a alors davantage besoin d’emprunter pour assurer leur financement. Ainsi, comme l’indique Michel Audet, la préoccupation principale du budget pour le gouvernement est alors d’évaluer sa capacité d’emprunt pour les immobilisations pendant que les dépenses courantes sont essentiellement équilibrées avec les revenus courants. De plus, explique-t-il : « On partait du montant qu’on pouvait financer et après, on découpait ce qu’il fallait couper par rapport à ce que les ministères voulaient […] À partir d’une enveloppe globale [les sous-ministres de chaque ministère] s’occupaient de distribuer cela. C’était essentiellement consacré à 3 postes. C’étaient les salaires, les loyers, les frais de voyages, les fournitures. Pour les ministères comme la voirie, c’étaient les routes, les ponts, la réparation et la construction ». À ce moment, ce n’est pas la mission des dépenses qui est considérée, mais surtout le fait de colliger l’information sur les dépenses à encourir. Avec les grandes réformes de la Révolution tranquille, outre l’attention portée au déploiement de nombreux organismes gouvernementaux, d’autres raisons se conjuguent vraisemblablement pour expliquer la prise en considération apparemment limitée des aspects conjoncturels dans la préparation des budgets du gouvernement québécois. 28 Premièrement, si on se réfère à la chronologie des cycles de Fortin et al. (à paraître), puisqu’il n’y a pas eu de récession à proprement parler au Québec dans les années 1960, l’absence de fléchissement significatif de l’activité économique a possiblement atténué l’intérêt pour des politiques explicites de stabilisation économique. De plus, alors que le taux de chômage moyen au Québec est de 7,1 % et 8,4 % en 1961 et 1962, il suit une tendance baissière jusqu’à atteindre 4,1 % en 1966 avant de s’engager sur un mouvement haussier qui sera déterminant dans la prochaine décennie. 29 Deuxièmement, les dépenses salariales du gouvernement représentant comme aujourd’hui près de la moitié des dépenses budgétaires, une bonne partie du budget de dépenses est passablement définie par les conditions internes. Nonobstant les considérations conjoncturelles, la marge pour des interventions stabilisatrices requerrait un raffinement des processus et des outils budgétaires et fiscaux, quoique, la taille du budget en pourcentage du PIB étant appelée à croître, l’impact économique serait accru dans une certaine mesure. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 291 62 63 64 Troisièmement, le ministère des Finances du Québec n’est pas aménagé de façon à intégrer le tout dans une structure budgétaire telle que nous l’entendons aujourd’hui. Il est bien sûr directement impliqué dans le financement par émission de titres de dette qui prend davantage d’importance dans les années 1960. Il possède par ailleurs un service du budget. Mais, pour faire un point sur la situation économique dans le discours sur le budget, on compte sur des informations recueillies auprès du Bureau de la Statistique du Québec et d’un petit groupe au ministère de l’Industrie et du Commerce qui fait un peu d’analyse de la conjoncture. Comme l’explique Audet (2022), à ce moment, il n’y a aucune analyse économique au sein du ministère des Finances. Pour ce qui est des questions fiscales, on se base sur ce qui était fourni par le ministère du Revenu (qui avait été créé en 1961) et l’apport de Marcel Bélanger qui a notamment présidé la Commission royale d’enquête sur la fiscalité de la province de Québec (voir Bélanger et al., 1965). Finalement, au moment de boucler le budget, l’arbitrage budgétaire se fait même directement au Conseil des ministres en présence du premier ministre où tous recherchent la part qu’ils pourraient obtenir… Comme l’exprime Lortie (2021) : « Bien que constituant une avancée certaine, il n’était pas dit que les mécanismes instaurés par la réforme de 1961 [par Jean Lesage avec la création d’un comité du Conseil exécutif, appelé Conseil de la Trésorerie] étaient bien adaptés aux besoins de gestion administrative et financière des gouvernements qui avaient épousé la révolution keynésienne (nous soulignons) » (p. 163). Ainsi, même si ce n’est pas la seule dimension à prendre en compte, on n’est pas encore dans une perspective budgétaire au gouvernement du Québec qui incorpore ou qui est formellement guidée, en partie, par un cadre macroéconomique. 04. Robert Bourassa, Raymond Garneau et la transformation de la gestion des finances publiques 65 La période de 1970 à 1976 apporte des changements significatifs et durables à la gestion des finances publiques de l’État québécois et à la préparation des budgets annuels, tant d’un point de vue structurel que conceptuel. Comptant sur leur formation et leur expérience, Robert Bourassa et Raymond Garneau assument alors un leadership clé pour mener les réformes et peuvent compter sur des mandarins de premier plan, dont Michel Audet, Michel Bélanger, Yvon Marcoux, pour n’en nommer que quelques-uns. Le premier ministre Robert Bourassa présente le discours du budget de 1970-1971, à titre de ministre titulaire des Finances, alors que Raymond Garneau est à ce moment ministre d’État aux Finances. Par la suite, Raymond Garneau est nommé ministre des Finances de 1971 à 1976 et présente six discours du budget. 4.1 Formation et séjours universitaires de Robert Bourassa et son intérêt marqué pour l’économie 66 Admis au barreau du Québec en 1957, Robert Bourassa poursuit des études de maîtrise Revue Interventions économiques, 67 | 2022 292 en sciences économiques et politiques au Keble College de l’Université d’Oxford d’où il gradue en 1959.30 L’année suivante, il est inscrit à l’Université Harvard et obtient une maîtrise en fiscalité et en droit. 67 68 69 Au cours de sa vie professionnelle, Robert Bourassa est souvent actif en milieu universitaire. Il est professeur en économie et en fiscalité à l’Université d’Ottawa de 1961 à 1963, puis il est professeur de finances publiques à l’Université de Montréal et à l’Université Laval entre 1966 et 1969. Après son premier passage au gouvernement à titre de premier ministre, Robert Bourassa entreprend une période de ressourcement. Dès 1967, explique-t-il, « je commençais à m’intéresser au développement du marché commun européen » (Bourassa, 1995, p. 23). Cet intérêt le motive ainsi en 1977 « d’aller examiner de près le développement de l’Europe » (Bourassa, 1995, p. 153). Robert Bourassa se retrouve comme professeur invité à l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) à Fontainebleau en 1977 et conférencier à l’Institut des affaires européennes à Bruxelles. En 1978, il se joint au Center of Advanced International Studies de l’Université John Hopkins, à Washington, et y donne des cours « portant sur les relations entre l’État et les milieux économiques, ainsi que sur les différentes formes de fédéralisme ». (Denis, 2006, p. 385). En 1979, il enseigne un cours de politique économique à l’Université Laval, puis passe à l’Université de Montréal en 1980 aux départements de sciences politiques dans les deux cas. En 1981 et 1982, il est professeur invité respectivement à l’Université de la Caroline du Sud et à l’Université Yale. De 1994 à 1996, il est professeur associé à la Faculté de droit et actif à la Chaire d’études Jean Monnet de l’Université de Montréal. Indéniablement, Robert Bourassa témoigne pendant toute sa carrière politique et non politique d’un profond intérêt pour les questions économiques « autour de la création d’emplois, le développement hydroélectrique, l’investissement des entreprises et la gestion des finances publiques » (Fortin, 2003, p. 41). Il croit que « la force du Québec se trouvait dans sa force économique » (Bourassa, 1995, p. 53). Dans un échange avec Stéphane Dion qui lui demande si sa pensée économique était keynésienne, Robert Bourassa répond que « Durant ma campagne au leadership, j’avais parlé du développement de la BaieJames. […] [et que la force économique du Québec] on la trouvait, entre autres lieux, dans la conquête du Nord québécois […] C’était dans le développement des ressources naturelles. […] L’autre point, c’était évidemment les investissements étrangers avec l’argument bien connu que mieux vaut importer des capitaux que d’exporter des emplois. […] je préconisais un niveau fiscal attrayant. C’était trois points dont je parlais en priorité : ressources naturelles, accroissement des investissements étrangers, fiscalité compétitive. Pas beaucoup de Keynes, parce qu’on était en Amérique du Nord.» (Bourassa, 1995, pp. 53-54). 70 Son mantra pour le développement de l’hydroélectricité transcende toute sa carrière politique, comme l’illustrent notamment ses ouvrages « Deux fois la Baie-James » en 1981 et « L’énergie du Nord : la force du Québec » en 1985. Bourassa (1985b) explique également la place qu’il reconnaît au développement technologique pour rehausser la productivité. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 293 71 Enfin, à travers l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade ou GATT) et l’entente avec les États-Unis, inclus ensuite le Mexique, Bourassa (1995) voit aussi le libre-échange comme clé « [d’]une économie plus dynamique, plus productive, nous permettant de relever plus facilement le défi des finances publiques » (p. 169).31 4.2 La formation universitaire en économie de Raymond Garneau 72 73 74 En 1955, Raymond Garneau se « dirige vers l’administration des affaires ». (Garneau, 2014, p. 34). Il fait le choix d’entreprendre sa formation universitaire à la Faculté de commerce de l’Université Laval. Elle offre une formation en management qui n’existait pas à HEC Montréal et qui avait été développée en partenariat avec la Harvard Business School, en utilisant la méthode d’études de cas. Par comparaison, l’enseignement dans les programmes plus directement en économique est de tradition davantage analytique. Marcel Bélanger est le professeur qui lui enseigne l’économique et avec lequel il est appelé à travailler étroitement dans les années subséquentes. Il obtient une maîtrise en sciences commerciales en 1958. Après environ deux ans comme responsable des placements hypothécaires à l’Assurance-vie Desjardins, Raymond Garneau amorce en 1961 des études à l’Université de Genève, d’où il gradue en 1963 avec une licence en sciences économiques. Garneau (2022) se rappelle le professeur Antony Babel d’histoire économique et sociale qui l’a notamment marqué. Piuz (1980) rapporte d’ailleurs à propos de Babel que « le cours magistral d’histoire économique […] a été pour tous ses auditeurs un des fondements de leur culture et de leur formation » et que son enseignement avait le souci de l’intégration de l’étude du fait économique et de l’histoire économique dans l’histoire politique et dans l’histoire générale. Également, Jacques L’Huillier lui a enseigné comme professeur d’économie politique. Celui-ci occupe une position d’éminence à l’Université de Genève et avait été impliqué dans la mise en place de l’accord du GATT et du marché commun européen. Pour Fontela (2007), L’Huillier s’intéresse particulièrement aux institutions économiques internationales. Il met en évidence le lien entre la théorie et la pratique, ainsi qu’entre la théorie et les organisations de coopération économique internationale.32 Fontela (2007) qualifie de « réalisme économique », l’approche de L’Huillier qui est caractérisée par trois caractéristiques. 33D’une part, L’Huillier intègre le raisonnement par déduction et le raisonnement par induction.34 Puis, L’Huillier voit « un rôle de l'État dans la résolution des problèmes en collaboration avec les établissements privés » et la complémentarité des deux secteurs, d’où son intérêt pour les organisations internationales. Finalement, les souverainetés nationales doivent être encadrées au niveau global. Sans que ça se soit décliné explicitement comme Fontela (2007) le formule, la carrière de Raymond Garneau et les réformes économiques qu’il a menées s’inscrivent dans l’esprit de réalisme économique. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 294 4.3 La révision de la loi sur l’administration publique 75 Pendant la campagne électorale de 1970, comme chef du Parti libéral du Québec, Robert Bourassa fait notamment un cheval de bataille de la réforme de l’administration gouvernementale autour de de la rationalité et de l’efficacité administrative et de l’introduction du système des budgets par programme (ou PPBS : planning‐programming‐ budgeting system). Dès après son élection, Robert Bourassa reçoit copie du Rapport sur les structures et modalités de la gestion financière préparé par Richard Mineau de Price Waterhouse sur lequel s’appuiera la réorganisation des structures gouvernementales pilotée par Raymond Garneau avec Yvon Marcoux, alors conseiller juridique du ministre des Finances qui rédigea le cadre de référence de la Loi et dirigea sa rédaction. 35 76 C’est ainsi que la Loi sur l’administration financière (projet de loi 55), adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 1970, touche deux volets majeurs de la gestion des finances publiques. Le premier, du côté des dépenses, sépare les rôles de contrôleur des finances (comptable en chef du gouvernement) et de vérificateur des finances (auditeur) dont l’indépendance vis-à-vis du gouvernement est établie. Elle procède aussi à la création du Conseil du Trésor, comme comité ministériel doté de pouvoirs, qui devient tributaire de la supervision du budget de dépenses (à la fois pour la budgétisation et pour le contrôle), de l’organisation de l’administration publique, de la gestion des ressources humaines et de la négociation des conventions collectives dans le secteur public. Le second, du côté des revenus, entreprend une structuration du ministère des Finances. 4.4 La transformation du ministère des Finances et des façons de faire 77 78 Selon Audet (2022), le Rapport Mineau, dont l’emphase est plutôt sur l’administration des dépenses, est plutôt muet quant au ministère des Finances. Le projet de loi 55 établit donc un nouveau cadre en confiant explicitement « au ministère des Finances les responsabilités suivantes : la politique économique, fiscale et budgétaire de l’État ; la gestion de l’encaisse et de la dette publique ; la préparation des Comptes publics et leur présentation à l’Assemblée nationale ; [et] la vérification des dépenses avant d’en autoriser le paiement. » (Garneau, 2014, p. 164). Inspiré par son passage à l’ENA et son stage au ministère français des Finances, Michel Audet pilote une modernisation du ministère québécois des Finances en créant trois nouvelles divisions. Une première est la constitution d’une direction des études économiques. Une seconde est l’implantation d’une direction chargée du volet fiscal. Enfin, une nouvelle direction des relations fiscales fédérales-provinciales rapatrie en grande partie une direction qui se trouvait auparavant au ministère des Affaires intergouvernementales. La division responsable du financement et de gestion de la dette est demeurée. Comme l’explique Garneau (2014), Michel Audet est aussi chargé d’attirer au ministère « de nouveaux diplômés en sciences économiques et des fonctionnaires expérimentés provenant d’autres ministères ». Revue Interventions économiques, 67 | 2022 295 79 80 81 82 À partir de la restructuration du ministère des Finances, la préparation du budget peut dès lors compter et s’appuyer sur une analyse économique. Contrastant avec l’époque précédente, il devient alors possible de camper et d’intégrer l’exercice budgétaire, à tout le moins, dans un narratif davantage économique. Comme l’exprime l’économiste Yves Rabeau (2022), « avec les années 1970, on est passé d’un discours du budget qui parlait de la comptabilité du budget à un discours qui parlait de l’économique du budget ».36 Nous y revenons un peu plus loin. Une autre réforme, annoncée par Robert Bourassa dans le discours du budget de 1970, changera distinctement les façons de faire. « Car il faut comprendre que, même si l'État québécois avait déjà accédé à la modernité avec la Révolution tranquille, l'administration de ses finances, elle, tirait parfois de l'arrière» (p. 35), écrit Garneau (1999). Malgré l’importance accrue des dépenses gouvernementales, le budget de l'État québécois demeure une opération principalement comptable, consistant surtout strictement à les financer et à considérer les ressources engagées ou intrants. Or, aux États-Unis, on avait développé et implanté dans la première moitié des années 1960, l’approche du système de budget des dépenses par programme ou PPBS, qui inspire par la suite d’autres gouvernements, dont le gouvernement canadien. Basée sur une rationalisation des dépenses, l’idée est de mettre en adéquation l’allocation des ressources de l’État, les objectifs qu’on souhaite atteindre et les résultats ou extrants obtenus par lesdites dépenses. À titre de Président du Conseil du Trésor, Raymond Garneau travaille avec Michel Bélanger puis Guy Coulombe (qui en furent successivement les secrétaires) à l’implantation du système de budget des dépenses par programme. Alors que, la présentation du budget pour l’exercice 1973-1974 utilise cette nouvelle façon de faire pour la première fois. Ce changement vise donc à donner un sens aux dépenses faites par le gouvernement et à esquisser une vision d’ensemble de ses actions. « Au lieu d'être présentés par ministères, par unités et par services, ils [les crédits] sont regroupés par missions, domaines, secteurs, programmes et éléments de programme. » (Garneau, 1999, p. 38). Dans le discours sur le budget 1973-1974, Raymond Garneau souligne que « la nouvelle présentation des crédits par mission permet d'ailleurs de constater qu'une bonne partie des dépenses de l'État sont orientées vers l'action économique. » (Ministère des Finances, 1973, p. 7).37 De plus, Garneau fait remarquer à juste titre que l’action du gouvernement en matière économique ne se limite pas aux crédits budgétaires, mais doit également considérer les déboursés extrabudgétaires auprès des sociétés d’État. Sans minimiser les améliorations découlant de la mise en place du PPBS, elle ne constitue pas un remède miraculeux qui remplit toutes les vertus qu’on prêtait en théorie à la rationalité du processus budgétaire. L’évaluation rigoureuse des programmes de dépenses publiques demeure toujours une source de défis et de frustrations. La première en liste porte certainement sur les mesures objectivement adéquates des objectifs et des résultats. Par expérience, il existe souvent des résistances à définir des mesures tant qualitatives que quantitatives, même lorsqu’elles sont identifiables. Garneau (1999) fait ressortir l’influence que peuvent exercer des groupes de pression, des exigences partisanes, des contextes électoraux et de l’inertie bureaucratique face à la modification ou l’abandon de certains programmes. Lortie (2019) mentionne que l’analyse rationnelle et rigoureuse des programmes se bute dans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 296 son application sur des limites de nature méthodologique ainsi que sur les coûts de réalisation et la rareté d’analystes habilités à les mener à terme. 4.5 L’intégration de la dimension économique dans les discours du budget 83 84 85 86 87 L’introduction de la budgétisation des dépenses par programme contribue certainement à mettre en exergue une dimension plus économique dans le budget du gouvernement québécois. De plus, la restructuration du ministère des Finances permet de proposer des politiques budgétaires fondées sur l’évolution de la conjoncture économique. Cependant, ces transformations à elles seules n’expliquent pas comment et pourquoi on se met à intégrer le budget dans le contexte économique plus large avec les années 1970. D’une part, il faut rappeler que le contexte macroéconomique commence à changer. De 4,1 % en 1966, le taux moyen de chômage au Québec amorce une ascension chaque année pour atteindre 7,0 %, 7,3 % et 7,5 %, respectivement en 1970, 1971 et 1972. (Langlois et al., 1990).38 Dès 1968, alors critique de l’opposition à l’Assemblée nationale, Robert Bourassa (1968) soutient dans une entrevue que « lorsqu’il y a un ralentissement économique qui s'annonce ou qui existe, je pense que c'est le rôle de l'État — et en particulier de l'État québécois — d'équilibrer ou de relancer l'économie en accroissant ses investissements publics », ce qui est à tout le moins conforme avec une approche keynésienne. Puis, pendant la campagne électorale de 1970, Robert Bourassa enfourche un autre cheval de bataille et prend l’engagement de créer 100 000 emplois. Dans le premier budget de son gouvernement, le 18 juin, Robert Bourassa prend un ton clairement économique. En guise d’introduction, il qualifie d’abord ce budget comme « marqué du signe de l’austérité […] productive » et de la consolidation en visant la création d’emploi et l’instauration d’un climat de confiance propice à de nouveaux investissements. À cet effet, il procède même à une réduction des dépenses courantes par rapport à l’année précédente. Puis, il plaide en faveur de priorité à donner à la relance de l’économie en insistant sur la baisse marquée, de 1966 à 1970, de la part totale des investissements québécois privés et publics en proportion de l’économie canadienne et de la carence de cet indicateur relativement à la part de la population canadienne. Ce budget et ceux de Raymond Garneau refléteront leurs préoccupations économiques gouvernementales quant à la gestion des finances publiques, les investissements, le développement hydroélectrique et la création d’emplois. Avec les budgets de Raymond Garneau, apparaissent explicitement des références à des éléments de justification économique pour certaines orientations. Par exemple, dans le Budget 1972-1973, trois des objectifs principaux sont : « - Faire en sorte que les dépenses publiques dans l'ensemble ne croissent pas plus rapidement que l'augmentation de la richesse globale ; - Soutenir la croissance économique et la création d'emplois par un niveau élevé d'investissements dans les secteurs public et parapublic ; - Réformer nos lois fiscales en vue d'une plus grande équité pour tous les contribuables, tout en favorisant l'expansion de l'économie ». (Ministère des Finances du Québec, 1972, p. 3). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 297 88 89 90 91 Dans son budget 1975-1976, après la récession de 1974 associée au choc pétrolier, Garneau affirme que « notre principal souci en ce moment demeure le ralentissement de la croissance. […] Face à cette conjoncture, le gouvernement se doit d'intervenir, dans la mesure de ses moyens, par une politique budgétaire et fiscale expansionniste. » (p. 11), avec « une hausse marquée de l’ensemble des investissements publics » (p. 12). (Ministère des Finances du Québec, 1975, p. 3). Dans la foulée de la restructuration du ministère des Finances, Michel Audet (2022) fait appel aux services de l’économiste Yves Rabeau comme conseiller économique de 1972 à 1976 pour l’assister dans l’évaluation de l’impact du budget provincial sur l’économie du Québec, la préparation du système budgétaire et la mise en place d’un système de prévisions budgétaires. À la suite de sa thèse de doctorat au MIT, qui portait notamment sur l’estimation d’un sentier de revenu de plein emploi pour le Québec, Yves Rabeau est appelé à travailler sur une évaluation d’un budget de plein emploi dans le but de tenir compte de la dimension conjoncturelle et des niveaux de chômage. Le concept de budget de plein emploi avait été développé aux États-Unis (Brown, 1956) et était régulièrement rapporté dans le Rapport économique annuel du président américain (p. ex. Council of Economic Advisers, 1962). Étant donné que les niveaux du PIB et d’emplois ont un impact positif sur les recettes fiscales d’un gouvernement et négatif sur certaines dépenses de transferts aux personnes et entreprises, le solde budgétaire est largement tributaire de l’état de l’économie. L’idée est d’évaluer quel serait le solde budgétaire dans la situation où le niveau de production agrégé évoluerait le long de son sentier potentiel et que le taux de chômage serait à un niveau de plein emploi. Selon que cette mesure de solde budgétaire est en déficit ou en surplus, on parle alors d’un déficit ou surplus de plein emploi ou de déficit ou surplus structurel. Conséquemment, en expurgeant le solde budgétaire observé de l’influence de la conjoncture, la variation du solde budgétaire de plein emploi (ou ajusté pour le cycle) entre deux années donne une indication de la direction qu’a suivie le gouvernement et avec quelle intensité, lorsqu’on la compare avec l’évolution de la conjoncture. Par exemple, une hausse d’un surplus de plein emploi suggère que la politique budgétaire est devenue plus restrictive. Plus utile en termes de valeur relative, l’utilisation du niveau du solde budgétaire de plein emploi est plus hasardeuse pour juger de l’à-propos de l’intervention gouvernementale. En effet, sa mesure en niveau est sensible à l’hypothèse retenue pour le plein emploi et sensible à l’impact de l’inflation qui gonfle souvent les revenus plus rapidement que les dépenses. Il ne permet pas non plus de quantifier l’impact de la politique budgétaire. Néanmoins, la différence entre le solde budgétaire sur la base des comptes nationaux et le solde budgétaire de plein emploi témoigne aussi de la direction de la politique budgétaire. Notons que l’idée d’afficher un déficit budgétaire pour des motifs conjoncturels n’est pas mise à mal et est distincte de ce que révèle un exercice de plein emploi quant à la direction structurelle du solde budgétaire. Par exemple, un déficit structurel persistant et croissant est préoccupant pour l’évolution de l’endettement et signale que des ajustements persistants dans les dépenses ou les revenus sont requis. Rabeau (1976) évalue le solde budgétaire de plein emploi pour le gouvernement québécois de 1961 à 1973, en présumant une valeur du taux de chômage de plein emploi de 4,5 % pour estimer approximativement quels seraient alors les revenus et dépenses. 39 De 1961 à 1967, ses estimations suggèrent que le gouvernement du Québec affichait des déficits budgétaires tant sur la base des comptes nationaux que de plein emploi. La Revue Interventions économiques, 67 | 2022 298 taille du déficit de plein emploi avoisinait même celle du déficit des comptes nationaux de 1964 à 1967. Alors que le taux de chômage est en baisse jusqu’en 1966, le déficit de plein emploi augmente, ce qui est plutôt procyclique. De même, alors que le taux de chômage augmente en 1967 et 1969, le déficit de plein emploi commence par diminuer, puis devient même un surplus de plein emploi en 1969. En revanche, possiblement à la suite des augmentations soutenues du taux de chômage, le gouvernement affiche des déficits budgétaires courants à compter de 1970 jusqu’en 1973. Le solde budgétaire de plein emploi retombe en déficit en 1970, puis très légèrement en surplus en 1971, alors que les valeurs du taux de chômage pour 1971 et 1972 demeurent plutôt stables. Avec la baisse du taux de chômage en 1973, le solde budgétaire de plein emploi est en excédant. De 1971 à 1973, le déficit du gouvernement québécois observé semble donc traduire une orientation expresse de la politique budgétaire de contrecarrer le taux de chômage. 92 93 94 95 Une interprétation possible pour une partie des mouvements apparemment contracycliques du solde budgétaire tient aux ajustements plutôt automatiques des revenus et des dépenses avec l’état de la situation économique. Sous cet angle, comme le dit Audet (2022), la politique budgétaire est appelée à s’apparenter à une politique qualifiée de keynésienne en acceptant des déficits budgétaires en périodes de ralentissement économique et de récession. Enfin, de 1970 à 1975, tout comme depuis 1961, les dépenses publiques en immobilisations expliquent les déficits budgétaires observés. (Voir Lambert et al., 2019). De fait, même depuis 1961, le gouvernement du Québec n’a pas encore recours au déficit budgétaire pour financer des excédents de dépenses courantes (c.-à-d. en excluant les immobilisations) sur ses revenus courants, d’où les surplus des opérations courantes. Alors que frappe la récession de 1974, le gouvernement augmente les investissements publics. Préparé dans un contexte plus difficile avec le déficit olympique à éponger et le financement des travaux de la Baie-James, au moment de sa publication en mai, le budget de 1976-1977 prévoit également un solde excédentaire des opérations courantes et des immobilisations sur les revenus justifiant le recours aux emprunts. Bien que le ministère des Finances du Québec n’ait pas poursuivi des estimations systématiques de budget de plein emploi après les travaux de Rabeau (1976), la prise en compte implicite et explicite de la conjoncture demeure un aspect durable et significatif dans la confection du budget québécois jusqu’à ce jour. 05. Jacques Parizeau et l’opération de la machine de l’État via les finances publiques 96 À compter de 1976, les contextes politique et économique au Québec, au Canada et dans le monde amènent de nouveaux défis. L’inflation n’est pas maîtrisée. Le taux de chômage au Québec poursuit son ascension vers des niveaux sans précédent. Un second choc pétrolier et une politique monétaire restrictive au Canada, comme aux États-Unis, sont à l’origine d’une profonde récession. Nonobstant le statut constitutionnel du Québec et le référendum de 1980 mis de l’avant par l’élection du Parti québécois, l’économiste Jacques Parizeau devient ministre des Finances de 1976 à 1984. Il est le premier titulaire québécois d’un doctorat de la London School of Economics et un ancien haut fonctionnaire résolument impliqué dans la création de plusieurs organismes de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 299 l’État dans les années 1960. Ayant connu le ministère comme conseiller sénior sept ans auparavant et maintenant ministre à sa tête, Jacques Parizeau retrouve le haut fonctionnaire Michel Audet et lui confie qu’il ne reconnaît pas l’organisation qu’il avait connue. Parizeau est ravi de la transformation structurelle du ministère et l’en félicite. (Audet, 2022).40 5.1 Les années formatrices 97 Sous le mentorat de François-Albert Angers, Jacques Parizeau termine ses premières études en économie à HEC Montréal en 1950. Avec les encouragements d’Angers, il poursuit sa formation universitaire en France, notamment à Sciences Po. Comme le rapporte l’hommage publié à son décès par l’Institut d’études politiques de Paris (2015), on retrouve parmi ses professeurs Jean Fourastié, Jean Marchal, François Perroux, Paul Delouvrier et François Bloch-Lainé. Comme l’exprime Barjot (2013), dans sa discussion de la thèse de Dreyfus (2011) dont il a été directeur, pendant la période 1945-1958, on y retrouve « un équilibre entre théoriciens et praticiens, universitaires et inspecteurs des Finances, conservateurs et progressistes » où « se dégage ainsi un sens commun économique du moment, d’où la synthèse opérée, dans les années 1950, entre Keynes (J. Meynaud) et la bonne gestion financière (P. Delouvrier, F. Bloch-Lainé) » (p. 156). Les économistes Marchal et Perroux l’initient aux idées de Keynes (Institut de sciences politiques de Paris, 2015, et Dostaler et Hanin, 2006). Du fait de leurs responsabilités et leurs expériences dans la gestion du volet administratif et financier du gouvernement en tant qu’inspecteurs des finances, les jeunes hauts fonctionnaires comme Delouvrier et Bloch-Lainé ne sont pas en reste pour former leurs étudiants comme Jacques Parizeau. Rosanvallon (1987) écrit : « La pénétration des idées keynésiennes dans ce milieu [parmi un noyau de jeunes hauts fonctionnaires, dont Bloch-Lainé et Delouvrier] est inséparable de la tâche de construction de tout un nouvel appareil d'information économique. […] Keynes est pour cette génération l'opérateur d'un nouveau rapport entre la théorie et la pratique. […] On peut parler en ce sens de la formation d'un keynésianisme pratique dans la France du début des années cinquante : la pénétration de son œuvre est indissociable de la transformation du rapport de l'État à la société. » (p. 41) 98 99 100 De son passage à l’Institut d’études politiques de Paris (2015) « Jacques Parizeau retient le rôle de l’État dans la modernisation de l’économie, qu’il mettra en œuvre au Québec comme haut fonctionnaire et homme politique réformateur », rapporte-t-on. Contrairement aux préférences d’Angers pour un doctorat français, comme l’explique Duchesne (2006), Jacques Parizeau préfère migrer au London School of Economics. Il y obtient un doctorat en économie sous la direction du futur prix Nobel d’économie James Meade. Meade est un keynésien de la première heure, qui appartenait déjà en 1930-31 à un groupe restreint d’économistes autour de Keynes, comme il le rappelle dans son autobiographie (Meade, 1977). Dostaler et Hanin (2006) décrivent également Meade comme « théoricien d’une politique économique mêlant libéralisme et interventionnisme » (p. 167). Tout en étant sans doute reconnaissant de l’attention et de l’appui dont il a bénéficié, Jacques Parizeau n’est pas un adepte des idées économiques préconisées par Angers et ne devient pas porteur du courant corporatiste. L’intégration de sa formation en France et à Londres, de même que son expérience en font davantage un keynésien, qu’on peut interpréter dans l’esprit ce que décrit Rosanvallon (1987) : Revue Interventions économiques, 67 | 2022 300 « On a pu dire, à juste titre, que le keynésianisme pouvait être considéré dans les pays anglo-saxons comme le vecteur d'une formule sociopolitique de compromis. Il a indéniablement aussi cette dimension en France. Mais il apparaît également dans ce dernier cas comme une forme culturelle du rapport État-société. » (p. 52) 101 Ayant complété son éducation universitaire, Jacques Parizeau revient au Québec en 1955 comme professeur d’économie au HEC.41 À sa vocation de professeur, s’ajoutent rapidement d’autres tâches dans les années 1960 comme haut fonctionnaire et conseiller des premiers ministres du Québec. Son implication directe dans plusieurs dossiers clés évoqués précédemment est aussi formatrice. Rappelons en particulier la nationalisation de l’hydroélectricité, l'abolition du monopole des syndicats financiers torontois sur l'émission des obligations du gouvernement du Québec, de même que la création de la SGF, de la Régie des rentes du Québec et de la Caisse de dépôt et placement du Québec.42 Il travaille aussi activement à élargir les sources d’emprunt et le marché des obligations du Québec, tant comme haut fonctionnaire dans les années 1960 qu’à titre de ministre des Finances en 1977. 5.2 Quelques principes de l’intervention type de Jacques Parizeau et la pensée économique 102 103 104 105 Les principes qui guident Jacques Parizeau comme décideur public en matière économique sont notamment caractérisés par une approche keynésienne, généralement centralisatrice et interventionniste. Déjà dans les années 1950, Jacques Parizeau publie plusieurs articles dans L’Actualité économique qui témoignent de son penchant keynésien. 43 En plus de l’exposition aux idées keynésiennes pendant ces années d’études, même si tous deux ne situent pas la centralisation au même endroit, Jacques Parizeau reconnaît l’influence de Maurice Lamontagne. Il a déclaré que Lamontagne « a été pour moi un phare. Son ouvrage Le fédéralisme canadien marque la première intrusion des idées keynésiennes chez les francophones du Québec. » (Duchesne, 2001, p. 197). Comme nous l’avons soutenu précédemment, l’incursion d’un keynésianisme assumé et explicite dans la politique budgétaire québécoise avait déjà débuté au début des années 1970. L’arrivée de Jacques Parizeau à la tête du ministère des Finances, dont la plume et la prose sont particulièrement reconnues, exprime avec plus d'insistance et dans un ton qui lui est propre la justification de plusieurs décisions dans un langage qui rappelle encore plus expressément la pensée keynésienne. À l’écoute et à la lecture des budgets de Jacques Parizeau, on reconnaît aisément une formulation particulièrement claire et efficace d’un ton résolument keynésien. On a l’impression de le voir actionner un levier, tourner une roue, presser sur un bouton pour manœuvrer la machine de l’État et affecter l’économie comme il le souhaite.44 Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler comment Rosanvallon (1987) décrit la diffusion du keynésianisme en France après 1945 : « L'économie devient perçue comme un système de variables et de flux à optimiser. » (p. 44) 106 et « Si l'économie est considérée comme un système de variables et de flux à optimiser, elle constitue du même coup un objet pour l'action. Toutes les variables économiques peuvent être actionnées : la monnaie, le budget, les revenus, les prix, l'offre, la demande. Le langage lui-même traduit d'ailleurs cette évolution : Revue Interventions économiques, 67 | 2022 301 l'application du terme de politique s'étend à tous ces domaines. C'est seulement à partir de la révolution keynésienne que l'on peut parler de politique des prix, de politique des salaires, de politique fiscale. Interventions conjoncturelles et actions structurelles deviennent à partir de là perçues comme complémentaires et indissociables à la fois. » (p. 45) 107 108 109 C’est également en phase avec ce que Dostaler et Hanin (2005) racontent à propos de l’approche à laquelle Maurice Lamontagne a été exposé à Harvard de 1941 à 1943, où « il est surtout influencé par les cours d’Alvin Hansen, promoteur aux États-Unis d’un keynésianisme mécanique, parfois qualifiés d’ "hydraulique", présenté sous forme de modèles mathématiques. » (pp. 169-170). Par ailleurs, alors qu’il est ministre des Finances, la gouvernance publique de Jacques Parizeau procède dans une optique plutôt centralisatrice. Comme nous l’avons signifié à la section 3, le keynésianisme tend à être souvent étroitement associé à une action gouvernementale centralisée où les instruments de pouvoir budgétaire et de stabilisation seraient concentrés.45 Lamontagne (1954) l’avait clairement défendu dans son ouvrage. Comme le rapporte Duchesne (2016), dans les années 1950, Jacques Parizeau, qui était fédéraliste à l’époque, soutient que « les vraies décisions de nature économique, digne d’un État, se prennent à Ottawa ». Duchesne (2021) explique par ailleurs que « dans les années 60, le jeune Parizeau était un défenseur de la centralisation économique aux mains d’un État agissant. Il voyait toutefois la capitale à Québec plutôt qu’à Ottawa. Cette position idéologique demeure forte jusque dans les années 80 ».46 Dans une fédération où prévaut un partage de pouvoirs selon des champs de compétence, mais qui ne peut pas être complètement étanche, et dans le contexte sociodémographique et historique canadien, les tensions fédérales-provinciales se sont donc également manifestées à travers le prisme de la place des politiques keynésiennes. Pour Maurice Lamontagne, par exemple, des politiques macroéconomiques doivent être du ressort du gouvernement fédéral à Ottawa, pour d’autres, comme Jacques Parizeau, elles doivent relever de Québec. De plus, Jacques Parizeau est plutôt partisan de l’intervention de l’État dans l’économie. Cet interventionnisme est compatible avec la pensée et la pratique politique et économique ayant cours au XXe siècle, accentué dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale. Son passage en France à Sciences Po et son contact avec les professeurs Delouvrier, artisan de la planification économique en France, et Bloch-Lainé, un des plus ardents défenseurs du rôle de l’État dans l’économie et de la planification à la française (Colasse et Pavé, 2000) a pu aussi l’influencer. Faisant référence à ce noyau de jeunes hauts fonctionnaires dont ils font partie, Rosanvallon (1987) parle d’ailleurs « de la formation d'un keynésianisme pratique dans la France du début des années cinquante : la pénétration de son œuvre est indissociable de la transformation du rapport de l'État à la société » (p. 41). Il ajoute : « Le problème libéralisme/interventionnisme a en effet été complètement transformé à cette époque par une nouvelle perception de l'économique comme système d'action. La croissance, l'emploi et le pouvoir d'achat ne sont plus compris comme des résultantes et des soldes : ils deviennent des objectifs. La transformation du rôle de l'État n'est dans cette mesure qu'une conséquence de cette nouvelle vision de l'économie […]. » (p. 44) 110 L’interventionnisme économique de Jacques Parizeau s’est bien sûr manifesté à travers son implication directe dans la mise sur pied des sociétés d’État et organismes publics comme la Caisse de dépôt et placement, la Société Générale de financement et la Régie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 302 des rentes. La plupart ont été pérennes et ont donné lieu à des résultats jugés positifs. D’autres interventions ont été de natures fiscales. Par exemple, le Régime d’épargnesaction a voulu favoriser l’investissement en bourses des ménages, ainsi que l’inscription et le développement d’entreprises québécoises.47 Il a aussi introduit des crédits d’impôt qui ont appuyé le développement de fonds fiscalisés pour encourager simultanément la sensibilisation et la participation à l’épargne ainsi que des investissements dans les entreprises québécoises. Certaines actions furent moins heureuses, comme la nationalisation de l’amiante et la création de la Société nationale de l’amiante qui a entraîné des pertes de plus de 500 millions de dollars (Shields, 2012). Jacques Parizeau avait également exercé de la pression en 1979 sur la Caisse de dépôt et placement pour acheter au rabais des obligations du gouvernement du Québec. 111 Enfin, notons que Jacques Parizeau est favorable à l’ouverture des marchés et au libreéchange. « Avec l’aide hautement efficace de Bernard Landry, je réussis à faire effectuer un virage de 180 degrés au Parti québécois dont je viens de prendre la présidence. D’abord parce que nous pensons que le libre-échange favorise le Québec, et aussi en raison des répercussions politiques immenses que la signature de ce traité va entraîner. » (Parizeau, 1997, p. 43). 112 Il est raisonnable de penser que ceci n’est pas étranger à sa formation avec James Meade dont la contribution en théorie du commerce international et en finance internationale lui ont valu le prix Nobel, et un des initiateurs de l’accord du GATT de 1947.48 06. L’activisme assumé de Bernard Landry 6.1 Les études en économique et l’enseignement universitaire 113 114 115 Après des études en droit et son Barreau, ainsi qu’un passage en 1964 comme conseiller politique dans le cabinet de René Lévesque, alors ministre des Ressources hydrauliques, Bernard Landry part pour l’Institut d’études politiques de Paris pour y obtenir un diplôme en économie et finance. L’économiste, futur ministre et futur premier ministre Raymond Barre, qui avait notamment publié un réputé manuel d’économie en France en 1956, lui enseigne. Cela marque le début d’une accointance durable. 49 À Sciences Po, Raymond Barre avait lui-même été étudiant et influencé par François Perroux qui lui avait enseigné les idées de Keynes et de Schumpeter. Perroux avait d’ailleurs rédigé une longue introduction dans la traduction française en 1935 de l’ouvrage clé de Schumpeter (1912). Jean-Claude Casanova dit à propos de Barre : « Comme tous les économistes, il est keynésien, mais en plus, il est schumpétérien ». 50 (Rimbaud, 2015). Au moment où Bernard Landry s’y trouve, la composition du corps enseignant de Sciences Po est répartie un tiers deux tiers entre non-fonctionnaires et fonctionnaires, alors qu’y passent aussi plus de dirigeants de grandes entreprises comme l’explique Dreyfus (2011). Coïncidant avec la prise de connaissance plus grande en France de la synthèse néoclassique de Samuelson (1957), Barjot (2013) résume ainsi les conclusions de Dreyfus (2011). Avec sa venue à Sciences Po en 1962, « Raymond Barre [est] producteur d’une synthèse entre macroéconomie keynésienne et microéconomie néoclassique, en réconciliant intervention de l’État et respect des mécanismes de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 303 marché » (p. 154) et il « permet de réconcilier le keynésianisme de Marchal, le nonconformisme de Perroux et le libéralisme de Rueff » (p. 156). 51 Dans les années 1960, Barre contribue à ce que Sciences Po devienne un lieu où émerge une vision de la politique économique avec une « une place plus large […] accordée aux entreprises et aux mécanismes de marché sous la houlette plus libérale de l’État toujours modernisateur. » (p. 156). 116 117 118 Le contact avec Raymond Barre et ceux qui gravitent autour de l’Institut des sciences politiques de Paris et l’exposition à leurs vues a possiblement alimenté en partie l’approche qu’adopte Bernard Landry en matière économique. Le caractère interventionniste n’est pas pour autant laissé en reste. Par ailleurs, pendant ses études à Paris, il est initié et développe une « fascination aux échanges économiques internationaux » par l’enseignement de Jacques L’Huillier, expert d’économie internationale, qui faisait la navette chaque semaine de Genève à Paris. (Landry, 1987). Avant de revenir au Québec, Bernard Landry accomplit un stage au ministère des Finances et des Affaires économiques du gouvernement français dirigé par le ministre et futur président Valery Giscard d'Estaing et le ministre et futur premier ministre Michel Debré. Notons qu’en dehors de ses périodes au gouvernement, Bernard Landry évolue en milieu universitaire alors qu’il est professeur à la Faculté des sciences administratives à l'Université du Québec à Montréal de 1986 à 1994 et professeur au Département de stratégie des affaires de l'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal de 2005 à 2018. Il y fut notamment fondateur et premier titulaire de la Chaire Philippe-Pariseault de formation en mondialisation des marchés de l'agroalimentaire. 6.2 Quelques principes représentatifs de la pensée et de la pratique en politique économique de Bernard Landry 119 120 Le passage de Bernard Landry et ses rencontres à Sciences Po et dans un ministère économique français clé ont certainement façonné son regard sur les enjeux économiques. Ensuite, ses lectures, les réseaux qu’il développe et des défis circonstanciels alimentent sa réflexion, sans compter que son orientation politique sur le statut du Québec renforce vraisemblablement ces inclinaisons alors qu’il voit le Québec comme victime historique des politiques fédérales auxquelles le gouvernement du Québec doit faire contrepoids tant que l’indépendance ne se concrétise pas. 52 À titre de ministre d’État au Développement économique dans le gouvernement de René Lévesque, Bernard Landry pilote la préparation et la publication de deux rapports qui témoignent de la manière dont il aborde la pratique de la politique économique. Dans Bâtir le Québec (ministère d'État au Développement économique, 1979), le secteur privé est reconnu « en tant qu’agent économique de premier plan » (p. 3), mais avec une place significative pour les interventions gouvernementales : 53 « Les moyens de production sont, au Québec, en quasi-totalité entre les mains des agents privés de l'économie et la responsabilité d'assurer un développement économique suffisant incombe d'abord au secteur privé. [...] Le développement social n'est cependant plus dissociable des objectifs de justice sociale, de qualité de vie et de respect de la personne et de l'environnement. L'État demeure l'arbitre des choix collectifs et se doit de corriger les abus ou l'inefficacité du système de l'économie de marché ». (p. 144) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 304 121 122 Avec un accent multisectoriel, le document parle également de l’importance d’utiliser les avantages comparatifs du Québec. Il voit la « cellule de base du développement » (p. 3) comme étant l’entreprise et souligne le besoin de développer « la compétitivité des entreprises et leur capacité de vendre sur les marchés internationaux » (p. 117), tout en déplorant une carence en matière « [d’] action collective des agents économiques québécois, action pourtant indispensable » (p. 4). C’est ainsi qu’est mise de l’avant l’idée de l’action concertée de l’État pour coordonner « tous les intéressés – le patronat, les syndicats les coopératives, la population et l'état » (p. 6). Cet alignement n’est pas sans rappeler, peut-être fortuitement, ce que prônait François Bloch-Lainé. 54 Avec Le Virage technologique (ministère d'État au Développement économique, 1982), Bernard Landry met de l’avant la place que les nouvelles technologies peuvent prendre dans l’économie québécoise « dans des secteurs nouveaux, tout en équipant nos industries existantes des technologies les plus développées » et souligne l’importance de valoriser les exportations. Yakabuski (2001) dénote d’ailleurs que Landry se décrit comme « un disciple de la théorie de la "destruction créatrice" de Joseph Schumpeter » qui avait insisté « sur le rôle des entrepreneurs en tant qu'agents de progrès forçant le changement par l'innovation » (traduction libre). En outre, Yakabuski (2001) indique que Bernard Landry reconnaît l’influence de Lester Thurow, l’un des partisans les plus éminents et les plus virulents d'une politique industrielle américaine interventionniste. 55 123 124 125 126 Pendant toute sa carrière, Bernard Landry est clairement interventionniste avec une forte conviction, comme le résume son ancien attaché de presse Hubert Bolduc « [qu’]autant il croyait aux forces libres du marché, autant il croyait que l’État pouvait intervenir et aider les entrepreneurs québécois à faire leur place sur la scène internationale ».56 Landry a lui-même déclaré : « Quand on veut faire avancer les choses plus vite, oui, je crois en l’intervention de l’État. Je pense que c’est le secteur privé qui crée la richesse. Mais, parfois, l’État peut aider ».57 Les exemples d’interventionnisme économique de Bernard Landry sont légion et s’intensifient lors de son deuxième passage au gouvernement avec Lucien Bouchard, dans lequel il est notamment ministre d’État à l’Économie et aux Finances et titulaire principal de la plupart des ministères à vocation économique. Ses interventions se manifestent à travers des mesures fiscales, de même que via des sociétés d’État. Il met en place diverses déductions fiscales et crédits d’impôt pour attirer des entreprises et inciter les investissements dans des secteurs ou des régions désignées, dont un crédit d’impôt pour la production de titres multimédias pouvant atteindre jusqu’à 37,5 % du salaire d’employés des entreprises admissibles. Des fonds publics sont dévolus à la création de la Cité du multimédia en 1998 et la Cité du commerce électronique en 2000.58 Par ailleurs, en 1998, Bernard Landry crée Investissement Québec pour susciter des investissements via le financement par prêts à des entreprises et par la prospection des investissements étrangers. Il consent et soutient l’implication considérablement accrue de la SGF entre 1998 et 2002 dans la participation directe dans des entreprises en s’associant à des partenaires privés.59 Il voit aussi d’un bon œil et manifeste publiquement son opinion pour un interventionnisme certain de la Caisse de dépôt et placement dans le dossier de l’achat de Vidéotron pour des considérations nationalistes distinctes de l’intérêt financier pour les déposants à la société d’État. 60 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 305 127 128 La compétitivité des entreprises québécoises demeure aussi une préoccupation dans l’approche de Bernard Landry, comme l’illustre le document intitulé Objectif emploi par le Ministère des Finances du Québec (1998), ce qui a des incidences sur les politiques de taxation qu’il favorise. Enfin, Bernard Landry est un ardent défenseur du commerce international sous l’enseigne du libre-échange : « J’ai la conviction que le libre-échange, convenablement préparé et vécu, peut produire des fruits et je crains qu’au contraire, le statu quo ne puisse qu’engendrer des difficultés croissantes, amertumes liées aux guerres commerciales et médiocrité à terme, surtout pour l’espace économique canadien. » (Landry, 1987, p. 28). 129 130 Il est un acteur à l’avant-plan dans le débat pendant la campagne électorale fédérale de 1988 axée sur l’accord avec les États-Unis. Ayant traité du rapprochement entre la pensée économique et la manière de façonner les politiques économiques sous l’angle de la formation et d’expériences qu’ont connues Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry, nous nous tournons plus spécifiquement vers quelques exemples des politiques économiques illustrant les perspectives propres à la gestion des (dés-)équilibres budgétaires, ainsi qu’à la fiscalité des gouvernements québécois dans des contextes économiques donnés. 07. De l’équilibre ou non des finances publiques dans la politique budgétaire 131 Le développement et le déploiement de la pensée en macroéconomie ont rapidement mis en évidence la place des changements et du niveau de la dette publique dans les politiques économiques. Nous rappelons sommairement les préceptes entourant la dynamique des déficits budgétaires et de la dette publique, puis nous discutons l’évolution de mesures correspondantes au Québec en lien avec les politiques mises de l’avant par les décideurs publics principalement entre 1970 et 2002. Le Tableau 2 présente une périodisation des politiques budgétaires du gouvernement du Québec. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 306 132 Tableau 2. Périodisation de la politique budgétaire québécoise en fonction des ministres des Finances ayant déposé des énoncés budgétaires 1970 – 2003 Ministre Gouvernement des Période Finances Statistiques budgétaires en % du PIB dans leur dernière année fiscale en exercice comme ministre des Finances Quelques éléments Dette totale ou brute /Dette marquants représentant les déficits cumulés / Solde budgétaire consolidé Récession de 1974-1975. (-0,7% de croissance du PIB). Robert PLQ Bourassa 1970 Raymond 1971-1976 1976 : 14,4% / 13.0% / -2,4% Garneau 1970 : 11,9% / n. d. / -0,6% Investissements publics. Déficit olympique. Hausse salariale des secteurs public et parapublic en 1976. Hausse salariale des secteurs public et parapublic en 1979. PQ Jacques Parizeau Yves Ralentissement économique de 1979. (-0,5%de croissance du PIB). 1976-1984 1984 : 28,6% / 20,8% / -3,7% Récession de 1981 (-5,0% de 1984-1985 1985 : 29,1% / 23,3% / -3,1% croissance du PIB). Réduction de la rémunération des employé des secteurs public et parapublic en 1982. Duhaime Augmentation importante des déficits cumulés. PLQ Gérard D. Lévesque André Bourbeau Jean Campeau PQ Bernard Landry Pauline Marois Réduction importante des déficits cumulés 1989 : 29,4% / 22,9% / -1.2% Récession de 1990-1992 (-4,6% de croissance du PIB) 1993 : 42,7% / 31,4% / -3,0% 1994-1994 Augmentation importante 1994 : 42,0% / 33,0% / -3,3% des déficits cumulés. 1985-1993 Gel des dépenses de programme pour 1994-1995 1995 : 42,2% / 33,9% / -2,2% Réduction de dépenses de programme pour 1995-1996 1996 (avant la réforme 1994-1995 comptable) : Loi sur l’élimination du 42,2% / 35,0% / -1,7% déficit et l’équilibre en 1996 1996-2001 1997 (après la réforme Ralentissement économique 2001-2003 comptable) : de 2001 (-0,5%de croissance 57,6% / 42,7% / -1,1% du PIB). 2000 : 52,2% / 35,1% / +0.6% 2003 : 51,2% / 33,2% / -0.1% Sources : Ministère des Finances et de l’économie (2012) et Ministère des Finances du Québec (2021). Bégin et al. (2014). Note : * La réforme comptable de 1997 fait en sorte que les valeurs numériques des ratios dette/PIB ne sont pas directement comparables avant et après ladite réforme. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 307 7.1 Des principes économiques entourant les déficits et la dette publique 133 134 135 La théorie keynésienne met à l’avant-plan le rôle que peuvent jouer des politiques de gestion macroéconomique pour réguler, sinon tempérer, les cycles économiques, particulièrement en situation de sous-emploi des ressources. De même, une hausse des dépenses publiques, dont des investissements en infrastructures publiques, particulièrement productives, peuvent stimuler la demande. Sous un angle complémentaire, Barro (1979, 1986) explique aussi qu’étant donné que le régime fiscal implique l’utilisation de taux proportionnels de taxation qui sont « distortifs », des déficits budgétaires sont temporairement justifiables pendant une certaine période dans des situations liées à un ralentissement de la croissance économique (voire jusqu’à une récession) ou à des dépenses exceptionnelles temporaires. 61 Dans des situations inverses en période de forte expansion ou de dépenses gouvernementales temporairement basses, un gouvernement devrait afficher un surplus. La théorie économique ne soutient pas cependant un recours systématique à l’endettement public (via des déficits structurels persistants) pour financer des dépenses récurrentes. Par ailleurs, étant donné que des infrastructures publiques justifiées ont généralement une existence et une durée d’utilisation qui débordent la période sur laquelle s’étalent les investissements publics, il peut être tout à fait fondé de les financer par un déficit budgétaire, dans la mesure où le taux d'endettement relatif à la capacité de l'économie demeure sous contrôle. Toutefois, un gouvernement fait néanmoins face chaque année à une contrainte budgétaire, puisqu’un gouvernement ne peut rien faire avec rien. Autrement dit, dans une année donnée, toute hausse des dépenses publiques doit être financée à même des recettes publiques courantes provenant de taxes, impôts ou transferts nets reçus d’autres paliers de gouvernement ou en contractant de nouveaux emprunts. Ainsi, un excédent de dépenses publiques totales sur les revenus de l’État doit être financé par un déficit qui augmente le stock de dettes en circulation. Dans le cas contraire, un surplus équivaut à un remboursement ou réduction du stock de dettes. De plus, les contraintes budgétaires annuelles d’un gouvernement relient les émissions de nouvelles obligations d’une année aux paiements d’intérêts et au remboursement éventuel de la dette dans l’avenir. Ce faisant, la contrainte budgétaire intertemporelle du gouvernement signifie que même si son budget annuel n’a pas à être équilibré chaque année, la somme de la dette publique existante et de la valeur actualisée des dépenses gouvernementales courantes et futures doit être couverte par la valeur actualisée des recettes publiques courantes et futures. Autrement dit, un gouvernement trouve preneur pour ses obligations tant et aussi longtemps que les prêteurs anticipent être remboursés à l’échéance et recevoir les paiements d’intérêt en fonction des conditions stipulées par le contrat obligataire. Dans la mesure où les agents économiques soupçonnent que la situation se rapproche d'une violation de ladite contrainte, soit ils exigent une prime de risque sur les taux d'intérêt applicables aux emprunts du gouvernement (d’où une décote par les agences de notation de crédit), soit ils opposent un refus à prêter davantage au gouvernement à moins d'un changement de cap crédible quant à la gestion des finances publiques. Le respect de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 308 contrainte budgétaire du gouvernement exige alors une combinaison de réductions du niveau ou de la croissance des dépenses et d’augmentations de taxes et impôts. En prenant en compte le lien entre les équilibres financiers gouvernementaux de plusieurs périodes, ladite contrainte impose une limite (ou borne) supérieure au taux de croissance à long terme de la dette du gouvernement, de sorte que le sentier du ratio de la dette au PIB doit demeurer sur un sentier soutenable. 7.2 Des (dés-)équilibres prudents ou imprudents des finances publiques 136 137 138 139 De 1961 à 1970, l’augmentation de la dette publique par les gouvernements du Québec couvre le financement des investissements publics, pendant que les opérations courantes sont en surplus. En l’absence de récessions, alors que les budgets sont essentiellement construits sur une base comptable et que l’État est en croissance, les considérations cycliques sont absentes à proprement parler. Avec l’arrivée des années 1970, Robert Bourassa et Raymond Garneau donnent un ton explicitement économique à la politique budgétaire au moment où des réformes importantes ont été apportées au cadre de gestion des finances publiques. Alors que le taux de chômage est en hausse, le gouvernement procède à une hausse des investissements publics et concurremment de la dette publique. Le déficit des opérations budgétaires (surtout liées à l’excédent des dépenses courantes sur les revenus courants du gouvernement) demeure relativement limité. D’ailleurs, la dette brute en pourcentage du PIB demeure plutôt stable.62 Au tournant de la récession de 1974, le gouvernement laisse augmenter le déficit des opérations courantes. Audet (2022) explique « [qu’] en fonction de l’évolution même des choses, c.-à-d. les revenus baissent quand tu as une récession et que tes dépenses montent, on avait une situation de déficits automatiques ». En pourcentage du PIB, comme le montre la Figure 1, la dette brute et la dette représentant les déficits cumulés (soit celle qui ne correspond à aucun actif) commencent à monter. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 309 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 310 140 141 142 Puis, en 1976, le déficit olympique et l’augmentation des dépenses salariales avec la négociation des conventions collectives des employés des secteurs public et parapublic ajoutent à la pression sur les finances publiques. Dans le budget 1977-1978, Jacques Parizeau affirme : « les années à venir du montant total des engagements sont franchement effrayantes. Il est donc plus que temps de s'attaquer à contrôler cette sorte d'explosion de l'endettement à venir de l'État » (p. 27). 63 Toutefois, même sans compter le contexte politique qui ait pu inciter le gouvernement à plus de largesse budgétaire dans les salaires des employés de l’État en 1979, la conjoncture économique est en train de changer. La fin de grands projets d’infrastructures jumelée au second choc pétrolier de l’OPEP et les effets secondaires de la politique monétaire restrictive requise pour maîtriser le taux d’inflation, aux États-Unis comme au Canada, se conjuguent pour engendrer une conjoncture économique difficile. Le taux de chômage atteint 10,3 % et 10,9 %, respectivement en 1977 et 1978. Il demeure autour de 9,5 % ou 9,8 % en 1979 et 1980, et grimpe ensuite jusqu’à 13,9 % en 1983 avant de rediminuer graduellement à 9,3 % en 1989. En 1981, alors que l'économie québécoise est durement touchée par une très importante récession et subit une baisse de 3,7 % de son PIB réel, le déficit du budget de fonctionnement courant du gouvernement du Québec passe de 1,816 milliards de dollars en 1980-1981 à 2,877 milliards de dollars en 1981-1982, soit une augmentation de 58,4 %. Le gouvernement québécois affiche alors le plus gros déficit budgétaire de ses opérations courantes en pourcentage du PIB de son histoire. Nul doute qu’une composante cyclique joue un rôle significatif conforme à ce que prescrit la science économique. Mais cela marque également le début d’une nouvelle ère, caractérisée par l’apparition de déficits budgétaires structurels bon an, mal an, nonobstant l’état de la conjoncture.64 Appliquant les notions de déficit prudent et de déficit générateur d'une hausse permanente d'endettement proposée par Bruce et Purvis (1985, 1988), Paquet (1999) montre la précarité de l’état des finances du gouvernement québécois qui a souvent prévalu après 1981 en étudiant l’évolution du déficit d’exploitation dans sa totalité, c.à-d. pour les variations du niveau de la dette sur la base des données du système de gestion financière disponibles à l’époque. En fonction de valeurs données pour une cible d’endettement et une vitesse d’ajustement, la prudence fiscale vise à ce que le déficit budgétaire revienne vers sa cible à moyen terme, ce qui ne proscrit pas une certaine flexibilité pour faire face aux fluctuations cycliques, sans que les écarts ne soient trop fréquents ou persistants. Sur la période de 1973 à 1993, la plus grande partie du déficit observé entre 1981 et 1993 est imprudente. Paquet (1999) considère aussi la partie du déficit d’exploitation relativement au PIB tendanciel qui contribue à une hausse permanente du ratio observé dette/PIB tendanciel. Il trouve que « le déficit générateur d'une hausse permanente d'endettement augmente sensiblement de moins de 0,2 de 1 % en 1978 à 2,4 % du PIB tendanciel en 1981 », puis il se stabilise « autour de 1,5 % de 1983 à 1985, pour ensuite diminuer jusqu'à 0,5 de 1 % en 1988, avant de remonter jusqu'à 2,6 % en 1992 », sous le gouvernement de Robert Bourassa après la récession de 1990-1991. 143 De 1985 à 1993, Gérard D. Lévesque est ministre des Finances du deuxième passage au Revue Interventions économiques, 67 | 2022 311 gouvernement de Robert Bourassa et présente huit discours sur le budget. L'objectif principal du second gouvernement Bourassa est le développement de l'économie et une bonne gestion des finances publiques. Dans le budget 1986-1987, Gérard D. Lévesque déclare qu’on ne peut pas « continuer de financer par emprunts une part substantielle de nos dépenses courantes, c'est-à-dire continuer d'emprunter pour financer une partie de "l'épicerie" ». (p. 1).65 La situation financière du gouvernement québécois s’améliore visiblement jusqu’en 1990-1991. Les graphiques de la Figure 1 montrent la réduction du taux brut et du rati de la dette représentant les déficits cumulés en proportion du PIB. Dans les termes consacrés du ministère des Finances du Québec, « la dette représentant les déficits cumulés correspond à la "mauvaise dette" du gouvernement, à savoir celle qui ne correspond à aucun actif. On dit souvent que c’est la dette qui a servi à financer des "dépenses d’épicerie" ». (Ministère des Finances du Québec, 2022). Jusqu’à la récession de 1990, le contrôle de la croissance des dépenses et l’élimination de certains organismes et la privatisation de certaines entreprises publiques permettent de pratiquement équilibrer les dépenses courantes, de sorte que la dette représentant les déficits cumulés en pourcentage du PIB est stable, puis diminue quelque peu.66 144 145 Toutefois, la récession de 1990 a un impact marqué. Il s’en suit une diminution des recettes de l’État et une hausse des dépenses publiques (dont celles liées à l’aide sociale) qui ont pour effet d’augmenter le ratio de la dette brute au PIB. Aussi, la dette représentant les déficits cumulés repart sur une voie ascendante. En conformité avec une politique de stabilisation macroéconomique, ceci se justifie pour un temps dans une certaine mesure. Cependant, le problème réside dans le fait que la situation persiste et qu’elle s’ajoute à des taux d’endettement plus élevés qui s’étaient aux mieux stabilisés auparavant. Les agences de notation financière sont aux aguets et abaissent la cote de crédit du gouvernement du Québec : une fois pour Standard and Poor’s en 1993 et deux fois pour Moody’s en 1993 et 1995. Pour s’attaquer à la situation, les ministres des Finances André Bourbeau (PLQ) et Jean Campeau (PQ) annoncent dans leurs budgets respectifs un gel des dépenses de programme pour 1994-1995, puis une réduction de dépenses de programmes pour 1995-1996. Cela dit, le véritable changement de direction se produit sous Bernard Landry dans la foulée du budget 1996-1997. 146 La Loi sur l’élimination du déficit et l’équilibre (renommée Loi sur l’équilibre budgétaire en 2001) est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1996. Elle spécifie des cibles à atteindre pour les déficits des opérations budgétaires chaque année sur 4 ans jusqu’au « déficit zéro » en 1999-2000, préconise subséquemment le maintien de l’équilibre des opérations budgétaires et encadre de possibles déficits dans des situations particulières.67 Si, dans une année, le gouvernement enregistre un déficit inférieur à un milliard de dollars, il est tenu de réaliser l’année suivante un surplus du même ordre. Si la conjoncture économique ou des circonstances hors de son contrôle conduisent à un déficit d’un milliard de dollars ou plus, le ministre des Finances doit présenter et faire le suivi d’un plan de résorption et de retour à l’équilibre sur une Revue Interventions économiques, 67 | 2022 312 période maximale de cinq ans. 147 148 Cette loi constitue sans équivoque un premier pas et une avancée importante dans l’encadrement de la gestion financière des gouvernements. Dix ans plus tard, viendra une seconde étape et avancée importante dans la gestion des finances publiques avec la création du Fonds des générations.68 En particulier, la Loi sur l’équilibre budgétaire s’attaque au cumul de la dette « d’épicerie » observée pendant 28 ans : « les trois quarts de la dette, soit 87,2 milliards de dollars, découlent des déficits que le Québec a enregistrés année après année à partir du début des années 70 jusqu’en 1997-1998, pour payer des dépenses courantes » (ministère des Finances du Québec, 2006, p. 28). 149 150 151 152 Elle concilie à la fois une plus grande rigueur dans l’optique de respecter la soutenabilité du sentier d’endettement public que requiert la contrainte budgétaire intertemporelle d’un gouvernement dans une optique de moyen terme et la possibilité de faire jouer des outils de stabilisation économique. D’ailleurs, puisque la loi ne porte que sur le solde des opérations budgétaires, elle ne limite pas en pratique le financement par dette des investissements publics et des placements qui eux sont comptabilisés dans les opérations dites non budgétaires. Tout encadrement législatif de la gestion des finances publiques est sujet à des limites et à des ajustements qui peuvent être requis dans certaines circonstances. L’expérience et la pérennité de ces encadrements sous différentes administrations et sur plusieurs décennies témoignent néanmoins de leur qualité. Finalement, notons que les choix budgétaires annoncés par les ministres des Finances se déclinent aussi en termes des dépenses. Selon les circonstances et les préférences politiques, certaines dépenses peuvent être ponctuellement, ou pour un temps, privilégiées ou non. Par exemple, le retour à l’équilibre des opérations budgétaires courantes a entraîné des fluctuations en dents de scie dans la croissance des dépenses pour certaines missions comme la santé et l’éducation. Une combinaison d’orientations, de pressions de divers intervenants, de visibilité et d’échéanciers électoraux va influencer ces décisions. En revanche, la catégorie de dépenses associées aux investissements en infrastructures est plutôt l’objet d’une discordance entre les connaissances économiques et les politiques poursuivies globalement par toutes administrations de la fin des années 1970 jusqu’en 2003. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 313 153 154 Dans les années 1960 et la première moitié des années 1970, les gouvernements québécois avaient déjà eu recours aux investissements publics pour encourager l’activité économique et l’emploi, ce qui est aussi conforme avec la prescription de Keynes en contexte de ralentissement économique. Par ailleurs, plusieurs études théoriques et empiriques en économique démontrent que des dépenses judicieuses d’investissement public contribuent à augmenter la capacité à long terme d’une économie et sa compétitivité. Par exemple, Aschauer (1989a,b) trouve empiriquement que le capital public (comme les infrastructures routières, les aéroports, le transport en commun et les systèmes d'égouts et d'aqueduc) est un déterminant important de la productivité des intrants privés. Baxter et King (1993) explicitent aussi les différents canaux par lesquels les investissements publics agissent sur l’équilibre macroéconomique. Lambert et al. (2019) documentent bien le changement de cap. De 1961 à 1975, les investissements publics québécois représentent entre 3 % et 4 % du PIB et le stock de capital public est passé de 35 % à 36 % du PIB. En comparaison, les investissements publics de 1980 à 2000 sont passés de 2 % du PIB à 1,2 %, de sorte que le stock de capital public sur la même période s’est atrophié pour passer de 30 % à 19 % du PIB. 155 Le sous-investissement massif en infrastructures et la détérioration des actifs due à l’insuffisance de leur maintien par tous les gouvernements du Québec depuis Jacques Parizeau jusqu’à Bernard Landry ont des impacts négatifs importants et durables sur le développement de l’économie québécoise pendant cette période. De plus, ces décisions coïncident avec l’augmentation de la dette publique pour financer des dépenses courantes. 08. L’influence de la théorie économique sur la fiscalité québécoise 156 L’autre dimension de la politique budgétaire sur laquelle s’exerce l’influence de la pensée économique concerne la fiscalité. Après avoir abordé des principes économiques de la taxation, nous discutons de leur influence sur la politique québécoise de taxation dans deux champs d’application, soit l’impôt sur le revenu et la taxe sur le capital. 8.1 Des principes économiques de la taxation 157 Lachance et Vaillancourt (1999) font état de trois critères qui sous-tendent les décisions d’un gouvernement quant aux mesures fiscales : (1) l’impact politique d’une mesure, (2) des considérations pragmatiques et pratiques liées à l’application de la fiscalité et (3) la pensée économique du ministre des Finances. En somme, alors que la fiscalité vise à prélever les ressources requises pour le financement des dépenses gouvernementales, elle constitue également un moyen d’intervention économique de l’État. Le tout doit également être concilié avec différentes propriétés recherchées: l’efficacité (entendue par une volonté de minimiser les pertes sèches résultant des taxes distortives), l’équité verticale (souvent exprimée en termes de progressivité du système fiscal), l’équité horizontale (cherchant à ce que des contribuables similaires soient traités de façon similaire par l’État), ainsi que des principes de transparence et de simplicité. (Voir Garon et Paquet, 2017). Ces principes de taxation étaient d’ailleurs Revue Interventions économiques, 67 | 2022 314 évoqués dans le Livre blanc sur la fiscalité des particuliers commandé par Jacques Parizeau (ministère des Finances du Québec, 1985). 158 159 Pour Lachance et Vaillancourt (1999), les gouvernements du Québec sont enclins à utiliser la fiscalité dans l’optique de « la pensée économique que l'État doit intervenir pour encourager toutes sortes d'activités jugées socialement désirables » (p. 133). Ils mettent d’ailleurs sur le compte de cette inclinaison interventionniste, une résistance certaine à ce qu’ils appellent « ce fort courant économique qui veut qu'un régime fiscal doit être neutre, donc qu'il n'influence pas les décisions des agents économiques. La neutralité du régime fiscal conduit à l'élargissement des assiettes fiscales par l'abolition des mesures référentielles et à la réduction des taux de taxation sur des assiettes les plus larges possible. » (p. 133). Tout en reconnaissant que le principe de neutralité fiscale n’est pas ignoré par les ministres québécois des Finances, ils soutiennent qu’il est davantage invoqué au niveau fédéral. En pratique, depuis les années 1970, les ministres des Finances du Québec cherchent généralement à éviter des disparités qui ne sauraient reposer sur quelques justifications. Ainsi, dans la foulée même de la réforme fédérale entrant en vigueur en 1972, Raymond Garneau annonce une réforme fiscale dans une déclaration ministérielle le 23 décembre 1971. Il déclare notamment : « Mais le Québec, tout en continuant de percevoir ses propres impôts, ne peut ignorer la politique suivie par les autres gouvernements au Canada vis-à-vis de ces mêmes impôts. En agissant autrement, le Québec s'isolerait, à son détriment, de l'évolution fiscale de l'ensemble du Canada et causerait des embarras inutiles à ses contribuables en les soumettant à un régime fiscal trop différent de celui des autres gouvernements au pays. » (Garneau, 1971, p. 5663) 160 161 162 Des différences peuvent par exemple refléter des orientations divergentes en matières économique et parfois politique, mais elles sont aussi motivées par des contextes conjoncturels ou structurels différents dans la province. Telle qu’est défini le partage des juridictions du régime fédéral canadien dans la Constitution, la possibilité de répondre à des dimensions régionales existe à travers les politiques fiscales des provinces. Néanmoins, le respect du principe de neutralité de la fiscalité pour réduire des distorsions coûteuses dues aux pertes d’efficacité engendrées a aussi motivé des éléments clés de certaines réformes fiscales. Ainsi, en 1991, le gouvernement fédéral élimine l’ancienne taxe de 1924 sur les produits manufacturiers et instaure la taxe sur les produits et services (TPS), qui est de fait une taxe sur la valeur ajoutée, qui est tout à fait conforme avec l’analyse économique. C’est sur la même base que Gérard D. Lévesque fait en sorte que le gouvernement du Québec soit le premier gouvernement provincial qui entreprend rapidement sur quelques années une harmonisation de la taxe de vente du Québec (TVQ) avec la TPS. 69 Il faudra une vingtaine d’années pour que la TPS soit harmonisée avec les taxes de vente de pratiquement l’ensemble des provinces, à l’exception de la Colombie-Britannique qui maintient un régime distinct et de l’Alberta qui ne prélève pas de taxe de vente provinciale. Par ailleurs, la science économique a également établi que le dosage et la combinaison des sources de revenus pour l’État ont une incidence non négligeable sur le fonctionnement efficace de l’économie. « Les analyses théoriques et empiriques [ont] généralement établies que les taxes sur le stock de capital, suivies par les impôts sur le revenu du capital sont les plus dommageables en termes d’efficacité et de bien-être, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 315 suivis des impôts sur le revenu du travail et, finalement, les taxes sur la consommation ». (Garon et Paquet, 2017, p. 313-313) 163 La réforme de la fiscalité de Bernard Landry pour 1998 procède de ces analyses. D’une part, il réduit les taux marginaux d’imposition sur le revenu des particuliers et, d’autre part, il augmente la TVQ.70 8.2 L’impôt sur le revenu 164 Avec l’entrée dans les années 1970, l’approche initiale de la fiscalité est largement influencée par le Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (Bélanger et al., 1965), dans la dernière année du gouvernement Lesage. Peu après la fin de ses études en fiscalité, Robert Bourassa y avait fait ses premières armes comme secrétaire et directeur de recherche de la Commission Bélanger. Le rapport de 160 recommandations inspire l’approche de la fiscalité du gouvernement de Robert Bourassa. Comme le résume Denis (2006), afin d’augmenter les recettes de l’État québécois, il préconise : « - un nouvel aménagement de toute la fiscalité pour augmenter le rendement des impôts sans alourdir le fardeau des contribuables et en s’assurant que le fisc aille chercher tout son dû ; - un nouveau partage des impôts que le gouvernement fédéral et le Québec lèvent concurremment afin que le Québec retire davantage de ce partage ; - une augmentation des taxes et des impôts dans les domaines où la concurrence joue le moins, c’est-à-dire en évitant que ces prélèvements ne soient trop élevés par rapport à ceux des provinces voisines. » (pp. 17-18). 165 166 167 168 169 Du point de vue de la pensée économique, bien que le rapport ne réfère pas explicitement à des textes de recherches universitaires, l’esprit du chapitre II sur les principes de la fiscalité est en phase avec les connaissances exposées notamment dans Musgrave (1955).71 L’approche fiscale des budgets de Raymond Garneau est globalement conforme aux perspectives soulevées dans le rapport de la Commission Bélanger. Les politiques fiscales qu’il met en œuvre reflètent une préoccupation constante « [d’]assurer un niveau d'imposition qui puisse se comparer avantageusement avec celui de nos concurrents immédiats » (Ministère des Finances, 1972, p. 8), en exprimant le souci que l’effort fiscal du Québec a « atteint des limites que nous ne saurions dépasser sans mettre en péril notre développement et l'esprit d'initiative dont le Québec a besoin pour assurer la croissance de tous les secteurs de son économie » (p. 8). La volonté d’une plus grande équité entre contribuables est aussi évoquée dans le budget de 1972. Dans l’ensemble, le fardeau fiscal québécois est stabilisé par le gouvernement de Robert Bourassa de 1970 à 1976, comme le montre Fortin (2003). Généralement, Raymond Garneau ne procède pas explicitement à une hausse du fardeau fiscal. Parallèlement, en lieu de baisses généralisées des impôts, il privilégie des mesures sélectives dirigées vers les contribuables à revenu modeste et la mise en place, par exemple, du programme bonifié d’allocations familiales non imposables. Sur la même base, il choisit de ne pas indexer systématiquement l’ensemble du régime fiscal (seuils d’imposition et crédits). Dans le Budget de 1974, il accorde une indexation des transferts au titre des régimes universels de rentes, à l’aide sociale et aux allocations familiales. Dans le Budget de 1975, il explique que la décision qui avait été Revue Interventions économiques, 67 | 2022 316 prise « découle de la philosophie sociale du gouvernement, qui vise à une meilleure répartition des revenus, de façon à permettre aux moins fortunés et à ceux qui ont charge de famille, de maintenir et même d'augmenter leur pouvoir d'achat ; [alors que] l'indexation eut davantage favorisé les contribuables à revenu élevé ». (p.14). Il explique aussi par ailleurs que les mesures sélectives mises en application représentent de toute façon une plus grande renonciation de recettes fiscales pour le gouvernement du Québec en 1974. 170 171 172 Toutefois, comme le souligne son successeur Jacques Parizeau dans le Budget 1977-1978, la décision de ne pas indexer automatiquement les exemptions et la table d’impôt sur le revenu revient à augmenter sensiblement le fardeau fiscal des contribuables. En effet, un taux d’inflation annuel composé moyen de 8,8 % par année, à Montréal, entre 1972 et 1976, signifie que l’augmentation nominale des salaires pousse les contribuables vers des tranches d’imposition plus élevées, sans nécessairement que leur pouvoir d’achat réel ne se soit accru. Cet effet gonfle donc significativement les recettes fiscales du gouvernement du Québec. Il faut reconnaître que ces recettes additionnelles pour l’État ont par ailleurs permis de couvrir les hausses de dépenses, dont celles liées à l’indexation au coût de la vie de la rémunération des employés des secteurs public et parapublic dans les conventions collectives. Faute de quoi, il eut fallu augmenter d’autres taxes ou afficher un déficit des opérations courantes. 72 D’autres ajustements apportés par Raymond Garneau à la fiscalité concernent des alignements sur l’importante réforme fiscale fédérale initiée en 1971. Cette dernière était inspirée par le rapport publié en 1966 de la Commission royale d’enquête fédérale sur la fiscalité (Carter et al., 1966), autour d’une approche globale centrée sur la capacité de payer, la taxation du revenu global et une plus grande progressivité. En particulier, la mise en place de l’imposition sur les gains en capital réalisés aux niveaux fédéral et provincial amène une abolition graduelle de l’impôt successoral, qui était devenu redondant. Enfin, la fiscalité municipale fait aussi l’objet de changements. Déjà en 1960, Jacques Parizeau exprime des vues sur la fiscalité conforme aux enseignements économiques : « En pratique cependant, l'impôt sur le revenu, élevé comme il l'est depuis la guerre a des effets imprévus. Il renforce considérablement, par exemple, la puissance relative des monopoles et des oligopoles, et force l'État à un surcroît de vigilance pour éviter l'expansion du contrôle des marchés. D’autre part, un impôt direct très lourd risque souvent de nuire à la croissance, soit d'un secteur de l'économie soit de l'économie dans son ensemble. Comme il est difficile de maintenir des taux d'imposition fortement différentiels, un taux élevé peut en arriver à museler l'expansion de certains secteurs. » (Parizeau, 1960, p. 303) 173 Dès son budget de 1977, Jacques Parizeau dénote le niveau relatif sensiblement plus élevé de la fiscalité combinée provinciale et municipale au Québec par rapport aux autres provinces. Cette préoccupation, soulignée précédemment également par Raymond Garneau, est souvent reprise par tous les ministres des Finances qui se succèdent, même en tenant du niveau de dépenses publiques aussi plus élevé. Toutefois, comme nous y reviendrons, ça ne l’empêche pas en 1978 d’augmenter significativement le nombre de seuils d’imposition et les taux applicables. Le fait de relever le montant de certaines exemptions fiscales limite l’impact sur le taux moyen d’imposition, mais pas sur la hausse des taux marginaux qui eux sont déterminants dans les décisions des agents économiques en matière de travail et d’investissement. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 317 174 175 176 Plus tard, en 1983, des propos de Jacques Parizeau suggèrent une plus grande sensibilité à l’impact de la fiscalité sur les incitations à travailler des ménages : « une société doit être en mesure de reconnaître et de promouvoir l’intérêt financier au travail ». (Ministère des Finances, 1983, budget) Comme le remarque Godbout (2017), il fait implicitement référence à la question du taux effectif marginal implicite d’imposition (TEMI).73 En effet, des valeurs élevées des taux marginaux effectifs ont des incidences négatives significatives sur les décisions de travailler, l’efficacité économique et l’équité verticale.74 Des changements sont amorcés en 1985. Dans la foulée de la publication du Livre blanc sur la fiscalité des particuliers (Ministère des Finances du Québec, 1985), le ministre des Finances Yves Duhaime propose des mesures pour corriger les problèmes d’équité que la fiscalité pose aux ménages avec enfants et aux ménages participant au marché du travail. Puis, en décembre 1985, suite à l’élection d’un nouveau gouvernement, Gérard D. Lévesque présente un énoncé de politiques budgétaires et annonce une réforme de la fiscalité dans l’optique « d’instaurer une fois pour toutes une fiscalité plus concurrentielle au Québec afin de favoriser la création d’emplois » (Ministère des Finances du Québec, 1985, p. 7) et faciliter l’accroissement de l’investissement privé. De fait, les deux documents à teneur budgétaire de 1985 marquent un virage important en matière de fiscalité québécoise qui s’aligne sur une prescription de la science économique, nommément la recherche d’une plus grande neutralité du régime fiscal dont parlent Lachance et Vaillancourt (1999). Étant donné que « les coûts liés aux distorsions économiques tendent à augmenter lorsque les taux marginaux d’imposition sont variables et élevés, avec un impact négatif qui croît proportionnellement avec le carré du taux marginal de taxation. » (Garon et Paquet, 1999, p. 306), les enseignements microéconomiques et macroéconomiques de la théorie de la taxation, ainsi que la recherche empirique, recommandent qu’une plus grande efficacité économique privilégie des assiettes fiscales plus larges et des taux marginaux de taxation plus faibles pour lever un montant donné de recettes publiques. Tableau 3. Évolution des principales caractéristiques de la table d’impôt sur le revenu des particuliers du Québec 1970 – 2003 Nombre de paliers Taux marginal Taux marginal minimum maximum Budget/Énoncé (ministre des Finances) Période Budget 1970-1971 (Robert Bourassa PLQ) 1971* 17 5,8 % 42,4 % Déclaration ministérielle 1971 (Raymond Garneau PLQ) 1972 11 10,0 % 28,0 % Budget 1974-1975 (Raymond Garneau PLQ) 1975 7 16,0 % 28,0 % Budget 1978-1979 (Jacques Parizeau PQ) 1978 21 13,0 % 28,0 % Budget 1985-1986 (Yves Duhaime PQ) 1986 13,0 % 30,0 % d’imposition 1987 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 16 13,0 % 28,0 % 318 Énoncé 1985-1986 (Gérard D. Lévesque PLQ) 1986 16 13,0 % 28,0 % 13,0 % 26,0 % 13,0 % 24,0 % Budget 1988-1989 (Gérard D. Lévesque PLQ) 1988 Budget 1993-1984 (Gérard D. Lévesque PLQ) 1993 5 13,0 % 26,4 %** Budget 1997-1998 (Bernard Landry PQ) 1998 3 20,0 % 26,0 % Budget 2000-2001 (Bernard Landry PQ) 2000 2001 2002 3 19,0 % 18,0 % 17,0 % 25,0 % 25,0 % 24,0 % 1989 5 Sources : Garneau (1971) ; Discours du budget et énoncés budgétaires (ministère des Finances du Québec, 1970, …, 2002). Notes : * De 1960 à 1971 inclusivement, la table d’imposition contenait 17 paliers, bien que les taux applicables, fixés initialement en 1954, ont été modifiés en 1961, 1964, 1965, 1966 et 1967. ** Après la détérioration de l’état des finances publiques suivant la récession de 1991, Gérard D. Lévesque impose en 1993 des surtaxes équivalant à 5 % respectivement des montant d'impôt à payer excédant 5 000 $ et 10 000 $, soit pour des contribuables à revenus supérieurs à la moyenne, ce qui pousse le taux marginal maximum à 26,4 %. Cette surtaxe est abolie avec la mise en place de la réforme de 1998. s’appliquent ont varié au Québec entre 1970 et 2002.75 Comme le montre le Tableau 3, la table d’impôt du Québec contient 17 tranches d’imposition avec de taux variant entre 5,8 % et 42,4 % en 1971 (sans compter la table fédérale d’impôt). Elle tombe à 7 paliers avec des taux entre 16,0 % et 28,0 %, sous Raymond Garneau. Puis, dans le budget de 1978-1979, Jacques Parizeau augmente à 21 le nombre de paliers d’imposition et des taux variant de 13,0 % à 33,0 % sur le compte « [d’] une plus grande redistribution de la richesse, ce qui se reflète par un écart plus important qu'auparavant entre les taux minimum et maximum d'imposition ». (Renseignements supplémentaires – Impôts, budget 1978-1979, 1978, p. 10). Le budget 1988-1989 de Gérard D. Lévesque marque un pas majeur en direction du principe de neutralité, en faisant passer cette fois le nombre de paliers à 5 avec des taux variant de 16,0 % à 26,0 % en 1989. 76 En 1997-1998, Bernard Landry modifie la table d’impôt pour la ramener à 3 échelons, dont les taux sont fixés ensuite entre 17,0 % et 24,0 % pour l’année 2002. taux marginaux de taxation sur les revenus et augmente la TVQ sur la consommation, pour un niveau pratiquement équivalent des recettes de l’État québécois. Ceci s’accorde avec les prescriptions de la science économique, puisque les taxes proportionnelles sur la consommation sont relativement moins dommageables que celles sur les revenus en termes d’efficience. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 319 179 Quant à l’évolution du fardeau fiscal dans son ensemble, après la stabilisation de l’écart en défaveur du Québec vis-à-vis l’Ontario jusqu’en 1976, Fortin (2003) estime qu’il « dépassait l’équivalent de 2% du PIB en 1985 », mais est ramené à 1% en 1989. Cette évolution découle en partie des décisions du gouvernement du Québec, mais également de manière non négligeable, par les décisions du gouvernement ontarien. Les choix subséquents des différents gouvernements laisseront l’écart Québec-Ontario s’élargir à nouveau pour atteindre l’équivalent de 3% du PIB en 2002. 8.3 La taxe sur le capital et la fiscalité des entreprises 180 181 182 183 184 185 Bien que plusieurs exemples discutés ci-dessus sont souvent conformes avec le consensus des connaissances économiques. Ce n’est pas toujours le cas. L’un de ces contre-exemples est celui de la taxe sur le capital qui illustre des limites ou des délais avec lesquels des développements en pensée économique peuvent subir avant d’influencer certaines politiques. La récession de 1981 frappe sévèrement l’économie québécoise et impacte solidement les équilibres financiers de l’État. De fait, les recettes fiscales du gouvernement du Québec au titre de l'impôt sur le revenu des sociétés fondent. Comme tout économiste, Jacques Parizeau comprend bien que les profits des entreprises sont par nature volatils et donc sensibles à des récessions. Cette observation le motive alors à réduire l'impôt sur le revenu des sociétés, mais à établir un taux d'imposition très élevé sur le capital. Pour les fins fiscales, le capital utilisé par une entreprise est essentiellement défini comme étant la somme de la valeur de son capital physique (soit la valeur des bâtiments, de la machinerie et des équipements, de même que les inventaires) et ses emprunts privés de long terme (servant présumément à financer l’achat de nouveau capital physique privé). Le ministère des Finances et lui y voient la façon pour le gouvernement de tirer parti d’une assiette fiscale plus stable pour y prélever des recettes publiques. En effet, les entreprises sont assujetties à la taxe sur le capital, peu importe qu’elles fassent ou non des profits. Ainsi, dans son budget 1981-1982, Jacques Parizeau fait passer le taux de taxation sur le capital de 0,30 % du capital imposable à 0,45 %, pour la plupart des entreprises, et une augmentation du taux applicable aux institutions financières de 0,45 % à 0,89 %. Le recours à ce mode de prélèvement fiscal a l’avantage pour le gouvernement de lever rapidement des entrées de fonds et, du moins à court terme, sans que l’assiette fiscale ne change trop. Présumément, les entreprises ne détruiront pas subitement leur capital physique pour se soustraire à leurs obligations fiscales. D’ailleurs, jusqu’en 2002, les gouvernements poursuivent cette façon de collecter des fonds publics, voire augmentent davantage la taxe sur le capital. C’est ainsi que Gérard D. Lévesque augmente le taux de la taxe sur le capital de la plupart des corporations à 4 reprises : à 0,48 % en 1986-1987 ; à 0,50 % en 1989-1990 ; à 0,52 % en 1990-1991 ; et à 0,56 % en 1991-1992. Dans les mêmes budgets, le taux de taxation sur le capital des institutions financières passe à 0,97 %, 1,01 %, 1,04 % et 1,12 %. Finalement, le budget 1995-1996 de Jean Campeau fixe les taux des entreprises en général à 0,64 % et celui des institutions financières à 1,28 %. Pendant tout ce temps, le Québec affiche largement les plus hauts taux de taxation sur le capital du continent. De plus, les taux atteints en 1996 seront maintenus jusqu’en 2003, alors que sont mises en place des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 320 mesures compensatoires favorables aux investissements privés et que s’amorce son élimination graduelle.77 186 187 Malheureusement, les décisions prises pendant plus de vingt ans en regard de la taxe sur le capital se sont avérées à courte vue. Elles ont fait fi de l’importance que revêtent les rendements attendus futurs après impôts dans les décisions regardant les investissements dans la capacité productive des entreprises. Si les entreprises n’ont pas choisi de détruire leur capital à court terme, les directions des entreprises et leurs actionnaires ont réévalué à la baisse les rendements anticipés, ce qui les a incités à ne pas remplacer le capital physique qui se déprécie avec le temps, avec un effet négatif direct sur le niveau de PIB futur qui explique une partie du retard économique québécois. Conformément à une compréhension plus statique de la théorie originale de Keynes par ses disciples, la vision keynésienne apprise par les décideurs publics élus et non élus québécois mise trop sur le court terme avant 2003. Paquet (1996) avait soulevé comment cette taxe était la plus dommageable pour la compétitivité et l’efficacité de l’économie québécoise. Comme discuté, notamment par Garon et Paquet (2017), toutes les taxes ne sont pas équivalentes, alors que justement la taxe sur le capital est de loin considérée comme la plus dommageable pour chaque dollar additionnel de recettes fiscales prélevées.78 09. Un regard comparatif sur Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry 188 189 190 191 En nous référant à divers documents et témoignages relativement à certaines politiques économiques mises de l’avant, nous avons voulu illustrer comment la pensée économique a pu percoler jusqu’à influencer la direction de ces politiques, particulièrement à travers les expériences de Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry, et nous avons mis l’accent sur l’interventionnisme à travers l’action macroéconomique. Avant de conclure, il nous apparaît utile de dégager quelques points de convergence et de divergence entre ces quatre décideurs publics et les gouvernements dans lesquels ils ont œuvré. Nous pouvons aussi situer comment leurs actions et interventions s’inscrivent dans une perspective reflétant des préférences ou orientations politiques plus larges que strictement économiques. En tant que politiques, tous quatre ont cherché à faire progresser la société qu’ils représentaient et à laquelle ils appartiennent. Sans toujours mettre l’accent sur les mêmes choses, un fil conducteur est présent. En particulier, on retrouve chez eux le souci commun de contribuer à ce que l’économie québécoise puisse rattraper un retard économique. Les quatre protagonistes sont également prédisposés par leur formation et leur expérience à s’inspirer de connaissances et d’idées économiques auxquelles ils ont été exposés et qui circulent. À travers l’évolution des politiques de 1970 à 2003, on note que l’influence des idées se répercute à travers le temps, par étape, mais avec un effet cumulatif. L’intégration et l’évolution des vues sur les déficits budgétaires et la dette publique en sont un exemple patent, qui se poursuit même jusqu’aujourd’hui, presque 20 ans plus tard. La même chose se constate en matière de fiscalité. Fortin (2003) remarque d’ailleurs, par Revue Interventions économiques, 67 | 2022 321 exemple, que « ce qui frappe dans la politique fiscale québécoise à l’égard des investissements depuis 30 ans [entre 1970 et 2002], c’est la cohérence et la continuité de l’orientation en dépit de l’alternance des partis politiques » (p. 55). De fait, la même insensibilité face aux effets négatifs de la taxe sur le capital a perduré pendant tout ce temps et n’a été corrigée que par la suite. 192 193 194 195 Toutefois, des différences dans leur conception et la place de l’interventionnisme émergent et se reflètent dans leur point de vue sur la place du Québec au sein ou à l’extérieur du Canada. Robert Bourassa, Raymond Garneau et les gouvernements libéraux et fédéralistes québécois voient le Québec défini par son histoire et ses spécificités, comme foyer d’une majorité francophone qui aspire à conserver et développer une identité propre qui prend sa place dans le Canada. Leur nationalisme dépasse facilement des considérations sociologiques. Leur approche se fonde sur la place des individus à la base de la société, sans pourtant ignorer qu’ils partagent des responsabilités envers elle. Le recours à l’intervention de l’État est généralement davantage vu comme un moyen à considérer, en reconnaissant des capacités et des limites. Une réserve sur le rôle des gouvernements sous-tend même une justification en faveur d’un système fédéral où une diversification des responsabilités peut renforcer des contrepoids en favorisant un contrôle et équilibrage dans les actions et les pouvoirs des gouvernements. Les deux niveaux de gouvernement occupent des champs de juridictions qui leur sont propres, mais qui ne sont pas tous complètement étanches et qui laissent place à des intersections et des tensions créatrices. C’est justement ce qui permet de diversifier des risques et de partager des ressources. Pour autant, le principe de subsidiarité n'est pas en reste et justifie une approche de fédéralisme relativement décentralisé, des ententes asymétriques, etc.79 Robert Bourassa parle d’ailleurs de son « scepticisme vis-à-vis l’État-nation » (Bourassa, 1995, p. 260). Pour Jacques Parizeau et Bernard Landry et les gouvernements du Parti québécois, malgré une place à la dimension civique, leur nationalisme accorde un poids prépondérant à la dimension sociologique. C’est ainsi que le concept d’État-nation se traduit dans leur vision que le Québec doit devenir un pays indépendant et, que d’ici là, il doit s’identifier d’abord et avant tout autour du gouvernement provincial qui parle au nom des Québécois. De facto, une approche collective est facilement justifiée et s’appuie aisément sur l’étatisme avec une confiance plus forte sur l’action de l’État, sans rejeter un rôle significatif du secteur privé. Ainsi, au-delà des considérations économiques, ces orientations politiques différentes ont coloré les actions gouvernementales et la perception de l’interventionnisme. 80 10. 0 onclusion 196 La contribution et la réception de la pensée macroéconomique sur la conception et la pratique des politiques économiques au Québec a généralement attiré peu d’attention. Une analyse de divers documents représentatifs (articles, livres, sites Internet et témoignages) fondée sur une expérience à la fois d’universitaire et de décideur public nous a permis de dégager une partie de l’itinéraire parcouru par les idées macroéconomiques pour influencer les politiques publiques. Plusieurs acteurs se sont croisés et ont emprunté ledit chemin. Nous retraçons d'abord comment les idées keynésiennes se sont propagées au Canada et au Québec après leur parution jusque Revue Interventions économiques, 67 | 2022 322 dans les années 1960. Puis, à partir de réalisations et de décisions de Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry, notamment ministre des Finances à un moment ou à un autre, et certains de leurs collaborateurs, nous avons voulu dépeindre comment certaines idées économiques keynésiennes ou non ont pu cheminer et laisser des traces, principalement de 1970 à 2003. 197 198 199 200 Les idées en économie finissent par percer dans la décision publique en mettant en exergue une combinaison de trois influences, évoquées par Hall (1989), à travers : (i) le rôle des économistes en tant qu’experts, (ii) le rôle de l’appareil d’État et de la fonction publique, (iii) le rôle d’appariement ou de coalition, auquel nous ajoutons (iv) la disposition du leadership politique. Ces quatre éléments s’avèrent conformes à nos propres observations et expériences et ont orienté la lecture que nous avons faite. Cet article ne saurait rendre justice à tous les enjeux, débats et facteurs qui ont pu influencer et déterminer les prises de décision publiques sur la période couverte. Celles-ci sont en effet le fruit d’une combinaison d’influences de la pensée économique, inspirée des connaissances et de l’expérience, mais aussi d’événements spécifiques (Jeux olympiques, négociations avec les employés des secteurs public et parapublic, référendums) et d’objectifs liés à des orientations politiques particulières. Il est aussi certes plus facile de regarder avec les yeux sur le rétroviseur que lorsqu’on est dans le feu de l’action. On bénéficie de connaître ce qui s’est passé et d’avoir appris ou du moins de tenter de tirer des leçons de ce qui a fonctionné et de ce qui a moins bien fonctionné. De plus, la décision publique doit se faire au cœur de débats avec des objectifs multiples pas toujours convergents, des feux à éteindre, des limites d’attention des commettants, des médias et des gouvernements qui jonglent avec plusieurs balles à la fois, et ce dans un environnement où des vents contraires exercent des pressions latérales, de face et de dos. Dans son autobiographie, Raymond Garneau (2014) résume bien la charge de ministre des Finances. Il y reconnaît certes l’importance de la confiance du premier ministre dont il doit être le premier conseiller fiscal et être un confident, de même que du rôle clé de communicateur qu’il doit jouer pour défendre les décisions devant le Parlement et l’opinion publique et la philosophie politique du gouvernement auquel il appartient. Ce qui est notable, c’est surtout la place qu’avait occupée la pensée économique pour la première fois au Québec dans la conception du rôle de ministre des Finances : « La responsabilité première d’un ministre des Finances est de proposer la politique budgétaire et fiscale du gouvernement dont il fait partie et de s’assurer que le niveau des dépenses publiques et celui de la taxation sont favorables au développement économique et à la création d’emplois. J’ai toujours cru que dans une économie ouverte comme celle du Québec, la politique budgétaire et fiscale devait tenir compte de celle de ces principaux concurrents commerciaux et aussi et surtout de la capacité de payer des contribuables. Ce rôle est à ce point important que parfois le ministre des Finances doit tenir tête à ses collègues et même à son premier ministre s’il croit que le ou les nouveaux programmes proposés ne seront pas finançables, à moyen et à long terme, sans une augmentation sensible des impôts ou des taxes, ce qui nuirait à la création d’emplois. […] Il est plus facile pour un ministre des Finances d’être populaire à court terme qu’efficace à moyen et à long terme. […] Pour être crédible et efficace, le ministre des Finances doit appuyer ses décisions sur des analyses économiques fouillées et exhaustives. » (p. 244) 201 Depuis 1970, ce rôle s’est toujours retrouvé incarné chez ceux et celles qui ont assumé ensuite des positions ministérielles associées aux Finances, quelles que fussent leurs orientations politiques particulières. Notons également que, bien que nous n’ayons pas Revue Interventions économiques, 67 | 2022 323 traité ici explicitement des mesures sociales mises de l’avant par les protagonistes considérés, tous ont eu à cœur de développer et bonifier différentes mesures à la base du filet social existant au Québec. Ceci mériterait en soi une analyse qui leur serait dévolue. Enfin, nous n’avons pas tracé un bilan pour le Québec de ses avancées ou non et des défis encore à relever.81 202 203 Conformément au cadre d’analyse que nous avons proposé et retenu, Bourassa, Garneau, Parizeau et Landry ont été exposés à une formation économique autour de la même époque et ont été réceptifs aux influences d’idées économiques. En somme, l’ensemble des acteurs considérés de 1970 à 2003 fait preuve d’une continuité dans les influences économiques, avec des accents particuliers, mais sans cassure. Les idées se sont graduellement transmises par étape, avec un effet cumulatif. Avec le passage du temps, les connaissances théoriques, empiriques et pratiques en sciences économiques évoluent. Et les universitaires sont parfois accusés d'être isolés dans leur tour d'ivoire. Pour être entendus, ils doivent documenter les problèmes et développer des raisonnements économiques clairs et montrer que la théorie et les preuves empiriques ne sont pas déconnectées des problèmes réels de société. Certains font, du moins pour un temps, un passage plus direct vers l’élaboration, la mise en œuvre et la promotion de politiques économiques publiques. Nonobstant celui ou celle qui occupe les postes de décideurs publics, il n’en est pas moins important que les décideurs eux-mêmes ne s’isolent pas dans une tour d’ivoire et ne passent pas d’une tour d’ivoire à une autre. BIBLIOGRAPHIE Aghion, Philippe et Peter Howitt (1992). A Model of Growth through Creative Destruction, Econometrica, vol. 60, n° 2, pp. 323-351. Angers, François-Albert, avec la collaboration de Pierre Harvey et Jacques Parizeau (1960). Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Les Presses de l’École des Hautes Études Commerciales et Les Éditions de la Librairie Beauchemin, 331 pages. Angers, François-Albert (1967). L’évolution économique du Canada et du Québec depuis la Confédération. Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 21, n° 3a, pp. 635-655. Arrow, Kenneth J. (1950). A Difficulty in the Concept of Social Welfare, The Journal of Political Economy, vol. 58, n° 4, pp. 328-346. Aschauer, David A. (1989a). Is Public Expenditure Productive?, Journal of Monetary Economics, vol. 23, n° 2, pp. 177–200. Aschauer, David A. (1989b). Does Public Capital Crowd Out Private Capital?, Journal of Monetary Economics, vol. 24, n° 2, pp. 171–88. Audet, Michel (2022). Entretien avec M. Michel Audet mené par Alain Paquet le 10 mars 2022, Montréal. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 324 Barjot, Dominique (2013). En lisant les thèses récentes : Emmanuel Dreyfus, L’enseignement de l’économie à Sciences Po (1945-1989) : idées économiques et formation des élites, Entreprises et histoire, vol. 2013/2, n° 71, pp. 153-164. Barro, Robert J. (1979), On the Determination of the Public Debt. Journal of Political Economy, vol. 87, n° 5, pp. 940–971. Barro, Robert J. (1986). U.S. Deficits since World War I, Scandinavian Journal of Economics, vol. 88, n° 1, pp. 195–222. Baxter, Marianne et Robert G. King (1993). Fiscal Policy in General Equilibrium, American Economic Review, vol. 83, pp. 315-34. Bégin, Hélène, François Dupuis, Marcelin Joanis, Philippe Kabore et Luc Savard (2014). Étude spéciale : histoire économique du Québec depuis une soixantaine d’années, Point de vue économique, Desjardins Études économiques, 25 novembre. Bélanger, Marcel, Carl Goldenberg, Charles-H. Perreault et Robert Bourassa (1965). Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, Gouvernement du Québec, 552 pages. Berton, Pierre (1990). The Great Depression: 1929-1939, Anchor Canada, 560 pages. Bhullar, Inderbir (2017). James Meade and the GATT, LSE History: Telling the story of LSE, blogue sur le site Internet du London School of Economics, consulté le 22 juin 2022. (https://blogs.lse.ac.uk/lsehistory/2017/05/24/james-meade-and-the-gatt/) Blanchard, Olivier et Nabuhiro Kiyotaki (1987). Monopolistic Competition and the Effects on Aggregate Demand, American Economic Review, vol. 77, n° 4, pp. 647–666. Bourassa, Robert (1968). Citation reproduite à partir d’un enregistrement d’une entrevue télévisée, ici.radio-canada.ca, visionné en juin 2022. (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/ 1827945/robert-bourassa-biographie-premier-ministre-quebec-discours-archive) Bourassa, Robert (1981). Deux fois la Baie James, Les éditions La Presse, 157 pages. Bourassa, Robert (1985a). L’énergie du Nord : la force du Québec, Montréal, Québec/Amérique, 223 pages. Bourassa, Robert (1985b). Le défi technologique, Québec/Amérique, 145 pages. Bourassa, Robert (1995). Gouverner le Québec, Éditions Fides, 305 pages. Bourély, Julien (2003). Le programme de la Cité du commerce électronique vaut-il l'argent du contribuable ?, Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 65 pages. (https:// papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/190 ) Brousseau-Pouliot, Vincent (2018). Québecor Média : une perte de rendement de presque 3 milliards pour la Caisse, La Presse, 29 juin. (https://www.lapresse.ca/affaires/economie/mediaset-telecoms/201805/15/01-5181863-quebecor-media-une-perte-de-rendement-de-presque-3milliards-pour-la-caisse.php) Brown, E. Cary (1956). Fiscal Policy in the 'Thirties: A Reappraisal, Journal of Political Economy, December, vol. 46, n° 5, pp. 857–879. Bruce, Neil, et Douglas D. Purvis (1985). Consequences of Government Budget Deficits, Fiscal Policy and Monetary Policy, Volume 21 des études préparées pour la Commission royale d'enquête sur l'union économique canadienne. University of Toronto Press, Toronto, Ontario, pp. 44–84. Bruce, Neil, et Douglas D. Purvis (1988). Implementing a Prudent Fiscal Strategy in the Medium Term, dans Jack M. Mintz et Douglas D. Purvis, dir., Policy Forum on Macropolicy Issues in the Medium Revue Interventions économiques, 67 | 2022 325 Term, Policy forum series, John Deutsch Memorial for the Study of Economic Policy, Queen’s University. Carlos, Jean-Philippe (2022). Jacques Parizeau : un économiste dans la cité, Revue et Interventions économiques, vol. 67, pp. 180-203. Carter, Kenneth LeM., J. Harvey Perry, A. Émile Beauvais, Donald G. Grant, S.M. Eleanor Milne et Charles E.S. Walls (1966). Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, Ottawa : imprimeur de la Reine. Colasse, Bernard et Francis Pavé (2000). Entretien avec François Bloch-Lainé : Au cœur de l’État, Annales des mines, juin, pp. 4-12. Commission nationale du placement (1938). Rapport final de la Commission nationale de placement, 26 janvier Ottawa : imprimeur du Roi. Council of Economic Advisers (1962). Annual Report, Washington: U.S. Government Printing Office, 300 pages. Couture, Pierre (2018). Bernard Landry (1937-2018) : un libre-échangiste et un interventionniste, Journal de Québec, 7 novembre. (https://www.journaldequebec.com/2018/11/07/un-libreechangiste-et-un-interventionniste) Deblock, Christian (2012). Introduction: Innovations et développement chez Schumpeter, Revue Interventions économiques, vol. 46, pp. 2–16. Denis, Charles (2006). Robert Bourassa : La passion de la politique, Montréal, Éditions Fides, 404 pages. Descamps, Florence (2006). François Bloch-Lainé et la réforme de l’État : de l’action au magistère moral 1946-1996, dans Margairaz, Michel (dir.). François Bloch-Lainé, fonctionnaire, financier, citoyen. Nouvelle édition [mise en ligne en décembre 2018]. Vincennes : Institut de la gestion publique et du développement économique, pp. 210-303. Desjardins, François et Marco Fortier (2015). Le commis de l’État, Le Devoir, 3 juin. (https:// www.ledevoir.com/politique/quebec/441733/le-commis-de-l-etat) De Vroey, Michel et Pierre Malgrange (2007). Théorie et modélisation macroéconomiques, d'hier à aujourd'hui. Revue française d'économie, vol. 21, n° 3, pp. 3-38 Dostaler, Gilles et Frédéric Hanin (2005). Keynes et le keynésianisme au Canada et au Québec, Sociologie et sociétés, Vol. 37, n° 2, pp. 153-181. (https://doi.org/10.7202/012916ar) Dreyfus, Emmanuel (2011). L'enseignement de l'économie à Sciences Po de 1945 à 1989. Idées économiques et formation des élites, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Duchesne, Pierre (2001). Jacques Parizeau, tome I : Le Croisé, 1930-1970, Montréal, Québec-Amérique, 624 pages. Duchesne, Pierre (2016). Jacques Parizeau et les bâtisseurs du Québec moderne, juin 2016. (https://archive.fondationlionelgroulx.org/Jacques-Parizeau-et-les-batisseurs,733.html) Duchesne, Pierre (2021). Échange de courriels entre Pierre Duchesne et Louis Massicotte, transmis par ce dernier à l’auteur, 10 novembre 2021. Faucher, Albert (1984). L’itinéraire intellectuel de Maurice Lamontagne : à l’occasion de la publication de son livre posthume/Business Cycles in Canada: The Postwar Experience and Policy Directions, L'Actualité économique, vol. 60, n° 4, pp. 514–520. Téléchargé du site Web de la bibliothèque Les Classiques des sciences sociales : (http://classiques.uqac.ca/contemporains/ angers_francois_albert/essai_sur_la_centralisation/essai_centralisation_tdm.html) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 326 Fischer, Stanley (1977). Long-term contracts, rational expectations, and the optimal money supply rule, Journal of Political Economy, vol. 85, n° 1, pp. 191–205. Fontela, Emilio (2007). The Geneva School of Economics and The Spirit of Geneva, Refugee Survey Quarterly, Vol. 26, n° 4, pp. 84–92. Fortin, Mario, Marcellin Joanis, Philippe Kabore et Luc Savard (à paraître). Determination of Quebec's quarterly real GDP and analysis of the business cycle, 1948-1980,. Journal of Business Cycle Research. Fortin, Pierre (2003). L’économie du Québec, dans Lachapelle, Guy et Robert Comeau (dir.), Robert Bourassa : un bâtisseur tranquille, Les Presses de l’Université Laval, pp. 40-63. Gagné-Dubé, Tommy, Luc Godbout, Suzie St-Cerny, Michaël Robert-Angers et Julie S. Gosselin (2022). Bilan de la fiscalité au Québec – Édition 2022, Cahier de recherche 2022-01, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques, 128 pages. Garneau, Raymond (1971). Déclaration ministérielle : Réforme fiscale, Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec, vol. 11, n° 114, 2 e session de la 29e législature, 23 décembre, pp. 5663-5667. Garneau, Raymond (1999). La budgétisation par programmes : Rationalité budgétaire contre rationalité politique, dans Lachapelle, Guy, Luc Bernier et Pierre P. Tremblay, Le processus budgétaire au Québec, Presses de l’Université du Québec : Sainte-Foy, pp. 33-41. Garneau, Raymond (2014). De Lesage à Bourassa : ma vie politique dans un Québec en mouvement, Les Éditions Transcontinental, Montréal, 319 pages. Garneau, Raymond (2021). La création du Conseil du Trésor, Qu’est-ce que bien gouverner aujourd’hui ?, dans Jean-François Garneau, Jean-Marie Bézard et Rajendra Coomar Reedha, dir., Les éditions JFD Inc., Montréal, pp. 67-75. Adapté du chapitre 7 de Garneau, Raymond (2014). De Lesage à Bourassa : ma vie politique dans un Québec en mouvement, Les Éditions Transcontinental, Montréal, 319 pages. Garneau, Raymond (2022). Entretien avec M. Raymond Garneau mené par Alain Paquet le 1er juillet 2022, Montréal. Garon, Jean-Denis et Alain Paquet (2017). Les enjeux d’efficience et la fiscalité, L'Actualité économique, Symposium sur la fiscalité et les perspectives de réformes fiscales, Jean-Denis Garon et Alain Paquet, éds., vol. 93, n° 3, septembre 2017, pp. 297-337. Godbout, Luc, Dana Ades-Landy, Pierre-Carl Michaud, Danièle Milette, Yves St-Maurice, JeanPierre Vidal, Luc Villeneuve et Carole Vincent (2015). Rapport final de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise : Se tourner vers l’avenir du Québec, Volume 1, Commission d’examen sur la fiscalité, Gouvernement du Québec, 294 pages. Godbout, Luc (2017). 40 ans après son premier budget : regards sur les années Parizeau. Regard CFFP n° R 2017-01, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, avril, 6 pages. Godbout, Luc (2021). La TPS à 30 ans : 30 choses à savoir sur elle, Options politiques, 5 janvier. Goodfriend, Marvin et Robert G. King (1997). The New Neoclassical Synthesis and the Role of Monetary Policy, NBER Macroeconomics Annual, pp. 231–282. Goyette, Pierre (2003). Entretien avec M. Pierre Goyette mené par Paul Brochu, Montréal. (http:// courtage.irec.quebec/wp-content/uploads/2014/07/P.-GOYETTE-2003-07.07.2014.pdf) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 327 Hall, Peter A. (1989). Introduction, dans Peter A. Hall, dir., The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism across Nations. Princeton University Press, pp. 3–26. Hansen, Alvin H. (1938). Full Recovery or Stagnation? New York: W. H. Norton and Company, Inc., 350 pages. Hansen, Alvin H. (1941). Fiscal Policy and Business Cycles. New York: W. H. Norton and Company, Inc., 462 pages. Hansen, Alvin H. (1953). A Guide to Keynes, New York: McGraw-Hill, 252 pages. Harvey, Pierre (1958). Keynes et le problème de la centralisation des pouvoirs, L’Actualité économique, vol. 34, n° 2, pp. 183-208. Harvey, Pierre (1960). Keynes et le problème de la centralisation des pouvoirs, dans FrançoisAlbert Angers, avec la collaboration de Pierre Harvey et Jacques Parizeau, Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Les Presses de l’École des Hautes Études Commerciales et Les Éditions de la Librairie Beauchemin, pp. 265-290. Hébert, Germain (2009). Les comptes économiques de 1926 à 1987. Le Québec statistique, 59e édition, Québec. Les publications du Québec, pp. 45-67. Hicks, John (1937). Mr. Keynes and the ‘Classics’: A Suggested Interpretation, Econometrica, vol. 5, n° 2, pp. 147–159. Institut de sciences politiques de Paris (2015). Jacques Parizeau, l’homme d’un Québec libre et moderne : Hommage, Site Web de Sciences Po. (http://www.sciencespo.fr/actualites/ actualit%C3%A9s/jacques-parizeau-l%E2%80%99homme-d%E2%80%99-qu%C3%A9bec-libre-etmoderne-hommage/1359) Cité également partiellement dans Le Devoir du 19 juin 2015 sous le titre Sciences Po honore son diplômé Jacques Parizeau (https ://www.ledevoir.com/non-classe/443230/sciences-po-honoreson-diplome-jacques-parizeau ) Irwin, Douglas, Petros C. Mavroidis et Alan O. Sykes (2008). The Genesis of GATT, Cambridge University Press, 328 pages. Keynes, John-Maynard (1936). The General Theory of Employment, Interest, and Money, Londres: Macmillan. Kydland, Finn E. et Edward C. Prescott (1982). Time to Build and Aggregate Fluctuations, Econometrica, vol. 50, n° 6, pp. 1345-70. Lachance, Renaud et François Vaillancourt (1999). Fiscalité, revenus autonomes et processus budgétaire, dans Lachapelle, Guy, Luc Bernier et Pierre P. Tremblay, Le processus budgétaire au Québec, Presses de l’Université du Québec : Sainte-Foy, pp. 117-133. Lambert, Louise, Luc Meunier et Denis Robitaille (2019). Les infrastructures publiques au Québec : de la Révolution tranquille à aujourd’hui. Regard CFFP n°R 2019-03, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, juillet, 33 pages. Lamontagne, Maurice (1954). Le fédéralisme canadien : évolution et problèmes, Québec : Presses de l’Université Laval, 194 pages. Landry, Bernard (1987). Le sens du libre-échange ou le commerce sans frontières, QuébecAmérique, 189 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 328 Langlois, Simon, Jean-Paul Baillargeon, Gary Caldwell, Guy Fréchet, Madeleine Gauthier et JeanPierre Simard (1990). La société québécoise en tendances, 1960-1990, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 667 pages. Lortie, Pierre (2021). L’évolution de l’administration publique au Québec en rétrospective, Qu’estce que bien gouverner aujourd’hui ?, dans Jean-François Garneau, Jean-Marie Bézard et Rajendra Coomar Reedha, dir., Les éditions JFD Inc., Montréal, pp. 161-175. Lucas, Robert E. Jr (1981). Essays in Business-Cycle Theory, Cambridge, MA, The MIT Press, 300 pages. Mankiw, N. Gregory (1985). Small menu cost and large business cycles: a macroeconomic model of monopoly, Quarterly Journal of Economics, vol. 100, pp. 529-37. Marsh, Leonard C. (1939). Reports of the National Employment Commission, The Canadian Journal of Economics and Political Science/Revue canadienne d'économique et de science politique, février, vol. 5, n° 1, pp. 80-86. Meade, James E. (1942). A Proposal for an International Commercial Union. U.K. Cabinet Office Paper, July. Meade, James E. (1977). James E. Meade Biographical, NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2022. (https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/1977/meade/biographical/) Ministère de la Reconstruction et des Approvisionnements du Canada (1945). Livre blanc sur l’emploi et le revenu, Ottawa, avril. Ministère d'État au Développement économique (1979). Bâtir le Québec, Gouvernement du Québec, 523 pages. Ministère d'État au Développement économique (1982). Le virage technologique, Gouvernement du Québec, 248 pages. Ministère des Finances et de l’Économie du Québec (2012). Données historiques depuis 1970-1971, Budget 2013-2014, Gouvernement du Québec, novembre, 21 pages. Ministère des Finances du Québec (1961, 1962, …, 2003). Discours sur le budget, Gouvernement du Québec. Ministère des Finances du Québec (1984). Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Gouvernement du Québec, 398 pages. Ministère des Finances du Québec (1998). Objectif emploi : vers une économie d'avant-garde, Gouvernement du Québec, 180 pages. Ministère des Finances du Québec (2006). Consultations prébudgétaires : Perspectives économiques, finances publiques et dette du Québec, Gouvernement du Québec, janvier, 33 pages. Ministère des Finances du Québec (2021). Statistiques budgétaires du Québec – mars 2021. Gouvernement du Québec, mars. Ministère des Finances du Québec (2022). Les concepts de dette. Gouvernement du Québec, Site Internet du ministère, http://www.finances.gouv.qc.ca/dette_du_quebec/fr/concepts_dette.asp, consulté le 1er juillet 2022. Musgrave, Richard A. (1959). The Theory of Public Finance, McGraw Hill, New York, 628 pages. Nordicity (2021). L’industrie canadienne du jeu vidéo 2021, Étude préparée pour le compte de l’Association canadienne du logiciel de divertissement, octobre, 53 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 329 Observatoire de l’administration publique (2011). L’État québécois en perspective : les organismes gouvernementaux, École nationale d’administration publique, hiver. (https://cerberus.enap.ca/ Observatoire/docs/Etat_quebecois/a-organismes.pdf) Ohanian, Lee E. (1997). How Capital Taxes Harm Economic Growth: Britain Versus the United States, Federal Reserve Bank of Philadelphia Business Review, juillet/août, pp. 17-27. Orfali, Philippe (2018). Défenseur du rôle de l’État dans l’économie, Journal de Montréal, 6 novembre. (https://www.journaldemontreal.com/2018/11/06/defenseur-du-role-de-letatdans-leconomie) Owram, Doug (1985). Economic Thought in the 1930s: The Prelude to Keynesianism, Canadian Historical Review, vol. 66, n° 3, pp. 344–377. Owram, Doug (1986). The Government Generation: Canadian Intellectuals and the State 1900– 1945, The University of Toronto Press, 402 pages. Paquet, Alain (1996). Portrait économique du Québec : un Québec hors norme !, Centre de recherche sur l'emploi et les fluctuations économiques, UQAM, miméographie, octobre 1996. Paquet, Alain (1999). Prudence fiscale, indicateurs d'endettement et évolution de l'état des finances des administrations publiques au Canada, L'Actualité économique 55, article invité dans un numéro spécial portant sur l'économie publique, 1999, pp. 475-518. Paru aussi dans L'économie publique, Nicolas Marceau, Pierre Pestieau et François Vaillancourt, éds., Collection de la Société canadienne de sciences économiques, Economica : Paris, 2000. Paquet, Alain (2010). Un Québec en meilleure position pour l’avenir, ministère du Conseil exécutif, Gouvernement du Québec, février, 32 pages. Paquet, Alain (2022). Chapitre 1 : Introduction à la macroéconomie, Macroéconomie globale : Fondements, applications et politiques publiques, manuscrit, Département des sciences économiques, ESG-UQAM. Paquin, Stéphane et X. Hubert Rioux (dir.) (2021). Le modèle québécois de gouvernance de gouvernance 60 ans après Révolution tranquille. Héritage, caractéristiques, défis, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 274 pages. Parenteau, Roland (1970). L’expérience de la planification au Québec (1960-1969), L’Actualité économique, vol. 45, n° 4, pp. 679-696. Parizeau, Jacques (1954). Keynes est-il vraiment en cause ?, L’Actualité économique, vol. 30, n° 1, pp. 133-141. Parizeau, Jacques (1960). Les post-keynésiens et la politique économique contemporaine, dans François-Albert Angers, avec la collaboration de Pierre Harvey et Jacques Parizeau, Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Les Presses de l’École des Hautes Études Commerciales et Les Éditions de la Librairie Beauchemin, pp. 291-313. Parizeau, Jacques (1997). Pour un Québec souverain, VLB éditeur, 361 pages. Phillips, A. William. (1958). The relation between unemployment and the rate of change in money wage rates in the United Kingdom 1861–1957, Economica, vol. 25, pp. 283–299. Piuz, Anne-Marie (1980). Compte-rendu : Antony Lebel 1888-1979, Hommage rendu le 10 mai 1979, Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, n° 16, 1976-1979, pp. 457-460. Polèse, Mario (2021). Le miracle québécois – récit d’un voyageur d’ici et d’ailleurs, Montréal, Boréal, 336 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 330 Rabeau, Yves (1971). Une estimation d’un sentier de revenu de plein emploi pour l’économie québécoise, The Canadian Journal of Economics/Revue canadienne d'économique, vol. 4, n° 3, août, pp. 314-323. Rabeau, Yves (1972). La construction de divers budgets pour le Québec et l'évaluation de la performance fiscale, ministère des Finances, Gouvernement du Québec, miméo., octobre 1972, 118 pages. Rabeau, Yves (1976). Les différents concepts budgétaires utilisés dans l’analyse des politiques gouvernementales, Étude de la Direction générale des études économiques et fiscales du ministère des Finances du Québec, Gouvernement du Québec, Québec, 43 pages. Rabeau, Yves (2022). Entretien avec M. Yves Rabeau mené par Alain Paquet le 18 juin 2022, Montréal. Rimbaud, Christiane (2015). Raymond Barre, Édition Perrin, 592 p. Rosanvallon, Pierre (1987). Histoire des idées keynésiennes en France, Revue française d'économie, vol. 2, n° 4, pp. 22-56. Rotemberg, Julio et Michael Woodford (1999). Interest Rate Rules in an Estimated Sticky Price Model, dans J. B. Taylor, ed., Monetary Policy Rules, University of Chicago Press, Chicago, pp. 57– 119. Samuelson, Paul A. (1955). Economics, 3e édition, McGraw-Hill, 753 pages. Samuelson, Paul A. (1957). L’économique. Technique moderne de l’analyse économique, 2 e édition, de la traduction française de Gaël Fain, Paris, Arman Colin. Schumpeter, Joseph-Alois (1912). Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, avec préface datée de 1911, Leipzig, Duncker & Humblot, 548 pages. [Paru en anglais, en 1934, sous le titre The Theory of Economic Development: An Inquiry into Profits, Capital, Credit, Interest, and the Business Cycle, Harvard Economic Studies 46, traduction par Redvers Opie, 255 pages. Paru en français, en 1935, sous le titre Théorie de l'évolution économique: Recherche sur le profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture, traduction de Jean-Jacques Anstett, avec une introduction de François Perroux, 372 pages.] Schumpeter, Joseph-Alois (1942). Capitalism, Socialism and Democracy, Harper & Brothers, 431 pages. Schumpeter, Joseph-Alois (1954). History of Economic Analysis. Oxford University Press, New York, 1260 pages. Shields, Alexandre (2012). La filière de l’amiante, de l’histoire, Le Devoir, 20 octobre. (https:// www.ledevoir.com/politique/quebec/361910/la-filiere-de-l-amiante-de-l-histoire) Statistique Canada (1976). Information sur la population active, produit n° 71-001 au catalogue de Statistique Canada, février, Ottawa. Statistique Canada (1977). Méthodologie de l’enquête sur la population active 1976, produit n° 71-526 au catalogue de Statistique Canada, octobre, Ottawa. Taylor, John B. (1980). Aggregate dynamics and staggered contracts, Journal of Political Economy, vol. 88, n° 1, pp. 1–23. The Corporative Idea (1940). The Catholic Mind, vol. 38, 8 juillet 1940, pp. 276-279. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 331 Tremblay, Thomas (1956). Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels. Québec : La Commission, 1956. 4 tomes en 5 vol. (http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/guides/ fr/les-commissions-d-enquete-au-quebec-depuis-1867/5418-commission-tremblay-1956?ref=591) Thurow, Lester C. (1980). The Productivity Problem, Technology Review, novembre/décembre, pp. 40-51. Thurow, Lester C. (1984). The Case for Industrial Policies, Washington, D.C.: Center for National Policy, Janvier, 24 pages. Warren, Jean-Philippe (2004). Le corporatisme canadien-français comme « système total » : Quatre concepts pour comprendre la popularité d’une doctrine. Recherches sociographiques, vol. 45, n° 2, pp. 219-238. Weir, Margaret (1989), Ideas and Politics: The Acceptance of Keynesianism in Britain and the United States, dans Peter A. Hall, dir., The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism across Nations. Princeton University Press, pp. 53–86. Winch, Donald (1989). Keynes, Keynesianism, and State Intervention, dans Peter A. Hall, éd., The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism across Nations. Princeton University Press, pp. 107– 128. Yakabuski, Konrad (2001). The Convictions of Bernard Landry, Report of Business Magazine – The Globe and Mail, 30 mars. (https://www.theglobeandmail.com/report-on-business/rob-magazine/ the-convictions-of-bernard-landry/article18291698/) ANNEXE Annexe 1. Terminologie et concepts du ministère des Finances du Québec en regard des déficits et de la dette publique Le ministère des Finances du Québec utilise les définitions suivantes dans ses documents et sur son site Internet : La dette brute est la somme de la dette contractée sur les marchés financiers (dette directe consolidée) et du passif net au titre des régimes de retraite et des autres avantages sociaux futurs des employés des secteurs public et parapublic, de laquelle est soustrait le solde du Fonds des générations (depuis sa création en 2009-2010). La dette représentant les déficits cumulés est donnée par la dette brute de laquelle sont soustraits les actifs financiers du gouvernement, dont les participations dans les entreprises du gouvernement (p. ex. Hydro-Québec) et les comptes débiteurs nets des autres éléments de passifs (p. ex. les comptes créditeurs, ainsi que les actifs non financiers. Le solde des opérations budgétaires consolidées représente la différence entre les revenus et les dépenses consolidées d'opérations courantes et est défini au sens de la Loi sur l’équilibre budgétaire (ajusté pour l’analyse historique par le ministère des Finances, pour éviter des bris dans la série dus aux réformes et modifications comptables). Le solde des opérations non budgétaires totalise les placements, prêts et avances, les immobilisations, les investissements nets dans les réseaux, les régimes de retraite et Revue Interventions économiques, 67 | 2022 332 autres avantages sociaux futurs, les autres comptes analogues et les versements au Fonds des générations, lorsqu’applicables. Les surplus ou besoins financiers nets sont obtenus en combinant le solde budgétaire et le solde des opérations non budgétaires. Sources: http://www.finances.gouv.qc.ca/dette_du_quebec/fr/concepts_dette.asp et http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/budget-en-chiffres/#/mars-2022/statistiquesbudgetaires/chapitre-5 , consultés août 2022. NOTES 1. Note de l’auteur : Je tiens à remercier très sincèrement Christian Deblock, Liliane Brouillette et André Fortier pour leurs commentaires et suggestions sur une version antérieure de ce texte. Je suis aussi très reconnaissant à Michel Audet, Raymond Garneau et Yves Rabeau pour leur disponibilité et le temps qu’ils ont accordés à des entrevues, de même qu’à Louis Massicotte et Pierre Duchesne pour certaines informations. Toutes omissions ou erreurs résiduelles demeurent la responsabilité de l’auteur. 2. Alain Paquet : Professeur au département des sciences économiques de l’UQAM depuis 1988, directeur de l’axe d’Analyse et modélisation macroéconomique de la Chaire en macroéconomie et prévision depuis 2021. L’auteur a aussi été un des auteurs principaux du programme économique du Parti libéral du Québec (1996-2012), député de Laval-des-Rapides pendant trois mandats (2003 à 2012), au cours desquels il a agi notamment à titre de président de la Commission des finances publiques, adjoint parlementaire au ministre des Finances et au premier ministre aux affaires économiques et ministre délégué aux Finances du gouvernement du Québec. Pendant cette période, il a été directement impliqué dans l’élaboration et la mise en oeuvre de plusieurs mesures et priorités économiques, dont la prime au travail, la réduction du fardeau fiscal sur le revenu des individus et des familles, la protection des épargnants, l’encadrement des marchés financiers, la préparation des budgets, la Stratégie québécoise de l’innovation II et la Stratégie québécoise de l’entrepreneuriat. 3. On pense notamment aux événements entourant la préparation et le financement des Jeux olympiques de Montréal, les négociations entre l’État et les employés des secteurs publics et parapublics, les tenues d’élections et de référendums, etc. 4. Malgré l’attention particulière accordée dans notre analyse aux passages de Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry à titre de ministre des Finances ou ministres économiques dans les gouvernements qu’ils ont servis sur la période 1970-2003 pour discuter du lien entre les idées économiques et la conduite de la politique budgétaire, il est pertinent de noter les personnes ayant occupé cette fonction entre 1960 et 2003 : Jean Lesage, PLQ (1960/07-1966/05) ; Paul Dozois, UN (1968/09-1969/07) ; Jean-Jacques Bertrand, UN (1969/07-1969/07) ; Mario (1970/05-1970/10) ; Raymond Beaulieu, Garneau, UN PLQ (1969/07-1970/05) ; (1970/10-1976/11) ; Robert Jacques Bourassa, Parizeau, PLQ PQ (1976/11-1984/11) ; Yves Duhaime, PQ (1984/11-1985/10) ; Bernard Landry, PQ (1985/10-1985/12) ; Gérard D. Lévesque, PLQ (1985/12-1993/10) ; Monique Gagnon-Tremblay, PLQ (1993/10-1994/01) ; (1994/09-1995/11) ; André Bourbeau, PLQ (1994/01-1994/09) ; Jean Campeau, Pauline Marois, PQ (1995/11-1996/01) ; Bernard Landry, PQ PQ (1996/01-2001/03) ; Pauline Marois, PQ (2001/03-2003/04). 5. À la tête du gouvernement du Québec de 1970 à 1976, puis pendant la majeure partie de 1985 à 1994, Robert Bourassa forme clairement un tandem avec ses ministres des Finances, soit Raymond Garneau dans la première période et Gérard D. Lévesque dans la seconde. Au-delà des questions économiques, pendant son deuxième passage au gouvernement, Robert Bourassa dut Revue Interventions économiques, 67 | 2022 333 aussi affronter certaines crises politiques majeures (p. ex., la Crise constitutionnelle du Lac Meech et la Crise d’Oka) sans oublier des ennuis importants de santé. 6. L’angle d’analyse que nous avons privilégié est inspiré de notre propre expérience à titre d’universitaire, de consultant ou décideur public quant au lien entre l’élaboration et le développement de politiques publiques économiques et les connaissances économiques théoriques et empiriques. J’ai été directement influencé par la formation que j’ai reçue dans les années 1980 à l’université Queen’s et à l’University of Rochester basée sur une vision d’équilibre général dynamique en macroéconomie moderne, et les développements généralement acceptés depuis en macroéconomie. Ceux-ci mettent l’emphase sur la spécification des fonctions objectifs et des contraintes pour en dégager les incitatifs auxquels répondent les différents agents économiques. Tout en reconnaissant des limites inhérentes à quelque modèle, qui demeure toujours une représentation simplifiée de la réalité, les connaissances économiques permettent d’encadrer rigoureusement une analyse et servent à situer les implications de politiques à court et à long terme. 7. Pour une discussion un peu plus détaillée, voir la section 1.2 du chapitre 1 de Paquet (2022) ou de De Vroey et Malgrange (2007). 8. Nonobstant la motivation keynésienne pour des déficits budgétaires en contexte de fléchissement économique, Barro (1979, 1986) a aussi démontré qu’étant donné que les gouvernements ont recours à des taxes proportionnelles sur les revenus des personnes et des sociétés ainsi que sur la consommation, une autre justification conjoncturelle repose sur la minimisation du fardeau excédentaire des taxes ou des pertes d’efficacité économique. Des variations fréquentes des taux de taxation et des taux marginaux élevés lorsque l’économie évolue en deçà de sa tendance, mais faibles lorsqu’elle est en dessus de sa tendance généreraient des distorsions additionnelles. Ainsi, un lissage approprié du fardeau fiscal dans le temps justifie que dans les périodes où les dépenses gouvernementales sont temporairement élevées ou lorsque le niveau de production est temporairement bas, une augmentation du déficit budgétaire est préférable à une augmentation temporaire des taux marginaux d’imposition. 9. Un de mes anciens professeurs à l’Université Queen’s, Ross Milbourne, associait la recherche visant à saisir et à interpréter la pensée de Keynes comme s’apparentant à la recherche mythique du Saint-Graal. 10. Les travaux de Stanley Fischer (1977), John B. Taylor (1980), N. Gregory Mankiw (1985) et d’Olivier Blanchard, et Nabuhiro Kiyotaki (1987) sont des exemples de cette littérature. 11. Voir Goodfriend et King (1997), ainsi que Rotemberg et Woodford (1999), parmi les premiers exemples de modèles de la nouvelle macroéconomie keynésienne. 12. Plus récemment encore, de nouvelles avancées se penchent notamment sur l’intégration explicite du secteur financier, de l’innovation, de l’hétérogénéité entre les agents économiques, ainsi que de l’ajout d’un ensemble plus riche de frictions et des changements dans le degré d’incertitude macroéconomique globale. 13. La Grande Récession (crise économique et financière) autour de 2008, la crise de la COVID, le recours à des politiques moins conventionnelles soulèvent d’autres questions intéressantes, mais les acteurs et les interventions considérés ne sont pas concernés par ces événements au moment où ils sont en fonction. 14. Pour en donner une idée, en juin 2021, plus de cent conférenciers, incluant 11 lauréats du Nobel en économie, ont participé à une vidéoconférence de quatre jours de haut niveau intitulé « The Economics of Creative Destruction : A festschrift symposium in honor of Philippe Aghion and Peter Howitt ». Voir https://www.creativedestruction2021.org/ . 15. Voir Winch (1989) à ce sujet qui discute notamment des différences entre les versions sociales-démocrates britannique et suédoise. 16. Parmi ces personnes d’influence, on compte notamment les économistes Adam Shortt (1859-1931), William Clifford Clark (1889-1952), Oscar D. Skelton (1878-1941) et Harold Innis Revue Interventions économiques, 67 | 2022 334 (1894-1952), qui ont composé avec des carrières d’universitaires et de hauts fonctionnaires, ainsi que R.B. Bennett (1870-1947), qui est premier ministre de 1930 à 1935 et propose un New Deal canadien à la fin de son mandat et William Lyon Mackenzie King (1874-1950), qui est premier ministre de 1921 à 1930, puis de 1935 à 1948. 17. Les statistiques rapportées sont calculées à partir des chiffres de Statistique Canada. À noter que les statistiques de cette période associées au taux de chômage et au PNB n’existent pas pour les provinces. Toutefois, d’autres variables associées à l’emploi et au revenu personnel permettent de qualifier l’impact de la Grande Dépression pour le Québec. 18. Berton (1990), par exemple, parle d’eux comme suit: « R. B. Bennett, who presided over the five worst years of the Depression, said he was determined to preserve the nation’s credit ‘at whatever sacrifice.’ But the burden of that sacrifice did not fall on the shoulders of Bennett or his equally parsimonious opponent, Mackenzie King. […] Both the Liberal and the Conservative governments stumbled from crisis to crisis, adopting band-aid solutions that often became part of the problem. » 19. Comme l’explique Weir (1989), les officines gouvernementales de Grande-Bretagne affichent également des résistances aux idées de Keynes au début des années 1940. 20. D’autres recommandations poussent également vers une centralisation du régime fédéral, telles que la responsabilité des dettes provinciales existantes qui seraient transférées au niveau fédéral, la possibilité que de nouvelles dettes puissent être garanties par les gouvernements provinciaux ou par le gouvernement fédéral avec l’approbation d’une commission fédérale des finances, et le remplacement des subventions conditionnelles, sauf exception. 21. The Corporative Idea (1940) explique ainsi le corporatisme: « a corporation is an official and public body which acts as an intermediary between individual interests and the State. It manages common welfare within a determined occupation. It is more than a voluntary association, having its own authority from the State, although always subordinate to the State consequently its decisions have the force of law, recognized by the State and obliging all members of the vocational group. » (p. 277) Warren (2004) qualifie l’approche corporatiste de planification économique décentralisée. 22. Voir Angers (1967). 23. Comme le relatent Dostaler et Hanin (2005), Maurice Lamontagne fait partie du cercle des conseillers personnels de Lesage. 24. Les valeurs du PIB utilisées pour calculer la part du PIB québécois avant 1981 sont rapportées par Hébert (2009). 25. Voir Lambert et al. (2019) pour les chiffres représentés dans leur Graphique 1. Les investissements publics en infrastructures de l’État québécois comprennent ici les investissements du gouvernement du Québec, des secteurs de la santé et de l’éducation, ainsi que des municipalités en bâtiments non résidentiels et travaux de génie. Au Tableau 2, Lambert et al. (2019) dressent aussi une liste de plusieurs exemples de projets d’investissements publics d’envergure réalisés par le gouvernement du Québec au cours de la Révolution tranquille. Et cette liste n’inclut pas les investissements dans les barrages hydroélectriques par Hydro-Québec. Notons que les dépenses en immobilisations du gouvernement du Québec qui sont définies comme les investissements en infrastructures des entités du périmètre comptable applicable à une année donnée sont un sous-ensemble des investissements publics. 26. Nonobstant la possibilité qu’une hausse des investissements publics puisse contribuer à atténuer un ralentissement économique, une émission de dette publique pour financer des infrastructures productives ou utiles est justifiable. À la condition de les entretenir et les maintenir, les immobilisations ont une vie utile qui dépasse la période initiale d’investissement. Ceci demeure toutefois sujet à ce que l’endettement en circulation relatif à la capacité de l’économie soit sous contrôle. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 335 27. Parenteau (1970) déplore que l’expérience avortée de planification des années 1960 n’ait pas donné lieu à « l’élaboration d’un véritable plan de développement pour le Québec ». (p. 679) Il argue que cela tiendrait en bonne partie à « la non-participation des autres agents économiques aux tentatives de planification » qui « devenait fatale dès lors qu’on ne sentait pas une volonté incontestable des pouvoirs publics de s’engager dans cette voie ». (p. 679) Il relève six catégories d’obstacles qui auraient concourus à cette contre-performance, mais Parenteau juge que « l’expérience de certains pays d'Europe, notamment de la France, révèle que la " performance " de l'économie peut être sensiblement améliorée par la planification pourvu qu'on ne prétende pas faire jouer à celle-ci un rôle qu'elle est incapable de jouer. » À notre avis, ici comme ailleurs, l’expérience n’est pas très concluante, justement en raison de certains des obstacles qui sont davantage inhérents à la nature même de ce que requerrait une planification plutôt qu’à des « contraintes d’ordre institutionnel et psychologique » qui lui apparaissaient circonstancielles. Par exemple, « l’absence d’accord sur les objectifs » et « l’absence d’une volonté non équivoque, non seulement de planifier, mais d’en accepter les conséquences » ne sont pas propres aux années 1960 ou au Québec. Parenteau (1970) soutient que « la planification dans tout pays démocratique ne peut qu’être une œuvre collective ». (p. 691) Sans exclure la possibilité de concertation et de convergence circonstancielle sur un objectif et quelques moyens, il n’existe pas de mécanisme de sélection ou de coordination qui puisse en théorie ou en pratique relever ces défis de planification économique, fut-elle optimale selon de quelconques critères pour un « dictateur unique ». Ceci n’est pas sans rappeler le théorème d’impossibilité d’Arrow (1950). Maintenant, si on limite le concept de planification à « l’élaboration du plan », et même plus étroitement à l’élaboration d’une réflexion et d’une vision dans l’optique d’établir une priorisation d’objectifs et de moyens, avec un processus et des mécanismes d’évaluation, .ceci est souhaitable et peut être opérationnel dans une certaine mesure. Cependant, la mise en place et le suivi de la performance de programmes demeurent toujours un défi. Un autre enjeu tient à la difficulté rencontrée dans l’appareil gouvernemental à travailler de manière horizontale, alors que le fonctionnement en silo tend à prévaloir naturellement. 28. D’autres personnes, dont la diplomation n’est pas strictement en économie, sont aussi recrutées dans la fonction publique dans les années 1960 et sont impliquées au ministère des Finances du Québec. Par exemple, Pierre Goyette a une formation en comptabilité. Après avoir œuvré dans le courtage sur le marché obligataire, en 1966, il entre au ministère à titre de conseiller, devient sous-ministre adjoint au financement la même année, avant d’occuper la fonction de sous-ministre en titre de 1972 à 1977. 29. Rabeau (1976) parle d’ailleurs d’un budget d’administratif pour cette période. 30. Pour visualiser l’évolution du nombre d’organismes gouvernementaux au Québec entre 1960 et 2010, voir Observatoire de l’administration publique (2011). 31. Voir Langlois et al. (1990). 32. À cette époque, John Hicks est à Oxford, à titre de Drummond Professor of Political Economy à l’All Souls College, qui est principalement dédié à la recherche d’étudiants gradués. Aucune référence ne permet de penser que Robert Bourassa ait interagi avec Hicks. 33. Bourassa semble moins enthousiaste ou est moins éloquent en faveur d’un accord de libreéchange avec les États-Unis avant son élection comme premier ministre en 1985 et même jusqu’en 1986. Bourassa (1995) explique que cette réserve apparente tient davantage initialement à son statut de chef de l’Opposition, puis à l’absence de textes sur un éventuel accord. Il explique : « j’ai toujours été très ouvert vis-à-vis des investissements étrangers et si on est pour la mobilité des capitaux, on peut difficilement être contre la mobilité des marchandises » (p. 202). Il est un ferme supporteur de l’Accord de libre-échange canado-américain en 1988. 34. En référant à L’Huillier (1957), Fontela (2007) résume ainsi son approche : « What are the theoretical foundations of the GATT? What is the theory behind the articles, which are not just Revue Interventions économiques, 67 | 2022 336 there. (sic) What are the theoretical foundations of the IMF and of the World Bank? What are the theoretical foundations of the European Coal and Steel Community? Do you want to know why these organizations became a success? They were successful, because they do not break economic relations. This remains a very, very important book, because it shows the importance of the link between theory and practice, between theory and the institutions of international economic cooperation ». (pp. 86-87). 35. Fontela (2007) dégage les points en commun en termes d’approche de trois économistes qui, pourtant, étaient actifs en Suisse indépendamment l’un de l’autre sur des sujets distincts : Wilhelm Röpke de Institut universitaire de hautes études internationales de Genève à partir de 1937; Jacques L’Huillier à l’Université de Genève depuis 1948 et à l’Institut à compter de 1962 ; et Luigi Solari à l’Université de Genève à partir de 1964. Il étiquette cette communion fortuite d’esprit d’ « école économique de Genève » ou d’école du réalisme économique (dans la théorie et la pratique). 36. Le premier, caractéristique de l’économie théorique, aboutit à une conclusion logique à partir de propositions. Le second, plus proche de la recherche empirique ou appliquée, cherche à généraliser un raisonnement ou une observation à partir de cas singuliers. 37. Yvon Marcoux, avocat de formation, occupe par la suite divers postes à titre de décideur public, dont secrétaire adjoint au Conseil du trésor du Québec (1971-1974), sous-ministre adjoint au ministère des Affaires municipales (1974-1977), puis sous-ministre par intérim (1977-1978), ministre des Transports et vice-président du Conseil du trésor (2003-2005), ainsi que ministre de la Justice et Procureur général (2005-2007), sans compter de nombreuses responsabilités dans la haute direction d’organisations et d’entreprises privées et publiques. 38. Comme le révèle une lecture desdits documents, les budgets des années 1960 reflètent des orientations des politiques du gouvernement. Ils contiennent bien sûr une section décrivant le contexte économique. Toutefois, on n’y trace pas vraiment ou clairement de liens entre l’état de l’économie et le budget. 39. Rabeau (1976) explique que les « nouveaux développements [associés à présentation PPBS] dans la classification des revenus et des dépenses marquent la volonté du gouvernement de situer son action budgétaire dans une perspective économique plus claire et plus articulée » (p. 17), bien qu’il explicite qu’une présentation des revenus et des dépenses du gouvernement sur la base des comptes nationaux, après ajustements à leurs contreparties dans le budget administratif, est davantage indiquée pour refléter les impacts de l’économie sur le budget et ceux du budget sur l’économie. 40. Notons que les chiffres sur le taux moyen de chômage rapportés par Langlois et al. (1990) coïncident avec les valeurs rapportées dans le budget 1976-1977 pour les années antérieures, au moment où Statistique Canada a procédé à un remaniement important du questionnaire d’enquête sur la population active. Ainsi, les estimations des chiffres de l’emploi et du chômage ont été ajustées rétrospectivement jusqu’en 1966, en fonction des facteurs établis à partir de l’utilisation en parallèle de l’ancien et du nouveau questionnaire d’enquête pour produire une série chronologique qui soit plus comparable avec les données postérieures à 1975. (Statistique Canada, 1976, 1977). Lorsqu’on consulte les chiffres rapportés dans les discours sur le budget de 1970 jusqu’en 1975, on y évoque des valeurs plus élevées du taux de chômage québécois : 4,7 % en 1966, 5,3 % en 1967, 6,5 % en 1968, 6,9 % en 1969, 7,9 % en 1970, 8,2 % en 1971, 8,3 % en 1972, 7,4 % en 1973, et 7,4 % en 1974. Malgré des différences dans le niveau du taux de chômage, ici comme ailleurs au Canada, il n’en demeure pas moins que le taux de chômage a augmenté jusqu’en 1972 et qu’il est plus élevé au Québec comparativement à l’Ontario ou au Canada dans son ensemble. 41. Voir les tableaux aux pages 37 et 38, ainsi que les graphiques aux pages 40 et 41 de Rabeau (1976). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 337 42. Aujourd’hui, encore, l’organisation du ministère des Finances entreprise en 1970 n’a pas fondamentalement changé, bien que sa structure soit davantage éclatée en directions et sousdirections pour refléter la nature des diverses fonctions. 43. Dans une collaboration à l’ouvrage d’Angers (1960), Parizeau (1960) présente un excellent texte, intitulé « Les post-keynésiens et la politique économique contemporaine », qui démontre la capacité analytique du jeune professeur à comprendre et à jongler aisément avec les concepts dans la littérature économique de l’époque. Chose amusante, du point de vue politique, le texte en question ne s’inscrit pas véritablement dans la thématique générale du livre d’Angers qui se voulait un « Essai sur la centralisation : analyse des principes et perspectives canadiennes ». Le texte de Parizeau constitue une de deux « études théoriques spéciales sur des aspects particuliers de la théorie keynésienne et de ses développements post-keynésiens » (p.9) Harvey (1960) est auteur de la seconde étude spéciale, mais elle est davantage dans la thématique de l’ouvrage. 44. Bien qu’on ne puisse en être certain, Jacques Parizeau n’est pas sans connaître la Caisse des dépôts et consignations en France et le fait que son ancien professeur François Bloch-Lainé était devenu directeur de l’institution en 1952 a peut-être contribué à lui inspirer l’idée de la Caisse de dépôt et placement du Québec. 45. Carlos (2022) fait notamment une recension et une discussion de ces écrits. Parizeau (1954) en est un exemple. 46. Étudiant à l’époque au premier cycle en économie à l’Université Laval, j’ai assisté en personne à quelques reprises à la lecture du discours sur le budget de Jacques Parizeau dans les galeries de l’Assemblée nationale. J’avais l’impression de voir le modèle IS-LM de Hicks et Hansen et ses courbes s’animer à travers ses phrases. 47. Pourtant, comme l’expliquent Dostaler et Hanin (2005), Harvey (1958, 1960) apporte une distinction entre centralisation administrative, comme l’ont souvent interprété les opposants et les supporteurs du keynésianisme d’alors, et une centralisation comprise comme limitant l’initiative individuelle au profit d’une approche plus collective ou corporatiste. 48. Ses penchants centralisateurs changent plus tard, alors qu’il est président d’une commission d’étude sur les municipalités après avoir quitté ses fonctions parlementaires et ministérielles en 1985. Duchesne (2021) confirme que les « travaux et les consultations qu’il mène contribuent à enrichir sa réflexion et viennent modifier certains de ses principes. Dans son rapport, déposé en décembre 1986, il favorise une plus grande autonomie des municipalités se demandant si l’État central peut encore répondre à la diversité des besoins comme on le concevait lors de la Révolution tranquille. Dans une conférence devant les responsables des CLSC, il évoque même l’expression du “mur-à-mur“, proposant la fin de cette vision. Dans l’année qui précède le référendum de 1995, le premier ministre Parizeau imagine, pour le Québec indépendant, une deuxième chambre au parlement afin de donner plus de pouvoirs aux régions. La décentralisation occupe son esprit. Il envisage aussi de remettre aux municipalités de plus grandes responsabilités de peur de se retrouver, au lendemain de l’apparition d’un Québec indépendant, face à l’État le plus centralisé du monde. » 49. Cette mesure est largement créditée comme ayant contribué à l’émergence d’entreprises québécoises francophones. Par exemple, Raymond Garneau souligne : « Pour moi, ce qu’on lui doit comme ministre des Finances, c’est la création du REA ». (Cité dans Desjardins et Fortier, 2015). 50. Selon Bhullar (2017), l'arrivée de Meade au sein de la section économique du War Cabinet Secretariat en 1940 a « consolidé sa position en tant que l'un des fondateurs de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) » (notre traduction). Meade (1942) met de l’avant l’idée de négocier multilatéralement un commerce plus libre avec des tarifs réduits et convainc Hugh Dalton, alors Président du Board of Trade et futur chanceler de l'Échiquier. «Meade’s commercial union paper gave form to ideas about the future of post war international trade, and these were discussed, revised and discussed further with firstly American officials and then as Revue Interventions économiques, 67 | 2022 338 part of ongoing international conferences. » (Bhullar, 2017). Également, Irwin, Mavroidis et Sykes (2008) expliquent que Meade (1942) a proposé plusieurs dispositions qui se sont retrouvées dans l'accord du GATT de 1947 et que conformément à ce qu’il préconise, l’équipe britannique de négociation dont il fait partie finit par convaincre les États-Unis à souscrire à un accord commercial multilatéral, malgré leur forte préférence initiale pour l’ancienne approche bilatérale prescrite dans la loi américaine de 1934 sur les accords commerciaux réciproques. 51. Voir Yakabuski (2001). 52. Économiste et intellectuel libéral, Jean-Claude Casanova est directeur de la traduction française parue en 1983 de Schumpeter (1954), dont la préface est rédigée par Raymond Barre. 53. Jean-Claude Casanova explique que Barre « sait aussi ce qu’il faut savoir en macroéconomie : la compréhension des agrégats et le mouvement de l’activité économique. Il maîtrise le phénomène décisif de la croissance. » (Cité dans Rimbaud, 2015). 54. Nonobstant le mérite ou non de cette idée, elle est notamment exprimée dans Bâtir le Québec (Ministère d'État au Développement économique, 1979) et est reprise dans de nombreuses interventions pendant sa carrière. 55. Sur la base des calculs du modèle intersectoriel, on laisse même entendre que « chaque dollar consacré à des dépenses publiques crée davantage d'emplois et de revenus salariaux qu'un dollar provenant des ménages, de la formation brute de capital fixe des entreprises, ou des exportations. » (p. 39) Cette affirmation témoigne d’ailleurs d’un usage abusif qui est fait du modèle intersectoriel auquel ont souvent eu recours des gouvernements pour justifier et autoriser plusieurs interventions et programmes gouvernementaux. Nonobstant le mérite ou non d’un programme, cet argument fait notamment fi du coût de renonciation associé aux ressources requises par le gouvernement pour engager une dépense publique, sans oublier le coût de lever les fonds publics. 56. Comme l’écrit Descamps (2006), « en matière de gestion administrative, l’appétence de BlochLainé pour les structures de concertation collégiales et délibérantes, auxquelles il trouve beaucoup de vertus, surtout s’il en tire les ficelles. Son goût pour la concertation trouvera son épanouissement dans les commissions du Plan qu’il présidera tout au long des années 1960 et dans l’idée d’« économie concertée » au début des années 1960. » (p. 220) 57. Voir par exemple Thurow (1980, 1984). 58. Voir Couture (2018). 59. Voir Orfali (2018). 60. Les résultats de certaines des mesures sont mitigés. D’une part, l’aide financière gouvernementale subventionne non seulement de nouveaux emplois, mais aussi des déménagements d’emplois. Elle engendre des distorsions dans l’immobilier en faveur de la construction d’immeubles et en subventionnant en partie des loyers plus élevés dans les sites désignés. Voir aussi Bourély (2003). D’autre part, elle contribue à faire du Québec un joueur important du jeu vidéo au Canada, avec 291 studios et 13 500 employés, selon Nordicity (2021). 61. Cette super SGF encaisse des pertes importantes de près d’un milliard de dollars sur dix ans et est marquée par des échecs coûteux comme le Technodôme, la Gaspésia, Mosel Vitellic. Elle est intégrée à Investissement Québec en 2010. 62. Comme rapporté par Brousseau-Pouliot (2018), la participation en 2000 de la Caisse dans Québecor Média équivaut à la renonciation de 2,9 milliards de dollars sur 17 ans, avec un rendement moyen annuel de 2 % comparativement au rendement annuel de 8 % obtenu sur la globalité de ses placements. 63. Par exemple, l’alternative à un déficit budgétaire consiste alors à hausser des taux marginaux proportionnels d’imposition pour équilibrer le budget. Cette avenue occasionnerait ainsi des effets délétères additionnels sur l’efficience de l’économie à un moment plutôt inopportun. 64. Dans les budgets et les comptes publics du gouvernement du Québec, notons qu’un déficit des opérations budgétaires ne constitue qu’une partie de ses emprunts. Il faut se référer au concept Revue Interventions économiques, 67 | 2022 339 de besoins financiers nets pour identifier les variations de la dette gouvernementale. Les besoins financiers nets sont obtenus en combinant le solde des opérations dites budgétaire et le solde des opérations non budgétaires. Les opérations dites budgétaires correspondent aux opérations courantes récurrentes. Les opérations non budgétaires incluent notamment les immobilisations et placements du gouvernement. Voir Annexe 1. 65. Audet (2022) se rappelle qu’au moment de préparer le budget de 1977-1978, Parizeau souhaite initialement que le gouvernement fasse un déficit d’environ 2 milliards de dollars, soit plus du double de qui est envisagé par les fonctionnaires. Ces derniers réussissent à le convaincre que cela va au-delà de la capacité d’emprunter du gouvernement qu’accepteraient les marchés financiers à ce moment-là. Jacques Parizeau se rend au Conseil des ministres et fait accepter le chiffre plus modeste à ses collègues du cabinet. 66. La poursuite systématique de déficits structurels n’est pas unique au Québec. D’autres gouvernements adoptent la même pratique à partir du milieu des années 1970, dans les années 1980 jusqu’aux années 1990. Ce fut aussi le cas du gouvernement fédéral. Voir Paquet (1999). 67. La notion d’endettement pour payer « l’épicerie » est reprise ensuite par plusieurs ministres des Finances qui suivront, dont Jean Campeau, Bernard Landry, Michel Audet et Monique JérômeForget. 68. Comme l’indique l’Annexe du Discours sur le budget 1994-1995, les 38 privatisations ou ventes de participations par des sociétés d’État entre 1986 et 1994 rapportent 1,4 milliard de dollars, dont 295 millions de dollars sont récupérés directement par le gouvernement, pendant que la différence est laissée aux sociétés d’État encore en opération. 69. En pratique, le retour à l’équilibre des opérations budgétaires est atteint un an plus tôt, en 1998-1999. 70. En 2006, la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations sera présentée par Michel Audet, devenu ministre des Finances, et sera adoptée par l’Assemblée nationale. D’une part, cette loi spécifie des objectifs à atteindre au plus tard en 2025-2026 pour le ratio de dette brut au PIB et le ratio de dette représentant les déficits budgétaires accumulée (pour financier « l’épicerie ») au PIB. D’autre part, des sources de recettes publiques sont identifiées et dédiées à être déposées dans un Fonds destiné exclusivement au remboursement de la dette. La gestion du Fonds est confiée à la Caisse de dépôt et placement, avec l’objectif d’obtenir un rendement plus élevé que le coût d’emprunt du gouvernement. 71. Voir Garon et Paquet (2017) qui résument les arguments économiques et Godbout (2021) pour un rappel de l’historique de la TPS. 72. La réforme fiscale de 1998, ou le fait de privilégier des augmentations de la TVQ pour 2009 et 2010 pour remettre le gouvernement du Québec sur la voie du retour vers l’équilibre budgétaire des opérations courantes (annoncées par Raymond Bachand) sont des exemples de décisions publiques en matière économique justifiées sur la base de la pensée. Toutefois, comme l’indiquent Gagné-Dubé et al. (2022), le poids relatif de l’ensemble des taxes sur la consommation (TVQ, taxes d’accises, etc.) demeure néanmoins plus faible en 2020 qu’en 1981. « Pour 2020, l’importance relative des impôts sur le revenu dans la structure fiscale du Québec est plus de 45 % plus élevée en regard de la structure fiscale moyenne des pays de l’OCDE. Inversement, toujours en comparaison avec la structure fiscale moyenne des mêmes pays, les taxes générales sur les ventes y apparaissent plus de 30 % plus faibles ». (p. 3). 73. Les diverses éditions du manuel de Musgrave (1955) sont longtemps utilisées comme références pour initier aux trois fonctions associées aux finances publiques : (i) l’allocation des ressources entre les biens sociaux et privés ; (ii) la distribution des revenus et de la richesse; et (iii) la stabilisation. Les trois fonctions sont intervenues dans l’éventail de politiques qui ont été considérées par l’un et l’autre gouvernements, mais notre texte ne prétend pas considérer en Revue Interventions économiques, 67 | 2022 340 détail toutes les politiques et toutes les dimensions ou pondérations accordées aux trois fonctions. 74. En pratique, nonobstant diverses modifications à la fiscalité qui peuvent être interprétées partiellement comme une indexation implicite, l’indexation explicite (même partielle) du régime fiscal (exemptions personnelles, des crédits ou des seuils de revenu de la table d’impôt) est sujette aux contextes économiques et aux ministres des Finances. Jacques Parizeau procède à l’indexation des exemptions pour les années de 1979 à 1984. À compter de 1990, différents crédits d’impôts personnels et programmes de sécurité du revenu et d’allocations familiales sont indexés par Gérard D. Lévesque, mais cette indexation est suspendue pour plusieurs programmes pour l’année 1994. Il faut attendre le budget 2001-2002 de Pauline Marois pour la mise en place d’une indexation automatique des tranches de revenu imposable de la table d’imposition et de différents crédits d’impôt. Cette indexation est reconduite depuis par tous les gouvernements qui se sont succédé. 75. Un TEMI correspond au « montant des impôts et des cotisations à payer ainsi que les montants de crédits d’impôt et de programmes sociaux sacrifiés pour chaque dollar de revenu supplémentaire ». Voir Godbout (2017). Ainsi, l’entrecroisement de la taxation avec l’éligibilité à divers programmes de transferts aux individus en fonction du revenu fait en sorte que les TEMI sont souvent beaucoup plus élevés que les taux d’imposition officiels. C’est particulièrement le cas pour les ménages à revenus plus modestes ou avec plus d’enfants. 76. Cet enjeu demeure d’actualité, bien que la mise en place d’un bouclier fiscal au Québec en 2016, à la suite des suggestions du rapport Godbout et al. (2015) ait corrigé un peu la situation, en compensant en partie des pertes de transferts ou d’autres crédits dues à des accroissements de revenus de travail. 77. La discussion met l’emphase ici sur les taux marginaux d’imposition qui ont eu tendance à diminuer. Une multitude d’autres ajustements variés ont aussi contribué à réduire le taux moyen d’imposition, par des modifications dans des exemptions fiscales, par exemple. 78. Toutefois, d’autres éléments de la réforme fiscale éliminent des exemptions et des déductions fiscales ou les transforment en crédits d’impôts progressifs remboursables ou non remboursables. Ceci exacerbe le problème des taux effectifs marginaux d’imposition, qui s’avèrent plus élevés que ceux des tables officielles d’impôt pour certains types de contribuables, et mitige en partie les objectifs de la réforme. 79. La taxe québécoise sur le capital a été abolie à partir de 2009 pour les entreprises manufacturières, puis complètement éliminée pour 2011. 80. D’ailleurs, tel que rapporté par Paquet (2010), le ministère des Finances du Québec avait évalué qu’un dollar additionnel prélevé en taxe sur le capital occasionne une réduction à long terme de 1,37 $ de PIB réel, comparativement à une baisse du PIB réel de 0,89 $ pour l’impôt sur les profits des sociétés, de 0,76 $ pour l’impôt sur le revenu des particuliers et 0,28 $ pour les taxes à la consommation, ceteris paribus. Voir aussi Ohanian (1997) qui documente comment un niveau relatif d'imposition du revenu de capital plus élevé au Royaume-Uni est associé avec le fait que sa position relative face aux États-Unis a souffert grandement en termes de croissance et de niveau de production dans les vingt années qui ont suivi la 2e Guerre mondiale. Les taux de croissance britannique et américain ne se sont rapprochés qu’au début des années 1970, alors que les taux d'imposition sur le revenu de capital sont devenus comparables. 81. Notons que le courant fédéraliste au Québec que nous venons de décrire est distinct d’un autre fédéralisme plus centralisateur qui tend à être plus interventionniste et qui tend à voir le gouvernement fédéral comme au-dessus des gouvernements provinciaux. À certains égards, cette deuxième version nous semble plus proche de l’approche portée par Jacques Parizeau et Bernard Landry, quoiqu’elle se décline par rapport à un nationalisme politique plutôt que sociologique. 82. Cette différence d’approche se manifeste notamment quant au rôle et à la façon d’administrer les politiques d’immigration. Le contrôle des sources d’immigration, lorsque motivé en premier Revue Interventions économiques, 67 | 2022 341 lieu par des considérations sociolinguistiques, entraîne des répercussions sur le nombre d’immigrants, qui ne sont pas sans conséquences économiques. Ce sujet demeure toujours d’actualité et mériterait un traitement distinct. 83. Polèse (2021) et les textes du livre publié sous la direction de Paquin et Rioux (2021) couvrent des éléments pertinents du chemin parcouru. ABSTRACT The attention paid to the contribution of macroeconomic thought to the conception and practice of economic policies in Quebec has generally been limited, especially from the 1970s. After having contextualized the evolution of thought in macroeconomics and the emergence of Keynesianism until the 1960s in Canada and Quebec, we discuss the approaches and possible influences of economic thought on Quebec public policy through the roles and periods marked by Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau and Bernard Landry between 1970 and 2003. Accordingly, we highlight the place that academic training may have occupied, the economic contexts and challenges of the moment, as well as other key people (elected officials, civil servants, and advisers) in economic policy making. Representative examples are discussed and serve to illustrate the contribution of economic ideas to policy design and implementation. RÉSUMÉ L’attention portée à l’apport de la pensée macroéconomique dans la conception et la pratique des politiques économiques au Québec a généralement été relativement limitée, surtout à partir des années 1970. Après avoir contextualisé l’évolution de la pensée en macroéconomie et l’émergence du keynésianisme jusque dans les années 1960 au Canada et au Québec, nous traitons des approches et des influences concevables de la pensée économique sur la politique publique québécoise à travers les rôles et périodes marquées par Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry entre 1970 et 2003. Pour ce faire, nous mettons en exergue la place qu’ont pu occuper la formation universitaire, les contextes et défis économiques du moment, ainsi que d’autres personnes clés (politiques, fonctionnaires et conseillers) dans la décision publique en matière économique. Des exemples représentatifs associés sont discutés et servent à illustrer la contribution des idées économiques sur la conception et la mise en œuvre des politiques. INDEX Mots-clés: finances publiques , gouvernement du Québec , influences keynésiennes et nonkeynésiennes, macroéconomie, politiques économiques Keywords: economic policy, Keynesian and non-Keynesian influences, macroeconomics, public finance, Québec government AUTEUR ALAIN PAQUET Ph.D., Professeur titulaire, département des sciences économiques, directeur de l’axe de recherche Analyse et modélisation macroéconomique de la Chaire en macroéconomie et prévision, ESG-UQAM, Montréal, Canada, paquet.alain@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 342 Entretiens Interviews Revue Interventions économiques, 67 | 2022 343 Une économie politique ouverte et tournée vers l’action collective An Open Political Economy Oriented Towards Collective Action Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux 1 Ouverture et action collective, c’est autour de ces deux dimensions que nous avons voulu compléter ce numéro par une série de huit entretiens Il allait de soi de commencer par celui sur Gilles Dostaler, tant son œuvre est empreinte de l’esprit d’ouverture et de progrès social. 2 Internationalement reconnu pour ses travaux sur Keynes et l’histoire de la pensée économique, Gilles Dostaler joua un très grand rôle dans les débats en économie politique au Québec1. Grâce au témoignage de Marielle Cauchy, sa compagne mais aussi sa collaboratrice, nous pouvons mieux comprendre sa méthode de travail et ce qui fut son ambition intellectuelle. Une double ambition, serait-il plus juste de dire. Celle, tout d’abord, d’aborder dans un esprit d’ouverture et de dialogue les « grands » de l’économie politique, les classiques comme les contemporains. De Keynes, l’économiste avec lequel il avait le plus d’affinités, à Hayek, en passant par Schumpeter, Myrdal, Friedman, voire des auteurs pour lesquels il n’avait guère de sympathie, Jeremy Bentham par exemple. À ce sujet d’ailleurs, l’un de ses grands regrets, comme il le rappellera souvent, fut qu’il n’y ait pas plus de femmes en économie. Rigoureux, pour ne pas dire pointilleux, Gilles Dostaler voulait aussi que ses textes soient accessibles et compréhensibles du plus grand nombre. En témoigne La pensée économique depuis Keynes. Histoire et dictionnaire des principaux auteurs (Paris, Éditions du Seuil, 1993), un ouvrage magistral écrit à quatre mains avec Michel Beaud ou encore la chronique sur les grands économistes qu’il livrait chaque mois à la revue Alternatives économiques. Et surtout Keynes et ses combats (Paris, Albin Michel, 2005), son ouvrage le plus accompli. Rendre l’économie politique attrayante, une science que l’économiste Thomas Carlyle qualifia de lugubre, et ce sans perdre ce qui la distingue des autres sciences sociales, reste peutêtre l’un de ses plus grands mérites et, disons-le, sa plus grande réussite. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 344 01. De l’histoire de la pensée économique à la création de l’AEP 3 Gilles Dostaler avait, sur le plan intellectuel, une seconde ambition : renouer avec la tradition d’une économie politique pluraliste, sur le plan théorique comme sur le plan méthodologique. Ses écrits dans ce domaine sont beaucoup moins nombreux que ceux en histoire de la pensée économique mais ils sont incontournables et fort inspirants, pour reprendre les mots de Marielle Cauchy. Il n’y avait pas pour lui, d’un côté, une économie « orthodoxe », homogène et univoque, et de l’autre, une économie « hétérodoxe », avec entre les deux un mur de science et de méthode. Pour lui, l’économie politique devait être une science ouverte non seulement aux différentes écoles, mais aussi aux autres sciences sociales. Autant l’étude approfondie des grands économistes était-elle nécessaire pour mieux comprendre et corriger nos propres failles intellectuelles, autant la multidisciplinarité lui paraissait-elle aussi nécessaire qu’indispensable pour aborder les problèmes économiques et sociaux de notre temps. On est évidemment très loin, ici, de la conception étriquée d’une économie purement rationnelle que défendent un Gary Becker ou un Robert Lucas, par exemple, tous deux « Prix Nobel d’économie »2, animée par la seule recherche de lois « naturelles » et de résultats formalisés à l’image des sciences exactes. À cet égard, Maurice Lagueux va dans la même direction dans l’entretien qu’il nous a accordé, mais en passant, plutôt que par l’histoire de la pensée économique, par la philosophie économique, plus précisément par l’épistémologie et la réflexion sur les concepts qu’utilisent les économistes, notamment celui de rationalité qui distingue l’économie des autres sciences sociales3. Gilles Dostaler contribua d’ailleurs à ce débat, notamment en participant aux séminaires et travaux du très prolifique Groupe de recherche en épistémologie comparée, fondé et codirigé par Robert Nadeau 4. 4 Un moment important dans la vie intellectuelle de Gilles Dostaler fut sans aucun doute la création, en 1980, de l’Association d’économie politique (AEP) dont il fut l’un des fondateurs et le premier président. Avant d’y revenir, rappelons qu’à l’époque, le keynésianisme était en crise profonde, impuissant qu’il était non seulement devant la stagflation des années 1970, mais aussi devant les effets délétères d’une mondialisation alors à ses débuts sur les politiques économiques et sociales. En ces temps d’incertitude, l’ultra-libéralisme5 était revenu en force, regagnant rapidement un terrain longtemps perdu pour s’imposer par défaut, à commencer dans les universités. Du monétarisme de l’école de Chicago aux théories de l’offre, en passant par les « nouveaux classiques » ou encore par l’école autrichienne6, il n’était pas d’ailleurs sans présenter de multiples visages7, mais pour en revenir toujours au même postulat d’un monde économique trouvant toujours son équilibre par la vertu magique de la concurrence. Quant au marxisme, il n’était guère plus vaillant. Sans doute avait-il connu un certain renouveau dans les années 1969, notamment aux États-Unis8, mais trop enclin à s’enfermer dans le dogmatisme et les débats sans fin sur la valeur, les crises, la nature du capitalisme ou encore l’impérialisme, il ne pouvait offrir une alternative sérieuse au « néolibéralisme » comme le furent en leur temps l’institutionnalisme puis le keynésianisme. 5 Le keynésianisme va finalement réussir sa mutation et trouver une seconde vie dans le post-keynésianisme. Au Québec et au Canada, deux départements d’économie contribuèrent beaucoup à ce renouveau comme le montrent fort bien Marc Lavoie et Mario Secarrecia dans leur article : ceux des universités McGill et d’Ottawa. C’est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 345 néanmoins dans d’autres directions que les regards se tournent à l’époque, notamment vers la France où, suite à la publication de l’ouvrage novateur de Michel Aglietta, Régulation et crise du capitalisme (Paris, Calmann-Levy, 1976) et aux travaux d’un certain nombre d’économistes du CEPREMAP9, on voit émerger une nouvelle théorie, la théorie de la régulation10. Reprenant à son compte certains éléments du keynésianisme, du marxisme11 et de l’institutionnalisme, elle suscitera immédiatement beaucoup d’engouement, y compris au Québec, mais ce le fut surtout chez les politologues et les sociologues, comme le relève Gérard Boismenu dans son article. Les économistes, du moins les plus jeunes, n’y furent pas pour autant insensibles. Un séminaire doctoral fut même donné en 1979 au département de science économique de l’Université de Montréal par Michel De Vroey, alors professeur invité, avec pour thème central le livre de Michel Aglietta. C’est d’ailleurs à partir de ce département qu’un collectif large de jeunes économistes12 va se constituer avec pour projet la création d’une revue vouée à l’analyse critique de l’économie politique13. 6 Appelée Interventions critiques en économie politique, la revue se voulait être à la fois en rupture avec les théories, enseignements, pratiques, etc. et ouverte à l’apport de la philosophie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, etc. 14 Et ce avec deux grandes priorités : 1) élargir et approfondir le champ théorique d’une économie politique ouverte aux autres disciplines ; et 2) penser l’économie et la politique économique sous l’angle du bien commun et d’un progrès partagé. Très présente dans les débats en économie, la revue fut surtout un véritable vivier intellectuel. De numéro en numéro, la revue n’a cessé de gagner en maturité et en réputation, avec le résultat qu’aujourd’hui, finalement, Interventions économiques occupe une place bien à elle dans le paysage des revues scientifiques en économie politique. 7 Ce sont ces mêmes envies de rupture avec l’économicisme, d’interdisciplinarité et de transformation sociale que l’on retrouvera dans la création de l’AEP en 1980. La proximité était grande d’ailleurs entre l’AEP et Interventions, créée deux ans plus tôt. L’AEP avait toutefois une vocation plus large : être un espace de rencontre et de discussion entre des membres provenant de différents milieux académiques et socioprofessionnels. Une idée chère à Gilles Dostaler. Une autre idée qui lui était chère, et que l’on retrouvera dans les colloques et travaux de l’AEP, était de mieux faire connaître les approches hétérodoxes et de contribuer ainsi au renouvellement théorique que rendait plus nécessaire que jamais l’hégémonie retrouvée du « néolibéralisme » comme il est désormais devenu courant de qualifier le libéralisme radical et son individualisme méthodologique. Plusieurs colloques furent ainsi consacrés à de grandes figures intellectuelles : Keynes, évidemment, mais aussi Gunnar Myrdal, Friedrich Hayek, François Perroux ou encore Joseph A. Schumpeter 15. On retrouvera également cette volonté de changement et de contribuer au débat public dans les colloques que l’AEP tenait sur une base annuelle. C’était un moment privilégié dans la vie d’une association pluraliste dont les membres provenaient de partout au Québec. En témoigne encore la richesse de la collection Études d’économie politique qui fut créée aux Presses de l’université du Québec pour donner plus de résonance et de rayonnement aux débats et aux travaux en économie politique16. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 346 02. Économie politique, économie du travail et économie féministe 8 Les années 1980 furent, malgré un contexte de crise, des années d’effervescence intellectuelle en économie au Québec. Des champs de recherche nouveaux vont aussi se développer : les études régionales, les études sur le travail et l’emploi, celles sur la politique industrielle, ou encore celles sur les inégalités pour ne mentionner que celleslà. Nous avons voulu revenir sur deux de ces champs, l’économie du travail et l’économie féministe, dans les entretiens que nous avons eus avec Diane-Gabrielle Tremblay et Sylvie Morel. 9 La question du plein-emploi n’était pas en soi un sujet nouveau au début des années 1980, mais elle va prendre une consonance particulière dans le Québec de cette époque alors dirigé par le Parti québécois de René Lévesque. Sur fond de retour du chômage et de l’orthodoxie du marché, le plein-emploi comme objectif de la politique économique était partout malmené, pour ne pas dire remisé aux objets perdus. Au Québec comme à peu près partout ailleurs. C’est autour de l’Institut de recherche appliquée sur le travail (IRAT) et de quelques professeures, notamment en relations industrielles et en économie, que vont être prises plusieurs initiatives et menées de nombreuses recherches avec l’objectif non seulement de remettre de l’avant le plein-emploi comme priorité de politique économique, mais aussi de s’attaquer aux inégalités sociales, toujours plus criantes dans ces années de crise. À cet égard, la publication de l’ouvrage de Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, Le plein-emploi : pourquoi ? (Montréal, Presses de l'Université du Québec et Institut de Recherche Appliquée sur le Travail, 1983), suivi peu de temps après par Le défi du plein emploi. Un nouveau regard économique (Montréal, 1986, Éditions Saint-Martin) des deux mêmes auteures, jouera le rôle salutaire de démythifier le chômage, notamment en s’attaquant à cette idée absurde alors « à la mode » de chômage volontaire, et de renouer avec l’idée centrale de sécurité économique dans l’héritage intellectuel de William Beveridge. C’était aussi l’occasion pour les auteures de tirer des leçons pour le Québec des expériences étrangères. Ces deux ouvrages furent une source d’inspiration politique, mais aussi intellectuelle, suscitant un intérêt renouvelé pour l’économie du travail et la méthode de travail utilisée par ces deux chercheuses comme le rappelle Diane-Gabrielle Tremblay au tout début de son entretien. Le travail de ces deux pionnières doit être souligné et leur plus grand succès fut sans doute d’avoir ouvert la voie à la recherche pluri-disciplinaire en économie du travail, combinant rigueur scientifique, ouverture et action collective. Un autre aspect important de leur contribution fut aussi d’avoir rapproché deux milieux généralement éloignés l’un de l’autre, le milieu syndical et le milieu universitaire. Sans oublier les retombées politiques, notamment d’avoir été à l’origine du Forum pour l’emploi, comme nous le rappelle Sylvie Morel. 10 Le champ de l’économie du travail rejoint aujourd’hui un très grand nombre de chercheuses et de chercheurs ; il s’est aussi considérablement élargi et ouvert à des domaines plus nouveaux comme le télétravail, le coworking, la conciliation travailfamille, l’économie du « care », ou encore les différences socio-professionnelles ou socioéconomiques hommes/femmes. Autant de thèmes qui ont fait l’objet de numéros particuliers de la revue Interventions économiques ! Diane-Gabrielle Tremblay nous retrace ces évolutions dans son entretien, elle-même ayant joué un rôle majeur aussi bien dans la formation de jeunes chercheures et chercheurs que dans la création Revue Interventions économiques, 67 | 2022 347 d’équipes de recherche dans ces nouveaux champs. Un autre point à souligner également dans cet entretien, c’est l’importance qu’elle attache à l’institutionnalisme économique et sa contribution à une étude du travail et de ses institutions qui débouche sur des « changements positifs au sein de la société ». C’est cette démarche institutionnaliste que met également de l’avant Sylvie Morel dans l’entretien qu’elle nous a accordé sur l’économie féministe. 11 Ouvrir l’économie politique aux femmes, et pas simplement leur laisser certaines niches fut aussi au cœur des débats dans les années 1980 et n’a jamais cessé de l’être depuis. Sylvie Morel, chiffres à l’appui, revient sur cet « anachronisme », comme elle le qualifie17. Tout comme elle revient sur le rôle, la contribution, et l’influence de plusieurs « pionnières », notamment Ruth Rose18, alors rattachée au département d’économie de l’Université du Québec à Montréal. Ce retour sur leur travail est une magnifique reconnaissance de ce qu’elles ont apporté à l’économie politique au Québec mais aussi dans le monde, tant leur rayonnement international a été et reste important. Un autre volet important de l’entretien porte sur l’économie féministe, un champ en plein essor, comme le souligne Sylvie Morel, avec entre autres la création en 1992, de l’Association internationale pour l’économie féministe (AIEF). L’économie féministe n’est pas forcément « hétérodoxe », prend-elle soin de nous rappeler : nombre de travaux s’inscrivent dans le courant néoclassique. La véritable question qui devrait être posée selon elle est la suivante : « quels préceptes méthodologiques et quels concepts pouvons-nous mobiliser pour améliorer son pouvoir heuristique et être en mesure ensuite de concevoir des politiques publiques pertinentes ? » Défendant un « institutionnalisme féministe », Sylvie Morel reprend à son compte, dans ses travaux comme dans son enseignement, l’héritage institutionnaliste de Commons pour en appeler au renouvellement de l’économie féministe, mais aussi nous rappeler que la transformation sociale est inhérente à l’action féministe, et donc « partie prenante de la définition de l’économie féministe ». C’est un aspect important sur lequel elle revient d’ailleurs longuement, la recherche contribuant concrètement à changer et à améliorer les politiques publiques comme notre quotidien. Soulignons également le regard original et fort critique qu’elle porte sur le « revenu universel » en dernière partie de l’entretien, un sujet qui s’inscrit dans le temps long d’une recherche qu’elle poursuit depuis de nombreuses années sur la solidarité sociale et le revenu 19. 03. L’économie politique en exil 12 Tout comme ce fut le cas pour Gilles Dostaler, Jean-Jacques Gislain revient dans son entretien sur la fermeture toujours plus grande des départements d’économie à l’économie politique et aux autres disciplines ainsi que sur la difficulté devenue presque insurmontable d’y être embauché pour quiconque s’intéresse spécifiquement à l’économie politique. Pour reprendre ses mots, « il y a une telle hégémonie des néoclassiques en économie que le développement de l'approche institutionnaliste ne peut se faire qu’ailleurs ». N’a-t-on pas déjà écrit que Keynes ne pourrait plus être embauché aujourd’hui en économie ? Toujours est-il que même si on peut le regretter, l’économie politique s’est déplacée vers d’autres départements et disciplines : les relations industrielles20, la sociologie, la science politique, les sciences humaines ou encore la philosophie. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 348 13 De Smith à Stuart Mill en passant par Ricardo, Malthus ou Say, les économistes classiques ont pourtant tous insisté, chacun à sa manière, sur l’importance et la qualité des institutions. Non sans toutefois clairement distinguer entre l’économie politique et la politique21. Jean-Baptiste Say revient d’ailleurs dans une note de bas de page de son célèbre Traité d’économie politique sur les raisons qui le poussent à garder le terme d’économie politique : « Le terme d'Économie politique convient d'autant mieux pour désigner la science qui fait le sujet de cet ouvrage, qu'il ne peut y être question des richesses naturelles, des biens que la nature nous accorde gratuitement et sans mesure ; mais seulement des richesses sociales, fondées sur l'échange et la propriété qui sont des institutions sociales22. » Ce n’est que plus tard, lorsque les marginalistes rejetteront l’économie classique pour faire de l’économie une science exacte, que la référence aux institutions sera abandonnée. On se rappellera la célèbre querelle de méthode qui opposa deux des ténors des écoles historique allemande et autrichienne 23 à propos de la place à accorder à l’histoire et aux institutions en économie. Cette « querelle » constitua un tournant décisif pour la discipline. Sans doute, la synthèse dite néoclassique fort habile que réalisera Alfred Marshall permit de conserver pour l’essentiel l’héritage des classiques, mais l’idée selon laquelle l’économie devait être considérée, à l’image des sciences pures, comme une science exclusivement vouée au calcul et aux choix ne s’en était pas moins imposée, boutant dans la foulée les institutions hors de son champ d’études. Pas tout à fait ! Le débat allait être relancé loin d’Europe, aux États-Unis où va se développer et, disons-le, s’imposer dans la foulée des travaux d’économistes aussi sensibles aux violentes réalités d’un capitalisme sauvage que très créatifs sur le plan intellectuel, un nouveau courant de pensée en économie, l’institutionnalisme. 14 Professeur, tout comme Sylvie Morel d’ailleurs, au département des relations industrielles de l’Université Laval, Jean-Jacques Gislain revient dans son entretien sur ce contexte particulier ainsi que sur les trois facteurs qui furent à l’origine de ce courant majeur en économie politique, soit : la formation doctorale des jeunes économistes partis étudier en Allemagne et s’initier à l’étude des institutions, la diffusion et l’engouement aux États-Unis pour le darwinisme, et surtout peut-être, la philosophie pragmatiste, alors très en vogue dans les milieux académiques américains. Du pragmatisme, les institutionnalistes en tireront non seulement une méthode de recherche qui en fera sa particularité, l’abduction, mais également « une théorie de l’action radicalement différente de la théorie dite de l’action rationnelle », pour reprendre les mots de Jean-Jacques Gislain et qui va accorder une place importante chez Commons au concept de futurité. On retrouvera dans la suite de l’entretien une présentation très fine de la contribution intellectuelle, mais aussi politique de trois des « fondateurs » de l’institutionnalisme économique24 : Thorstein Veblen, Wesley C. Mitchell et surtout John. R. Commons25 dont Jean-Jacques Gislain et Bruno Théret ont dirigé la traduction en français de son ouvrage majeur Institutonal Economics. Its Place in Political Economy (Londres, Routledge, 1989 [1939] 26. Ou du moins devrait-on dire, de l’institutionnalisme de première génération, les « nouveaux institutionnalistes », avec Douglass North et Oliver Williamson27 aux avant-postes, ne faisant qu’introduire les institutions dans l’analyse économique pour les rationaliser et les plaquer sur le cadre référentiel, en l’occurrence le marché concurrentiel. 15 L’économie politique a, depuis très longtemps déjà, ses entrées en sociologie, la frontière entre les deux disciplines étant très poreuse. On se rappellera les travaux de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 349 Max Weber et son ambition de reconstruire l’économie politique 28, les débats qui opposèrent au dix-neuvième siècle l’école historique allemande à l’école autrichienne, ou encore à la place importante qu’attribuait Schumpeter29 à la sociologie dans sa boîte à outils, à commencer pour comprendre les comportements économiques et étudier les institutions économiques. C’est dire que l’économie politique sut trouver sa place en sociologie où l’on y retrouve presque « naturellement » la sociologie économique, la sociologie du développement, l’économie sociale, l’économie marxiste, l’étude des mouvements migratoires, ou encore l’étude de la mondialisation. Avec l’économie du travail, l’économie sociale occupe depuis longtemps une place importante au Québec. Non seulement comme discipline universitaire, mais également comme programme d’action collective. À cet égard, des universitaires comme Benoît Lévesque, Paul R. Bélanger et tant d’autres à travers la Province et, parallèlement, le Centre de recherche sur les innovations sociales ( CRISES) qu’avec d’autres ils ont créé, ont joué un rôle pionnier dans la formation de jeunes chercheurs et professionnels dans un secteur qui, à la fois, occupe une place importante dans le Québec contemporain et dispose, avec le Chantier de l’économie sociale créé sous l’impulsion de Nancy Neamtan, d’une véritable structure autonome30. Plusieurs articles reviennent sur le sujet dans le numéro, sans oublier l’important ouvrage d’entretiens réalisés par Marie Bouchard 31 avec Benoît Lévesque qui fait d’ailleurs l’objet d’un compte-rendu dans ce numéro. 16 Le libre-échange avec les États-Unis, arrivé quelque peu par surprise dans le train des recommandations de la Commission Macdonald32, marqua également profondément les débats en économie politique au Québec comme au Canada. Les négociations devaient débuter peu de temps après le dépôt du rapport en 1986 pour être conclues en 1987. De l’accord de libre-échange bilatéral au projet de Zone de libre-échange des Amériques 33, en passant par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entré en vigueur le 1er janvier 198934, c’était aussi pour nous l’occasion de revenir dans l’entretien que nous a accordé Dorval Brunelle, sur l’intégration des Amériques et l’économie politique du régionalisme. Professeur au département de sociologie, combinant une formation en droit et en économie politique, Dorval Brunelle a, notamment, co-fondé avec Christian Deblock le Groupe de recherche sur l’intégration continental (GRIC) et dirigé l’Observatoire des Amériques rattaché au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM)35. L’originalité de son approche fut de contribuer très activement non seulement au débat intellectuel sur l’intégration des Amériques, encore appelée « continentalisation », mais aussi au débat politique sur les effets délétères sur les programmes sociaux et les identités canadienne et québécoise d’un libre-échange « sans filet » sur un espace ouvert et soumis aux seules forces du marché 36. Le GRIC est ainsi rapidement devenu sous son dynamisme un pôle de recherche et de formation de rayonnement international sur l’économie politique du régionalisme. Les études sur le régionalisme se sont depuis élargies à d’autres régions du monde et un réseau pluridisciplinaire important de chercheures et de chercheurs s’est constitué autour du CEIM basé à l’Université du Québec à Montréal. Mentionnons entre autres participants, le CEPCI, le Centre d’études pluridisciplinaires en commerce et investissements internationaux basé à l’Université Laval37, le Groupe de recherche et d’études sur l’international et le Québec (GERIQ) basé à l’École nationale d’administration publique, ou encore l’antenne du CEIM à l’Université de Sherbrooke. Un champ original d’expertise en économie politique s’est ainsi établi et pérennisé dans une perspective pluridisciplinaire, rejoignant autant l’économie politique internationale que le droit international économique. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 350 17 L’économie politique est entrée plus tardivement en science politique. D’abord, par le biais du marxisme et des débats politiques autour du capitalisme, puis par celui des Relations internationales et des théories du développement. C’est d’ailleurs dans le champ des Relations internationales que s’est développé ce qui est convenu d’appeler désormais l’économie politique internationale. 18 Pendant trop longtemps les spécialistes des Relations internationales n’ont accordé que peu d’importance à l’économie dans leur discipline : alors que les internationalistes se contentent généralement d’évoquer le doux commerce de Montesquieu ou de calquer leur théorie de l’interdépendance sur la théorie des avantages comparatifs, les réalistes auront, de leur côté, tendance à n’accorder que peu d’importance à ce qui se passe sur les marchés internationaux, quand il ne s’agit pas de réduire la coopération économique internationale à de simples jeux d’alliance. Stéphane Paquin revient dans son entretien sur les origines de l’économie politique internationale, notamment sur les débats sur le déclin américain dans années 1970 qui ont entouré sa naissance. Reprenant à leur compte la théorie des biens publics internationaux de Charles Kindleberger, les réalistes vont, à la suite des travaux de Robert Gilpin, pour ne citer que lui, développer une théorie fort originale dite de la stabilité hégémonique, alors que les internationalistes libéraux, Robert Keohane en tête, vont faire leur une autre théorie, celle des régimes internationaux. L’autre porte d’entrée de l’économie politique fut celle du développement. Les économistes de la CEPAL, regroupés autour du grand économiste argentin Raúl Prebisch, furent à l’origine d’une théorie qui marqua profondément les débats d’après-Guerre sur le développement, tant sur le plan théorique que sur le plan des revendications : la théorie centre-périphérie. Superbement ignorées par les théories néoclassiques du développement, équilibré ou non, les théories de Prebisch et de la CEPAL, bientôt enrichies et élargies par les apports des théoriciens marxistes, vont trouver leur niche dans les départements de science politique. Ceux-ci leur feront bon accueil, certains n’hésitant pas d’ailleurs à étendre la théorie aux relations entre le Canada et les États-Unis, et si elles ont aujourd’hui beaucoup perdu de leur attrait, les études sur les rapports de pouvoir, les asymétries économiques ou encore les inégalités de développement témoignent de cet intérêt qui demeure pour l’économie politique du développement. 19 Stéphane Paquin revient dans son entretien sur ces développements mais aussi sur les évolutions de l’économie politique internationale, une discipline qui, souffrant d’un certain complexe vis-à-vis de l’économie, préfère désormais privilégier les méthodes quantitatives sur les débats théoriques des fondateurs et se fermer aux échanges avec les autres disciplines des sciences sociales, lui-même regrettant cette perte d’intérêt pour les dimensions historiques et institutionnelles de la discipline Un aspect fort intéressant de son entretien porte sur les raisons du faible intérêt porté en France, contrairement au Québec d’ailleurs, à l’économie politique internationale aussi bien par les politologues que par les économistes dits hétérodoxes. 20 Il ne s’agit là que de quelques exemples qui illustrent à quel point les échanges et les croisements interdisciplinaires peuvent être extrêmement fructueux quand il s’agit d’étudier les problèmes économiques dans leurs multiples dimensions. Il n’en demeure pas moins que l’économie politique reste isolée dans les départements d’accueil et que l’expression « économie politique » y est souvent utilisée sans qu’une définition appropriée ne lui soit accolée. La connaissance des théories et méthodes en économie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 351 est également souvent limitée, pour ne pas dire déficiente, et, passant d’un extrême à l’autre, le relativisme fait trop souvent office de substitut à la rigueur méthodologique. 04. L’économie politique et l’économie du Québec 21 L’économie du Québec et ce qu’il est convenu d’appeler son modèle ont fait l’objet de nombreux travaux en économie politique. Si certains se sont attardés sur les caractéristiques du modèle économique québécois, un modèle caractérisé par une forte présence de l’État dans l’économie, une étroite concertation entre ses représentants et les acteurs économiques et sociaux, ainsi que par la cohabitation d’un Québec Inc. et d’un secteur d’économie sociale38, d’autres se sont plutôt intéressés aux efforts de rattrapage et de modernisation de l’économie québécoise depuis la Révolution tranquille39. Plusieurs centres et instituts de recherche regroupent également de nombreux chercheurs en économie politique. On peut mentionner notamment l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) qui s’est donné pour mission de valoriser la recherche pour une économie plurielle au Québec 40, ou encore l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), un institut tourné vers les recherches progressistes. Une mention particulière doit être faite de l’Institut Karl Polanyi, un institut fort dynamique qui a pour double mandat de préserver et de promouvoir l’héritage intellectuel de Karl Polanyi et de contribuer au débat sur des politiques alternatives, ici comme à l’international41. 22 Plusieurs articles et entrevues de ce numéro portent un regard rétrospectif ou critique sur l’économie québécoise et les politiques qui ont contribué à la façonner. L’entretien avec Dorval Brunelle nous apporte, quant à lui, un témoignage à la fois personnel et impliqué sur les transformations du Québec, de la Révolution tranquille au libreéchange avec les États-Unis. Des transformations qui n’ont rien de banal comme nous l’avons souligné plus haut. Mais l’un des traits caractéristiques du modèle québécois est également d’être tourné vers l’extérieur. Difficile de ne pas l’être, tant nous dépendons des marchés extérieurs, à commencer américains ! Mais, à l’instar des pays nordiques, le modèle est parvenu à concilier économie sociale et ouverture commerciale, voire également autonomie nationale et mondialisation. Pas toujours facilement, faut-il le souligner. Tant les pressions économiques, mais aussi idéologiques en faveur d’un libéralisme sans entraves sont fortes42. L’entretien que nous avons eu avec Louise Beaudoin fut l’occasion de revenir avec elle sur ces débats, notamment sur le libreéchange. Ces débats furent, dans les années 1980 et 1990, intenses. Au sein du Parti québécois et au Québec mais aussi partout ailleurs dans les Amériques et dans le monde. Trois des moments forts furent 1) le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié à l’OCDE entre mai 1995 et avril 1997 et finalement abandonné sous la pression des critiques et des oppositions, 2) la tenue à Porto Alegre, du 25 au 30 janvier 2001, du premier Forum social mondial qui devait porter haut et fort l’idée d’une « autre mondialisation », et 3) trois mois plus tard, la tenue à Québec les 20, 21 et 22 avril du premier Sommet des Amériques qui allait lancer un autre projet très contesté, celui de Zone de libre-échange des Amériques. C’est dans la foulée des deux derniers évènements d’ailleurs que Louise Beaudoin devait proposer la création d’un Observatoire de la mondialisation43, un projet qui allait dans le sens de cette capacité qu’a toujours eu le modèle économique québécois de juxtaposer l’État, l’économique et le social. Sans oublier la culture, comme elle nous le rappelle avec Revue Interventions économiques, 67 | 2022 352 force. À cet égard, c’est grâce à la collaboration étroite des gouvernements du Québec, du Canada et de la France, mais aussi des acteurs de la société civile et des milieux culturels que pu être adoptée en octobre 2005 la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. 23 Avec cette série d’entretiens, nous complétons ainsi ce qui étaient nos quatre objectifs en préparant ce numéro, soit : 1) nous pencher sur la contribution du Québec (grandes et grands auteurs, institutions, revues, associations, etc.) à l’évolution de la pensée économique en économie politique et en sociologie économique ; 2) couvrir les grands champs de la pensée économique au Québec (économie sociale, institutionnalisme économique, féminisme, inégalités sociales, indépendance économique, continentalisme, etc.) ; 3) revenir sur la pensée économique au Québec et sa contribution aux politiques publiques, à l’analyse de l’économie, au modèle économique québécois et aux études socio-économiques ; et 4) en ouvrant la boîte à outils de la pensée économique hétérodoxe et des alternatives sociales, susciter la réflexion scientifique, la recherche empirique et l’action politique pour aborder le monde d’aujourd’hui. Ce n’est donc pas un regard en arrière que nous avons voulu porter en préparant ce numéro, mais plutôt un choix de faire le point, pour ne pas dire le tri, et de montrer que l’économie politique est tout sauf cette science triste dont parlait Carlyle ! NOTES 1. Gilles Dostaler fut aussi très engagé sur les plans politique et social. 2. Plus exactement, Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. 3. Voir également Maurice Lagueux, « Hétérodoxie et scientificité chez Marx, Keynes et Schumpeter », « Cahiers d'économie politique », 1985, n° 10-11, pp. 421-436 ; « L’économie hétérodoxe en crise et en critique. L’homme et la société. Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales », 2008/2009, n° 170-171. 4. Robert Nadeau est l’auteur d’un magistral Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie (Paris, PUF, 1999). 5. On ne parlait pas encore de néolibéralisme. 6. Milton Friedman, Arthur Laffer, Robert Lucas et Friedrich von Hayek en furent, respectivement, les plus illustres représentants. 7. Gilles Dostaler et Maurice Lagueux ont consacré plusieurs articles au néolibéralisme. Voir entre autres : Gilles Dostaler, « De la domination de l'économie au néo-libéralisme », Possibles, vol. 24, n° 2-3, 2000, pp. 11-26 ; Maurice Lagueux, « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, n° 16-17, 1989, pp. 129-152. 8. Avec ses analyses originales du capitalisme monopoliste et sa théorie du surplus, la nouvelle économie marxienne américaine va renouveler l’analyse marxienne classique et l’adapter aux réalités du capitalisme d’Après-Guerre marqué du sceau de l’État, de la régulation et de la demande effective. Mentionnons les noms de quelques acteurs phares : Paul M. Sweezy, Paul A. Baran, Harry Magdoff, ou encore Harry Braverman. Sans oublier la revue Monthly Review qui Revue Interventions économiques, 67 | 2022 353 jouera un rôle important dans ce renouveau et dans la diffusion de leurs idées. La plupart de ces auteurs seront influencés par les travaux de Michael Kalecki mais aussi par ceux de Alvin Hansen et Joseph Steindl sur la stagnation du capitalisme. Pour une excellente présentation des débats sur ce sujet, voir : Pierre Dockès, « Les débats sur la stagnation séculaire dans les années 1937-1950. Hansen-Terborgh et Schumpeter-Sweezy », Revue économique, 2015, vol. 66, n° 5, pp. 967-992. Au Québec, on ne peut passer sous silence l’importance et l’influence qu’exerça Louis Gill, économiste et professeur au département des sciences économiques de l’UQAM. Son ouvrage L’économie capitaliste : une analyse marxiste, publié en deux tomes en 1976 et 1979 aux Presses socialistes internationales. Une version entièrement refondue a été publiée en 1996 aux éditions du Boréal sous le titre Fondements et limites du capitalisme. L’économie marxienne de Louis Gill reste cependant plus traditionnelle, au demeurant très critique des courants néo-marxistes américains et du rôle attribué à la demande. 9. Centre pour la recherche économique et ses applications. Mentionnons notamment le rapport de Jean-Pascal Benassy, Robert Boyer, Rosa-Maria Gelpi, Alain Lipietz, Jacques Mistral, Jorge Munoz, Carlos Ominami, Approches de l’inflation. L’exemple français (rapport au CORDES Paris, CEPREMAP, 1977) et le livre de Alain Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ? (Paris, Maspero, 1979). Sans oublier les nombreux ouvrages de Robert Boyer, en particulier Théorie de la régulation. Une analyse critique (Paris, La Découverte, 1986). 10. Jean Cartelier et Michel De Vroey, « L’approche de la régulation : un nouveau paradigme ? », Économies et Sociétés, Série Théorie de la Régulation, 1989, n° 4, pp. 63-87. Une autre théorie va connaître également un certain succès, quoique plus limité : l’économie des conventions, Toutes deux ont en commun de remettre de l’avant les institutions. 11. Voir à ce sujet, Thierry Pouch, « Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en perspective historique », Le Portique, 2014, n° 32 : http:// journals.openedition.org/leportique/2718. 12. Un colloque avait réuni, en mars 1978, des étudiants en économie provenant de toutes les universités du Québec. 13. On retrouvera le document de présentation de la revue dans le premier numéro sous le titre : « Interventions. Pourquoi cette revue ? », pp. 9-16. (n° 1, 1978). Le collectif de départ était composé des personnes suivantes : Sylvie Bouchard (U. de M.), Jean Charest (HEC), Christian Deblock (U. de M.), Pierre Paquette (U. de M.), Alain Côté (U. de M.), Michel Camus (U. de M.), Ronald Cameron (U. de S.), Daniel Boutaud (U. de M.) et Vincent Van Schendel (UQAM). Le collectif s’élargira au fil des numéros. Pour ne citer que quelques noms qui viendront s’y joindre : Richard Arteau, Monique Audet, Jeanne Baillargeon, Karim Errouaki, Jean-Jacques Gislain, Richard Grignon, Charles Halary, Étienne Lamy, Richard Langlois, François Moreau, Gisèle Poupart, Marc Romulus, Denis Perreault. Michel Pilon, François Plourde, Normand Roy, Claire Sabourin, Marc Romulus, Diane Gabrielle Tremblay, etc. Sans oublier les très nombreuses collaborations pour les différents numéros thématiques et le rôle important que jouèrent deux des anciens présidents de l’AEP, Diane-Gabrielle Tremblay et Christian Deblock, pour renforcer les liens entre la revue et l’association. 14. D’abord produite « à la main », la revue sera par la suite éditée et imprimée aux Éditions Saint-Martin. Avec ce début de professionnalisation, la revue changera de nom en 1982, à partir du numéro 8 pour s’appeler Interventions économiques. Pour une alternative sociale. Un nouveau tournant sera pris au début des années 2000 quand la revue abandonnera le format papier pour le format numérique. Enfin, dernière évolution, elle rejoindra en 2010 le bouquet de revues scientifiques OpenEdition. Elle prendre à cette occasion son nom actuel : Revue Interventions économiques/Papers in Political Economy. On retrouvera la collection complète des numéros (version papier) de la revue Interventions économiques ainsi que les publications de l’Association d’économie politique sur le site Les Classiques des sciences sociales. À cet égard, le travail remarquable, et bien souvent ingrat, de Jean-Marie Tremblay et de ses collaboratrices et collaborateurs se doit Revue Interventions économiques, 67 | 2022 354 d’être souligné. http://classiques.uqac.ca/contemporains/Interventionseconomiques/ Interventionseconomiques.html 15. La revue a également consacré plusieurs numéros aux économistes hétérodoxes : Actualité de John Commons (n° 42, 2010, https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1193) : Innovation et développement chez Schumpeter (N° 46, 2012, https://journals.openedition.org/ interventionseconomiques/1463) ; Le renouveau de la pensée polanyienne (n° 38, 2008 ; https:// journals.openedition.org/interventionseconomiques/239) ; Pertinences et impertinences de Thorstein Veblen : Héritage et nouvelles perspectives pour les sciences sociales (n° 36, 2007, https:// journals.openedition.org/interventionseconomiques/518) 16. On retrouvera cette collection à l’adresse suivante : https://www.puq.ca/catalogue/livres/ liste-collection-29.html ?nombreProduitsParPage =40. Les actes du premier colloque consacré au thème « la crise économique et sa gestion » ont été publiés aux éditions du Boréal (1982) : https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/crise-economique-gestion-93.html. 17. Le fait que Joan Robinson ne se soit jamais vu attribuer le « prix Nobel » en économie est encore aujourd’hui considérée par beaucoup d’économistes comme une honte. Tout comme le fait que sur les 89 prix décernés (2021), uniquement deux femmes l’ont reçu : Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo, en 2019. 18. On pourrait aussi ajouter les noms de Kari Levitt, Marguerite Mendell, Sylvia Ostry ou encore Ginette Dussault. 19. Voir notamment son ouvrage : Les logiques de la réciprocité. Les transformations de la relation d'assistance aux États-Unis et en France, Paris, PUF, 2000. 20. Le département des relations industrielles de l’Université Laval, par exemple, abrite un noyau important de chercheuses et chercheurs travaillant sur l’institutionnalisme économique. On retrouve ici une certaine filiation historique dans la mesure où les institutionnalistes « historiques », John R. Commons en particulier, avaient fait des relations industrielles et des institutions du travail deux de leur champ de recherche privilégiés. Voir à ce sujet, Michel Lallement, « Relations industrielles et institutionnalisme historique aux États-Unis », L'Année sociologique, vol. 55, n°. 2, 2005, pp. 365-389. 21. Jean-Baptiste Say résume fort bien la différence entre les deux dans les premières lignes de son Discours préliminaire au Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses : « On a longtemps confondu la Politique proprement dite, la science de l'organisation des sociétés, avec l'Économie politique, qui enseigne comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses qui satisfont aux besoins des sociétés. Cependant les richesses sont essentiellement indépendantes de l'organisation politique. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer, s'il est bien administré. On a vu des nations s'enrichir sous des monarques absolus : on en a vu se ruiner sous des conseils populaires. Si la liberté politique est plus favorable au développement des richesses, c'est indirectement, de même qu'elle est plus favorable à l'instruction. » (1841 [1803] p. 1.) 22. Ibidem, p. 2. 23. Voir dans cette revue l’article de Mathieu Charbonneau, « Économie, droit et histoire : le Methodenstreit, plus qu’une ‘querelle des méthodes » (Interventions économiques, n° 65, 2021) 24. Il faudrait également mentionner les noms de Clarence Ayres, Richard T. Ely, le fondateur de l’American Economic Association, Adolf Berle, Willard E. Atkins ou encore John M. Clark. Pour une définition de l’institutionnalisme économique, on se rapportera à celle qu’en donne John R. Commons dans son article de 1931 (« Institutional Economics », The American Economic Review, 1931, vol. 21, n˚ 4, pp. 648-657). Commons y donne une définition plus large et plus générale des institutions que celle qu’en donne Veblen. Jean-Jacques Gislain les reprend dans le cours de l’entretien. Voir également le débat de 1932 à l’American Economic Association : Institutional Economics, auquel participèrent : W. H. Kiekhofer, John Maurice Clark, Paul T. Homan, Hugh M. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 355 Fletcher, Max J. Wasserman, Willard E. Atkins, Francis D. Tyson, William W. Hewett and R. T. Ely (The American Economic Review. Supplement, Papers and Proceedings of the Forty-fourth Annual Meeting of the American Economic Association, 1932, vol. 22, n° 1, pp. 105-116. L’influence intellectuelle de Commons fut considérable, notamment sur Alvin Hansen qui fit son doctorat sous sa direction et celle de Richard Ely. Hansen contribua largement à la diffusion des idées de Keynes aux États-Unis non sans leur apporter une dimension sociale et pour le travail, deux thèmes majeurs inspirés par les travaux de Commons qu’il maîtrisait parfaitement. Il fut également un influent conseiller économique. Malcom Rutherford revient sur cette facette trop méconnue de Hansen en introduction de la conférence que ce dernier prononça en novembre 1932 à l’occasion des 70 ans de John Commons. (Malcolm Rutherford, « The Contribution of Professor John R. Commons to American Economics », in Luca Fiorito, Scott Scheall et Carlos Eduardo Suprinyak (dir.), Including a Symposium on 50 Years of the Union for Radical Political Economics, 2019, Emerald Publishing Ltd, pp. 193-196. La conférence de Hansen a été rééditée par Rutherford dans le même volume. 25. On se rapportera avec profit à l’article de Commons de 1931 et à la définition très concise qu’il donne des institutions : « Une institution se définit comme une action collective contrôlant, libérant et étendant l'action individuelle. Ses formes sont la "coutume inorganisée" et les "organisations en fonctionnement". L'action individuelle est la participation à des transactions de marchandage, de direction et de répartition, qui constituent les unités élémentaires de l'activité économique. » (Traduction : Laure Bazzoli et Véronique Dutraive). Voir également Laure Bazzoli, L'économie politique de John R. Commons. Essai sur l’institutionnalisme en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2000) 26. Le lancement de ce projet doit être associé au colloque qui s’est tenu à l’Université Laval les 16 et 17 octobre 2008, sur le thème : Vers un capitalisme raisonnable ? La régulation économique selon J. R. Commons. Une régulation « raisonnable » du capitalisme (A Reasonable Stabilization of Capitalism) fut une préoccupation centrale pour Commons et le point de rencontre entre celui-ci et John Maynard Keynes qui en reprit l’idée à son compte. 27. Tous deux ont été récipiendaires du « prix Nobel » en économie : Douglass North, avec Robert Fogel, en 1993 et Oliver Williamson, avec Elinor Ostrom, en 2009. 28. On se rapportera notamment à ses ouvrages Économie et société (Paris, Plon, 1971) et Histoire économique. Esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société (Paris, Gallimard, 1982). 29. Pour Schumpeter, l’analyse économique ne se confond pas avec la théorie ni avec la pensée économique. 30. Le Chantier de l’économie sociale a vu le jour en 1999 dans le prolongement du Sommet de l’économie et de l’emploi de 1996. Il a pour objectif la construction d’une économie plurielle qui a pour finalité le rendement à la communauté et la défense du bien commun directement liée aux besoins et aux aspirations des collectivités. On retrouvera un très bon aperçu de ses activités à l’adresse suivante : https://chantier.qc.ca/ Voir également, Gabriel Arsenault, L'économie sociale au Québec. Une perspective politique, Québec, Presses de l’Université du Québec (2018) ; Nancy Neamtan, Trente ans d'économie sociale au Québec. Un mouvement en chantier, Montréal, Fides, 2019. 31. Marie Bouchard, L'innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois - Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2021. 32. Couramment appelée du nom de son président, Donald Macdonald, La Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, mise en place par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau en 1982, présentera ses recommandations au nouveau premier ministre Brian Mulroney en 1984. Le rapport final fut déposé en 1985. 33. Le projet fut lancé à l’occasion du Sommet de Québec de 2001 réunissant tous les chefs d’État et de gouvernement des Amériques à l’exception de Cuba. Voir à ce sujet Christian Deblock et Sylvain Turcotte (dir.) Suivre les États-Unis ou prendre une autre voie ?, Bruxelles, Bruylant, 2003. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 356 34. Voir, entre autres, Dorval Brunelle et Christian Deblock, Le libre-échange par défaut, Montréal, VLB éditeur, 1989. 35. Le GRIC est aujourd’hui dirigé par Gilbert Gagné et le CEIM par Michèle Rioux. Dorval Brunelle fut également directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal. 36. Dorval Brunelle et le GRIC ont été associés au Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC) : https://www.pressegauche.org/_Reseau-quebecois-sur-l-integration-continentale-RQIC_ 37. https://www.cepci.hei.ulaval.ca/ 38. L’économie sociale est reconnue et encadrée en vertu de la loi adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 2013. Le secteur de l’économie sociale au Québec comptait, en 2016, 11200 entreprises, avait généré 47,8 milliards de dollars, et employé 220 000 salariés. Les trois quarts des entreprises sont des organismes à but non lucratif. Par contre, 41 p. cent des revenus du secteur provenait des coopératives financières, 38 p. cent des coopératives non financières, 18 p. cent des organismes à but non lucratif et 3 p. cent des mutuelles. Source : Institut de la statistique du Québec, L’économie sociale au Québec. Portrait statistique 2016, Québec, 2019) Voir également : CSMO-ESAC, Les repères en économie sociale et en action communautaire. Faits saillants, enquête 2018. Panorama du secteur et de sa main-d’œuvre. Nous remercions Carole Lévesque du Chantier de l’économie sociale de nous avoir transmis cette source d’information. 39. Pour ne mentionner que quelques ouvrages : L’Économie québécoise (Québec, Presses de l’Université du Québec, 1976) sous la direction de Rodrigue Tremblay, Le capitalisme au Québec (Montréal, Éditions Saint Martin, 1978) sous la direction de Pierre Fournier, L’économie du Québec, une économie à la remorque de ses groupes (Beauchemin, Laval, 1994) de Roma Dauphin, Économie du Québec : Régions, acteurs, enjeux de Diane-Gabrielle Tremblay et Vincent van Schendel (Montréal, Éditions Saint Martin, 2004), L’économie du Québec, mythes et réalité (Montréal, Les Éditions Varia, 2007) de Gérard Bélanger, Québec Inc. L'entreprise québécoise à la croisée des chemins de Yves Bélanger (Montréal, Hurtubise HMH, 1998), ou encore, sur un ton plus personnel, Le petit Fortin : l'économie du Québec racontée à mon voisin (Montréal, Les éditions Rogers limitée, 2013) de Pierre Fortin, et plus récemment, Le miracle québécois. Récit d’un voyageur d’ici et d’ailleurs (Montréal, Éditions du Boréal, 2021) de Mario Polese. Sans oublier les deux énoncés de politique économique produits par le Ministère d'État au Développement économique alors dirigé par Bernard Landry : le premier qui présentait pour la première fois une étude systématique de l’économie du Québec : Bâtir le Québec. Énoncé de politique économique. Synthèse, orientations et actions (Québec, gouvernement du Québec, 1979) ; et le second, plus prospectif et tourné vers l’avenir : Le virage technologique. Bâtir le Québec, phase 2 : programme d'action économique 1982-1986 (Québec, gouvernement du Québec, 1982). 40. L’IREC récompense notamment chaque année les meilleurs thèses et mémoires de maîtrise en économie. On retrouvera l’information sur ses activités à l’adresse suivante : https://irec.quebec/ 41. L’institut a été créé à l’initiative de Kari Levitt Polanyi et de Marguerite Mendell dans le prolongement d’un colloque tenu en Hongrie, en 1986, en mémoire de Karl Polanyi. Rattaché à l’Université Concordia, il a été officiellement lancé en novembre 1988, à l’occasion d’un grand colloque international tenu dans la même université : Market, State and Society at the End of the 20th Century. Légataire des archives de Karl Polany, celles-ci sont désormais accessibles en version numérique. L’Institut organise chaque année un grand colloque international, tient des conférences et séminaires sur une base régulière et met en ligne des textes et travaux. Il est également au centre d’un vaste réseau international de discussions et de recherches consacrées à l’œuvre de Polanyi et à sa contribution à la gouvernance mondiale. On retrouvera de nombreuses informations sur le site de l’Institut à l’adresse électronique suivante : https:// www.concordia.ca/research/polanyi.html. Pour une présentation de l’institut et une mise en perspective, voir l’article de Ana Gomez, sa coordinatrice, que nous avons publié dans le numéro consacré à Karl Polanyi et au renouveau de sa pensée (n° 38, 2008) : « The Karl Polanyi Institute of Revue Interventions économiques, 67 | 2022 357 Political Economy : A Narrative of Contributions to Social Change » (Interventions économiques, https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/381). 42. C’est la mission que s’est donné l’Institut économique de Montréal (IEDM) : « La vision de l’IEDM est celle d’un monde libre et responsable où les échanges volontaires, le respect des droits de propriété et l’entrepreneuriat favorisent la mobilité sociale et la prospérité pour tous. » (https://www.iedm.org/fr/31148-qui-sommes-nous/) 43. Créé en 2002, l’observatoire fut aboli en décembre 2005 par le gouvernement libéral de Jean Charest. (https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/O-1.1)S AUTEURS CHRISTIAN DEBLOCK Professeur honoraire au département de science politique, Université du Québec à Montréal deblock.christian@uqam.ca FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR Professeur titulaire au département de sociologie, Université du Québec à Montréal dufour.frederick_guillaume@uqam.ca MICHÈLE RIOUX Professeure titulaire au département de science politique, Université du Québec à Montréal rioux.michele@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 358 Gilles Dostaler et l’histoire de la pensée économique Entretien avec Marielle Cauchy Gilles Dostaler and the History of Economic Thought Marielle Cauchy détient une maîtrise en philosophie de l’Université de ToulouseLe Mirail et une maîtrise en sciences de la gestion des HEC Montréal. Professeure retraitée du Cégep de Saint-Laurent, elle a occupé différentes fonctions au sein de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN). Elle a été la conjointe de Gilles Dostaler. 1 Interventions économiques : Merci Marielle Cauchy d’avoir accepté cette entrevue sur Gilles Dostaler. Commençons, si vous le voulez bien, par une question d’ordre général : quelle vision avait Gilles Dostaler de l’économie politique ? Il y revient notamment dans une entrevue qu’il a donnée en 19951, mais j’aimerais, vous qui avez été proche de lui, que vous précisiez sa démarche intellectuelle. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 359 2 Marielle Cauchy : J’aimerais d’abord indiquer que j’ai accepté cette entrevue en tant que témoin privilégiée des recherches et travaux d’écriture de Gilles, mais je ne suis aucunement spécialiste de ces questions. 3 Gilles a bien montré que l’expression « économie politique » a connu plusieurs sens et qu’elle a pu exprimer une façon d’appréhender l’économie et son contraire. Selon lui, le concept de loi naturelle a joué un rôle essentiel dans l’émergence de l’économie politique comme discipline aux 17e et 18 e siècles. Dans un article publié en 2008, « Les lois naturelles en économie. Émergence d’un débat »2, il a offert un exposé très éloquent sur les conditions dans lesquelles se sont développées deux façons d’appréhender la sphère de l’économique. Ainsi, d’un côté, l’économie serait une science aux prétentions d’exactitude avec les mêmes attributs que la physique newtonienne et relèverait de lois immuables qui n’ont rien à voir avec l’intervention humaine. De l’autre, on trouverait une approche plus large, plus sociale, plus interdisciplinaire. 4 Entre ces deux visions, entre ces deux axes, il y a une multitude de courants, de penseurs et d’acteurs. Et Gilles attachait une grande importance à l’ensemble de ces nuances. J’en retiens que, pour lui, l’économie politique renvoie à la conception que l’on se fait du rôle du politique et du social dans l’élaboration d’un discours économique. Je le vois un peu comme un parti pris théorique : l’économie comme relevant d’une science exacte – la formalisation et la mathématisation, entre autres aspects – par opposition à l’interdisciplinarité du discours économique qui intègrerait l’histoire, la sociologie, la politique, la psychologie, la philosophie, et même la psychanalyse, pour mieux saisir les interactions économiques. C’est cette dernière façon d’appréhender l’économie politique qu’il a promue, tout comme Keynes et bien d’autres. 5 C’est à partir de la conception économiciste, voire minimaliste, des interactions économiques comme relevant de lois physiques que s’est développée l’idée que le marché était autorégulateur, mais aussi qu’il était mû par des agents rationnels qui, à travers leur intérêt individuel, prenaient toujours collectivement des décisions optimales. Ainsi, sa réflexion sur l’émergence de l’économie politique est couplée à une réflexion sur le développement du libéralisme. Il a écrit en 2009 un texte très inspirant 3 sur cet autre concept auquel il est possible de donner plusieurs sens. Je crois que ce texte témoigne de cette volonté qu’il avait de débusquer les idées reçues derrière nombre de concepts, de montrer l’importance de la nuance. 6 L’après-guerre a donné lieu à une approche plus interventionniste dans la sphère économique pour des raisons de reconstruction et de justice sociale. Une bonne partie du travail de Gilles a consisté à montrer comment on peut passer d’une vision de l’économie à une autre, quels sont les points de rupture et les points de continuité. 7 Il s’est beaucoup intéressé à la résurgence du « tout à l’économie » dans les années 1970-1980. L’économie se présentait alors comme la science sociale par excellence, celle qui domine toutes les autres. C’est une époque où les politiques keynésiennes étaient fortement critiquées – Hayek sera d’ailleurs un grand détracteur de ces politiques. Sur le plan disciplinaire, on assiste à une résurgence de l’économicisme, ce qui donne lieu à une plus grande mathématisation de l’économie. Bref, une discipline devenue inaccessible au commun des mortels. Cette résurgence se répercute également dans les institutions universitaires où se reproduisent ces discours, notamment à travers les comités de sélection des professeurs, les comités de lecture et d’évaluation des grandes Revue Interventions économiques, 67 | 2022 360 revues, les jurys de thèse. De retour de Paris en 1975, avec une thèse sur la théorie de la valeur chez Marx et deux publications à son compte, Gilles n’a pas été engagé en économie. On lui a plutôt offert un poste en sociologie. Ce n’est que plus tard qu’il obtiendra un poste de professeur en économie. Je crois que cet épisode a eu une incidence sur sa façon de percevoir la façon dont les structures organisationnelles orientent l’avenir de la discipline. 8 Bref, les économistes qui prônent une approche multidisciplinaire où l’économie cesse d’être dominante ont de la difficulté à être reconnus par ceux qui détiennent les rênes des institutions. Je doute que cela ait beaucoup changé. C’était un aspect des batailles que Gilles menait avec d’autres collègues et étudiants. Il était très attentif à ce que l’histoire de la pensée économique reflète aussi les points de vue plus hétérodoxes dans les cursus. Et il souhaitait qu’on accorde le plus d’espace possible à la multitude des points de vue et des penseurs. En ce sens, je pense que pour Gilles, les problèmes économiques et sociaux ne peuvent être expliqués ou abordés qu’à travers une approche multidisciplinaire. 9 L’Association d’économie politique (AEP), entre autres, dont il a été l’un des fondateurs, témoigne aussi de cette approche. Vont s’y côtoyer des gens de tous les milieux et de tous les horizons, des syndicalistes, des travailleurs, des étudiants, des philosophes, bref, un lieu de réflexion multidimensionnel. Dans son travail comme économiste, c’est à cette ouverture qu’il se dédiait. 10 La crise des subprimes de 2008-2009 a révélé les limites du discours du laisser-faire et du moins d’État et la nécessité justement pour les États d’intervenir pour sauver ce qui pouvait l’être. On a vu justement qu’il y avait une volonté sinon une obligation, notamment aux États-Unis au début de la présidence d’Obama, d’intervenir pour sauver les banques et les institutions financières qui avaient été laissées à elles-mêmes. Aujourd’hui, avec la pandémie, je me demande comment il aurait interprété l’intervention économique de l’État, alors que les grandes compagnies, les grands investisseurs souhaitant traditionnellement le moins d’intervention possible de la part de l’État, sont tout à coup les premiers à monter au front pour exiger que l’État intervienne. De grandes compagnies qui exigent qu’on pige à même les impôts du plus grand nombre pour les dédommager... On entend peu les ténors du « moins d’État » ces temps-ci. Et les chiffres sont tombés : les plus riches se sont plus que jamais enrichis ! Je crois que Gilles et moi en aurions discuté sans fin… 11 Finalement, je considère que la vision néolibérale a été plus ancrée dans le monde anglo-saxon. En France, et en Europe en général, le terrain était plus fertile pour l’économie politique, au sens d’une économie ouverte sur les enjeux sociaux, moraux, politiques, philosophiques. À cet égard, je ne peux m’empêcher de penser que peu de temps après le décès de Gilles4, nous organisions à Paris, en novembre 2011, un colloque fort couru pour souligner son apport intellectuel et les différents aspects de son travail. Tandis que de ce côté-ci de l’océan, peu a été fait pour lui rendre hommage. C’est frappant de constater à quel point ses travaux étaient plus connus et suivis en France qu’ici. 12 IE : Gilles Dostaler s’est très tôt intéressé à trois grands économistes : Karl Marx, Friedrich von Hayek et, bien entendu, John Maynard Keynes. Qu’est-ce qui vous paraît marquant dans son travail sur ces trois auteurs ? Pourquoi, lui qui était quand même très proche de la pensée de Marx, s’est-il dirigé vers Keynes ? Tout comme il s’est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 361 beaucoup intéressé à Hayek dont le nom a souvent été associé justement au néolibéralisme. 13 Marielle Cauchy : Ces trois penseurs ont eu des retombées intellectuelles importantes et leurs apports sociaux ont été concrets. Comme hommes et penseurs, ils ont exercé une fascination certaine sur Gilles. D’ailleurs, Gilles a été proche de la pensée marxiste. Ils marquent tous des moments historiques importants, trois grandes étapes dans l’évolution de la pensée économique récente. Ils ont donné lieu, particulièrement Marx et Keynes, à des courants dont Gilles disait qu’eux-mêmes ne s’y reconnaissaient pas. Gilles voulait comprendre comment on pouvait passer d’un courant à l’autre, comment un courant en venait à supplanter l’autre. Certains parleraient peut-être d’une rupture ou d’un changement de paradigme. Les œuvres de Marx et Keynes étaient particulièrement intéressantes pour illustrer les ruptures, les continuités, les changements. Il a consacré plusieurs écrits à situer Marx ou Keynes par rapport aux classiques, à explorer leurs points de convergence et de divergence, par exemple la vision déterministe de l’histoire menant à la fin du capitalisme selon Marx et la vision non déterministe de Keynes. Keynes, comme Aristote, croyait que l’économie devait être soumise au politique. Ce sont les humains qui la déterminent. L’économie est une science morale. 14 Gilles était très pointilleux sur ces questions de divergence et de convergence. Prenons Hayek et Keynes. Ils se connaissaient, et évidemment, les deux n’avaient pas du tout la même perspective, mais entre eux, il y avait certains points de convergence. Par exemple, Hayek avait beaucoup de problèmes avec la mathématisation de l’économie et la perspective selon laquelle l’économie serait une science exacte. Certains pourraient se surprendre que Gilles ait accordé cette place à Hayek, alors qu’ils sont si éloignés. Hayek disait des politiques keynésiennes qu’elles sont, je cite, une « drogue euphorisante » qui au bout du compte mène au chômage et à l’inflation, d’où la nécessité d’une cure d’austérité. Hayek était pour un État minimaliste finançant les infrastructures ou l’armée, mais surtout pas pour la redistribution de la richesse et la justice sociale. Gilles était respectueux de la rigueur intellectuelle du penseur. Il était même convaincu qu’il fallait lire ceux avec qui nous sommes en désaccord. Le fait de lire et d’analyser les travaux de Hayek permet de saisir les failles de nos propres raisonnements. 15 Pour Gilles, un économiste est ancré dans son temps, il est engagé socialement, moralement. Ainsi, pour comprendre la dimension théorique de l’apport d’un auteur, il fallait investiguer sa vie, le contexte historique, moral dans lequel il évoluait, ses relations, ses lectures, sa famille, ses habitudes. C’est probablement autour de Keynes que cette façon d’approcher l’économiste a été la plus évidente, la plus remarquable. Son Keynes illustre parfaitement cette démarche. Dans le même esprit, à sa retraite, Gilles avait le projet de travailler sur Mozart, particulièrement son rapport à l’argent (avec probablement en filigrane l’apport freudien). 16 IE : C’est intéressant ce que vous dites sur Hayek. C’est quelqu’un qui a beaucoup réfléchi sur la société et son organisation, et son opposition à Keynes n’était pas simplement une opposition d’ordre politique ; elle était aussi d’ordre théorique. On peut penser à son texte célèbre sur le constructivisme social qui reste un très grand classique. À cet égard, il ne faut pas non plus oublier que Hayek était très opposé à Friedman et à sa théorie monétaire tout comme on peut évoquer sa critique des politiques de Thatcher et de Reagan auxquelles son nom fut associé à son corps Revue Interventions économiques, 67 | 2022 362 défendant. On peut prendre un autre exemple à son propos. Son rapport à Schumpeter. Même s’il n’était pas d’accord avec sa vision de l’évolution, il n’en a pas moins traduit de l’allemand à l’anglais le texte de Schumpeter sur l’individualisme méthodologique, un texte qu’il jugeait fondamental et qui, grâce à lui, on lui doit la paternité de la formule. Mais revenons à Gilles Dostaler et à son œuvre maîtresse : Keynes et ses combats5. L’ouvrage consacre le travail de toute une vie et, vous-même y avez collaboré. Pourriez-vous revenir sur cet ouvrage passionnant et sur les thèmes qui y sont abordés. Parce que, disons-le, c’est un livre qui sort des sentiers battus. Des livres sur la vie de Keynes, il y en a eu beaucoup, mais prendre Keynes au travers de ses combats, c’est une approche originale et le résultat est remarquable. 17 Marielle Cauchy : Keynes et ses combats ont été publiés il y a déjà 17 ans. J’ai retrouvé dernièrement un cahier dans lequel j’avais traduit toutes les citations de Keynes et cela m’a rappelé une année extraordinaire de congé que j’avais pris pour aider Gilles dans son projet. Mon soutien se traduisait notamment par la relecture, la traduction et la mise en forme des textes pour en assurer une cohérence. Cette année-là fut aussi marquée par des moments de fatigue et d’anxiété pour lui, car il devait remettre son manuscrit à son éditeur. 18 Gilles travaillait sur Keynes depuis si longtemps. À ma connaissance, ses premiers écrits sur lui datent du milieu des années 1980. Au début, ses textes étaient plus centrés sur ses théories économiques, puis il s’est de plus en plus intéressé à l’homme qu’était Keynes. 19 Pour préparer le livre, il a passé beaucoup de temps dans les archives, notamment à Cambridge, où il a trouvé des inédits de Keynes, dont plusieurs portaient sur la philosophie, que j’ai commencé à transcrire en vue d’une éventuelle publication. Parmi ces inédits, il y avait notamment un manuscrit intitulé « A Theory of Beauty » 6. 20 Et puis, nous avons voyagé en Angleterre. Je l’ai suivi avec intérêt dans ce pèlerinage où nous avons visité tous les lieux fréquentés par le groupe de Bloomsbury auquel appartenait Keynes. Nous sommes même allés à Cassis, un de leurs lieux de villégiature, dans la maison où logeaient surtout, je crois, Vanessa et Clyde Bell. La personne qui y habitait nous a alors gentiment permis d’y passer un peu de temps. Gilles voulait tout voir, tout sentir, tout savoir. C’est ainsi qu’il travaillait. Il fallait que l’auteur l’habite. Keynes et ses combats est un ouvrage de grande érudition. C’est une mosaïque qui forme un tout. 21 Les combats de Keynes dont il est question ici, ce sont des combats contre certaines politiques qui relèvent de décisions humaines, décisions qui exacerbent les inégalités, nourrissent les guerres et mènent les sociétés à leur perte. Des combats contre la morale victorienne de son époque, contre une conception économique centrée sur l’individualisme, contre l’accumulation du capital. 22 Pour Gilles, comme je l’ai déjà mentionné, on ne peut comprendre Keynes l’économiste que si on comprend ce qu’il est, ce qu’il vit, dans quelle époque et dans quel environnement, ce qui l’intéresse, ce qui le motive. Le livre rend bien compte de cela. L’économie n’en est qu’un des aspects. Il tourne autour de quatre axes : le premier axe est consacré à la philosophie, l’éthique et la morale ; le second au politique (Marx, la guerre, le conservatisme, etc.) ; le troisième à l’économie (les théories monétaires, l’emploi, l’intérêt, l’étalon-or) ; et enfin l’esthétique. Gilles souligne aussi les contradictions chez l’homme, et il le fait sans complaisance. On sait que Keynes était un grand mécène, il a d’ailleurs beaucoup aidé les membres du groupe de Bloomsbury, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 363 mais il était aussi un spéculateur élitiste, alors que son discours condamnait cette pratique. Keynes était critique de la mathématisation du discours économique. Il considérait que l’économétrie s’apparentait à une « sorte d’alchimie statistique » et pourtant il a été membre du comité de rédaction de la revue Econometrica et, en 1943, il a présidé la Société d’économétrie. 23 J’ai dit à quel point Gilles avait une fascination pour l’homme qu’était Keynes, pour sa vie, sa façon d’être, etc. J’ai toujours pensé qu’il y avait des traits communs entre lui et Keynes. Par exemple, tout comme Keynes, Gilles avait l’obsession des listes. Ou encore, il rédigeait des comptes rendus précis de certaines activités (chasse au cerf de Virginie, pêche au saumon, etc.). Il avait même le projet de faire un film sur la vie de Keynes et il aurait vraiment aimé que son personnage principal soit interprété par Donald Sutherland. 24 IE : C’est un trait qu’on retrouve chez plusieurs grands économistes. Vous évoquez Keynes, mais on pourrait aussi évoquer Schumpeter avec ces petits bouts de papier ou Mitchell qui notait tout dans son agenda. Vous avez bien souligné cette idée chez Gilles de s’imprégner de la vie de l’auteur, de son environnement, etc., mais, devrait-on ajouter, de s’imprégner avec rigueur et précision. 25 Marielle Cauchy : Certainement. Chaque détail, chaque date, chaque citation, chaque assertion importaient. Il ne laissait rien passer. Je finirais par une anecdote. Quand j’ai commencé à traduire les citations, certaines, provenant de membres du groupe de Bloomsbury, étaient plutôt salaces. Je me souviens avoir dit à Gilles : « Bon, là, il va falloir s’entendre sur le ton. Je comprends bien leur portée en anglais, mais il y a plusieurs façons de les traduire : l’une crue et l’autre pudique. » Gilles m’a alors répondu : « cru ! ». 26 IE : C’est intéressant les éléments que vous apportez. C’est un éclairage très humain et très personnel sur le travail de Gilles. Allons vers la question suivante. Parallèlement à ses travaux sur Keynes, Gilles Dostaler a également travaillé sur un certain nombre d’économistes qualifiés d’hétérodoxes – Gunnar Myrdal, par exemple – mais il s’est aussi intéressé aux grands économistes contemporains. Il a d’ailleurs publié un ouvrage avec Michel Beaud7 qui a également été traduit et publié en anglais chez Routledge. Outre la recherche documentaire approfondie, il a entretenu une correspondance suivie avec plusieurs de ces grands économistes. Là encore, je voudrais que vous reveniez sur sa méthode de travail et cette rigueur méthodologique, son sens du détail devrais-je dire, qui le caractérise. 27 Marielle Cauchy : Mentionnons qu’en 1980, Gilles a aussi écrit avec le sociologue Gilles Bourque, son grand ami, Socialisme et Indépendance (Boréal). Il a également dirigé et codirigé des ouvrages collectifs, effectuant un travail de collection des articles, de gestion des allers-retours avec les auteurs/auteures, et s’assurant d’une prise de décision collective. Il était très discipliné et très rigoureux. Sa plus importante collaboration éditoriale est celle qu’il a eue avec Michel Beaud, son directeur de thèse à Paris. La pensée économique depuis Keynes est le résultat d’une très belle coopération, empreinte de respect. Michel Beaud est un homme extraordinaire, un grand penseur qui s’est par la suite intéressé aux problèmes écologiques liés aux enjeux économiques et au développement. 28 Leur ouvrage se divise en deux parties. La première partie propose une lecture des courants économiques depuis Keynes, particulièrement dans le contexte de la résurgence du libéralisme. À l’interventionnisme d’inspiration keynésienne Revue Interventions économiques, 67 | 2022 364 succèderont divers courants, notamment une tendance à la formalisation de la discipline. La seconde partie aborde les grands auteurs depuis Keynes, un genre de Who’s Who de l’économie. Je pourrais difficilement me prononcer sur le contenu théorique, mais je me souviens de la logistique entourant ce projet. Pour Gilles et Michel Beaud, l’important était d’abord de s’entendre sur le texte explicatif des grands mouvements, puis d’élaborer la liste des auteurs à retenir (un choix qui a suscité, inévitablement, quelques déceptions, voire même en a fâché certains). Ensuite, il s’agissait pour eux d’écrire les textes et de les soumettre aux divers auteurs pour approbation. Pour Gilles, ce fut l’occasion d’une correspondance unique, manuscrite ou électronique, avec des gens marquants. On peut consulter cette correspondance dans ses archives. Gilles trouvait significatif le fait qu’il y ait si peu de femmes non seulement dans l’histoire de la pensée économique, mais aussi dans la période contemporaine. Cela montre à quel point ce fut, et c’est toujours, à l’instar de bien d’autres disciplines, une chasse gardée masculine. 29 Gilles et Michel Beaud ont mis à la disposition à la fois des collègues, des étudiants et du grand public un instrument précieux pour saisir les contours de l’économie au XXe siècle en dressant un tableau assez exhaustif, minutieux et nuancé de ce qui a pu se faire en économie depuis les années 1940 – la Théorie générale de Keynes est parue en 1936 – et en offrant un panorama, sous forme de dictionnaire, des auteurs significatifs de cette période. Il y a aussi une autre collaboration dont vous n’avez pas parlé. Et ce fut le dernier ouvrage de Gilles. Je parle de Capitalisme et pulsion de mort 8, qu’il a cosigné avec Bernard Maris. 30 IE : Oui, tout à fait. Abordons aussi cette collaboration qui fut particulière et fort différente de celle avec Michel Beaud. 31 Marielle Cauchy : Gilles et Bernard Maris se sont connus à la fin des années 1980, alors que Gilles était professeur invité à Toulouse – plus précisément par le L.E.R.E.P.S. 9 dont il fut membre associé. Ils sont devenus amis et complices. Maris était aussi un grand connaisseur de Keynes. Ainsi, le projet d’écrire ensemble Capitalisme et pulsion de mort les ont d’emblée emballés. Bien vite, cependant, il s’est avéré que Gilles et lui avaient des méthodes de travail résolument différentes. Les deux partageaient une lecture commune des dérives économiques, politiques, sociales du monde contemporain, mais leur façon de la communiquer différait radicalement. Je me souviendrai toujours de la fois où Gilles a reçu le premier texte de Maris. J’ai senti chez lui un moment de panique et de découragement. Ils avaient le même message, mais le portaient de façon tellement différente ! Moi, j’appréciais beaucoup le travail de Bernard Maris. Il avait sa propre façon de travailler, ses écrits ne ménageaient pas les sensibilités. Il aimait provoquer et ses brûlots publiés dans Charlie Hebdo en témoignent. C’était une des dimensions de son écriture que j’appréciais aussi. Son message était clair. Gilles et lui s’entendaient sur le caractère morbide de l’argent, de son accumulation et des risques afférents. Mais dans son écriture, Gilles était rarement intempestif. Pour lui, le message ressortait de la démonstration patiente et nuancée de ses propos. Bien que résolument campé à gauche tout comme Maris, Gilles était un chercheur, non un polémiste. J’avais l’impression que chez Bernard, c’était l’inverse : le message primait, et il l’expliquait, l’argumentait. Ils ont fini par écrire ensemble quelque chose de vraiment très intéressant et très mordant sur le rôle mortifère de l’argent. Après la sortie du livre et suite à quelques imbroglios, à ma connaissance, ils ont cessé de correspondre et ne se sont plus parlé. Gilles est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 365 décédé peu de temps après. Bernard Maris décèdera dans l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. 32 Malgré tout, je crois que l’ouvrage met en lumière les problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés. Il est très contemporain. En montrant l’effet mortifère de l’attachement à l’argent, il montre non seulement combien il nous mène à l’autodestruction, mais aussi à l’anéantissement de notre planète… Et ce sont les mêmes pulsions qui animent l’humanité depuis la nuit des temps. 33 Bien que ce ne soit pas en lien direct avec le thème abordé ici, j’aimerais parler du rapport de Gilles à la mort. Quelque chose le fascinait dans la mort. Freud et sa pensée jouaient un rôle prépondérant dans la façon dont Gilles appréhendait la vie en général. Freud apparaît en filigrane dans plusieurs de ses travaux sur les auteurs. Comme je l’ai déjà mentionné, un de ses grands projets était d’écrire sur Mozart et l’argent, en fait sur Mozart et la mort. Le Don Giovanni était très présent chez nous… De la même façon, on pourrait tenter de comprendre sa passion pour la chasse ou pour la corrida. Ce défi de la mort, c’est là sa véritable quête inachevée et inachevable. 34 IE : Vous l’avez évoqué, la dimension politique est très présente chez Gilles Dostaler. Une autre facette de lui, c’est son militantisme et son souci permanent de la formation. On peut évoquer son militantisme pour le socialisme, son travail au sein du syndicat des professeures et professeurs de l’Université du Québec à Montréal, ou encore son rôle déterminant dans la création de l’Association d’économie politique (AEP), dont il fut d’ailleurs le premier président. Mais c’est sur sa collaboration avec le magazine Alternatives économiques que nous aimerions que vous reveniez. Il y tenait une chronique très suivie sur les grands auteurs de la pensée économique. Un ouvrage reprenant ses chroniques a d’ailleurs été publié peu après son décès10. Comment voyez-vous ce travail qui, pour être de vulgarisation, n’en était pas moins toujours très rigoureux ? 35 Marielle Cauchy : L’ouvrage a été publié au Québec par les Éditions Somme toute en 2016. La reconnaissance de ce travail par une maison québécoise m’a touchée. Gilles était un vulgarisateur, mais aussi un fin pédagogue. Les deux vont ensemble parce que se faire comprendre, s’exprimer clairement, lui importait beaucoup. Sa contribution à Alternatives économiques était mensuelle. Sa dernière chronique, qui portait sur Thornton, a paru en mars 2011, mais il l’avait écrite peu avant son décès, le 26 février. Il me demandait de relire chacune de ses chroniques, et je le faisais scrupuleusement et avec grand plaisir. En cette journée de février 2011, j’ai su que ce serait sa dernière chronique. Ce n’était plus lui qui écrivait : le texte était confus, difficile à lire, et il a dû s’en rendre compte parce que j’y avais fait beaucoup de corrections. Sa façon de travailler, comme je l’ai déjà dit, était très disciplinée et pouvait même se comparer à des compétitions sportives, de Formule 1, de tennis ou encore de soccer. Il se levait à l’aube, mais il ne travaillait jamais le soir après le repas. Il travaillait au son de la musique de Mozart, Bach, Ferré, Bob Marley… 36 Il avait dressé avec Christian Chavagneux, le rédacteur en chef d’Alternatives économiques, une liste des précurseurs de la discipline sur lesquels devaient porter ses chroniques mensuelles. S’ensuivit plus tard une série portant sur des économistes plus contemporains. Tout comme pour le dictionnaire des économistes depuis Keynes, Gilles déplorait qu’il y ait si peu de femmes parmi les auteurs à traiter. En vue d’une nouvelle série d’articles, je crois que Chavagneux et lui avaient commencé à constituer un projet autour des divers courants économiques. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 366 37 Quand il préparait une chronique, Gilles se plongeait dans la lecture de l’œuvre de l’auteur – il lisait à une vitesse phénoménale. Il s’imprégnait de ses écrits, de ce qui lui était singulier. Il s’intéressait aussi à tout ce qui caractérisait l’homme, personnellement, historiquement, politiquement. Curieusement, il prenait très peu de notes, si ce n’est quelques éléments de référence. Cela m’a toujours étonnée. Cela traduit aussi le fait qu’il avait une mémoire exceptionnelle – les gens qui le côtoyaient pouvaient l’entendre souvent citer de mémoire des auteurs, des poètes, des politiciens… Quand il avait lu ce qu’il voulait lire, il se mettait à l’ordinateur, tapait très vite, et ainsi naissait le texte ! Généralement, ça lui prenait un avant-midi. Il me l’envoyait pour correction et l’article partait. Gilles avait cette capacité d’écrire simplement, de faire des phrases pas trop longues, simples, précises. Il écrivait avec une légèreté et une clarté étonnante. 38 IE : Il écrivait pour les autres. 39 Marielle Cauchy : Exactement, il ne cherchait pas à rendre les choses plus complexes qu’elles ne l’étaient. Quand il travaillait sur un auteur, c’était comme si celui-ci habitait la maison, tellement il en était imprégné. Il y avait dans cette liste des auteurs peu sympathiques, qui défendaient des thèses difficilement acceptables de notre point de vue. Mais, pour Gilles, il était important d’en parler parce que, selon lui, on apprenait toujours de ces parcours et qu’il fallait comprendre comment et pourquoi certaines personnes développaient de telles approches. 40 Par ailleurs, il était insatiable sur le plan intellectuel. C’était aussi vrai dans plusieurs de ses activités – pêche au saumon, chasse, corrida, opéra et combien d’autres passions qui l’alimentaient. C’est pourquoi la collaboration avec Alternatives économiques a été si importante. Scruter la vie et la pensée des auteurs représentait pour lui une occasion unique d’accroître ses horizons, de développer de nouveaux axes de recherche. J’ajouterais que cela faisait aussi partie de son objectif de rendre l’économie accessible à tout le monde et d’expliquer simplement de grands enjeux. 41 Je finirais en revenant sur la façon dont Gilles considérait l’histoire de la pensée économique. Pour lui, on n’invente rien de nouveau. C’est pour ça d’ailleurs que l’histoire de la pensée le captivait autant : la plupart des idées dont on discute ne sont pas neuves, elles ont déjà été discutées en d’autres lieux, en d’autres temps. Peut-être d’une autre façon. L’histoire de la pensée économique nous permet de recadrer les débats qui ont cours aujourd’hui, de leur donner de la profondeur. Rendre le discours économique accessible à toutes et tous, en expliquer simplement les enjeux lui importaient beaucoup. Et un de ses messages les plus percutants à mon avis a été de montrer que pour pouvoir avancer, il faut entendre non seulement les auteurs qui nous confortent dans nos prises de position, mais aussi ceux qui nous confrontent. 42 Je terminerai par un mot que j’avais écrit à son sujet dans la postface de l’ouvrage Les grands auteurs de la pensée économique : « … l’homme passionné de la vie des hommes et de la vie tout court aura réussi à ressusciter des penseurs par plaisir, certes, mais avant tout pour nous faire comprendre que les inquiétudes des humains d’aujourd’hui peuvent trouver un éclairage nouveau dans le passé. Il déplorait d’ailleurs que trop peu d’économistes s’intéressent à l’histoire de la discipline. Puisse cet ouvrage susciter des vocations. »11 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 367 43 IE : Une très belle citation ! Marielle Cauchy, un très grand merci pour finir cet entretien au cours duquel vous avez porté un regard à la fois personnel et original sur le travail de Gilles Dostaler. Entretien réalisé par Christian Deblock le 29 novembre 2021. NOTES 1. Entrevue de Gilles Dostaler conçue, réalisée et traitée par Éric Forgues et Luc Thériault pour l’AEP [l'Association d’économie politique]. Le bulletin de l’Association d’économie politique, Volume 16, numéro spécial, septembre 1995. http ://classiques.uqac.ca/contemporains/dostaler_gilles/qu_est_ce_econo_politique/ econo_politique.html 2. L’Économie hétérodoxe en crise et en critique, revue L’homme et la société, L’Harmattan, 2008, numéro 170-171, p. 71 à 92. 3. Gilles Dostaler, « Les chemins sinueux de la pensée économique libérale », revue L’Économie politique #44, Le Libéralisme en crise, octobre 2009, p. 42-63. 4. Gilles Dostaler est décédé le 26 février 2011. 5. Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005. 6. En fait, il s’agit d’un texte lu à la Société G.L. Dickinson le 5 octobre1905 et à la Société des apôtres le 5 mai 1912. 7. Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis Keynes. Historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris, Seuil, 1993 (Points, 1996). 8. Bernard Maris et Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Albin Michel, 2009. 9. Laboratoire d’Étude et de Recherche sur l’Économie, les Politiques et les Systèmes sociaux (Université des sciences sociales, Toulouse). Il fut aussi membre associé du PHARE, Pôle d’Histoire de l’Analyse et des Représentations économiques (Universités de Paris 1 et 10), entre autres contributions et collaborations. 10. Gilles Dostaler, Les grands auteurs de la pensée économique, Alternatives économiques/poche o n 57, 2012. Réédité en 2015, éd. Les Petits Matins, Alternatives économiques ; Éditions Somme toute, 2016, pour le Canada. 11. Gilles Dostaler, Les grands auteurs de la pensée économique, Paris, Alternatives économiques, 2012 / Somme Toute, 2016, p. 510. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 368 La science économique dans l’œil d’un philosophe Entretien avec le professeur Maurice Lagueux Economics in the Eye of a Philosopher Détenteur d’un doctorat en philosophie et d’une maîtrise en économie, Maurice Lagueux a été professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal. Il a aussi enseigné l’histoire de la pensée économique au département de sciences économiques de la même université. Parmi ses nombreuses publications, mentionnons Le marxisme des années soixante. Une saison dans l’histoire de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 369 pensée critique (Montréal, Hurtubise HMH, 1982, prix du Gouverneur général 1982) et Rationality and Explanation in Economics (New York, Routledge, 2010). www.lagueux-maurice.org 1 Interventions économiques : Tout d’abord merci Maurice Lagueux pour avoir accepté cette entrevue. J’aimerais commencer par une question d’ordre général : comment définiriez-vous la philosophie économique ? Et quel est son rapport avec la pensée économique et la méthodologie économique, deux sous domaines de l’économie qu’elle croise ? 2 Maurice Lagueux : Je pense que vous avez raison de souligner que diverses disciplines croisent l’économie, une science qui porte sur l’activité et les organisations économiques. Alors il y a, entre autres évidemment, l’histoire de la pensée économique. L’économie n’est pas une discipline qui est aussi définie que la physique. Il y a encore des courants très différents qui traversent l’économie actuelle. Ces courants ont une origine et par conséquent la réflexion sur l’histoire de la pensée économique, sur la façon dont tout ça s’est développé, demeure quelque chose de très important. La plupart des départements accordent une certaine importance, parfois même une grande importance, à l’histoire de la pensée. Ce qui n’est pas autant le cas, je pense, dans des disciplines comme la physique que je qualifiais tout à l’heure de mieux définies, car l’histoire du développement est moins essentielle pour ceux qui se consacrent à la pratique de telles disciplines. Tout cela pour dire que l’histoire de la pensée économique devait forcément prendre une place non négligeable autour de l’économie comme telle. 3 Vous avez parlé aussi de méthodologie économique. La relation entre la méthodologie économique et ce qu’on appelle souvent la philosophie économique n’est pas très arrêtée ni très précise. Je pense que ça dépend beaucoup de la façon dont tout ça est interprété. Pour ma part, je trouve commode de distinguer la méthodologie, qui est la science et l’analyse des méthodes que les économistes utilisent. Cela peut comprendre à la fois le rôle des statistiques, la façon dont les hypothèses peuvent être construites, etc. Pour moi, un économiste ne peut pas ne pas connaître, ne pas avoir pratiqué et être familier avec la méthodologie de l’économie. Par contre, ce qu’on appelle la philosophie économique peut couvrir différentes choses, mais ce qui m’a intéressé davantage c’est l’épistémologie de l’économie. On a ici quelque chose de très différent de la méthodologie. On va y retrouver une réflexion sur les concepts mêmes que les économistes utilisent – et doivent forcément utiliser - dans la construction des hypothèses et de leur théorie. Bien entendu, toute théorie est construite à partir de concepts, mais ces concepts sont souvent très ambigus et appellent des discussions auxquelles se consacrent les épistémologues de l’économie. Ce qui intéresse le philosophe épistémologue, ce n’est pas la réalité économique comme telle, mais ce qu’on désigne du nom de science économique, ce que les économistes ont construit, ce qu’ils en ont fait, ce que sont leurs hypothèses et les problèmes que pose le recours à ces hypothèses et à ces constructions. C’est ça qui est examiné par les philosophes. Et d’ailleurs, je faisais allusion à la physique tout à l’heure. On peut dire que l’économie est une science sociale qui comporte certains traits qui la rapprochent des sciences physiques, mais c’est aussi une science sociale qui comporte certains traits qui la rapprochent même de l’histoire. Il est important de bien comprendre en quoi une discipline comme l’économie se distingue de l’histoire comme de la physique. Ne serait- Revue Interventions économiques, 67 | 2022 370 ce que dans la façon dont sont conçues les explications, et c’est un thème qui m’a beaucoup intéressé : la rationalité économique et la nature des explications que l’économie peut apporter. Il s’agit donc de situer cette discipline de ce point de vue et c’est une démarche qui me paraît importante ou, en tout cas, qui m’a intéressé beaucoup. C’est l’étude de la science comme telle, à la lumière de points de comparaison avec d’autres sciences ou à la lumière d’une analyse des concepts. 4 Ça n’épuise toutefois pas le champ de ce qu’on appelle souvent la philosophie économique parce qu’à côté des épistémologues, il y a, par exemple, des collègues qui enseignent la philosophie économique et pour qui la réflexion est d’un tout autre caractère. Elle porte sur la réalité économique, mais d’un point de vue généralement ou assez largement éthique. Une réflexion éthique sur la vie économique peut aussi être qualifiée de philosophie économique. Alors que l’épistémologie économique est relativement récente dans les travaux des philosophes, l’éthique de l’économie a même précédé l’économie comme science. Elle remonte au moins à Aristote. Mais si Aristote, Thomas d’Aquin et bien d’autres ont réfléchi sur l’économie largement d’un point de vue éthique, et même si, à l’occasion, ils ont apporté des éclaircissements sur ce qu’est l’activité économique, il reste que c’est bien plus tard, que la science économique a commencé à se développer, quand les mercantilistes, puis les physiocrates ont repris ce type de discussion et qu’ils ont été amenés, progressivement, à élaborer une théorie, une analyse au sens scientifique du mot. Et d’autres par la suite ont repris le flambeau pour développer ce qu’on appellera la science économique. 5 IE : L’épistémologie économique et la philosophie économique seraient deux domaines très proches l’un de l’autre si je comprends bien ce que vous venez de dire. 6 Maurice Lagueux : Oui, très proches, mais je préfère dire que la première est une branche de la seconde, bien que tout ça, comme vous le disiez très bien, se croise. On ne peut pas établir une frontière précise entre ce qui relève de l’une de ces disciplines et ce qui serait propre à une autre, mais il y a quand même des visées qui peuvent être très différentes. Cela peut se refléter aussi très clairement dans les programmes qui sont adoptés en épistémologie ou en éthique, en épistémologie ou en histoire, et ce même si une réflexion épistémologique ne peut pas ne pas se nourrir de l’histoire de la pensée économique parce que c’est de cela dont il s’agit de comprendre le développement, mais de le comprendre d’une façon qui mette l’accent davantage sur autre chose que ce sur quoi un très bon historien de l’économie peut mettre l’accent. Je me suis intéressé à ces deux domaines, mais dans mon esprit, c’est un travail différent et dans l’esprit des étudiants aussi, même si, encore une fois, tout ça peut se croiser. Très fréquemment d’ailleurs. 7 IE : Revenons sur un autre thème, professeur Lagueux. La philosophie économique a été très présente au Québec particulièrement dans les années 1980 et encore aujourd’hui plusieurs penseurs intellectuels s’en réclament. Vous en avez été d’ailleurs un de ses plus illustres représentants, mais il y en a d’autres. Je pense, par exemple, à Robert Nadeau. Quelle était l’originalité de la philosophie économique au Québec ? Et quels en furent et quels en sont encore aujourd’hui les principaux représentants ? 8 Maurice Lagueux : Vous évoquez de façon bien généreuse mon rôle dans ce stimulant milieu, mais je tiens à préciser que j’ai quitté le monde universitaire depuis maintenant plus de 15 ans. Je ne suis que plus ou moins ce qui se fait actuellement, mais il se fait encore beaucoup de choses. Pour ce qui est du groupe de recherche fondé par Robert Nadeau, auquel j’ai participé comme co-animateur, nous avons travaillé ensemble très Revue Interventions économiques, 67 | 2022 371 longtemps sur ces questions. En définir l’originalité est un peu difficile parce que l’on pouvait s’intéresser à des questions différentes qui pouvaient relever à l’occasion de l’une ou l’autre des disciplines dont on vient de parler, même si l’accent était nettement mis sur l’épistémologie, tout en faisant place à l’épistémologie des autres sciences quand l’occasion s’en présentait. Ce groupe a fonctionné pendant plusieurs années. Il fut aussi très prolifique comme en témoignent les très nombreuses prépublications sous forme de cahiers diffusés entre les années 1970 et 1990. Il a aussi permis à des gens comme Robert Nadeau, moi-même, Paul Dumouchel, Don Ross, Robert Leonard, Daniel Desjardins, François Tournier, Jean Robillard, Gérald Lafleur, Benoît Pépin, André Lacroix, et bien d’autres dont plusieurs étaient encore étudiants à l’époque, de faire valoir leurs travaux et d’échanger avec chacun. Ces échanges intellectuels se sont poursuivis longtemps avec des collègues qui se sont joints épisodiquement au groupe, mais aussi avec des collègues qui n’en faisaient pas aussi explicitement partie. Je pense en particulier à Gilles Dostaler qui, sans avoir toujours été aussi étroitement associé aux activités habituelles du groupe, en a toujours été très près, notamment par ses échanges intellectuels avec Robert et avec moi. J’ai connu Gilles à l’Université McGill où j’étudiais à peu près en même temps que lui en économie. Nous avons eu plus tard l’occasion d’échanger à partir de nos écrits. On s’est aussi répondu mutuellement à propos de la théorie de la valeur chez Marx. On s’y intéressait tous les deux, mais de manière différente. Gilles, à l’époque, était plus proche de Marx et des milieux marxistes que je ne l’étais moi-même. Je me suis intéressé à cette question beaucoup plus parce qu’elle était tellement présente dans le monde des années 1970 que je ne pouvais pas ne pas m’y intéresser, mais j’essayais de le faire strictement en tant que philosophe qui réfléchit sur ce qu’a été la pensée de Marx. Plus tard, j’ai eu l’occasion de rédiger avec Gilles l’introduction de l’ouvrage Un échiquier centenaire, Théorie de la valeur et formation des prix1, un livre collectif auquel ont contribué plusieurs auteurs. J’ai participé au travail de préparation et à l’introduction comme telle, ce qui a été pour moi une expérience inoubliable. J’ai eu ensuite la chance de discuter et d’échanger avec Gilles sur le thème qui, de plus en plus, l’intéressait et dont il devenait le grand spécialiste, soit l’œuvre de John Maynard Keynes, ou plus précisément le rôle et les combats de Keynes, comme il disait. Mais au moment où le livre est paru2, j’étais déjà plongé assez profondément dans un domaine complètement différent, soit la philosophie de l’architecture. Mais je suis toujours demeuré un très bon ami de Gilles, jusqu’à son décès qui nous a tous laissés si affligés. 9 IE : En effet. 10 Maurice Lagueux : Peut-être juste un mot encore pour terminer sur la question du groupe de recherche. Vous parliez de son originalité. C’est difficile de répondre en termes de thèmes, mais le groupe reflète aussi la situation particulière du Québec sur laquelle on est souvent revenu dans toutes sortes de contextes. Le Québec est à la jonction de la France et du monde anglophone, et ça se reflétait beaucoup dans les collaborations qu’on a entretenues avec des économistes et des philosophes de l’économie français ou américains ou même britanniques. Je pense entre autres à Philippe Mongin, Michel Rosier, Bernard Walliser, Alain Leroux, Christian Schmidt, Jean-Pierre Dupuy et d’autres qui nous ont fait l’honneur de présenter des cours, des cycles de conférences ou des exposés dans notre groupe de recherche. De même dans le monde anglophone, Alex Rosenberg, Philip Mirowski, Daniel Hausman, Bruce Caldwell, et j’en passe évidemment, tant du côté français que du côté anglais. On a même eu le plaisir de recevoir Terence W. Hutchison quelques années avant son décès. Ces Revue Interventions économiques, 67 | 2022 372 nombreuses rencontres ont contribué à alimenter notre réflexion et à donner peut-être un certain caractère particulier à notre groupe. 11 IE : Il y avait alors une vie intellectuelle importante et beaucoup d’échanges aussi bien avec la France qu’avec les États-Unis, mais tout à l’heure vous évoquiez plusieurs noms, mais il y en a d’autres qui ont été marquants dans leur temps et qui restent encore marquants. Il y avait vraiment un bouillonnement de réflexions autour de l’économie politique, mais aussi autour de ce que pourrait être une économie hétérodoxe, une formule qui cachait de multiples tendances puisqu’on pouvait y retrouver aussi bien Keynes que Hayek, aussi bien Schumpeter que Gunnar Myrdal, ou même Marx. 12 Maurice Lagueux : Oui c’est exact. 13 IE : Revenons maintenant, Maurice Lagueux, sur certains de vos thèmes de prédilection. Nous n’aborderons pas évidemment les thèmes de la philosophie de l’architecture auxquels vous avez consacré beaucoup de travaux ces dernières années. Il y a quelque chose qui m’a beaucoup marqué en consultant vos travaux : il y a au moins trois thèmes qui sont récurrents dans votre œuvre de philosophie économique. Le premier thème, c’est, et on vient de l’évoquer, Marx. La question de la valeur chez Marx, mais également celle de l’actualité de Marx. Marx est-il encore d’actualité et qu’est-ce qu’on peut encore en tirer ? Un autre thème très important pour vous, c’est celui de la rationalité économique. Vous avez beaucoup travaillé là-dessus, pas tant sur les auteurs néoclassiques ou même classiques eux-mêmes, mais plutôt sur la rationalité comme principe fondateur de l’économie néoclassique. On se rappellera les longs développements que Schumpeter consacre à la rationalité dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie3 et l’association qu’il fait entre celle-ci et la logique du capitalisme. Vous avez d’ailleurs publié un ouvrage très important sur le sujet, Rationality and Explanation in Economics, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un magnifique débat dans la revue Interventions économiques avec Benoît Dubreuil qui en avait fait le compte-rendu4. Puis le troisième thème également qui revient, c’est celui du néolibéralisme. Et là je sais que vous avez toujours voulu être clair parce que le néolibéralisme est défini un peu n’importe comment aujourd’hui. Vous avez cherché à le définir de manière très rigoureuse et surtout voulu montrer en quoi il se démarque du libéralisme classique. Que pouvons-nous retenir de ces débats en 2021 ? 14 Maurice Lagueux : Je pense que vous avez bien cerné trois des thèmes qui ont occupé en tout cas beaucoup de place dans mes recherches et dans mes travaux. J’ajouterais peut-être en passant deux autres thèmes qui y ont eu une place presque aussi importante. Tout d’abord, toute la réflexion sur les externalités qui était l’objet de mon mémoire de maîtrise en économie et sur lequel je suis revenu à quelques reprises 5. Et aussi l’importance de l’idéologie, ou plutôt de la signification de l’idéologie, en particulier dans le monde de la pensée économique6. 15 IE : Il y avait un autre thème également dans vos travaux, c’est celui des représentations graphiques, des schémas comme le circuit ou même des dessins que les économistes peuvent utiliser pour représenter leur démarche. 16 Maurice Lagueux : Oui, en particulier dans un article 7, j’ai présenté quelques réflexions à propos des modèles, je parlais même des modèles hydrauliques qui exprimaient ces choses, ces fonctionnements de l’économie, et pouvaient même à l’occasion servir de preuve schématique. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 373 17 IE : Mais revenons aux trois thèmes évoqués plus haut. Pourquoi les avoir choisis et quelle fut votre contribution pour chacun d’eux ? 18 Maurice Lagueux : On peut commencer par la rationalité, car ça a vraiment été un thème qui m’a poursuivi si je peux dire, tout au long de ma carrière, dans ma réflexion sur la philosophie de l’économie.8 Et ce n’est pas étonnant parce que c’est un concept qui a joué le rôle de principe fondateur de la pensée économique. Aujourd’hui, certains cherchent à s’en distancier, comme d’autres ont cherché à le faire depuis longtemps, mais je pense que c’est un concept tout à fait central et à propos duquel de très nombreuses discussions et échanges de toute nature ont eu lieu. Je me suis intéressé beaucoup à ces débats en essayant à la fois de mettre l’accent sur ce qui me paraît important et sur la façon dont ces débats entrent en conflit avec d’autres débats. 19 D’abord, on peut se demander ce qu’on veut dire par « principe de rationalité » dans le développement de l’économie, tant l’expression est devenue assez proche de celle de maximisation des revenus, un rapprochement qui, à mon sens, est loin d’aller de soi. En fait il y a beaucoup de facteurs qui interfèrent dans les décisions, dans les choix économiques qui sont retenus. Un bon exemple très actuel, parce qu’on en discute beaucoup, c’est le manque de médecins au Québec et probablement un peu partout dans le monde. Cela tient pour une part au fait que, comme ces médecins sont très largement payés, ils peuvent se permettre de profiter davantage de la vie. Cela ne les incite pas forcément à travailler encore plus. Il ne va donc pas de soi que les individus soient mus avant tout par cette recherche d’un maximum de profits. J’y reviendrai, mais, d’abord, peut-être un mot sur cette notion de rationalité minimale que j’ai été amené à préciser. 20 Je préfère voir dans le principe de rationalité, un principe de rationalité minimale et non pas maximale. Par minimal, je me réfère à l’idée selon laquelle les individus ne sont pas assez stupides pour ne pas tirer quelque bénéfice des avantages qui leur sont offerts. Et je pense que cette rationalité minimale suffit pour rendre compte de ce qu’est la vie économique9. Un autre point qui m’a intéressé, c’est le caractère instrumental de la rationalité. C’est quelque chose qui a même choqué un collègue, et plus d’un d’ailleurs, pour qui la rationalité devrait être plus qu’un simple instrument. Or je pense que c’est vraiment la rationalité instrumentale qui intéresse les économistes et ça se comprend. Pour l’illustrer, j’ai proposé un exemple dans mon livre : si vous voyez passer une voiture à toute allure sur la rue, vous pouvez vous demander pourquoi. On peut vous répondre que cette personne se dirige à toute allure à l’hôpital et que c’est normal de vouloir arriver vite à un endroit comme un hôpital. Mais pourquoi aller à l’hôpital ? La réponse peut être : parce qu’il y a un enfant malade qu’il faut sauver. Alors, c’est sûr que si on veut sauver un enfant malade, il faut se rendre le plus vite possible à l’hôpital. Dans ces deux cas, la rationalité invoquée est clairement instrumentale. Mais si on continue : pourquoi sauver un enfant malade ? Alors là, ce n’est plus la rationalité instrumentale qui se présente. Ce n’est plus, en effet, ce qui nous intéresse. Ce sont des valeurs qui sont en cause. On voit ici la différence entre instrumental et non instrumental, mais en économie ce qui nous intéresse, c’est la rationalité comme instrument pour celui qui se dit : après tout, il y a un avantage à faire telle chose ; cela répond à mon intérêt au but que je me donne : je prends les moyens d’y arriver. 21 Il en fut ainsi, je pense, dans l’histoire de la pensée économique depuis les classiques. L’économie est apparue au milieu du 18e siècle. J’aime bien prendre l’exemple que Revue Interventions économiques, 67 | 2022 374 propose Turgot dans son ouvrage principal10. Soit, dit-il, un marchand de vin qui offre quatre pintes à un fermier pour obtenir un baril de blé. Mais si le fermier qui vend le blé apprend qu’il peut obtenir 7 ou 8 pintes au lieu de 4, il n’est pas assez fou pour acheter ce qu’offre le premier marchand ; il va se tourner vers celui qui offre 7 ou 8 pintes. C’est de cette façon que Turgot expose pour l’une des premières fois, en 1766, le développement d’une pensée, d’une analyse proprement économique. Le relais va être pris ensuite par Smith, Ricardo, et bien d’autres, mais toujours, on va analyser ce qui résulte du comportement des individus qui ont des intérêts et qui prennent les moyens de les satisfaire. Les marginalistes, par la suite, ont repris cette idée, mais en introduisant un appareil qui se prêtait davantage à l’analyse mathématique et qui va les amener à parler de la maximisation comme d’un principe de base. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire de la rationalité. Au 20e siècle, avec Samuelson en particulier, la rationalité est définie par la cohérence, par le fait que les décisions ne peuvent être contradictoires entre elles. Ceci posera cependant beaucoup de problèmes. Les théoriciens de l’époque en ont discuté. Les économistes, mais aussi les théoriciens de l’épistémologie économique. Pourquoi la cohérence, étant donné les changements de goût qui sont parfaitement légitimes et qui sont même exigés s’il est possible d’apprendre, bref si l’on donne un sens à l’idée d’éducation ? Pour apprendre, il faut changer ses goûts et ses façons de voir. Ceci a troublé beaucoup de penseurs et d’économistes, je pense en particulier à ceux qui se sont intéressés à la question de savoir si les choix doivent être transitifs indépendamment du contexte. C’est quelque chose qui ne pouvait pas ne pas intéresser ceux qui réfléchissent sur l’analyse économique, sur ce qu’est l’économie. En particulier, les épistémologues de l’économie. 22 Il y a encore d’autres questions. En particulier, on a beaucoup relié le principe de rationalité à l’individualisme économique. Par-là, on entend que ce sont les individus qui sont dits rationnels et que tout est basé là-dessus. Cela a donné lieu à de nombreux débats qui m’ont aussi beaucoup intéressé. Je pense qu’il est important dans ce domaine de bien définir ce qu’on entend par individualisme, qui n’implique pas d’adhérer à un constructivisme social, à l’idée voulant que la société soit construite à l’aide d’éléments individuels. À son tour, cet individualisme pose d’autres questions sur ce qu’est l’individu. On a même parlé de la fragilité du soi. Est-ce que cet individualisme exige, au point de la rendre difficilement défendable, l’idée même de « soi », au sens qu’évoque mieux le mot anglais « self » ? Voilà autant de problèmes philosophiques posés par la théorie économique. 23 IE : Sur ce point en particulier, on peut penser aux remarques introductives de l’anthropologue, Louis Dumont, à son ouvrage L’Homo Aequalis11. Dans le fond, écrit-il, les sociétés humaines se divisent en deux catégories : les sociétés de type holistique, collectives, et les sociétés qui sont centrées sur l’individu et au sein desquelles l’individu est la société. Et Dumont de souligner que nos sociétés sont les premières dans l’histoire de l’humanité à être centrées sur l’individu. Il y a matière à réflexion dans ce que dit Dumont parce que si on suit son raisonnement, ce qui est central, ce n’est pas tellement la liberté, mais l’individualité. À cet égard, au 19 e siècle, on ne parlait pas de libéralisme, mais d’individualisme et c’est en opposition à celui-ci que le mot socialisme a été inventé et utilisé, par Pierre Leroux et Robert Owen entre autres. Cet exemple nous invite à rester prudents avec les termes. J’aimerais que vous y reveniez et, par la même occasion, que vous reveniez sur le néolibéralisme que j’évoquais plus haut. N’est-il pas d’ailleurs paradoxal, comme Gilles Dostaler aimait le rappeler, que le mot néolibéralisme renvoyait à la fin du dix-neuvième siècle et dans les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 375 années 1930 a une vision interventionniste de l’État. Dans ce sens-là, on retrouve le fameux débat ouvert par Isaiah Berlin entre liberté positive et liberté négative. Ce sont des questions qui me semblent très importantes et sur lesquelles vous avez eu l’occasion de réfléchir de manière assez approfondie. 24 Maurice Lagueux : C’est intéressant que vous parliez de Louis Dumont. Parce qu’il est même allé jusqu’à soutenir que Marx est d’abord un individualiste. 25 IE : Plus précisément, il nous fait part de son embarras à propos de Marx, hésitant à le classer parmi les individualistes ou les holistes. 26 Maurice Lagueux : Je m’appuie sur un souvenir qui remonte très loin dans le temps, mais le fait qu’il n’exclut aucunement d’associer Marx et individualisme est déjà une réflexion inattendue sur la nature de l’individualisme. Je reviendrai plus loin sur le libéralisme et sur Marx, mais pour en finir avec la rationalité, parmi les débats qui intéressent l’épistémologue il y a, entre autres, une question à laquelle je me suis beaucoup intéressé, soit celle de savoir s’il est vraiment possible d’être irrationnel. À force de définir la rationalité en termes de maximisation, il devient presque normal d’être irrationnel. Dans ce sens-là, je pense en effet que toute personne peut être dite irrationnelle, faute de maximiser constamment. Mais la situation est bien différente si on définit la rationalité autrement, comme le font, par exemple, les économistes « autrichiens » qui sont allés le plus loin dans ce sens-là en admettant que tout ce qui est orienté vers un but est rationnel. Est-ce qu’on peut agir sans être orienté vers un but, un certain but qui peut varier d’ailleurs selon les goûts des individus ? Ça pose un problème auquel je me suis beaucoup intéressé12. 27 Dans la même veine, on peut s’interroger sur cette rationalité minimale dont j’ai parlé. Je pense qu’elle suffit pour rendre compte de l’économie. On va me reprocher le fait que c’est un peu vague et que ce n’est pas précis comme l’est la maximisation, mais je ne suis pas certain que la maximisation puisse être aussi aisément définie si on admet la possibilité de changer d’idée. Éviter ce piège supposerait de postuler une omniscience et même une omniscience absolue particulièrement difficile à définir. Alors c’est pour ça que les économistes, eux-mêmes, ont rencontré des problèmes à propos de la rationalité. L’un des textes qui a le plus marqué la pensée économique moderne est évidemment le fameux article de Friedman13 qui nous dit, en somme, de ne pas perdre son temps à s’interroger sur la rationalité et que l’important est de pouvoir prédire efficacement. Ce texte et les trois fameux exemples que présente Friedman et qu’on a repris partout, même s’ils sont très malavisés à mon sens, m’ont aussi beaucoup intéressé14. 28 Ce qui est plus intéressant dans le texte de Friedman et dans d’autres qui vont suivre, c’est le lien qui est fait avec la sélection naturelle. Comment peut-on penser l’activité économique si, au fond, on peut se débarrasser de la rationalité en évoquant plutôt une sorte de sélection naturelle – ce que Friedman fait d’une certaine façon avec ses deux derniers exemples, soit celui portant sur les feuilles d’un arbre tournées vers le soleil et celui portant sur les joueurs de billard. C’est un thème qui a été développé aussi par d’autres économistes, par d’autres théoriciens de l’économie ou par d’autres philosophes de l’économie. Par exemple, on a comparé à cette forme de sélection les théories basées sur la main invisible au sens que Hayek donne à cette expression en s’appuyant sur l’idée qu’un équilibre puisse se réaliser par les diverses interventions libres des individus. Sans doute, c’est très différent de la sélection naturelle, mais justement ce sont ces différences qu’il est intéressant de souligner 15. Celui qui est allé le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 376 plus loin dans cette direction, c’est peut-être Gary Becker16. Il essaie de montrer qu’on peut arriver aux mêmes conclusions – ce qui est très discutable – que celle des économistes plus traditionnels en supposant que tous les agents sont irrationnels en ce sens qu’ils choisiraient au hasard ou ne bougeraient pas devant les changements de situation. Voilà encore une considération qui a alimenté ma réflexion sur la pensée économique17. 29 En conclusion, je dirais que si la rationalité économique est quelque chose d’important, c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, c’est la clé des explications fournies par les économistes. Expliquer vraiment c’est montrer en quoi en économie telle situation est raisonnable. J’ai illustré cela en prenant l’exemple de quelqu’un qui cherche un logement en ville et, n’en trouvant pas, se fait dire : « c’est parce qu’il y a un plafond qui est imposé sur les loyers ; dans un tel cas, ça crée toujours une pénurie de logements ». Le type ne sera pas convaincu, car il veut savoir pourquoi ça crée cet effetlà. Il trouverait au contraire très sympathique l’idée de logements bon marché engendrés par ce plafond. Il comprendra seulement si on lui explique que, quand le propriétaire de logements voit ses coûts dépasser ce qu’il peut gagner d’un loyer, il ne sera pas assez fou pour se mettre à offrir des logements à loyer sans y trouver un gain réel. À ce moment-là, l’individu va avoir la conviction qu’on lui a enfin donné une explication. Ce n’est pas suffisant de dire que ça se passe toujours comme ça. En sciences physiques, d’une certaine façon, ça peut l’être. Si c’est une loi générale, il n’y a dans ce cas rien d’autre à expliquer. Mais en économie, on ne peut se permettre de dire que c’est en vertu d’une loi générale que les choses se passent de telle ou telle manière ; on veut savoir pourquoi. Et on parvient à se dire : « oui je comprends pourquoi », dans la mesure où, après tout, si ça s’explique, c’est parce que les gens sont rationnels et trouvent intérêt à agir comme ça. C’est sur ce genre de question que je me concentre, en particulier, dans mon livre, Rationality and Explanation in Economics. 30 IE : Pourquoi vous être intéressé au néolibéralisme ? Qu’est-ce qu’il reste aujourd’hui à votre avis de tous ces débats à son sujet, débats qui sont souvent, disons-le, superficiels ? 31 Maurice Lagueux : Je dirais d’abord que l’intérêt s’est imposé de soi. Dans les années où mon groupe de recherche fonctionnait, le néolibéralisme était présent partout. On est dans les années 1980. La pensée de Milton Friedman semblait s’imposer partout et se reflétait dans la politique de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. 32 IE : À cette époque-là, on parlait davantage de monétarisme que de néolibéralisme. Avec la crise de la dette des années 1980, c’était le monétarisme, avec notamment les « Chicago boys », qui était dans le point de mire. Le terme néolibéralisme s’est imposé rapidement par la suite. 33 Maurice Lagueux : Oui, mais ça demeure vrai qu’il y a un lien assez étroit entre le néolibéralisme dont Milton Friedman était le principal représentant et les thèses monétaristes qu’il a développées. J’avoue que ce n’est pas cet aspect du débat qui m’a directement intéressé. Peut-être parce que ça pose moins immédiatement un problème d’ordre épistémologique. Ce que je trouvais intéressant à la fois pour l’épistémologie et pour l’histoire de la pensée économique, c’est de voir comment le néolibéralisme est apparu dans cette période-là et comment il s’est substitué à ce qu’on appelait, et qu’on devrait encore appeler, le néoclassicisme ou l’économie néoclassique. Je sais que beaucoup d’économistes néolibéraux se disent néoclassiques, et en fait les mots peuvent être utilisés de diverses façons, mais l’important c’est la différence très grande Revue Interventions économiques, 67 | 2022 377 qui existe entre les économistes néoclassiques, en gros de Léon Walras à Paul Samuelson, qui ont marqué très profondément la pensée économique de leur temps et les néolibéraux qui, sur toutes sortes de points, sont à contrepied de ces auteurs. 34 En particulier, il y a quatre points sur lesquels je me suis arrêté. D’abord, la lutte contre les monopoles. C’est l’un des triomphes de l’économie néoclassique, du moins de celle du 20e siècle. Friedman remet totalement en cause cette idée. Le seul monopole dangereux, dira-t-il, c’est le monopole conçu et créé par l’État. En deuxième lieu, les économistes néoclassiques ont également beaucoup mis l’accent sur la répartition des revenus et l’État-providence (le Welfare state) qui a été associé largement à leur entreprise théorique. C’est évidemment quelque chose que les néolibéraux ont rejeté : l’État doit intervenir le moins possible. Je parlais tout à l’heure des externalités pour les économistes libéraux, et c’est la troisième raison pour laquelle je me suis intéressé à leur approche. Les néo-classiques s’étaient donné pour mission de corriger les externalités. Les externalités, c’est ce qui échappe au marché en quelque sorte. Comme il s’agissait de bâtir un marché qui n’est pas nécessairement là, déjà donné, les néoclassiques vont proposer des moyens de construire quelque chose qui ressemble à la concurrence parfaite. Et donc, dans ce cas, il faut intervenir pour corriger ces externalités qui gênent complètement le bon fonctionnement du marché. Voilà encore quelque chose que les néolibéraux rejettent. Il n’est pas question que l’État intervienne et construise le marché ! Le marché, pour eux, est déjà là et il s’agit d’en tirer parti. Enfin, rappelons que les néoclassiques avaient fait bon ménage, si j’ose dire, avec la pensée de Keynes, qui suppose une intervention de l’État importante. Les néolibéraux vont s’opposer à la pensée de Keynes qui avait dominé la macroéconomie et influencé l’activité de l’État au cours des trente glorieuses, les années qui courent jusqu’à la mi-1970. 35 Ce sont ces questions-là qui m’ont intéressé18. Le néolibéralisme veut être une reprise en quelque sorte du libéralisme qui, après avoir triomphé au début et au milieu du 19 e siècle, avait été progressivement oublié, voire carrément rejeté dans le dernier quart ou le dernier tiers du 19e siècle pour faire place progressivement à un néoclassicisme qui est très différent, pour les raisons qu’on a vues, de la pensée libérale qui prévalait auparavant. Le néolibéralisme entend renouer avec le libéralisme classique, mais en le radicalisant beaucoup, et, surtout, en apportant des réponses, discutables, mais souvent très ingénieusement argumentées, aux problèmes auxquels celui-ci n’avait su répondre. Il y a quand même des recherches théoriques intéressantes chez les économistes libéraux, je tiens à le souligner. Toujours est-il que j’essayais d’y voir plus clair dans cette évolution de l’histoire économique, une histoire qui est à la fois intéressante et intrigante par ses renversements auxquels j’ai fait allusion. 36 IE : Abordons maintenant l’actualité de Marx ? Est-ce un auteur qui mérite encore d’être étudié aujourd’hui ? Vous vous êtes notamment beaucoup intéressé à la question de la valeur. Vous avez d’ailleurs eu de nombreux échanges avec Gilles Dostaler à ce sujet. Il y a une facette qui est aussi extrêmement importante chez Marx, c’est sa vision de l’économie mondiale. On se souvient de ce que disait Schumpeter à son propos : Marx fut le premier grand théoricien de la croissance économique. Ne pourrions-nous pas dire aussi que Marx fut le premier grand théoricien de la globalisation ? On retrouve en effet dans ses textes la vision d’un marché mondial unifié, obéissant à une seule loi : celle du capital. Ne va-t-il d’ailleurs pas jusqu’à écrire dans une note de bas de page que pour des questions d’ordre méthodologique, il faut supposer que le monde est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 378 comme un seul et unique État pour ensuite regarder comment se développe et se poursuit l’accumulation. Certains aspects de son œuvre ont certainement vieilli, mais en même temps, lorsqu’il est question de croissance ou de globalisation, Marx reste un auteur d’actualité. 37 Maurice Lagueux : Oui je pense que vous avez raison de souligner cette dimension de la pensée de Marx. J’ai d’ailleurs écrit un article que j’ai intitulé « Grandeur et misère du socialisme scientifique »19, où je souligne effectivement la contribution de Marx à l’analyse de ce développement. D’ailleurs une des conclusions de ce texte me paraît tout à fait évidente – en fait, ce n’est même pas une conclusion, c’est un constat – à savoir que Marx est un penseur qui a beaucoup à nous dire sur le capitalisme, mais qui n’a rien à nous dire sur le communisme que, pourtant, il annonce et appelle de ses vœux. En effet, il n’apporte rien qui puisse nous éclairer sur ce que peut être une société communiste. Il y a bien de brefs passages dans la Critique du programme de Gotha (1875) ou encore dans certains « écrits de jeunesse » dans lesquels il nous chante la beauté qu’il y a à aller à la pêche le matin, à la chasse l’après-midi et à faire de la critique le soir … Mais ce n’est pas ça qui peut nous aider à comprendre ce que peut être et pourrait être un régime communiste. Sa pensée a beaucoup contribué à la compréhension de ce qu’est le capitalisme et, forcément, à la manière de le remettre en cause et, donc, à définir les conditions qui rendent possible une révolution et la tentative de construction d’un monde différent, mais en fin de compte, ce n’est pas étonnant que ça ait donné les échecs que nous connaissons. 38 Pour revenir à la question, je pense que Marx a permis plus que n’importe qui à son époque de comprendre ce qui se passait au 19e siècle dans lequel il vivait et de comprendre le monde économique dans sa globalité, dans toutes ses dimensions en fait. Et dans ce sens-là, il est certain que l’on peut, comme vous disiez, saisir la progression, la productivité du capitalisme et en même temps comprendre comment, au fur et à mesure qu’il se développe, on aboutit à ces contradictions qui devaient permettre un changement de régime. On peut même parler à ce propos d’un évènement théorique. Je reprends cette expression d’un auteur que je n’aime pas particulièrement, Louis Althusser20. L’expression est bien choisie parce que, pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité, l’idéal de justice (ou de transformation du monde pour le rendre plus égalitaire et plus juste) et l’idéal scientifique se trouvent réunis. On a eu bien avant Marx de grands auteurs qui ont clamé avec force l’égalité, mais, en général, ils n’avaient rien à dire de très scientifique. L’inverse est vrai aussi : les savants ne se préoccupaient pas tellement de l’égalité entre les peuples et entre les hommes. Marx est peut-être le premier à présenter les choses dans une perspective scientifique. J’ai, moi-même, essayé de souligner les nombreuses limites de cette entreprise scientifique, mais elle était suffisamment sérieuse pour que la plupart des intellectuels du 19e et beaucoup de grands esprits au 20e siècle, du moins jusque dans les années 1970, voient dans le marxisme une science, une véritable démarche scientifique et en même temps la présumée construction d’un monde meilleur et plus égalitaire. Évidemment la science a évolué et on a vu toutes les carences et les limites de la pensée de Marx. Et c’est bien normal. Parce que les sciences évoluent et se développent de cette façon-là, soit par la remise en cause de ce qu’ont été les analyses des périodes passées. C’est vrai de la physique et de la biologie, comme c’est vrai de la sociologie et de l’économie, mais il n’en demeure pas moins que Marx a quand même marqué pour la première fois cette conjonction de la recherche scientifique et de l’idéal de justice. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 379 39 C’est là une des raisons qui incitent à l’admirer. Je n’ai jamais été un militant marxiste et je n’ai jamais été très profondément convaincu du bien-fondé de cette entreprise. Aussi, j’ai été l’homme le plus surpris du monde quand j’ai appris qu’au tournant des années 1970, bien des gens me considéraient marxiste. C’était la belle période du marxisme. Aussi, je me sentais plutôt gêné de ne pas y adhérer comme tout le monde, mais ça m’a amené quand même à m’intéresser au marxisme. Comme je le disais tout à l’heure, on ne peut pas vivre dans notre monde sans s’interroger sur les idées de l’époque. C’est ce qui m’a amené à étudier beaucoup Marx et à publier mon premier livre justement sur le marxisme des années soixante, puis à écrire par la suite les trois articles auxquels vous faisiez allusion sur ce qu’a été la pensée de Marx. 40 IE : Revenons à Schumpeter, mais de façon différente. Schumpeter connaît fort bien l’œuvre de Marx – c’est d’ailleurs l’un des rares économistes libéraux à avoir lu attentivement Marx –. Il en reconnaît clairement les qualités, mais en même temps, il en est très critique21. Dans le fond, s’il y a autant d’ambiguïté dans l’œuvre de Marx, n’est-ce pas parce que son projet était trop ambitieux, pour ne pas dire démesuré ? Ne s’est-il pas aussi piégé lui-même avec sa théorie de la valeur-travail ? Cela fait partie des débats, mais, en même temps, s’il reste encore quelque chose encore de lui aujourd’hui, n’est-ce pas justement, comme vous venez de le souligner, cette ambition, mais aussi cette capacité originale d’être un économiste militant qui s’interroge non seulement sur les évolutions et les transformations du monde, mais aussi sur cette question fondamentale à laquelle aucun autre économiste n’avait répondu avant lui : d’où viennent les inégalités dans ce monde capitaliste qu’il voyait s’étendre toujours davantage ? 41 Maurice Lagueux : Tout à fait. Je pense que c’est ça qui le caractérise et qui fait sa grandeur. Quand je parle de grandeur et de misère du socialisme de Marx, c’est cette dimension-là que j’évoquais. C’est intéressant que vous parliez du problème de sa théorie de la valeur. J’ai écrit un article22 où j’essaie de situer son rapport aux principes de conservation qui étaient très importants à cette époque-là. Ça me paraissait intéressant de situer le débat dans ce contexte-là, mais ce que l’on reproche à Marx et à sa théorie de la valeur – ce que Bortkiewicz et d’autres ont souligné, notamment à propos de la transformation de la valeur en prix – c’est quelque chose qui est dans le Livre III du Capital qui est demeuré inédit. Inédit probablement en bonne partie parce que Marx voyait bien qu’il y avait quelque chose là-dedans qui n’allait pas tout à fait, contrairement à Engels qui était fort enthousiaste à ce propos. J’y suis revenu à quelques reprises, notamment dans le texte que j’ai écrit avec Gilles Dostaler. 42 IE : Effectivement. Et c’est aussi dans le livre III qu’on retrouve la fameuse loi de baisse tendancielle du taux de profit à propos de laquelle Marx était tout sauf satisfait. J’aimerais revenir, professeur Lagueux, sur cette collaboration avec Gilles Dostaler. Vous l’avez déjà évoquée, vous avez cosigné un article avec lui et collaboré à certains ouvrages qu’il a dirigés. Avec le recul, comment voyez-vous son œuvre et sa contribution à l’histoire de la pensée économique, surtout celle de Keynes ? 43 Maurice Lagueux : Je connais surtout Gilles Dostaler à travers les échanges verbaux qu’on a eus, entre autres lors de divers congrès. Je suis un lecteur plutôt très lent. Je médite toujours sur ce que je lis, et je n’ai pas été amené à lire beaucoup de ses œuvres, surtout dans la dernière partie de son œuvre, celle sur Keynes, parce que, déjà à l’époque, j’étais plongé dans la philosophie de l’architecture. Mais comme je le mentionnais précédemment, j’ai eu l’occasion d’échanger avec lui sur la théorie de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 380 valeur chez Marx et de collaborer à la publication de L’échiquier centenaire. J’ai toujours admiré chez lui son sens de l’analyse et de la réflexion. Il avait tendance, comme j’ai moi-même essayé de le faire, à rendre justice à ce qu’on peut trouver de meilleur chez un auteur comme Marx, ou d’autres d’ailleurs, mais sans en faire pour autant une idole. Je pense notamment à l’école d’Althusser et à ceux qui en ont fait le symbole, pour ne pas dire l’incarnation de la science, de la science historique. Gilles Dostaler, peut-être autant que moi, était très éloigné de cette manière de penser. Beaucoup de mes contacts avec lui se sont faits aussi dans le cadre du groupe de recherche en épistémologie auquel il participait à l’occasion et surtout dans celui de l’Association d’économie politique, qu’il a fondée et dont il a été le président et l’animateur pendant de très nombreuses années. Vous en avez vous-même été le président, je crois, et je sais que vous y étiez très associé. J’ai pu apprécier son travail, à deux égards. D’abord, comme animateur qui savait se faire respecter par l’ensemble des membres, non sans introduire parfois un certain humour, que j’appréciais, dans les relations humaines. Et bien sûr comme spécialiste de la pensée économique, avec un sens des nuances dans sa réflexion sur l’économie et sur les problèmes posés par la pensée économique. Ce n’était pas seulement Marx qui était en cause dans l’association ; c’était un lieu où l’on pouvait réfléchir sur l’économie politique, au sens que l’expression avait encore à l’époque. Non pas toute la pensée économique, mais celle qui est sensible aux problèmes d’égalité et de justice. Ce qui est quand même un des objectifs, ou du moins devrait être l’un des objectifs, de la science économique. 44 IE : Maurice Lagueux, un très grand merci pour cette entrevue. Entretien réalisé par Christian Deblock, le 2 novembre 2021 NOTES 1. L’ouvrage a été dirigé par Gilles Dostaler avec la collaboration de Maurice Lagueux. Il a été publié en 1985 aux éditions La découverte et aux Presses de l’université du Québec. 2. Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005. 3. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1942 pour l’édition française. 4. À propos de l’ouvrage de Maurice Lagueux, Rationality and Explanation in Economics. New York, Routledge, 2010. https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1634 5. Cf. « Learning from the debate on Externalities » dans Backhouse Roger, Daniel Hausman and Uskali Mäki & Andrea Salanti (eds.) Economics and Methodology: Crossing Boundaries, Londres, Macmillan, 1998, p. 120-147 et « The residual character of externalities », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 17, n° 4, octobre 2010, p. 957-973. 6. Maurice Lagueux, « Peut-on séparer science et idéologie en économique ? », Revue de philosophie économique, n˚ 11, 2005, p. 85-111. Cet article doit paraître à nouveau parmi une sélection d’articles que cette revue doit publier dans un numéro spécial à l’occasion de son vingtcinquième anniversaire. 7. « What's Wrong with Metaphors in Economics? the Case of Hydraulic Metaphors », dans Lowry, Todd (dir.) Perspectives on the History of Economic Thought, vol VIII, Aldershot, Hants., Revue Interventions économiques, 67 | 2022 381 Edward Elgar Publishing, 1992, p. 35-50. Voir aussi : Maurice Lagueux, « Do Metaphors Affect Economic Theory ? », Economics and Philosophy, vol 15, n° 1, 1999, p. 1-22. 8. « Agents économiques et rationalité» dans Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi (dirs.) Philosophie économique, Un état des lieux, Paris, Éditions Matériologiques, 2017, p. 489-502. Voir aussi « The Forgotten Role of the Rationality Principle in Economics », Journal of Economic Methodology, vol 11, no 1, 2004, p. 31-51. Enfin, «Analyse économique et principe de rationalité», Revue de Synthèse, Paris: Albin Michel, 1, janvier-mars 1993, p. 9-31. 9. « L’agent économique : rationalité maximale ou minimale », Cahiers d’économie politique, Paris, L’Harmattan no 49, 2005, p.143-157. 10. Anne Robert Jacques Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses 1766 11. Louis Dumont, l’Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977. 12. « How Could One Be Irrational? » dans Marion Mathieu & Cohen Robert S. (eds), Quebec Studies in the Philosophy of Science, livre II: Biology, Psychology, Cognitive Science and Economics, Collection «Boston Studies in the Philosophy of Science», Dordrecht: Kluwer, 1995, p. 177-192. 13. Friedman, Milton, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1953. 14. « Friedman's ‘Instrumentalism’ and Constructive Empiricism in Economics », Theory and Decision, vol 37, 1994, p. 147-174. 15. « Ordre spontané et darwinisme méthodologique chez Hayek », dans Dostaler Gilles et Diane éthier (dirs.), Friedrich Hayek, philosophie, économie et politique, Paris: Economica, 1989, p. 87-103. 16. Becker Gary, « Irrational Behavior and Economic Theory », Journal of Political Economy, 1962, 70. p. 1-13. 17. « Kirzner vs Becker: Rationality and Mechanisms in Economic Discourse » dans Hebert, Robert (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol IX, Aldershot, U.K.: Edward Elgar, 1993, p. 37-50. 18. « Libéralisme et néolibéralisme » dans Gilles Kévorkian (dir.) La pensée libérale, histoire et controverses, Paris, Ellipses, 2010, p. 357-377. Voir aussi « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, no 16-17, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 129-152. 19. « Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n˚ 2, oct. 1983, p. 315-340. 20. Par exemple, dans un contexte légèrement différent : Louis Althusser, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1972 p. 52. 21. Voir à ce sujet le numéro de la revue Interventions économiques consacré à Schumpeter : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1463 22. « Le principe de conservation de la valeur et le problème de la transformation », Dialogue, vol. 23, n˚ 1, mars 1984, p. 85-102. Paru également avec additions dans Un échiquier centenaire. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 382 Les enjeux actuels en économie du travail à partir d’une approche institutionnaliste Entretien avec Diane-Gabrielle Tremblay Contemporary Challenges in Labour Economics; an Institutionalist Approach Diane-Gabrielle Tremblay est professeure à l’université TÉLUQ après avoir été professeure substitut à l’université de Sherbrooke (www.teluq.ca/dgtremblay). Elle détient un doctorat en sciences économiques, en économie du travail, de l’université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, ainsi qu’un DEA (diplôme d’études Revue Interventions économiques, 67 | 2022 383 approfondies) de 3e cycle en sociologie du travail, de l’université de Paris VII, Jussieu. Elle avait auparavant fait un baccalauréat et une maîtrise en sciences économiques à l’UQAM. Elle est aujourd’hui titulaire d’une chaire de recherche sur les enjeux socio-organisationnels de la société du savoir, après avoir été titulaire d’une chaire de recherche du Canada de 2002 à 2016 (www.teluq.ca/ chaireecosavoir). Elle a été présidente de l’Association d’économie politique de 1994 à 2008. Elle est coresponsable du réseau ‘Gender, Work and Family’ de la Society for the Advancement of Socio-Economics, directrice de l’ARUC sur la gestion des âges et des temps sociaux (www.teluq.ca/aruc-gats). Elle codirige la revue Interventions économiques depuis 2001 et est membre du comité de rédaction de la Revue française de socio-économie 1 Interventions économiques : Diane-Gabrielle Tremblay, vous êtes professeure à la TÉLUQ, à l’École des sciences de l’administration. Vous êtes titulaire d’une chaire de recherche sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir, incluant les modèles du télétravail et du coworking, et vous dirigez aussi une équipe de recherche qui porte sur la thématique de l’articulation emploi/famille ou vie personnelle/ professionnelle et des temps sociaux. Vous avez dirigé de nombreux étudiants de maîtrise, doctorat, ainsi que des post-doctorants, et certains sont à leur tour devenus professeurs ou chercheurs dans des équipes de recherche. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous spécialiser dans ce domaine de l’économie du travail ? 2 Diane-Gabrielle Tremblay : En fait j’ai commencé à étudier en économie et j’ai été assez rapidement très intéressée par l’économie du travail, l’emploi, tout ce qui se passait sur le marché du travail. J’étais alors étudiante à l’UQAM, mais j’ai suivi deux cours en économie du travail à l’université McGill, des cours que j’ai trouvé particulièrement passionnants. Les deux professeurs avaient une approche institutionnaliste du marché du travail et c’est vraiment ce qui a confirmé mon intérêt pour le travail, l’emploi, la segmentation du marché du travail, les différences entre les hommes et les femmes sous plusieurs angles sur le marché du travail. Par exemple, le fait que les hommes et les femmes ne soient pas dans les mêmes secteurs d’emploi, qu’il y ait des écarts de salaires, de conditions de travail et autres différences, justement une segmentation du marché du travail et des conditions de travail. Par la suite, après un mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, et portant sur le programme de travail partagé et ses effets sur l’emploi, j’ai continué à m’intéresser au temps de travail et j’ai passé trois ans en France pour faire mon doctorat à l’université de Paris-I Sorbonne, mais aussi la scolarité de doctorat en sociologie du travail, à Paris VII-Jussieu. A ce moment-là, en France, il était beaucoup question du temps de travail, de la réduction du temps de travail et ça m’a beaucoup intéressée, par exemple comment l’aménagement du temps de travail pouvait éventuellement jouer un rôle dans divers secteurs, à ce moment-là c’était plus par rapport à la réduction du chômage en France. J’ai participé à un réseau féministe important en France sur les enjeux relatifs à l’articulation entre système productif et structures familiales et sur les méthodologies des approches comparatives hommes/ femmes, l’Atelier Production-Reproduction (APRE), et j’ai continué à me pencher sur la division sexuelle du travail. A l’Université de Paris I, Sorbonne, j’ai réalisé un mémoire de DEA de 3e cycle (Diplôme d’études approfondies) sur le travail des jeunes et aussi sur les contrats de solidarité dans divers secteurs d’activité ; ces contrats visaient à réduire le temps de travail pour les plus âgés, et à permettre aux jeunes d’entrer sur le marché Revue Interventions économiques, 67 | 2022 384 du travail, car le chômage était très élevé alors et l’accès à l’emploi très difficile pour les jeunes. 3 En revenant au Québec, je me suis davantage penchée sur l’articulation vie personnelle/ vie professionnelle ou conciliation emploi/famille. J’ai donc poursuivi mes recherches sur cette dimension temporelle, le fait que les femmes s’investissent davantage que les hommes dans les activités familiales et parentales; l’effet de ce surinvestissement féminin, et sous-investissement masculin m’a beaucoup intéressée. (Terssac et Tremblay, 2000) 4 Depuis ce temps-là, en fait depuis la fin de ma thèse, un grand nombre de mes projets de recherche ont porté sur cette question de conciliation emploi/famille, vie personnelle/vie professionnelle, le temps de travail, le temps hors travail, la différence entre ces temps-là du côté des hommes et des femmes et le soutien des entreprises au réaménagement du temps de travail. J’ai étudié divers secteurs professionnels, dont les infirmières, les avocat-e-s, les enseignant-e-s, les gestionnaires et cadres, le personnel navigant commercial (PNC) principalement. Par ailleurs, j’ai aussi travaillé sur les jeunes et sur les travailleurs plus âgés, et donc je m’intéresse aussi au parcours de vie : comment le temps de travail et les conditions de travail se transforment tout au long du parcours de vie, et selon cette théorie des parcours de vie, ou life course (par opposition à life cycle), les divers éléments du parcours ont une incidence sur la suite du parcours. 5 Je m’intéresse donc aux transformations du temps de travail, mais aussi de l’organisation du travail (télétravail, coworking, etc.) chez les jeunes, mais aussi dans les catégories plus âgées, comment ces groupes arrivent à concilier travail et famille notamment, quelles mesures sont nécessaires pour y arriver. Enfin, je m’intéresse à la fin de carrière : comment est-ce qu’elle se passe ? À quel moment les gens prennent-ils la retraite ? Pourquoi prennent-ils la retraite à ce moment-là ? Est-ce qu’il y a des éléments qui peuvent les inciter à rester en emploi, s’ils le souhaitent ? Donc, finalement, la majorité de mes recherches depuis la maîtrise porte sur les thématiques liées à l’emploi, au temps de travail, à la vie professionnelle et aux différences hommesfemmes. J’ai aussi travaillé sur l’innovation et le rôle des ressources humaines, de la coopération, de la créativité dans l’innovation technologique et organisationnelle, dans le cadre de la thèse de doctorat et dans des recherches ultérieures sur les grappes industrielles. 6 IE : Donc vous avez réalisé des recherches dans lesquelles vous vous êtes intéressée à des domaines très variés qui touchent essentiellement l’humain au travail. 7 Diane-Gabrielle Tremblay : Tout à fait, oui. En fait je m’inscris dans une perspective d’économie institutionnaliste, qui accorde beaucoup d’importance au rôle des institutions dans les parcours des personnes. Ainsi, je m’intéresse à cette dimension humaine des hommes, des femmes, de leur parcours professionnel, de leur vie personnelle et familiale, notamment parce que je considère qu’il y a une imbrication très, très forte entre les deux sphères de vie (emploi et vie personnelle). Je m’intéresse à la manière dont les institutions au sens large, que ce soit l’éducation, la formation professionnelle, le syndicalisme, l’organisation du marché du travail à travers toutes ces institutions, comment ces institutions vont influencer la situation des femmes et en partie influencer leurs choix professionnels. 8 Je pense que les « choix » (entre guillemets) des femmes ne sont pas des choix sans contrainte. Ces « choix » sont évidemment faits sous contraintes, souvent même de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 385 fortes contraintes, notamment de la participation de leur conjoint éventuellement ou de leur non-participation aux responsabilités familiales, ainsi que du soutien ou de l’absence de soutien de l’employeur. Il y a tout un ensemble de contraintes aussi, toutes les conditions du marché du travail, les horaires de travail variant selon les secteurs, la vie en entreprise. Par exemple, est-ce qu’on propose du travail à plein temps ? Du temps partiel ? Est-ce que les femmes par exemple dans la santé sont obligées de faire des heures plus longues, du temps supplémentaire obligatoire comme on l’a vu récemment ? Donc je m’intéresse à la manière dont toutes ces institutions agissent, plus particulièrement dans le cas des femmes. Ainsi, dans le secteur de la santé c’est l’organisation collective du travail, l’organisation patronale, l’organisation syndicale, les conventions collectives notamment, qui sont les institutions déterminantes. De ce fait, l’élaboration de leurs horaires de travail et leurs obligations face à leur emploi sont fortement déterminées par ces diverses institutions du marché du travail et de leur milieu de travail propre. 9 C’est pour cela que je parlerais plutôt de « choix sous contraintes » en ce qui concerne le temps de travail et la conciliation vie personnelle-familiale-professionnelle, puisque j’ai vu par exemple que certaines femmes « choisissent » (entre guillemets) du temps partiel, mais simplement parce qu’elles n’arrivaient pas à avoir un horaire régulier de jour et avec le temps supplémentaire obligatoire, c’est encore pire. Donc cet aspect m’intéresse beaucoup : comment les institutions peuvent modeler les décisions personnelles ou individuelles ? Cela me paraît important à mettre en évidence. 10 IE : Oui, comment cela oriente-t-il les choix de vie, finalement ? 11 Diane-Gabrielle Tremblay : Exactement, ça oriente les choix de vie. Si on adopte une perspective économique traditionnelle (j’ai une formation en économie qui couvre à la fois les théories traditionnelles et les nouvelles théories ou les théories hétérodoxes), l’essentiel le marché du travail est comme tout autre marché largement déterminé par l’offre et la demande, ou par les prix (ou salaires). Or, dans la foulée des économistes institutionnalistes (Tremblay, 2007, 2002) qui ont alimenté mes travaux à partir de mes études à McGill puis en France, les théories de la segmentation et tout ça, tous ces économistes hétérodoxes accordent plus d’importance aux institutions et à leur incidence sur les décisions des individus. Ils vont donc affirmer que l’offre et la demande ne permettent pas d’en arriver à un équilibre sur le marché du travail et on le voit bien puisqu’après la pandémie il y a eu une augmentation très forte du taux de chômage et le Québec a globalement connu des taux de chômage très élevé au fil des ans, donc je pense que ça démontre bien que ça n’est pas un marché comme les autres. 12 Le marché du travail est un marché qui est soumis à des institutions et au-delà de cela, je considère que les individus prennent leur décision dans ce contexte-là bien sûr ; il y a des préférences personnelles, il y a des dimensions psychologiques et tout, mais je pense qu’on oublie trop souvent comment ces décisions individuelles sont largement modelées par la société, les institutions et par la situation économique sur le marché du travail. Est-ce qu’on est en période de pénurie ou rareté de main-d’œuvre ou encore d’abondance de main-d’œuvre ? Est-ce que le taux de chômage est très élevé ? Est-ce que dans tel ou tel secteur, la demande pour certaines professions, par exemple les infirmières ou les enseignantes, est-ce qu’elle est très forte ? Donc il y a toute une série d’éléments comme ça : Quel est le niveau de salaire ? Quels sont les horaires ? Les théories traditionnelles diraient que tout se détermine par les salaires, l’offre et la demande ; or, c’est faux. Ainsi les femmes sont souvent dans des secteurs où leur travail Revue Interventions économiques, 67 | 2022 386 est sous-estimé et elles vont peut-être rester dans ces secteurs-là pour toutes sortes de raisons, parce que les horaires sont plus faciles à organiser avec la vie familiale, alors que d’autres secteurs exigent un surinvestissement, sans soutien organisationnel ou étatique, donc y a toute une série de variables qui vont rejoindre la dimension institutionnelle. 13 IE : Poursuivons la discussion sur les théories économiques. Adam Smith, le fondateur pour ainsi dire de l’analyse économique, était d’avis en 1776 que la poursuite de l’intérêt individuel était le meilleur moyen d’assurer la prospérité de la société. Est-ce que cette vision vous semble toujours valide ? 14 Diane-Gabrielle Tremblay : Pour ma part, je pense que l’action collective est au moins aussi importante, notamment pour assurer des changements positifs au sein de la société. Je pense que les thèses institutionnalistes sont importantes pour le développement et le renouvellement du discours en économie politique. Il faut souligner que les institutionnalistes se sont toujours intéressés aux problèmes du réel (chômage, emploi, travail, développement économique...) par opposition à la seule théorie pure, permettant moins d’intervenir sur les problèmes économiques et sociaux. Cela ne signifie pas que les économistes institutionnalistes ou ceux qui soutiennent ces thèses d’économie politique ne s’intéressent pas à la théorie, au contraire ; c’est plutôt qu’ils s’intéressent davantage à l’articulation théorie-réel, à la validation des théories, à leur pouvoir explicatif, de même qu’au désir de trouver des solutions aux problèmes du réel, ce qui les rapproche de la tradition institutionnaliste en science économique. 15 En effet, cet intérêt pour le réel et la solution des problèmes n’est pas propre aux économistes se situant aujourd’hui dans le champ de l’économie politique, ou encore de la socio-économie (au sein de la Society for the Advancement of Socio-economics notamment), puisque c’est là la tradition dans le champ de l’économie institutionnaliste. Par contre, cette école institutionnaliste, même si elle représente une certaine tradition en science économique, est tout de même minoritaire chez les économistes. On arrive mal à l’évaluer avec précision, mais certains l’ont estimé à entre 10 % et 20 %, selon que l’on retient une définition étroite ou large, et selon que l’on inclut ou non les étudiants, par exemple. On peut aussi souligner que plusieurs économistes, dont je suis, ont tendance à se rattacher au courant théorique institutionnaliste, sans nécessairement que cela ne soit toujours évoqué dans nos publications portant sur des sujets spécifiques en économie du travail ou autre. 16 Divers groupes d’institutionnalistes peuvent être identifiés, mais on s’entend généralement pour considérer qu’il y a essentiellement trois grands groupes. Les économistes institutionnalistes de la première génération (Veblen et Commons notamment), ceux de la deuxième génération, ou génération d’après-guerre, que l’on qualifie parfois de post-institutionnalistes, et enfin, les « nouveaux » institutionnalistes, qui regroupent des auteurs en économie du travail comme Michael Piore, Paul Osterman et d’autres qui se sont beaucoup intéressés à la segmentation du marché du travail, et aux marchés internes du travail, ou systèmes d’emploi, par exemple. 17 Je considère que mes recherches s’inscrivent dans la foulée de cette tradition de l’économie institutionnaliste américaine, mais aussi dans une certaine tradition française représentée notamment par l’économiste François Perroux, qui appelait à une économie du « genre humain », ou de la ressource humaine, ou encore de l’économiste Revue Interventions économiques, 67 | 2022 387 Henri Bartoli, qui invite à une économie “multidimensionnelle”. Ces penseurs institutionnalistes, qui ne représentent pas la tradition dominante en science économique, sont ceux qui inspirent le plus mes travaux et, réciproquement, dont mes travaux se rapprochent le plus, tant du point de vue de la méthodologie (souvent inductive) que du cadre théorique. 18 IE : Karl Marx, un autre économiste écrivant vers 1850 semblait conclure que le plus important est la lutte des classes. Dans le contexte actuel, Piketty dans son livre de 2013, Le Capital, semble démontrer qu’il y a maintenant des écarts de richesse substantiels. La lutte des classes est-elle une vision pertinente ou nécessaire ? 19 Diane-Gabrielle Tremblay : Les écarts de richesse sont un constat clair et ces écarts sont importants. En économie, je trouve l’approche des institutionnalistes, celle de Commons en particulier, intéressante et pertinente pour analyser les conflits. John Commons s’intéressait aux conflits d’intérêts qui existent toujours dans l’économie, et il se penchait surtout sur l’action collective. Comme de nombreux autres économistes institutionnalistes, Commons a beaucoup travaillé au développement de législations en matière de travail aux États-Unis, considérant qu’il fallait encadrer le marché pour qu’il fonctionne correctement. Ainsi, les économistes institutionnalistes ont joué un rôle déterminant dans la création des institutions de l’État-providence américain, au début du XXe siècle. Ils ont milité pour la reconnaissance syndicale et pour la mise en place de procédures de conciliation et d’arbitrage (McNulty, 1988). Ils ont également contribué au développement de diverses législations, par exemple sur les accidents du travail, sur le salaire minimum et sur l’assurance-chômage. 20 Les économistes institutionnalistes considèrent que les institutions jouent un rôle déterminant dans l’économie, comme c’est le cas chez Thorstein Veblen. Ces économistes voient l’activité économique comme le résultat de l’action volontaire, de stratégies d’acteurs, comme le propose John Commons. Commons considère que les économistes se trompent lorsqu’ils adoptent des concepts de la physique ou encore de la biologie, pour analyser les questions économiques. Pour Commons, ces modèles ne peuvent s’appliquer aux relations sociales, dont les relations de travail ou de production, justement parce que les activités humaines sont des activités volontaires, et non le simple résultat de forces inanimées, l’offre et la demande par exemple. C’est pour cette raison que Commons accorde autant d’attention aux institutions. En effet, les institutions sont essentielles pour qu’on en arrive à un certain ordre social, malgré l’existence de conflits d’intérêts. Commons définit une institution comme l’action collective qui maîtrise, qui libère et qui élargit l’action individuelle. Dans le domaine de l’économie du travail, des relations industrielles comme de la gestion du personnel, je pense que la dimension collective et les institutions constituent vraiment une dimension importante. 21 IE : Dans le dernier siècle, l’expansion territoriale semblait être la voie à suivre pour poursuivre les intérêts de la société. Celle-ci a été remplacée par l’expansion des marchés favorisée par la diminution des barrières tarifaires, ces frontières virtuelles. La mondialisation semble favoriser la prospérité. L’expansion est-elle possiblement sans limites ? 22 Diane-Gabrielle Tremblay : Certains considèrent que la mondialisation et la technologie sont les forces dominantes qui façonnent le développement économique, la nature de l’emploi, la structure des marchés du travail et la capacité des gouvernements à répondre aux influences de la mondialisation. Selon ce point de vue, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 388 la mondialisation et la nature de la technologie au niveau de l’entreprise déterminent les résultats en termes de statut d’emploi, de qualification (ou de déqualification des travailleurs), d’organisation des tâches, de contenu de l’emploi, de perte d’emploi, etc. 23 On met souvent l’accent sur la mondialisation et la technologie comme deux facteurs déterminants, mais je les considère plutôt comme des facteurs parmi d’autres, incluant toujours les institutions du marché du travail, qui influencent la nature du travail. Je réfuterais la vision déterministe souvent présentée en relation avec les changements technologiques et la mondialisation pour une vision plus multiforme et surtout non déterministe, tenant compte des institutions du marché du travail. Bien que ces facteurs ne puissent être écartés complètement, leur rôle dans l’évolution de la nature de l’emploi et du travail me semble souvent surestimé. D’autres facteurs importants sont également en jeu et les gouvernements ainsi que les entreprises et les syndicats ont des responsabilités dans ces développements, car ils conservent des pouvoirs considérables pour façonner ce que les économistes institutionnalistes préfèrent qualifier de systèmes d’emploi, une vision qui me semble plus juste que celle des « marchés » du travail, puisqu’il n’y a pas vraiment de fonctionnement en marché ici. 24 J’adhère plutôt à une vision institutionnaliste, ou multidimensionnelle (cf Bartoli, 1991), qui réfute le déterminisme technologique ou toute autre forme de déterminisme, et qui semble mieux refléter les changements observés. Bien que la technologie, l’économie du savoir et la mondialisation aient un certain effet sur l’emploi, elles ne déterminent pas entièrement les résultats, car ceux-ci sont différents dans diverses entreprises, divers secteurs, différentes régions, divers régimes de relations de travail, ou encore dans les pays développés et en développement. 25 Dans une perspective multidimensionnelle ou institutionnaliste, le choix de la stratégie d’entreprise, entre la minimisation des coûts et les approches qualité/innovation notamment, est souvent déterminé par des aspects institutionnels et influence fortement le contenu du travail, de l’emploi et la nature de la relation d’emploi. 26 Il faut aussi dire que le choix des stratégies de gestion d’une entreprise a également des effets au sein d’un secteur économique, employant des systèmes de production identiques, produisant des produits similaires, deux entreprises adoptant des approches de gestion radicalement différentes se traduiront par des environnements de travail très différents sur la base des choix organisationnels, et ces stratégies me semblent être fonction du contexte, des institutions, etc. 27 Finalement, les politiques gouvernementales locales, régionales et nationales façonnent également la nature des emplois, en influençant l’emploi à partir de la formation professionnelle ou de créations directes d’emplois, ou de stratégies de cluster (ou grappes industrielles) aux niveaux local et régional. Le niveau du chômage influence à son tour la façon dont les entreprises gèrent l’emploi et les travailleurs. Là où l’on a un chômage chronique élevé, les entreprises sont moins incitées à adopter des systèmes de gestion « centrés sur l’humain » ou à offrir des salaires et de meilleures conditions de travail afin d’attirer et de retenir la main-d’œuvre. De même, un marché du travail tendu, avec une rareté de main-d’œuvre, devrait se traduire par une offre de meilleurs salaires et conditions de travail par les entreprises et le développement de meilleures relations de travail afin d’attirer et de retenir la main-d’œuvre. Mais cela reste à voir, car plusieurs variables interviennent et on observe aussi des effets d’exclusion et de discrimination à l’endroit de certains groupes (femmes, groupes minoritaires ou minorités visibles par exemple). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 389 28 Au lieu d’une vision déterministe où la mondialisation et les changements technologiques déterminent tout, j’opte pour une vision non déterministe, institutionnaliste, accordant une grande importance au rôle des institutions. Les stratégies de gestion et de ressources humaines des organisations sont donc considérées comme des choix ou des variables intermédiaires qui résultent d’une série de facteurs (caractéristiques des travailleurs, des systèmes d’emploi, du milieu de travail, stratégies organisationnelles, normes juridiques et sociétales) qui contribuent tous à façonner les résultats individuels, organisationnels et sociétaux, comme le propose le modèle de Beer en relations industrielles.1 29 L’évolution du nombre d’emplois, des modes d’emploi et du contenu des emplois peut donc être attribuée simultanément à de multiples facteurs : les changements technologiques et organisationnels qui se produisent dans les entreprises (parfois, mais pas toujours nécessairement liés à la mondialisation), les politiques gouvernementales relatives à l’emploi (politiques de formation, de soutien à la création d’emplois) ainsi que l’attention portée (ou pas) par les entreprises et les gouvernements à l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale, ou encore aux effets d’exclusion ou de discrimination. Certaines initiatives peuvent influencer l’évolution de certains secteurs, comme on peut l’observer avec les initiatives du tiers secteur ou de l’économie sociale. En fait, même si la mondialisation et les changements technologiques ne sont pas totalement négligeables, les actions des entreprises, du tiers secteur et des gouvernements sont également des facteurs déterminants et doivent être pris en compte pour comprendre les évolutions observées en matière d’emploi et de travail. 30 IE : Votre thèse de doctorat portait sur la vision économique de Schumpeter qui écrivait vers 1950, une critique du processus de décision économique. Les entreprises à mesure qu’elles grossissent se bureaucratisent et l’État socialise plusieurs aspects de la vie économique, deux choses qui, selon Schumpeter, « sclérosent » la société et le développement de l’économie. Quels sont les éléments actuels de cette critique. Et quel est le rôle ou la place des politiques publiques dans ce cadre ? Comment s’articulentelles aux stratégies d’entreprises et quel est leur effet sur le marché du travail ? 31 Diane-Gabrielle Tremblay : Oui, effectivement, ma thèse traitait de divers économistes, dont Veblen et Schumpeter (Tremblay, 2014), notamment en ce qui concerne le développement économique. Les stratégies des entreprises sont importantes pour expliquer le développement de l’économie, l’évolution de la société, mais aussi celle des conditions de travail et de l’environnement de travail, et oui, l’État et les politiques publiques ont ou peuvent avoir une influence importante sur ces stratégies. Les politiques étatiques telles que les politiques d’éducation, de formation, d’équité en emploi, de grappes industrielles, et d’autres, ont une incidence sur les stratégies organisationnelles. Elles peuvent inciter les organisations à adopter une stratégie de qualité, d’innovation, ainsi que de qualité des conditions de travail, de même que d’inclusion de divers groupes. Leur recours à la main-d’œuvre féminine est également influencé par les politiques publiques touchant le congé parental (maternité et paternité), la garde d’enfants, etc., et la pandémie a révélé l’importance d’un tel soutien de l’État pour soutenir l’activité des femmes en particulier et assurer une meilleure équité en emploi. (Tremblay et Mathieu, 2021). 32 Mes travaux de thèse sur l’innovation ont permis de montrer que le processus même de l’innovation peut être modelé, influencé ou transformé par les institutions du marché Revue Interventions économiques, 67 | 2022 390 du travail, par les politiques publiques et les organisations ; celles-ci peuvent avoir un effet structurant sur le processus et les capacités d’innovation. 33 Le rôle de l’État est particulièrement important en raison précisément du fait que les marchés du travail ne sont pas du tout des « marchés ». C’est pour cette raison que la mondialisation et d’autres tendances économiques dominantes ont des effets variables sur la nature du travail. Les marchés du travail sont en fait un ensemble de structures hiérarchiques et segmentées régies par des règles et des conventions où le libre jeu de l’offre et de la demande joue un rôle moindre dans la détermination des prix, en fait les salaires. Il en résulte des obstacles importants à la mobilité entre les nombreuses catégories d’employés – les femmes, les jeunes et les minorités ethniques n’ont pas un accès égal à tous les emplois disponibles, et l’emploi dans des postes plus souhaitables dépend fortement de sa situation. 34 Une contribution majeure de la socio-économie et de l’économie du travail a été d’identifier ces processus de ségrégation et de sélection, qui ont tendance à être renforcés lorsque les postes ou les possibilités d’emploi sont rares. En fait, des emplois de qualité très variable continuent de coexister au sein d’une même économie et parfois au sein d’une même entreprise. En analysant ces questions, certains chercheurs se réfèrent à la notion de « mauvais emplois » (ou de Bad jobs, en référence au débat sur les Good jobs, bad jobs ; cf. Kalleberg, 2011) d’autres à des modalités de travail atypiques ou flexibles, à des emplois de mauvaise qualité. Le débat sur la qualité de l’emploi est d’ailleurs un des aspects importants des développements en économie du travail au cours des dernières années. L’Institut de la statistique du Québec a fait un certain nombre de travaux fort intéressants sur ce plan, montrant comment la qualité de l’emploi des femmes, des travailleurs âgés ou d’autres groupes a pu évoluer au fil des ans. Cette observation de qualité différenciée des emplois nous permet de confirmer la vision institutionnaliste de la segmentation du marché du travail, ou des systèmes d’emploi. 35 Il est clair que l’hypothèse ou l’idée d’un marché du travail composé uniquement de « bons emplois », bien rémunérés, caractérisés par l’autonomie, la responsabilité, la communication ouverte, des défis intellectuels et des relations de confiance va à l’encontre des données qui montrent qu’au contraire, bien souvent, les jeunes, les minorités visibles et les femmes (bien qu’elles aient progressé dans de nombreux emplois professionnels et de gestion) n’ont pas un accès équitable à tous les bons emplois. De fait, tant les pays développés que les pays en développement présentent encore un bon nombre de « mauvais emplois ». La pandémie ayant accru la rareté de main-d’œuvre, il semble que les mauvais emplois diminueraient en nombre, ou tout au moins que beaucoup de personnes les ont laissés. Aux États-Unis, on évoque la ‘Grande démission’ (The Great Resignation) pour traiter de ce nombre important de personnes qui ont quitté ces emplois qu’ils jugeaient de mauvaise qualité. La tendance n’est pas la même au Canada et au Québec, du moins pour le moment, et on verra comment les choses évoluent dans les années à venir. 36 IE : L’enseignement de l’économie aujourd’hui est axé sur l’ambition du développement d’une « science » de l’économie. La mathématisation par des modèles économétriques semble orienter l’étude de l’économie vers sa capacité prédictive. L’économie réelle peut-elle être objectivée ou encore l’analyse économique inclut-elle une part de subjectivité ? Revue Interventions économiques, 67 | 2022 391 37 Diane-Gabrielle Tremblay : Effectivement, un bon nombre de départements d’économie optent pour la mathématisation, les modèles économétriques, plutôt que pour une compréhension du monde du travail, ainsi que des institutions du marché du travail. Pour ma part, si je trouve important d’avoir des données statistiques sur les évolutions du travail et de l’emploi, la mathématisation extrême me semble à déplorer. Comme l’ont indiqué des auteurs institutionnalistes, et surtout John Commons, l’économie ne peut pas être apparentée à la physique ou à la biologie. On n’est pas dans le même type de monde. 38 Pour moi, la socio-économie du travail ou l’approche institutionnaliste est plus intéressante et pertinente, ces approches aident davantage à comprendre les réalités du marché du travail. Ce n’est pas nécessairement une approche subjective, mais elle prend en compte les institutions et les réalités du marché du travail, ou des systèmes d’emploi, un terme qui serait en fait plus approprié, et qui est utilisé par les auteurs institutionnalistes traitant de la segmentation du marché du travail et des marchés internes du travail, qu’ils proposent de renommer « systèmes d’emploi » (Tremblay, 2016), pour justement mettre en évidence les facteurs qui influent sur ces systèmes. 39 IE : Vous avez orienté vos recherches en économie autour du thème de l’économie du travail et ses petites sœurs, les relations industrielles et la gestion des ressources humaines. Pourquoi ces domaines vous semblent importants ? 40 Diane-Gabrielle Tremblay : J’enseigne surtout dans des programmes en gestion des ressources humaines ou relations industrielles, car mes cours d’économie du travail et autres sont surtout offerts dans ces programmes, et je pense qu’il est important que les étudiants comprennent les systèmes d’emploi ou le marché du travail réel, et non pas seulement des modèles théoriques qui n’expliquent pas bien les faits observés. Aussi, les théories institutionnalistes, et plus précisément celles de la segmentation et des systèmes d’emploi me semblent plus pertinentes pour des analystes du marché du travail, comme pour les étudiants en relations industrielles ou gestion des ressources humaines. Les théories keynésiennes sont aussi utiles pour eux, pour une meilleure compréhension des enjeux et relations macro-économiques. 41 Pour ce qui est de l’emploi, par le passé, les carrières ont le plus souvent été vues dans le contexte des systèmes d’emploi ou de ce qu’on a aussi appelé des marchés internes du travail, que l’on trouvait dans le contexte de grandes entreprises hiérarchiques, souvent syndiquées, où l’on « monte » dans la hiérarchie au cours de sa carrière. La mobilité horizontale et d’autres formes de mobilité ont reçu moins d’attention, en partie parce que ces situations sont traditionnellement considérées comme des nonpromotions et, par conséquent, une absence de véritable carrière. Cela peut aussi être dû au fait que les syndicats ont fortement adopté ce modèle de marché interne comme archétype de carrière et de gestion des emplois dans les organisations. Cependant, ces dernières années, le concept de carrière a évolué. Certains chercheurs ont parlé d’une balkanisation des connaissances et de la différenciation dans les carrières, d’autres de « carrières boundaryless » (Arthur et Rousseau, 1996), ou carrières nomades en français. 42 Comme il est impossible d’identifier une seule force dominante (que ce soit la technologie ou la mondialisation) influant sur le contenu du travail et les formes d’emploi, il est tout aussi difficile de déterminer quel sera l’avenir du travail. Alors que certains évoquaient la diffusion de l’organisation « à haute performance » ou encore la fin de la division du travail (en référence aux travaux de Kern et Schumann,) et de l’avènement de l’enrichissement des contenus du travail pour tous, la réalité est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 392 beaucoup plus complexe. Je pense que la segmentation et la diversité des systèmes d’emploi se maintiendront. On continuera de voir une diversité de situations d’emploi – bonnes, mauvaises et mixtes. Le rôle de l’État et de ses institutions demeure majeur en raison de l’incapacité évidente du marché libre à corriger par lui-même ces problèmes de mauvais emplois ou de mauvaise qualité des tâches, ces enjeux d’iniquité et tant d’autres qui subsistent en matière de travail et d’emploi. 43 Mes recherches récentes portent sur les enjeux organisationnels associés à l’économie ou à la société du savoir. Les enjeux en matière de temporalités, conflits entre vie professionnelle et vie personnelle, articulations possibles entre ces deux sphères sont des enjeux majeurs en économie du travail et en économie politique. Je pense qu’il faut étudier ces réalités en lien avec les théories traitant des parcours de vie (lifecourse) et de l’articulation des temps sociaux tout au long du parcours de vie, mais aussi en lien avec les changements dans l’organisation du travail ou les technologies (apparition de l’intelligence artificielle par exemple, et ses effets sur le contenu du travail et le volume de l’emploi. 44 IE : Au cours des dernières décennies, n’est-on pas passé d’un modèle fondé sur le travail utilitaire où l’on travaille pour générer des revenus à un travail où c’est plus une question identitaire ? 45 Diane-Gabrielle Tremblay : Premièrement, je dirais que les choses n’ont pas changé pour tout le monde. On parle ici du Québec ou du monde développé surtout, mais il est clair qu’une bonne partie de la planète, sans doute les deux tiers si on pense à l’Afrique, à une bonne partie de l’Asie, ça reste encore un travail utilitaire pour gagner un revenu. Même dans nos sociétés développées, il reste encore une bonne part de la population pour qui le travail est d’abord et avant tout une simple source de revenus. Par contre, c’est vrai qu’à partir des années 70 environ, c’est quand même une période où le taux de chômage augmente, mais malgré tout on voit les gens souhaiter une meilleure qualité de vie au travail. Il y avait des articles ou des livres à l’époque qui s’intitulaient : « ne pas perdre sa vie à la gagner », « travailler 2h par jour » « la société des loisirs », donc il y avait cette aspiration à avoir plus de temps pour soi, à se développer comme personne, alors qu’avant cette période-là, c’était rare et ça l’est encore malheureusement pour beaucoup de personnes et ce, malgré la baisse du chômage et la rareté de main-d’œuvre. 46 Par contre, beaucoup de personnes ont souhaité se développer dans leur travail, il faut dire qu’on y passe tout de même beaucoup d’heures par semaine, par année et dans toute une vie. On a donc cette aspiration à se développer, à s’épanouir dans son travail comme dans le reste de sa vie privée. Pour certaines personnes, c’est même davantage dans son travail parce que dans certains cas, il y a moins de possibilités dans la vie privée ; à l’inverse des personnes qui ne peuvent pas ou en tout cas ont l’impression, de ne pas pouvoir se développer et s’épanouir dans leur travail, vont souvent rechercher beaucoup du côté de la vie personnelle et familiale des compensations ou des lieux d’épanouissement. 47 La présence des femmes et des jeunes sur le marché du travail, je crois que cela a renforcé la recherche d’identité, le fait de vouloir développer son identité à la fois dans le travail et dans sa vie personnelle. 48 IE : Par contre, cela crée parfois des conflits aussi entre les deux sphères ? Revue Interventions économiques, 67 | 2022 393 49 Diane-Gabrielle Tremblay : Les deux sphères de la vie me semblent vraiment très importantes à intégrer dans l’analyse du travail et de l’emploi. C’est intéressant aujourd’hui parce que, autant pour les femmes que pour les hommes, le fait d’avoir ces deux sphères est souvent important, alors qu’auparavant les hommes étaient dans la sphère publique, le travail salarié, la production, les femmes davantage dans la sphère privée, la reproduction (de l’espèce humaine). Cela fait un moment déjà, depuis les années 1960-70, qu’un certain nombre de femmes travaillaient déjà à l’extérieur, et on peut dire même que le travail domestique était présent bien avant, même si ça n’était pas rémunéré ni sur le marché du travail. Bien sûr dans la famille les femmes travaillaient, mais le fait d’avoir maintenant un espace de vie professionnelle au-delà de la vie simplement familiale ou personnelle, cela peut parfois donner lieu à des conflits. Par ailleurs, certaines théories sur l’articulation vie professionnelle et vie familiale-personnelle, ou conciliation emploi/famille, évoquent l’idée d’enrichissement par la participation aux deux sphères, au lieu d’une seule. On peut parler de conflits de rôles et de temps, mais il y a aussi un enrichissement associé au fait d’être présent dans ces deux sphères. Cela apporte aux individus un enrichissement et cet enrichissement de la vie professionnelle peut parfois servir à la vie familiale, comme inversement l’enrichissement associé à la vie familiale et personnelle peut aussi favoriser ou bénéficier à la vie professionnelle. Les auteurs de ces théories évoquent une évolution assez positive de ce côté-là, même si dans certains cas on peut clairement parler de difficultés ou de conflit entre les deux sphères.(Tremblay,2019, 2012) 50 IE : Et quand vous parlez d’enrichissement, vous ne parlez pas d’enrichissement monétaire ? 51 Diane-Gabrielle Tremblay : Non, la théorie de l’enrichissement lié à la conciliation emploi et vie personnelle familiale renvoie à l’idée que les deux sphères personnelles et professionnelles ne sont pas nécessairement toujours ou seulement en conflit. Il y a effectivement souvent des conflits de temps et conflits de rôles entre les deux sphères, mais la théorie de l’enrichissement, c’est une autre théorie qui va plutôt mettre de l’avant l’idée qu’il y a un enrichissement ou un épanouissement associé au fait de mener de front les deux rôles et d’articuler les deux sphères et que chaque sphère peut bénéficier à l’autre sphère. (Tremblay, 2019). On pourrait dire que le fait d’être présent dans les deux sphères serait positif autant pour les hommes que pour les femmes. 52 Les femmes étaient très présentes évidemment dans la vie privée et familiale et elles sont maintenant très présentes sur le marché du travail. L’inverse est vrai pour les hommes, ou pour certains hommes, surtout depuis l’introduction du congé de paternité au Québec. (Tremblay et Lazzari-Dodeler, 2015). Depuis les années 70, il n’y a pas vraiment eu de recul, les femmes progressent, et les hommes ont eu accès à la vie familiale et ont revendiqué ce rôle de père au Québec comme dans les pays nordiques d’ailleurs (Suède, Norvège...). Ils ont revendiqué leur place dans la famille et pour beaucoup d’entre eux, il semble que cela leur donne un meilleur équilibre ou en tout cas une meilleure possibilité d’équilibrer leur vie globalement. 53 IE : Et pensez-vous que c’est le futur du monde du travail, que tout le monde peut en arriver à se réaliser tant sur les plans professionnel et personnel ? 54 Diane-Gabrielle Tremblay : Ça semble être recherché par la majorité à l’heure actuelle, dans les pays développés bien sûr, parce qu’il y a quand même des pays où l’on peut être voir les choses un peu différemment, mais ça semble beaucoup évoluer de cette manière. Il reste quand même du travail contraint, du travail peut-être pas forcé Revue Interventions économiques, 67 | 2022 394 dans les pays développés, quoique c’est parfois un peu le cas dans l’économie de p lateforme (Uber, Deliveroo, etc.). Parfois, c’est tout simplement imposé par la situation économique, mais dans les pays plus développés je pense qu’on va vraiment vers cette vision où l’on considère que les deux sphères sont très valorisées, très souvent valorisantes aussi pour les personnes, et que la plupart souhaitent participer aux deux sphères, vie professionnelle et vie personnelle (qui peut inclure familiale et autres). 55 Ce qui est malheureux effectivement c’est que dans tous les milieux de travail, la hiérarchie, les gestionnaires, les cadres ou les supérieurs immédiats ne permettent pas toujours cet épanouissement au travail. Il semble que dans l’idéal, on tend vers un épanouissement dans les deux sphères pour la plupart des individus. Avec la progression des études et de l’activité féminine, il y a de moins en moins de femmes qui souhaitent rester entièrement dans la vie familiale, mais les institutions familiales (services de garde, congés de maternité et de paternité) permettent à toutes d’exercer un certain choix, ce qui n’était pas le cas auparavant. Si l’on regarde les chiffres, il y en a de moins en moins qui restent uniquement dans la sphère familiale ou personnelle ; dans à peu près tous les pays développés, ce pourcentage est réduit. Par contre, ce que je trouve important et ici, je reviendrais aux institutions du marché du travail c’est l’idée de permettre à tous et toutes d’avoir des options, cette possibilité de prendre la décision de s’investir tout autant dans les deux sphères, soit l’emploi et la vie personnelle ou familiale, tout comme certains pourraient choisir de valoriser une sphère plutôt qu’une autre. L’idéal serait de pouvoir faire ses choix tout au long du parcours de vie, du moins si l’on se fonde sur une approche théorique qui est axée sur les théories du parcours de vie. 56 Je pense que la vision qu’on avait auparavant, soit la vision ternaire ou l’on commence par les études, puis on est sur le marché du travail et puis enfin, il y a un âge ou c’est la retraite ‘couperet’ et à partir de cette date, on est exclu du marché du travail; cette vision ternaire tend toutefois à disparaître et les différents temps ou activités de la vie se chevauchent davantage (travail-études; travail-retraite partielle; retraite et retour aux études). Certains pays ont encore des obligations de prendre la retraite, comme la France, et je sais qu’il y a des gens qui vivent très douloureusement cette obligation de quitter le marché du travail de manière aussi radicale. 57 Au Québec et au Canada nous avons des lois qui font que c’est considéré comme de la discrimination selon l’âge et cela permet effectivement aux personnes de rester actives sur le marché du travail ou en emploi ou dans un autre type d’activité, si elles le souhaitent. C’est ce que plusieurs gens préfèrent, soit de pouvoir décider, déterminer les pourcentages de temps ou nombre de jours par semaine qui seront affectés à l’activité professionnelle et à l’activité personnelle ou familiale. Cette répartition du temps peut être pensée à la fois sur une journée, une semaine, mais aussi sur l’ensemble du parcours de vie. On voit par exemple des gens qui reviennent aux études après avoir été sur le marché du travail. Ainsi, cette vision ternaire ‘ études-travail-retraite’, reposant sur trois temps définis de manière linéaire, a été remise en question. Maintenant il y a des gens qui font études, puis travail, ou retour aux études en parallèle pour changer d’emploi, pour évoluer vers autre chose, puis retraite, retraite partielle, retraite avec études, retraite avec bénévolat. Ainsi, pour la majorité des gens il y a plus de possibilités d’arriver à un certain épanouissement parce qu’on a davantage de sphères de vie où l’on peut développer ses compétences et ses plaisirs, ou son bonheur, si l’on veut. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 395 58 IE : Oui c’est ça, ce serait l’idéal si on pouvait choisir le nombre d’heures travaillées par semaine ou dans une année, est-ce utopique de penser cela ? Est-ce que vous pensez que c’est utopique, ou que les employeurs vont nous permettre de choisir combien de temps on travaille dans une année ? 59 Diane-Gabrielle Tremblay : Malheureusement l’organisation du travail s’est beaucoup rigidifiée. En effet, si l’on regarde l’évolution historique du temps de travail, cela a beaucoup évolué. Le temps de travail a diminué pendant un certain temps, puis s’est arrêté. On est passés d’une période où les gens travaillaient à 6 ou 7 jours par semaine, et de longues journées de 8 ou 9 heures, ce qui est encore le cas dans certains pays, mais dans les pays développés on est passé de 7 à 6 jours, puis à 5 jours. De plus, le nombre d’heures par jour a été limité, mais les données indiquent que cette réduction du temps de travail s’est bloquée autour de 40 h dans le secteur manufacturier, et environ 35-37 heures dans le secteur des services, selon les secteurs. Par ailleurs, les femmes continuent d’ajouter à ces heures de travail rémunéré, un grand nombre d’heures de travail domestique, parental ou familial (Tremblay, 2019,2012). 60 C’est vrai qu’il y a beaucoup de résistance à une organisation du travail plus souple, plus flexible. Parfois certains employeurs considèrent que ça n’est pas possible ou refusent d’offrir plus de flexibilité ou une réduction d’heures. Mais si on regarde les statistiques à ce sujet, on constate qu’il y a quand même une certaine fluidification des horaires et des moments où l’on travaille. Le travail de 9 à 5 du lundi au vendredi, c’est quelque chose qui existe encore, mais c’est de moins en moins la situation dominante. On n’a qu’à penser à tous les secteurs de services de proximité, ou essentiels, qu’il s’agisse de la santé, des services policiers, hôtellerie, restauration, il y a une grande diversification des horaires et des durées du travail. 61 IE : Dans l’ensemble de vos travaux on peut en déduire certains thèmes récurrents. Dans le domaine du travail par exemple, si l’intervention de l’État vous semble nécessaire et utile, c’est du côté des entreprises plus directement que l’analyse est la plus appropriée. Il semble transparaître que l’idée maîtresse de vos enquêtes pourrait se résumer à ce qu’il est dans le meilleur intérêt des entreprises de développer le « potentiel » humain de leur main-d’œuvre et de créer un environnement sécuritaire, deux éléments importants pour favoriser l’innovation et l’esprit d’initiative, le principal thème de l’approche de Schumpeter. Toutefois les entreprises ne semblent pas en être conscientes et continuer de réfléchir comme au temps d’Adam Smith. Ce portrait vous semble-t-il refléter votre idée de l’état de l’économie du travail ? 62 Diane-Gabrielle Tremblay : Je ne sais pas si je formulerais ainsi, en termes de développement du potentiel humain, ou plutôt si je reprendrais la vision de Bartoli, et son économie multidimensionnelle. Au cours des dernières années, le concept d’autonomie au travail m’a beaucoup intéressée. Ce concept a fait l’objet de beaucoup d’intérêt et de nombreux débats, notamment dans la foulée de l’application du ‘Lean Management’ dans le secteur de la santé et le travail infirmier, mais aussi dans bien d’autres secteurs ou professions. Un certain consensus s’est dégagé autour de la notion générale d’autonomie, c’est-à-dire la capacité individuelle à faire ses propres choix audelà du contrôle des autres (Van Gelderen et Jansen, 2006), et de fait le concept d’autonomie au travail reste polysémique. On peut définir trois facettes du concept : l’autonomie de la méthode de travail (degré de choix des individus en ce qui concerne les procédures/méthodes qu’elles utilisent), l’autonomie de l’horaire de travail (mesure dans laquelle les travailleurs estiment pouvoir contrôler l’horaire et le calendrier de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 396 leurs activités de travail) et l’autonomie des critères (mesure dans laquelle les travailleurs peuvent choisir ou modifier les critères utilisés pour évaluer leur rendement), en suivant les travaux de Beaugh (1999), que je trouve fort pertinents pour l’analyse de divers secteurs d’emploi ou professions, dont les infirmières, que j’ai beaucoup étudiés depuis une quinzaine d’années (Tremblay 2014 notamment). Je mentionne plusieurs secteurs d’activité et plusieurs professions dans mes réponses ; il convient peut-être de souligner que nombre de mes recherches sont en fait des recherches dites « partenariales » (Gillet et Tremblay, 2017), c’est-à-dire avec la participation de divers partenaires, souvent des syndicats, des ordres professionnels, ou d’autres organisations comme des grappes industrielles. Ces groupes peuvent alimenter la recherche, aider à comprendre le contexte, les enjeux, sans toutefois influer sur les résultats. Ici aussi, je tracerais un parallèle avec les travaux des économistes institutionnalistes, qui cherchaient des solutions aux problèmes du chômage, notamment. 63 D’autres auteurs avaient distingué l’autonomie stratégique, qui permet aux travailleurs de choisir leurs objectifs et buts de travail, et l’autonomie opérationnelle, qui les autorise à choisir les méthodes adéquates pour résoudre les problèmes ou atteindre des cibles fixes. (Guérin et Lemire,1999 ; Tremblay et Genin, 2009) 64 D’autres encore préfèrent la notion de discrétion au concept d’autonomie du travail , notamment Gilbert de Terssac, un sociologue de travail avec qui j’ai travaillé (Terssac (de) et Maggi 1996). Pour De Terssac, la discrétion fait référence à la liberté d’action par laquelle les travailleurs peuvent choisir parmi différentes options, bien que dans un environnement où il y a des contraintes. La notion de discrétion indique donc que l’autonomie au travail est toujours limitée par des contraintes organisationnelles, ce qui est cohérent avec les résultats de travaux sur le travail en équipe, qui indiquent que l’interdépendance entre les membres d’une équipe est le premier facteur limitant l’autonomie au travail. Tous ces travaux me semblent fort intéressants dans le contexte de travail et d’emploi d’aujourd’hui, et on se rapproche ici de la socio-économie du travail, dont mes travaux se rapprochent davantage au fil des ans. D’ailleurs, j’appliquerais ces notions d’autonomie ou d’options ‘sous contraintes’ à l’analyse des temporalités et des temps de travail et hors travail. Ils sont aussi contraints fortement par les organisations, et c’est d’ailleurs source de stress important aujourd’hui. 65 D’autres chercheurs utilisent le terme de microémancipation pour définir les situations dans lesquelles les travailleurs peuvent acquérir une certaine autonomie, une autonomie marginale peut-être, et ces chercheurs vont d’ailleurs insister sur les limites de l’autonomie au travail. (Alvesson et Willmott, 2002) Ces microémancipations impliquent un relâchement des contraintes organisationnelles, mais s’accompagnent d’une augmentation du stress et de l’insécurité de l’emploi, deux thèmes qui me semblent tout à fait majeurs dans l’analyse des systèmes d’emploi ou du marché du travail d’aujourd’hui. Par exemple, les travailleurs peuvent bénéficier d’une plus grande flexibilité pour définir leurs méthodes de travail, mais doivent respecter des paramètres stricts de qualité et de quantité, fixés par l’organisation. De plus, pour les travailleurs autonomes, la relation employeur-employé traditionnelle est remplacée par une relation interdépendante entre un client et un fournisseur et au cours des dernières années, la relation d’emploi s’est encore complexifiée avec le travail de plateforme, tout ce que l’on trouve autour de Uber, Deliveroo, Skip the Dishes, et autres organisations du genre qui ont un effet majeur sur les emplois, ou plutôt le travail Revue Interventions économiques, 67 | 2022 397 d’aujourd’hui, car la forme d’emploi n’est pas celle de salarié et l’insécurité et la précarité y sont très fortes. Je travaille actuellement sur ce thème du travail de plateforme, qui prend de plus en plus de place dans notre économie, comme dans bien d’autres 66 IE : Vous enseignez l’économie à l’université TÉLUQ depuis trente ans, après un début de carrière à l’université de Sherbrooke, et vous avez été témoin de la transformation de l’orientation des universités québécoises vers l’approche néo-classique. Les cours d’économie forment les décideurs publics et privés, orientent leur système de décision. L’originalité de vos cours, sans tout à fait d’équivalent au Québec, consiste à enseigner tout à la fois cette approche néo-classique et sa critique, notamment à l’aide des approches de la régulation et de celle des institutionnalistes. Diriez-vous que le plus important de votre tâche d’enseignement, au-delà de la transmission des connaissances et de l’évaluation de leur maîtrise, est d’instiller le doute ? 67 Diane-Gabrielle Tremblay : Il ne s’agit peut-être pas seulement de susciter le doute, ou je l’exprimerais autrement ; il s’agit davantage d’amener les étudiants à s’interroger, et leur permettre de mieux comprendre les réalités à partir des différentes théories, car ils pourront être confrontés dans leur emploi à des perspectives découlant de théories orthodoxes ou néoclassiques, peut-être plus souvent même que de théories hétérodoxes. 68 Mon cours et mon manuel d’économie du travail commencent par l’analyse des réalités (précarité d’emploi, travail des jeunes, emploi des femmes, travail autonome, qualité de l’emploi, etc.) pour ensuite interroger les théories, et mettre en évidence le rôle des institutions. Dans ce contexte, je me situe dans le cadre des économistes institutionnalistes, et dans la foulée des approches de la régulation pour la dimension macro-économique. J’ai fait mon doctorat à l’Université de Paris I-Sorbonne, et l’école de la régulation m’a influencée, comme j’avais été fortement influencée par l’école institutionnaliste lorsque j’ai fait des cours de maîtrise à l’université McGill. Ce sont donc les deux traditions de pensée économique qui sont dominantes pour moi, dans mes travaux en général. 69 En ce qui concerne les transformations du travail, je m’inspire des travaux des institutionnalistes pour me pencher sur les réalités de l’emploi, et je me suis donc intéressée aux changements dans le travail du point de vue du contenu de l’emploi, de l’autonomie, de l’engagement, des formes de travail et des questions d’articulation vie professionnelle-vie personnelle. De ce point de vue, si certains manuels de sociologie ou de socio-économie du travail ont mis de l’avant certaines avenues telles que l’autonomie et l’engagement pour une meilleure compétitivité, et des concepts tels que l’autonomie au travail et « l’organisation du travail à haute performance », il me semble qu’il reste encore beaucoup à faire dans de nombreux milieux de travail. Aussi, tout comme les institutionnalistes avaient à cœur de changer les réalités du chômage et des relations industrielles, je trouve important de diffuser des résultats de recherche qui peuvent influer sur la transformation du travail et de l’emploi, mais surtout tenter de contrer les tendances négatives comme l’intensification du travail, l’allongement des heures, le contrôle du travail et des travailleurs par exemple. 70 Il ne fait aucun doute, surtout si l’on regarde l’économie de plateforme ou le travail infirmier, qui sont parmi mes objets de recherche actuels, qu’il y a encore beaucoup de gens qui travaillent dans des emplois difficiles, sans autonomie, parfois mal rémunérée. Aussi, beaucoup de ces personnes sont des femmes, dans des secteurs comme le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 398 commerce de détail, l’hôtellerie, la restauration et la santé, peut-être un peu moins l’économie de plateforme, quoiqu’il y ait aussi des femmes dans ce secteur, dans des créneaux précis, mais ce sont davantage des travailleurs immigrés. L’économie dite ‘du savoir’ ou de la connaissance a également développé des emplois nomades, ou précaires, car souvent occasionnels, ainsi que l’insécurité du revenu qui y est associée. Enfin, les questions d’articulation vie professionnelle et vie personnelle sont devenues un enjeu majeur de nos sociétés d’aujourd’hui, dans pratiquement tous les secteurs, mais il semble que les entreprises n’ont pas encore pris toute la mesure des enjeux majeurs ici et n’ont pas encore adapté les horaires et les heures de travail aux exigences travail-famille-vie personnelle. 71 Donc pour conclure sur l’enseignement, ce transfert de connaissances est un élément qui pour moi est vraiment une source de plaisir. De voir des gens se développer, découvrir des nouvelles connaissances, apprécier d’acquérir ces connaissances, se développer et devenir des personnes qui se réalisent elles-mêmes professionnellement et personnellement, je trouve que c’est très satisfaisant. L’économie est souvent rebutante pour des étudiants en relations industrielles ou en gestion des ressources humaines. Par exemple, il y a des étudiants qui sont rebutés au début du cours (obligatoire), mais qui en fin de session, me disent ou m’écrivent : « Ah l’économie du travail, l’économie, je croyais que c’était complexe, ardu, pénible et pas intéressant » et c’est un grand bonheur pour moi quand ils disent à la fin : « Finalement, j’ai compris beaucoup de choses, emploi, chômage, salaires, etc., j’ai très bien compris l’économie du travail, le marché du travail et finalement je trouve ça passionnant ». C’est important pour moi, car dans leur emploi, ils pourront être confrontés à des perspectives découlant de théories orthodoxes ou néoclassiques, plus souvent même que de théories hétérodoxes. Donc c’est important qu’ils aient été sensibilisés à ces modes d’analyse et qu’ils soient en mesure de comprendre leur organisation, de faire des analyses, des propositions originales. Mes recherches alimentent aussi beaucoup mon enseignement, de sorte que les cours sont alimentés par l’actualité, par les résultats de recherche. Entretien réalisé par Nathalie Marceau et David Rolland, décembre 2021. BIBLIOGRAPHIE Alvesson, Matt et HughWillmott. 2002. « Identity regulation as organizational control : Producing the appropriate individual ». Journal of Management Studies 39(5) :619-644. Ang, Soon et Sandra .A Slaughter. 2001. « Work Outcomes and Job Design for Contract versus Permanent Information Systems Professionals on Software Development Teams ». MIS Quarterly 25(3) :321-350. Arthur, MichaelB. et Rousseau, Denise M. (éds, 1996), The Boundaryless Career. Un nouveau principe d’emploi pour une nouvelle ère organisationnelle. New York : Oxford University Press. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 399 Bartoli, Henri (1991). L’économie multidimensionnelle, Paris, Economica, 527 pages. Beaugh, James A., 1999, « Further investigation of the work autonomy scales : two studies ». Journal of Business and Psychology, 13(3), pp. 357-373. Brown, Clair Reich, Michael et David Stern, (1993), Becoming a high-performance work organization : the role of security, employee involvement and training. The International Journal of Human Resource Management.4 : 2, mai. 247 à 275 De Terssac, G. et D.-G. Tremblay (2000, sous la dir.). Où va le temps de travail ? Toulouse : Editions Octares. 284 p. Kalleberg, Arne L. (2011) Good Jobs, Bad Jobs : The Rise of Polarized and Precarious Employment Systems in the United States, 1970s-2000s. New York : Russell Sage Foundation, American Sociological Association Rose Series in Sociology. Kern, Horst and Michael Schumann (1989) La fin de la division du travail ? La rationalisation dans la production industrielle, l’état actuel, les tendances. France, Editions des Sciences de l’homme. Lepak, DavidP et Scott A Snell. 1999. « L’architecture des ressources humaines vers une théorie de l’allocation et du développement du capital humain ». Academy of Management Review 24(1) : 31-48. Lowe, Graham et Grant Schellenberg (2000). Qu’est-ce qu’un bon travail ? L’importance des relations d’emploi. Rapport de recherche du CPRN. Ottawa : CPRN. n° 8. McNulty, Paul J. (1980). The Origins and Development of Labor Economics : A Chapter in the History of Social Thought, Cambridge, Mass., MIT Press, 248 pages. Perroux, François (1993 :6). Théorie et histoire de la pensée économique, tome 6, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. Terssac, (De) Gilbert et Bruno Maggi, (1996) « Autonomie et conception », in Terssac (de), G., Friedberg, G. (dir.), Coopération et conception, Octarès Éditions, Toulouse, pp. 243-266. Terssac, (De) G. et D.-G. Tremblay (2000, sous la dir.). Où va le temps de travail ? Toulouse : Editions Octares. 284 p. Tremblay, Diane-Gabrielle (2019). Conciliation emploi-famille et temps sociaux. Québec : Presses de l’université du Québec Tremblay, Diane-Gabrielle (2016), nouvelle édition à paraître 2022). Économie du travail ; les réalités et les approches théoriques. Québec : Presses de l’université du Québec. 482 p. https://www.puq.ca/ catalogue/livres/economie-travail-edition-3139.html Tremblay, Diane-Gabrielle (2014). Infirmière : vocation, engagement et parcours de vie. Montréal : Éditions du Remue –ménage. 153 pages. Tremblay, Diane-Gabrielle (2014 ; première édition 2007). L’innovation technologique, organisationnelle et sociale. Québec : Presses de l’université du Québec. http://puq.ca/catalogue/ livres/innovation-technologique-organisationnelle-sociale-2760.html Tremblay, Diane-Gabrielle (2012). Articuler emploi et famille : Le rôle du soutien organisationnel au coeur de trois professions (infirmières, travailleuses sociales et policiers). 284 p. Québec : Presses de l’université du Québec. Tremblay, Diane-Gabrielle (2007), Le rôle des institutions dans le processus de l’innovation ; l’apport de Thorstein Veblen, Revue Interventions économiques [Online], 36 | 2007, URL : http:// Revue Interventions économiques, 67 | 2022 400 journals.openedition.org/interventionseconomiques/562 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ interventionseconomiques.562 Tremblay, Diane-Gabrielle (2002). L’apport des théories institutionnalistes au renouvellement de l’approche d’économie politique, Revue Interventions économiques. 28 | 2002,. URL : http:// journals.openedition.org/interventionseconomiques/1115 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ interventionseconomiques.1115 Tremblay, Diane-Gabrielle et Émilie Genin (2009) « Remodelage des temps et des espaces de travail chez les travailleurs indépendants de l’informatique : l’affrontement des effets de marchés et des préférences personnelles ». Temporalités. No 10. http://temporalites.revues.org/ index1093.html Tremblay, Diane-Gabrielle et Lazzari-Dodeler, Nadia (2015). Les pères et la prise du congé parental ou de paternité. Québec : Presses de l’Université du Québec. Tremblay, Diane-Gabrielle et Sophie Mathieu (2020). « Concilier emploi et famille en temps de pandémie : les résultats d’une recherche au Québec », Les politiques sociales, Bruxelles, 3-2020, novembre. Tremblay,Diane-Gabrielle et David Rolland (2019). Gestion des ressources humaines : typologies et comparaisons internationales. Montréal : Presses de l’université du Québec. https://www.puq.ca/ catalogue/livres/gestion-des-ressources-humaines-edition-3623.html Van Gelderen, Marco et Paul Jansen (2006). Autonomy as a Start-Up Motive. Journal of Small Business and Enterprise Development 13(1) :23-32. DOI : 10.1108/14626000610645289 NOTES 1. Sur ce modèle, voir Diane-Gabrielle Tremblay et David Rolland, Gestion des ressources humaines : typologies et comparaisons internationales. Québec, Presses de l’université du Québec, 2019. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 401 Développer l’économie féministe Entretien avec Sylvie Morel Developing Feminist Economics Sylvie Morel est économiste et professeure retraitée associée au Département des relations industrielles de l’Université Laval. Ses recherches portent essentiellement sur les politiques publiques de l’emploi, la sécurité sociale et la théorie économique – l’économie institutionnaliste commonsienne et l’économie féministe. Elle a collaboré à plusieurs réseaux de recherche féministes, en lien, notamment, avec les groupes de femmes et est actuellement membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Signataire du Manifeste pour un Québec solidaire (2005), elle a co-fondé le site Économie autrement, qui était dédié à la promotion de l’économie hétérodoxe. Elle a aussi siégé au comité de direction du Revue Interventions économiques, 67 | 2022 402 Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE), rattaché au Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS), et milité au RéCI, le comité femmes des Organisations unies pour l’indépendance (OUI Québec). 1 Interventions économiques : Professeure Morel, merci d’avoir accepté cette entrevue. Commençons par une première question sur la place des femmes en économie, celles-ci sont, comme vous le savez, trop peu nombreuses, ce que confirme d’ailleurs le fait que, jusqu’à présent, seules deux femmes ont obtenu le « Prix Nobel d’économie », et ce très récemment d’ailleurs. Pouvez-vous rapidement dresser un état des lieux à cet égard ? 2 Sylvie Morel : L’économie est une discipline qui demeure très fermée aux femmes. La résistance à la féminisation y est élevée et persistante, un anachronisme évident quand on voit comment a évolué la situation, à cet égard, dans de nombreuses disciplines. Cette sous-représentation des femmes est démontrée par de nombreuses recherches, même si le portrait peut fortement différer selon les pays 1. 3 Évoquons ici – et cet exemple montre bien à quel point la reconnaissance de ce problème n’est pas un fait récent – la création, en 1971, par l’American Economic Association (AEA), d’un comité permanent sur la question : le Committee on the Status of Women in the Economics Profession (CSWEP), dont la mission est de promouvoir les carrières et de suivre les progrès des femmes économistes dans les universités, les organismes gouvernementaux et ailleurs2. Le CSWEP examine, depuis 1972, la présence des femmes dans les départements d’économie aux États-Unis 3 : à partir de 1993, il a mené cet exercice annuellement auprès de 250 de ceux-ci4. Le rapport de 2017 révèle que les femmes représentaient alors « 32 % des doctorants en économie, 23 % des enseignants-chercheurs en tenure-track, 29 % des professeurs assistants, 26 % des professeurs associés et 14 % des professeurs permanents » 5. Comme le soulignent les auteurs, ces données montrent bien que, plus on gravit les échelons dans la hiérarchie universitaire, plus la minorisation des femmes se confirme. Cela sans compter le fait que cette sous-représentation des femmes est encore plus accusée dans les universités les plus prestigieuses, indiquent-ils. 4 La base de données constituée par le groupe Research Papers in Economics (RePEc) représente une autre source d’information au sujet de la représentation des femmes en économie. Y sont répertoriés des dizaines de milliers d’auteurs de documents de recherche dans ce domaine dans le monde6. Anne Boring et Soledad Zignano7. ont extrait du rapport de 2017 les résultats suivants : les femmes représentent 19 % de la profession d’économiste en moyenne dans le monde et de fortes disparités existent entre les régions du monde et les pays à cet égard. La part des femmes dans la profession d’économiste est supérieure à la moyenne mondiale en Europe (Italie 30 % ; Espagne 27 % ; France 26 % ; Roumanie 52 %) alors que l’on observe l’inverse dans les pays anglo-saxons (États-Unis 16 % ; Royaume-Uni 18 %) et, plus encore, au Japon, en Chine et en Inde (6 %). Au Canada, toujours à partir des données du RePEc, Judy Lafrenière rapporte que 14,3 % des publications qui y sont enregistrées sont attribuables à des femmes8. Dresser un portrait de la situation au Québec serait très certainement un exercice à réaliser. 5 Outre le fait de dénombrer les femmes dans les départements de sciences économiques ou les publications en économie impliquant des femmes, il faut aussi examiner, pour évaluer la place de celles-ci dans la discipline, dans quels domaines de spécialisation elles se dirigent quand elles y étudient, une ségrégation professionnelle plus fine étant Revue Interventions économiques, 67 | 2022 403 à l’œuvre ici. Ainsi, les femmes optent souvent pour l’économie du travail, l’économie de la famille ou encore l’économie du développement, mais délaissent les champs associés, notamment, à l’argent, comme l’économie financière 9. Ici, l’analyse de genre s’avère particulièrement éclairante tant elle touche des champs de pratique considérés comme étant particulièrement prestigieux, tel celui de la gouvernance de la politique monétaire10. 6 Il n’est pas inintéressant à cet égard de relater brièvement les évènements entourant la dernière nomination à la tête de la Banque du Canada (BC). En mai 2021, Tiff Macklem devient le 10e homme à gouverner cette institution depuis sa fondation. Pourtant le numéro deux de la BC, la sous-gouverneure principale Carolyn A. Wilkins, « se retrouvait haut sur la liste des potentiels successeurs à Stephen Poloz » 11. Un organisme voué à une meilleure représentation des femmes dans les instances décisionnelles déplore une occasion manquée de doter la banque centrale de sa toute première gouverneure : « Ça aurait été une formidable opportunité, surtout sachant qu’il s’agit d’une femme qui a quand même un parcours exceptionnel, qui a réussi à se positionner avec brio au sein de la banque », déclare Caroline Codsi, la présidente et fondatrice de l’organisme La Gouvernance au féminin. Et l’article de se poursuivre comme suit : « Mme Wilkins présentait, selon elle, un « choix tout naturel » pour le gouvernement de Justin Trudeau, qui se présente comme résolument féministe ». Il faut préciser que Carolyn A. Wilkins, qui avait œuvré durant 20 ans à la BC, avait récemment mené l’élaboration et la mise en œuvre des programmes d’achat d’actifs de la Banque 12. Pour Caroline Codsi, cette décision témoigne « d’une frilosité face aux candidatures féminines en temps de crise », la nomination de Tiff Macklem ayant été justifiée par le fait « qu’il était davantage perçu comme une valeur sûre en période d’incertitude économique »13. En septembre 2020, Carolyn A. Wilkins avait annoncé qu’elle ne solliciterait pas un second mandat (de sept ans). Elle a finalement démissionné trois mois plus tard14. En juillet 2021, la BC a nommé Carolyn Rogers pour la remplacer. Éternelles numéro 2 ! 7 IE : Quelles sont les raisons qui pourraient expliquer selon vous une telle minorisation des femmes en économie ? 8 Sylvie Morel : On peut en évoquer de nombreuses. Les femmes peuvent se sentir loin de l’économie parce qu’elles en redoutent l’hermétisme, comme nous avons pu le constater, Ruth Rose15 et moi, dans le cadre d’une formation sur la théorie économique à l’intention de militantes féministes16, que nous avons donnée de 2004 à 2006. S’observait aussi une certaine incompréhension de la part de ces militantes de ce qu’est le contenu de cette discipline (cela dépasse largement le cas des femmes et est fort compréhensible, vu la manière dont cette dernière est souvent présentée sur la place publique), ce qui pourrait peut-être partiellement expliquer la distance qu’elles disaient éprouver face à l’économie : cette dernière leur paraissait beaucoup plus être une affaire de chiffres, d’argent ou de comptes à faire balancer, qu’une science portant sur les questions touchant leurs préoccupations quotidiennes, tournées vers les enjeux de travail et d’emploi, de distribution des revenus et d’équité salariale, d’articulation emploi-famille-études et autres, de politiques publiques, de pauvreté, de précarité, de justice ou encore de sécurité économique, par exemple. 9 Nombreuses et nombreux sont aussi les économistes féministes à pointer, pour expliquer le manque d’attrait que recèle cette discipline pour les étudiantes, le fait que l’approche néoclassique soit devenue, de façon prédominante, synonyme de formalisme Revue Interventions économiques, 67 | 2022 404 économique, réduisant ainsi le champ des propositions et des construits analytiques à l’unique matériau susceptible de se prêter à un tel traitement (ou les mathématiques et l’économétrie utilisées comme une fin en soi plutôt que comme un moyen parmi l’ensemble des méthodologies mobilisables pour la recherche). Cela d’autant plus qu’on observe toujours une sous-représentation des filles dans les sciences dites dures (mathématiques, ingénierie et physique), comme l’indique Maryse Lassonde, directrice scientifique du Fonds de recherche du Québec (Nature et technologies) et présidente de la Société royale du Canada17. À noter qu’aux États-Unis, les femmes ne constituent que 25 % de la main-d’œuvre dans les métiers liés à la science, l’ingénierie, l’informatique ou les mathématiques (National Science Foundation, 2006)18. 10 L’approche néoclassique, avec sa méthodologie déductive et ses questions absconses, peut aussi éloigner des publics qui cherchent avant tout des clés de compréhension du fonctionnement de l’économie19. C’est un motif retenu par Ruth Rose pour expliquer que plusieurs étudiantes choisissent de ne pas s’inscrire au doctorat en économie 20. Pour intéresser plus de femmes aux études de troisième cycle dans ce domaine, trop axé sur les méthodes économétriques, elle estime qu’il faut transformer l’approche méthodologique. Il y a aussi la culture de cooptation en pratique dans les départements universitaires qui conduit, dans une certaine mesure, à reproduire les affiliations théoriques et profils de recherche existants : les étudiantes qui, malgré les obstacles précités, décident tout de même d’entreprendre des études de troisième cycle en économie sont défavorisées, explique Ruth Rose, quand elles voient les départements d’économie, lors des embauches, privilégier les économètres, en « écartant parfois de solides candidatures féminines »21 ; j’ajoute que cela concerne aussi, au Québec, les économistes hétérodoxes, plusieurs d’entre nous ayant en tête des histoires personnelles pour appuyer ce constat22. Durant les années 2000, on a observé aux ÉtatsUnis que si entre 30 % et 35 % des doctorats en économie étaient décernés à des femmes, elles sont moins de 15 %, comme on l’a vu plus haut, à être promues au rang de professeur titulaire (full professor)23. 11 Cela renvoie aussi à des processus pernicieux de discrimination à l’encontre des femmes survenant en amont et ayant trait aux codes culturels genrés en vertu desquels les sciences, telles que l’économie, feraient davantage appel à des qualités prétendument « naturellement » masculines24. Emmanuelle Auriol du réseau « Women in Economics » au sein de la European Economic Association (EEA), parle ainsi de la sousreprésentation des femmes dans le domaine économique comme étant due à « un ensemble complexe de causes pouvant relever de la misogynie, du conservatisme, des biais inconscients ou des obstacles institutionnels » 25. Car, outre l’effet de processus discriminatoires inintentionnels, sont à l’œuvre encore aujourd’hui des préjugés et des attitudes ouvertement sexistes à l’égard des femmes. On cite fréquemment à cet égard les travaux de recherche d’une étudiante de l’Université de Berkeley en Californie, Alice Wu26, dont les résultats, amplement médiatisés, ont fortement secoué le milieu et l’opinion publique américaine, tant le caractère offensant de la culture machiste des économistes aux États-Unis s’y révélait de manière éclatante 27. Enfin, le manque de modèles pour les plus jeunes peut entretenir une sorte de cercle vicieux par lequel se reproduit la minorisation des femmes dans la discipline. Comme vous l’avez dit, il y a uniquement deux, non pas « Prix Nobel », mais « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel »28 décernés à ce jour à des femmes : Revue Interventions économiques, 67 | 2022 405 Elinor Ostrom, en 2009, pour sa contribution concernant « les communs » et Esther Duflo, en 2019, pour ses recherches en économie expérimentale traitant de la pauvreté. 12 Sur une note plus optimiste, il est intéressant de constater que des efforts se font jour, au-delà des cercles féministes, pour donner une meilleure visibilité à la contribution des femmes économistes ou encore de l’économie féministe. Par exemple, la Revue de la Régulation a publié, au printemps 2019, un numéro spécial intitulé Déployer les études de genre en économie politique, tout comme la revue Alternatives Economiques a fait paraître un dossier sur Ces femmes qui ont transformé l’économie et ont été oubliées (no 403), en juillet 2020, présentant 20 portraits de femmes économistes méconnues ou oubliées. Les idées féministes sur l’importance de briser le plafond de verre semblent aussi faire leur chemin dans l’arène politique. Pensons aux nominations remarquées de femmes dans l’équipe économique de Joe Biden : Janet Yellen au secrétariat au Trésor (qui, il faut le mentionner aussi, était auparavant gouverneure de la Réserve fédérale américaine) ; Neera Tanden à la direction de l’Office of Management and Budget (qui s’est retirée du processus de nomination en mars 2021) ; elle aurait été la première femme de couleur et d’origine sud-asiatique à occuper une telle fonction ; Cecilia Rouse, économiste à l’Université de Princeton et première Afro-américaine à diriger le Council of Economic Advisers (CEA), composé des trois économistes chargés de conseiller le président en matière de politique économique ; Heather Boushey, qui agit depuis longtemps à titre de conseillère économique auprès de Joe Biden, comme membre du CEA ; et Katia Tai, nommée au Bureau du représentant américain au commerce (en anglais, l’USTR pour United States Trade Representative), qui, en tant que représentante au Commerce et membre du cabinet présidentiel, dirigera la politique commerciale internationale des États-Unis29. Sans pouvoir être qualifiées de féministes, ces nominations n’en semblent pas moins refléter une confiance nouvelle dans la capacité des femmes à occuper des postes de pouvoir liés à la conduite de la politique économique. À une autre échelle, au Canada, n’y a-t-il pas aussi la ministre des Finances, Chrystia Freeland, qui a officiellement fait une profession de foi féministe (tout comme le premier ministre Justin Trudeau) lors du dépôt du budget30, pour la première fois rédigée par une femme, à la Chambre des communes en avril 202131 ? L’annonce, le 26 octobre 2021, de la composition paritaire (pour la troisième fois) du cabinet Trudeau va dans le même sens32. Et ce ne sont que quelques exemples de cette percée croissante des femmes dans le monde politique. 13 IE : Venons-en maintenant tout particulièrement au cas du Québec. Malgré la faible présence des femmes dans la discipline, un certain nombre de femmes ont néanmoins marqué l’économie et la politique économique tant au Québec qu’au Canada. Je pense notamment à Kari Levitt et à Sylvia Ostry, ou encore à Diane Bellemare, Ruth Rose, Lise Poulin-Simon, Ginette Dussault, Diane-Gabrielle Tremblay et, bien entendu, à vous. 14 Sylvie Morel : Il est tout à fait juste de dire que les femmes ont marqué la théorie économique et les politiques publiques au Québec et au Canada. Elles l’ont fait, soit en laissant leur marque, par l’ampleur de leur contribution, dans ce domaine hautement masculin, soit en contribuant à la constitution du champ d’études de l’économie féministe. Les économistes que vous identifiez sont exemplaires à cet égard ; nombre d’entre elles ont d’ailleurs une réputation qui dépasse largement les frontières québécoises et canadiennes. 15 C’est incontestablement le cas de Kari Polanyi Levitt et de Sylvia Ostry, dont on a dit qu’elles avaient « marqué les débats économiques qui ont accompagné la définition des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 406 politiques publiques et la coopération économique internationale au XX e siècle » 33 ; toutes deux ont d’ailleurs côtoyé Joan Robinson34, élève et critique de Keynes. Professeure émérite de l’Université McGill35, Kari Polanyi Levitt a fortement contribué à la consolidation de l’économie du développement (elle m’a enseigné cette matière quand j’étais étudiante à la maîtrise en économie à l’Université Mc Gill) et aux recherches sur la souveraineté économique et, plus récemment, sur la financiarisation de l’économie globalisée et l’histoire des faits économiques 36. Dans son ouvrage le plus connu, publié en 1970 (et réédité en 2003), Silent Surrender : The Multinational Corporation in Canada – paru, en 1972, sous le titre La capitulation tranquille : les multinationales – pouvoir politique parallèle ? –, elle explique, à partir d’une analyse des investissements étrangers au Canada, comment ce pays a été progressivement dépossédé de ses leviers de pouvoir sur le plan économique. Le rayonnement international de Kari Polanyi Levitt se vérifie particulièrement quand, dans la mouvance des travaux des théoriciens de la dépendance (Samir Amin, Celso Furtado, André Gunder Frank, etc.), elle innove dans ce champ de l’économie du développement, en théorisant, avec Lloyd Best, économiste trinidadien et professeur d’économie à la University of West Indies, le modèle de l’économie des plantations : la question du colonialisme et de la traite des esclaves est ainsi introduite dans les études économiques de la région caribéenne 37. Elle continue d’agir comme passeuse de l’œuvre de son père, le grand spécialiste hongrois de l’histoire et de l’anthropologie économiques, Karl Polanyi, dont les archives sont mises à disposition du public à l’Institut d’économie politique Karl Polanyi, basé à l’Université Concordia, à Montréal, et dont elle est présidente honoraire. J’ajoute que ce travail est également mené par Marguerite Mendell, directrice du comité exécutif de cet institut et autre économiste féministe connue internationalement pour ses recherches dans le champ, notamment, de l’économie sociale. 16 Économiste d’origine manitobaine qui a étudié, notamment, à l’Université McGill, Sylvia Ostry – née Knelman – est également une figure d’exception au Canada et bien au-delà de ce pays. Durant sa longue carrière, elle s’est illustrée dans le monde universitaire, mais surtout dans la haute fonction publique et dans les grandes institutions internationales. Elle a fait œuvre de pionnière avec son ouvrage The Female Worker in Canada, publié en 1968, dans lequel on trouve une analyse statistique de l’évolution de l’emploi des femmes au 20e siècle 38. En 1972, elle est nommée statisticienne en chef de Statistique Canada par le premier ministre d’alors, PierreElliot Trudeau, nomination faisant d’elle « la première femme au pays à occuper une responsabilité de sous-ministre »39. Elle réformera en profondeur la culture organisationnelle de Statistique Canada en montrant l’importance de contextualiser les données statistiques au moyen d’analyses facilitant leur compréhension 40. C’est ainsi, estime-t-on, qu’elle a influencé, au Canada, le processus d’élaboration des politiques publiques, bien que cet impact vienne aussi de la direction du Conseil économique du Canada qu’elle a assumée après son départ, en 1975, de Statistique Canada 41. Son legs est fortement marqué par son implication sur le plan des relations économiques internationales : à l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), où elle dirige le département des statistiques et de l’analyse économique, dans le cadre des négociations entourant les sommets du G7, où elle agit à titre de représentante personnelle du premier ministre Mulroney, et dans la négociation de nombreux accords commerciaux entre le Canada et d’autres pays, dont celles qui ont mené à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Elle favorise le renforcement du multilatéralisme et plaide, entre autres, pour une réforme Revue Interventions économiques, 67 | 2022 407 de l’OMC qui mènerait à une plus grande adhésion des pays en développement à ce système42. 17 Diane Bellemare et Lise Poulin Simon, détenant toutes deux un doctorat de l’Université McGill, sont des économistes qui ont fortement marqué le monde du travail au Québec. Je garde d’elles un vif souvenir puisque c’est sous leur supervision que j’ai débuté mes activités de recherche en 1981 (au Laboratoire de recherche sur la répartition et la sécurité du revenu (LABREV)) et que la première a co-dirigé mon mémoire de maîtrise portant sur l’impact discriminatoire des pénuries d’emploi sur les femmes. Durant les années 1980, Diane et Lise ont été à l’avant-plan, comme chercheures, professeures et par leur implication dans le milieu, de la défense des politiques de plein emploi au Québec. Leur legs est, à cet égard, mémorable. En 1982, le Québec est plongé dans une profonde récession économique. Leur ouvrage Le plein emploi : Pourquoi ?, paru l’année suivante43, devient alors vite un incontournable pour quiconque s’intéresse aux politiques publiques de l’emploi au Québec. Elles y soulignent, notamment, le défaitisme ambiant face au chômage, le fait que les gouvernements canadiens n’ont jamais mené une véritable politique de plein-emploi, malgré la rentabilité économique de celle-ci, et le rôle que pourraient jouer les provinces en matière de politique de stabilisation. L’impact discriminatoire du chômage, notamment sur les femmes, est aussi examiné dans ce livre. Suivra, quelques années plus tard, le deuxième tome portant, cette fois, sur « le comment » : Le défi du plein emploi – un nouveau regard économique44. Les auteures y soutiennent que le plein emploi est, non seulement rentable, mais réalisable, et qu’il y aurait intérêt, pour développer une stratégie de plein emploi, à prendre appui sur un argumentaire keynésien renouvelé et à s’inspirer de l’expérience de pays de tradition néo-corporatiste (Autriche, Norvège, Suède, Allemagne) ayant privilégié des pratiques de concertation. Ces publications ont mené à des formations en milieu syndical et – c’est ce dont on se souvient surtout – au Forum pour l’emploi (1987-1996), qu’elles ont participé à créer, une initiative sociale et politique majeure qui a réuni les grands acteurs des milieux patronal, syndical, communautaire et autres : le Sommet pour l’emploi de 1989 en est le moment marquant. Lise Poulin Simon a aussi travaillé à développer la concertation à la Table nationale de l’emploi et au Secrétariat à la Concertation45. Il faut dire qu’elle avait deux jeunes enfants lorsqu’elle s’était engagée dans des études universitaires en sciences économiques, dénotant chez elle un grand courage et une forte détermination, comme on l’a, à juste titre, souligné dans un hommage à sa mémoire 46, son décès, en août 1995, ayant mis un terme à sa carrière de professeure au département des relations industrielles de l’Université Laval. Quant à Diane Bellemare, elle a également endossé de nombreux autres mandats : membre, notamment, du Conseil économique du Canada et du Conseil national de la statistique, présidente et directrice générale de la Société québécoise de développement de la main-d’œuvre (SQDM) puis présidente de la Commission des partenaires du marché du travail – prenant part ainsi aux négociations portant sur l’entente sur le marché du travail entre le Québec et le gouvernement fédéral –, responsable du périodique La minute de l’emploi du Fonds de solidarité du Québec, première vice-présidence, entre autres, du Conseil du patronat jusqu’à ses implications dans l’arène politique, deux fois comme candidate aux élections provinciales pour l’Action démocratique du Québec (ADQ) et à titre de sénatrice depuis 201247. 18 Ginette Dussault, qui a été ma collègue de travail au département des relations industrielles de l’Université Laval – économiste féministe hétérodoxe dont la carrière Revue Interventions économiques, 67 | 2022 408 ne s’est pas déroulée au sein d’un département de sciences économiques, quel hasard ! –, est insuffisamment reconnue dans le monde de l’économie féministe. Pourtant, elle a participé au développement de la problématique de la discrimination en emploi envers les femmes, notamment par ses travaux de recherche doctorale – sa thèse, déposée à l’Université McGill, s’intitule La discrimination sur le marché du travail : le cas des employés de bureau à Montréal48. Elle y étudie l’influence des valeurs sociales sur l’allocation des emplois à partir des dynamiques impulsées par le phénomène de pénurie d’emploi et le rationnement qu’il engendre. Chercheuse syndicale durant cinq ans, avant de se joindre à l’Institut de recherche appliquée sur le travail (IRAT), Ginette – qui a développé de nombreux projets de formation et collaborations de recherche avec les organisations syndicales – a publié sur des sujets (ségrégation professionnelle, équité salariale49, coûts du chômage, etc.) qui ont concouru à éveiller les esprits sur des enjeux fondamentaux en matière de politiques publiques antidiscriminatoires, dont les lois sur l’équité salariale au Canada et au Québec. Elle a aussi travaillé de près avec Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, notamment en présentant un essai à la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, présidée par la juge Rosalie Silberman Abella50 : les auteures préconisent que des programmes d’accès à l’égalité soient partie intégrante d’une politique de plein emploi. Elle a aussi réactualisé les travaux sur les coûts du chômage en mettant à jour les données du tableau « La répartition des coûts économiques du chômage pour les groupes », qui figurait dans l’ouvrage Le plein-emploi : Pourquoi ?51. Durant les années précédant son décès, Ginette, économiste institutionnaliste, travaillait à la rédaction d’un ouvrage portant sur J. R. Commons, efforts qui, fort malheureusement, n’auront pas eu le temps d’aboutir. 19 J’ai déjà parlé de Ruth Rose, économiste féministe, diplômée, notamment, de l’Université de Californie à Berkeley, qui a enseigné à l’UQAM pendant 35 ans 52 : elle m’y a enseigné au baccalauréat. La contribution exceptionnelle des travaux de Ruth concernant les femmes est clairement reconnue au Québec53, car ses implications au sein de la société québécoise sont innombrables. Parmi ses réalisations, elle a été membre de plusieurs conseils ou comités gouvernementaux, dont le conseil d’administration du Régime québécois d’assurance parentale, le Comité consultatif sur l’équité salariale (où elle continue de siéger à titre de représentante des travailleuses non syndiquées) et la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics du Québec. Elle continue d’œuvrer dans la recherche54 et la consultation, notamment auprès du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) et des coalitions, comme la Coalition pour la conciliation travail-famille études (CCTFE) 55. On peut dire sans risquer de se tromper que Ruth Rose est l’économiste féministe qui a le plus apporté au mouvement des femmes québécois : comme elle le dit elle-même, « elle s’est donnée comme vocation la recherche-action avec les groupes de femmes, des organismes communautaires et le mouvement syndical ». Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait été récipiendaire du prix Idola-Saint-Jean, décerné par la Fédération des femmes du Québec, et nommée Chevalière de l’Ordre national du Québec en juin 2011, en reconnaissance de ses recherches effectuées principalement pour les groupes de femmes dans les domaines de la politique familiale, la fiscalité, l’assurance-emploi, les régimes de retraite et le travail des femmes. 20 La contribution de Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration de l’Université Téluq, est marquante dans le champ de l’économie du travail hétérodoxe au Québec, champ d’études qu’elle a fouillé à partir d’un large éventail de sujets (gestion de la main-d’œuvre, organisation du travail, aménagement Revue Interventions économiques, 67 | 2022 409 et réduction du temps de travail, précarité en emploi, concertation, formation, télétravail, etc.), sans parler de ses contributions dans les domaines de l’économie régionale, du développement local, de la politique industrielle, etc. La perspective de genre traverse l’ensemble de ses recherches. Par exemple, dans le cadre de sa thèse, déposée à l’Université de Paris 1 et consacrée à l’étude des dynamiques d’innovation dans le secteur bancaire56, elle analyse la ségrégation occupationnelle qui y prévaut. Ces recherches la conduisent à collaborer à un réseau féministe pionnier en France sur les enjeux relatifs à l’articulation entre système productif et structures familiales et sur les méthodologies des approches comparatives hommes/femmes, l’Atelier ProductionReproduction (APRE)57. Elle a aussi travaillé avec Diane Bellemare, Lise Poulin-Simon et Ginette Dussault, ayant signé avec elles, notamment, un article dans lequel leur perspective théorique institutionnaliste est présentée58. Son dossier de réalisations en recherche est hors du commun, marqué par d’importantes responsabilités de direction – Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir depuis 2002, ARUC (Alliance de recherche universitécommunauté) sur la gestion des âges et des temps sociaux, pour ne m’en tenir qu’à ses mentions actuelles –, de nombreuses collaborations internationales – projets de coopération internationale59, enseignements comme professeure invitée, participation à des comités de rédaction de revues scientifiques, etc. – ainsi que de très nombreuses publications – notamment, plus de 25 ouvrages à son actif, à titre d’auteure unique ou en co-direction60. À noter que nous avons co-dirigé ensemble – nous nous connaissons depuis le baccalauréat – un numéro spécial d’Interventions économiques, Femmes et économie, qui a été publié, en 1988, avec des articles signés, notamment, par Ginette Dussault, Marie-Thérèse Chicha, Ruth Rose et nous-mêmes. 21 Nul doute que ma réponse à votre question est déjà très longue, mais, si vous me permettez, j’aimerais identifier quelques autres Québécoises qui ont contribué à l’avancement de l’économie féministe, quitte à donner des noms en rafale pour ne pas indûment allonger le propos. Je pense ainsi à des économistes féministes comme MarieThérèse Chicha, professeure à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal, spécialiste des politiques antidiscriminatoires (équité salariale, équité en emploi, gestion de la diversité) et d’immigration61 ; Cécile Sabourin, professeure retraitée de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), qui a travaillé, entre autres, au Chantier « Femmes et économie » de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire62 et sur l’écoféminisme durant les années 1990 63 ; ou encore, au-delà de la sphère académique, Francine Lepage64 et Anne Gauthier 65, économistes au Conseil du statut de la femme du Québec, organisme créé en 1973 par le gouvernement du Québec. Des femmes économistes se sont aussi illustrées dans le milieu syndical : Monique Audet, France Laurendeau, Raymonde Leblanc et Josée Lamoureux, pour n’en nommer que quelques-unes. 22 Enfin, s’agissant des apports d’autres sciences sociales au développement de l’économie féministe, je pense, en particulier, aux travaux de sociologues féministes qui ont incontestablement été des sources théoriques et empiriques essentielles pour enrichir la réflexion féministe québécoise en économie du travail, à savoir Francine Barry 66, Colette Bernier67, Bettina Bradbury68, Hélène David69, Francine Descarries70, Ginette Legault71, Marie Lavigne, Jennifer Stoddart et Yolande Pinard72 ainsi que Louise Vandelac73. Et tout cela reste bien fragmentaire parce qu’entre autres raisons, je n’ai pas touché mot des économistes des plus jeunes générations, des économistes anglophones (ou si peu) ou encore des chercheures des autres disciplines. Il y aurait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 410 sûrement lieu de mener une recherche approfondie pour rendre compte de manière moins partielle et partiale de l’étendue des réalisations en économie féministe au Québec. 23 IE : Professeure Morel, pourriez-vous précisez ce que vous entendez par économie féministe ? 24 Sylvie Morel : Dès le départ, on se heurte à une question très complexe, à savoir comment délimiter le champ théorique couvert par l’économie féministe. Mais commençons par le début. Dans un texte paru en 2011 sur le site Économie autrement (2009-2018)74, je tentais de vulgariser le sujet de l’économie féministe pour un public large, conformément à la mission de ce site, qui était de réseauter les économistes hétérodoxes au Québec dans le but de soutenir, d’un point de vue théorique, les actrices et acteurs des mouvements sociaux et d’influencer l’orientation des politiques publiques. J’y indiquais qu’il s’agissait d’un champ de spécialisation de la théorie économique, celui s’intéressant aux inégalités économiques existant entre les sexes ainsi qu’aux changements institutionnels requis pour y mettre un terme. En clair, la visée de transformation sociale inhérente à l’action féministe est partie prenante de la définition de l’économie féministe. 25 Le problème de la délimitation du champ de l’économie féministe était traité dans cet article ainsi que les raisons pour lesquelles il se pose. Ces dernières étaient identifiées comme suit : 1) la transversalité de l’économie féministe (elle touche à tous les autres domaines de spécialisation de l’économie, comme l’économie du travail, l’économie du développement, l’économie de la santé, l’économie internationale, etc.), les inégalités de genre devant être appréhendées par rapport à toutes ces dimensions ; 2) son caractère non stabilisé puisqu’elle renvoie à une littérature abondante et en constante évolution – « beaucoup trop effervescente pour être mise en bouteille », selon les termes de Nancy Folbre75, ce qui est toujours le cas ; 3) le fait qu’elle plonge ses racines loin dans l’histoire76 ; 4) qu’on puisse y insérer les contributions d’hommes économistes, tels que, par exemple, Friedrich Engels, John Stuart Mill ou Thorstein Veblen – l’un des fondateurs du courant américain de l’institutionnalisme des origines –, qui, chacun à sa façon, ont analysé ou théorisé la subordination économique des femmes dans la société ; 5) qu’elle puise dans plusieurs disciplines, ses objets d’étude (travail, emploi, développement, etc.) ayant été enrichis par d’autres regards disciplinaires et ses fondements méthodologiques renvoyant, notamment, à la philosophie ; 6) que de nombreuses littératures spécialisées (d’ordres théorique et empirique) en fassent partie – par exemple, ces champs d’études très vastes portant sur les inégalités salariales et l’équité salariale, la ségrégation professionnelle, l’articulation emploifamille (et autres espaces sociaux), la citoyenneté, les analyses de genre de l’Étatprovidence, etc. ; 7) qu’enfin, son développement ne se soit pas réalisé à l’identique dans tous les pays, les pays anglo-saxons étant à l’avant-garde dans ce domaine. 26 J’y expliquais aussi que l’économie féministe a reçu une véritable visibilité et connu un essor important à partir des années 1990, surtout dans le monde anglophone, suite à la création, en 1992, de l’Association internationale pour l’économie féministe (AIEF) (International Association for Feminist Economics (IAFFE)) ; il est reconnu que l’AIEF a servi de catalyseur à son développement. Cette association à but non lucratif, vouée à l’avancement de la recherche féministe sur les questions économiques, compte aujourd’hui environ 600 membres (en majorité des économistes, mais aussi des universitaires issus d’autres disciplines, des étudiantes, des féministes des milieux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 411 associatifs ainsi que des femmes et hommes politiques) répartis dans 64 pays 77. Elle édite, depuis 1995, la revue Feminist Economics, une publication phare dans ce domaine, qui, outre la recherche, promeut les échanges entre économistes, décideuses politiques et grand public. Malgré ces réalisations que d’aucuns ont associées à l’institutionnalisation de l’économie féministe, ce savoir n’est généralement pas encore intégré au cursus d’économie dans les départements de sciences économiques. 27 Dans un texte, plus académique cette fois, publié en 2019 dans la Revue de la régulation 78, j’ai surtout mis l’accent sur les contributions scientifiques qui ont jalonné le développement récent de l’économie féministe, en expliquant, entre autres que : 1) cette dernière porte sur un vaste ensemble de concepts, écoles de pensée, champs de la discipline, objets de recherche et questions de politiques publiques, tels qu’on peut le constater à la lecture d’ouvrages de référence, tels que ceux de Janice Peterson et Margaret Lewis79 (99 entrées rédigées par environ 90 économistes sur plus de 800 pages) ou de Deborah M. Figart et Tonia L. Warnecke80 (plus de 30 chapitres rédigés par une cinquantaine de féministes, en grande majorité économistes) ; 2) les économistes féministes ont beaucoup travaillé sur la définition de l’objet d’étude de l’économie, ce qui fait dire à D. Strassmann que « peut-être l’aspect le plus révolutionnaire de l’économie féministe contemporaine réside dans sa contestation de l’objectif de la recherche économique : à qui la pensée économique doit-elle rendre des comptes et comment peut-elle améliorer la vie humaine ? »81, renvoyant ainsi aux efforts déployés pour remplacer la définition néo-classique de l’économie comme « science des choix »82 ; 3) plusieurs économistes féministes ont proposé, à cette fin, de centrer la définition de l’économie sur la question de la satisfaction des besoins humains en recourant à la notion de « social provisioning »83, cet aspect fondamental de l’activité économique qui a trait aux manières, culturellement déterminées, dont les gens s’organisent collectivement pour garantir leur niveau de vie, en comblant leurs besoins vitaux de nourriture, de logement, d’habillement et de « care » ; 4) l’économie féministe a beaucoup contribué à mettre en cause les principes, catégories et méthodes du cadre d’analyse néoclassique, aspect considéré par certaines comme étant sa principale caractéristique84 ; 5) les économistes féministes ont beaucoup œuvré à l’élaboration d’un savoir axé sur l’expérience vécue des femmes, transformant ainsi la théorie économique par l’introduction de nouveaux objets d’étude, plus représentatifs des problèmes réels des femmes, et par le recours à de nouvelles démarches de recherche, à dimension plus qualitative et interdisciplinaire ; 6) de nombreux travaux d’ordre méthodologique ont mis en évidence la stérilité et le sexisme des raisonnements structurés sur la base des catégories dualistes85 ; 7) la pseudo-neutralité de la science sert à masquer des rapports de domination, comme l’a montré aussi la philosophe américaine Sandra Harding86, présentant la connaissance scientifique comme phénomène « socialement situé »87 ; et 8) que les études de genre intègrent l’approche de l’intersectionnalité, forgée dans le contexte américain, et celle de la consubstantialité, issue de la France et du féminisme matérialiste 88, complexifiant encore l’économie féministe en intégrant à la dynamique des rapports de sexe, celles d’autres rapports d’oppression vécus par les femmes (capitalisme, racisme, post/ colonialisme, hétérosexisme, etc.). 28 Il est courant de souligner à quel point la perspective féministe, quelle que soit la science dont on parle, a eu pour effet de remodeler en profondeur les savoirs. Pour illustrer ce fait et montrer aussi qu’en la négligeant, on aboutit à une lecture tronquée de la réalité, je reprends souvent dans mes cours ou dans mes écrits, la citation Revue Interventions économiques, 67 | 2022 412 suivante tirée d’un article de Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani : « en oubliant les femmes, ce n’est pas seulement de l’information que l’on perd, c’est de la connaissance que l’on déforme »89. On l’a bien vu en économie. Autrement dit, ce dont il est question ici, ce n’est pas simplement d’un élargissement de la vision, mais d’une refonte des perspectives et, au bout du compte, de la pertinence des savoirs scientifiques. C’est pourquoi l’économie féministe n’est rien moins qu’indispensable à la compréhension de l’économie. 29 IE : Et quels sont les domaines dans lesquels il y a eu, selon vous, les plus grandes avancées autant théoriques que pratiques ? 30 Sylvie Morel : Les retombées des avancées théoriques issues de l’économie féministe sont innombrables. Par exemple, en éclairant le caractère productif du travail domestique, la théorisation féministe du travail a forcé à redéfinir ce qu’est la production, donnant à cette catégorie économique, certes, une nouvelle extension, mais aussi un nouveau contenu par l’adjonction de la catégorie « reproduction ». Cela impacte notre compréhension de l’emploi (qui devient un sous-ensemble de la catégorie travail) ainsi que des processus d’allocation des postes de travail et de détermination des salaires (dont on comprend de plus en plus qu’ils relèvent, non pas seulement de l’entreprise ou de l’État, mais aussi des règles opérantes de l’institution de la famille – et inversement). Cela a conduit à l’émergence de nouvelles politiques publiques, comme celles ayant trait à l’articulation des temps sociaux (emploi-famille certes, mais plus largement encore, d’autres espaces d’activité économique, comme les études, la formation, etc.). S’est également ensuivie l’obligation de réviser la « macroéconomie » et les politiques de stabilisation, les économistes féministes ayant montré que les modèles économiques à partir desquels celles-ci sont conçues sont très limités parce qu’ils ignorent le travail de re/production des femmes 90. Dans le contexte de la COVID, cette nécessité s’est particulièrement imposée puisque, nombre de recherches ayant documenté que la pandémie avait frappé plus fortement les femmes que les hommes parce que les premières ne pas sont intégrées à l’économie comme les seconds, on a reconnu que les politiques de relance ne devaient plus être conçues sans considérer leur impact différencié selon le genre91. Cela alors que de manière générale, la « budgétisation sensible au genre » (BSG) a été de plus en plus promue au niveau international92. 31 En conceptualisant une « économie du care » qui donne au travail du « prendre soin » une place de premier plan, les économistes féministes ont aussi impacté les agendas de politiques publiques internationales comme celui du travail décent, que promeut, depuis 1999, l’Organisation internationale du travail (OIT) 93. Celle-ci considère, en effet, que le travail de prendre soin d’autrui – qui s’inscrit dans « l’économie des soins à la personne » – est essentiel pour l’avenir de cet agenda de recherche et d’action 94. Par ce type de travaux, les économistes féministes et les féministes d’autres sciences sociales avaient montré depuis longtemps ce que la pandémie vient de révéler au grand jour : « que, partout dans le monde, les économies formelles et la poursuite de notre vie quotidienne reposent sur le travail invisible et non rémunéré des femmes et des filles »95. Autrement dit, les services de soin doivent être considérés comme des infrastructures économiques ; les qualifier seulement de « sociales » leur confère un statut de second rang. À noter que, dans une perspective plus large d’économie politique, la grille d’analyse de l’économie du prendre soin incorpore, outre les questions relatives à la valeur économique du travail domestique, le coût de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 413 reproduction sociale96 et s’étend, comme l’explique Mary Daly, aux enjeux concernant la croissance du travail domestique rémunéré via, notamment, les migrations transnationales de services de soin ou les « chaînes de soin » mondiales 97. 32 IE : Revenons maintenant, si vous le voulez bien, sur un point que vous aimez souligner, à savoir que l’économie féministe n’est pas forcément hétérodoxe. En quoi cette économie féministe se démarque-t-elle dans ce cas de l’économie néoclassique ? Pourquoi vous paraît-il nécessaire de rompre avec ce cadre de pensée ? 33 Sylvie Morel : J’aime bien votre question en effet, car elle renvoie aux avenues théoriques à privilégier pour développer l’économie féministe98. Le fait que l’économie féministe ne soit pas à ranger automatiquement parmi les lectures hétérodoxes de l’économie est une question que j’ai souvent soulignée dans mes articles 99. Cela mérite d’être répété parce qu’on a trop tendance à penser le contraire, c’est-à-dire à croire que la perspective féministe suffit à elle seule à conférer à une analyse économique le qualificatif d’hétérodoxe. Or, on sait que ce terme sert à désigner la large palette des orientations théoriques en économie qui s’opposent au courant néoclassique – l’approche dominante en matière d’enseignement et de recherche en économie à l’université – comme le marxisme, l’institutionnalisme, le keynésianisme, le postkeynésianisme, les théories de la régulation, l’économie écologique, l’école des conventions, etc. Cependant, nombre de travaux réalisés en économie féministe s’inscrivent dans le courant néoclassique (au même titre, sur le plan doctrinal, que le féminisme libéral est un courant du mouvement féministe). Cela est démontré par plusieurs recherches. Je pense, par exemple, à la recension exhaustive de Diana Strassmann100 des recherches réalisées dans le monde anglo-saxon, aux contributions rassemblées, en France, par Sophie Ponthieux et Rachel Silvera 101 dans un ouvrage traitant, notamment, de l’« approche féministe de l’économie », ou encore, à l’article de Fatiha Talahite102 sur « l’économie du genre » 103. L’examen des articles publiés dans la revue Feminist Economics révèle aussi que les auteures recourent, de manière prédominante, dans leurs travaux, à la modélisation et aux méthodes quantitatives 104. 34 Comme je l’expliquais dans l’article de 2019 évoqué plus haut, cette ambition de genrer le cadre orthodoxe, car c’est bien ce dont on parle, peut aussi se comprendre dans la mesure où l’analyse féministe de l’économie s’est surtout élaborée sur la base des différents courants de la pensée féministe (libéral, marxiste/socialiste, radical, matérialiste, lesbien, poststructuraliste, post/dé/colonial, queer, anarchiste, écologique, etc.) et, en conséquence, moins sur ceux qu’on associe traditionnellement à la pensée économique (incluant les courants de l’hétérodoxie donc), bien que les deux types de configurations théoriques se recoupent partiellement. Beaucoup reste donc à faire pour approfondir ce travail de croisement théorique entre la pensée féministe et les écoles hétérodoxes en économie, travail qui a déjà fait ses preuves. On peut aussi évoquer des considérations institutionnelles pour expliquer cette adhésion de plusieurs économistes féministes au cadre néoclassique. Ainsi, Drucilla K. Barker pense que cette situation vient de ce que les économistes féministes tentent à la fois « de transformer la discipline et d’y travailler ». Selon elle, cela tient au fait qu’elles « veulent un siège à la table » afin de pouvoir influencer les politiques publiques, ce qui requiert de parler, non seulement le langage du féminisme, mais aussi celui de l’économie dominante 105. 35 Je ne veux pas minorer les apports de nombre de ces travaux. Il est indubitable que les féministes néoclassiques ont réalisé des avancées notables dans la discipline puisqu’en critiquant le cadre dominant en économie, elles l’ont élargi, comme je l’ai dit plus haut, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 414 tant en termes d’objets d’étude que de méthodologie. Elles en ont indiqué aussi plusieurs des limites. Je ne partage pas toutes leurs critiques, en particulier celle consistant à dire que l’« agent économique » présenté par l’économie néoclassique décrit les comportements masculins. Cela dit, le problème majeur que je vois dans ce « réformisme » néoclassique, ai-je aussi souvent souligné, c’est qu’il limite grandement la fécondité théorique de l’économie féministe. D’autre part, si cette capacité de manier ces deux langages peut permettre de donner une certaine légitimité à l’économie féministe dans les départements d’économie et d’y faciliter l’intégration professionnelle des jeunes économistes féministes, enjeux pointés par Barker, il s’agit de stratégies institutionnelles qui sont, à mon avis, plutôt incompatibles avec le combat pour une véritable reconnaissance académique des hétérodoxies dans l’enseignement et la recherche en économie. 36 La question qui devrait nous interpeller, me semble-t-il, concerne, comme je l’ai dit plus haut, la manière de poursuivre le développement de l’économie féministe : quels préceptes méthodologiques et quels concepts pouvons-nous mobiliser pour améliorer son pouvoir heuristique et être en mesure ensuite de concevoir des politiques publiques pertinentes ? C’est à cet égard que, selon moi, la coupure avec l’économie néoclassique doit être radicale puisque c’est justement à ce double point de vue que celle-ci est insatisfaisante. D’une part, en effet, elle offre une vision erronée des comportements humains et des formes institutionnelles dont se dotent les sociétés, cela en raison notamment de sa lecture des faits économiques héritée d’une méthode de connaissance intentionnellement calquée sur le paradigme rigide de la physique du milieu du 19e siècle 106. D’autre part, malgré l’auréole de scientificité dont on l’entoure généralement, tirée largement de l’argument de la « neutralité de l’expert », elle sert néanmoins un projet politique, en tant que référent théorique central de l’idéologie (néo)libérale. Et ce ne sont pas les développements de la théorie des jeux ou ceux, plus récents, de l’économie expérimentale, qui changent substantiellement le fond du problème, même bien au contraire107. 37 La robustesse de l’économie féministe dépendra donc de sa capacité à remettre en cause fondamentalement ce cadre théorique en s’appuyant sur une hétérodoxie économique qui a déjà fait ses preuves à cet égard, et ce, du double point de vue méthodologique et conceptuel. Cela suppose de reconnaître explicitement que les courants hétérodoxes en économie peuvent offrir aux études féministes de véritables opportunités de développement. Cette démarche n’a rien de très original quand on considère les croisements déjà survenus dans l’histoire de l’économie politique féministe, entre pensée féministe et hétérodoxies, ou que l’on examine l’évolution de celle-ci dans d’autres disciplines. Ainsi, Anne-Marie Devreux rappelle que « tout au long de sa constitution, la sociologie du genre a (…) été en dialogue constant avec les grands cadres théoriques, les courants de pensée, voire les écoles de la sociologie » 108. En économie féministe, certains auteurs endossent pleinement cette posture, je pense par exemple à Guillaume Vallet qui, dans un ouvrage récent, plaide pour une « économie politique du genre hétérodoxe »109. Il n’est pas inintéressant de comparer cette position à celle défendue dans un autre ouvrage paru il y a peu de temps, celui d’Hélène Périvier qui, quant à elle, défend une économie féministe intégrant les apports du courant néoclassique, au motif, entre autres, que « ce n’est (…) pas le paradigme néoclassique lui-même qui est en cause, mais sa généralisation à toute question sociale (mariage, sexe, droits reproductifs, criminalité, etc.) »110 ; cette position ne va pas sans rappeler la mouvance des économistes féministes qui pensent que la distinction entre orthodoxie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 415 et hétérodoxie n’est ni valable, ni utile, question qui pose débat entre les économistes féministes, comme nous l’avions souligné dans la présentation du colloque du CIRFF 111. 38 IE : Ainsi, vous vous définissez comme économiste féministe institutionnaliste, pouvezvous expliquer cette perspective que vous qualifiez d’institutionnaliste ? 39 Sylvie Morel : Votre question est judicieuse, car le qualificatif « institutionnaliste » est accolé à tellement de courants théoriques en économie et même au-delà de cette discipline, qu’on en vient à ne plus trop savoir ce qu’il recouvre ; même les économistes néoclassiques s’intéressent aux « institutions ». Plusieurs économistes hétérodoxes se déclarent également institutionnalistes, rejoignant ici les économistes féministes qui s’inspirent de l’hétérodoxie en économie pour développer l’analyse de genre. 40 Pour ma part, c’est essentiellement dans la tradition de ce qu’il est convenu d’appeler l’institutionnalisme américain des origines, dont les fondateurs sont Thorstein Veblen, John Rogers Commons et Wesley Clair Mitchell, que je m’inscris. L’institutionnalisme original ne doit pas être confondu avec l’« institutionnalisme » de la deuxième vague en économie du travail, celui, notamment, de John Dunlop ou Clark Kerr, économistes américains qui sont à l’origine des théories des marchés internes et de la segmentation du marché du travail, lesquelles seront développées ensuite par d’autres économistes à qui on a aussi accolé l’étiquette d’« institutionnalistes » (la troisième vague) : Peter B. Doeringer et Michael J. Piore. En effet, les fondateurs de l’institutionnalisme, comme Veblen et Commons, ont un projet théorique autrement novateur et distinct de la théorie néo-classique que celui des deux générations d’auteurs qui leur succèderont. D’où mon intérêt pour ce courant théorique puisqu’il constitue un cadre théorique alternatif à celui de la théorie néo-classique, en proposant une démarche de connaissance, des outils méthodologiques et des concepts radicalement différents, dans leur nature et leur contenu, à ceux de la théorie économique dominante. C’est pourquoi je le considère comme étant analytiquement le plus pertinent pour « penser l’économie autrement ». 41 En cela, je m’inspire de toute une lignée d’économistes féministes qui ont montré que l’institutionnalisme des origines, en raison notamment de son fondement philosophique pragmatiste112, est un outil précieux pour développer une analyse de genre de l’économie. Je pense ici surtout à Ann L. Jennings 113, mais également à Anne Mayhew114, Charles Whalen et Linda Whalen115 ou encore à William Waller et Mary V. Wrenn116. À cet égard, il est utile, je trouve, de réfléchir à la différenciation qu’établissent William Waller et Ann L. Jennings117 entre une « économie véritablement féministe », l’« économie faite par les féministes » et « l’économie au sujet des femmes ». Les auteurs évaluent que ni l’économie néoclassique ni le marxisme ne sont des candidats crédibles pour réaliser la première option, à la différence de l’institutionnalisme des origines. 42 Le projet d’un « institutionnalisme féministe » – je reprends l’expression d’Ann L. Jennings – que j’ai défendu dans plusieurs contributions118 consiste donc, en somme, à approfondir cet exercice de « fertilisation croisée » entre l’institutionnalisme des origines et les théories féministes, en retenant particulièrement, au sein de cet institutionnalisme, celui de Commons119. Les féministes ont peu étudié l’œuvre théorique de cet auteur, comparativement à celle de Veblen. Or, l’institutionnalisme commonsien présente des points de convergence très clairs, sur le plan méthodologique, avec certains courants théoriques féministes. En outre, il propose des concepts qui ouvrent de nouvelles voies de théorisation pour approfondir l’analyse de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 416 la division sexuelle du travail et des rapports de sexe ou d’autres types de rapport de domination. C’est pourquoi je pense en effet qu’il s’agit là d’une voie très prometteuse pour renouveler l’économie féministe. 43 IE : Vous avez indiqué plus tôt que l’économie du travail est un domaine privilégié d’investigation pour les économistes féministes. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever que John R. Commons était lui-même un spécialiste des relations de travail. Y a-t-il une raison à cela ? 44 Sylvie Morel : Les recherches portant sur le travail et l’emploi ont été, en effet, l’un des principaux fers de lance de l’économie féministe. Pouvons-nous considérer, comme vous le suggérez, que Commons, qui a élaboré des concepts permettant de développer une « économie du travail transactionnelle »120, offre un cadre théorique particulièrement adapté à l’économie féministe ? Cette hypothèse est intéressante. De fait, quand j’ai commencé à développer mes analyses féministes commonsiennes – il s’agissait de mener une analyse comparée des transformations des politiques d’assistance sociale survenues avec l’émergence du « workfare », aux États-Unis, et de l’insertion, en France121 – j’ai pris comme point d’appui la « relation salariale » élaborée dans la perspective de Commons122, ce qui m’a permis d’analyser ce que j’ai appelé la « relation assistancielle ». C’est ainsi que le workfare et l’insertion ont pu être théorisés, notamment, comme des relations sociales instituant des droits et des devoirs123. 45 Il est vrai également que le cadre d’analyse de Commons est tiré de sa vaste connaissance du monde du travail. En effet, toute sa vie durant, fidèle en cela à la méthode pragmatiste, il a développé l’analyse théorique en conjonction avec ses investigations concrètes dans les champs de l’arbitrage des relations professionnelles et des politiques sociales (accidents du travail, assurance-chômage 124, etc.), notamment. Ce choix méthodologique « abductif » a été systématiquement appliqué jusqu’à ce qu’il dispose d’un système théorique élaboré125. Ainsi, souligne Yngve Ramstad, « les théories de Commons étaient elles-mêmes continuellement testées et révisées à partir de leur applicabilité aux innombrables problèmes concrets auxquels il a été confronté en tant que membre de commissions tant fédérales que des États et comme auteur de diverses pièces de législation novatrices »126. En outre, on a beaucoup retenu de son œuvre ses recherches historiques dirigées ou menées sur l’histoire de la société industrielle américaine et sur l’histoire du travail aux États-Unis127, ainsi que l’importance de l’approche historique dans ses travaux128. Cependant, il est important de souligner que Commons n’est pas qu’un spécialiste des « relations de travail », comme vous dites. Car celui qui est considéré comme étant le père du champ d’études des relations industrielles s’impose surtout comme un économiste ayant développé une théorie économique générale – comprenant de nombreuses théories particulières (de la valeur, de la monnaie, des prix, de l’entreprise, de la répartition, etc.) –, un « corpus conceptuel unifié à portée générale pour la connaissance en science sociale » 129. Car c’est l’analyse des institutions que le cadre théorique commonsien renouvelle entièrement130 : Commons propose une théorie originale de l’institution dont l’une des qualités essentielles est d’être articulée à une théorie de l’action, elle aussi originale 131. De plus, le « projet » qui l’animait était de développer une théorie économique utilisable pour améliorer les institutions créées et modifiées dans le temps historique, par l’action de la volonté humaine. La contribution théorique de Commons est donc de vaste ampleur. Avec la publication à venir de la traduction en français d’Institutional Revue Interventions économiques, 67 | 2022 417 Economics132, on le saisira mieux133. Les économistes féministes pourraient donc s’approprier une œuvre aux multiples ramifications, qui leur permettrait d’aller bien au-delà de l’« économie du travail ». 46 IE : Pour compléter cette entrevue, revenons, Sylvie Morel, sur un sujet qui vous tient à cœur et sur lequel vous avez travaillé, le revenu universel, encore appelé au Québec revenu minimum garanti. Vous en avez parlé dans un article publié dans le Devoir comme d’un « miroir aux alouettes ». Pourriez-vous nous expliquer de quoi il en retourne et en quoi ce revenu serait, selon vous, une fausse bonne idée ? 47 Sylvie Morel : Merci d’aborder ce sujet qui, vous avez raison, m’interpelle beaucoup et auquel je m’intéresse depuis longtemps134, même si je ne peux émettre ici que quelques commentaires. Tout d’abord, il y a beaucoup de confusion dans les débats entourant le revenu universel : on rappellera que cette expression (il y a plusieurs dénominations : allocation universelle, revenu de base, revenu de citoyenneté, revenu d’existence, etc.) désigne les diverses propositions visant l’octroi, sur une base régulière, d’un revenu inconditionnel à chaque personne. Par exemple, on confond revenu minimum garanti et revenu universel, alors qu’avec l’aide sociale, nous disposons déjà au Québec d’un revenu minimum garanti. Autre exemple de manque de rigueur dans le traitement de cette question, on prend souvent appui, pour justifier le bien-fondé de cette politique publique, sur des expérimentations partielles menées dans des pays dont les institutions de la sécurité sociale et des politiques publiques de l’emploi ne sont pas comparables aux nôtres. Autrement dit, on tient insuffisamment compte du problème de « validité externe », en généralisant de manière abusive les résultats obtenus dans ces recherches. 48 Comme je l’ai indiqué dans la note d’opinion à laquelle vous faites référence 135, on se méprend souvent aussi sur les vertus du revenu universel parce qu’on en sous-estime largement les risques. Déjà, il est remarquable de constater – dans les médias notamment – à quel point la simple évocation du revenu universel suffit à faire jaillir dans les esprits l’idée d’une politique audacieuse, porteuse de toutes les promesses. Or, le premier constat qui frappe à l’observation des débats sur le revenu universel est que sa défense recouvre tout le spectre politique, du (néo)libéralisme au postcapitalisme, en passant par les orientations intermédiaires – sa dénonciation également du reste. Dépendamment de ses modalités, ce projet pourrait donc déboucher sur tout et son contraire. Cette malléabilité idéologique représente, pour de nombreux analystes, le premier risque de cette proposition. Je souscris à ce point de vue. De quel projet politique parle-t-on quand on l’évoque ? À cet égard, on navigue à vue. 49 En outre, on défend le revenu universel sans considérer son impact sur la qualité de l’emploi et je pense ici particulièrement à la question de la détermination des salaires, ainsi qu’à celle de la qualité de la sécurité sociale. Ainsi, un revenu universel compromettrait la revalorisation des salaires (dont le salaire minimum) ainsi que les efforts pour améliorer le statut des emplois atypiques. Quelle justification pourrionsnous invoquer en effet pour hausser les salaires si un revenu universel était déjà assuré ? Sauf à ce que le niveau de ce dernier soit tellement faible que, du coup, il n’offrirait aucune des garanties (mettre fin à la pauvreté, diminuer les inégalités de revenu, permettre une liberté d’activité, etc.) auxquelles on l’associe souvent. Le pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats risquerait d’être davantage laminé, et les employeurs auraient la légitimité de contracter leur masse salariale. Pour les femmes, l’enjeu est de taille dans la mesure où les inégalités salariales sont Revue Interventions économiques, 67 | 2022 418 persistantes dans nos sociétés ; l’équité salariale, dont l’application se bute encore à de nombreuses difficultés, pâtirait de cette situation. Quant à la sécurité sociale, prenons le cas des services publics. Il est fréquent d’entendre plaider à la fois pour un revenu universel et des services publics de qualité, sans que le problème de la contradiction existant entre ces deux objectifs ne soit même envisagé. Pour ma part, je pense qu’il est illusoire de penser que les gouvernements financeraient en même temps des services publics gratuits de qualité à la hauteur des enjeux de société – et on voit en cette période de COVID à quel point, ne serait-ce que dans le domaine de la santé, le défi est de taille – et un revenu universel (encore une fois d’un montant suffisamment élevé pour que le projet reste cohérent avec les vertus qu’on lui prête). Comme je l’indiquais dans l’article du Devoir, la gratuité des services publics équivaut à l’octroi d’un revenu puisque ce qui est financé collectivement n’a pas à l’être privément. Alors, de deux choses l’une, soit on garantit des services publics de haut niveau, soit on verse directement un revenu aux individus pour qu’ils se les procurent (ce qui ne va pas sans soulever d’autres problèmes, étant donné la croissance des services marchands privatifs que l’on stimulerait ainsi). Toujours en matière de sécurité sociale, on comprend mal également la distinction qualitative qui existe entre les assurances sociales (assurance chômage, assurance retraite, assurance parentale, etc.), qui remplacent le revenu antérieur, et un transfert universel comme le revenu universel, dont le montant est forfaitaire. Il est clair que ce dernier serait, dans la grande majorité des cas, inférieur au revenu de remplacement offert par une assurance sociale bien calibrée. Or, là encore, pense-t-on vraiment qu’on pourra à la fois défendre une amélioration substantielle des assurances sociales et l’implantation d’un revenu universel généreux ? 50 Ces questions sont décisives pour les femmes même si les enjeux de genre brillent souvent par leur absence parmi les préoccupations des instigateurs de cette voie de réforme de l’État social. En effet, la position différenciée des femmes face à la famille, à l’emploi et à la sécurité sociale, fait en sorte qu’elles vivraient de façon spécifique une transformation aussi radicale de la structure des transferts sociaux. On a vu d’ailleurs avec la pandémie, je l’ai dit déjà, à quel point la division sexuelle du travail dans la société a fait en sorte que la crise sanitaire et la crise économique les ont démesurément affectées, en tant que travailleuses dans les services publics de première ligne ou dans des secteurs frappés par les pertes d’emplois et la baisse des heures de travail, ou comme travailleuses à la maison, quand les mères, en particulier, ont vu leurs tâches domestiques s’intensifier en raison, entre autres, des fermetures d’école – et je ne parle pas de l’accroissement des violences domestiques repérées partout sur la planète. Aussi seraient-elles particulièrement à risque de voir leur situation économique se dégrader avec l’implantation d’un revenu universel, étant plus vulnérables que les hommes économiquement : non seulement risquerait-il d’y avoir une pression à la baisse sur le niveau des salaires, mais on peut anticiper la même chose concernant les assurances sociales et les services publics, composantes de la sécurité sociale dont l’existence est tout à fait déterminante pour les femmes. 51 Et je n’ai pas parlé d’autres questions tout à fait fondamentales à considérer quand on discute du revenu universel. Par exemple, est-ce que ce dernier permettrait une meilleure reconnaissance de la valeur du travail des femmes (domestique et en emploi), dont la nécessité est une autre leçon à tirer de cette crise ? Puisque toutes les activités s’équivaudraient (on recevrait un revenu universel quelles que soient les occupations auxquelles on se livre), on voit mal comment un tel relativisme moral – fondé sur le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 419 principe qu’une société juste ne doit pas être fondée sur une conception préalable de ce que doit être une vie bonne – pourrait aller de pair avec l’impératif de plus en plus pressant de mettre au cœur de nos sociétés le travail du prendre soin (analysé aussi par les féministes, à travers son extension aux enjeux écologiques). 52 Autre question à celles et ceux qui voient dans le revenu universel un levier d’émancipation pour les femmes : octroyer un tel revenu suffirait-il à contrer le poids historique des inégalités entre les sexes, dont on connaît la remarquable force d’inertie, la division sexuelle du travail se reproduisant souvent sous de nouvelles formes ? Alors, même si ma réponse est partielle, on voit déjà que les raisons sont nombreuses pour que les féministes s’opposent au revenu universel. Mais il faut dire que celles-ci sont très partagées sur le bien-fondé de cette politique, qui, en réalité, recueille autant d’adhésion qu’elle ne suscite d’opposition. À cet égard, nous ne nous distinguons pas de nos autres collègues en sciences sociales, et, à vrai dire, il n’y a aucune raison qu’il en aille autrement… Entretien réalisé par Christian Deblock le 27 décembre 2021 NOTES 1. S’agissant de la France, Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Antoine Rebérioux établissent le constat suivant : « Comparée aux autres disciplines, l’économie se situe dans la moyenne (moins féminisée que la sociologie, la psychologie, ou la littérature, mais plus que les mathématiques, l’informatique, les sciences politiques, la philosophie ou la chimie » : Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Antoine Rebérioux, « Vers un nouveau genre de finance ? », Revue de la régulation [En ligne], 25 | 1er semestre/spring 2019, mis en ligne le 03 juillet 2019, consulté le 17 octobre 2021, p. 28 : URL : http://journals.openedition.org/ regulation/14632 : DOI : https://doi.org/10.4000/regulation.14632. 2. American Economic Association, Committee on the Status of Women in the Economics Profession : https://www.aeaweb.org/about-aea/committees/cswep. 3. Pour un historique de l’intégration des femmes en économie aux États-Unis, voir : Claire Holton Hammond, 1999, «Women in the Economics Profession», dans J. Peterson, M. Lewis (eds), The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edwar Elgar, p. 757-764. 4. American Economic Association, About CSWEP : https://www.aeaweb.org/about-aea/ committees/cswep/about 5. G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A. Rebérioux, op. cit., p. 28. 6. Le RePEc est un projet collaboratif porté par des centaines de volontaires dans 102 pays, dont le cœur est une base de données bibliographique portant sur la recherche en économie (documents de travail, articles de revues, ouvrages, chapitres de livres, composants logiciels) ; les informations proviennent « de 3,600 revues et de 5,300 séries de documents de travail. Plus de 62 000 auteurs y sont inscrits et 80 000 abonnements par courrier électronique sont servis chaque semaine » ; RePEc, General principles ; http://repec.org/#general. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 420 7. Anne Boring et Soledad Zignago, 2018, « Économie : où sont les femmes ? », Bloc-Notes Éco, Banque de France, 07/03/18 : https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/economieou-sontles-Femmes. 8. Judy Lafrenière, 2018, « Les femmes économistes, une ressource rare ! », Libres échanges, le blogue des économistes québécois, Association des économistes québécois (ASDEQ) : https:// blogue.economistesquebecois.com/2018/03/08/les-femmes-economistes-une-ressource-rare/ 9. G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A. Rebérioux, op. cit., p. 2. Ces auteurs présentent une première synthèse des résultats des études de genre dans le domaine de la finance et de la gouvernance d’entreprise. 10. Pour une analyse de genre du monde des banques centrales, voir, outre la publication précédemment citée : Guillaume Vallet, 2020, Économie politique du genre, De Boeck Supérieur, Louvain-La-Neuve. 11. « Banque du Canada : « une occasion manquée » de nommer une première femme à sa tête », La Presse canadienne 2020-05-02 | Mis à jour le 3 mai 2020 : https://lactualite.com/actualites/ banque-du-canada-une-occasion-manquee-de-nommer-une-premiere-femme-a-sa-tete/. 12. Banque du Canada, 2020, « La première sous-gouverneure de la Banque du Canada, Carolyn A. Wilkins, ne sollicitera pas un second mandat », 17 septembre : https://www.banqueducanada.ca/ 2020/09/premiere-sous-gouverneure-banque-canada-carolyn-a-wilkins-sollicitera-pas-secondmandat/. 13. « Et ce phénomène est largement répandu, aux yeux de Mme Codsi, qui raconte avoir ellemême eu affaire à des organisations qui, face à la pandémie, ont retiré la parité de leurs orientations prioritaires. Elle cite aussi en exemple le Royaume-Uni, qui a tout récemment levé l’obligation pour les entreprises de divulguer l’écart salarial entre leurs employés » : « Banque du Canada : « une occasion manquée » de nommer une première femme à sa tête », op. cit. 14. Carolyn Wilkins a quitté son poste de première sous-gouverneure de la BC le 9 décembre, plusieurs mois avant que ne se termine, en mai 2021, son premier mandat. 15. Économiste féministe et professeure retraitée associée du département des sciences économiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). 16. Intitulée Discours économiques alternatifs et revendications féministes, cette formation, subventionnée par le Ministère de l’Éducation du Québec, visait à outiller les militantes des groupes de femmes sur le plan de l’analyse économique et portait sur les hétérodoxies féministes en économie et leurs applications. 17. Rapporté par Judy Lafrenière, op. cit. 18. Thomas Breda, 2014, « Pourquoi y-a-t-il si peu de femmes en science ?, Regards croisés sur l’économie, 2014/2, no 15, p. 100 : https://www.cairn.info/journal-regards-croises-sur-l- economie-2014-2-page-99.htm. 19. Il faut rappeler ici que le Mouvement des étudiants pour la réforme de l’enseignement de l’économie faisait valoir, parmi ses revendications, l’importance de sortir « des mondes imaginaires », considérant que le décalage existant « de l’enseignement par rapport aux réalités concrètes pose nécessairement un problème d'adaptation pour ceux qui voudraient se rendre utiles auprès des acteurs économiques et sociaux » : « Lettre ouverte des étudiants en économie aux professeurs et responsables de l’enseignement de cette discipline », Autisme-économie.org : http://www.autismeeconomie.org/article2.html. Cette lettre ouverte a été publiée dans Le Monde du 17 juin 2000 et a été signée par près d’un millier d'étudiantes et étudiants ainsi que plusieurs dizaines d’enseignantes et enseignants en seulement un mois. 20. Rapporté par : Judy Lafrenière, op. cit. 21. Id. 22. On ne saurait non plus oublier ici les combats menés par l’Association française d’économie politique (AFEP) au sujet des recrutements dans le monde universitaire : voir à ce sujet : AFEP, 2013, Evolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000. La fin du Revue Interventions économiques, 67 | 2022 421 pluralisme, CA, septembre : https://assoeconomiepolitique.org/rapport-evolution-des- recrutements-des-professeurs-de-sciences-economiques-depuis-2000-septembre-2013/. 23. Emmanuelle Auriol, Guido Friebel et Sascha Wilhelm, 2019, Women in European Economics, VOX EU. CEPR : https://voxeu.org/article/women-european-economics. 24. Comme l’ont montré, par exemple, Julie A. Nelson et Ann. L. Jennings, les « métaphores » de genre sont asymétriques, car les dualismes masculins/féminins sont hiérarchiques. Ainsi, alors que les qualités associées culturellement à la masculinité (l’abstraction, l’objectivité, la raison, etc.) sont valorisées, celles qui sont reliées à l’univers féminin (le concret, la subjectivité, l’émotion, etc.) sont systématiquement dénigrées : Ann L. Jennings, 1993, «Public or Private? Institutional Economics and Feminism», dans M. A. Ferber et J. A. Nelson (ed). Beyond Economic Man, Feminist Theory and Economics, Chicago, The University of Chicago Press, p. 111-129 : Julie A. Nelson, 1992, “Gender, Metaphor, and the definition of economics”, Economics and Philosophy, vol. 8, no 1, p. 103-125. 25. Rapporté par : Judy Lafrenière, op. cit. 26. Alice Wu, 2017, Gender Stereotype in Academia: Evidence from Economics Job Market Rumors Forum, Working Papers 2017-09, Princeton University, Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, Center for Health and Wellbeing. 27. « Diffusé par Justin Wolfers dans le New York Times du 18 août 2017, ce travail réalisé dans le cadre d’un mémoire de Master a consisté à exploiter plus d’un million de billets déposés sur un forum de discussion en ligne econjobrumors.com (son nom complet est Economics Job Market Rumors). Ce site est devenu une machine à café virtuelle – et anonyme – où se retrouvent universitaires, doctorants et docteurs en quête d’informations pour leur job market. En appliquant les techniques du machine learning, Wu a cherché à classer les billets selon qu’ils portaient sur un homme ou une femme en répertoriant les mots s’y rapportant. Les trente mots les plus utilisés dans les discussions portant sur les femmes sont d’un sexisme cru : « chaude », « lesbienne », « seins », « anal », « salope », « vagin », « enceinte », « grossesse », « mignonne », « mariée », « sexy », « vieille », « prostituée »… Rien de tel dans ceux associés aux discussions portant sur des hommes. Largement commenté, ce travail a eu l’immense mérite d’activer le débat sur le sexisme des économistes » : G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A. Rebérioux, op. cit., p. 47. 28. Pour comprendre à quel point l’institution de ce prix est discutable, voir l’a rticle de Gilles Dostaler : « Le "prix Nobel d'économie" : une habile mystification », Alternatives économiques, n° 238 - juillet 2005 : https://rechercheregulation.files.wordpress.com/2019/10/dostaler-2005-prixnobel.pdf. 29. Je remercie Christian Deblock d’avoir attiré mon attention sur cette dernière nomination. 30. Elle est également celle qui lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères, a mis de l’avant le concept de « commerce progressiste », définissant une nouvelle approche en commerce international visant à « faire en sorte que les accords de commerce profitent à toute la société », dont les femmes : Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux, « L’agenda progressiste et les accords commerciaux de nouvelle génération », Revue Interventions économiques [En ligne], 65 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 26 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/ https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques. interventionseconomiques/12297 ; DOI : 12297. Bien entendu, le caractère authentiquement progressiste de l’agenda politique du gouvernement Trudeau est tout sauf non questionnable. 31. La ministre portait un T-shirt sur lequel était inscrit « Je parle féministe » et le mot « féministe » apparaissait 18 fois dans le budget : Marie-Ève Fournier, 2021, « Budget fédéral : des solutions féministes à une récession féminine », La Presse, 19 avril : https://www.lapresse.ca/ affaires/economie/2021-04-19/budget-federal/des-solutions-feministes-a-une-recessionfeminine.php. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 422 32. On constate aussi des nominations de femmes à des postes-clés : Mélanie Joly aux Affaires étrangères, Anita Anan à la Défense, et, surtout, Chrystia Freeland, qui continue d’agir comme Vice-Première ministre et ministre des Finances. 33. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, Deux économistes à contre-courant. Sylvia Ostry et Kari Polanyi Levitt, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 7. 34. Ibid., p. 14. 35. Kari Polanyi Levitt est née à Vienne. 36. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, op. cit. 37. Ibid., p. 9. Ces auteurs précisent aussi que « (t)rès peu d’économistes avant eux avaient intégré dans leurs recherches la colonisation, et aucun ne s’était penché sur les conséquences économiques néfastes que pouvait avoir la colonisation sur les régions colonisées » : ibid., p. 66. 38. Elle a aussi publié en économie du travail avec H. D. Woods et M. A. Zaidi ; H. D. Woods et S. Ostry, 1962, Labour Policy and Labour Economics in Canada, Toronto, Macmillan of Canada : Sylvia Ostry et M. A. Zaidi, 1972, Labour Economics in Canada, Toronto, Macmillan of Canada, 2 e édition. 39. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, op. cit., p. 10. 40. Ibid., p. 18. 41. Durant cette période, « elle avait l’oreille des gouvernements canadiens et ses conseils avaient une influence certaine sur les décideurs et les hauts fonctionnaires responsables de l’élaboration des politiques économiques » : ibid., p. 19. 42. Ibid., p. 22. 43. Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, 1983, Le plein emploi: Pourquoi ?, Montréal, Presses de l’Université du Québec à Montréal (UQAM-LABREV), Institut de recherche appliquée sur le travail. 44. Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, 1986, Le défi du plein emploi – un nouveau regard économique, Montréal, Les Éditions St-Martin. 45. Diane Bellemare et Ginette Dussault, 1996, « À la mémoire de Lise Poulin Simon », Relations industrielles, vol. 51, no 1, p. 4. 46. Id. 47. « Sénatrice Diane Bellemare. Biographie », Parlement du Canada, Sénat du Canada : https:// sencanada.ca/fr/senateurs/bellemare-diane/. 48. Ginette Dussault, 1983, La discrimination sur le marché du travail: le cas des employés de bureau à Montréal, Thèse de doctorat en économique, Montréal, Université McGill. 49. Ginette Dussault, 1987, « À travail équivalent, salaire égal : la portée de la revendication », IRAT. 50. Diane Bellemare, Ginette Dussault et Lise Poulin Simon, 1985, « Les femmes et l’économie », dans R. Silberman Abella, Research studies of the Commission on Equality in Employment, A Royal Commission report, Research studies, Ottawa, Supply and Services Canada, p. 331-340. 51. Voir note 42. 52. Un mot sur le contexte québécois de l’époque en matière d’enseignement féministe : le premier cours sur les femmes est donné à l’Université Concordia en 1968, et, dans une université francophone, en 1972, à l’UQAM, où il est issu d’une démarche collective et militante qui regroupa une vingtaine de professeures et de chargées de cours et plus de 200 étudiantes et étudiants : Francine Descarries, 2006, Chronologie de l’histoire des femmes au Québec et rappel d’événements marquants à travers le monde, Institut de recherches et d’études féministes (IREF), UQAM – 2006-2007 ; https://unites.uqam.ca/arir/pdf/ chronologieNouvelleVersionJuin2007_old.pdf. 53. Voir, par exemple : Odile Rochon, « Ruth Rose, économiste au féminin », Éditions Vie économique, Vol. 1, no 4 : http://www.eve.coop/?a=44. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 423 54. Voir, entre autres : Ruth Rose, 2016, « La politique familiale du Québec », La sécurité sociale au Québec, Histoire et enjeux, Denis Latulippe (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval. 55. Le mémoire qu’elle a rédigé sur le Projet de loi 51 portant sur le Régime québécois d’assurance parentale pour la CCTFE, présenté, en septembre 2020, à la Commission de l’économie et du travail, a conduit le gouvernement québécois à effectuer quelques amendements en faveur des nouvelles mères. 56. Diane Gabrielle Tremblay, 1989, La dynamique économique du processus d’innovation. Une analyse de l’innovation et du mode de gestion des ressources humaines dans le secteur bancaire canadien, Thèse de doctorat en Science économique, Paris, Université de Paris I – Panthéon Sorbonne. 57. Diane Tremblay, 1987, Gestion de main-d’œuvre, division sexuelle du travail et informatisation dans la banque, Contribution à la Table-ronde APRE-CNRS, les 24-26 novembre 1987, Cahiers de l’APRE, no 7. Paris, APRE/CNRS. 58. Diane Bellemare, Ginette Dussault, Lise Poulin Simon et Diane-Gabrielle Tremblay, 1996, « L’emploi, le travail et les relations professionnelles : la vision des économistes du travail nordaméricains », dans G. Murray, M. L. Morin et I. da Costa (dir.), L’état des relations professionnelles. Tradition et perspectives de recherche, Toulouse, Québec, Éditions Octares/Presses de l’Université Laval, p. 466-486. 59. « Coopération internationale », Curriculum Vitæ de Diane-Gabrielle Tremblay, Téluq : https:// spip.teluq.ca/dgtremblay/spip.php?article30. 60. « Livres depuis 10 ans », ibid. : https://spip.teluq.ca/dgtremblay/spip.php?article27. 61. Marie-Thérèse Chicha, Profil, Portail de l’Université de Montréal : https:// recherche.umontreal.ca/english/our-researchers/professors-directory/researcher/is/in14709/. 62. Cécile Sabourin, 2003, « Vers un renouvellement des rapports entre les femmes et l’économie », Colloque L’accès des femmes à l’économie à l’heure de l’intégration des Amériques : Quelle économie ?, Montréal, avril : https://unites.uqam.ca/arir/pdf/Sabourin.pdf 63. Cécile Sabourin, Josée Belleau et Michelle Duval, 2005, Atelier de réflexion et d’échange sur le renouvellement de la théorie économique d’un point de vue féministe et écologique, tenu à l’UQAM le 2 avril 2004, Montréal, juin, Relais-Femmes, UQAM, UQAT, ARIR. 64. Francine Lepage a réalisé, seule ou en collaboration avec d’autres chercheures, un très grand nombre d’études et de mémoires sur une panoplie de questions touchant les femmes (la syndicalisation, la fiscalité, la retraite, l’union de fait, les congés parentaux, l’accès à l’emploi, la pauvreté, etc.). 65. Francine Lepage et Anne Gauthier, 1981, Syndicalisation : droit à acquérir, outil à conquérir : Étude sur les travailleuses non syndiquées au Québec, Conseil du statut de la femme : Anne Gauthier, 1985, « État-mari, État-papa. Les politiques sociales et le travail domestique », dans L. Vandelac (dir.) et al., Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique, Montréal, Éditions Saint-Martin, p. 257-311 : Louise Vandelac, avec la collaboration de Anne Gauthier, « Problématique, ce travail domestique… », ibid., p. 23-68. 66. Barry, Francine, 1980, Le travail de la femme au Québec, l’évolution de 1940 à 1970, Sillery, Presses de l’Université du Québec. 67. Colette Bernier et Hélène David, 1978, Le travail à temps partiel, Montréal, Institut de recherche appliquée sur le travail. 68. Bettina Bradbury, 1983, « L’économie familiale et le travail dans une ville en voie d’industrialisation. Montréal dans les années 1870 », dans N. Fahmy-Eid, M. Dumont, Maîtresses de maison, maîtresses d’école. Femmes, famille et éducation dans l’histoire du Québec, Montréal, Boréal Express, p. 287-318. 69. Hélène David, 1986, Femmes et emploi, le défi de l’égalité, Montréal, Institut de recherche appliquée sur le travail-Presses de l’Université du Québec. 70. Francine Descarries-Bélanger, 1980, l’école rose… et les cols roses. La reproduction de la division sociale des sexes, Laval, Éditions coopératives Saint-Martin-Centrale de l’enseignement du Québec. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 424 Sa riche carrière vient d’être soulignée dans le cadre d’un colloque organisé à cette fin par le Réseau québécois en études féministes (RéQEF). 71. Ginette Legault, 1991, Repenser le travail : quand les femmes accèdent à l'égalité, Montréal, Éditions Liber. 72. Marie Lavigne et Jennifer Stoddart, 1983, « Ouvrières et travailleuses montréalaises, 1900-1940 », dans M. Lavigne et Y. Pinard (dir.), Travailleuses et féministes. Les femmes dans la société québécoise, Montréal, Boréal Express, p. 99-113 ; voir aussi un ouvrage marquant de cette époque : Collectif Clio (Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart), 1982, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour. 73. Louise Vandelac (dir.) et al., 1985, Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique, Montréal, Éditions Saint-Martin. 74. Sylvie Morel, 2011, « L’économie féministe : quelques éléments de présentation », Économie autrement, 8 décembre. 75. Nancy Folbre, 1997 [1994], De la différence des sexes en économie politique, Paris, Des femmes. Antoinette Fouque, p. 11. 76. Pensons, entre autres, à Charlotte Perkins Gilman (1860-1935), qui, dans son ouvrage intitulé Women and Economics, paru en 1898, analysait la dépendance économique des femmes en intégrant la famille et le rapport de celles-ci à la sexualité, tout en posant, comme condition de transformation de leur statut économique, la libération des femmes, mais aussi des hommes. 77. IAFFE, « History », http://www.iaffe.org/pages/about-iaffe/history/ : page consultée le 24 octobre 2021. 78. D’ailleurs, pour de plus amples développements sur la question, voir cet article, qui est en accès libre à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/regulation/14900 . https:// doi.org/10.4000/regulation.14900 : Sylvie Morel, Esther Jeffers, Thomas Lamarche et Cécile Lefèvre, « Pour une économie féministe radicalement hétérodoxe », Revue de la régulation [En ligne], 25 | 1er semestre/spring 2019, mis en ligne le, consulté le 25 octobre 2021. 79. Jane Peterson et Margaret Lewis, 1999, The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/ Northampton, Edward Elgar. Cet ouvrage a été réédité en 2001 et 2004. 80. Deborah M. Figart et Tonia L. Warnecke, 2013, Handbook of Research on Gender and Economic Life, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar Publishing. 81. Diana Strassmann, 1999, « Feminist Economics », dans J. Peterson et M. Lewis (eds), The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edwar Elgar, p. 360. 82. Cette définition, qui vient de Lionel Robbins, est la suivante : « L’économie est la science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des ressources rares ayant des usages alternatifs » : Lionel Robbins, 1935, An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, London, Macmillan (2nd ed.: 1952). 83. Voir, notamment : Marilyn Power, 2004, “Social Provisioning as a Starting Point for Feminist Economics”, Feminist Economics, vol. 10, no 3, p. 3-21 ; Julie A. Nelson, 1992, op. cit.; Julie A. Nelson, 1993, “The Study of Choice or the Study of Social Provisioning? Gender and the Definition of Economics”, dans M. A. Ferber et J. A. Nelson (ed). Beyond Economic Man, Feminist Theory and Economics, Chicago, The University of Chicago Press, p. 23-36. 84. Mutari Ellen et Boushey Heather, 1997, “Introduction. The Development of Feminist Political Economy”, dans E. Mutari, H. Boushey et W. Fraher, Gender and Political Economy. Incorporating Diversity into Theory and Policy, Armonk, M. E. Sharpe, p. 3. 85. Ann L. Jennings, 1993, op. cit. ; Julie A. Nelson, 1992, op. cit. 86. Sandra Harding, 1986, The Science Question in Feminism. Ithaca/London, Cornell University Press. 87. Dans cette optique, la science est toujours une entreprise politique, subjectivement biaisée et socialement construite, notamment, par la position sociale (le sexe, la classe sociale, l’origine ethnique, la culture) du chercheur. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 425 88. Elsa Galerand et Danièle Kergoat, 2014, « Consubstantialité vs intersectionnalité ? À propos de l’imbrication des rapports sociaux », Nouvelles pratiques sociales, vol. 26, no 2, p. 44-61 : https:// www.erudit.org/fr/revues/nps/2014-v26-n2-nps01770/1029261ar/ 89. Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani, 2003. « Introduction », dans J. Laufer, C. Marry et M. Maruani (dir.). Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte/MAGE, p. 11. 90. April Laskey Aerni et Margaret Lewis, “Macroeconomics”, dans J. Peterson et M. Lewis (eds). The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, 1999, p. 522-528. 91. Sylvie Morel, 2020, « Privilégier les femmes dans la stratégie de relance économique ? », L’État du Québec 2021, Institut du nouveau monde/Del Busso éditeur, p. 77-84 : Sylvie Morel, 2021, « Pour une stratégie québécoise de services publics et associatifs à la mesure d’un pays », L’Action nationale. Pandémie. Premiers enseignements, vol. CXI, no 5-6, mai-juin, p. 91-106. 92. Cette démarche « cherche à intégrer des considérations d’égalité des genres dans la procédure budgétaire pour garantir une affectation efficace des ressources en fonction des besoins définis, et restructurer les recettes et les dépenses pour renforcer l’égalité hommesfemmes et l’autonomisation des femmes » : Réseau du CAD sur l’égalité hommes-femmes (Gendernet), 2010, Intégration des considérations d’égalité hommes femmes aux réformes de la gestion des finances publiques, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : http://www.oecd.org/fr/social/femmes-developpement/46545339.pdf. 93. L’agenda du travail décent, visant à assurer l’accès à l’emploi dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité, « repose sur la création d’emplois, les droits au travail, la protection sociale et le dialogue social, l’égalité entre hommes et femmes étant un objectif transversal » : OIT, 2020, Travail décent : https://www.ilo.org/global/topics/decent-work/lang-fr/index.htm. 94. Organisation internationale du Travail (OIT). Prendre soin d’autrui: un travail et des emplois pour l’avenir du travail décent. Résumé, Bureau international du travail. https://www.ilo.org/global/ publications/books/WCMS_633167/lang--fr/index.htm. 95. Nations-Unies, 2020, Note de synthèse : l’impact de la COVID-19 sur les femmes, 9 avril, p. 16. 96. Nancy Folbre, 1994, Who Pays for the Kids? Gender and the Structures of Constraint, Londres, Routledge. 97. Mary Daly, 2020, Gender Inequality and Welfare States in Europe, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar. 98. Cette question figurait au programme du colloque sur l’économie féministe – intitulé Différents regards sur l’économie féministe – qu’Artemisa Flores Espinola, Fatiha Talahite et moi avions organisé dans le cadre du Congrès international des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF), qui s’est tenu à Paris, en août 2018. 99. Voir, notamment : Sylvie Morel, 2007, « Pour une « fertilisation croisée » entre l’institutionnalisme et le féminisme », Nouvelles questions féministes, Perspectives féministes en sciences économiques, vol. 26/2, p. 12-28. 100. Diana Strassmann, 1999, op. cit., p. 360-373. 101. Sophie Ponthieux et Rachel Silvera, 2003, « Sciences économiques, Peut-on faire l’économie du genre ? Introduction », dans J. Laufer, C. Marry et M. Maruani (dir.), Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte/MAGE, p. 209-212. 102. Fatiha Talahite, 2014, « Genre et théorie économique », Regards croisés sur l’économie, La Découverte, n° 15, p. 13-28. 103. Ces contributions examinent aussi comment les économistes classiques ont pris en compte les différences de sexe. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 426 104. Drucilla K. Barker, 2013, « Feminist economics as a theory and method », dans D. M. Figart et T. L. Warnecke (eds), Handbook of Research on Gender and Economic Life, Edward Elgar Publishing, Elgaronline, p. 18-31. 105. Ibid., p. 21. 106. Philip Mirowski, 1988, Against Mechanism. Protecting Economics from Science, Totowa, Rowman and Littlefield. 107. L’économie expérimentale reste fortement ancrée dans l’économie orthodoxe tout comme elle cautionne implicitement l’ordre économique existant : Agnès Labrousse, 2010, « Nouvelle économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective d’un outil de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation, no 7, printemps, 2–32, doi : 10.4000/ regulation.7818 ; André Orléans, Le tournant expérimental : https://webtv.univ-rouen.fr/videos/letournant-experimental-en-economie-par-andre-orlean/iframe/ 108. Anne-Marie Devreux, 2010, « Introduction. Questions de genre aux sciences sociales « normâles » », dans D. Chabaud-Rychter, V. Descoutures, A.-M. Devreux et E. Varikas Eleni (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, Éditions La Découverte, p. 9. 109. Guillaume Vallet, 2020, op. cit. 110. Hélène Périvier, 2020, L’Économie féministe, Paris, Les Presses de Sciences po, p. 17-18. 111. Voir note 98. 112. Le pragmatisme apparaît vers 1870 à Cambridge, au Massachusetts. Ses premiers représentants sont principalement Charles S. Peirce (1839-1914), William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952). 113. Ann L. Jennings, 1993, op. cit. 114. Anne Mayhew, 1999, «Institutional Economics», dans J. Peterson et M. Lewis (ed.), The Elgar Companion to Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, p. 479-486. 115. Charles Whalen et Linda Whalen, 1994, «Institutionalism: A Useful Foundation for Feminist Economics?», dans J. Peterson, D. Brown (ed.). The Economic Status of Women Under Capitalism. Institutional Economics and Feminist Theory, Aldershot, Edward Elgar, p. 19-34. 116. William Waller et Ann L. Jennings, 1990, «On the Possibility of a Feminist Economics: The Convergence of Institutional and Feminist Methodology», Journal of Economic Issues, vol. 24, no 2, p. 613-622 : William Waller et Mary V. Wrenn, 2021, “Feminist Institutionalism and Neoliberalism”, Feminist Economics, vol. 27, no 3, p. 51-76. 117. Ibid., p. 613. 118. Sylvie Morel, 2000, Les logiques de la réciprocité, Paris, Presses Universitaires de France ; Sylvie Morel, 2007, op. cit. 119. John R. Commons, 1924, Legal Foundations of Capitalism, Madison, The University of Wisconsin Press (1968) ; 1934, Institutional Economics. Its Place in Political Economy, New Brunswick/London, Transaction Publishers (1990), 2 vol. ; et 1950, The Economics of Collective Action, New York, The Macmillan Company. 120. Sylvie Morel, 2010, « L’économie du travail commonsienne : l’analyse transactionnelle de la relation salariale », Revue Interventions économiques. Actualité de John Commons, [En ligne], no 42 : mis en ligne le 01 décembre 2010; http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/ 1254 : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.1254. 121. Sylvie Morel, 1996, Le workfare et l’insertion : une application de la théorie institutionnaliste de John R. Commons, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, Paris, Un. de Paris I. 122. Voir notamment à ce sujet : Laure Bazzoli, 1994, Action collective, travail, dynamique du capitalisme : fondements et actualité de l’économie institutionnaliste de J. R. Commons, Thèse de Doctorat en Sciences Économiques, Lyon, Université Lumière - Lyon 2. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 427 123. J’ai forgé le néologisme de « maternabilité » pour rendre compte, par analogie avec la notion d’employabilité, de cet ensemble d’exigences comportementales imposées aux femmes dans le cadre de l’institution de l’assistance sociale et liées à leur fonction de travailleuses dans l’espace domestique. 124. Par exemple, parlant des discussions et des débats ayant entouré le projet de programme d’assurance-chômage au Wisconsin, Commons précise : « C’est, en effet, grâce à ces dix années de discussions et à ma propre participation à ces dernières, que j’ai finalement atteint la formulation de la théorie plus abstraite de l’économie institutionnelle »; John R. Commons, 1934, op. cit., p. 841-842. 125. Commons commence son ouvrage Institutional Economics comme suit : « Mon point de vue est basé sur ma participation à des activités collectives, desquelles je dérive ici une théorie de la part jouée par l’action collective en contrôle de l’action individuelle » : John R. Commons, 1934, op. cit., p. 1. 126. Yngve Ramstad, 1989, “A Pragmatist’s Quest for Holistic Knowledge: The Scientific Methodology of John R. Commons”, dans M. R. Tool et W. J. Samuels (ed.), The Methodology of Economic Thought, New Brunswick, Transaction, p. 209. 127. John R. Commons, and associates, 1910, A Documentary History of American Industrial Society, The Arthur H. Clark Company, 10 vols. ; John R. Commons, and associates, 1918, 1935, History of Labour in the United States, The Macmillan Company, 4 vols. (1918 : vol. I, II : 1935 : vol. III, IV). 128. Commons reconnaissait lui-même une certaine filiation de ses travaux avec l’École historique allemande (identifiée par l’auteur à Roscher, Hildebrand et Knies), « qui a introduit, disait-il, la méthode de la recherche historique dans l’économie », même si l’économie institutionnaliste qu’il entreprenait d’exposer se démarquait nettement de ce courant de l’économie politique : John R. Commons, 1934, op. cit., p. 115. 129. Jean-Jacques Gislain, 2019, « La sécurisation du travail et le capitalisme raisonnable de John R. Commons », dans D. Mercure et Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 240. 130. Il en va de même de T. Veblen, qui met aussi de l’avant une théorie de l’institution dont l’objectif est de remplacer l’ancienne économie politique : Jean-Jacques Gislain, Philippe Steiner, 1995, La sociologie économique 1890-1920, Paris, Presses Universitaires de France. 131. Jean-Jacques Gislain, 1999, « Les conceptions évolutionnaires de T. Veblen et J. R. Commons », Économies et Sociétés, Hors série HS, vol. 34, no 1, p. 47-65 ; Yngve Ramstad, 1993, « Institutional Economics and the Dual Labor Market Theory », dans M. R. Tool (dir.), Institutional Economics: Theory, Method, Policy, Boston, Kluwer Academic Publishers, p. 173-232. 132. Cette entreprise est dirigée actuellement par les économistes Jean-Jacques Gislain et Bruno Théret. 133. Il est notoire que l’institutionnalisme commonsien fait l’objet d’une profonde incompréhension lorsqu’il n’est pas totalement ignoré. Comme l’indique Yngve Ramstad, Commons est l’auteur « le moins compris des principaux théoriciens » du mouvement institutionnaliste : Yngve Ramstad, 1989, op. cit., p. 207. 134. Sylvie Morel, 1998, « Le projet d’allocation universelle : quand les risques outrepassent les avantages », Débat avec François Blais, Soirée de la revue Relations, L’allocation universelle, Québec, 9 février ; Sylvie Morel, Louise Brossard, Anita Caron et Nadine Goudreault (dir.), 2003, Actes de l’atelier : La sécurité économique des femmes : les critiques féministes du discours économique dominant et les nouvelles avenues de politiques sociales, Montréal, IREF-Relais-Femmes. 135. Sylvie Morel, 2020. « Le miroir aux alouettes du revenu universel », Le Devoir, Opinions, 1er juin : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/579935/lemiroir-aux-alouettes-du-revenu-universel. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 428 Le renouveau de l’institutionnalisme au Québec Entretien avec Jean-Jacques Gislain The Revival of Institutionalism in Québec 1 Interventions économiques : Merci professeur Gislain d’avoir accepté cette entrevue. J’aimerais centrer l'entrevue sur le renouveau de l’institutionnalisme au Québec autour de 3 thèmes : 1) qu'est-ce que l’institutionnalisme en économie ? 2) quelle a été la contribution intellectuelle de John R. Commons, une personnalité très marquante de l’institutionnalisme aux États-Unis ? Et 3) qu’en est-il de l’institutionnalisme au Québec ? Sans plus tarder, qu'est-ce que l’institutionnalisme en économie ? Quelles en sont les origines, les évolutions et les caractéristiques principales, et quels en sont des changements récents ? 2 Jean-Jacques Gislain : Quelles sont les origines de l’institutionnalisme et ses évolutions ? L’institutionnalisme est une approche typiquement étatsunienne qui est apparue au tournant du 20e siècle. Pourquoi est-il apparu à ce moment-là aux ÉtatsUnis ? En fait, il contribue à ce que les historiens appellent en général l’exceptionnalisme américain. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, la vie intellectuelle aux États-Unis était assez proche de celle de la Grande-Bretagne. Ce n’est que vers la fin du dix-neuvième siècle que les États-Unis entrent dans cette ère de l’exceptionnalisme et commencent à avoir une originalité forte par rapport au monde britannique. 3 Pour ce qui concerne l'économie, il y a trois circonstances qui vont conduire à la naissance de l’institutionnalisme. La première circonstance, c'est le fait qu’après la guerre civile, la guerre de Sécession, et surtout après 1870 et la victoire de l'Allemagne unifiée contre la France, l'Allemagne devenant le nouveau centre intellectuel de l'Europe, la bourgeoisie étatsunienne commence à ne plus envoyer ses enfants faire leur doctorat en Grande-Bretagne, comme elle le faisait depuis un siècle, mais en Allemagne. C’est notamment le cas des jeunes doctorants économistes qui vont faire leur thèse en Allemagne, et, bien évidemment, quand ils reviennent aux États-Unis ils ont une formation qui est très différente de la formation classique en économie, justement celle des classiques Adam Smith, Ricardo, Jean-Baptiste Say. La formation qu’ils y reçoivent est celle de ce qu'on appelle en histoire de la pensée économique Revue Interventions économiques, 67 | 2022 429 « l’école historique allemande ». De retour aux États-Unis, ils deviendront souvent des jeunes professeurs des nouvelles universités, notamment celles du Midwest, de Chicago en particulier. En opposition assez claire avec l’école franco-anglaise universaliste et cosmopolite, l'école historique allemande considère au contraire que les économies nationales sont le fruit de l'évolution particulière de chaque pays, chacun d’eux ayant ses propres institutions et sa spécificité en termes de système économique. Aussi, lorsque va se constituer en 1883 l'American Economic Association (AEA), le premier grand regroupement d'économistes aux États-Unis, l'un de ses leaders principaux, Richard T. Ely, est un économiste qui est justement un de ces cas de figure d’étudiant. Il obtiendra un doctorat à l’Université d’Heidelberg et a eu comme professeur Karl Knies. À son retour aux États-Unis, il sera professeur d’économie politique à l’Université John Hopkins. Un des principaux fondateurs de l’AEA, il va introduire dans la charte portant création de l'association cette conception de l'école historique allemande, et en particulier la question de l’institution de l’économie. R. T. Ely sera le mentor de John Commons. Voilà pour une première origine. 4 Le deuxième facteur qui va contribuer à cet exceptionnalisme américain est le darwinisme. La publication en 1859 par Darwin de L'origine des espèces va entraîner un choc intellectuel important. Par-delà sa théorie biologique, ce que Darwin introduit dans le monde de la pensée c'est l'idée selon laquelle le monde est en perpétuelle transformation et donc que tout l’ancien savoir qui consistait à rechercher l’essence des choses, c’est-à-dire quelque chose qui était fixe, n'est plus pertinent : si le monde est en perpétuelle transformation, il faut aussi que la connaissance soit en perpétuelle transformation. Un certain nombre d’intellectuels américains vont adopter ce darwinisme, non pas tant la théorie de Darwin même si va naître aussi avec William Graham Sumner le darwinisme social, mais ce dont nous parlons et qui va être une des sources de l'institutionnalisme : le darwinisme méthodologique. C'est-à-dire le fait qu'il faille penser la réalité comme étant une réalité en perpétuelle transformation, un processus causal cumulatif aveugle. Donc voilà une deuxième origine de la façon de penser le monde qu'on appelle généralement la pensée évolutionnaire. 5 Quant à la troisième origine, souvent considérée comme la conséquence de la seconde, c'est la philosophie pragmatiste. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, le monde philosophique aux États-Unis était lui aussi très influencé par le monde britannique. Mais, avec la pensée darwinienne, va naître une nouvelle pensée très originale : le pragmatisme. Trois auteurs, Charles Sanders Peirce, John Dewey et William James, vont donc être à l'origine de cette pensée. Le pragmatisme, qui est un antirationalisme, rompt avec le projet d'une connaissance orientée vers la découverte des lois de la nature qui seraient universelles et fixes et va lui opposer le fait que la pensée doit aborder le monde comme étant en perpétuelle transformation. Le pragmatisme propose d’appréhender la pensée dans une perspective darwinienne, comme un instrument de survie, d'action. C’est donc une philosophie de l’action plutôt d’une philosophie purement spéculative. Le pragmatisme appréhende l'entendement, le processus mental, non plus comme l’activité d’une raison suffisante, l’esprit différent du corps, comme dans le dualisme cartésien, mais plutôt comme un organe au service de l’activité, comme l'œil l’est pour la vision, comme l'oreille pour l’audition, etc., en somme comme un organe d'adaptation à la survie. Toute la philosophie pragmatiste va se construire sur cette idée qu’il n’y a pas de différence dans la façon de penser l’action pour un homme ordinaire et la façon de penser pour un scientifique. Dans les deux cas, ce qui est pensé est la résolution du problème pour maintenir la survie. Cette Revue Interventions économiques, 67 | 2022 430 philosophie pragmatiste va être tout à fait spécifique aux États-Unis. Elle exercera une petite influence en Grande-Bretagne et en Italie, mais c'est surtout aux États-Unis qu’elle va se développer et, progressivement, y devenir très importante dans le premier tiers du vingtième siècle. Elle va un peu disparaître à partir des années 30, mais réapparaît actuellement, notre époque connaissant un très fort renouveau de cette pensée pragmatiste. Pour l’institutionnalisme, elle fournira les fondements d’une théorie de l’action radicalement différente de la théorie dite de l’action « rationnelle ». 6 Résumons les trois origines. Il y a d’abord l'idée d'institution, mise de l’avant par l’école historique allemande. Pour elle, l’économie n’est pas le marché universel ; elle est une construction sociale, elle est « instituée », déterminée par les institutions historiques, spécifiques à chaque pays et à chaque époque. Viennent ensuite le darwinisme méthodologique et l’étude évolutionnaire des « institutions », comme Darwin l’a fait pour les « espèces ». Et finalement, il y a la philosophie pragmatiste, qui va être à l'origine de la théorie de l'action chez les institutionnalistes. Et donc, lorsqu’apparaît le premier grand institutionnaliste à la fin du dix-neuvième siècle, comme professeur à la jeune Université de Chicago, en l’occurrence Thorstein Veblen, on a déjà la synthèse de ces trois origines et la naissance de l’institutionnalisme dont le socle est construit à partir de ces trois éléments. Les autres institutionnalistes continueront à construire sur ce socle. 7 IE : Revenons maintenant sur ses caractéristiques et l’institutionnalisme va s’imposer en économie aux États-Unis. 8 Jean-Jacques Gislain : L’institutionnalisme est une appellation qui n’apparaît qu'en 1919. Walton H. Hamilton est le premier à l’identifier dans un article où il recense un ensemble de travaux d’économistes hétérodoxes états-uniens dont les caractéristiques communes constituent le fonds partagé des idées institutionnalistes. Cela dit, si 1919 peut être considérée comme la date d’autoproclamation officielle de l’institutionnalisme comme école de pensée, celui-ci est né en réalité quelque 20 -25 années plus tôt, avec Veblen qui va mourir en 1929. L’essentiel de son œuvre a été produit avant 1919. Il est le premier institutionnaliste. Veblen a été qualifié par certains commentateurs américains de « Marx des États-Unis », tant sa pensée est radicale et même, sous certains aspects, révolutionnaire. 9 Que nous dit Veblen ? Eh bien, dans le prolongement de l’école historique allemande, que l’économie est régie par des institutions, que les institutions sont des habitudes de pensée, donc des façons « instituées » d’appréhender le monde et d’agir sur lui. Or, ces façons, bien évidemment, évoluent au cours du temps ; aussi, se trouvent-elles non seulement à l'origine des institutions, mais aussi derrière leur évolution. La première de ces institutions est la propriété. La propriété est l'établissement d'une relation qui détermine comment vont se répartir les moyens de vie. Autrement dit, c’est sur la base de la propriété que va se développer tout un phylum d'institutions dont Veblen fera la généalogie. L’institution de la propriété va évoluer comme une espèce – il faut comprendre le concept d’« institution » comme analogue au concept d’« espèce » dans la pensée darwinienne – pour devenir jusqu'à nos jours la propriété financière. Veblen est l’un des premiers à montrer cette métamorphose, cette généalogie de la propriété, vers ce qu'on appelle maintenant l’économie financière, la forme institutionnelle plénière de la prédation propriétaire. Il va aussi y avoir des embranchements dans ce phylum des institutions et notamment celles concernant la consommation et le loisir. La consommation et le loisir seront pour Veblen une forme institutionnelle qui Revue Interventions économiques, 67 | 2022 voyons comment 431 permettra de rivaliser avec les autres et de procéder au classement social : les propriétaires, pour se différencier des autres, vont consommer, au sens de consommer des biens de luxe, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas nécessaire, et ce uniquement pour montrer aux autres, en particulier les travailleurs, qu'ils ont une certaine supériorité sociale. De même pour le loisir qui est une forme ostentatoire de surclassement par rapport aux autres dans la lutte de comparaison provocante. Ainsi, Veblen va développer toute une théorie de la société fondée sur la lutte de classement. Sur la base de la comparaison provocante, montrer qu’on est plus riche que ses rivaux, montrer qu’on peut consommer, qu'on peut avoir du loisir, sont des marqueurs de supériorité sociale. Le sport est la forme atavique et la mode la forme la plus évoluée de ces institutions de la consommation et du loisir, elles-mêmes dérivées de l’institution de la propriété. En somme, Veblen propose une analyse de l’évolution des institutions, des origines jusqu'à nos jours, les institutions ayant atteint leur forme plénière avec le capital financier et la société de consommation et du loisir. 10 Ça, c’est l'analyse de la réalité de l'évolution de nos économies jusqu’au monde actuel, tel que Veblen la caractérise dès le tournant du vingtième siècle. Je vous disais tout à l'heure que Veblen était aussi considéré un peu comme le Marx des États-Unis. Il va en effet proposer une alternative sociale radicale, dans une optique très saint-simonienne. On retrouve d’ailleurs, le fait est intéressant à relever, la matrice originelle de beaucoup de socialismes dans le projet saint-simonien de proposer l’organisation et la planification comme alternative à l'anarchie du marché. Comme les socialistes européens de l'époque, Veblen va proposer la planification opérée par ce qu'il appelle le « soviet des ingénieurs ». Il s’agirait de mettre ceux qui sont compétents, c’est-à-dire ceux qui ont développé leur capacité du travail efficient, à la direction de la production sociale. Ce projet de société va, à partir des années 1920, prendre un nom, un nom qui a été un petit peu dévoyé de nos jours, la « technocratie ». Les vébléniens vont créer un mouvement qu’ils appelleront mouvement technocratique. Ce mouvement se fonde sur cette idée d’organiser l’activité économique dans une logique très saint-simonienne, c’est-à-dire en laissant aux experts, aux ingénieurs, aux savants, autrement dit à ceux qui sont capables de performer efficacement, le soin de planifier l'activité économique pour le bien de la collectivité. Voilà pour Veblen, qui sera une inspiration très importante pour beaucoup d’institutionnalistes, à commencer par certains concepteurs du New Deal de Roosevelt. 11 Il y a deux autres fondateurs de l’institutionnalisme : Wesley C. Mitchell et John R. Commons. Mitchell est un économiste qui s’intéresse aux questions monétaires et aux cycles économiques. Il va développer, dans une optique assez proche de Veblen d'ailleurs, l'idée selon laquelle l'activité économique est régie par des institutions, des habitudes mentales, des façons de penser et donc que les comportements économiques sont eux-mêmes régis par les institutions, mais il va orienter sa recherche essentiellement sur ce qu'on appelle à l'époque les mouvements économiques et notamment ceux qui sont liés à la question monétaire. Mitchell a d’ailleurs fait sa thèse de doctorat sur les Greenbacks, cette monnaie toute particulière qui a été créée à l'occasion de la guerre civile américaine. En fait, ce sont des billets de banque purement fiduciaires, les fameux billets verts. Mitchell va montrer que l'introduction de ce type de monnaie a eu un impact important sur l'activité économique, autrement dit que la monnaie n'est pas neutre comme le pensent les orthodoxes en économie et qu’elle joue un rôle très important tant sur l'activité économique que sur les mouvements économiques. Il développera une théorie des cycles économiques très intéressante, et Revue Interventions économiques, 67 | 2022 432 ce à une époque où beaucoup d’économistes s’interrogent sur l’origine des mouvements économiques et les meilleures façons de les prévoir et d’y faire face. 12 Ce qui va être la grande spécificité de Mitchell, c'est la méthode. On assistera dans les années 1920 et au début des années 1930 à un combat méthodologique entre, d’un côté, la méthode proposée par Mitchell qui est celle des statistiques descriptives et de la construction d'indicateurs, de nombres indices, pour pouvoir justement observer et prévoir les mouvements économiques, et de l'autre côté, du côté des néoclassiques, une nouvelle méthode, l’économétrie, qui consistera à rechercher des corrélations entre les variables d’un modèle mathématique. Ce combat va durer jusqu'au début des années 1930. Il va être définitivement perdu par l'école institutionnaliste de Mitchell. En revanche, la méthode des indicateurs dits avancés, coïncidents et retardés survivra et reste toujours utilisée en analyse de conjoncture. 13 IE : L’article de Koopmans de 19471 sera à cet égard particulièrement dévastateur. 14 Jean-Jacques Gislain : Le professeur Deblock est spécialiste des cycles et mouvements économiques ; il est beaucoup plus compétent que moi sur cette question-là. Revenons au troisième personnage : John Rogers Commons. Avec lui, c’est un autre pan de l’approche institutionnaliste qui apparaît, un peu différent à la fois de Veblen et de Mitchell, même s’ils ont en commun de partir de l'idée que l'activité économique est « instituée », régie par les institutions et leur évolution. Pour Commons, les institutions sont ce qu'il appelle l'action collective, c'est-à-dire la façon commune, la façon normale de se comporter dans un groupe humain. Elles régissent donc les comportements dans la mesure où ceux-ci sont « autorisés par les autorités autorisantes », en particulier les instances juridictionnelles à tous les niveaux d’activité et de compétence décisionnelle. On retrouve là l’optique pragmatiste qui considère qu’en fait une grande partie de nos comportements n’est pas le fruit libre de notre introspection rationnelle, comme ce serait le cas de l’homo economicus, mais des prescriptions sociales données par, « sous contrôle », de l'action collective. C'est-à-dire, en fait, par la façon normale de se comporter, laquelle est la façon la plus efficace qui a été sélectionnée par l'évolution. Celle-ci est le fruit de ce que Commons nomme, en référence à Darwin, la sélection artificielle des institutions, des pratiques sociales autorisées. En ce sens, d’ailleurs fortement influencé par le système juridique de la Common Law, Commons est assez proche des futures thèses de Hayek sur le rôle d’opérateur de sélection des règles abstraites de conduite, des institutions pour Commons, joué par les instances judiciaires. Pour Commons, selon l'histoire de chaque formation sociale, de chaque groupe organisé, il y aura des types d'action autorisés différents. Dans ces conditions, une bonne part du travail analytique, proposé par Commons, consiste à identifier ce qu'est l'action collective, c’est-à-dire l’institution à l’étude. C'est un premier élément à retenir. 15 Ensuite, Commons va proposer une façon d'analyser l'activité économique non réductible à l’échange comme le fait l'approche orthodoxe en économie. Autant pour les classiques que pour les néoclassiques, il n’y a qu'une seule instance : le marché. Et une seule règle sur celui-ci : l’échange. C'est très réducteur de postuler l’existence d’une seule institution économique, le marché, et une seule règle, l'échange d'équivalent ou équilibré, c’est-à-dire égal. Les questions de pouvoirs et de conflits sont alors éliminées de l’analyse. De son côté, Commons propose le concept de transaction pour analyser les relations économiques. Il substitue ainsi au concept d'échange celui de transaction. Dans l’activité économique, les relations sont toujours réciproques, des Revue Interventions économiques, 67 | 2022 433 transactions, et celles-ci s’effectuent selon des positions de pouvoir le plus souvent asymétriques. De plus, ces relations sont régies par l’action collective qui assigne des positions corrélatives à chacun des transacteurs. Commons nous dit aussi qu’en économie, il y a trois types de transactions : la transaction de marchandage, la transaction de direction, et la transaction de répartition. Cette typologie des transactions correspond en fait à la vieille idée aristotélicienne, reprise à l'époque médiévale, des trois composantes de la propriété : le droit de cession, le droit d'usage et le droit d’usufruit. En somme, Commons considère que la transaction est l’unité de base de l’analyse économique. 16 La transaction de marchandage se réfère au processus d'achat et de vente. L’objet de cette transaction n’est pas comme le propose l’économie orthodoxe un bien ou un service, c’est-à-dire une chose ou l’actif qui la représente. Pour Commons, l’objet de la transaction de marchandage, qui n’a aucune raison a priori d’être équilibrée, est le droit sur l’usage légal futur d’une chose ou l’actif qui la représente. Ce sont les droits de propriété qui sont les enjeux de la transaction de marchandage et celle-ci contient des relations de pouvoirs réciproques d’autant plus importants que les transacteurs auront la (non)opportunité d’y échapper. Ainsi, lorsque d'un côté, un acteur a du pouvoir de marchandage, son vis-à-vis est souvent en situation de vulnérabilité, d’exposition au pouvoir de l’autre. Commons s'intéresse beaucoup aux relations d’emploi et ainsi pour lui, pour prendre cet exemple, l'employeur est souvent, dans le système économique actuel, en position de pouvoir et le salarié en position de vulnérabilité lorsqu'il est question de déterminer ce que sera le salaire, c'est-à-dire le prix de la location de la force de travail ou, plus précisément, comme dit Commons, de la cession de la bonne volonté (goodwill) temporaire du travailleur à l’employeur. Le résultat de la transaction de marchandage est un prix qui correspondra à l’état des positions corrélatives de pouvoir des transacteurs. Il n’y a donc pas de « mécanisme » de la formation des prix comme pour l’économie orthodoxe, mais une détermination du prix, au cas par cas, selon les situations et positions transactionnelles. 17 Il y a un deuxième type de transactions que Commons appelle les transactions de direction. Cela fait référence à ce qui est pour les économistes néoclassiques une boîte noire, à savoir : comment fonctionnent les organisations ? Comme les néoclassiques n’ont qu’un univers de pensée, le marché, ce qui se passe dans les organisations ça n'existe pas ou alors c'est analysé de façon analogique au marché, comme un marché de contrats. Commons nous dit qu’il faut analyser l'économie des organisations, des groupes actifs (going concern), à partir de cette transaction de direction et dans ce caslà, on n'est plus dans une relation horizontale ; on est dans une relation de subordination du salarié à l’employeur, d'ailleurs bien spécifié dans tous les codes du travail. L'employeur et sa direction hiérarchique donnent des ordres que l'employé exécute. On est donc dans un type de transactions qui est explicitement une transaction de supérieur à inférieur. C’est comme cela que Commons analyse les organisations économiques. 18 Et puis il y a le troisième type de transactions, qu'il appelle les transactions de répartition. Ce sont celles qui consistent à répartir les pertes et les bénéfices. Le droit de cession concerne la transaction de marchandage ; le droit d'usage, la transaction de direction ; le droit d’usufruit, la transaction de répartition, la façon dont l'activité économique produit des surplus-pertes et les répartit. Là encore, dans la transaction de répartition, on n’est pas dans une relation égalitaire puisqu'il y a le principe de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 434 gouvernance. Celui-ci est le pouvoir de diriger l'activité et de déterminer ce que chacun va recevoir ou ne pas recevoir du surplus créé. Au niveau de l'entreprise, si vous voulez, c'est un petit peu ce que l'on voit dans les conventions collectives à propos des avantages sociaux, régimes de pension, assurances collectives, et toutes autres formes de répartition des gains-pertes d'activité. Les deux autres éléments de la convention collective sont, d’une part, ce qu'on appelle le « normatif », les conditions de travail, correspondant à la transaction de direction, et d’autre part, ce qui touche à la dimension purement salariale, correspondant à la transaction de marchandage. En clair, le triptyque marchandage-direction-répartition représente exactement la structure des conventions collectives. Et comme spécialiste des questions du travail, Commons illustre abondamment ce triptyque par les divers aspects de la relation salariale. Voilà un autre élément. 19 Un troisième élément important chez Commons, concerne la temporalité de l’activité. Il y en a évidemment bien d’autres, mais on ne peut pas non plus tout développer ici. Dans l'analyse classique et néoclassique, donc orthodoxe, en économie, la temporalité, donc le rapport au temps, est conçue analogiquement au temps physique, c’est-à-dire où le temps est orienté selon la flèche passé, présent, futur ; le passé entraînant le présent qui lui-même entraîne le futur. Comme dans les sciences de la nature, l’économie orthodoxe appréhende donc la temporalité chronologiquement, passéprésent-futur, et causalement, antécédent-conséquent-subséquent, selon une même flèche linéaire du temps. En revanche, ce que propose Commons est une temporalité de l'activité, et en particulier celle de l’action économique, qui ne suit pas cette flèche du temps linéaire : passé, présent futur. Pour lui, le passé est compris comme le bagage de connaissances et d’actions collectives que chacun partage. Et lorsqu’un individu se propose d’agir, il va utiliser ce bagage, ce background, ce guide d’actions, pour se projeter dans le futur envisagé comme probable, car potentiellement une réplique du passé. Ce futur projeté, ce futur envisagé, Commons l’appelle la futurité (futurity), qui n'est pas le futur, mais la façon dont est envisagé le futur. Cette futurité est en grande partie la conséquence de ce qui a été réalisé dans le passé, une répétition envisagée de celui-ci. C’est en fonction de cette futurité et de son degré de sécurité, des hypothèses habituelles qu’elle fournit, car s’étant avérée dans le passé, que l’on va agir ou ne pas agir. Dans ces conditions, la temporalité de l’activité n’est plus orientée selon une flèche linéaire, mais selon une boucle causale. Le passé entraîne la futurité, qui entraîne l'action présente orientée vers le futur. L’approche de Commons produit ainsi une théorie de l'action radicalement différente de la théorie de l'action dite « rationnelle » qui est une action physicaliste. L’homo economicus prend des données ; par introspection, il fait son choix, et il se projette dans le futur. En revanche, pour Commons, la temporalité de l’activité est une boucle : passé, futurité, présent. En somme, ce sont les institutions, l’action collective, qui composent la futurité comme autant de guides comportementaux plus ou moins sécurisés. Cette temporalité de l’activité est spécifique à l’humanité, c'est une caractéristique sui generis de l’activité humaine. Il n'y a que les êtres humains qui se comportent en fonction de cette futurité. Chez les autres espèces vivantes, ce sont les instincts qui poussent à agir alors que chez les humains l'action est en bonne partie tirée par la futurité, cette dernière exerce ainsi un tropisme sur l’activité. Lorsque la futurité n’offre pas de solution institutionnelle à une situation d’activité, c’est alors pour Commons, selon la philosophie pragmatiste proposée par Charles S. Peirce et John Dewey, l’« enquête » qui prend le relais. Commons différencie ainsi, d’une part, l’activité routinière, déterminée par la futurité Revue Interventions économiques, 67 | 2022 435 structurée institutionnellement, d’autre part, l’activité stratégique conditionnée par l’enquête, par l’exercice abductif de l’intelligence orientée vers la résolution de problèmes. À partir de cette approche de la temporalité, Commons va développer une conception très originale de la monnaie et de la finance. La monnaie, c’est ce qui permet la quantification dans la futurité. Or nous dit Commons à juste titre, comme l'activité économique comporte essentiellement des transactions de dettes, eh bien les dettes ne peuvent se formaliser que comme étant des quantités monétaires espérées dans la futurité. Donc, peu importe le caractère matériel ou non de la monnaie, l’essentiel est que la monnaie, comme unité de compte, puisse fournir un calcul de quantification des hypothèses qui sont faites pour se projeter dans le futur. 20 On pourrait développer davantage, mais ce qui est très pertinent pour la situation actuelle, c'est la façon dont Commons analyse la finance. Une grande partie de la finance n'est en fait ni plus ni moins que la capitalisation de la futurité. C’est-à-dire tout ce que l’on peut envisager comme étant source putative d’un revenu futur. Évidemment, plus l'anticipation d'un revenu futur est importante, plus la capitalisation présente va être élevée. Il y a quelque chose de tout à fait intéressant là-dedans, pour ne pas dire exceptionnel, d’assister ainsi à une convergence analytique entre Commons, qui est institutionnaliste et professeur à Madison dans le Wisconsin, et Irving Fisher, le pape de l'orthodoxie monétaire aux États-Unis, professeur à Yale. On retrouve chez Fisher la même conception qui est à l'origine du capital, le capital étant pour lui la source de tout revenu futur. Cela dit, pour Commons, la faiblesse de Fisher est de rester dans la matérialité et de penser que le capital est individuel et incarné soit dans l'humain (le futur capital humain de Gary Becker), soit dans les choses matérielles, les équipements. En fait, le capital, dans sa forme évolutive plénière, est purement une anticipation sur le futur, quantifiée monétairement dans la futurité, ce que Commons appelle le capital intangible. Effectivement, pour l'analyse de la réalité contemporaine, ce qu’on appelle la bulle financière relève de cette idée, qu’en fait, ce sont les espoirs de gains futurs qui constituent le capital financier, donc une capitalisation monétaire putative dans la futurité. On voit à quel point la pensée de Commons est très riche et toujours actuelle. 21 IE : On reviendra sur Commons, mais pour le moment, j'aimerais que vous reveniez sur la remarque que vous avez faite plus tôt, à savoir qu’il y a un renouveau de l’institutionnalisme à l’heure actuelle. J'aimerais que vous précisiez ce point parce qu’on peut comprendre votre remarque de deux façons. On peut parler de renouveau dans le sens où un nombre important de personnes s’intéressent à Commons et aux anciens institutionnalistes, mais on peut également parler de renouveau dans le sens où l’on a pu observer l'apparition d’un nouvel institutionnalisme – je pense en particulier à Oliver Williamson, voire à Douglass North – qui, s’inscrivant dans une logique plus orthodoxe, voit dans les institutions un facteur de rationalité ou de réduction des incertitudes. 22 Jean-Jacques Gislain : Oui, il y a actuellement ce qu'on appelle des néoinstitutionnalistes, les nouveaux institutionnalistes. Comme il y a les nouveaux keynésiens. Chez les économistes néoclassiques, on retrouve maintenant deux tendances qui s'affrontent : les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens. Mais les nouveaux keynésiens n’ont de keynésien que la problématique de Keynes. Ils n’adhèrent absolument pas à la théorie de Keynes. Pour les nouveaux institutionnalistes, c'est pareil. Ils adhèrent à la problématique des institutionnalistes Revue Interventions économiques, 67 | 2022 436 selon laquelle les institutions sont incontournables pour l'analyse économique, mais au niveau de leur cadre d’analyse, ils restent des néoclassiques. Ils considèrent toujours que le modèle idéal et idéel référentiel, c'est le marché tel que théorisé dans le modèle d’équilibre général walrasien. Et c’est dans ce cadre qu’ils cherchent à introduire les institutions, soit comme des instances de régulation, soit pour s’intéresser à l'économie appliquée. On trouve cette posture dès le dix-neuvième siècle, chez Pellegrino Rossi par exemple. Rossi fut le premier à soutenir chez les classiques dans les années 1840 qu’il fallait, par analogie avec la physique, différencier l'économie pure, sans friction, donc en fait sans institution, de l’économie appliquée où, là, on introduit l'État, les institutions etc. C’est ce que font les nouveaux institutionnalistes. 23 Ils introduisent dans le modèle de marché des éléments qui, bien évidemment, vont être déterminants, mais uniquement en seconde instance. Pour les néoinstitutionnalistes, la prise en considération d’autres règles que l’échange marchand, comme les règles sociales, les normes, les conventions, etc., ce qu’ils appellent des « institutions » sans autre définition que descriptive, les amène à constater que cela régule ou perturbe le marché. Certes, comme les institutionnalistes, ils intègrent l’idée d’un processus d’évolution de ces « institutions », mais le marché reste le référent universel. Par exemple, pour Douglass North, qui est sans doute l’un des plus pertinents dans cette approche-là et l’un des fondateurs de ce néo-institutionnalisme, les droits de propriété, donc les institutions qui régissent le droit de propriété vont être déterminantes dans l’émergence du capitalisme. Il va falloir attendre historiquement que ceux qui innovent ou prennent des risques puissent voir les gains issus de leur activité garantis par des « droits de propriété ». Ces derniers seraient ainsi à l'origine de notre économie capitaliste moderne. Ensuite, il va prolonger son analyse, parce que c’est un historien, sur l'évolution du capitalisme en montrant que le capitalisme évolue – son approche est aussi évolutionnaire – en fonction des transformations des « institutions », toujours appréhendées comme favorables ou non au développement de l’économie capitaliste « de marché ». 24 On le voit donc, les néo-institutionnalistes mettent aussi l'accent sur les institutions, mais les institutions sont posées, comme je viens de le dire, en deuxième instance, le modèle idéal et idéel référentiel restant le marché. En revanche, les institutionnalistes originaux, ceux des origines, considèrent au contraire que le concept central de l’analyse économique est le concept d’institution et que le marché - d’ailleurs ils n’utilisent que très peu le terme « marché » - c’est-à-dire les transactions de marchandage ne sont qu’une forme institutionnelle parmi d’autres comme on l’a vu à propos de la typologie des transactions. À cet égard, ce qui est aussi intéressant dans l’approche de Commons est qu’il propose en quelque sorte une procédure de réunification des sciences sociales puisqu’on a un même cadre analytique prenant en compte ce que Commons appelle la connexion économie-droit-éthique. Pour ce qui est de l’activité économique, dans l’approche commonsienne, il n’y a plus les seuls économistes qui s'intéresseraient au marché, les gestionnaires qui s'intéresseraient aux organisations et l'économie politique qui s’intéresserait aux questions de souveraineté ou de répartition. Chez Commons, on a les trois éléments à la fois : l’économie, au sens traditionnel du terme, la gestion, mais aussi économie politique au sens des sciences politiques. Commons fait la connexion, ce que ne font pas les nouveaux institutionnalistes, entre l'économie, le droit et l'éthique. À cet égard, le premier ouvrage de Commons de 1924, Les fondations légales du capitalisme 2, nous montre comment l'appareillage juridique va contribuer à la construction des économies Revue Interventions économiques, 67 | 2022 437 capitalistes avancées et notamment, par exemple, à la naissance de la société par actions dans les années 1890 dans le Delaware avec cette nouvelle figure du droit qui apparaît, la personne civile et la propriété intangible, et à partir de là une évolution très rapide du capital financier, qui va révolutionner l'économie américaine. 25 Donc pour résumer les néo-institutionnalistes ont introduit dans le cadre d’analyse orthodoxe les institutions, ce qui n'est pas inintéressant en soi, mais les institutions sont pour eux une notion qui s'ajoute à tout un corps de doctrine qui est déjà bien établi, et c'est en ce sens-là seulement qu’ils ont une problématique institutionnaliste mais ce ne sont pas des institutionnalistes au sens originel du terme dans la mesure où, pour ces derniers, les institutions sont le concept de base, comme peut l’être le concept d'espèce dans la biologie. 26 IE : Alors que pour les néo-institutionnalistes, les institutions ont une fonctionnalité, notamment chez Williamson qui est celle de réduire les coûts de transaction. 27 Jean-Jacques Gislain : Effectivement. Oliver Williamson, par exemple, nous dit que dans l'activité économique, il y a une alternative : si le marché entraîne peu de coûts de transaction, dans ce cas-là, le marché est supérieur, mais très fréquemment, les transactions entraînent un coût de transaction important et dans ce cas-là, l'organisation est préférable. Le référent demeure le marché. Concernant l'évolution du capitalisme, car son ouvrage porte aussi sur l’évolution des institutions du capitalisme, son analyse est quand même assez claire. C'est parce qu’il y a de plus en plus de coûts de transaction importants qu’il y a de plus en plus d'organisations. Et ce parce qu’elles sont plus efficaces que le marché, mais le marché reste malgré tout le référentiel ultime analytiquement. 28 IE : Revenons à Commons, un auteur, effectivement, extrêmement important. Il y a chez lui, vous l’avez souligné la dimension conceptuelle. Les innovations conceptuelles et théoriques de Commons sont extrêmement importantes, au point d'ailleurs que vous avez avec notre collègue Bruno Théret piloté la traduction de son ouvrage L'économie institutionnelle qui devrait paraître d'ailleurs prochainement. Donc, il y a la contribution théorique, mais il y a aussi la contribution plus politique. Dans les années 1930, Commons et les institutionnalistes ont marqué le domaine des relations industrielles, mais ils ont joué aussi un rôle important dans le New Deal, au travers notamment des Brain Trusts de Roosevelt. J'aimerais que vous reveniez sur ces deux facettes de Common, le grand théoricien, mais aussi le praticien de l'action collective. 29 Jean-Jacques Gislain : On retrouve ici les fondements du pragmatisme : la production de connaissances n'est pas indépendante de l'action. Commons, initialement, est un praticien ; c’est quelqu'un qui va être embauché en 1905 à l’université du Wisconsin à Madison, par Richard T. Ely d’ailleurs, et qui va essentiellement s'intéresser aux questions du travail. Il va diriger l'histoire monumentale du travail aux États-Unis en plusieurs volumes et il va aussi s'intéresser à toutes les formes de relation d'emploi. Il va intervenir de façon très politique à l'époque, en ce début du 20 e siècle. Dans le Wisconsin, il y a un sénateur qui deviendra par la suite Gouverneur, Robert Marion La Follette, qui est l'un de ceux qui vont être l'architecte d’une scission au sein du parti républicain. On oublie souvent que le parti républicain, pendant le dix-neuvième siècle, est un parti populaire et au début du 20e siècle, on va avoir au sein de ce parti les progressistes rooseveltiens – partisans de l’Ère du progrès – qui vont se séparer du parti. C'est comme cela que le reste du parti républicain devient un parti conservateur et réactionnaire. Les républicains progressistes vont en quelque sorte, du moins certains, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 438 tenter de réactiver le People Party, le parti du peuple. C’est de là que vient le populisme américain tout comme il apparaît à la même époque en Russie. Il y a donc deux origines historiques du populisme : russe et étatsunien, respectivement. 30 La Follette, qui fut l’un des républicains progressistes rooseveltiens, créera, par la suite, le Parti Progressiste en 1924, qui n’eut pas de pérennité. Pendant cette période, Commons va être l’éminence grise de la Follette dans ses projets de réformes progressistes. La stratégie de Commons, qui est tout à fait intéressante, va être la suivante : elle consistera à rédiger un ensemble de projets de loi pour réformer les institutions, notamment celles du travail et de la protection sociale, et de les fournir à La Follette pour qu'ils soient votés par l'État du Wisconsin et éventuellement, par la suite, généralisés au niveau fédéral. Prenons quelques exemples : la commission industrielle pour commencer. C’est une commission tripartite administrative ayant une dimension proudhonienne. Il s’agit d’administrer les questions économiques, essentiellement les problèmes et les conflits, par la concertation dans des instances paritaires constituées de représentants des travailleurs (les syndicats), de représentants des employeurs et de représentants des autorités publiques, et éventuellement les représentants des personnes compétentes. Au passage d'ailleurs, ce modèle va être adopté en 1919 par l'Organisation internationale du travail dont l'originalité est, entre autres, cette dimension paritaire. Donc, Commons va œuvrer pour ces transformations institutionnelles, les commissions industrielles. En 1913, si je ne me trompe pas, il est invité par les autorités fédérales à créer la commission des relations industrielles, mais il refuse d'en prendre la direction parce qu'il préfère rester professeur. Il va quand même être dans la construction, encore une fois paritaire, de ces commissions, mais comme représentant du public, à côté du patronat et des syndicats. Il va aussi rédiger des projets de loi sur l’établissement de l'assurance chômage, avec une conception bien particulière d’ailleurs : ceux qui sont à l'origine de l'assurance du chômage doivent en payer les frais. Autrement dit, c’est aux employeurs de cotiser sur un fonds d’indemnisation pour les chômeurs. Cette façon d’appréhender la construction de l'État-providence américain a une origine tout à fait intéressante chez Commons. Elle concerne la question des accidents du travail. 31 Jusqu’au début du 20e siècle, le droit américain est essentiellement un droit de type Common Law, orienté sur la problématique de la responsabilité des personnes. Donc lorsqu'il y a un problème on cherche la responsabilité des personnes, comme dans le droit civil d’ailleurs. Ainsi, lorsqu'il y a un accident du travail et que cela passe en cour de justice, on a le représentant de l'employeur avec son avocat, le salarié pas trop bien défendu et le juge qui doit trouver la responsabilité. Qui est responsable de l'accident du travail ? Est-ce l'employeur ou le salarié ? Évidemment vu la puissance de représentation de l’employeur avec ses avocats, la plupart du temps c'était l’employeur qui gagnait la cause. Il n’y avait donc pas de reconnaissance à des indemnités puisque c'était l'ouvrier qui était le plus souvent trouvé responsable. Il y a ici une problématique de doctrine de droit très intéressante. Commons, sous l’inspiration de l’un de ses étudiants, va inventer une doctrine de droit tout à fait originale : il n’y a pas de responsabilité personnelle en cas d’accident du travail, sauf, bien évidemment, faute manifeste. Ni l'employeur ni le travailleur ne sont personnellement responsables de l'accident du travail ; le responsable c'est le système industriel. Il invente ainsi l'idée d'une responsabilité qui n'est pas imputable à qui que ce soit, mais qu'on pourrait qualifier de systémique. Mais, à partir du moment où il n'y a pas de responsabilité imputable à une personne, il y a un problème : qui va assumer les indemnités pour Revue Interventions économiques, 67 | 2022 439 l’accidenté ? Commons répond : les employeurs vont cotiser volontairement à une caisse collective et c'est sur les fonds de celle-ci qu'ils vont payer les indemnités aux salariés accidentés. Les cotisations employeur seront calculées au prorata des accidents du travail passés dans l’entreprise. Il est intéressant de relever que l’une des originalités de l'assurance automobile au Québec est exactement l'application de cette doctrine juridique inventée par Commons aux États-Unis, le no-fault. Au Québec, jusqu'aux années 70, les accidents de la route étaient indemnisés sur une base assurancielle privée. Il fallait chercher le responsable. On va inventer dans les années 1970 un système d'assurance où il n’y a plus de responsable en cas d’accident routier. Chacun cotise à un fonds qui indemnise de façon indifférenciée en termes de responsabilité. Cette doctrine de droit très particulière qu’invente Commons pour les accidents du travail, il veut la généraliser à toute la couverture sociale, notamment à l'assurance chômage. Cette façon de concevoir de l’assurance chômage ne sera pas retenue aux États-Unis ; ce sera la version européenne, avec cotisations employeurs et salariés, qui sera retenue. 32 Le troisième élément qu’on peut citer, mais il y en a bien d’autres, concerne l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt, début 1933, et la politique du New Deal, la Nouvelle donne, qui s’ensuivra. Roosevelt lui-même était peu enclin à déterminer un programme et, donc, il va innover en créant le Brain Trust, un groupe de conseillers pour sa politique. On dirait aujourd’hui un Conseil, une sorte de Conseil privé pour définir l'architecture du New Deal. Dans ce conseil, dans ce Brain Trust, quelles personnes va-ton retrouver ? Sinon des élèves de Veblen, de Mitchell et de Commons, des institutionnalistes de la seconde génération. Si je fais référence uniquement à Commons, il y a deux éléments fondamentaux du New Deal qui vont être la continuation de l'œuvre de Commons. C’est la loi Wagner (National Labor Relations Act) du nom de son porteur, Robert F. Wagner, la loi de 1935 sur les relations de travail qui va définir le régime des relations industrielles aux États-Unis, mais aussi régir le système des relations industrielles au Canada après 1945. Un autre élément est la loi de 1935 sur la sécurité sociale (Social Security Act). Là aussi on va retrouver une grande partie des élèves de Commons sur la question du salaire minimum, sur la question des accidents du travail, sur toute la panoplie de la couverture sociale. À cet égard, c'est tout à fait intéressant, car cette architecture de l'État-providence qui va se construire avec le New Deal est le seul épisode social-démocrate qu’aient connu les États-Unis dans leur histoire. Ce fut une sorte d’exceptionnalisme, mais, dès 1935, la Cour suprême casse systématiquement la construction de cet État-providence, et il va lui manquer un morceau : l'assurance-maladie. Et depuis cette date, tous les gouvernements un peu progressistes aux États-Unis n’ont eu de cesse d’essayer de compléter l'architecture sociale de l’État-providence sur l'assurance-maladie. Le dernier en date fut Barack Obama. Il a essayé d’instaurer un système public d’assurance-maladie, mais il n’a réussi qu’à moitié puisque ça reste encore en partie un système privé, et donc encore un chantier à compléter. 33 Pour résumer, dans le cas des élèves de Commons, comme dans ceux de Mitchell et de Veblen, l’intelligence grise du New Deal doit être attribuée, et là-dessus la littérature est claire, aux institutionnalistes. C’est à eux que le projet social-démocrate aux États-Unis doit son originalité. Du côté véblénien, on retrouvera bien évidemment cette idée des agences de régulation et d’une technocratie pour réguler les trusts, mais aussi les différents secteurs d’activité. On retrouvera d’ailleurs à l’agriculture, un jeune Revue Interventions économiques, 67 | 2022 440 économiste d’origine ontarienne, John K. Galbraith, qui, avec d’autres, formeront la deuxième génération d’institutionnalistes après la Seconde Guerre mondiale. 34 IE : Professeur Gislain, abordons maintenant l’institutionnalisme au Québec. Là où vous travaillez, au département des relations industrielles de l’Université Laval, on peut parler d’un noyau ou d’un pôle institutionnaliste. Nous avons parlé précédemment d’un renouveau de l’institutionnalisme en France, mais également au Québec et au Canada, dans l'ouest notamment. J'aimerais que vous reveniez là-dessus, mais également sur les difficultés rencontrées dans les milieux académiques. 35 Jean-Jacques Gislain : Au Canada, à l’université de Victoria, Colombie-Britannique, il y a Malcolm Rutherford, qui est l’historien du mouvement institutionnaliste américain. C’est un Canadien, qui est le gardien du temple, de l’historiographie de l’institutionnalisme, c’est déjà intéressant. 36 IE : De réputation internationale d’ailleurs. 37 Jean-Jacques Gislain : Oui, tout à fait, c'est l'un de ceux qui ont contribué à partir de 1967 au renouveau de l’institutionnalisme des origines, avec la création du Journal of Economic Issues, qui est la grande revue des institutionnalistes et où on y retrouve d’ailleurs les deux tendances : les vébléniens et les commonsiens. 38 Si on revient au Québec, ce n'est qu'à partir de la fin des années 90, d'ailleurs c'est vrai aussi en Europe, qu’il y a eu un intérêt renouvelé pour l'approche institutionnaliste des origines, mais avant d’y revenir, on peut signaler qu'il y a eu aussi une influence assez importante des néo-institutionnalistes au Québec. En sciences politiques, en sociologie, notamment, plusieurs vont aussi s'intéresser aux thèses néo-institutionnalistes. Pour ce qui est de l’institutionnalisme original et originel, je vais choisir la référence de l’Université Laval. Ce n'est pas un hasard si c'est dans un département des relations industrielles que se sont développées les approches institutionnalistes commonsiennes, tout simplement parce que Commons était certes un théoricien, mais aussi quelqu'un qui a fortement contribué aux relations industrielles et même à l'architecture des relations industrielles telles qu'on les connaît. En relations industrielles à l’université Laval, donc, un certain nombre de professeurs s’inscrivent dans la lignée de Commons, lesquels ont formé des étudiants qui eux-mêmes poursuivent la lignée, et s’est ainsi que s’est constitué un pôle commonsien. Je ne veux pas nommer les personnes, cela leur revient, mais disons que cela constitue une demi-douzaine de professeurs plus un certain nombre d’étudiants qui s'inscrivent dans une approche spécifiquement commonsienne, c’est-à-dire une approche où l’on appréhende les problèmes, en particulier ceux liés à la relation d'emploi et à la question du travail, d'un point de vue commonsien. Mais il y a aussi des vébléniens au Québec. Je pense notamment à notre ancien étudiant commun, Marc-André Gagnon, qui a fait sa thèse dans un cadre véblénien, et qui développe depuis une théorie véblénienne du pouvoir économique, notamment concernant le Big Pharma3. L’institutionnalisme se développe bien au Québec ; il y a une relève qui est là, il y a des jeunes professeurs qui ont été formés, il y a des étudiants qui travaillent dans cette optique là et réactivent donc le programme de recherche quand même ancien, mais qui reste un outil très efficace d’analyse des problèmes concernant les questions de l'emploi et du travail. Un numéro de la Revue Interventions Économiques4 a d’ailleurs été consacré à certaines contributions commonsiennes. 39 Bien évidemment, dans le domaine des sciences économiques académiques au Québec, ce n’est pas possible. Au Québec, comme dans beaucoup d'autres pays occidentaux, les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 441 départements d'économie ne s’appellent pas département d’économie, mais département d'économique, et en fait, ce sont des départements purement néoclassiques. Il n’y a qu’une seule école de pensée qui y règne, l'analyse néoclassique, avec ses propres chicanes entre les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens, deux variétés de néoclassiques. Il y a une reproduction à l'identique des professeurs dans ces départements qui ne sont pas pluralistes, qui ne sont pas ouverts à d’autres courants de pensée, notamment l’institutionnalisme. Il en va de même dans les centres de recherche. L’économie institutionnaliste doit donc se développer ailleurs, certes en relations industrielles, mais aussi, comme c’est déjà maintenant le cas, en sciences politiques, en sociologie, etc. Mais encore une fois, il y a un problème institutionnel, celui de l'hégémonie, au sens gramscien du terme, des néoclassiques dans les départements d’économie. Avec le système électif de recrutement qui fonctionne à la reproduction, il est impossible d’y entrer. Nous en sommes d'ailleurs tous deux des exemples vivants. Ce n’est pas très conforme avec l’idéologie « libérale » des néoclassiques ! 40 IE : Mais est-ce que l’institutionnalisme en économie à un avenir ou pas, car vous semblez très pessimiste ? 41 Jean-Jacques Gislain : Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste. Sans faire de mauvais jeux de mots, d'un point de vue institutionnel il y a une telle hégémonie des néoclassiques en économie que le développement de l'approche institutionnaliste ne peut se faire qu’ailleurs. Mais d'un point de vue prospectif, vu la façon dont évoluent nos économies, je pense à la question monétaire, je pense à la question financière, on l'a vu avec la COVID, qu’est-ce que les tenants du tout-marché ont à dire ? Pas grandchose, et ce alors qu’on a vu le principe de souveraineté s'imposer. Il y a cinq grands principes chez Commons : le principe de rareté, le principe d'efficacité, le principe de coutume, le principe de futurité et le principe de souveraineté. Et là on a vu comment le principe de souveraineté, qui n'existe pas dans l'analyse néo-classique, a été opératoire dans la gestion de la Covid et la sauvegarde de la relative bonne santé des économies. Et si la reprise est possible actuellement, c'est parce que des gouvernements ont déversé des tombereaux de monnaie produite par les banques centrales ; ce qui est totalement incompréhensible pour un économiste néoclassique. N’a-t-on pas vu aussi les taux d’intérêt devenir négatifs, ce qui est une ineptie pour les théoriciens néoclassiques puisque le taux d’intérêt est censé être le prix sur le marché monétaire découlant de l'offre et la demande de monnaie ? Là, l’offre de monnaie a complètement défoncé cette idée-là et on se retrouve avec des taux d'intérêt négatifs. Il y a tout un ensemble de transformations réelles de nos économies, notamment à l’occasion de la COVID-19, que la théorie économique néoclassique est incapable de saisir. Mais il y a d’autres éléments. La question du pouvoir, par exemple. Il est clair que si on regarde les désastres de la mondialisation ou comment se développe le néomercantilisme à l’international, qui est votre spécialité professeur Deblock, les relations de pouvoir deviennent de plus en plus cruciales dans les relations économiques internationales et là encore, la théorie néoclassique du marché n’a pas grand-chose à nous dire. À cet égard d'ailleurs, l'Europe se réveille avec une « gueule de bois » phénoménale, elle qui a défendu depuis 30 ans cette idée des avantages comparatifs selon laquelle le marché mondial allait offrir toutes les opportunités, pour se rendre compte, encore une fois à l'occasion de la pandémie, que la mondialisation avait désindustrialisé l'Europe et que cette dernière était devenue le terrain de luttes des forces économiques américaines et chinoises notamment. Encore une fois si on prend la seule question du pouvoir, qui est Revue Interventions économiques, 67 | 2022 442 au cœur des théories institutionnalistes, les événements récents et sans doute les évènements à venir vont prouver la pertinence de l’approche institutionnaliste. 42 Sur la relation de travail, autre exemple, qui peut soutenir encore actuellement que le travail est une marchandise ? Il est pourtant clair depuis la création de l’OIT en 1919 que le travail n'est pas une marchandise. Toutes les analyses en relations industrielles, en économie du travail ou en sociologie du travail montrent clairement que le travail n’est pas une marchandise, mais une relation sociale qui est fortement institutionnalisée, avec des acteurs institutionnels. Là encore, l’approche institutionnaliste est très pertinente. On peut multiplier les exemples où il y a une vraie pertinence de l’approche institutionnaliste. Que celle-ci s’impose dans le domaine du savoir économique, alors là c’est une autre paire de manches, on entre dans la « tuyauterie » des instances académiques, des recrutements, des centres de recherche, et là on rentre justement dans des relations de pouvoir, dans des relations institutionnelles pour le compte. 43 IE : Pour finir, Professeur Gislain, parlez-nous de la traduction de l’ouvrage majeur de Commons Institutional Economics (L’économie institutionnelle) que vous avez dirigé, vous-même avec Bruno Théret. 44 Jean-Jacques Gislain : Effectivement, avec la fin des années 90 et la montée en puissance, donc, du renouveau de l’institutionnalisme original dans le monde francophone, se posait la question de l'accessibilité notamment à l'œuvre majeure du Commons, qui est l’Économie institutionnelle. Voilà, c'est un ouvrage de 900 pages, de facture assez complexe et écrite dans une langue assez difficile à traduire. Bruno Théret et moi-même, nous nous sommes dit à un moment donné que ce serait peut-être une bonne idée de traduire en français cette œuvre. Bien évidemment, il était impossible qu'on puisse traduire à nous deux seuls 900 pages. Bruno Théret est directeur de recherche au CNRS, je suis prof à Laval ; nous avons plein d’autres activités. D’où l’idée de mobiliser la communauté des chercheurs s'intéressant à Commons et de constituer un pool, un groupe de traducteurs. On a ainsi mobilisé une trentaine de personnes intéressées par Commons, qui travaillaient sur Commons, et on a « saucissonné » l’ouvrage en tranches de 50 pages, selon un processus où il y avait un premier traducteur, un deuxième traducteur qui repassait dessus. Alors, imaginez la complexité du processus. 45 Paradoxalement pourtant, dans une première phase, cela s'est assez bien passé. Cela s’est d’ailleurs concrétisé par un colloque en 2008 tenu à l'Université Laval et financé par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), mais, vous vous en doutez bien, la première version qui avait été produite était une version hétéroclite. Il y avait un problème d’homogénéité, et c'est là qu’ont commencé les difficultés, dans le processus d’homogénéisation de la traduction. Pour deux raisons. Pour des raisons financières, parce qu'il fallait trouver du financement pour avoir des professionnels qui non seulement puissent lisser et homogénéiser la traduction, mais connaissent au moins un peu Commons. Ce n’est pas évident. On s'est heurté à d'énormes difficultés, et c’est tout à fait paradoxal aussi parce qu’il y a beaucoup de financement pour traduire les ouvrages français en anglais, mais pas dans l'autre sens. Il a donc fallu se tourner vers les différents centres de recherche, mobiliser la communauté des chercheurs commonsiens, mais nous y sommes finalement arrivés. Ensuite, pour travailler sur le lissage du texte, nous avons constitué un comité de révision. Mais là encore la demidouzaine de personnes qui s'étaient portées volontaires avaient aussi plein d’autres Revue Interventions économiques, 67 | 2022 443 activités, et encore une fois ça a échoué. Il a fallu que Bruno Théret et moi reprenions en mains la direction du processus, mais la première personne que nous avions mobilisée avait elle-même d’autres activités. Il faut imaginer le travail que cela nécessitait : reprendre page par page, quasiment ligne par ligne 900 pages… Cela a pris des mois et des mois, des années à effectuer ce travail, qui était en fait quasiment un hobby pour nous, en plus de toutes nos activités. Cela a pris une éternité, avec en plus bien des moments de découragement, des problèmes institutionnels, des problèmes de santé, etc. Le premier réviseur fatigué nous a alors lâchés. Il a fallu en recruter un second, et, cette fois, cela a beaucoup mieux marché, mais encore une fois, il nous a fallu repasser sur 900 pages. C'est tout un travail, parce qu’en plus, l’appareil conceptuel de Commons est très riche ; il fallait trouver des équivalents français, ce qui fut excessivement difficile. Sans oublier le style ! Commons écrit dans un langage quasi parlé, quasi idiomatique de l'américain des années 1930. 46 Nous nous sommes heurtés à des difficultés, avec des solutions que nous pensons être correctes, mais qui sont loin d’être parfaites. Je vais prendre quelques exemples : common law pour commencer. Il y a eu tout un débat parmi la communauté pour arriver au résultat que l’expression common law est intraduisible en français. Cela ne peut pas être le droit coutumier ni le droit jurisprudentiel. Et donc, après discussion nous avons gardé common law, comme les juristes francophones le font d’ailleurs. Un autre exemple : goodwill. Là aussi c’était incroyable. Si on fait une traduction littérale, nous avons « bonne volonté », ce qui n’a aucun sens. Lorsque Commons donne l’exemple de quelqu'un qui vend, un commerçant qui bénéficie de la bonne volonté des clients, nous sommes d'accord. Mais lorsqu’un travailleur loue sa force de travail, en fait il ne loue rien ; il ne loue rien d’autre que sa bonne volonté et ainsi de suite. Donc, le caractère polysémique de goodwill nous a embarrassés, car nous traduisions l’expression différemment, selon le contexte. À un moment donné, nous avons fini par nous dire qu’il faudrait garder goodwill en anglais ; ce que fait aussi d’ailleurs la littérature financière francophone. Autre exemple : commonwealth. Est-ce qu’il faut traduire l’expression par communauté ? Par enrichissement collectif ? Il y a, de plus, la dimension politique. Plusieurs traductions ont été choisies selon le contexte. Dans tous les cas, à la première apparition d’un terme qui nous a posé des problèmes, nous avons ajouté, entre parenthèses et en italique, le terme anglais original. 47 IE : Le résultat est là ! 48 Jean-Jacques Gislain : Pour expliquer la longueur du processus, la difficulté du processus, le financement, les problèmes de traduction, nous avons rédigé une note explicative d’un type un peu particulier. Cette note, expérience conforme au pragmatisme, va peut-être permettre à d'autres de comprendre un peu comment se produit et se réalise ce type de traduction. Et puis bien évidemment, comme Bruno et moi avons fortement travaillé sur le texte, nous avons aussi rédigé une introduction dont l'objectif principal sera justement de répondre à cette question : quelle est la pertinence actuelle de l’approche de Commons ? Nous voulons montrer notamment comment elle peut servir de point de départ à un programme de recherche alternatif à l’orthodoxie économique. 49 Il a souvent été reproché à Commons d’être confus tout simplement parce que dans l'approche pragmatiste, la production de la connaissance est un processus circulaire, un processus abductif. Ça veut dire qu’au fur à mesure qu’on avance, on remodèle à la fois le cadre conceptuel et les articulations théoriques. Au premier abord, cela peut Revue Interventions économiques, 67 | 2022 444 paraître confus, mais une fois que l’on a compris ce qu’est l’abduction, c'est-à-dire le processus itératif de déduction et d’induction qui consiste à revenir sur son acquis, on comprend alors la pertinence méthodologique. C'est un processus typiquement darwinien et pragmatiste ; cela correspond à la vie : la vie se remodèle perpétuellement, évolue. Et donc la mise en œuvre de cette façon de produire de la connaissance, c’est quelque chose qui est aussi difficile et qui fait l'objet de critiques de la part de ceux qui ont une lecture rapide. Qu’il y ait 17 définitions de l'institution chez Commons, ce n'est pas un problème ! C’est comme quand on polit un miroir, on l’affine et ça, c’est difficile. Alors que dans la tradition scientifique orthodoxe c’est le modèle hypothético-déductif qui prime, avec l’institutionnalisme pragmatiste on est dans un univers méthodologique qui est radicalement différent, mais qui a aussi son opportunité et son efficacité. 50 IE : Professeur Gislain, un très grand merci pour cette entrevue. J'attends évidemment comme d’autres la parution prochaine de cet ouvrage qui reste encore une fois pour moi comme pour vous, un ouvrage majeur. Vous avez utilisé une formule qui est tout à fait pertinente, vous avez l'idée d’un programme de recherche et je pense que c'est comme ça que l’on peut envisager cette discussion. 51 Jean-Jacques Gislain : Je vous en prie. Entretien réalisé par Christian Deblock, le 10 octobre 2021 BIBLIOGRAPHIE Jean-Jacques Gislain, « Causalité institutionnelle : la futurité chez J-R. Commons », Économie et Institutions, vol. 1, n° 1, 2002, pp. 47-66 (URL : http://www.u-picardie.fr/CRIISEA/ Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=2_ Jean-Jacques Gislain, « L’institution des relations industrielles : le cadre analytique de J. R. Commons », Économie et Institutions, vol. 1, n° 2, 2003, pp. 11-59 (URL : http://www.u-picardie.fr/ CRIISEA/Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=8) Jean-Jacques Gislain, « Futurité et toposité : situlogie des perspectives de l’action », Géographie, Économie, Société, vol. 6, n° 2, 2004, pp. 203-219 (URL : http://www.cairn.info/revue-geographieeconomie-societe-2004-2-page-203.htm) Jean-Jacques Gislain, « Pourquoi l’économie est-elle nécessairement instituée ? Une réponse commonsienne à partir du concept de futurité », Interventions Économiques, 2011, n° 42, 19 p. (URL : http://interventionseconomiques.revues.org/1195) ; Jean-Jacques Gislain « Le darwinisme méthodologique de Veblen », Économie et Institutions, n° . 17, 2011, pp. 7-23 (URL : http://www.upicardie.fr/CRIISEA/ Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=85) Jean-Jacques Gislain, « Futurité, origine des institutions économiques », Économie et Institutions, n° 25, 2017, http://journals.openedition.org/ei/5828 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 445 Jean-Jacques Gislain, « Futurité, la temporalité économique chez J. R. Commons », OEconomia, vol. 7, n° 2, 2017, pp. 239-270. http://oeconomia.revues.org/2696 Jean-Jacques Gislain, « La sécurisation du travail et le capitalisme raisonnable de John R. Commons », dans Daniel Mercure et Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques, Québec, PUL, Paris, Hermann, 2019, pp. 235-275. https://www.jstor.org/stable/j.ctv1g245kq.14 NOTES 1. Tjalling C. Koopmans, « Measurement Without Theory », The Review of Economics and Statistics, vol. 29, n° 3, 1947, pp. 161-172. Voir à ce sujet Christian Deblock, « La prévision économique et la méthode des baromètres économiques dans l’entre-deux-guerres », dans Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost, L’ère du chiffre. Systèmes statistiques et traditions nationales, Québec, PUQ, printemps 2000. pp. 357-410. 2. John R. Commons, Legal Foundations of Capitalism, Londres, Routledge, 1995 [1924] 3. Voir le numéro d’Interventions éconoiques : Pertinences et impertinences de Thorstein Veblen : Héritage et nouvelles perspectives pour les sciences sociales, sous la direction de Marc-André Gagnon et Dimitri della Faille, n° 36, 2017, https:// journals.openedition.org/interventionseconomiques/518 4. Actualité de John Commons, Sous la direction de Diane-Gabrielle Tremblay et Jean-Jacques Gislain, n° 42, 2010, https://journals.openedition.org/ interventionseconomiques/1193 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 446 L’économie politique internationale vue du Québec Entretien avec Stéphane Paquin International Political Economy as Seen From Quebec Stéphane Paquin est professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique. Il est directeur du Groupe de recherche et d’études sur l’international et le Québec (GERIQ), directeur scientifique du Centre d’études sur l’Intégration et la mondialisation (CEIM) et est également co-directeur de la collection « Politique mondiale » aux presses de l’Université de Montréal. Il a rédigé, corédigé ou dirigé 35 livres ou revues scientifiques et publiées une centaine d’articles sur l’économie politique internationale, sur la réforme de l’État et la social-démocratie et sur la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 447 politique internationale des États fédérés. Il a obtenu de nombreuses bourses d’importance, dont une Chaire de recherche du Canada et une Fulbright distinguished Chair à la State University of New York. Il a été sélectionné en 2008 dans le prestigieux International Visitor Leadership Program du State department du gouvernement américain. Il a également été le président du comité local d’organisation du congrès mondial de sciences politiques qui a eu lieu à Montréal en 2014. 1 Interventions économiques : Professeur Paquin, vous avez publié plusieurs ouvrages et articles consacrés à l’économie politique internationale. Comment définiriez-vous l’économie politique internationale ? Comment ce champ d’études, qui fait partie des Relations internationales en sciences politiques, est-il apparu et s’est imposé dans une discipline qui pendant très longtemps s’était peu intéressée à l’économie politique ? 2 Stéphane Paquin : Comment définit-on l’économie politique internationale ? Il y a un débat pour savoir quelle est la meilleure définition. Je dirais qu’au minimum, l’économie politique internationale s’intéresse à l’interaction entre les acteurs de la politique et ceux du marché sur la scène internationale, donc au-delà les frontières des États. Sinon on parlerait de l’économie politique plutôt que d’économie politique internationale (EPI). Dans les années 2000, Jeffry Frieden et David Lake 1, deux grands chercheurs en économie politique internationale, ont défini la discipline comme l’étude de l’interaction entre l’économie et le politique dans l’arène mondiale. Donc, c’est un peu ça l’idée. Cela dit, un des pères fondateurs de la discipline et un des auteurs les plus importants Robert Gilpin2 disait, quant à lui, que l’EPI, c’est l’interaction réciproque et dynamique dans les relations internationales dans la poursuite de la richesse et la poursuite du pouvoir. C’est une définition un peu plus complexe qui vient nous ramener vers la dimension « Relation internationale », alors que la Britannique Susan Strange, qui, elle, peut être considérée comme la mère fondatrice de la discipline, disait que l’économie politique internationale, c’est l’interaction entre les États et le marché, et ce même si elle ne parlait pas nécessairement de la scène internationale. Plus tard dans sa vie, elle parlera des autorités et du marché parce que, selon elle, les États étaient de moins en moins puissants. 3 Aujourd’hui je remarque que sur la scène mondiale des spécialistes en économie politique internationale, il y a deux grandes tendances et une grande division : d’un côté, ceux qui vont mettre l’accent sur le » E » de l’économie politique internationale et, de l’autre, ceux qui vont mettre l’accent sur le « P » de l’économie politique internationale. Autrement dit il y a ceux qui abordent l’économie politique internationale plutôt avec les outils de l’économie politique classique alors que les autres vont l’étudier avec les cadres théoriques et les cadres de référence des relations internationales. Les auteurs de ces deux courants ne dialoguent pas toujours bien entre eux. Traditionnellement, les chercheurs américains les plus orthodoxes, les plus mainstream comme on dirait en anglais, mettent l’accent sur le « P » de politique internationale. En conséquence de quoi, ils utilisent des modèles théoriques issus de la théorie des relations internationales pour expliquer les questions économiques internationales. Mais si on regarde des auteurs qui font partie de l’école britannique de l’EPI comme je l’ai appelée, comme Susan Strange, Ronen Palan par exemple, ces auteurs-là ont une approche plutôt d’économie politique un peu plus classique, et le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 448 plus souvent, ils ne discutent pas vraiment des mêmes enjeux ni ne participent aux mêmes débats. Plusieurs déplorent même un dialogue de sourds. 4 Pour la seconde partie de la question, l’EPI comme sous discipline des relations internationales, qu’est-ce qui s’est passé ? Comment la discipline a-t-elle évolué ? Je vais reformuler la question : comment ce champ d’étude qui fait partie des relations internationales en sciences politiques est apparu et s’est imposé ? Alors que la plupart des spécialistes nous disent que l’économie politique internationale va commencer à apparaître à la fin des années 1960 / début des années 1970, l’un des articles les plus cités comme étant à l’origine de la discipline, c’est celui de Susan Strange publié en 1970 : « International Economics and International Relations : A Case of Mutual Neglect »3 Susan Strange, qui n’est pas titulaire d’un doctorat, était correspondante notamment pour la revue The Economist aux États-Unis. Elle couvrait l’économie internationale comme journaliste, mais elle a aussi enseigné les relations internationales. Elle trouvait fort étrange que les deux disciplines ne se parlent pas, tellement l’une influençait l’autre. L’année suivante Joseph Nye et Robert Keohane vont diriger un numéro spécial de la revue International Organisation 4 sur les relations transnationales dans la politique mondiale. Ils n’utilisent pas l’expression « économie politique internationale » dans leur introduction – elle va s’institutionnaliser progressivement aux États-Unis – mais, en parlant de relations transnationales, ils vont décentrer l’étude des relations internationales, et là clairement, aux États-Unis, on s’inscrit plus dans les débats sur l’économie des relations internationales. Pourquoi après la publication de ce numéro et de l’article de Susan Strange, la discipline commence-t-elle à se formaliser dans les années 70 ? 5 Il y a plusieurs facteurs qui sont importants, mais celui qui va donner naissance au débat fondateur de la discipline, c’est la perception du déclin des États-Unis – du moins en termes relatifs –, associée à la montée en puissance de pays comme le Japon et l’Allemagne. Cela va lancer le débat sur ce qu’on a appelé la stabilité hégémonique, la puissance ou l’hyperpuissance américaine. On se rappellera qu’en 1971, le président américain Richard Nixon va adopter ce que l’on a appelé le Nixon shock, c’est-à-dire une série de mesures qui visaient à limiter l’inflation aux États-Unis. L’une des mesures fortes était de mettre fin unilatéralement à la convertibilité du dollar américain. Les États-Unis se trouvaient ainsi à remettre en question le système monétaire qui avait été mis sur pied à Bretton Woods après la Deuxième Guerre mondiale. Cette décision a été interprétée de façon radicalement différente. Aux États-Unis, elle a été largement interprétée comme un signe du déclin de l’empire américain qui avait, dit-on, mis sur pied l’ordre mondial de l’après-guerre. Était ainsi lancé le débat sur la stabilité hégémonique. Le déclin des États-Unis dans les années 1970 ne rappelait-il pas ce qui s’était passé pour l’Empire britannique au début du 20e siècle ? Allons-nous vers un monde de récessions, de conflits, d’instabilité ? Bref, quel est l’impact du déclin des États-Unis sur le système international ? C’est le premier gros débat. Il est encore présent aujourd’hui. Graham Allison a sorti un livre sur le piège de Thucydide 5 Il porte sur la rivalité entre la Chine et les États-Unis ; c’est à peu près dans les mêmes termes que pour la stabilité hégémonique. Le chercheur Josef Joffe a écrit il y a dix ans qu’il y a eu cinq vagues de débats sur le déclin des États-Unis depuis les années 1970. Avec l’élection de Donald Trump, le débat est reparti de plus belle. En tout cas, c’est un débat fondateur. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 449 6 Dans la période de l’après-guerre, il y a aussi eu les vagues d’indépendance. Les anciennes colonies, les nouveaux pays vont progressivement devenir membres des organisations internationales. Ils vont aussi se coaliser, notamment lors d’une conférence en Indonésie, à Bandung en 1955, et ensemble, ils vont chercher à remettre en question l’ordre économique international. Ils vont contester l’hégémonie des ÉtatsUnis et des puissances occidentales sur le système international. C’est un autre élément important dans le développement de la discipline, certes un peu marginal dans la recherche aux États-Unis, mais central ailleurs, en Grande-Bretagne notamment. On peut évoquer d’autres facteurs typiques des années 1970, notamment les premiers chocs pétroliers qui nous font comprendre l’importance de l’interdépendance économique et financière sur les problèmes de croissance, en particulier de stagflation ou encore, plus tard, dans les années 1980, la crise de la dette dans plusieurs pays d’Amérique latine : au Mexique, au Brésil, en Argentine, etc. Ces crises en cascade vont soulever de très grandes inquiétudes sur la stabilité du système financier international. Mentionnons également la question des interdépendances économiques, l’internationalisation des très grandes entreprises, etc. On commence à s’intéresser de plus en plus à un phénomène qu’on nomme maintenant la mondialisation, mais à l’époque on parlait surtout d’interdépendance économique. Puis vient l’effondrement de l’URSS, le développement accéléré des nouvelles technologies de l’information, internet par exemple, qui fait en sorte que l’économie politique internationale comme discipline va avoir son point de bascule. 7 En fait, c’est à partir de ce moment-là, c’est-à-dire dans les années 1990, que la discipline va s’emballer. La plupart des universités vont commencer à offrir des cours d’économie politique internationale, des manuels vont être publiés, des revues spécialisées sont créées, etc. La revue Review of International Political Economy est créée en 1994 et New Political Economy, en 1996. La plupart des grandes universités de ce monde vont aussi ouvrir des postes en économie politique internationale et, effectivement, la plupart de ces postes-là sont dans les départements de science politique même si, en Grande-Bretagne, la tradition multidisciplinaire de l’EPI fait en sorte que c’est un peu plus dans des départements de relations internationales que l’on va créer ce genre de postes, mais globalement c’est vrai que c’est plus en sciences politiques qu’en économie par exemple. 8 IE : L’économie politique internationale est traversée par plusieurs courants de pensée, très opposés les uns aux autres d’ailleurs. Vous venez de l’évoquer. Pourriez-vous revenir sur ces débats et, par la même occasion, présenter leurs postulats, leurs principaux concepts, leur méthode et, bien entendu, les points de divergences. Quels en sont aussi les chefs de file ? 9 Stéphane Paquin : J’aime bien quand je présente les différents travaux en économie politique internationale, reprendre pour les classer les bons vieux concepts de Wallerstein de centre, de semi-périphérie et de périphérie. Pour lui, c’est une façon de décrire le système-monde ; pour moi, le système de la pensée en économie politique internationale. Si on regarde le centre, c’est là que se trouvent les travaux les plus importants, mais aussi dominants en clair ceux qu’il faut connaître pour être considéré comme un expert. Je me base d’ailleurs pour dire cela sur des sondages effectués par un groupe de chercheurs autour d’un projet appelé Teaching, Research, and International Policy (TRIP)6 Le sondage a d’abord été fait aux États-Unis puis après, un peu partout dans le monde. Je m’intéresse aux indices de citation, mais aussi aux principaux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 450 manuels d’introduction pour voir qui sont les auteurs considérés comme étant les auteurs de référence. Quand on fait la synthèse de tout cela, on est capable de déterminer qui est au centre, en semi-périphérie et en périphérie, mais aussi ce qui se fait à chaque niveau. Le centre, c’est l’école orthodoxe américaine. Elle a développé les principaux débats, les principales théories depuis la fondation de l’EPI dans les années 1970. On peut dire que l’école orthodoxe domine la discipline depuis les années 1970. Elle est massivement concentrée aux États-Unis, mais pas uniquement puisque certains des auteurs peuvent être au Canada ou ailleurs dans le monde. Parmi les débats les plus importants, mentionnons celui sur la stabilité hégémonique dont on vient de parler, celui sur la coopération internationale, ou encore celui sur la façon dont on définit la mondialisation. Les auteurs les plus d’influents dans la genèse de l’EPI orthodoxe sont Robert Keohane, Joseph Nye, Stephen Krasner, Robert Gilpin, Benjamin Cohen et Peter Katzenstein. Parmi les auteurs de la seconde génération, on trouve David Lake, Helen Milner, Jeffry Frieden, Lisa Martin, Joseph Grieco et John Ikenberry. Les auteurs de la troisième génération comptent notamment Jonathan Kirshner et Michael J. Hiscox. Pour ceux qui souhaitent obtenir leur doctorat d’une grande université américaine en EPI, ces auteurs sont des lectures obligatoires lors des examens de synthèse. 10 De nos jours, cette approche est souvent critiquée comme étant monoculturelle, les Américains ayant tendance à se citer eux-mêmes et à ignorer tout ce qui n’est pas de l’école orthodoxe. De plus, alors qu’au début, dans les années 1970-80, on développait de très grandes théories, aujourd’hui les chercheurs orthodoxes ont tendance à développer des théories plutôt de moyenne portée. Les agendas de recherche se concentrent surtout sur la coopération, les institutions internationales, les relations de pouvoir, la mondialisation, l’hégémonie américaine, et ce qui la caractérise le plus, c’est cette double allégeance au positivisme et aux méthodes quantitatives. Cette école a, en effet, un penchant pour le rationalisme et le positivisme. Autrement dit, elle repose sur les deux piliers de la science dure traditionnelle. L’école orthodoxe valorise la méthode scientifique basée sur les modèles issus des sciences de la nature et cherche à développer des théories causales. Paradoxalement, elle aspire de plus en plus à devenir comme les économistes néo-classiques qu’elle critiquait beaucoup dans les années 1970. Elle reprend et transpose dans leur champ la façon très standardisée dont ceux-ci abordent l’économie. 11 Dans cette école orthodoxe, il y a différentes catégories ou perspectives qui s’affrontent. Il y a tout d’abord les libéraux. C’est le groupe le plus important. Selon les sondages, 70 % des articles publiés dans les plus importantes revues scientifiques de la discipline ont été écrits par des gens qui se qualifient eux-mêmes de libéraux. Parmi les auteurs de référence, on a, pour la première génération, Robert Keohane, Joseph Nye, Peter Katzenstein, qui était un libéral dans les années 1970 et 1980 avant de devenir un constructiviste, Benjamin Cohen. Et pour la nouvelle, la deuxième génération, on a David Lake, Helen Milner, Jeffry Frieden, Lisa Martin ou encore G. John Ikenberry. Cette école est dominante, majoritaire et tient le haut du pavé dans les débats. Traditionnellement, en relations internationales (RI), ce sont les réalistes qui critiquent les libéraux. Il en va de même en économie politique internationale. Les théoriciens en EPI sont d’ailleurs très proches de leurs collègues en RI. À ceci près cependant qu’ils mettent les questions économiques et financières au centre de l’analyse. Le pouvoir et les relations de pouvoir sont aussi pour eux importants. Le déclin de l’hégémonie américaine est central dans leur façon de penser et le fondateur de cette école c’est bien entendu Robert Gilpin suivi de Stephen Krasner. De nos jours, on pourrait mettre Revue Interventions économiques, 67 | 2022 451 John Mearsheimer, même s’il est peu versé en économie, Joseph Grieco ou encore Jonathan Kirshner qui est à l’université Cornell. 12 À ces auteurs de l’orthodoxie américaine, on peut ajouter certains autres qui sont un peu insaisissables. Je pense à Dani Rodrick par exemple. Il se définit lui-même comme étant un professeur d’économie politique internationale, mais, par contre, il publie dans les revues d’économie assez classiques même si ces articles se démarquent généralement de ceux des libéraux. Il s’intéresse notamment au populisme ou encore aux accords de commerce, un sujet plus typiquement sciences politiques ou encore droit économique international qu’économie. 13 La semi-périphérie est constituée fondamentalement de deux écoles. D’abord, l’école britannique fondée par Susan Strange et ses successeurs, comme Ronen Palan, Barry Jones, Roger Tooze, Nicolas Philipps, etc. Ensuite l’école néo gramscienne, fondée par Robert Cox, originaire de Montréal. Chez les néo gramscien, il y a Stephen Gill, David Law, Jeffrey Underhill, ou encore Mark Rupert, Hélène Pellerin, Robert O’Brian ou Craig N. Murphy. Strange et Cox figurent parmi les fondateurs de l’école de l’économie politique internationale, mais ils tendent à être largement ignorés aux États-Unis. L’une des caractéristiques de ces auteurs, c’est de mettre l’économie politique des relations internationales au centre de leurs analyses plutôt que de partir des travaux en relations internationales ou des théories des relations internationales classiques. 14 Reste la périphérie, dont les travaux sont généralement peu mentionnés, mais qui pourrait se retrouver dans la définition large de l’économie politique internationale. On y retrouve les perspectives féministes, post-coloniales, green ou critical green, etc. Là, on a les travaux de Steven Bernstein, Eric Heilleiner, Alf Hornborg, David Schlosberg, pour les critical green theory, Ann Tickner, V. Spike Peterson ou Cynthia Enloe pour les perspectives féministes. 15 Ce sont des travaux et théories vraiment très marginaux et peu publiés dans les grandes revues de la discipline, mais qui ont quand même gagné du terrain ces dernières années, notamment en raison de la crise sur les changements climatiques. 16 Les approches de la périphérie et de la semi-périphérie peuvent être qualifiées d’hétérodoxes dans la mesure où les travaux sont globalement très critiques par rapport aux travaux de l’école orthodoxe. Les écoles hétérodoxes n’acceptent pas le monde tel qu’il est, et en comparaison de l’école orthodoxe, elles sont plus explicitement normatives et les travaux se concentrent sur des questions de justice, d’éthique, de moralité, d’équité, etc. Robert Cox a même déjà écrit un article il y a une dizaine d’années dans lequel il disait que « Le but n’est pas seulement d’expliquer le monde, mais de le changer7 » 17 Donc, il est très clair que l’objectif est de changer les relations d’inégalité ou d’injustice sociale. Les écoles hétérodoxes ne croient généralement pas qu’il faille adapter ou adopter les modèles développés dans le milieu des sciences de la nature pour faire des recherches en économie politique internationale : ce n’est pas une façon adéquate de comprendre le monde. Les auteurs sont plutôt plus post-positivistes et rejettent généralement les méthodes quantitatives et la modélisation formelle. Tout comme ils sont très critiques à l’égard des théories des choix rationnels. Leurs travaux sont difficiles à résumer sous forme d’articles ; aussi, est-ce la raison pour laquelle les livres sont ici importants. On est ici très proche en fait d’une tradition de recherche qu’on Revue Interventions économiques, 67 | 2022 452 pourrait qualifier de sociologie historique interprétative. Or, c’est tout le contraire de ce qu’on valorise aux États-Unis, c’est à dire le réductionnisme. 18 Les écoles hétérodoxes sont aussi très souvent plus multidisciplinaires. D’ailleurs en Grande-Bretagne, on préfère souvent l’expression d’économie politique globale (Global Political Economy) plutôt que celle d’économie politique internationale, et les questions qui sont posées sont généralement très vastes : qui a du pouvoir dans l’économie mondiale ? Qu’est-ce que l’hégémonie ? Comment fonctionne la finance internationale ? Qu’est-ce qui cause les inégalités ? Quelles sont les sources coloniales du système international ? Pourquoi les femmes sont-elles marginalisées dans le commerce international ? Ce sont de grandes questions qui nécessitent un travail d’approfondissement historique, mais au final, on cherche toujours à identifier un problème ou une injustice qu’on doit chercher à corriger. 19 Bref, les cultures scientifiques sont de plus en plus différentes entre les approches de la semi-périphérie et de la périphérie, d’un côté, et celles l’école orthodoxe américaine, de l’autre. Dans les faits, il y a très peu de dialogue entre les courants ; ils s’ignorent la plupart du temps et les références croisées sont rares. Ce fut le combat d’une vie pour Susan Strange : chercher à ouvrir l’esprit des chercheurs américains à ce qui n’est pas produit ou pensé aux États-Unis. Mais dans la pratique, ça reste assez difficile. 20 IE : L’économie politique internationale a connu, vous l’avez rappelé, d’importants changements ces dernières années. Les débats théoriques qui ont marqué ses origines ont perdu beaucoup de leur actualité et, disons-le aussi, de leur intérêt au profit d’une approche qui se veut plus empirique et quantitative, mais aussi davantage complémentaire de l’économie néoclassique que ce n’était le cas au début. Vous y revenez souvent dans vos ouvrages notamment, Theories of International Political Economy chez Oxford Press ou encore Les théories de l’économie politique internationale. Culture scientifique et hégémonie américaine aux Presses de Sciences po Paris8 Pourriez-vous nous en parler professeur Paquin ? 21 Stéphane Paquin : Merci de la question. Oui, c’est vrai qu’il y a un changement de culture dans les travaux en économie politique internationale. Les économistes disent souvent à la blague que Keynes ne serait jamais embauché aujourd’hui dans un département moderne d’économie parce qu’il n’était pas quantitativiste, qu’il ne faisait pas d’inférence causale ni de régressions statistiques. Ce serait sans doute la même chose pour les pères et les mères fondateurs de l’économie politique internationale. Aujourd’hui, les Susan Strange, Robert Gilpin, Stephen Krasner, Robert Keohane, Joseph Nye, Robert Cox, etc. auraient de la difficulté à se faire embaucher comme spécialistes en EPI. Le virage quantitatif est de plus en plus, sinon très affirmé. Surtout pour l’école que j’ai appelée le centre tout à l’heure. L’école américaine en est rendue à ce point qu’aujourd’hui, un spécialiste d’économie politique internationale est associé au quantitatif. Quand on embauche un spécialiste dans ce domaine, c’est lui qui va donner les cours de méthodologie quantitative aux étudiants du département. Ce n’était pas cela le projet d’origine. Au contraire, il s’agissait de contester la mathématisation grandissante des départements d’économie et de se poser de très grandes questions sur le monde comme celle du déclin de la puissance américaine et son impact sur la stabilité du système international. Les auteurs faisaient souvent de grandes fresques historiques. Si vous regardez les travaux de Robert Gilpin, par ailleurs très bons, ce sont vraiment de grandes études historiques et non pas des exercices statistiques dont Revue Interventions économiques, 67 | 2022 453 l’ambition est de répondre à des questions ou de vérifier des hypothèses portant sur certains aspects de plus en plus précis d’une théorie. 22 On observe aujourd’hui une obsession grandissante pour les méthodes quantitatives. Les auteurs du projet Trip dont j’ai parlé plus tôt montrent que les chercheurs diplômés après les années 2000 ont tendance à être beaucoup plus quantitatifs dans leur façon de présenter les choses et de faire la recherche. Certains des fondateurs de l’économie politique internationale sont fort déçus de ce virage quantitatif. Je pense notamment à Robert Keohane qui voit l’évolution de la discipline avec un sentiment croissant d’insatisfaction9 Il est d’avis que ce dont nous avons besoin, c’est d’une grande interprétation et du changement dans le système économique international. Or, dit-il, les revues qui s’intéressent à ces questions-là sont tellement spécialisées, tellement axées sur la méthodologie et sur des enjeux quantitatifs très spécifiques, que cela en devient inintéressant. Autre exemple, Benjamin Cohen, qui a écrit un livre sur l’histoire intellectuelle de l’économie politique internationale, disait récemment qu’il trouvait que les articles dans cette discipline étaient devenus boring, au point de lui faire perdre beaucoup d’intérêt10 Autre exemple assez surprenant, Benjamin Cohen, encore lui, s’est amusé à inventorier les articles publiés au cours des dix années qui ont précédé après la crise financière de 2008-2009 dans les revues les plus cotées aux États-Unis, soit : International Organisation, International Studies Quarterly, World Politics, American Political Science Review, American Journal of Politica Science. Il est arrivé à la conclusion gênante qu’aucune de ces revues n’avait prévu ce qui était sur le point de se produire et que même si un chercheur avait décidé de lire systématiquement les articles qui traitaient des questions financières, il serait arrivé à la conclusion qu’on vivait dans un monde beaucoup plus stable que celui dans lequel on vivait pour la simple et bonne raison que la façon d’aborder les problèmes et les méthodologies employées visent à trouver les régularités et les liens causaux et, bien entendu, à prédire 11 Personne n’avait compris qu’on était en train de vivre des transformations de grande ampleur qui allaient finir par déboucher sur la crise de 2008-2009. C’était devenu évident après, mais personne n’avait vu venir la crise. Ronen Palan, un des successeurs de Susan Strange, a ironisé en disant que les « hétérodoxes » Britanniques n’utilisaient peut-être pas de méthodes quantitatives avec des beaux graphiques, mais qu’ils avaient prévu la crise financière de 2008-2009, incluant Susan Strange qui, déjà en 1998, avait écrit un livre qui s’appelait Mad Money. When Markets Outgrow Governments12 et dans lequel elle prédisait l’éclatement des marchés boursiers tel qu’on l’a connu à partir de 2008. Pour le paraphraser, il conclut son article par ce proverbe anglais : The proof of the pudding is in the eating. La façon dont les Britanniques font de la recherche en économie politique internationale n’était peut-être pas aussi élégante que celle qui se faisait aux ÉtatsUnis, mais globalement ils avaient mis le doigt sur un vrai problème : celui de l’instabilité des marchés financiers. 23 IE : Un débat analogue eut lieu dans les années 1920-1930 aux États-Unis chez les économistes à propos des baromètres économiques, notamment avec le baromètre de Harvard resté célèbre pour avoir complètement raté la crise de 1929. 24 Stéphane Paquin : On a le même débat aujourd’hui en EPI avec les données massives. Il y a tellement de données qui sont accessibles que, dans le fond, il faudrait simplement cruncher plus de données pour arriver à créer un modèle prédictif extrêmement solide. C’est une vision, en fait, assez naïve du monde parce qu’il n’y a pas de volume de données qui va nous permettre de prédire correctement l’avenir. Jamais. Il faut Revue Interventions économiques, 67 | 2022 454 comprendre qu’il y a toujours une part d’impondérable dans les relations internationales, dans l’économie internationale et que le plus souvent, c’est un choc imprévu qui sera la cause d’une rupture profonde. C’est comme l’effondrement du marché des subprimes aux États-Unis en 2008. Le phénomène était pourtant connu et diagnostiqué, mais les signaux étaient trop faibles pour qu’on réalise l’ampleur que cela prendra par la suite. C’est un débat vraiment intéressant. Peut-on se passer de la théorie dans le monde actuel ? Peut-on simplement enseigner à nos étudiants à développer leurs compétences méthodologiques pour comprendre le monde ? Aujourd’hui, pour l’école américaine en EPI, c’est la méthodologie qui dicte les questions de recherche qu’on peut se poser. Cela fait en sorte qu’on ne se pose pas les questions critiques sur les origines des inégalités ou sur les rapports de domination entre les hommes et les femmes, par exemple. Il y a plein de questions qu’on ne peut pas se poser à partir d’une approche quantitative. Et cela vient limiter sévèrement la richesse de la discipline. 25 IE : Nous allons passer à une autre question : le rapport entre l’économie politique internationale et l’économie. L’économie politique internationale a suscité un grand intérêt chez les économistes hétérodoxes dans les années 1980-1990, notamment après la publication de l’ouvrage de Gérard Kébabdjian, en 1999, éditions Le Seuil, Les théories de l’économie politique internationale, ouvrage qui a suscité des débats intéressants et débouché sur un colloque à Poitiers en 2009. Il en est sorti un ouvrage fort important, mais qui soulève plus de questions que de réponses. Le titre à lui seul dit tout : La question politique en économie internationale13 L’intérêt est, par la suite, vite retombé chez les économistes hétérodoxes, ceux-ci préférant aborder la construction des institutions, les rapports de pouvoir ou encore le rôle des États dans l’économie mondiale à partir de leur propre discipline, l’économie politique. C’est le choix d’ailleurs que nous avons fait Michèle Rioux et moi-même dans nos travaux et enseignements, nous inscrivant dans le courant institutionnaliste en économie, celui de John Commons pour être plus précis. D’où la question : cela ne tiendrait-il pas au fait que l’économie politique internationale ne soit jamais vraiment parvenue à développer un corpus théorique qui lui soit propre ? Je prends pour exemple ce qu’on appelle la théorie des régimes qui n’en est pas vraiment une comme l’a montré Susan Strange dans un article resté célèbre 14 26 Stéphane Paquin : Oui, effectivement, Berthaud et Kébabdjian n’ont pas voulu adopter l’expression économie politique internationale pour le titre de cet ouvrage. Je me suis aussi souvent posé cette question. Pourquoi l’économie politique internationale étaitelle si peu présente en France ? Je constate que les gens qui ont décidé de s’identifier à l’économie politique internationale en France – je pense à Christian Chavagneux, à Mehdi Abbas, à Jean Coussy ou encore à Gérard Kebabdjian – sont des économistes de formation et non pas des spécialistes des relations internationales 15 C’est une différence importante avec les États-Unis. Ce sont des économistes qui, à la base, ont lancé ce débat en France en 1999. D’ailleurs, le livre Kebabdjian est très bon. 27 Les chercheurs du projet Trip, dont j’ai parlé plus haut, ont sondé les chercheurs français : seulement cinq p. cent des internationalistes français indiquent avoir comme premier champ de recherche l’économie politique internationale. C’est énormément moins que ce que l’on voit aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. En fait même aux États-Unis, le champ de l’économique politique internationale est le premier champ parmi les internationalistes, avant les questions de sécurité. On peut donc voir qu’il y a un écart important. Comment expliquer ce qui se produit en France ? Revue Interventions économiques, 67 | 2022 455 28 Un chercheur français, mais qui a étudié et qui travaille maintenant aux États-Unis après un léger petit retour en France, Nicolas Jabko, s’est demandé pourquoi l’économie politique internationale était à ce point sous-développée en France 16 D’autant que les Français sont très critiques de l’hégémonie américaine. Ils devraient donc très bien se retrouver dans le débat sur la stabilité hégémonique ou la critique de l’hégémonie américaine. En outre, les Français sont très critiques en général du néolibéralisme, et là encore, ils devraient donc être très à l’aise avec les débats en EPI, surtout ceux de l’école britannique. N’oublions pas non plus que, traditionnellement, la France a été un pays d’incubation formidable pour les idées en économie politique. On peut penser à l’École de la régulation en économie, à celle des Annales en histoire, mais on peut remonter jusqu’aux physiocrates. La France a une pensée économique profonde. Comment dans ce cas expliquer le sous-développement de la discipline ? Pour Jabko, l’explication tiendrait au fait que les théoriciens marxistes en économie politique furent très influents en France dans les années 1970, et cette influence était tellement forte qu’elle aurait eu pour effet d’empêcher que l’économie politique internationale ne se développe dans l’Hexagone. Avec le déclin de la pensée marxiste dans les années 1980, les internationalistes étaient alors très réticents à se spécialiser en économie politique internationale, parce que cela faisait trop écho au marxisme. Comme on l’a spécifié tout à l’heure, les spécialistes français en économie politique internationale sont avant tout des économistes et non des politologues. Pourquoi ces derniers sont-ils toujours si peu nombreux ? Certains comme Jabko disent que c’est lié à la formation en France. Alors que les économistes sont surtout formés aux méthodes quantitatives, dans des écoles d’ingénieurs notamment, les internationalistes sont plutôt formés à la sociologie des relations internationales au droit et à l’histoire. L’influence des théories économiques et la culture scientifique des économistes ne sont pas très présentes dans les instituts d’études politiques par exemple, ce qui a pour effet que la culture scientifique est vraiment différente. C’est très décevant comme situation parce que plusieurs auteurs français ont eu beaucoup d’influence en économie politique internationale. On peut penser à François Perroux dont la théorie de la domination a beaucoup influencé Charles Kindleberger, celui qui a inventé la théorie de la stabilité hégémonique, en se basant sur les travaux de Perroux. On peut aussi penser à Fernand Braudel, qui a eu une influence considérable sur Robert Cox et Immanuel Wallerstein, qu’on peut mettre dans l’école marxiste et le premier dans l’école néo gramscienne. Cela dit, c’est peut-être appelé à changer. J’ai pu constater qu’il y a maintenant à Sciences-Po Paris des cours intitulés « économie politique internationale » ou plutôt « International Political Economy » parce qu’ils sont enseignés en anglais. Il y a également des cours d’économie politique internationale dans d’autres IEP en France ou encore à l’INALCO (Institut national des Langues et Civilisations Orientales). On voit que cela arrive, mais avec un retard effectivement de plus de 20 ans sur le Québec et de plus de 30 ans sur les États-Unis. 29 IE : Vous avez évoqué l’influence du marxisme, mais on le retrouvait aussi aux ÉtatsUnis, au Canada à la même époque, toutes proportions gardées, cela s’entend. Cela ne vient-il pas aussi du fait que se sont développées en économie des approches hétérodoxes qui ont mis l’accent sur les institutions. Vous évoquiez François Perroux et son concept de domination, mais on peut penser à l’École la régulation voire même aux institutionnalistes qui, d’entrée de jeu, ont intégré les dimensions internationales dans leur analyse. Même dans le cas des théories de la firme multinationale, il y a certain Revue Interventions économiques, 67 | 2022 456 nombre de théoriciens qui ont intégré les questions de pouvoir du côté français. Je pense notamment à Charles-Albert Michalet, mais il y en a beaucoup d’autres. 30 Stéphane Paquin : Oui, il y a énormément d’économistes français hétérodoxes – on peut même penser à Piketty jusqu’à un certain point – qui utilisent des concepts provenant de la sociologie, de la science politique, du droit, et qui font de l’économie de façon très différente de ce qu’on verrait dans un département d’économie américaine. Cela fait en sorte qu’il y a peut-être une moins forte demande pour créer une discipline de type économie politique internationale. Je pense que c’est avec les années, avec l’internationalisation aussi de la recherche que, maintenant, on est arrivé à la conclusion qu’il faut faire comme un peu partout ailleurs et qu’il faut que des internationalistes aient des compétences un peu plus solides sur les questions d’économie politique internationale. C’est la raison pour laquelle quelques postes ont été créés au Centre de recherches internationales (CERI) à Sciences Po, ou dans d’autres unités académiques, mais c’est vrai qu’à la base, la discipline est restée longtemps sousdéveloppée, car elle ne répondait tout simplement pas à un besoin. Et puis se distinguer des États-Unis est toujours un trait identitaire important en France… 31 IE : Mais en même temps, le problème ne viendrait-il pas aussi de l’économie politique internationale elle-même ? Vous évoquiez certains grands auteurs, mais aussi certains concepts et théories. Celle de la stabilité hégémonique, par exemple, n’est pas à proprement parler une véritable théorie, mais, plutôt, une théorie ad hoc, inventée par Kindelberger pour expliquer la profondeur de la crise de 1929 et reprise par la suite par les politologues. Gilpin d’ailleurs montre très bien la différence entre son approche et celle de Kindelberger17 N’y aurait-il donc pas là un problème ? D’un côté, comme il n’y a pas de corpus théorique solide, les économistes n’y trouveraient pas suffisamment d’intérêt. Mais, de l’autre, cela n’expliquerait-il pas aussi, du moins en partie, le glissement de la discipline vers le quantitatif, les questions de méthode servant d’échappatoire aux débats d’idées ? 32 Stéphane Paquin : Oui, en grande partie. Comme on ne sera jamais capable de développer une grande théorie de l’économie politique internationale, on devient de plus en plus ciblé et spécialisé sur notre façon d’analyser le monde. Je pense que vous avez tout à fait raison sur ce fait. Mais je voudrais revenir sur le cas français. Le développement de la mondialisation est sans aucun doute l’une des raisons pour lesquelles on a développé massivement au Canada, au Québec, aux États-Unis, les cours d’économie politique internationale. Le mot commence à être utilisé à la fin des années 1980 pour connaître une véritable explosion dans les années 1990. En France, les gens vont dire : je suis un sociologue de la mondialisation ; au Québec, on va dire : je suis un spécialiste en économie politique internationale de la mondialisation. On parle à peu près de la même chose, mais on se définit différemment. Les débats dont on parle sont très connus des chercheurs français, qu’il s’agisse des économistes, des politologues ou des sociologues, mais eux le nomment différemment. 33 IE : Une dernière question professeur Paquin : où en est la discipline aujourd’hui au Québec et au Canada ? Vous avez évoqué le nom de Robert Cox qui a été l’un des fondateurs de la discipline, au Canada du moins, du courant néo gramscien et qui a été très influent, à commencer au Québec. On peut penser aussi à York University. Existe-til des pôles ou bien la discipline est-elle très éclatée ? 34 Stéphane Paquin : Encore une fois on peut se référer aux travaux des chercheurs du projet Trip. On peut faire néanmoins une distinction entre le Canada et le Québec, entre Revue Interventions économiques, 67 | 2022 457 le monde francophone et le monde anglophone. Dans le monde anglophone, les chercheurs du projet Trip ont soutenu que certains chercheurs comme Susan Strange et Robert Cox étaient fort importants. Ils faisaient même partie du top 20 des chercheurs les plus influents. Une autre caractéristique du Canada tient à l’origine du pays où le doctorat du professeur a été fait. Ceux qui ont fait leur doctorat aux États-Unis ont tendance à s’aligner davantage sur la norme américaine, alors que ceux qui ont fait leur doctorat soit au Canada soit en Grande-Bretagne, comme c’est assez fréquent, ont tendance soit à s’aligner sur l’approche multidisciplinaire « à la Susan Strange » soit à carrément s’inscrire dans le registre de l’École néo gramscienne fondée par Robert Cox, dont le successeur est Stephen Gill à l’Univerité York. Cette école a formé beaucoup d’étudiants que l’on retrouve aujourd’hui dans différentes universités, l’université d’Ottawa ou l’université de Carleton par exemple. Des programmes de recherche y sont encore importants, mais, par contre, ils ne sont pas extrêmement développés au Québec. 35 Au Québec la situation est différente. Évidemment, je vais nommer le CEIM, le Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de Christian Deblock et de Michèle Rioux, qui ont porté ces projets pendant des années, notamment sur l’intégration économique et la mondialisation. C’est l’un des tout premiers et l’un des plus anciens. Les chercheurs de ce centre sont pour la plupart hétérodoxes. Plusieurs ont des formations en économie, certains, comme moi, en relations internationales, d’autres en droit, mais on accepte le discours multidisciplinaire et on y travaille de façon plutôt multidisciplinaire. La théorisation y est très présente, mais la description est importante, plus par études de cas que par modélisation quantitative. Si on regarde dans le reste du Québec, à l’Université de Montréal il y a déjà eu une chaire de recherche sur l’Union européenne alors dirigée par Panayotis Soldatos, l’un de ceux qui s’intéressaient beaucoup à l’intégration, mais à l’époque on ne parlait pas encore d’économie politique internationale. Son successeur Pierre Martin, s’intéresse aux grands enjeux de la politique commerciale américaine, mais moins à ceux de la discipline. Le spécialiste de l’économie politique internationale à l’Université de Montréal, Vincent Arel-Bundock, s’inscrit dans l’école américaine quantitativiste classique. À l’université Laval, il y a Érick Duschene, Jean Frédéric Morin plus empiristes, parfois plus quantitativistes mais pas toujours, dans leur façon de faire les choses. Ils tentent d’être plus proches du modèle dans les travaux présents de ce qu’on voit aux États-Unis même s’ils font preuve d’une grande ouverture dans leurs travaux. C’est donc très variable au Québec. On ne peut pas parler d’unité de pensée ; il y a une très grande diversité de réflexions. J’ajouterai que le Québec étant relativement petit, il y a aussi une assez forte camaraderie entre les chercheurs des différentes universités. 36 IE : Et vous-même, dans quel courant vous situez-vous, Stéphane Paquin ? Au centre ? À la périphérie ? À la semi-périphérie ou en dehors ? 37 Stéphane Paquin : Bonne question. Comme j’ai une formation de base en histoire, j’ai une tendance à penser avec une perspective historique. Je m’intéresse aussi aux institutions et au droit international et constitutionnel, mes travaux ont ainsi une importante composante institutionnaliste. Puisque le cœur de ma formation est en sciences politiques, je m’intéresse aux intérêts des acteurs puissants et aux conflits, mais aussi à la construction sociale des idées et des mythes. Et puisque je pense que la perception du monde des acteurs clés est importante, je fais beaucoup d’entrevues semi-dirigées pour réaliser mes travaux, notamment auprès des négociateurs d’accords Revue Interventions économiques, 67 | 2022 458 commerciaux, j’ai ainsi plusieurs points communs avec certains constructivistes. Pour résumer, je m’intéresse aux trois « i » dans une perspective historique, les trois « i » étant, les institutions, les idées et les intérêts. Et finalement, comme je suis Québécois, je m’intéresse aux questions d’importance pour le Québec en perspective comparée. 38 Tout cela s’additionne et a pour effet que je ne suis pas positiviste ni quantitativiste même si je mobilise les statistiques dans mes travaux. Je trouve à ce propos l’histoire quantitative très intéressante. Même si je conçois qu’il puisse y avoir des régularités dans l’histoire humaine, je pense que la plupart des théories causales n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une séquence historique précise et qu’elles sont très dépendantes du contexte de leur création ou ce que j’ai nommé la « culture scientifique » dans un de mes livres. Plus simplement, je ne crois pas dans une théorie qui peut s’appliquer dans tous les espaces spatio-temporels. Je suis donc très sceptique face aux théories à prétention universelle. Je suis également très sceptique face à la transculturalité des concepts qui renvoie à l’idée qu’on peut utiliser un ensemble des concepts qui s’appliqueraient de tout temps dans toutes les sociétés humaines. 18 En affirmant la transculturalité des concepts, comme ceux d’autorité, de classe moyenne, de pauvreté, d’inégalité, d’État-nation ou de système financier, je pense qu’on crée une distorsion trop grande qui rend douteuse la comparaison à partir de ces construits. J’ai ainsi un faible pour les études avec une « description vaste » (thick description) selon les mots de Clifford Geertz ou une importante contextualisation. Cette situation explique pourquoi généralement je préfère les livres aux articles scientifiques. Il m’arrive bien sûr de tester des hypothèses, c’est de nos jours essentiel si on veut être publié tant l’école américaine est dominante, mais c’est généralement pour infirmer les théories à prétention universelle. 39 Au final, je serai ainsi plus proche des approches des fondateurs de l’EPI. Je trouve d’ailleurs que les travaux de Gilpin sont très intéressants, et ce même si je ne suis pas un réaliste. Je ne suis pas très proche de la jeune école plus quantitativiste des dernières années. Je trouve d’ailleurs que des revues comme International Organisation en ce moment sont plutôt ennuyeuses. Il est rare que j’y trouve un article qui attire mon attention et me donne l’envie de mieux connaître le problème abordé. 40 IE : Professeur Paquin, merci. Entretien réalisé par Christian Deblock le 18 novembre 2021. NOTES 1. Jeffry A. Frieden et David A. Lake, International Political Economy. Perspectives on Global Power and Wealth, Londres, Routledge, 1999. 2. Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1987. 3. International Affairs, vol. 46, n°2, 1970, pp. 304-315 4. Transnational Relations and World Politics, International Organization, vol. 25, n°3, 1971. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 459 5. Destined for War: Can America and China Escape Thucydides's Trap? Houghton Mifflin Harcourt, 2017 6. Voir leur site : https://trip.wm.edu/ 7. Robert W. Cox, « The Point is Not Just to Explain the World but to Change It », dans Christian Reus-Smit et Duncan Snidal (dir.), The Oxford Handbook of International Relations, New York (N. Y.), Oxford University Press, 2008, p. 84-94. 8. Stéphane Paquin, Theories of International Political Economy, Oxford University Press, 2016, 240 pages et Stéphane Paquin, Théories de l’économie politique internationales : Culture scienfitiques et hégémonie américaine, Paris, Presses de Sciences po, 2013, 377 pages. Pour un livre plus introductif : Stéphane Paquin, Introduction à l’économie politique internationale, Paris, Armand Colin, 2021. 9. Robert O. Keohane, « The Old IPE and the New », Review of International Political Economy, 16 (1), 2009, p. 34-46. 10. Benjamin Cohen, « Are IPE Journals Becoming Boring? », International Studies Quarterly, 54 (3), 2010, p. 887-891. 11. Benjamin Cohen, « A Grave Case of Myopia », International Interactions, 35 (4), 2009, p. 436-444. 12. Manchester, Manchester University. Press, 1998. 13. Berthaud Pierre et Kébabdjian Gérard (dir.), La question politique en économie internationale, Paris, La Découverte, « Recherches », 2006 14. Susan Strange, « Cave! Hic Dragones: A Critique of Regime Analysis», International Organization, vol. 36, n°2,1982, pp. 479-496. 15. Christian Chavagneux, Économie politique internationale, Paris, La Découverte, 2010. 16. Nicolas Jabko, « Why IPE is Underdeveloped in Continental Europe. A Case Study of France », dans Mark Blyth (ed.), Routledge Handbook of International Political Economy (IPE) : IPE as a Global Conversation, Londres, Routledge, 2009. 17. Robert Gilpin, « The Rise of American Hegemony », in Patrick Karl O'Brien et Armand Clesse (dir.), Two Hegemonies: Britain 1846-1914 and the United States 1941-2001, Aldershot, Ashgate Publishing, 2002 pp. 165-182. 18. J’ai développé ce point dans : Stéphane Paquin « Durkheim, Bouchard et la méthode comparative positive », Politique et sociétés, vol. 30, no 1, 2011, p. 57-74. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 460 De l’économie politique du Canada à celle des Amériques Retour socio-historique avec Dorval Brunelle Studying Political Economy: From Canada to the Americas Dorval Brunelle, professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal de 1970 à 2020, a été, entre autres, co-fondateur et directeur du Groupe de recherche sur l’intégration continentale, directeur de l'Observatoire des Amériques et directeur de l'Institut d’études internationales de Montréal. 1 Interventions économiques (IE) : Merci beaucoup, M. Brunelle, de nous avoir accordé cet entretien. Nous aimerions revenir sur certains éléments majeurs au cours de votre Revue Interventions économiques, 67 | 2022 461 carrière. Ne pouvant malheureusement tout couvrir, nous allons centrer cet entretien autour de trois thèmes principaux : 1) le contexte social québécois lors de la création du réseau des Universités du Québec ; 2) l’agrandissement de l’échelle politique ; et 3) l’essor du libre-échange et de la continentalisation. Pour commencer, pouvez-vous nous parler du contexte social sous-tendant la création du réseau des Universités du Québec ? 2 Dorval Brunelle : Au début des années 1960, la jeune génération entre en scène de manière tumultueuse. Le collègue Jacques Lazure a écrit un livre sur cette jeunesse « en révolution » et le politologue Gérard Bergeron a parlé de « révolution tapageuse », les enfants du « baby-boom » d’après-guerre accèdent à l’âge adulte dans un contexte où la société leur parait figée, sinon frileuse, à bien des égards. Figée en matière théologique et philosophique, frileuse en matière politique et sociale. Un des facteurs qui va alimenter la grogne, c’est l’écart croissant entre le contexte idéologico-politique et la conjoncture à l’échelle mondiale : la « guerre froide », l’arme atomique, les guerres de libération, les dictatures, la tertiarisation de l’économie, les mass medias, les nouveaux mouvements sociaux, etc. Pendant ce temps, l’université est une institution en mal d’ouverture à plusieurs niveaux : face à l’accessibilité, aux nouvelles professions, aux débouchés sur le marché du travail, voire face aux contenus des cours offerts. 3 Or, dans le contexte de l’époque, cette revendication d’ouverture passe par un préalable qui va jouer un rôle déterminant pour la suite des choses, à savoir l’établissement d’une connexion forte entre l’accession à une société-monde et l’élargissement de l’espace alloué à la langue française au Québec même, aussi bien dans l’enseignement que sur le marché du travail. 4 Pour la petite histoire, rappelons que l’adoption de la loi portant création de l’Université du Québec, en 1968, et la mise sur pied de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) l’année suivante auront pour effet de rétablir l’équilibre entre les deux communautés franco et anglophone en leur attribuant deux universités chacune. En effet, quelques années plus tôt, la communauté anglophone portait le projet de se doter d’un troisième établissement d’enseignement supérieur (après McGill University, créée en 1821 et Sir George Williams University, créée en 1926) en transformant le Collège Loyola en université, un projet qui sera par la suite intégré à Sir George Williams University et qui nous donnera l’actuelle Université Concordia, en 1974. 5 Au départ, la création de l'UQAM est portée par un projet qui s'inscrit en rupture par rapport à l'Université de Montréal à deux niveaux, en particulier. D'abord, l'Université de Montréal demeurait à l’époque une université élitiste et l'UQAM s’ouvrira à une clientèle étudiante dont c’est la première génération à accéder aux études supérieures. Ensuite, misant résolument – voire même à l’excès – sur l’innovation et l’expérimentation, plusieurs cours inscriront leurs contenus en rupture paradigmatique avec ce qui se faisait non seulement du côté de l’Université de Montréal, mais également de côté des universités dites « traditionnelles ». 6 Ce radicalisme a alimenté une nette ouverture en direction du marxisme au sein de plusieurs départements, dont la sociologie. À ses débuts, cette ouverture a pu prendre des formes assez sectaires et les conflits ont pullulé, entraînant de nombreuses démissions et réaffectations. 7 En parallèle toutefois, en sociologie en tous les cas, le souci d'une implication forte dans les milieux populaires (Saint-Henri, Petite-Bourgogne, etc.) a joué un rôle très Revue Interventions économiques, 67 | 2022 462 important. À ce sujet, le livre de Donald McGraw, Le développement des groupes populaires à Montréal (1963-1973) illustre fort bien cette ouverture. 8 IÉ : D’ailleurs, cette proximité avec le milieu et l’importance accordée à la ville ont été présentes tout au long de votre carrière, non ? 9 Dorval Brunelle : Au début et à la fin en tous les cas. On avait l'impression d’être porté par une vague. Il y avait un va-et-vient constant entre mouvements sociaux qui se croisaient et s’alimentaient les uns les autres. À cet égard, l’expérience du Front d’action politique, le FRAP, et des comités d’action politique de quartier (les CAP) est extraordinaire. Malheureusement cette expérience sera étouffée par l’intervention inopinée du FLQ sur la scène montréalaise lors des élections municipales d’octobre 1970. Alors que certains prédisaient que le maire Drapeau risquait de perdre ses élections, il sera réélu avec 92% des voix ! Il faudra attendre la création du Ralliement des citoyens de Montréal en 1974 et le retrait du maire Drapeau de l’arène politique pour qu’un parti de gauche entre finalement à l’Hôtel de Ville, en 1986 et y demeure jusqu’en 1994. 10 Il convient de rappeler qu’à l’époque, le philosophe marxiste Henri Lefebvre avait défendu l’idée d’un « droit à la ville ». La ville devait être envisagée comme l’avait été l’usine au siècle de Marx, c’est-à-dire comme la scène sur laquelle se déployaient les rapports antagoniques entre les classes sociales. En renonçant à lutter pour la ville d’abord et avant tout, on a presque tout perdu, et les responsables sont une certaine extrême gauche, d'un côté, certains courants au sein du « péquisme », de l'autre. Les premiers nous ont emmenés dans le cul-de-sac de la lutte armée, les seconds ont concentré toute leur attention au niveau provincial. Je dis « certains courants » parce qu’il y a tout de même eu deux mesures essentielles, parmi d’autres bien sûr, que seuls des gouvernements du PQ ont eu le courage d’adopter : la législation sur la langue (la loi 101) et la Loi portant sur la réforme de l'organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l'Outaouais, de 2000, une initiative contrecarrée par le gouvernement Charest quand il a adopté sa politique des dé-fusions à Montréal, en 2005. 11 IÉ : A-t-on perdu les villes de vue aujourd’hui ? 12 Dorval Brunelle : Le problème majeur des villes, à l'heure actuelle, c'est la superposition des juridictions sur un territoire donné. À Montréal, en particulier, il n’y a aucune cohérence au niveau municipal. Avec 16 gouvernements municipaux sur l’île et 82 municipalités membres de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), vous avez une pléthore d’élus locaux (34 maires et 209 conseillers pour la seule ile de Montréal), mais aucune représentation citoyenne directe ni au niveau de l’ile ni au niveau régional. Et il n'y a aucun mécanisme pour y pourvoir. Tout comme l’Agglomération de Montréal, la CMM est formée d’un petit nombre d’élus municipaux uniquement. Il n'y a pas d'élection directe à ces niveaux. Or, comment voulez-vous pourvoir à ce bien commun qui s’appelle l’ile de Montréal ou à cet autre qui s’appelle la protection des terres agricoles au niveau régional, par exemple, si les citoyens euxmêmes ne peuvent pas s’impliquer dans ces dossiers ? C’est bien beau de se dire que le niveau municipal est le niveau le plus important, mais quand on y regarde de près, à part le ramassage des ordures, l’enlèvement de la neige, les pistes cyclables, l’itinérance ou la signalisation, c’est celui où on est le plus impuissant face aux enjeux les plus cruciaux : la congestion automobile, les mégaprojets immobiliers, l’installation de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 463 plaques tournantes logistiques, les accès au fleuve et j’en passe. Ce n'est donc pas surprenant si les citoyens ne votent pas. 13 Pendant ce temps, les villes sont prises dans un carcan imposé par les deux niveaux de gouvernement pour subvenir à leurs besoins et boucler leurs budgets. Elles ne disposent pas d'une assiette fiscale suffisante pour faire face à leurs dépenses, ce qui est tout de même incroyable quand on y pense ! Leur seule source de financement, c’est la taxe foncière. En somme, la seule façon dont une ville peut se développer, c'est grâce à la spéculation foncière, la densification et l'étalement urbain, alors que, d'un autre côté, on cherche à retenir les familles, à protéger et à multiplier les espaces verts et à lutter contre la destruction de l’environnement. Cherchez l’erreur ! 14 IÉ : Revenons un peu en arrière : qu’est-ce qui vous a fait passer du droit à la sociologie ? 15 Dorval Brunelle : J’ai complété le baccalauréat en droit à l’Université de Montréal en 1962. Durant mes études de droit, j’ai suivi des cours d’espagnol, ce qui m’a valu une bourse du gouvernement espagnol. J’ai donc quitté le pays pour Madrid à l’automne. Je devais m’inscrire à la Escuela diplomatica de Madrid, mais une fois sur place j’apprends que le général Franco a fermé l’école. Je me suis alors bricolé un programme d’études assez disparate. Je rentre au pays à l’hiver 63, au moment où mon père doit sacrifier son entreprise, ainsi que la maison familiale qu’il avait mise en garantie. Notre situation financière bascule. Je choisis alors de reprendre mes études de droit pour faire le Barreau, mais je cours vers un échec. 16 Au printemps 64, j’apprends que le ministre Laporte se cherche un secrétaire. Je pose ma candidature et je suis embauché comme secrétaire administratif – on dirait chef de Cabinet aujourd’hui. Mais c’eut été exagéré à l’époque, car le Cabinet était formé, à part des deux secrétaires de ministre, d’un pool de quatre dactylos et d’une réceptionniste. Un attaché de presse se joindra à l’équipe en 1965. Durant son passage aux Affaires municipales, le dossier majeur de Laporte a été celui des fusions municipales, mais sa seule réussite a été le projet de création de Ville de Laval (Commission Sylvestre), l’autre, celui de la réorganisation municipale sur l’ile de Montréal (Commission Blier) n’a pas abouti. Je suis demeuré en poste à Québec deux ans jusqu’en avril 1966 ; j’ai quitté quelques semaines à peine avant la défaite des Libéraux aux élections du 5 juin. 17 J’avais 22 ans en entrant aux Affaires municipales, 24 à ma sortie, et je ne me voyais ni devenir fonctionnaire ni faire de la politique. Le sous-ministre Jean-Louis Doucet, sur lequel j’avais beaucoup compté durant mes années au ministère, m’avait suggéré de retourner aux études et c’est sur les conseils du regretté André Patry, professeur de droit à l’Université Laval, que j’ai choisi la sociologie. Patry fut par la suite nommé Chef du protocole par Daniel Johnson en prévision de l’Expo 67 et il fut un des organisateurs de la visite du général De Gaulle au Québec. 18 J’ai donc fait mes études de sociologie pour moitié à l’Université Laval, pour moitié à l’Université de Montréal, tout en travaillant durant la première année au ministère de l’Éducation et durant la seconde, comme journaliste-pigiste à Radio-Canada. Et puis, en 1968, mes deux diplômes, le baccalauréat de sociologie et celui en droit m’ont valu une bourse d’études de deux ans du gouvernement français. Je me suis alors inscrit à l’École pratique des Hautes études sous la direction d’un économiste marxiste fort réputé, Charles Bettelheim. Pourquoi Bettelheim ? La réponse est fort curieuse, elle relève même du quiproquo. En tant qu’employé au cabinet de Laporte, je faisais partie d’une jeune génération que Jacques Parizeau avait baptisé à la blague, en référence à l’équipe Revue Interventions économiques, 67 | 2022 464 qui entourait Mustafa Kemal, les « Jeunes-Turcs ». Ces jeunes, c’étaient Morin, Landry, Paré, et j’en passe qui étaient à la fois progressistes et ambitieux. Logé aux Affaires municipales, j’étais bien sûr à la périphérie du groupe, mais il n’empêche que nous étions quelques-uns au ministère à lire les livres de la collection « Économie et socialisme » et à être attirés par les thèses sur la planification étatique fort en vogue dans les pays de l’Est (en Hongrie notamment, plus tard en Tchécoslovaquie), en Amérique latine (à Cuba bien évidemment) et en France. Comme Bettelheim dirigeait la collection en question, je me suis adressé à lui et il m’a accepté dans son séminaire. Il va de soi que le fait que j’étais passé par un cabinet de ministre a joué en ma faveur, mais ce que le bon maître ignorait, c’est que j’avais fort peu lu Marx et, ce que je ne savais pas, c’est que je devrais m’y mettre au plus vite ! Mon apprentissage s’est fait en mode accéléré parce que la plupart des étudiants de Bettelheim étaient des rescapés des dictatures en Amérique latine, en Grèce ou au Vietnam et qu’ils étaient déjà très familiers avec les thèses marxistes, léninistes, trotskystes, stalinistes et quoi encore ? 19 Mon projet au départ était d’écrire une thèse sur la planification telle qu’elle avait été conçue et appliquée durant la Révolution tranquille à l’instigation du Conseil d’orientation économique du Québec, notamment. Ce projet a donné lieu à une publication intitulée La désillusion tranquille (1978), mais pas à une thèse. Coincé par le temps, – l’administration de l’UQAM projetait de remercier tous les professeurs qui n’avaient pas de diplôme de deuxième cycle – j’ai rédigé une thèse en socio du droit qui fut soutenue en 1973 et publiée sous le titre : Le Code civil et les rapports de classes, en 1975. Pour la petite histoire, Bettelheim s’était récemment colleté au droit et Nicos Poulantzas (qui avait co-dirigé un numéro spécial des Archives de philosophie du droit, en 1967) faisait partie de mon jury de thèse. 20 Quoi qu’il en soit, c’est en toute fin de séjour à Paris que j’ai été approché par Céline StPierre qui m’a suggéré de poser ma candidature au département de sociologie de l’UQAM où j’ai été embauché au printemps 1970. Bien sûr, il faut voir dans mon embauche et dans celle de Jorge Niosi, qui étudiait avec Bettelheim en même temps que moi, le recours à une approche différente en sociologie et la volonté de l’ouvrir à des domaines connexes comme l’économie ou le droit. Il en est résulté que je me suis consacré davantage à la sociologie économique, voire à la sociologie du droit – comme en témoigne La Raison du capital (1980) et Droit et exclusion (1997) – qu’à la socio stricto sensu. 21 IÉ : Et comment en êtes-vous arrivé à la question du libre-échange ? 22 Dorval Brunelle : Ce qui m’intéressait, à la base, c’était l’économie politique, un domaine auquel je pouvais apporter une contribution originale grâce à ma formation en droit. La question de la relation du Québec avec le Canada était au centre des préoccupations et j’ai participé au débat en publiant deux livres sur le sujet. Le premier, La désillusion tranquille, cherchait à sonder la Révolution tranquille vue de l'intérieur, le second, Les trois colombes, de l’extérieur, c’est-à-dire dans l’optique de ceux qui étaient critiques ou qui en étaient les adversaires. Mais j’étais aussi engagé sur d’autres fronts alors que les sciences humaines à l’UQAM occupaient l’avant-scène dans une foule de débats. Les collaborations avec les collègues d’autres départements (sciences po, philo, éco) étaient très nombreuses et très soutenues. Nous étions ainsi impliqués dans la production de plusieurs revues (Cahiers du socialisme, Spirale, Interventions économiques, Sédiments, etc., etc.) et l’organisation de nombreux colloques interdisciplinaires. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 465 23 Le dossier du libre-échange nous est tombé dessus de manière quelque peu inopinée dans la foulée du référendum de 1980, du rapatriement de 1982 et de la mise sur pied de la Commission Macdonald la même année. L’idée de mandater une commission d’enquête pour étudier « l’union économique » trouvait peut-être son explication dans le fait que Trudeau-le-constituant voulait savoir où allait le conduire l’initiative qu’il avait prise d’enchâsser une charte dans la Constitution. Il ne devait pas se douter, tout nationaliste canadian qu’il était, que cela mènerait son pays vers le libre-échange avec le voisin. C’est en tout cas la seule explication valable que je vois à sa démission surprise après une marche en solitaire dans la neige, le 29 février 1984. 24 J’ai suivi de près les travaux de la commission et j’y ai déposé un mémoire qui critiquait l’abandon par le fédéral des paramètres keynésiens au cours des dernières décennies et qui plaidait en faveur d’un retour à un nationalisme économique conséquent. Au temps du thatchérisme et du reaganisme, c’était une position passablement anachronique. La commission avait déjà fait son lit et elle s’orientait résolument vers le libre-échange. 25 Nous nous sommes donc retrouvés sur le fil du rasoir en étant pour le libre-échange au niveau théorique, mais contre ce soi-disant libre-échange, ce « level-playing field » à la Reagan avec ses exigences particulières en matière d’approvisionnement de pétrole, ses poursuites investisseurs-État, etc. Larguer le keynésianisme pour se mettre au diapason des monétaristes américains, ça paraissait intolérable. Et c'est une chose que Bernard Landry n’a jamais comprise, parce que, pour lui, dans la mesure où le libre-échange avantageait les exportateurs québécois, peu importait si cela mettait à mal l’économie politique au Canada ou au Québec d’ailleurs ! 26 IÉ : Donc là, on est dans les années 1980, début des années 1990 ? Le Parti québécois mise tout là-dessus ? 27 Dorval Brunelle : Le Parti québécois, au début, non. Mais je pense que la charge a été fort bien menée par Bernard Landry. C'est lui qui s'est fait le chantre du libre-échange à l'intérieur du PQ et qui a emporté la mise, y compris contre celui qui, au point de départ, était ambivalent face à cette idée : Jacques Parizeau. C'est assez révélateur parce qu’au bout du compte, à compter des années 2000, Parizeau est devenu beaucoup plus critique vis-à-vis du libre-échange. Mais pour Landry, le libre-échange faisait pencher la balance en faveur de la séparation dans la mesure où cette politique renforçait les échanges dans un axe nord-sud au détriment des échanges est-ouest. Mais aller croire que les Américains auraient toléré la formation d’un pays indépendant sur leur frontière nord qui aurait eu le contrôle de l’accès aux Grands Lacs, il fallait rêver en couleurs. 28 Ce dossier nous a occupés pendant plus de 20 ans. J’ai mis de côté mes préoccupations montréalaises, entre autres, pour me lancer dans celui de l'intégration des Amériques. Il s’agissait d’un changement d’échelle qui était dicté par le fait que, quand tu ne peux pas changer les choses chez toi, tu vas essayer de les changer ailleurs en escomptant que ce qui arrivera là-bas pourra, en retour, avoir un impact ici même. 29 IÉ : Selon vous, y a-t-il eu une perte de pouvoir des acteurs locaux ? 30 Dorval Brunelle : En fait, on a été quelque peu désarçonné à la suite du coup de force de 1982 et de l’adoption d’une nouvelle constitution. On était confronté à ce que j'ai appelé – et plusieurs de mes collègues ont été critiques face à cette idée – l'ajustement du modèle constitutionnel canadien sur le modèle américain. En ce sens, 1982 marque le passage du modèle constitutionnel britannique fondé sur la suprématie Revue Interventions économiques, 67 | 2022 466 parlementaire, à un modèle américain de gouvernement par les juges. En termes marxistes, on pourrait dire que la superstructure juridico-politique est ajustée à la réalité de l’infrastructure économique : à la continentalisation de l’économie nordaméricaine répond une continentalisation normative. 31 IÉ : Quand il a été question d’intégration dans les Amériques, vous êtes-vous inspiré du modèle de l’Union européenne ? 32 Dorval Brunelle : Oui, la comparaison entre l’Amérique du Nord et ce qui s’appelait à l’époque l’Europe communautaire s’est imposée d’emblée et je crois qu’avec Christian Deblock nous avons été les premiers à le faire en organisant un colloque sur le sujet en 1995. On a parfois croisé des alliés inattendus, par exemple, Robert Pastor, conseiller de Jimmy Carter. Il faisait partie de ceux qui, chez les démocrates, pensaient qu'on pourrait transposer le modèle européen à l’Amérique du Nord. Il y en a qui ont même rêvé à l’émission d’une monnaie commune ! 33 Mais les choses devaient évoluer très vite parce que, moins d’un an après l’entrée en vigueur de l’ALENA, l’accord de libre-échange à trois avec le Mexique, le premier janvier 1994, le président Clinton convoque le premier Sommet des Amériques, en décembre. Il dépose sur la table le projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) impliquant 34 pays à l’exclusion de Cuba. 34 Ce projet sera contesté à deux niveaux ; au niveau politique par plusieurs présidents latino-américains (Lula au Brésil, Chavez au Venezuela, Morales en Colombie, Mujica en Uruguay, etc) et au niveau social, par une importante convergence de mouvements sociaux à la grandeur des trois Amériques qui ont formé l’Alliance sociale continentale, en 1997. L’ASC a organisé plusieurs Sommets des peuples à travers les Amériques et, notamment, grâce à l’implication soutenue des mouvements syndicaux et sociaux ici même, le Sommet des peuples dans la ville de Québec, en 2001. 35 L’Observatoire des Amériques – financé en grande partie par le ministère des Relations internationales grâce aux bons soins de Christian Deblock, au passage – a été très impliqué dans cette conjoncture. L’OdA diffusait ses Chroniques des Amériques, trois ou même quatre fois par mois, la plupart en français bien sûr, mais plusieurs dans les trois autres langues officielles. On y traitait d’économie, de politique et des sociétés latinoaméricaines L’OdA a également produit et mis en ligne des rapports de recherches, participé à plusieurs commissions parlementaires et tenu une chronique radiophonique une fois la semaine. J’ai retracé le parcours de ces mobilisations dans un ouvrage intitulé Chronique des Amériques. Du Sommet de Québec au Forum social mondial (2010). 36 IÉ : Alors que les accords de libre-échange étaient, notamment, un moyen utilisé par les États-Unis afin de maintenir leur position de première puissance mondiale, croyez-vous que le Canada serait dans une meilleure position pour négocier avec les États-Unis en raison de la montée en puissance de la Chine ? 37 Dorval Brunelle : L'intégration du Canada et des États-Unis est la plus avancée au monde. Cette situation date des années d’après-guerre et elle se renforce année après année. En raison de cela, le plus grand problème pour le Canada est de se tailler une marge de manœuvre quelconque au niveau international. Même son rapport avec la Chine est tributaire de sa position vis-à-vis des États-Unis, ce qu’on a bien vu avec l'affaire Huawei, dans laquelle le Canada s’est trouvé coincé entre les États-Unis et la Chine. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 467 38 Le problème qui risque de se poser, c'est celui de l'accroissement de la présence des investissements chinois au Canada, ce qui va probablement finir par embêter davantage les États-Unis que le Canada, dans la mesure où les deux puissances vont se retrouver en concurrence ici même pour accéder aux ressources, dont le pétrole, le gaz, le bois, les minéraux, etc. Dans ces conditions, tout ce que le Canada pourra faire, ce sera d’accommoder les Chinois sans trop détrôner les États-Unis. Les Chinois ont toutes sortes de stratégies à l'heure actuelle pour concurrencer les Américains, y compris sur le territoire canadien, comme en témoigne le rôle des chaînes de valeur qui ont réussi à déplacer une bonne part de l’activité économique vers la bordure du Pacifique. 39 IÉ : D’ailleurs, en raison de ces chaînes de valeur, la question du transport devient de plus en plus importante pour nos économies. Pensez-vous que, de manière stratégique, les États vont tenter d’accroître leur contrôle sur le transport maritime ? 40 Dorval Brunelle : Je pense qu’on ne réalise pas, en socio du moins, à quel point le transport, en général, et le transport maritime, en particulier, occupent une position centrale dans nos économies et nos sociétés. Naguère, on disait que la mer séparait les pays, hier qu’elle les rapprochait, aujourd’hui les choses vont plus loin. On assiste à un double processus, celui de la territorialisation des mers et de la maritimisation de zones proches d’installations portuaires notamment. Les pays cherchent à sécuriser leurs voies maritimes et à étendre leur contrôle sur le plateau continental. Le Brésil a lancé un ambitieux projet appelé « Amazonie bleue » en vue d’étendre son contrôle sur le plateau continental et l’on connaît les velléités d’expansion de la Chine en mer de Chine. 41 On exploite de plus en plus de pétrole et l’on extrait de plus en plus de minerais en haute mer, ce qui cause une détérioration environnementale qui échappe à tout contrôle. 42 C’est cette réalité qui nous a conduits à organiser deux colloques à la suite sur l’Atlantique à l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM). Nous avions alors pris le relais de forums successifs convoqués par le directeur du Haut-Commissariat au Plan du Royaume du Maroc, Ahmed Lahlimi Alami, autour d’une « Initiative Tricontinentale Atlantique ». L’idée était d’explorer les possibilités d’une coopération durable entre les pays des trois bordures africaine, européenne et américaine de l’océan Atlantique. Ce genre de coopération existe déjà depuis plusieurs années entre les pays de la bordure des océans Pacifique et Indien. Elle existe également entre les pays de l’Atlantique-Nord et ceux de l’Atlantique-Sud, mais, pour tout un ensemble de raisons historiques, politiques et autres, la jonction n’a jamais pu opérer entre les pays riverains des deux bassins alors que les défis sont nombreux, qu’il s’agisse d’environnement, de piraterie, de traite, d’immigration clandestine, de sécurité, ou encore de commerce et de coopération scientifique. À noter au passage qu’il existe plusieurs forums de coopération entre pays du pourtour de la Méditerranée et au-delà dont l’Union pour la Méditerranée – le Processus de Barcelone – lancée à l’instigation du président Sarkozy, en 2008. 43 IÉ : Pour revenir au libre-échange, pensez-vous qu’il va continuer de prendre de l'expansion à l'international ou pensez-vous plutôt qu'il y aura un retour vers des politiques interventionnistes, voire protectionnistes ? La crise énergétique résultant du besoin de transition écologique, par exemple, pourrait-elle inciter les États vers l'une ou l'autre de ces voies ? Revue Interventions économiques, 67 | 2022 468 44 Dorval Brunelle : Le premier indicateur des entraves auxquelles fait face le libreéchange, ce sont les échecs successifs des cycles de négociations multilatérales menées à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). L’OMC avait été créée (1 er janvier 1995) pour faciliter l'ouverture des économies et poser les bases d’un libre-échange universel. Or, après un départ sur les chapeaux de roues, qu’est-il arrivé ? Le système s’est enrayé et les négociations ont glissé du niveau multilatéral vers le niveau régional, voire le niveau minilatéral. Les grandes puissances cherchent ainsi à se ménager une zone d’influence économique plus ou moins exclusive. On parlait il y a peu de « blocs économiques ». Or, autant on peut être critique – et nous l'avons été – vis-à-vis de l'OMC, parce que l'OMC sanctionne une approche ultralibérale à la globalisation des économies, autant l'existence même de l'OMC est précieuse parce qu’elle représente une tribune internationale où discuter de l'ouverture des frontières et de l'économie. Dans la mesure où l'OMC va mal, c’est non seulement que la réflexion sur la libéralisation va mal, c’est surtout que l’on retombe dans l’ornière des rapports de forces entre puissances rivales. Ce n'est pas une bonne nouvelle. 45 Cela dit, la libéralisation est un processus en cours et je vois difficilement comment elle pourra être enrayée, sinon par l’irruption de contraintes extérieures à l'économie ellemême, par exemple, une crise écologique grave ou l'accroissement exponentiel des coûts du transport maritime. Est-ce que, à terme, on pourrait en arriver au point où l’on remettrait en cause le développement des chaînes de valeur ou des chaînes d'approvisionnement ? À noter que les coûts de transport maritime ont été multipliés par cinq depuis un an environ. Est-ce que ça va continuer comme ça ? Est-ce que ça pourrait aller jusqu'au point où l’on renouerait avec des modèles de développement autocentrés ? C'est difficile à prévoir. Pour le moment, j'ai plutôt tendance à croire qu'on va vivre avec l'augmentation des coûts de transport, qu'on va les refiler au consommateur ou, pire, qu’on va trouver des moyens de réduire encore les coûts de la variable travail. Mais je ne vois pas comment on pourrait recomposer des économies à l’échelle nationale et recréer ce cercle économique vertueux imaginé par Keynes alors que les économies sont aussi désarticulées qu’elles le sont. Pourquoi ? Pas seulement parce que les chaînes de valeur ont une dynamique propre, ce qui est un élément important, mais surtout parce qu'on est de plus en plus tributaires de ressources naturelles rares très localisées. Il n’y a pas longtemps, le facteur travail demeurait une variable importante. À l’heure actuelle, elle a été déclassée par l'intelligence artificielle et les terres rares. 46 Ce qui est en train de se passer dans le Nord-du-Québec me semble révélateur à ce sujet. Des investissements indiens exploitent une mine à ciel ouvert dont le minerai n’est pas extrait sur place. La matière brute (la roche) est chargée sur des wagons, transférée sur des cargos puis transportée en Afrique ou en Inde pour être traitée. Il n’y a strictement aucune transformation de la ressource sur place. Ce type d’exploitation est complètement décentré au point où il devient difficile d’imaginer un retour à un ancien modèle, à moins d’une catastrophe écologique ou d’un conflit à grande échelle entre acteurs économiques. 47 IÉ : Pour finir, pourriez-vous nous dire quels sont, selon vous, les plus grands défis actuels pour ceux qui veulent faire l'économie politique du Canada ? 48 Dorval Brunelle : Je ne vois pas pourquoi il y aurait un défi plus grand qu'hier pour faire des travaux d'économie politique sur le Canada ou le Québec. Ça prend une panoplie d'instruments. Je pense que, à l'heure actuelle, on est beaucoup mieux pourvu Revue Interventions économiques, 67 | 2022 469 d'instruments analytiques, statistiques et de travaux. Peut-être que la seule difficulté qu'on a, c'est que, maintenant, une thèse de doctorat nécessite des milliers de références alors que, dans mon temps, nous avions une bibliographie d’une centaine de titres et nous étions essoufflés. À l'heure actuelle, avec toute cette production de connaissances, il est vraiment difficile de se maintenir à flot. C’est à ce moment-ci que je réalise à quel point nous étions prétentieux en pensant que l’on pouvait faire le tour de questions pour lesquelles, à l'heure actuelle, un seul cerveau ou une seule équipe n’y suffirait pas. D'où la multiplication des publications collectives. On n'est plus capable de faire de synthèse, on est obligé de se mettre à plusieurs pour traiter d’une seule question. On produit des collages faute de pouvoir construire un ensemble cohérent. En économie politique, à part les traités, les ouvrages à un seul auteur se raréfient à l’avantage des collectifs. Cette réalité reflète la complexité des faits et des comportements. En même temps, elle montre à quel point la façon qu'on avait de traiter les questions par le passé pouvait être réductrice. C'est une leçon d'humilité qu'il faut prendre, même si c'est frustrant de penser qu'on ne sera pas capable de faire par soi-même le tour de certains dossiers, parce que ça prendrait plus d'une vie pour le faire. Entretien réalisé par Frederick Guillaume Dufour et Joannie Ouellette le 29 novembre 2021. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 470 Le Québec d’hier à aujourd’hui : du désir d’indépendance à l’angoisse existentielle Entretien avec Louise Beaudoin Quebec Yesterday and Now: From Independence Dreams to Existential Anxiety Louise Beaudoin, titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université Laval à Québec, a été, notamment, directrice de cabinet du ministre des Affaires intergouvernementales du Québec (1976-1981), déléguée générale du Québec à Paris (1984-1985), directrice de la distribution, du marketing et des affaires Revue Interventions économiques, 67 | 2022 471 internationales à Téléfilm Canada (1987-1990). Élue députée du Parti Québécois dans la circonscription de Chambly en 1994 et réélue en 1998, elle a occupé, successivement, pendant ces deux mandats (1994-2003), les fonctions de ministre déléguée aux affaires intergouvernementales canadiennes, de ministre de la Culture et des Communications, de ministre responsable de la Charte de la langue française et de ministre des Relations internationales. Elle a ensuite été professeure invitée à l’université Jean-Moulin à Lyon, chargée de cours à l’UQAM puis membre associée au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM). Enfin, elle a représenté la circonscription de Rosemont à l’Assemblée nationale de 2008 à 2012. Elle est actuellement Présidente du Conseil d’administration du RÉMI (Regroupement des évènements majeurs internationaux). 1 Interventions économiques : Les débats sur la mondialisation ont-ils eu un grand impact sur le projet indépendantiste/souverainiste ? 2 Louise Beaudoin : Des débats sur cette question, il y en a toujours eu au Parti québécois (PQ), car il y avait une aile plus progressiste et une aile plus centriste. L’aile la plus à droite du mouvement souverainiste est apparue plus tard. Il y avait, au sein du parti, divergence d’opinions et de visions sur la mondialisation, en premier lieu sur la question du libre-échange. 3 M. Lévesque voulait un Québec ouvert sur le monde, économiquement et autrement, mais il faut dire que la question du libre-échange ne se posait pas de la même manière dans les années 70 et 80. Elle s’est posée de manière différente lorsque Jacques Parizeau et Bernard Landry étaient aux commandes. À tort ou à raison, ces derniers ont parié que le libre-échange permettrait au Québec de s’affranchir du chantage économique canadien par rapport à la question de l’indépendance. 4 Du moment que le Québec ferait partie d’un grand ensemble économique, le Canada ne pourrait plus nous en éjecter. C’était une vision très pragmatique, mais aussi idéologique, car tant M. Parizeau que M. Landry étaient favorables au libre-échange sans trop de bémols. Bernard Landry a fait campagne en appuyant les Conservateurs dirigés à l’époque par Brian Mulroney alors que les Libéraux fédéraux étaient opposés au premier accord de libre-échange du Canada avec les États-Unis. Le PQ, curieusement, s’est donc beaucoup avancé pour appuyer cet accord, dans la perspective politique de la création d’un marché commun comme en Europe duquel le Québec ne serait jamais éjecté, car il serait intégré au marché nord-américain avec les États-Unis et éventuellement le Mexique. La succession des traités ferait en sorte que le Québec allait demeurer membre de cet espace économique et qu’ainsi le libre-échange sécuriserait les liens du Québec avec ses principaux partenaires commerciaux. S’ils étaient très favorables au libre-échange, ils étaient cependant sensibles à la nécessité d’une exception culturelle dans le cadre de la libéralisation des échanges commerciaux. 5 Cette exception culturelle a été déclinée de toutes les façons et de toutes les manières possibles. Lorsque j’étais ministre des Relations internationales, j’avais même produit un court dépliant expliquant ma position globale : « oui à la mondialisation, mais… » Si nous n’étions vraiment pas nombreux à adhérer à cette idée générale au Conseil des ministres, j’avais des appuis au PQ. Daniel Turp, par exemple, en était un ardent promoteur. On se disait tous les deux qu’on devrait faire comme au Parti socialiste français et créer un groupe, un club, de tendance altermondialiste reconnue comme Revue Interventions économiques, 67 | 2022 472 telle à l’intérieur du PQ. À l’instar de Marc Laviolette et Pierre Dubuc qui ont animé le SPQ Libre à partir de 2005 jusqu’à ce que Pauline Marois, en 2011, cheffe du parti, avant même de prendre le pouvoir, mette fin à ce type d’expérience, avec l’accord du caucus. Daniel Turp et moi-même n’avons jamais été en mesure de donner suite à cette idée pourtant porteuse. 6 IE : Tout au long des débats sur ces questions, il y avait donc un préjugé très favorable au libre-échange et à la mondialisation ? 7 Louise Beaudoin : C’est vrai, mais il faut nuancer. Plusieurs faits militent en ce sens. 8 J’ai fait voter en 2002, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, une loi, inspirée par Daniel Turp, qui avait comme principal objectif de donner une voix aux députés québécois concernant les accords de libre-échange. En fait, comme l’explique très bien Daniel Turp dans un article paru en 2016 dans la « Revue québécoise de droit international », il s’agissait de donner « une nouvelle dimension parlementaire à la doctrine Gérin-Lajoie ». 9 Ainsi, depuis ce temps, pour que le Québec puisse se déclarer lié par un accord international du Canada ou pour qu’il ratifie une entente internationale du Québec, considérés comme importants au titre des amendements apportés à la loi du ministère des Relations internationales, les députés doivent se prononcer sur les textes de ces engagements internationaux. C’est, bien sûr, plutôt symbolique, mais on voulait, via une motion déposée par le gouvernement, être en mesure, suite à un débat, de voter sur ces accords. Daniel Turp me signalait récemment que, sous Bernard Landry, alors chef de l’opposition (2003-2005), des députés du PQ se sont opposés à deux accords de libre-échange signés par le Canada : celui conclu avec le Chili et l’autre conclu avec le Costa Rica, car ces deux accords contenaient une clause — inacceptable à leurs yeux — de recours investisseur-État. 10 Il y avait aussi une dynamique enclenchée depuis 1998 qui posait la question des impacts de la mondialisation, je dirais plutôt « des mondialisations », par exemple en matière de libéralisation dans le secteur de la culture. 11 On pensait qu’il fallait avoir le maximum d’outils pour s’opposer à cette libéralisation dans ce secteur névralgique pour le Québec. C’est ainsi que je me suis rendue à Porto Alegre, au Forum social mondial, défendre cette position alors que Pauline Marois, ministre des Finances, se trouvait, au même moment, au Forum économique mondial à Davos. Symbolique forte de mon point de vue de ministre des Relations internationales. J’y suis allée deux fois, accompagnée, entre autres, par M. Parizeau qui s’intéressait à ces questions. C’était inspirant et stimulant au niveau des réflexions et autour des réponses à donner aux mondialisations. Dans la foulée j’ai souhaité créer un Observatoire de la mondialisation. C’est avec Patrice Bachand, de mon cabinet, que j’ai imaginé cet Observatoire. J’ai préparé un mémoire en ce sens pour le Conseil des ministres et la loi le créant a été adoptée par l’Assemblée nationale en 2002 : son mandat était principalement d’éclairer les Québécois sur les effets de la mondialisation et d’en mesurer les conséquences. De telle sorte que le gouvernement et la société civile agissent au meilleur des intérêts des Québécois. Malheureusement, dès leur arrivée au pouvoir en 2003, les Libéraux ont aboli cet Observatoire qui n’avait pas eu le temps de prendre son envol. Il y a par ailleurs un dossier que je regrette de n’avoir pu mener à son terme avant la fin de mon mandat : celui de la réouverture du Centre culturel québécois à Paris qui avait été fermé par les Libéraux, malgré le fait que l’on avait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 473 trouvé un lieu, près de Beaubourg, et identifié des partenaires financiers, dont le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec. 12 Grâce à l’Observatoire de la mondialisation, le gouvernement aurait eu entre les mains un instrument qui aurait permis d’approfondir la question de savoir si le Québec s’en allait dans la bonne direction. Pour moi, il s’agissait de recentrer la réflexion au Québec sur la mondialisation au-delà de l’enjeu de la culture. Nous étions un certain nombre à nous engager en faveur d’une mondialisation maîtrisée et équilibrée. Je pense à la question des inégalités économiques et sociales et de l’environnement, du numérique aussi. « La mondialisation oui », mais pas à n’importe quelle condition. Heureusement nous avons eu le temps de travailler sérieusement à partir de 1998 sur la question de la diversité des expressions culturelles et donc de l’exception culturelle qui a trouvé sa traduction dans une Convention de l’UNESCO dans l’adoption de laquelle nous avons joué un rôle non négligeable. Et là les Libéraux ont donné suite dans une belle continuité démocratique. 13 Chose certaine, je n’ai jamais entendu au Parti québécois quiconque affirmer qu’il ne faut pas que l’État intervienne sur le plan économique. La plupart du temps d’ailleurs ces interventions se produisaient dans une perspective progressiste, socialement parlant. Par exemple, Jean Rochon qui, après avoir été à la Santé, est passé à l’Innovation, a toujours promu une vision du développement juxtaposant l’économique et le social. 14 IE : Est-ce qu’à ce moment, il y avait une réalisation que même le projet de société de nation au Québec était justement fragilisé par les impacts de la mondialisation ? 15 Louise Beaudoin : D’abord, comme tous les partis sociaux-démocrates dans le monde, à partir du moment où on accepte le marché et la mondialisation, on perd une partie du sens de son action politique. Il y a un certain retour du balancier actuellement mais on peut dire qu’avec la mondialisation et son acceptation, c’est l’identité même de la social-démocratie qui a été remise en cause. On défend qui ? On défend quoi, quel modèle, etc. Ces questions se posent aujourd’hui. 16 L’austérité budgétaire imposée à l’arrivée de Lucien Bouchard en tant que premier ministre a indéniablement fait mal aux travailleurs de l’État. M. Lévesque avait, luimême, gelé les salaires des employés de l’État dans les années 80. Ces décisions suscitaient d’importants débats au sein du PQ. La hauteur des dépenses pour la santé l’éducation et la famille font en sorte que le système est très lourd sur le plan financier. Les dépenses en santé représentent plus de 45 % des dépenses publiques alors que les dépenses en culture se limitent à un maigre 1 %. Pas facile de trouver des solutions et des compromis. Pour Lucien Bouchard, si le Québec voulait devenir indépendant, il fallait des finances saines. Un Québec avec quelque 8 millions d’habitants, ça ne fait pas nécessairement le poids, il fallait donc prendre toutes les précautions. 17 Lucien Bouchard, Louise Harel et Pauline Marois insistent souvent sur le fait que le PQ a fait des avancées sociales progressistes, évidentes et visibles à cette époque, notamment avec les CPE et l’équité salariale. Et c’est vrai. Ce sont des innovations indéniables et durables. Bernard Landry a aussi eu recours à un nationalisme économique interventionniste, par exemple en partenariat avec la Caisse de dépôt et les Fonds des travailleurs qui impressionnaient tant les Français qui venaient au Québec. Également, Jean Rochon, qui n’a pas eu les moyens d’aller au bout de ses réformes en santé, souhaitait toujours conjuguer le développement économique et Revue Interventions économiques, 67 | 2022 474 social. Les deux dimensions étaient pour lui indissociables. La moitié du Conseil des ministres pensait comme lui. 18 L’autre moitié pensait que le développement économique seul comptait et qu’il allait créer un effet de ruissellement, ce qui, à ma connaissance, n’est jamais arrivé à nulle part. Bref, le PQ était un parti de coalition avec tout ce que cela implique comme compromis. 19 IE : Est-ce que le Parti québécois et les gens influents dans le Parti québécois croyaient qu’il y avait des moyens d’intervention qui permettraient de construire la nation québécoise dans l’économie mondiale, de positionner le Québec ? Comment le Québec peut encore mieux se positionner ? 20 Louise Beaudoin : À cet égard, la pensée économique du PQ était beaucoup influencée par M. Parizeau et M. Landry. On s’est donné des instruments économiques au moment de la Révolution tranquille qui ont bien résisté à la mondialisation, comme la Caisse de dépôt, le Régime des rentes, l’ancienne Société Générale de financement, Investissement Québec, etc. Le nationalisme économique a toujours été présent et il fallait le préserver. 21 Lorsque des entreprises québécoises étaient rachetées, on se posait la question à savoir si l’on pouvait intervenir. Le Québec l’a fait, notamment avec Vidéotron. On a les instruments pour le faire. Mais c’est un couteau à double tranchant dans la mondialisation, car si l’on s’engage dans ce type d’interventions, il faut avoir les reins solides. Il faut tenir compte que le Québec a beaucoup d’entreprises qui, à l’étranger, comptent sur des rachats pour prendre de l’expansion. 22 Le Québec fait bien dans les classements de l’OCDE. Même sur les inégalités, le Québec n’est pas le pire des États. Les écarts se sont cependant creusés un peu partout, ici aussi depuis plusieurs années et la pandémie n’aide pas. Plusieurs pays n’ont pas de filets sociaux ou d’État providence. Tous les instruments que le Québec s’est donnés servent bien le Québec dans la mondialisation. On a des instruments culturels, des instruments économiques, mais les défis sont décuplés. Dans certains secteurs, on arrive à tirer notre épingle du jeu. Dans le secteur de la culture cependant on perd, en musique et ailleurs, des parts de marché et je crains pour nos créateurs et nos artistes, tout comme pour nos industries culturelles. Actuellement le temps presse, mais je ne vois pas où on s’en va. Il semble maintenant que ce soit une priorité du Canada, mais le gouvernement fédéral a perdu 5 longues années à tergiverser. Le Projet de loi C-10 a été déposé de nouveau (C-11 dorénavant) à la Chambre des Communes. C’est un début, mais il y a une extrême urgence dont les Conservateurs, l’opposition officielle à ce gouvernement minoritaire, ne sont pas conscients ou plus vraisemblablement ne souhaitent pas, pour des raisons idéologiques, reconnaître. Au Québec, il y a aussi des dossiers qui doivent avancer comme celui de la révision des lois sur le statut de l’artiste ainsi que tout ce qui concerne le rouleau compresseur des GAFAM, dont, par exemple, la mission QuébecFrance sur la découvrabilité des contenus. Le Québec suit la parade canadienne, il devrait plutôt la précéder comme il l’a déjà fait. 23 C’est difficile de dire comment ce monde nouveau va nous affecter avec la tuyauterie (les télécommunications), les algorithmes et les entreprises mondialisés dans le secteur des données et des contenus. Est-ce que le Québec pourra tirer son épingle du jeu ? Comment dompter la bête ? Y arrivera-t-on ? Je le souhaite, mais je n’en suis pas certaine. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 475 24 IE : Quel est l’avenir du Québec dans ce monde nouveau ? Qui va montrer la voie ? Le PQ at-il un avenir et un rôle à jouer ? 25 Louise Beaudoin : Notre existence en tant que nation est liée à la culture et langue. Tout le monde politique au Québec en est conscient, avec plus ou moins d’ardeur et de détermination. Le livre de Claude Trudel1 sur l’histoire du ministère de la Culture est très instructif à cet égard. Georges-Émile Lapalme a écrit le programme électoral du Parti libéral en vue des élections de 1960 et c’est le premier qui a eu l’audace de proposer un ministère de la Culture au Québec, avec les pouvoirs et les obligations que cela implique. 26 Le Québec, c’est sûr, a connu des avancées sociales, économiques et culturelles grâce à l’État, au mouvement coopératif, à l’économie sociale et solidaire et aux artistes, sans oublier le secteur privé composé en majorité de PME. Depuis la Révolution tranquille, il y a eu un minimum de continuité politique sur l’importance de la place de la langue et de la culture dans notre société mais il faut aujourd’hui urgemment adapter les moyens d’affirmation de cette volonté collective, compte tenu des transformations mondiales. 27 Au Parti Québécois, il n’y a que sept députés ; il est, pour l’instant, en mode survie. Il fait des efforts réels pour penser, réfléchir, s’adapter. Il m’impressionne, car c’est sûrement difficile lorsque les moyens et le personnel sont réduits. À ce que je sache, il n’a aucunement modifié le programme du Parti à propos de la mondialisation et il demeure partisan de la ligne progressiste finalement instaurée à l’époque. Mon cœur et ma raison penchent encore de ce côté, malgré les aléas de la vie politique. 28 Québec solidaire, lié à des valeurs sociales et environnementales ainsi qu’aux groupes communautaires, peut être aussi, bien sûr, porteur d’avenir. De son côté, la CAQ a récemment posé certains gestes pragmatiques et intelligents en soutien à l’économie, à la culture, à la langue. 29 Mais force est aujourd’hui de constater, pour revenir à la question qui me préoccupe le plus actuellement, que les GAFAM nous dictent notre avenir, notre destin — pas seulement culturel — et mettent en péril notre existence même. Pour la culture, il me semble qu’il n’y a pas grand chose à l’horizon. Je doute, sur le plan international, que le travail de l’OCDE sur la taxation des entreprises multinationales porte fruit dans un horizon rapproché. 30 Quelle est la place des petites nations dans ces transformations ? Celle du Québec ? On a Revue Interventions économiques, 67 | 2022 476 des succès mondiaux, mais il faut reprendre un certain leadership dans le monde. Comme le font d’autres petites nations. Pourquoi ne pas avoir d’ambitions internationales affichées, autres que commerciales, à travers notre réseau de Représentations à l’étranger ? Nous continuons à avancer, mais il nous manque un projet fort, costaud, inspirant. Il faut y arriver avant qu’il ne soit trop tard, avant que le tsunami déréglé de la mondialisation nous emporte. Nous en avons les moyens et ce projet réenchanteur est nécessaire pour continuer à vivre pleinement notre vie de petite nation, au sens démographique : tout simplement. Entretien réalisé par Michèle Rioux et Guy-Philippe Wells, décembre 2021. NOTES 1. Trudel, Claude. 2021. Une histoire du ministère de la Culture. Boréal. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 477 Hors thème Varia Revue Interventions économiques, 67 | 2022 478 Latin American Health Regimes in the Face of the Pandemic Les régimes de santé latino-américains face à la pandémie Los regímenes de salud latinoamericanos ante la pandemia Ilán Bizberg With the collaboration of Mauricio Jiménez Hernández. 01. Introduction 1 None of the Latin American countries has achieved fully universal, egalitarian, and efficient health regimes, although Uruguay and Costa Rica have probably come closest to this goal. Nevertheless, during the first decade and a half of the twenty-first century, several countries which saw the arrival to power of coalitions including the popular classes tried to develop their health systems by taking advantage of the commodity boom and the influx of financial resources from developed countries. 2 With the commodity boom of the first decade and a half of the 2000, several countries of the continent embarked upon a socio-developmentist growth mode based on the expansion of internal demand; sustained by redistribution through the increase of wages and the extension of the social protection system. This mode of development was promoted especially in Brazil, during the two presidencies of Lula da Silva and the first of Dilma Roussef, as well as in Argentina during the governments of Nestor Kirchner and Cristina Fernández de Kirchner. A similar process of direct (wages) and indirect (social policy) redistribution was undertaken in countries that followed a redistributive rentier model: Bolivia and Ecuador, although their health services remained much less developed. However, in these four countries, there has been a trend towards the universalization of health services. In contrast, in countries that followed a liberal economic model, based either on international subcontracting, such as Mexico, or a rentier one, such as Colombia and Peru, sustained on a non-distributive growth model based on profits, social policy has remained mainly residual or assistance-oriented. In Revue Interventions économiques, 67 | 2022 479 the latter, there has also been an expansion of the health organizations, nonetheless centered on minimum universalization schemes (Bizberg, 2019). 3 The end of the commodity boom and the arrival of governmental coalitions dominated by financial and commodity exports interests in the countries that followed the sociodevelopmentist and redistributive rentier models put an end to the slow transformations of the health systems in poor countries such as Bolivia and Ecuador. It also strongly affected the efforts undertaken by Brazil in trying to consolidate one of Latin America’s most ambitious health structures which, like Costa Rica’s, is State-run. It is quite true that, even before this economic and political reversal, the SUS (created in 1988) had not been able to achieve its egalitarian and universal objectives, basically due to the lack of public investment and the absence of regulation of the private health sector. This situation led to an increase in private spending, not only among the rich and the middle classes but also among workers and civil servants, individually or through collective contracts. Likewise, in Argentina, a near-universal health system was seriously de-financed during the Menem administration (in the nineties) and since the downturn of the commodity boom, in the mid-2010s. This evolution resulted in greater inequalities between the different schemes that exist in these two countries: in Brazil amid the private health and the SUS, as well as regionally, in Argentina among the Obras Sociales, and between them and public health. 4 The health regimes of countries following international subcontracting and liberal rentier capitalisms underwent less dramatic modifications during the last years of the second decade of the century; on the one hand, because most of these systems are not as developed and, on the other, because the design of social protection policies in these economies has been mainly limited to assistance; most of these countries have simply extended basic, limited health services. However, there are important exceptions to this trend. On the one hand, Chile, a pioneer country in social policies in the twentieth century, has succeeded in re-building an almost universal health structure and in regulating its (previously unregulated) private health sector. Nonetheless, only a small percentage of the population can afford the latter (17 %) and the public sector is much less generously funded. On the other hand, Colombia has almost succeeded in covering the entire population in a mandatory contributory public service, by subsidizing the inclusion of its poorer population. Mexico with a similar model (the Seguro Popular, until 2020) continuously left around 20 % of its population without coverage owing to its voluntary and un-subsidized affiliation for all but the very poor population. Except for Chile, most of these countries regulate private health services very poorly. 5 The pandemic the world is currently undergoing has strained all the health systems of the continent; an exceptional situation that allows us to compare their performance and resilience. Some countries have weathered the crisis better than others. This resulted, in part, from the condition of the health services themselves, but also from the approach that different governments adopted to deal with the epidemic: some governments initially denied the severity of the disease (Brazil, Mexico), some that continue to do so (Brazil), others reacted late (Ecuador, Bolivia), while still others did everything they could to face the crisis from the very start (or even before, as soon as the pandemic hit the European countries), like Costa Rica, Uruguay, and Argentina. 6 In this article, we will analyze three aspects: 1. The specific trajectories of the different health systems, and more particularly the changes they underwent since the beginning of the commodity boom and the arrival to power of redistributive coalitions in certain Revue Interventions économiques, 67 | 2022 480 countries; 2. The specific characteristics of the different health organizations in terms of coverage, structure, investment, infrastructure, and historical performance; and 3. The performance of the various health regimes during the pandemic. 02. The Trajectories of the Health Systems 7 In Figure 1, we can see the differences between the social protection systems of two blocks of countries: Argentina, Brazil, and Uruguay, and the rest. They coincide with what Carmelo Mesa Lago considered as the pioneer countries which adopted social protection before the Second World War (Uruguay, Argentina, Chile, Cuba, and Brazil; one must add Costa Rica which developed after the war but caught up with this group) and those that came afterward. The countries of the first group implemented retirement programs since the 1920s and 1930s, and like other pioneering countries in Europe, originally “… protected the best organized occupational groups […] so they evolved in a fragmented way, […] leading to deep stratification […] These systems “… gradually incorporated larger groups […] reaching [at their highest level] 70 % or more, [becoming] virtually universal if non-contributory programs for the poor are taken into account.“ In the second group of countries (Bolivia, Colombia, Costa Rica, Ecuador, Mexico, Panama, Paraguay, Peru, and Venezuela), social protection programs were implemented after World War II. “In these countries, there was a central institution in charge of covering the whole population, but at the beginning, its action was limited to the capital and the big cities, […] the coverage … [reached its highest point, between] 13 and 60 %. Specific programs protected the most powerful groups […] [although] fewer special funds were created than in the pioneer countries, so the degree of stratification was lesser. ”(Mesa Lago, 1994: 17). Although this description refers to retirement programs, it coincides with that for the health regimes, “… in 1990 the six countries in the first group had almost universal health coverage, ranging from 74 % to 96 %, the middle group had coverage between 16 % and 58 %, the third one, had coverage of less than 20 %.”(Mesa Lago, 2008: 7) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 481 8 In figure 2 we can see that health spending follows the same trend. There is, however, one exception: Chile, which underwent a strong wave of privatization during the dictatorship, recently joined the group of countries that spend most. But, while the amount spent may be equivalent, there are important differences regarding the source of spending: government, private, or families, whether public health is managed by the state or by civil society organizations (unions or mutualists), and finally, the coverage of each of the subsystems. To begin with, it is useful to analyze both the coverage of each health subsystem, as well as the characteristics of the dominant one. In figure 3, we can see that the three so-called pioneer countries are, again, those which cover almost the entire population. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 482 Nevertheless, there are significant differences regarding the structure of each system. There are countries with a majoritarian state-supported public scheme: Brazil, Chile, and Costa Rica. In others, such as Uruguay and Argentina, health services are based on contributions that are managed by civil society. 9 There are obvious exceptions: on the one hand, two countries: Costa Rica and Colombia have almost achieved universal coverage. As previously mentioned, Costa Rica joined the leading pack following the reforms undertaken after the 1940s. Colombia’s universal coverage is based both on a contributory and a subsidized health structure administered by the State, which is, nevertheless, much less generous than that of the other countries mentioned. On the other hand, Chile also seems to have succeeded in covering the whole of its population with a public scheme, despite the importance of the private sector. We will see further on that, although Chile spends as much per capita as Uruguay, and more than Brazil and Argentina, these expenditures are largely private. This is also the case in Brazil, despite the existence of a public service sector (the SUS) with universal coverage. 10 It is obvious it is not enough to consider only expenditure, but that it is necessary to analyze their structure and specific characteristics. It will become evident that coverage universality can be achieved through different combinations of public, social, and private services. We will discuss how these combinations, and especially their hierarchy, determine the character of the regime: whether it is predominantly state, social, market, or familiarist. We will look first, however briefly, at their historical trajectory. 11 The so-called pioneer countries continue to have higher health coverage, as can be seen in Figure 3, even though their systems have followed different trajectories and although coverage is gained by different combinations of the State, social organizations, and the private sector. Two of the countries (Argentina and Uruguay) have preserved a regime dominated by social organizations (unions and mutualists) while developing a state sub-system to cover those that are not included in a contributive scheme. Only one country, Costa Rica, has succeeded in approaching the pioneer countries, with a single, state-run, centralized health model. With the 1988 Constitution, Brazil moved away from its corporatist/segmented trajectory and, like Costa Rica, founded a centralized public structure (the SUS), destined to become the Brazilian NHS, but which over the years has left more and more room for the private sector. Finally, even if in Chile the military dictatorship imposed a health scheme dominated by the private sector since the democratic transition it has developed its public service and subjected private health to increasingly strict regulation. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 483 As a result, different types of health regimes have emerged in Latin America that cannot be analyzed with the usual typologies developed to describe the central countries and those that have been constructed in the continent using this scheme. This, in the first place, is because the latter health systems are more hybrid, a mixture between different types. Then, and above all, due to the greater role of the family and the existence of a private sector (including insurance companies, clinics and hospitals, pharmacies, and pharmaceutical companies) that is very loosely regulated, even in countries where the public structure is dominant, as in Brazil. To build a typology that better reflects the situation of the continent, we will base ourselves on what was pointed out by Karl Polanyi and developed by Bruno Théret with regards to the relationship between the four dimensions that constitute the socio-economic life of modern societies: The State, the social actors, the market and the family (Polanyi, 1944; Théret, 2011). 12 We can thus distinguish (Table 1) four regimes in Latin America: one, where the State predominates (Costa Rica), another where the welfare regime is funded and managed primordially by unions or mutualists (Argentina and Uruguay), a third where it’s the market that dominates, and where the state provides medical services to sectors that cannot afford private insurance and services (which may be the majority of the population; this is why it is not called no residual) (Chile), and finally, where the regime is mainly familiarist and families have to cope with health expenditure as social or public health services are very deficient (Peru, Ecuador, Bolivia). Even if some countries come closer to one of the ideal types, as in all typologies, the national situations do not coincide with any ideal type, they are all more or fewer hybrids in so far as a single principle never prevails, even if it is dominant. On the other hand, there are true hybrids where two dimensions are equally dominant, as in the case of Mexico, Brazil, and Colombia. In Mexico there is a combination of social security and State services, together with another third without coverage; in addition, out-of-pocket expenditure is 40 % of the total spending in health. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 484 13 The health systems of Uruguay and Argentina, remain highly segmented, as in their beginnings: a large part of the population (56 % in Uruguay and 64 % in Argentina) is insured in a subsystem based on contributions and health benefits administered by social actors: unions in Argentina and mutualists in Uruguay. There is, in addition, a structure that is governed and provided by the State and financed thru taxes; private health being much more limited. 14 The Uruguayan scheme is the only one in Latin America that resembles a European, or Canadian, socio-democratic health care regime since the state is the sole payer and financially covers 95 % of the population (Aran and Laca, 2011). Even if health care is managed by the mutualists, the payer is the State-administered FONASA, that concentrates both taxes and contributions from employers and employees and distributes them to the various providers: both to the health services administered directly by the State (Administración de Servicios de Salud del Estado - ASSE), which covers 37 % of the most modest population, and to the Instituciones de Asistencia Médica Colectiva (IAMC), which are private non-profit organizations that provide comprehensive health care to 56 % of Uruguayans (Aran and Laca 2011; 269). The existence of a single-payer that covers most health services greatly reduces the segmentation of services. As can be seen in the following figures, in recent years, per capita health expenditure in this country has risen sharply from 687 to 1,590 dollars (Figure 4), but this mainly concerns the share of public services, since the private part of expenditure has decreased from 58 % to 27 % and out-of-pocket expenses have also considerably reduced (17 %); they are, along with those of Colombia, the lowest of the continent; the out-of-pocket expenditure of Uruguay is comparable to that of the average of the European Union countries (16.6 %). All this justifies our typifying it as a socio-corporatist system financially controlled and regulated by the State that, in addition, complements it by public services. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 485 15 Argentina’s system is equally based on civil society, although it is more segmented than that of Uruguay. The Obras Sociales is administered by trade unions and financed by contributions from workers and employers (8 % of their salary) in full autonomy from the State; they cover 42 % of the population. If we add the national contributory subsystem (8 %) and the provincial Obras Sociales (14 %); the social sector represents 64 % of the total as can be seen in figure 3 (Repetto and Potenza, 2011). The remainder, 36 %, receive care in public hospitals or through private insurance (Belló et al 2011). Argentina has a high level of per capita spending, which has strongly increased since the years 2000, and which comes close to that of Uruguay. All the same, in Argentina, the share of private expenditure and out-of-pocket expenditure is higher than in Uruguay, around 40 % and 25 %, respectively. During the last 20 years, Argentina has gone through two contrary processes: during the first Kirchner period, the health coverage of both the social service and the public was considerably extended, and the latter improved (Cecchini, Filgueira and Robles, 2014: 35). Since the reduction of the price of commodities, around 2012, during the Kirchner presidency, but especially during the Macri government, health expenditure decreased. As a result, private expenditure increased, reaching 38 % of the total, although out-of-pocket expenditure Revue Interventions économiques, 67 | 2022 486 remained stable (28 %); which shows that the increase has been mainly due to the acquisition of insurance plans result of the degradation of public service and that of the Obras Sociales. 16 Costa Rica comes nearest to a State health regime, as it has a centralized and unified state health structure. Since 1973 all the different public infrastructures and financial resources were transferred to the Social Security Fund (CCSS). Unlike Brazil and other State systems like the NHS, the CCSS is not funded primarily by taxes, but by contributions from employers and workers (Saenz et al, 2011). On the other hand, individuals in non-formal employment have the obligation of joining this fund, their contributions being paid by the State. Finally, the self-employed can join voluntarily (Santos Basso, 2005: 192). In 1998, the hospital “de-concentration law” brought about a transformation in the way of allocating resources to health establishments: from one based on the historical trajectory to an allocation according to the future needs calculated upon the established agreements (Martínez Franzoni and SánchezAncochea, 2016: 170). This law also stimulated the duplication of doctors, in addition to spending on advisers and corruption, fiscal and administrative autonomy that was not accompanied by effective coordination (Ibid., 163-164). This has resulted in a decreased quality of the services, the retreat of users from the public sector, and the reinforcement of the private sector; all of which pose a challenge to the universalist institutional architecture of health protection in this country. (Ibid, 2016: 167-170). For example, while in 2003, 36 % of Costa Ricans felt that hospitals had not been modernized, in 2007 this percentage had risen to 74 %. (Poltronieri, 2011). On the other hand, in contrast with the countries which profited from the commodity boom, the international subcontracting economy of Costa Rica grew less quickly and encountered financial problems which contributed to the erosion of this integrated and efficient structure and the expansion of private care. Despite all this, the entire Costa Rican population can access medical care (Cercone and Pacheco Jiménez, 2008), and private services have not become dominant. Costa Rica has some of the lowest private (25 %) and out-of-pocket expenses (16 %) of the continent, similar to those of Uruguay. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 487 17 Universal and State-led coverage of health services in Brazil was enshrined in the 1988 Constitution; the result of a democratization process involving a very intense mobilization of civil society organizations and movements, among them the “sanitaristas“ who promoted a very advanced public health project for the continent. The SUS (Sistema Único de Saúde) is a universal, unified health system, modeled on the British NHS, and financed by taxes and contributions from the three federal levels: the federation, the states, and the municipalities. Formally, it covers the entire population and includes all diseases and ailments (in contrast to the former Mexican Seguro Popular and the Chilean FONASA, which define a list of diseases and acts), and has aimed to equalize access care, although it has not achieved to do so, as we will see below. (Becerril-Montekio et al., 2011a). In addition, the SUS does not charge any copayments, can direct patients to private hospitals or clinics, and is monitored by more than 5,000 municipal health councils, in which more than 100,000 citizens participate (ibid.). 18 Nevertheless, it is noteworthy that although the expenditure per capita has increased considerably in the last 30 years, both private expenditure and out-of-pocket expenditure have grown even faster, reaching the huge figure of 60 % of the total for the first, and 27 % for the second. The reason for the expansion of the latter is linked to problems inherent to the SUS: quality of services and waiting times (Becerril-Montekio et al., 2011a). Although the Brazilian system was set to be more homogeneous compared to segmented schemes, as it is based on a universal State structure, the fact that the share of private participation is so high, unlike the cases of Uruguay and Argentina, for example, explains an increased segmentation among private/state lines. After 20 years of existence of the SUS, public health care facilities grew from 22,000 in 1981 to 75,000 in 2009, and hospital beds in the public sector increased from 22 to 35 percent of the total; nevertheless in 2013 50 % of hospital beds were still private (Gragnolati, et al. 2013: 2-3) More recent data, for 2015, place the percentage of public hospital beds at 70 % (commonwealthfund.org). The study of Gragnolati found that the main source of health care in Brazil in 2008 was around 55 % in the US, around 27 % in private health insurance, and 18 % in out-of-pocket. While primary health care was practically all SUS, dentistry was less than 30 % in SUS facilities, 20 % in private insurance, and 50 % out-of-pocket. Finally, hospital admissions were 75 % SUS, 20 % private insurance, and 5 % out-of-pocket (Ibid.: 59). Data for 2015 considers that while 75 percent of Brazilian citizens rely solely on SUS, 23 percent had private medical/ hospital insurance (commonwealthfund.org.). 19 In the last 10 years, the share of private health care plans charging copayments has grown from 22 percent to 52 percent. In 2015, there were 6,154 general and specialized hospitals in Brazil, with 443,257 beds. Of these, 38 percent were public and 62 percent private. Among the public hospitals, 4 percent were federal, 25 percent were stateowned, and 70 percent were municipal. Amid private hospitals, 38 percent were nonprofit and 63 percent were for-profit. (commonwealthfund.org) 20 A study, based on a poll comparing Brazil with Colombia, displays the same trends. With regards to the type of services used: 74 % of those interviewed used the SUS exclusively, while 19.4 % attended private centers; people who used both were 6.6 %. In the case of the primary services, 80 % attended the public ones, while 18.7 % used the private ones. Concerning specialized attention, the percentage using public facilities Revue Interventions économiques, 67 | 2022 488 went down to 63 %. Finally, in the case of emergencies, the percentage rises to 87.4 % for public and 11.5 % for private. (García Subirats, 2014: 482) 21 This process of “privatization” began in the 1990s. Workers with stable purchasing power and the middle classes gradually abandoned the SUS to buy private insurance, either individually (the middle classes), or collectively, through union negotiations in large companies (Werneck, V. and M.L. Teixeira, 1997). 70 % of the Brazilians that have private insurance get it as an employment benefit (commonwealthfund.org); this is why these authors affirmed that Brazil was undergoing a process of ”Americanization“. This process, as we know, greatly affects the quality of public health services as the population with the best salaries abandons it. In addition, a relatively significant proportion of the new middle classes that emerged during the commodities boom also acquired some sort of private health insurance. While Brazil has a system that is, in principle, State-run, it risks to increasingly resemble that of Chile, which we have defined as a market-dominated one. 22 With the creation of the Sistema General de Seguridad Social en Salud (SGSSS) in 1993, the Colombian health system has become a public compulsory scheme based on contributions from employees and employers of the formal sectors of the economy (to which resources of direct taxes are added) and a subsidized subsystem based on individual contributions and public subsidies for the sectors of the population working informally or lacking sufficient resources. The SGSSS compels individuals to enroll in the Entidades Promotoras de Salud (EPS), which administer contributions and offer a defined health plan, delivered by either public or private health institutions (IPS). In this way, almost 100 % of Colombians are covered by 968 public and 4,565 private health institutes (EPS) (Bernal and Barbosa, 2015: 434). 23 The State concentrates the contributions of the workers (12.5 % of their income), those of the companies and of the State itself in the Fondo de Solidaridad y Garantia; 42.8 % of the total corresponding to the contributory scheme and 48.5 % to the subsidized (Guerrero et al., 2011: 150); and has thus, in fact, become the single payer. The only sector which is excluded from this scheme is that of 4.9 % of the population which has its services: teachers, army, police, public universities, and oil workers. In addition, it excludes some treatments and illnesses, and the health institutions charge user fees (Bernal and Barbosa, 2015: 43-5). A relatively recent study, based on a poll, that compares Brazil with Colombia, shows the weight of the public structure in allocating health services in the latter: 92.2 % of those interviewed used only the public SGSSS and only 5.6 % the private services, while the rest used both. More specifically, for primary health, 93.3 % of Colombians attended public services procedures and 5 % the private. In the case of specialized attention, the trend is similar, as 93. 5 % attended public health centers. Finally, in the case of emergencies, they did so in 95 % in the public sector. (García Subirats et al., 2014: 482) 24 Nonetheless, the Colombian system suffers from inequalities between the population covered by the subsidized services and those covered by the contributory services, which have to do with the differences between the benefit packages and their level of funding (Garcia-Subirats et al., 2014). In addition, the EPSs of the subsidized sector send their affiliates to public health providers, while those of the contributive scheme send their patients to private providers; nevertheless, the law obliges the private EPSs to provide services to at least 60 % of public patients. There are also significant differences between what each EPS covers, although there is a minimum defined by the Revue Interventions économiques, 67 | 2022 489 mandatory health plan (Bernal and Barbosa, 2015 and Guerrero et al., 2011). In 2008, the law was amended to standardize both subsystems and prohibit private providers from refusing health care to patients coming from the public sector. 25 Nevertheless, although Colombia has an almost unified structure and private health and out-of-pocket spending are also among the lowest (17 %), when it comes to per capita spending it is in the bottom tier. This situation has as its consequence, as will be seen in part II of this article, a significant lack of health infrastructure and one of the lowest historical performances, comparable to those of Peru, Bolivia, and Ecuador, that we have designated (following Martinez Franzoni) as familiarist. 26 It is well known that the Chilean military government undertook the most radical privatization experiment on the continent. It privatized pensions, moving from “pay as you go” to one based on individual capitalization; it similarly gave increasing leeway to private education and health. The military government replaced a unified health system, the Sistema Nacional de Salud, with a decentralized public service that covers the population that does not have private insurance or that has been expelled from it because of being too ill or not being able to pay co-payments. The project was that private insurance would become majoritarian, but this never happened, as it is too expensive for the majority of Chileans. The private ISAPRES cover 17.5 % of the population (Becerril-Montekio et al., 2011b), mainly the middle and upper classes (Draibe, 1997: 224). Both sectors receive resources from the FONASA, a fund that collects contributions from formal workers in the private and public sectors, as well as those who contribute independently; obviously, the private sector is also paid for directly by its affiliates. 27 Post-democratic transition governments, especially those of Lagos and Bachelet, assumed changes to diminish the most unfair aspects of the system, although they did not change it in substance. They extended the coverage of the public services and imposed regulations on the private ISAPRES (Mesa-Lago, 2009: 13). In 2008, the Bachelet government introduced compulsory membership for all workers. It also imposed the so-called Plan de Acceso Universal a Garantías Explícitas (AUGE), which defines the services that both public and private health services must include; it began with 40 in 2008 and gradually increased to reach 80 by the end of 2017. It also imposed a limit on copayments; they should not exceed 20 % of the total hospitalization costs (Robles Farías, 2013: 28; Becerril Montekio et al., 2011b; Cecchini, Filgueira and Robles, 2014). It is a fact that the last three socialist governments have, on the one hand, introduced measures to regulate the private health sector, and on the other, have considerably strengthened public care. Notwithstanding, after all, we consider the Chilean a marketdominated regime, even though the ISAPREs are not the majority because they determine its character. Public services cover individuals who cannot be integrated by private insurance, who are too old to be insured, or who are too sick and are kicked out of it. The State is thus, in effect, subsidiary to the market; in fact, private spending accounts for half of the total, although the sector covers only 17 % of the population. A large portion of these expenses is out-of-pocket, which means that Chileans not only pay for private insurance but spend on co-payments and other costs not covered by their insurance. This makes Chile the most US-like health system in the continent, a highly commodified regime. 28 Finally, the rest of the Latin American schemes considered in this article, those of Mexico, Peru, Ecuador, and Bolivia, have simply extended the previously existing Revue Interventions économiques, 67 | 2022 490 focused policies to provide minimal health services to the uncovered population. And in fact, they have left behind a large number of people without protection, as can be seen in Figure 3. The health structures in these countries depend very heavily on private spending: around 50 % for Mexico and Ecuador; in addition, in these two countries, a large proportion of expenses are “out of pocket”, around 40 %. In Peru, private spending is somewhat lower, around 40 %, and out-of-pocket expenses are 30 %. Bolivia is the country with the highest proportion of the uncovered population. 29 We have called the systems of Peru, Bolivia, and Ecuador, familiarist because a large part of the population is without coverage, and individuals and families have to face a large number of private expenses which are not due to payments to private insurance, but to out-of-pocket expenses. Private insurance coverage is, even in a hybrid system as the one of Mexico, quite limited, around 7 % of the population, while in countries where this type of insurance is considerable, it is around 17 % for Chile and 25 % for Brazil. The familiarist character is defined by the fact that the major source of health expenditure comes from families and is paid directly to doctors and private clinics, or the purchase of medicines, as very often these are neither provided by the social security sector, nor by the public institutions. 30 The Mexican system is a hybrid between a social security scheme (IMSS and ISSSTE), a public health sector (Secretaría de Salud/INSABI), and a private sector that serves both the richest segment of the population, but also the poor and the middle classes that have to recur to it due to the deficiencies of the other two. The two major contributory sectors: the IMSS (private workers) and the ISSSTE (civil servants) are overburdened and underfunded. The public sector, under the direction of the Ministry of Health, which provides services to the informal population (about 50 % of the population), has the same shortcomings but aggravated due to the proportion of the population that it covers. This situation has meant that the subsystem of the Ministry of Health deals, in effect, only with accidents and serious illnesses. In the early 2000s, this third pillar was integrated into the Seguro Popular, a contributory program, that included the population that the two social security services did not incorporate. The state-financed the contributions for the population of the poorest three deciles, while the rest of the population had to pay relatively small contributions; this was the reason why it did not achieve to include the totality of the population. It was believed that this form of integration would give this population a concrete and enforceable right to health in contrast to the previous situation when they had, in principle, access to this scheme but no recognized incorporation. Although this program aimed at universal coverage, it failed to attract most of the informal workers; according to the OECD, the Seguro Popular allowed the health structure to cover around 80 % of the population. In addition, while the percentage of out-of-pocket expenditure was slightly reduced, the fact that public expenditure and infrastructure did not increase in the same proportion as the number of affiliates explains why these expenses remain the highest in the group of countries that we consider (figure 6). Finally, the current government of López Obrador replaced the Seguro Popular with a universal system, the Instituto Nacional de Bienestar (INSABI), barely three months before the onset of the health crisis; it is, of course, in its infancy in terms of organization and remains fundamentally underfunded, it has also abandoned its contributory principle, which gave formal rights to those included. This has added to the structural problems in dealing with the pandemic. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 491 31 In Peru, 36 % of the population is not affiliated with any health plan. The reason why a high percentage of Peruvians do not have coverage is that the main structure, the Sistema Integral de Salud, is, like the extinct Mexican Seguro Popular, contributory and voluntary. On the other hand, if in principle all Peruvians have access to the public health services offered by the Ministry of Health (MINSA), they must pay a recovery allowance which “… is variable, and subject to the discretion of the organizations…”(Alcalde-Rabanal et al., 2011: 274). Finally, it is underfunded. Under these conditions, Peruvians prefer to go either to a private clinic or to a private doctor, rather than waiting their turn in public clinics, losing a day’s work, and, in the end, having to pay for the prescriptions. This accounts for the high out-of-pocket expenses. In most countries of the continent there are pharmacies where a doctor prescribes drugs or treatment, after an “on the spot”, cheap or even free consultation, when the medicines are purchased at the same dispensary. 32 Although the distributive rentier countries (Bolivia and Ecuador) sought to universalize health care through public sector expansion during the commodity boom, they did not succeed, due to the enormous costs involved; their current systems remain at levels similar to those of Mexico and Peru in terms of coverage. In Bolivia and Ecuador, there also exists a social security sector that concentrates formal workers with the best wage and working conditions and a small private sector that protects the middle and upper classes. 33 The case of Bolivia is interesting because the Constitution of this country includes all the Bolivian population in the services of the Ministry of Health and Sports, and it has, since 2003, a redistributive social policy that significantly expanded this public structure. Public spending as a proportion of GDP has been increasing steadily since the mid-1990s and exceeds that of Peru and Mexico in terms of per capita expenditure. The social security sector consists of eight health funds and two mixed funds that cover formal workers and their families (Ledo and Soria 2011: 112). The current public health insurance came about from the expansion of the Seguro Universal Materno Infantil (SUMI) implemented in 2003, that intended to include all children under 5 and all women of childbearing age, and covers around 41 % of the population (Ledo and Soria 2011: 112). There is also a voluntary social security subsystem that the self-employed can join but, as in the case of Mexico, Peru, and Ecuador, leaves many of them uninsured. As a result, according to data available for 2013, 60 % of Bolivians did not have health insurance. 34 Finally, Ecuador is not too different from Bolivia. Since the reform of the Constitution of 1998, health was defined as a right, in 2006 the government created the universal health insurance scheme and increased taxes on foreign oil companies, raising the royalty on profits from 50 to 90, (Conaghan, 2011), to increase social programs significantly from 2007 to 2018; this country spends more on health relative to GDP than Mexico, Peru, and even Costa Rica and Colombia. Nonetheless, the goal of universal coverage has not been achieved, since it protects a little less than half of the Ecuadorians. What has increased the most in this country is private spending and especially out-of-pocket spending. 03. The Health Regimes in the Face of the Pandemic 35 The health crisis that hit the world in December 2019, and Latin America head-on in March 2020, has been a terrible health tragedy that has claimed millions of lives. It is Revue Interventions économiques, 67 | 2022 492 also an opportunity to measure the performance of the various health regimes of the continent. Although the number of contagions would be an excellent indicator of the country’s ability to control the epidemic, the fact that this indicator depends on the number of tests that each country does, and that there are significant differences in this respect, makes it unreliable. The number of deaths that each country records is equally untrustworthy, as countries differ in the way and efficacy of (voluntary or unintentionally) counting deceases. The number of deaths in excess from the last year compared to that of previous years is thus the most reliable indicator. 36 To be able to assess the causes of the divergences among countries, we will refer both to the qualitative characteristics of the health systems, analyzed in the first part of this article, as to quantitative indicators and then, briefly, to the political responses of the government. 37 In table 2 as well as in the following figure (we have assessed the situation of the different countries regarding health infrastructure, as well as the performance of the different health systems, before the pandemic. In terms of infrastructure, the pioneer countries Uruguay, Argentina, Chile, Brazil, and Costa Rica, were the best endowed, without too many dissimilarities, although, as we have seen, these five countries have three different types of regime. On the other hand, in terms of performance, two highperforming countries (Brazil and Argentina) are below average. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 493 38 In general terms, the pandemic has been a humanitarian disaster of great proportions except in a few countries: Uruguay and Costa Rica. We have divided our countries into three groups: Peru, Ecuador, Bolivia, and Mexico have had (more recent data is for October 2021) more than 400 deaths per 100,000 inhabitants. An intermediate group was formed by Brazil, Argentina, Colombia, and Chile, with several deaths between 200 and 355. And two countries that have had the lowest rates: Costa Rica and Uruguay, which had less than 200 deaths per 100,000 inhabitants. 39 The correlation between infrastructure, performance, and the number of deaths is very significant. We can see that the two countries which stand out in terms of infrastructure and performance are also those which had the fewest deaths during the pandemic. On the opposite situation, the countries with the least infrastructure and the lowest performance are those that have had the most deaths: Bolivia, Ecuador, Peru, and Mexico. 40 We have already mentioned how the two countries that stand out from the rest: Costa Rica and Uruguay, have the most solid health structures, even if they are very different in character and structure: one is a state governed scheme, the other is sociocorporatist. In addition, it is also interesting that Costa Rica, with less infrastructure, achieves similar performance to Uruguay; something which could be the result of less segmentation when compared with the latter. They are indeed small countries, but, Bolivia and Ecuador are also relatively small, and perform very badly. 41 The very poor performance of the three countries that we have named familiarist: Peru, Bolivia, and Ecuador, as well as Mexico where, although it cannot be strictly considered as this type of regime because there is a large social security and public health subsector, family expenditures in health are the highest in our sample (40 % of total health expenditure are out-of-pocket), corresponds, in the first place, with the fact that a considerable part of the population is without coverage and that total health expenditure, is low (both out-of-pocket and total health expenditure are closely related to excess deaths during the pandemic as we can see in figure 9 and 11). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 494 42 The circumstance that families depend on their means, entails that they are quite helpless facing health problems and more understandably of a pandemic like the one we are now undergoing. The fact that health depends so heavily on out-of-pocket expenses means that people hesitate before going to the doctor or the hospital, and do so only when their condition worsens; in the case of the coronavirus, this has resulted that many of the sick approached the clinics once it was too late when they were seriously ill, or that they died at home. We have learned that for Covid, the delay in the start of treatment before the autoimmune shock begins and the individual lacks oxygen is fundamental in deciding a cure or an aggravation that can lead to death, either in the hospital during a late arrival, or at home. In almost all the countries of the continent, we have seen the emergency purchases of oxygen tanks, which testifies to the fact that many patients tried, in the first place, to get by at home, and only when they were very serious they start looking for a hospital. In some countries, most notably in Mexico, almost half of the Covid related deaths occurred at home. In fact, between 40 % and 50 % of Mexican Covid patients that were interned in any of the public hospital subsystems have died, while in the private sector the percentage is around 20 % (SánchezTalanquer et al., 2020: 28). This does not only show that care provided in public hospitals is deficient but also, at least partially, that many patients arrived once they were too sick. 43 While the extreme cases can be quite clearly explained, the situation of Argentina, Chile, Brazil, and Colombia require further analysis. The answer of why these systems did not fare as well as one could have expected looking at our indexes of infrastructure and past performance that are similar to those countries that fared better, has to do with recent trends in terms of public investment in health, but especially with their structure (basically its dependence on out-of-pocket expenditure and the sources of inequality). 44 Argentina, a country with an infrastructure and a performance of health services (before the pandemic) among the highest in the continent, has not been performing as would correspond to this situation. While Uruguay and Argentina are very similar in terms of infrastructure and performance, as well as in terms of health expenditure as a percentage of GDP, and the number of doctors, it has not performed as well in the face of the pandemic. We have mentioned how, especially during the Macri government (Dec. 2015- Dec. 2019), the social and public health structures deteriorated due to the reduction of public investment; this can be seen in figure 2 and 4, but especially in the figures that indicate an increase in private health expenditure, that went from a historical low in 2015 (35 %) to around 40 % in 2018, although out-of-pocket expenses remained stable. Nonetheless, if one compares the out-of-pocket expenditure of Argentina with the other countries, it is in mid-range, together with Brazil, Bolivia, and Peru. We can see in Table 3 that there is a very strong correlation between the level of total expenditure on health (-071), the government expenditure as a percentage of GDP (-0.77), and out-of-pocket expenditure (0.44) with deaths during the pandemic; negative in the first two cases, and positive in the third. So, the fact that public health expenditure was reduced, in the first place, and that out-of-pocket in this country is higher than in the other countries which are similar in terms of infrastructure and performance may explain part of the situation. 45 Another part of the explanation is the structure of the Argentinian health system. But structure may mean many things. In the first place, its most basic and obvious meaning Revue Interventions économiques, 67 | 2022 495 is the difference between having or not having health coverage, something that determines how frequently people consult a doctor (Ballesteros, 2014). Most of the articles we have consulted consider that the main factor that explains inequality in Latin America is income level, as most schemes have a pro-rich and pro-educated (both coincide most of the time)1. Nonetheless, this fact does not allow us to distinguish between the Latin American countries as they all fall in the same situation. 46 As we have explained, the Argentinian health system is highly segmented, based on the Obras Sociales on the one hand, and a public sector, on the other. This segmentation is the source of inequalities both in funding and in quality of services, first amid the various Obras Sociales managed by the unions, and among them and the public and private sector. Some of the Obras Sociales fare better than others, and these are superior, in general, to the public services. On the other hand, there are important regional differences: between the capital and the suburbs of Buenos Aires (the conurbado), as well as between the capital and the provinces (Palacios et al., 2020). Financial and infrastructure resources are highly concentrated in Buenos Aires, Cordoba, and Rosario. For example, in the capital, there are 10.2 doctors and 7.3 beds per 1,000 inhabitants, while in the province of Misiones there are 1.2 and 1.1 respectively. This explains why the capital had a much better performance (around 30 % fewer deaths) than the conurbado; while the number of beds is not as strongly correlated with the prevention of deaths (-0.31 for regular beds, -0.42 for intensive care beds), several doctors are highly correlated (-0.71). Another study that also signals geographic inequality centers on cervical cancer considered “… a disease symbolic of health inequality; primarily a cancer of the poor, socially vulnerable women, even though there are simple and relatively low-cost means of preventing it” (Arrossi et al., 2008: 50). This study found that in addition to the rich/educated/labor active/ bias, there was a geographic one, as the mortality rate in the province of Jujuy is almost four times higher than that of the province of Buenos Aires (Ibíd.). Women from the Revue Interventions économiques, 67 | 2022 496 Northwest and Northeast regions (the least developed areas of the country) were almost three times more likely to be under users of pap screening […] have the country’s highest cervical cancer mortality”. (Ibid.: 56). 47 Brazil, with a comparatively fairly well-equipped and efficient health system (Table 2), also displayed poor performance in the face of the health crisis. On the one hand, it has a significant shortage of doctors akin to that of the familiarist regimes, even if other infrastructure factors are high (figure 8). Given the strong correlation between the number of doctors and deaths, this may be part of the explanation. A complementary elucidation is the low level of public expenditure and, therefore, a large proportion of private expenditure, especially out-of-pocket; Brazil is, among the countries with the highest level of infrastructure and performance, the one with the utmost out-of-pocket expenditure: around 27 % (Figure 6). Although the studies we consulted coincided with the fact that, like in Argentina, there are significant differences between health access between the rural and urban areas, and between poorer regions of the country (North and Northeast), and that these characteristics reinforce each other (Figueireido 2018), some other studies stress the fact that one of the main sources of inequality lies between those who are privately insured (25 % of the population) and those who rely only on the SUS (Capelas Barbosa and Cookson, 2019; García-Subirats et al., 2014). So, while in Argentina, the less effective management of the crisis (compared with Uruguay and Costa Rica) was probably partly due to the segmentation of the health system and especially (as Uruguay is also a segmented health scheme) the rural /urban and regional inequalities (that coincide with levels of income), in Brazil, in addition to these same rural/urban and regional differences, the SUS has been sapped by private insurance (Barbosa and Cookson, op. cit.). 48 But it is quite probable that another crucial factor to explain the ruinous management of the health crisis is the total irresponsibility of the federal government headed by president Bolsonaro, who never took the health crisis seriously, was against the use of Revue Interventions économiques, 67 | 2022 497 masks and vaccines, and made coordination at the national level inoperative (in a manner that is comparable to that which occurred in the United States under Trump); nonetheless, the governments of some states, like Sao Paulo and Rio, have managed to cope better. While a federal structure that operates effectively (Canada and Germany) has worked better than many centralized countries (England, France), federal structures where there is no coordination between the federation and the federal states, have shown a very poor performance (the United States and Brazil). 49 Chile is another case that deserves to be discussed at greater length. It is a system that has been reformed by social democratic governments over the past 20 years and has succeeded in achieving universal coverage. It has a health infrastructure that is on par for the continent, but the top in our performance index. It also has one of the highest levels of total expenditure concerning GDP (Figure 2) and the highest per capita expenditure (with Uruguay) (figure 4). The reasons why this country failed to measure up to our benchmark countries during the pandemic seem to be similar to those we defined for the case of Brazil. Although Chile is a centralized country that does not have the regional inequalities of Brazil, it is comparable in the high level of privacy and, especially, out-of-pocket spending (Figure 10 and 11); among the highest in the continent. These are variables that have a very strong correlation with deceases during the pandemic, that characterize the familiarist regimes which have had the worst performance. Like all other health systems in Latin America (with their differences), the Chilean is lopsided toward the wealthy, and the best predictor of health service usage is education and employment status. However, a special feature of the Chilean scheme is that it also discriminates by type of health disbursement, that is by the difference between who has private insurance (and thus also spends more on out-ofpocket in a privatized health sector, where insurance fees and co-payments are very high) and who depends only on the public health services (Nuñez and Chi, 2013; Vasquez et al., 2013). As Vasquez et al. write, “… while 79 % of the total population was in FONASA, public insurance covered a greater share (87.5 %) of the population age 65 or older. On the other hand, ISAPRES beneficiaries, who accounted for 13 % of the total population, were disproportionately rich, with 45 % belonging to the top income quintile.” This data shows that FONASA, thus the government, subsidizes the private sector. Both sectors get resources from the government (coming from the contributions of 7 % of the individual’s gross income), and any individual can be treated by the public sector although he is enrolled in an ISAPRES many use the public health sector for emergencies, hospitalizations, and intensive care treatments. And this happens either when individuals affiliated in the private sector become too sick to afford to pay the high co-payments or when they stop being able to pay the annual fee for the insurance that increases annually or once they retire. In this manner, the ISAPRES concentrate on young and healthy individuals in their productive years, while the public sector concentrates on the old and sick. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 498 Finally, Colombia is also an ”outlier“, but in a different direction as the three countries we have just discussed, it has not fared as badly as one would have expected if one considers that it has one of the lowest infrastructure and performance levels of the continent, and a relatively low total health expenditure (similar to Ecuador, Bolivia, and Peru) but has not had the number of deaths of these countries or even Mexico (Table 2 and Figure 9). This may be explained by the fact that its health system has succeeded in covering practically its entire population, something that has translated into a very low level of private and (especially) out-of-pocket spending (Figures 5, 6, 10, and 11); both are crucial variables for defining excess deaths. From the discussion on Chile and Brazil, we have learned about the effects of inequality that dependence on private health services and out-of-pocket fees entail. The latter is also the case for all countries that do not have universal coverage, that we have called familiarist, as well as Mexico; in all these cases, people hesitate for a long time to go to the doctor or hospital, because it will cost them dearly and could even lead to catastrophic expenses that could ruin them. 50 As we have previously discussed, the Colombian health system can be considered a single-payer regime, as the State obliges all the population to enroll in either a private or public health plan, concentrates the contributions of all workers, and subsidizes the individuals that lack sufficient resources to pay for their plan. It is however segmented between a contributive, social security sector, and a subsidized public one that allots different benefits and attends patients either in public or in private health centers. Nonetheless, in comparison with an akin structure, that of Brazil, with a parallel private sector to that of SUS, the latter suffers from very high usage of emergency services and “… a certain weakness in treating chronic diseases in primary attention […] as compared to Colombia” (Garcia Subirats et. al. 2014). This is most probably due to long waiting periods in the case of Brazil which increases the inequality between the public and private sectors. Another study shows that the 1993 reform in Colombia Revue Interventions économiques, 67 | 2022 499 increased the use of preventive and curative outpatient services, a 22 % increase in the supply of drugs and, even more importantly, a 53 % reduction in out-of-pocket expenses for outpatients and 50 % for inpatients (Ruiz Gómez et al, 2013). In this way, we can risk concluding that the Colombian health system, admittedly segmented and having an income bias like the rest of Latin American ones, has had a better performance in the face of the pandemic than similar countries with respect to infrastructure and past performance, due to reduced private health expenditure and, more importantly (and with a higher correlation index), low out-of-pocket expenditure. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 500 04. Conclusion 51 The most significant indicators (of the limited ones we have considered in this paper) to explain the number of deaths are those we expected: while the number of doctors per capita and the percentage of total health expenditure about GDP has a negative correlation, the level of private and out-of-pocket expenditures has a positive correlation. Countries with the fewest doctors and lowest public spending; Peru, Bolivia, Ecuador, and Mexico have a high number of deaths per capita, on the contrary, the countries with the most doctors and health expenditure, Costa Rica and Uruguay have had the fewest. 52 Nonetheless, we also found specificities in terms of the type of health regime, those that have shown to be the best able to fight the epidemic have been the ones of the two countries that are the most universal, regardless if they are socio-corporatist or stateled (Uruguay and Costa Rica). Although they represent different types of health regimes, both Uruguay’s and Costa Rica’s have coped relatively well with the health crisis. While Uruguay is segmented, as it is managed by mutualists and unions, Costa Rica has a unified state structure. It should be noted that Costa Rica had a very high performance before the crisis, and also in the face of the pandemic, with less infrastructure; this reinforces the idea that a centralized regime can spend less to be efficient. 53 The historical performance of health services based on the percentage of children vaccinated, maternal death, cancer preparedness index, etc. does not always match with infrastructure, although the correlations between the two are quite high (0.59). In fact, in a few countries, there are significant disparities, namely Chile, Mexico, and Costa Rica. Chile has a predominantly market-dominated, historically efficient health Revue Interventions économiques, 67 | 2022 501 system (index = 88), but a lower infrastructure index. Faced with the crisis, it was in the middle group in terms of the number of deaths in the proportion of the population, which is most probably the consequence of the lack of infrastructure (while the private sector is very well provided, the public one is much less so) and on the fact that out-ofpocket health expenditure is very high. Mexico has one of the worst performances in face of the epidemic, despite a fairly high historical performance; what played a decisive role in this case, as in the Chilean case, was the lack of infrastructure and a very high out-of-pocket expense (the highest of all the countries considered). The fact that health depends so heavily on out-of-pocket expenses means that people hesitate before going to the doctor or the hospital until they are very sick. 54 Argentina, with the highest infrastructure and historical performance and lower outof-pocket expenses, performed worse than Uruguay and Costa Rica. This can be explained on the one hand by the investment reduction in health since the crisis of the commodities, but above all by the inequities of a system that is highly segmented and that concentrates resources and infrastructure in the capital and some other big cities. Brazil also has a fairly high level of infrastructure and a high level of past performance, but that has been strongly hit by the epidemic. We can also consider that this is also the consequence of the reduction of health spending since 2015, but above all due to the inequity that exists between private and public care. 55 Colombia is another exception, its health system has one the poorest infrastructures and lowest performances in the continent in terms of our indexes; only Ecuador, Bolivia, and Peru have the weaker infrastructure and worst performance. Nevertheless, in the face of the epidemic, it has fared better than these three countries and even Mexico and Brazil. This may be explained by a health system that covers almost the entire population, a fact which results in a very low level of private expenditure, but above all of the out-of-pocket expenses; we have discussed how the latter has had very deleterious effects during the pandemic. 56 Finally, in the cases of Mexico and Brazil, we also have to account for a situation that is difficult to quantify: the irresponsible posture of its leaders in the face of the epidemic. The Mexican president did not take the health crisis seriously at the beginning, and even when the situation worsened and the government began to advise social distancing (without imposing a strict containment and providing support to the informal or formal sectors to achieve this) it did not advise the widespread use of face masks; in fact, the Mexican president has on very few occasions shown up in public wearing a mask. The case of Brazilian President Bolsonaro is much worse, as he has not only avoided advising on mask-wearing and social distancing but has sabotaged these measures when taken by State governments, hindered the purchase of vaccines, and boycotted vaccination (like US President Trump in his time). In fact, like most other leaders in Latin America, they did not call for strict confinement because in the continent the informal sector is so large that these measures would be impossible to implement, but they clearly (at the beginning and specific moments in the case of the Mexican president, always in the case of the Brazilian) prioritized the economy rather than life itself; a gamble that failed as we can see in Figure 12, where the economies of the countries with more deaths have also fallen sharply. In the case of Bolivia, Peru, and Ecuador, rather than a populist government, the political variable that partly explains their performance is political instability. Argentina, Chile, and Colombia Revue Interventions économiques, 67 | 2022 502 imposed harder confinement measures than other countries of the continent, which led to a deep fall of the economy, but probably saved lives. 05. Appendix 57 Sources of tables 2 and 3 and of the following figures. Image 10014F0400005BF700003612020E71C04B6175C9.emf https://ourworldindata.org/excess-mortality-covid *https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/argentina Revue Interventions économiques, 67 | 2022 503 **https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/Costa-Rica ***https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/Uruguay 5.1 The indexes 58 They are both constructed as a simple average of the percentages of the variables considered for each index. The variables that are not expressed in percentages are converted into these by a simple rule of three. The highest value for each variable is rounded up to set the 100 % benchmark, and each country’s percentage is then defined with respect to it. 59 The following variables are used for each of the indexes: • Infrastructure: Number of beds per thousand inhabitants 2017 *; 2. Average number of intensive care beds per 100,000 inhabitants *; Number of doctors per thousand inhabitants (2017) *; Number of nurses per thousand inhabitants *; Radiotherapy units per million inhabitants (latest year available) *; Global Health Security Index 2019 **; Mechanical ventilators per hundred thousand inhabitants ***. • Performance: Percentage of the population vaccinated per year *; Percentage of women examined at least four times during pregnancy *; Maternal mortality rate per 100,000 births *; Mortality in children under five per 1000 births *; Cancer Preparedness Index **** *OECD, World Bank Group (2020), ”Health at a Glance: Latinamerica and the Caribbean 2020“, OECD Publishing, París, https://www.oecd-ilibrary.org/sites/ 6089164f-en/index.html ?itemId =/content/publication/6089164f-en; **2019 Global Health Index, https://www.ghsindex.org/; ***Global Health Intelligence (2020), ”Infografia sobre el nivel de preparación de hospitales latinoamericanos ante coronavirus“, ****World Cancer Initiative (2020), ”Preparación para el abordaje del cáncer en América Latina", https://www.iccp-portal.org/system/files/resources/ PREPARACION_PARA_ABORDAJE_CANCER_AMERICA_LATINA.pdf BIBLIOGRAPHY Alcade-Rabanal, J. E., O. Lazo-González, and G. Nigenda (2011). Sistema de salud de Perú, Revista Salud Pública de México, vol. 53, No. 2, 243-254. Aran, Daniel and Hernán Laca (2011). Sistema de salud de Uruguay. Revista Salud Pública de México, 53 (2), 265-274. Arce Ramírez, Claudio Arturo (2020), “Financiamiento y cobertura del Seguro de Salud en Costa Rica: desafíos de un modelo exitoso”, Gestión en salud y seguridad social, vol. 1, No.1, pp. 12-20 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 504 Arrossi, Silvina, et al. (2008). Social inequality in Pap smear coverage: identifying under-users of cervical cancer screening in Argentina, Reproductive Health Matters, vol. 16. No. 32, pp. 50-58. Ballesteros, Matías (2014). Un análisis sobre las desigualdades en el acceso a los servicios de salud en la población adulta urbana de Argentina a partir de datos secundarios, Documento de Jóvenes InvetigadoresBuenos Aires: Instituto de Investigaciones Gino Germani, Facultad de Ciencias Sociales, UBA , no. 41, 109 pages. Barba Solano, Carlos and Enrique Valencia Lomelí (2015). Diversos universalismos en las trayectorias de las políticas de salud en México y Brasil, manuscript, Universidad de Guadalajara, presented at the XXXIII international Congress of LASA. Barbosa, Estela Capelas and Richard Cookson (2019). Multiple inequity in health care: An example from Brazil”, Social Science & Medicine, vol. 228, pp. 1-8 Belló, Mariana and Victor M. Beccerril-Montekio (2011). Sistema de Salud de Argentina, Revista Salud Pública de México, Vol 53, no. 2, pp. 96-108. Bizberg, Ilan (2019). Diversity of Capitalisms in Latin America, Cham, Palgrave-Macmillan, 362 pages. Becerril-Montekio, Victor M. et al. (2011a). Sistema de salud de Brasil, Salud Pública de México, vol. 53, no. 2, pp. 120-131. Becerril-Montekio, Victor M. et al (2011b). Sistema de salud de Chile, Revista Salud Pública de México, vol. 53, no. 2, pp. 132-143. Bernal, Oscar and Samuel Barbosa (2015). La nueva reforma a la salud en Colombia: el derecho, el aseguramiento y el sistema de salud, Revista Salud Pública de México, Vo. 57, no. 5, pp. 433-440. Boyer, Robert (2014). Is More Equality Possible in Latin America ? A Challenge in a World of Contrasted but Interdependent Inequality Regimes, Working Paper Series, Berlin, desiguALdades.net International Research Network on Interdependent Inequalities in Latin America.net, no. 67, 94 pages. Cecchini Simone, Fernando Filgueira and Claudia Robles (2014). Sistemas de protección social en América Latina y el Caribe. Una perspectiva comparada, Santiago de Chile, CEPAL, 50 pages. ECLAC (2021). 2020 Preliminary Overview of the Economies of Latin America and the Caribbean, Santiago, United Nations. Cercone, James and José Pacheco Jiménez (2008). Costa Rica: ‘Good Practice’ in Expanding Health Care Coverage – Lessons from Reforms in Low- and Middle-Income Countries, in Pablo Gottret, George J. Schieber and Hugh Waters (eds.), Good Practices in Health Financing: Lessons from Reforms in Low- and Middle Income Countries, Washington D.C., The World Bank Commonwealthfund.org. https://www.commonwealthfund.org/international-health-policycenter/countries/brazil Conaghan, Catherine (2011). Ecuador. Rafael Correa and the citizen’s revolution, in Steven Levitsky and Kenneth Roberts, The resurgence of the Latin American left, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, pp. 260-282. Draibe, S. M. (1997). A política social na américa latina: o que ensinam as experiências recentes de reformas ?, in Eli Diniz and Sergio de Azevedo (Eds.), Reforma do Estado e Democracia no Brasil. Brasilia, Editora Universidade de Brasília. Fundación de Investigaciones Económicas Latinoamericanas (FIEL) (2007). La Desigualdad en la Salud, Buenos Aires, Fundación de Investigaciones Económicas latinoamericanas, 94 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 505 Figueireido Santos, J.A. (2018). Classe Social, território e desigualdade de saúde no Brasil, Saúde Soc., vol. 27, no.2, pp. 556-572. Garcia-Subirats, I. et al. (2014). Determinantes del uso de distintos niveles asistenciales en el Sistema General de Seguridad Social en Salud y Sistema Único de Salud en Colombia y Brasil, Gaceta Sanitaria, vol. 28, No. 6, pp: 480-488. Gragnolati, Michele, Magnus Lindelow, and Bernard Couttolenc (2013). Twenty Years of Health System Reform in Brazil: An Assessment of the Sistema Único de Saúde. Directions in Development, Washington DC, World Bank, 112 pages. Guerrero, R., Gallegos, A. I., Becerril-Montekio, V., & Vásquez, J. (2011). Sistema de Salud de Colombia, Revista Salud Pública de México, vol. 53, no. 2, pp. 144-155. International Trade Administration (2021), “Chile-Healthcare”, 16 January, https:// www.trade.gov/knowledge-product/chile-healthcare Jardín, Juan Pablo et. al. (2019), “Health Expenditure based on Insurance type and age prior to Implementation of universal health coverage in Bolivia”, Gaceta Médica Boliviana, vol. 42, No.2, pp. 194-197 Lautier, B. (2007). Les politiques sociales au Brésil durant le goouvernment de Lula: aumône d’Etat ou droits sociaux ?, Problèmes d’Amérique latine, vol. 63, pp. 51-76. Ledo, C. and Soria, R. (2011). Sistema de Salud de Bolivia, Revista Salud Pública de México, vol. 53, no. 2, pp. 109-119. Martínez Franzoni, Juliana and Diego Sánchez-Ancochea (2016). The Quest for Universal Social Policy in the South: Actors, Ideas and Architectures, Cambridge, Cambridge University Press. Mesa-Lago, C. (1994). Changing Social Security in Latin America. Towards alleviating the Social Costs of Economic Reform, Boulder and London, Lynne Rienner Publishers, 213 pages. Mesa-Lago, C. (2008). Reassembling Social Security. A Survey of pensions and health care reforms in Latin America, Oxford, Oxford University Press, 448 pages. Mezones-Holguín, Edward et.al. (2019), “Cobertura de aseguramiento en salud: el caso peruano desde la ley de aseguramiento universal”, Revista Peruana de Medicina Experimental y Salud Pública, vol. 36, No.2, pp. 196-206 Núñez, Alicia and Chunhuei Chi (2013). Equity in Health utilization in Chile, International Journal for Equity in Health, vol. 12, no. 58, pp. 1-16. Palacios, Alfredo, Natalia Espinola and Carlos Rojas-Roque (2020). “Need and inequality in the use of health care services in a fragmented and decentralized health system: evidence for Argentina”, International Journal for Equity in Health, vol. 19, no. 67, pp. 1-14. Poltronieri, Jorge (2011). Proyecto de Investigación Estructuras de la Opinión Pública, Comunicado de prensa, Encuesta de opinión pública XXIII – Panorama global, San José, Costa Rica, CIRMA/UCR, 45 pages. Polanyi, Karl. (1944). The Great Transformation. New York: Farrar & Rinehart, 360 pages. Repetto, Fabián and Fernanda Potenza dal Masetto (2011). Protección social en la Argentina, Serie Politicas Sociales, Santiago de Chile, CEPAL. no. 174, 68 pages. Robles Farías, Claudia (2013). Sistemas de protección social en América Latina y el Caribe, Chile. Santiago, Cepal, 52 pages. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 506 Ruiz Gómez Fernando, Teana Zapata Jaramillo, and Liz Garavito Beltrán (2013). Colombian health care system: results on equity for five health dimensions, 2003–2008, Revista Panamericana de Salud Pública, vol. 33, no. 2, pp. 107–115. Sáenz, María del Rosario et al. (2011). Sistema de salud de Cesosta Rica, Salud Publica, vol. 53, no. 2, pp. 156-167. Santos Basso, Óscar Luis (2005), Costa Rica, in Instituto de Investigaciones Jurídicas, Centro Interamericano de Estudios de Seguridad Social, El nuevo derecho de las pensiones en América Latina, pp. 187-253. Sánchez-Talanquer, Mariano et al. (2020). La respuesta de México al COVID: estudio de caso, Institute for Global Health Sciences, UCSF, 131 pages Théret, Bruno (2011). “The place of national systems of social protection and political representation in socio-economic regulation: a morphogenetic structuralist view on institutional change in comparative perspective with special references to Japan and France”, Evolutionary institutional economic review, vol. 7, no. 2, pp. 177-208. Tikkanen, Roosa et al (2020). International profiles of Health Care Systems, The Commonwealth Fund, 228 pages. https://www.commonwealthfund.org/sites/default/files/2020-12/ International_Profiles_of_Health_Care_Systems_Dec2020.pdf Vásquez, Felipe, Guillermo Paraje, and Manuel Estay (2013). Income-related inequality in health and health care utilization in Chile, 2000–2009, Revista Panamericana de Salud Pública, vol. 33 no. 2, pp. 98-106. Werneck Vianna, Maria Lúcia Teixeira y M. L. Texeira (1997). A americanização (perversa) da seguridade social no Brasil in Eli Diniz and Sergio de Azevedo (ed.), Reforma do estado e democracia no Brasil: dilemas e perspectivas, Brasília, Editora Universidade de Brasília, pp. 295-348. NOTES 1. And one could also include in the pro-rich and pro-educated bias of the health system, such a bias towards a basic health condition. Many studies have shown that poorer and less educated populations (for example FIEL, 2007) and the effects of bad health conditions as a risk in the case of Covid have been thoroughly proven. ABSTRACTS None of the Latin American countries has achieved fully universal, egalitarian, and efficient health systems, although Uruguay and Costa Rica have probably come closest to this goal. The pandemic the world is currently undergoing has strained all the health organizations of the continent; an exceptional situation that allows us to compare their performance and resilience. It is clear that some countries have weathered the crisis better than others in part due to the condition of the health services themselves, but also from the approach that different governments adopted to deal with the epidemic. I will analyze three aspects: 1. The specific Revue Interventions économiques, 67 | 2022 507 trajectories of the different health systems, and more particularly the changes they underwent since the beginning of the commodity boom and the arrival to power of redistributive coalitions in certain countries; 2. The specific characteristics of the different health organizations in terms of coverage, structure, investment, infrastructure, and historical performance; and 3. The performance of the various health regimes during the pandemic. Aucun des pays d’Amérique latine n’a pas pu mettre en place des systèmes de santé pleinement universels, égalitaires et efficaces, bien que l’Uruguay et le Costa Rica se soient probablement rapprochés le plus de cet objectif. La pandémie que le monde traverse actuellement a mis à rude épreuve tous les systèmes de santé du continent ; une situation exceptionnelle qui nous permet de comparer leurs performances et leur résilience. Il est clair que certains pays ont mieux résisté à la crise que d’autres en partie en raison de l’état des services de santé eux-mêmes, mais aussi de l’approche adoptée par les différents gouvernements pour faire face à l’épidémie. J’analyserai trois aspects: 1. Les trajectoires spécifiques des différents systèmes de santé, et plus particulièrement les changements qu’ils ont subis depuis le début du boom des matières premières et l’arrivée au pouvoir de coalitions redistributives dans certains pays; 2. Les caractéristiques spécifiques des différents organisations de santé en termes de couverture, de structure, d’investissement, d’infrastructure et de performance historique; et 3. La performance des divers régimes de santé pendant la pandémie. Ninguno de los países latinoamericanos ha logrado construir sistemas de salud plenamente universales, igualitarios y eficientes, aunque probablemente Uruguay y Costa Rica se hayan acercado más a esta meta. La pandemia que atraviesa el mundo actualmente ha afectado a todos los sistemas de salud del continente; una situación excepcional que nos permite comparar su desempeño y resiliencia. Es evidente que algunos de ellos han resistido la crisis mejor que otros, en parte debido a la condición de los propios servicios de salud, pero también por el enfoque que adoptaron los diferentes gobiernos para hacer frente a la epidemia. Analizaré tres aspectos: 1. Las trayectorias específicas de los diferentes sistemas de salud y, más particularmente, los cambios que experimentaron desde el inicio del boom de las commodities y la llegada al poder de las coaliciones redistributivas en ciertos países; 2. Las características específicas de las diferentes organizaciones de salud en términos de cobertura, estructura, inversión, infraestructura y desempeño histórico; y 3. El desempeño de los distintos sistemas de salud durante la pandemia. INDEX Mots-clés: pandémie, systèmes de santé, Amérique latine, performance, politique Palabras claves: pandemia, sistemas de salud, America latina, desempeño, política Keywords: pandemic, health systems, Latin America, performance, politics AUTHOR ILÁN BIZBERG Professeur, El Colegio de México, ilan@colmex.mx Revue Interventions économiques, 67 | 2022 508 Télétravail contraint et nouvel agencement organisationnel : quelles conséquences sur les risques psychosociaux ? Organizational Reorganization and Telework During Lockdown, What Kind of Consequences on Psychosocial Risks? Caroline Diard, Virginie Hachard et Dimitri Laroutis 01. Introduction 1 Le Décret du 16 mars 2020 et la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ont imposé le confinement de la totalité de la population française. En conséquence dans le cadre de plans de continuité, les entreprises ont été contraintes d’organiser le télétravail de leurs salariés du jour au lendemain sans aucune organisation ni négociation spécifique préalable. Les entreprises ont alors été confrontées à la nécessité de conduire une forme d’agencement organisationnel (Girin, 2016). 2 Le 11 mai 2020 le premier confinement a pris fin. Ce « jour d’après » met fin à la période de télétravail pour certaines entreprises et les managers ont pu mesurer les conséquences sur la santé physique et mentale de cette parenthèse en télétravail. Si le télétravail a déjà été exploré par de nombreux auteurs (Taskin, 2003 ; Pontier, 2014 ; Vayre, 2019) en tant que modification organisationnelle, l’adaptation au télétravail contraint, non formalisé et ses conséquences en tant que nouvel agencement organisationnel n’a pas été encore étudiée. 3 Nous formulons l’hypothèse que les organisations (managers et service RH) n’ont pas suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des risques psychosociaux. Nous proposons ainsi dans cet article d’étudier les conséquences des pratiques de mise en œuvre du télétravail contraint dans le cadre d’un agencement Revue Interventions économiques, 67 | 2022 509 organisationnel (Girin (2016,1995)) sur les conditions de travail et la santé des salariés. Notre approche ne se limite pas à des facteurs individuels, mais envisage l’organisation dans son ensemble. 4 Cette contribution s’appuie sur une étude quantitative menée en période de premier confinement (15 avril -10 mai 2020), auprès de 169 télétravailleurs et une seconde étude réalisée en sortie du confinement entre le 11 mai et le 11 juin 2020 qui a recueilli 181 réponses dont 167 exploitables et constituent notre champ d’analyse. Après avoir dressé un état des lieux du télétravail, le cadre théorique sera détaillé, puis la méthodologie et les résultats de l’étude seront présentés et discutés. 02. Revue de littérature : télétravail contraint, risques psychosociaux et agencement organisationnel 2.1 Le télétravail : état des lieux 5 On entend par « télétravail », au sens de l’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 en France, « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Dans la pratique, il peut s’exercer au lieu d’habitation du salarié ou dans un tiers lieu, par exemple un espace de co-working, différent des locaux de l’entreprise, de façon régulière, occasionnelle. Cette définition du télétravail recouvre différentes formes de télétravail correspondant à diverses situations organisationnelles. Cette définition reprend celle énoncée par l’article L. 1222-9 du Code du travail français. L’article L1222-11 quant à lui prévoit qu’« en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ». En France, le télétravail bénéficie depuis peu d’un cadre juridique facilitant et relativement stable. La mise en œuvre du télétravail résulte en France de la transposition d’un accord-cadre européen de 2002 à travers l’Accord National Interprofessionnel (ANI) de juillet 2005. Le télétravail ne sera cependant introduit dans le Code du travail qu’en 2012 par la Loi Warssman du 22 mars. Ce travail de recherche se situe dans ce cadre normatif où le télétravail peut être imposé et contraint, en situation de crise. On notera en revanche que dans les pays d’Amérique du Nord le cadre juridique demeure incomplet (Scaillerez et Tremblay, 2016). Il s’agit d’un outil de régulation et de flexibilisation. 6 En France, pendant la crise de la covid 19 le taux de télétravailleur a atteint 41 % (Baromètre Malakoff Humanis, 2021) chiffre semblable à celui observé au Canada (40 %) (Tremblay 2020). Avant la crise il s’exerçait souvent de manière informelle, à domicile ou dans des espaces de co-working. Tel était aussi le cas au Canada où les organisations fonctionnaient déjà avec une bonne dose de télétravail et que nombre de professionnels et de cadres, comme d’employés de bureau, sont en mesure de réaliser leur travail depuis leur domicile ou encore d’un espace de coworking (Tremblay 2020). Revue Interventions économiques, 67 | 2022 510 2.2 Les risques psychosociaux en situation de télétravail 2.2.1 Définition des risques psychosociaux 7 Les risques psychosociaux sont définis par l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles). 8 Ce sont des risques inhérents à des situations de travail où sont présents, combinés ou non : du stress, des violences internes commises au sein de l’entreprise par des salariés : harcèlement moral ou sexuel, conflits exacerbés entre des personnes ou entre des équipes. Il est de la responsabilité de l’employeur d’évaluer ces risques, et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger ses salariés dans le cadre de l’obligation générale de sécurité à l’égard de ses salariés (articles L4121-1 et L4121-2 du code du travail). En situation de télétravail, l’employeur a les mêmes obligations à l’égard des salariés et il doit prendre les mesures préventives nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des salariés confinés (INRS 2020). La plupart des contributions en gestion insistent sur l’importance accordée aux managers de proximité dans la gestion des risques psychosociaux (Tappura et al. ., 2014 in Vuattoux, 2020). Vuattoux (2020) a effectué une recension de la littérature relative à ces risques psychosociaux et révèle que Les RPS sont multifactoriels, les expositions des salariés sont souvent multiples et cumulatives, et leurs conséquences différées dans le temps (p. 8). Il appartient aux entreprises d’élaborer elles-mêmes leur propre définition et politique de prévention et moyens à mettre en oeuvre. 2.2.2 Risques psychosociaux et télétravail 9 L’INRS a cependant relevé la difficulté d’appliquer certaines dispositions relatives à la santé et la sécurité du Code du travail en raison du caractère privé du domicile du télétravailleur (INRS, 2020). La période de confinement peut être assimilée à une situation de changement pour l’organisation et les salariés. Ce changement n’a pas été anticipé. Avant le premier confinement, certains n’avaient jamais travaillé à domicile, d’autres n’avaient jamais exploré les outils de travail collaboratif en ligne. Le télétravail en situation de confinement, analysé en tant qu’agencement organisationnel permet de mieux appréhender les risques psychosociaux. 10 L’enquête du syndicat CGT (Confédération Générale du Travail) réalisée en avril et publiée le 4 mai 2020 fait ressortir que la mise en place du télétravail en mode dégradé contribue à l’augmentation des risques psychosociaux : 35 % des télétravailleurs se plaignent d’une anxiété inhabituelle et près de la moitié de douleurs physiques. 40 % des managers ont vu leurs temps et charge de travail augmenter. Le télétravail conduit à l’augmentation de la charge de travail et à l’hyperconnectivité comme précisée dans une étude de l’ANACT, (Agence Nationale pour l’Amélioration de Conditions de travail), intitulée « Le monde du travail à l’épreuve d’un coronavirus : analyses et réflexions, la revue des conditions de travail » (2020). 45 % des télétravailleurs ont du mal à se déconnecter du travail (Étude Malakoff Humanis, avril 2020). Les managers devront rester vigilants en prévenant le risque d’hyperconnectivité. Ainsi, savoir s’arrêter de travailler devient une compétence à part entière pour créer une frontière entre sphères privée et professionnelle (Fernandez, Guillot, Marrault, 2014, p. 18). Le télétravailleur peut également se sentir angoissé par l’isolement et la solitude engendrée peut conduire à un sentiment d’exclusion. Cet isolement peut à la fois faire référence à l’insertion dans un Revue Interventions économiques, 67 | 2022 511 collectif de travail et à la place de la fonction dans le processus de production (Taskin, 2010, p. 64). Ruiller et al. . (2017) mettent en évidence cet isolement comme un risque inhérent au télétravail. Le télétravail présente donc des risques pour la santé. Le télétravail contraint correspond à un réagencement organisationnel qui bouleverse les conditions de travail et fait apparaitre des risques psychosociaux qu’il convient d’anticiper. Ces risques sont présentés dans le tableau 10. Taskin et Lambotte (2020) proposent un audit régulier des risques psychosociaux grâce à des enquêtes, une cellule permettant d’accompagner le retour au travail, une communication régulière et factuelle sur la situation économique. 2.2.3 Prévention des risques psychosociaux et télétravail 11 La mise en œuvre du télétravail en situation de confinement questionne ainsi sur l’éventuelle mise en place d’outils de prévention des risques psychosociaux. L’émergence de ces risques en contexte de télétravail contraint et de réagencement organisationnel nécessite donc des actions de prévention. Le rôle du manager consiste à accompagner ces mesures de prévention et mettre en œuvre des espaces de débats et de régulation du travail (Tremblay, 2002 et Vuattoux, 2020). Par exemple, en matière de prévention du risque d’isolement social, le manager doit veiller à préserver des modalités de contact régulier (entretiens réguliers d’activités, réunions collectives…). La formation des managers à la prévention des risques psychosociaux est donc un élément incontournable en situation de télétravail contraint. Ces derniers pourraient contribuer à la co-construction d’une relation d’emploi équilibrée. Il appartient aux entreprises d’élaborer elles-mêmes leur propre définition et politique de prévention et moyens à mettre en oeuvre. Vuattoux (2020) avait d’ailleurs mis en avant l’importance des managers de proximité dans la gestion des Risques psychosociaux. 2.3 Télétravail contraint : un nouvel agencement organisationnel 2.3.1 Le concept d’agencement organisationnel 12 Dans le cadre du confinement imposé au printemps 2020, les entreprises ont été contraintes d’organiser le travail à distance dans le cadre de plans de continuité. Elles ont dû s’adapter et faire preuve d’agilité. Cette situation inédite et soudaine peut être rapprochée d’un évènement cosmologique imprévisible décrit par Weick (1985, 1993). Les exemples contemporains sont nombreux : le SRAS en 2002, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la crise des subprimes en 2008, ou encore les attentats en 2015 en France. Les pratiques de gestion de crise peuvent provoquer un changement organisationnel obligeant chaque partie à s’adapter (Lorino & Mottis, 2020). La mise en œuvre du télétravail contraint constitue ainsi un aménagement et une adaptation indispensables pour protéger la santé et la sécurité des salariés pendant la pandémie. 13 Pour étudier l’évolution des conditions de travail en situation de télétravail contraint, nous analysons le fonctionnement de la relation de travail notamment autour du repositionnement des acteurs dans le cadre d’un réagencement organisationnel et d’une relation managériale modifiée. 14 Le concept d’agencement organisationnel a été décrit par Girin (1995). L’agencement organisationnel est un composite, c’est-à-dire un ensemble d’éléments hétérogènes reliés entre eux (Girin, 2016, p. 230). Les organisations sont constituées de divers processus de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 512 fonctionnement. Pour Girin (1995), toute action peut relever d’un agencement organisationnel, c’est-à-dire d’un ensemble de ressources humaines (individus liés par des contrats, engagés dans des relations de pouvoir), de ressources matérielles (édifices, objets techniques, machines) et de ressources symboliques (langage, règlements, procédures, outils de calcul, techniques comptables) (in Bourret et Andonova, 2012). Pour l’auteur, les « agencements organisationnels » correspondent à un ensemble de ressources hétérogènes capables de réaliser une performance (Pène, 2006). Girin (1995) a été par ailleurs le premier à avoir théorisé les situations de gestion. Il s’appuie sur la description d’unités qui ressemblent à celles de la tragédie classique : unité de temps, unité de lieu (même si les moyens de communication modernes peuvent faire de ce lieu un lieu virtuel), et unité d’action. Taskin (2006) utilise également cette analogie pour décrire le télétravail comme produisant des changements majeurs affectant le cadre spatiotemporel de l’exercice du travail (…) (p 2). L’organisation est une combinaison de ressources humaines, matérielles, financières en interaction. Elle se construit et évolue en fonction d’éléments de contexte : l’environnement économique, technologique a été bouleversé. Le contexte étudié ici est celui d’une crise sanitaire nécessitant un confinement ponctuel et un télétravail contraint. En management des organisations, la régulation d’un système est coordonnée de façon formelle et informelle, des ajustements étant parfois indispensables. Les changements intervenus en période de télétravail confiné peuvent être appréhendés en tant que composants d’agencements organisationnels. 15 Le télétravail en confinement a produit différentes formes d’aménagements (aménagement du lieu de travail, aménagement des technologies utilisées, réorganisation du collectif de travail et des procédures, aménagement du temps de travail). Certaines seraient facteurs de risques tandis que d’autres seraient, à l’inverse, des moyens de prévenir ces risques. Tissandier et al. (2019) ont ainsi montré une réduction du stress en situation de télétravail avant le confinement. Le télétravail agit positivement pour ces auteurs : l’absence de déplacement (…) et la prise de recul par rapport à la multitude des interactions professionnelles (collègues ou clients pressés, réunions impromptues...) (..) occasionne une plus grande souplesse et permets de prendre des pauses plus nombreuses, ce qui réduirait le stress. 16 Précédemment Metzger et Cleach (2004), au contraire, avaient relevé un brouillage de la frontière vie personnelle-vie professionnelle et une aggravation des contraintes temporelles. Une autre étude, canadienne (Tremblay et Najem 2010), a quant à elle relevé que le quart des salariés canadiens font du travail à domicile pour répondre aux demandes des employeurs et pas nécessairement dans une démarche de conciliation emploi-famille. 17 Ainsi de nombreux auteurs se sont intéressés aux conséquences parfois négatives du télétravail (augmentation du temps de travail et de la charge de travail, Obergo 2018, Vayre 2019, conflit travail famille, Dockery et Bawa 2018, porosité de la frontière vie professionnelle/vie personnelle, Dumas et Ruiller 2014), quand il est exercé de façon régulière et formalisée. Les services RH sont régulièrement confrontés à des aménagements organisationnels multidimensionnels. Il s’agit parfois d’aménager le temps de travail (Guerfel-Henda, 2011), d’aménager l’espace de travail, d’accompagner la croissance de l’entreprise avec une tendance à la personnalisation (Arnaud et al. , 2009). En situation de télétravail contraint, les services RH grâce à une information ciblée ont contribué à la prévention des risques psychosociaux (Diard, Hachard, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 513 Laroutis, 2021). Les services RH ont gagné à accompagner les collaborateurs pendant la période de confinement à travers une diffusion de l’information sur les outils, les processus et les pratiques liées au télétravail (ibid, p. 16). Néanmoins, l’absence de formalisme a fait émerger différentes sources de risques et a nui au rôle attendu du service RH. 18 Nous choisissons ainsi d’analyser la situation de télétravail contraint à travers le prisme théorique de l’agencement organisationnel. 2.3.2 Télétravail contraint : Des repères organisationnels bouleversés 19 En télétravail contraint, l’utilisation massive de nouvelles technologies de travail à distance (Zoom, Teams…) rompt trois unités (temps, lieu, action). Taskin (2006, p. 13) définit la « déspatialisation » qui représente une distance physique et psychologique comme étant un enjeu central de la régulation nécessaire au télétravail. En effet, le collaborateur peut travailler en tout endroit : cette dispersion géographique concourt à l’élaboration d’un modèle organisationnel irrégulier, changeant, rendant plus compliqué le contrôle présentiel. De même, l’unité de temps n’a plus lieu d’être en situation de télétravail. Le contrôle du temps de travail ne permet plus à lui seul de contrôler le travail. L’unité d’action repose sur le respect de procédures et de méthodes de contrôle qui n’ont plus d’effet en confinement. Le collaborateur doit s’adapter à des situations inédites, en l’absence de manager, définissant alors par lui-même un mode de fonctionnement (Taskin, 2006). En situation de crise, Carillo et al. . (2020) ont relevé l’importance du support organisationnel s’agissant d’un télétravail contraint. Ainsi, nous avons étudié le télétravail comme une situation de gestion. Ceci s’inscrit dans la continuité des travaux de Girin (1990), une situation de gestion apparait lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe (p. 142). De même Gentil (2013), s’est intéressée à quatre types de situations de gestion à travers le prisme de l’agencement organisationnel révélant le rôle du collectif pour réguler des événements dans un contexte marqué par la rationalisation économique 20 Le télétravail peut être assimilé à ce que la littérature qualifie de situation « extrême », c’est-à-dire évolutive, car elle apparaît pour un acteur (ou un groupe d’acteurs) donné comme présentant une certaine rupture par rapport à sa vie quotidienne (Rivolier, 1998). Un manager est confronté à une telle situation quand il est amené à piloter une action collective (…) dans un contexte évolutif, incertain et risqué (Lièvre, 2014). C’est l’émergence d’un environnement économique de plus en plus turbulent, chaotique, volatile, incertain où l’urgence et la crise deviennent des situations récurrentes qui amène nos organisations à être confrontées à un nouveau type de situation de gestion (p. 3). Une rupture organisationnelle contraint les collectifs à s’engager dans un processus d’agencement organisationnel. Ainsi, une étude récente (CIME, 2021) s’est intéressée à l’entreprise éprouvée par son environnement en situation de crise, laissant envisager un « monde d’après », dans lequel il apparait impérieux de repenser sa mission et sa vision stratégique. Au niveau organisationnel, la rupture provoquée par la crise a bouleversé les modes d’organisation, les cadres de pensée et d’exercice du management. L’étude révèle alors les paradoxes auxquels les managers sont confrontés : manager par la confiance sans perdre le contrôle, prendre en compte des besoins individuels tout en poussant à la performance collective (…) (p. 37). 21 Pour s’adapter, les managers ont développé des pratiques liées au contexte de crise et plus particulièrement de télétravail. Les résultats de l’étude CIME indiquent Revue Interventions économiques, 67 | 2022 514 notamment des modes de réunions renouvelés, une attention croissante aux personnes. Notre travail s’inscrit dans la même démarche, c’est-à-dire l’étude de l’évolution de la relation managériale dans une situation organisationnelle atypique, de crise provoquant une rupture. 2.3.3 Gérer les salariés en télétravail contraint : une nouvelle relation managériale 22 Brunelle (2010) a proposé un modèle permettant d’expliquer l’efficacité du leadership dans un contexte de direction de télétravailleurs. Léon (2008) a identifié un certain nombre de paramètres objectifs visant à approfondir la notion de distance managériale subjective, à savoir : le fait de connaître préalablement son manager / son collaborateur, l’ancienneté au sein de l’entreprise, le niveau hiérarchique, l’habitude du management à distance et la durée de la dyade manager / managé (..). Pour de Ridder et al. . (2019), le manager de demain, s’apparentera à un animateur de collectif, facilitateur, coordinateur au service de son équipe capable d’accompagner ses collaborateurs dans leurs décisions de manière autonome. La mise en place des systèmes de communication facilitant la transmission des messages deviendrait une compétence cruciale (p. 50). L’autonomie accrue des télétravailleurs contribue à une modification de la relation d’emploi. En effet en situation de télétravail, le contrôle en présentiel n’est plus possible. Une nouvelle forme d’autonomie est involontairement laissée au télétravailleur pendant le confinement. Ceci induit la mise en place d’un système de contrôle sur objectifs, d’une obligation de résultats. En situation de télétravail, dans le cadre de la réciprocité du contrat psychologique, la relation managériale est modifiée autour de trois dimensions : l’autonomie, le contrôle, la confiance. Les collaborateurs en revanche mettent en place des mécanismes d’autocontrôle (Diard, Hachard, 2021). Il s’agit d’une situation de travail perturbée (Gentil, 2013) qui induit des réponses organisationnelles spécifiques. 03. Méthodologie 23 Ainsi nous avons cherché à comprendre à travers une étude quantitative en deux temps si les organisations ont suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des risques psychosociaux et si l’évolution de la relation managériale a modifié les conditions de travail avec une incidence sur ces risques. Il s’agissait de recueillir la perception des télétravailleurs pendant le premier confinement et après la sortie de confinement. 3.1 Administration des questionnaires 24 Deux questionnaires autoadministrés ont été réalisés grâce à Google forms. Les répondants ont tous été sollicités par Linkedin. Dans un premier temps, un premier questionnaire a été administré pendant la période de confinement, du 15 avril au 10 mai 2020 auprès de 169 télétravailleurs. L’étude a été réalisée en France. 25 Ce premier questionnaire a été mis en place le 15 avril (1 mois après le début du confinement) et a été retiré le 11 mai. Un second questionnaire est administré en sortie du confinement entre le 11 mai 2020 et le 15 juin 2020 et a recueilli 181 réponses dont 167 correspondent à notre échantillon (uniquement les personnes étant toujours en Revue Interventions économiques, 67 | 2022 515 télétravail). Nous avons construit le premier questionnaire afin d’analyser la relation managériale et l’agencement organisationnel et afin de déterminer dans quelle mesure les salariés ont été informés sur les conditions de mise en œuvre du télétravail, de leurs droits, des risques potentiels, des bonnes pratiques, de l’évolution organisationnelle et formés aux nouvelles technologies de travail à distance par les services RH. Nous avons tenté d’élaborer les contours du réagencement organisationnel, l’évolution des conditions de travail, la régulation interne dans un contexte de pandémie. Nous avons donc interrogé dans une première partie, des télétravailleurs en situation de confinement sur la nature de l’information, l’existence de formation, la formalisation éventuelle proposée par l’organisation. Dans une seconde partie, les télétravailleurs confinés ont été interrogés sur la charge de travail, les horaires, la connectivité, l’autonomie et l’utilisation de nouveaux outils, la santé au travail. Ce questionnaire s’intéresse au rôle du manager dans la modification potentielle des conditions de travail et au rôle du service RH dans la formalisation des procédures, la régulation et la prévention des risques inhérents à la mise en œuvre du télétravail. L’échantillon des répondants au premier questionnaire est constitué majoritairement de cadres (46,4 % cadres et 19,6 % cadres supérieurs). Ceci peut s’expliquer par la nature des métiers et le contenu des missions, aisément télétravaillables pour les cadres. Les employés et ouvriers représentent 21,4 % tandis que les techniciens correspondent à 12,5 % de la population étudiée. 64,9 % ont moins de 5 ans d’ancienneté, 17,3 % entre 5 et 10 ans et 17,9 % plus de 10 ans. 54,4 % des répondants avaient déjà eu une première expérience du télétravail. Ce premier questionnaire administré pendant le confinement comprend 27 questions auxquelles il faut répondre par oui ou non. Ce questionnaire s’intéresse au rôle du service RH et à la relation managériale. Les questions tentent de déterminer les modalités de mise en œuvre, d’encadrement organisationnel du télétravail. Il vise à identifier dans quelle mesure le télétravail contraint est un agencement organisationnel. 26 Le deuxième questionnaire comporte quant à lui 24 questions visant à analyser l’expérience de télétravail vécue en confinement et notamment l’évolution et les modifications éventuelles de la relation managériale. Nous avons élaboré ce deuxième questionnaire à partir des résultats du premier afin d’évaluer la situation managériale en sortie de confinement dans une posture longitudinale. Cette posture est primordiale pour nos résultats. En effet, nos travaux ont débuté avant le confinement et nous ont permis d’observer la relation managériale en situation de télétravail formalisé, non contrainte (Diard, Hachard, 2021). 27 Dans cette étude, le premier questionnaire a été administré pendant le premier confinement de 2020 alors que le deuxième l’a été en sortie de confinement. Notre objectif était d’étudier l’évolution de la relation managériale pendant et après. Le deuxième questionnaire met l’accent sur la santé au travail et tente d’évaluer l’apparition de risques psychosociaux, les difficultés émergentes liées à de nouvelles conditions de travail à distance. L’échantillon des répondants au second questionnaire est constitué de 92,3 % de personnes ayant été en télétravail pendant le confinement et 33,7 % avant le confinement. Ce questionnaire est bloquant pour les participants n’ayant pas poursuivi le télétravail après le déconfinement. Seuls ceux ayant poursuivi en télétravail constituent notre échantillon de 167 répondants (sur 181 au total ayant répondu). Dans le deuxième questionnaire, l’expérience vécue pendant le confinement fait l’objet de questions portant sur l’organisation du travail, l’utilisation de nouveaux outils, mais nous avons fait le choix d’intégrer la notion de santé au travail. Il s’agit Revue Interventions économiques, 67 | 2022 516 dans ce questionnaire d’appréhender les problèmes relatifs à la santé au travail et l’émergence potentielle de risques psychosociaux consécutifs au mode de déploiement du télétravail. Notre choix méthodologique initial a été de préserver l’anonymat ce qui nous a conduits à relancer un second questionnaire sur LinkedIn sans volonté d’observer la situation chez les mêmes télétravailleurs. Les deux échantillons sont donc différents. Les participants ont été contactés par des messages standardisés sur le réseau professionnel LinkedIn. Le réseau mobilisé correspond au réseau professionnel des auteurs (5 000 contacts professionnels ont constitué les répondants potentiels. Cette méthode a déjà été utilisée par Müller et Niessen (2019). Le tableau 1 donne une description détaillée des deux questionnaires administrés. Le télétravail en confinement se déroule dans un temps prédéfini par décret sur lequel des enjeux sanitaires, économiques et organisationnels se jouent. Il s’agit d’une situation de gestion inédite qui conduit à des évolutions organisationnelles dans un laps de temps donné. 3.2 Résultats 28 Afin de traiter les données recueillies, nous avons utilisé des régressions logistiques qui permettent de s’adapter à tout type de variables indépendantes (Greene et al. ., 2011). Ce type de régression permet de prédire les choix effectués par les individus. La variable dite latente ou variable à expliquer fait référence dans le cadre de notre article à: • Pour le questionnaire 1 : la mise en œuvre d’outils de prévention des risques liés au télétravail par le service RH (codé 1 si l’individu considère que des outils de prévention ont été mis en place, 0 sinon) • Pour le questionnaire 2 : la rencontre de difficultés de santé liées au travail pendant la période de confinement (codé 1 si l’individu a rencontré des difficultés de santé liées au travail pendant la période de confinement, 0 sinon). 29 Les variables indépendantes (ou explicatives) correspondent aux différentes caractéristiques des individus et à leur comportement ou perception de la situation. Comme cela se fait généralement pour ce type de méthode, nous avons retenu dans le modèle économétrique les seules variables significatives à 10 %. Le modèle logistique s’écrit de la façon suivante : X 30 (1) Prob(yi) est la fonction logistique expliquant : 31 - Pour le questionnaire 1, le fait que le service RH ait mis en place ou non des outils de prévention des risques liés au télétravail contraint ; 32 Cette variable latente a été choisie afin de comprendre l’implication du service RH dans la mise en œuvre de différents outils préventifs. 33 - Pour le questionnaire 2, le fait d’avoir rencontré ou non des difficultés relatives à la santé au travail. 34 Cette variable latente a été analysée dans le but de déterminer si les personnes interrogées ont perçu des conséquences du confinement sur leur santé. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 517 35 Ces deux variables permettent de comprendre les effets d’un agencement organisationnel en situation de télétravail contraint. Le modèle est exprimé en fonction de variables explicatives (Xi) rattachées à leurs coefficients β et à un terme d’erreur ɛ indépendant et normalement distribué avec une moyenne de 0 et une variance de (cf. Greene et al. ., 2011). Un traitement économétrique des données a été réalisé sur les 2 questionnaires via le logiciel STATA 12. Pour le premier questionnaire, la question centrale utilisée est Q18 : Votre service RH a-t-il selon vous mis en œuvre des outils de prévention des risques liés à la situation de télétravail contraint ? (143 non, 26 oui). 36 Les questions qui révèlent un fort coefficient de régression avec la question centrale sont indiquées dans le tableau 2. La régression logistique est présentée dans le tableau 3 (seules les variables significatives à 10 % ont été retenues dans le modèle). Les tableaux 6 et 7 retracent les corrélations entre variables significatives. La prévalence de la relation des questions Q10, Q12, Q13, Q14, Q19, Q23, Q25 (cf : tableau 2 pour la formulation des questions) avec la question Q18 révèle les résultats suivants : 37 Dans le premier questionnaire, les éléments de prévention des risques mis en place par les RH et perçus par les salariés sont : • La précision des horaires de travail • L’information sur les risques potentiels liés au télétravail • La mise en place de bonnes pratiques • L’information sur les droits des télétravailleurs (variable la plus significative) • L’augmentation des réunions organisées par les managers. • Le service RH a été perçu comme ne mettant pas en œuvre de prévention des risques quand : ◦ Les salariés ont perçu une porosité de la frontière vie privée-vie professionnelle et quand ◦ Ils ont utilisé des outils technologiques pour la première fois. 38 Concernant le deuxième questionnaire, la question centrale est Q4 : Pendant la période de confinement avez-vous rencontré des difficultés relatives à votre santé en lien avec le travail ? 39 Les questions qui révèlent un fort coefficient de régression avec la question centrale sont indiquées dans le tableau 4. 40 Le tableau 5 présente la régression logistique du questionnaire 2. 41 La prévalence de la relation des questions Q5, Q6-1, Q6-4, Q12, Q21-7, Q22, Q23 (voir tableau 4 pour la formulation des questions) avec la question Q4 révèle les résultats suivants : 42 Les problèmes de santé au travail en période de confinement sont significatifs quand un professionnel de santé a été consulté et sont la conséquence de : • Une situation de stress vécue en confinement • Une perte de lien social • Des délais d’exécution des tâches perçus comme raccourcis • L’augmentation du temps de travail 43 En revanche, de nouvelles conditions d’exécution du travail n’entrainent pas de problème de santé au travail : • La nécessité perçue de prendre des décisions en toute autonomie • Des délais raccourcis Revue Interventions économiques, 67 | 2022 518 • L’augmentation de la charge de travail 44 Il convient de préciser la nuance entre temps de travail (durée effective à laquelle le salarié est la disposition de l’employeur) et la charge de travail qui correspond au contenu et à la densité des missions confiées. 45 Nous avons également calculé les corrélations entre variables. Ces corrélations sont reprises dans les tableaux 6 et 7. Aucune corrélation importante n’apparait entre les variables significatives. 04. Analyse des résultats et discussion 46 En préambule, il convient de préciser que les deux questionnaires ont été administrés auprès d’individus en télétravail, ce ne sont pas les entreprises qui ont été questionnées. Nous avons procédé à l’analyse des questionnaires autoadministrés en trois étapes : une analyse descriptive du premier questionnaire, une analyse descriptive du deuxième questionnaire, un traitement économétrique des deux questionnaires. 4.1 Analyse statistique descriptive du premier questionnaire 47 Une première étape correspond à l’analyse de statistiques descriptives sur Google forms a été effectuée l’issue du premier questionnaire, il apparait que seulement 33,7 % des entreprises concernées ont signé un accord et 34,3 % une charte. Seulement 21,9 % de ces salariés ont reçu un guide du télétravail. 10,7 % d’entre eux ont eu une formation au télétravail. 40,2 % des services RH ont délivré une information relative au travail à distance. Les horaires à appliquer n’ont été précisés que dans 26,6 % des cas. 39,6 % des télétravailleurs ont été informés de la nécessité de se déconnecter. 14,8 % ont été informés des risques potentiels. 15,4 % des services RH ont mis en place des outils de prévention des risques. 32 % des services RH ont mis en place des « bonnes pratiques de télétravail » et ils n’ont informé les télétravailleurs de leurs droits que dans 13 % des cas. Dans la majorité des cas (72,2 %) les horaires sont inchangés, mais les télétravailleurs ont également tendance à plus travailler dans 69,2 % des cas. La fréquence des réunions a augmenté dans 37,3 % des cas et la charge de travail dans 40,2 % des cas. 52,1 % des télétravailleurs se sentent plus autonomes et 42,6 % plus stressés. Le débordement sur la vie privée est évoqué dans 53,8 % des cas. Les outils ont été fournis par les trois quarts des entreprises. Le télétravail en confinement a été l’occasion d’utiliser des outils nouveaux dans 62,7 % des cas. Le reporting est réalisé via un outil spécifiquement mis en place dans uniquement 15,4 % des cas. Seuls 18,9 % des répondants pensent que leur employeur a mis en place des outils de contrôle pendant le confinement. Les salariés en télétravail témoignent ainsi à travers ce premier questionnaire d’un manque d’information, de communication et de formation de la part des services RH. Ce manque d’information pourrait modifier durablement l’agencement organisationnel c’est-à-dire la relation entre autonomie et autorité dans les organisations où le télétravail a été contraint. 4.2 Analyse statistique descriptive du deuxième questionnaire 48 Une deuxième étape a permis d’analyser l’expérience vécue de télétravail par les répondants. 17,4 % des répondants révèlent avoir eu des problèmes de santé pendant le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 519 confinement. 32 % se sont sentis stressés, et 13,8 % angoissés. 32 % mentionnent une perte de lien social, 44 % des difficultés à se déconnecter et 40 % une surcharge de travail. 41 % ont augmenté leur charge de travail et 45 % leur charge de travail. Ces risques psychosociaux (tableau 10) ont eu des conséquences immédiates sur la santé au travail dès la sortie du premier confinement (17,4 % des répondants ont eu un problème de santé lié au travail). 13 % des télétravailleurs se sont tournés vers leur manager pour un problème de santé au travail et seulement 2 % ont consulté le service RH. La majorité (80 %) n’a pas ressenti de pression spécifique des managers bien que 1/3 des répondants aient cependant reçu des sollicitations tardives des managers avec des délais de réalisation des missions raccourcis. Les modes de communication ont été modifiés pour 80 % des répondants. 82 % déclarent avoir ressenti une liberté d’organisation malgré un stress pour 52 %. Le travail a débordé sur la vie privée pour 53 % des individus interrogés. Le contrôle a été accru seulement pour 12 % des télétravailleurs. La relation managériale a été bienveillante pour 52 % des personnes. La moitié d’entre eux sont prêts à continuer en télétravail. Ces résultats précisent les conclusions des études institutionnelles évoquées précédemment. En effet, l’ANACT mentionnait notamment des communications appauvries, devenant de potentielles sources de stress pour les salariés (2020, p. 38) les cadres intermédiaires ont payé un lourd tribut à cette réorganisation : c’est sur leurs épaules qu’a reposé la continuité de l’activité à distance. Il fallait assurer le contact avec les salariés, suivre l’exécution du travail, résoudre les problèmes matériels (p. 8). 4.3 Traitement économétrique des deux questionnaires 49 Une troisième étape a consisté à effectuer un traitement économétrique et une analyse de régressions logistiques qui ont permis de prédire les comportements des individus en situation de télétravail contraints. Les variables dites latentes ou variables à expliquer étaient la mise en œuvre d’outils de prévention des risques liés au télétravail par le service RH et la rencontre de difficultés de santé liées au travail pendant la période de confinement. 50 Comme souligné par Diard, Hachard, Laroutis (2021), la régression logistique 1 est généralement mise en œuvre « en raison de sa capacité à s’adapter à tout type de variables indépendantes (métriques et non métriques) ». Il apparait que pendant le confinement, lorsque le service RH a précisé les horaires à respecter ; qu’il y a eu une information des salariés des risques potentiels ; les services RH ont mis en place des bonnes pratiques, que des réunions ont été organisées par les managers, les salariés le perçoivent comme la mise en œuvre d’outils de prévention des risques inhérents au télétravail. À l’inverse, les télétravailleurs considèrent que les services RH n’ont pas mis en œuvre des outils de prévention des risques nécessaires quand ils ont eu un sentiment de porosité de la frontière vie professionnelle/vie personnelle et quand ils ont utilisé des outils technologiques qu’ils ne connaissaient pas auparavant. 51 À travers le calcul des effets marginaux (tableaux 8 et 9), nous pouvons identifier l’influence de chaque variable pour chacun des questionnaires. 52 Pour le premier questionnaire (tableau 8), la variable ayant le plus fort impact sur « la perception de l’implication du service RH » dans la prévention des risques liés au télétravail forcé est la variable Q14. Ainsi, le fait que le service RH informe les salariés de leurs droits dans ce contexte augmente de 33,53 % la propension à considérer que le Revue Interventions économiques, 67 | 2022 520 service RH a mis en œuvre des outils de prévention des risques. Vient ensuite l’information donnée par le service RH sur les risques potentiels (Q12 : +17,36 %), puis la mise en place des bonnes pratiques (Q13 : +8,65 %) et l’information des horaires (Q10 : +7,63 %). Les impacts négatifs de Q23 et Q25 sont quant à eux assez proches (-8 % et -8,77 %). 53 Pour le deuxième questionnaire, le calcul des effets marginaux (tableau 9) pour ces variables indique que naturellement les salariés ayant eu à consulter un professionnel de santé révèle une propension supérieure de 80,65 % par rapport aux autres à considérer avoir eu des difficultés relatives à la santé. Viennent ensuite les variables telles que le stress (+35,79 %), la perte de lien social (+8,69 %) et l’augmentation du temps de travail (+4,78 %), mais dans une moindre mesure. L’autonomie dans les décisions (-9,51 %), l’augmentation de la charge de travail (-6,63 %) et les délais raccourcis (-6.63 %) ont plutôt une influence négative. Les collaborateurs se sentent valorisés par une plus grande autonomie, il y a davantage de confiance de la part des managers en leur confiant des tâches supplémentaires ce qui peut avoir des bénéfices en termes de santé au travail. 54 Ces résultats suggèrent que les services RH gagneraient à inciter les managers à responsabiliser leurs collaborateurs (Diard et al., 2021). De même, comme évoqué dans de précédents travaux (Diard, Hachard, Laroutis, 2022, à paraitre), dans un contexte de télétravail contraint, la bienveillance apparait comme un élément prégnant de la relation managériale. Cette bienveillance peut s’exprimer par la confiance, la transparence, la reconnaissance, le respect, la coopération. Notre étude quantitative a permis de déterminer que les mesures prises dans l’urgence et le formalisme mis en place ont été insuffisants pour assurer la protection de la santé physique et mentale des télétravailleurs. 4.4 Discussion 55 Les risques psychosociaux doivent dès lors être identifiés et cartographiés et les entreprises doivent s’adapter rapidement (tableau 10). Il est impératif de mettre en œuvre une protection renforcée pour lutter contre ces risques psychosociaux de manière plus globale dans chaque organisation concernée. Une vigilance particulière s’imposera pour la protection des salariés. En effet, la direction va devoir veiller à un suivi régulier des télétravailleurs (entretiens, santé au travail). Au sortir du confinement, il faut travailler en étroite collaboration avec les représentants du personnel ainsi qu’avec la médecine du travail. Les managers doivent alors envisager l’opportunité d’un dialogue renforcé au sein de l’équipe dans le cadre d’actions de prévention et d’une organisation du travail repensée (audit des risques psychosociaux). Le dialogue social sera un outil indispensable au suivi de ce nouveau mode d’organisation du travail, notamment à travers la négociation obligatoire relative à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail prévue à l’article L2242-13 du code du travail français. Le jour d’après s’est présenté comme un défi organisationnel pour les entreprises, un enjeu d’agilité et d’adaptabilité, tout en préservant la santé des télétravailleurs. Les points de vigilance qui pourront être abordés lors d’éventuelles négociations avec les partenaires sociaux et mentionnées le cas échéant dans une charte, un guide de bonnes pratiques ou un accord d’entreprise sont relatifs au stress en priorité, à la perte de lien social, au temps de travail. On veillera à favoriser le développement de l’autonomie des salariés. Notre recherche suggère que le télétravail en confinement n’est pas suffisamment formalisé Revue Interventions économiques, 67 | 2022 521 ni accompagné. En situation de télétravail contraint, les managers comme les salariés subissent une organisation qu’ils n’ont pas choisie. L’organisation est bouleversée et ceci peut être assimilé à un agencement organisationnel. Le manager doit gérer une équipe à distance dans une organisation éclatée, communiquer par l’intermédiaire de nouvelles technologies, garantir l’attente des objectifs du groupe. La relation se fonde sur la confiance, l’autonomie et la possibilité de contrôle est limitée à un contrôle technologique (Diard, Hachard, 2019). Ce travail comporte néanmoins quelques limites méthodologiques. En effet, lors de l’administration du deuxième questionnaire, la typologie (genre, statut, ancienneté) des répondants n’a pas été étudiée contrairement au premier questionnaire. Les répondants n’appartiennent pas à un groupe homogène. 56 L’échantillon a été constitué de manière aléatoire à partir de la plateforme Linkedin ce qui pourrait constituer un biais. Ceci a conduit à deux échantillons de taille comparable, mais dont la composition est différente. Nous avons donc pris soin de traiter cette source de répondants avec précaution. La sollicitation auprès des répondants a été faite avec une invitation ouverte auprès du réseau personnel des auteurs. Ce réseau est constitué majoritairement de diplômés de l’enseignement supérieur ayant un statut. Une forte proportion sont cadres en gestion des RH, communication, commerciaux, chefs d’entreprise. Ceci ne nous permet pas de généraliser les résultats de cette étude. Nous avons cherché à montrer que le manque de formalisation lors de la mise en place du télétravail pendant le confinement et l’évolution des conditions de travail aurait une incidence sur les risques psychosociaux. Cette étude révèle que les organisations ont peu accompagné les salariés pendant la période de confinement. La santé des télétravailleurs a parfois été affectée et des risques psychosociaux sont apparus. En effet, les pratiques managériales ont évolué, entrainant une modification des conditions de travail ; les télétravailleurs ont été soumis à une connectivité accrue et à davantage de stress. Ceci pourrait avoir des conséquences à moyen terme : sur le bien-être au travail et un accroissement du nombre d’arrêts de travail et accidents du travail. Ces résultats sont contraires aux résultats de Tissandier et al. . (2019) concernant le stress, mais conformes à ceux de Metzger et Cléach (2004) et à l’étude réalisée par Lasfargue et Fauconnier (2018) concernant l’augmentation du temps de travail en situation de travail à distance. La perception de l’autonomie avait déjà été relevée dans une précédente étude (auteurs, 2019). Nous avons dans cet article examiné les agencements organisationnels (Girin, 1995) qui se construisent lors d’une situation de travail perturbée. Ce travail a mis en lumière l’existence d’agencements spécifiques, au sein desquels les ressources ne prennent pas la même importance, selon la nature des situations dans lesquelles les acteurs sont impliqués. Conformément aux travaux de Gentil (2013, p. 76) : en situation normale, la règle prédomine, elle va régir les comportements, tandis qu’en situation perturbée, les acteurs et les dynamiques communicationnelles vont constituer la ressource principale de l’agencement. En situation de télétravail contraint, le réagencement a concerné la charge de travail, l’utilisation de nouveaux outils, de nouveaux modes de communication avec le manager. Il apparait nécessaire d’encadrer le télétravail pour éviter les dérives et élaborer des consignes, des bonnes pratiques dans le cadre d’un dialogue social et de concertation avec les partenaires sociaux. Cela rejoint les résultats des travaux de Taskin et Vendramin (2004) pour qui la formalisation dépend de la situation (télétravail occasionnel et régulier) et s’inscrit dans un cadre légal existant, mais constitue un enjeu Revue Interventions économiques, 67 | 2022 522 essentiel, car le caractère économiquement et socialement profitable du télétravail en dépend (p. 103). 4.5 Limites 57 Notre travail comporte cependant certaines limites méthodologiques. En effet, nous n’avons pas questionné sur les formes d’agencement organisationnel initial. Nous n’avons pas recueilli d’information concernant la nature de l’organisation d’appartenance ou le type d’activité. Travailler dans des lieux différents (un laboratoire, une multinationale, une très petite entreprise (TPE), un cabinet de consultant ou un établissement de fonction publique, un open-space, une agence, etc.) correspond à des agencements différents. Ces agencements, lors du passage au télétravail contraint, ont pu évoluer différemment, ce que nous n’avons pas étudié. 58 Par ailleurs, les deux questionnaires administrés à plusieurs semaines d’intervalle n’ont pas été réalisés auprès de populations identiques, ne sont pas constitués par les mêmes questions. L’absence de représentativité de l’échantillon est marquée notamment par une majorité de répondants ayant un statut de cadre. Ce biais provient du mode d’administration du questionnaire : aléatoire et via linkedin. Certains auteurs avaient quant à eux d’emblée choisi de s’intéresser uniquement aux cadres. C’est notamment le cas de Metzger et Cleach (2004) et Metzger (2009). L’étude COCONEL (Lambert et al. ., 2020) indique que ce sont les cadres qui rapportent plus souvent une dégradation des relations avec leurs enfants, et moins souvent une amélioration. Les auteures évoquent un recours massif au télétravail dans cette catégorie ayant pu déséquilibrer les relations intrafamiliales (p 1). 05 . Conclusion 59 L’objectif de cette recherche était d’étudier le télétravail contraint en confinement et ses conséquences potentielles en tant que nouvel agencement organisationnel sur l’émergence de risques psychosociaux. Nous cherchions à montrer que les organisations (managers et service RH) n’ont pas suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des risques psychosociaux, ce que ce travail a confirmé à travers une étude quantitative en deux temps. 60 Dans un contexte de télétravail contraint, certains agencements organisationnels se sont construits au sein de l’activité pour garantir la pérennité de l’organisation et notamment parce qu’il a fallu faire face à une crise majeure. Une nouvelle activité communicationnelle, informationnelle, managériale, au cœur de la régulation des aléas a dû être mise en œuvre par les entreprises. Ces modifications et agencements organisationnels peuvent entrainer des risques psychosociaux que nous avons identifiés (tableau 10). L’évolution des conditions de travail a provoqué des situations de stress, d’isolement, d’hyperconnectivité. Les entreprises ont développé l’autonomie en s’appuyant sur une obligation de résultats. L’autonomie bien que positive pour la santé des télétravailleurs suppose cependant une vigilance particulière quant à l’augmentation potentielle de la charge de travail et les difficultés à déconnecter. La négociation d’accords d’entreprise pourrait permettre la mise en œuvre d’une protection renforcée pour lutter contre les risques psychosociaux de manière plus globale dans l’organisation concernée (Diard, 2020 ; Diard, Dufour, 2021) et d’engager Revue Interventions économiques, 67 | 2022 523 une politique de prévention. Un Accord National Interprofessionnel (ANI) a d’ailleurs été négocié en sortie de confinement et publié au Journal Officiel le 13 avril 2021. Cet accord décrit l’organisation du travail en son chapitre 3. (Fréquence du télétravail, Contrôle du temps de travail, information, communication, formation). Le contenu de l’ANI, négocié après la réalisation de notre étude répond pour partie aux modifications de la relation managériale et conditions de travail relevées par notre recherche. Il sera donc utile de travailler en étroite collaboration avec les représentants du personnel sur le sujet du télétravail ainsi qu’avec la médecine du travail. Les managers pourront alors envisager l’opportunité d’un dialogue renforcé dans le cadre d’actions de prévention (audit des risques psychosociaux, ce qui a également été préconisé par Taskin et Lambotte (2020). Il s’agirait de négocier des accords d’entreprise adaptés à chaque situation En effet, en matière de télétravail l’accord d’entreprise peut déroger à l’ANI ou l’accord de branche. Dans d’autres pays que la France, il pourrait s’agir de développer des politiques formelles pour encadrer le télétravail ou des annexes aux conventions collectives, selon la législation du pays. Il s’agit d’une particularité française où le dialogue social avec les partenaires sociaux est favorisé. Ceci résulte de l’histoire syndicale française. Comme en Allemagne, les syndicats ont contribué de longue date à la défense des droits des collaborateurs. Le droit français va également dans ce sens (Loi Rebsamen de 2015). Les pays anglo-saxons ont en effet des systèmes de relations professionnelles davantage décentralisés (Gazier et Bruggeman, 2016). 06. Tableaux Revue Interventions économiques, 67 | 2022 524 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 525 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 526 BIBLIOGRAPHIE Arnaud, Stéphanie, Frimousse, Soufyane et Peretti, Jean-Marie (2009). Gestion personnalisée des ressources humaines : implications et enjeux, Management & Avenir, vol. 28, n° 8, pp. 294-314. Bourret, Christian et Andonova, Yanita (2012). Agencements organisationnels et espaces-projets. Une approche empirique dans le domaine de la santé. Communication. vol. 30, n° 1, version en ligne. Brunelle, Éric (2010). Télétravail et leadership : déterminants des pratiques efficaces de direction, Management international, vol. 4, n° 4, pp. 23-35. Carillo, Kevin, Cachat-Rosset, Gaëlle, Marsan, Josiane, Saba, Tania et Klarsfeld, Alain (2020). Adjusting to epidemic-induced telework : empirical insights from teleworkers in France, European Journal of Information Systems, vol. 30, n° 1, pp. 69-88. De Ridder, Marin, Taskin, Laurent, Ajzen, Michel, Antoine, Marie et Jacquemin, Chloé (2019). Le métier de manager en transformation : une démarche prospective, Revue Management et Avenir, vol. 109, n° 1, pp. 37-60. Diard, Caroline et Hachard, Virginie (2019), Impact de la mise en œuvre d’une réforme organisationnelle sur la perception du contrat psychologique par les enseignants-chercheurs, Question(s) de Management, n° 23, pp. 41-53. Diard, Caroline (2020). Accords d’entreprise et protection des droits des télétravailleurs », Question(s) de Management, n° . 28, pp. 107-116. Diard, Caroline et Dufour, Nicolas, (2021). Accords d’entreprise : quels risques pour les télétravailleurs ?, Revue de l’Organisation Responsable, n° 1, pp. 25-37. Diard, Caroline, Hachard, Virginie, et Laroutis, Dimitri (2021). Information délivrée aux télétravailleurs confinés par les services RH : une évolution de la relation managériale ?, Question(s) de Management, n° 35, pp. 15 - 26. Diard, Caroline et Hachard, Virginie (2021), Impact de la mise en œuvre du télétravail sur la relation managériale, Gérer et comprendre, n° 144, pp. 38-52. Diard, Caroline, Hachard, Virginie, et Laroutis, Dimitri (2022). Bienveillance perçue et télétravail en confinement : une influence sur les risques psychosociaux ?, Question(s) de Management, à paraitre. Dumas, Marc et Ruiller, Caroline (2014). Le télétravail : les risques d’un outil de gestion des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, Revue Management & Avenir, vol. 8 n° 8, pp. 71-95. Dockery, Alfred et Bawa, Sherry (2018). Quand les frontières se brouillent : le télétravail et son incidence sur le fonctionnement familial dans un exemple australien, Revue internationale du travail, vol. 157, n° 4, pp. 675-699. Fernandez, Valérie, Guillot, Chloé et Marrault, Laurie (2014). Télétravail et « travail à distance équipé » Quelles compétences, tactiques et pratiques professionnelles ?, Revue française de gestion, vol. 1, n° 1, pp. 101-118. Gazier, Bernard, et Frédéric Bruggeman (2016). Dialogue social et dialogue social territorial au début du XXIe siècle. Un essai de théorisation, Négociations, n° 2, vol. 26, pp. 55-72. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 527 Gentil, Stéphanie (2013). Les « agencements organisationnels » des situations perturbées : la coordination d’un bloc opératoire à la pointe de la rationalisation industrielle, Communiquer, n° 8, pp. 65-80. Girin, Jacques. (1990). L’analyse empirique des situations de gestion : éléments de théorie et de méthodes », dans A.-C. Martinet (coordination), Épistémologies et Sciences de Gestion, Éditions Economica, Paris, pp. 141-181. Girin, Jacques (1995). Les agencements organisationnels, in Charue-Dubroc Florence. (Dir), Des Savoirs en Action, L’Harmattan, Paris, pp. 233- 279. Girin, Jacques (2016). Langage, organisations, situations et agencements, avec la collaboration de Chanlat, Jean-François., Dumez, Hervé et Breton, Michèle., Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université, Laval. Greene, William, Azomahou, Théophile, Van, Phu.Nguyen, Raymond, Wladimir. et Schacter, Didier (2011). Econometrics, Pearson Edition. Guerfel-Henda, Sana (2011). L’aménagement du temps de travail : le cas de cinq entreprises « françaises » », Humanisme et Entreprise, vol. 302, n° 2, pp. 29-44. Lasfargue, Yves. & Fauconnier, Sylvie (2018). Impacts du télétravail 2018 : de plus en plus de qualité et de productivité avec de moins en moins de fatigue et de stress. Que pensent les télétravailleuses et les télétravailleurs ? Résultats de la 5e enquête OBERGO sur les impacts du télétravail réel. Lambert, Anne, et al. . (2020). Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français , Population & Sociétés, vol. 579, n° . 7, pp. 1-4. Léon Emmanuelle (2008). Impact de la distance géographique sur la relation managériale : une fausse bonne question ?, actes de colloque de l’AGRH. Lievre Pascal (2014), Vers un management des situations extrêmes de gestion) XXIII Conférence AIMS, Rennes, Lorino Philippe et Mottis Nicolas (2020). Et l’organisation dans tout ça ?. Un oubli persistant, y compris en cas de crise…Revue française de gestion, vol. 3 n° 288, pp. 11-34. Metzger, Jean-Luc et Cleach, Olivier (2004). Le télétravail des cadres : entre suractivité et apprentissage de nouvelles temporalité, Sociologie du travail, vol. 46, n° 4, pp. 433-450. Metzger, Jean-Luc (2009) Focus - Les cadres télétravaillent pour... mieux travailler », Informations sociales, vol. 153, n° 3, pp. 75-77. Müller, Teresa. et Niessen, Cornelia (2019). Self‐Leadership in the Context of Part‐Time Teleworking, Journal of organizational behavior, vol. 40, n° 8, pp. 883-894. Pène, Sophie (2006). Les agencements organisationnels du travail à distance : De l’accueil à l’accessibilité des données. Colloque ”Autour du langage et des organisations”, en hommage à Jacques Girin, Centre de recherche en Gestion de l’École Polytechnique (CRG). Pontier, Monique (2014). Télétravail indépendant ou télétravail salarié : quelles modalités de contrôle et quel degré d’autonomie, La revue des sciences de gestion, direction et gestion, vol. 1, n° 1, pp. 31-39. Rivolier, Jean (1998). Stress et situations extrêmes, Bulletin de Psychologie, 51 (6) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 528 Ruiller, Caroline., Dumas, Marc. et Chedotel, Frédérique (2017). Comment maintenir le sentiment de proximité à distance ? Le cas des équipes dispersées par le télétravail, RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, vol. 3, n° 3, pp. 3-28. Scaillerez, Arnaud Tremblay Diane-Gabrielle (2016). Le télétravail, comme nouveau mode de régulation de la flexibilisation et de l’organisation du travail : analyse et impact du cadre légal européen et nord-américain, Revue de l’organisation responsable, vol. 11, n° 1, pp. 21-31. Taskin, Laurent (2003), Les enjeux du télétravail pour l’organisation, Reflets et perspectives de la vie économique, vol. 1, n° 1, pp. 81-94. Taskin, Laurent. & Vendramin, Patricia (2004), Le télétravail, une vague silencieuse : Enjeux socioéconomiques d’une nouvelle flexibilité, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain. Taskin, Laurent (2006). Télétravail : Les enjeux de la déspatialisation pour le management humain, Revue interventions économiques, vol. 34, n° 1, pp. 1-21. Taskin, Laurent (2010). La déspatialisation : Enjeu de gestion, Revue française de gestion, vol. 3, n° 3, pp. 61-76. Taskin, Laurent. & Lambotte, François (2020). Stratégie de déconfinement : le cas des télétravailleurs, mars, congrès AGRH. Tissandier, Patrice et Mariani-Rousset, Sophie (2019). Les bénéfices du télétravail : Mobilité modérée : réduction du stress et des émissions de gaz à effets de serre. Revue francophone sur la santé et les territoires, hypotheses.org, 1-16. -02372764 Tremblay, Diane-Gabrielle (2001). Le télétravail : les avantages et inconvénients pour les individus et les défis de gestion des RH, Revue de GRH, vol. 42, n° 1, pp. 2-14. Tremblay, Diane-Gabrielle (2002). Balancing Work and Family with Telework ? Organizational Issues and Challenges for Women and Managers. In Women in Management. Tremblay, Diane-Gabrielle et Najem, Elmustapha (2010). Le travail à domicile au Canada : qui le pratique et pourquoi ? », Gestion, vol. 35, pp. 108-117 Tremblay, Diane-Gabrielle (2020). Le télétravail et le cotravail (coworking) : enjeux socioterritoriaux dans la foulée de la pandémie de COVID-19. Organisations et Territoires, vol. 29, n° 2, 159-162. Manchester : MCB Press. N° 3/4 vol. 17, pp157-170. Vayre, Émilie (2019). Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social, Le travail humain, vol. 1, n° 1, pp. 1-39. Vuattoux, Jean-Christophe (2020). Gérer les risques psychosociaux dans les organisations ? État de l’art pour un contrôle de gestion des RPS. Revue de l’organisation responsable, vol. 3, n° 3, pp. 7-14. Weick, Karl. Edward. (1985), Cosmos vs. chaos : Sense and nonsense in electronic contexts, Organizational Dynamics, n° 14, pp. 51-64. Weick, Karl. Edward. (1993), The collapse of sensemaking in organizations : The Mann Gulch disaster, Administrative Science Quarterly, n° 38, pp. 628-652. Enquêtes et Études : Baromètre annuel Malakoff-Humanis (2021), https://newsroom.malakoffhumanis.com/ actualites/barometre-annuel-teletravail-2021-de-malakoff-humanis-db57-63a59.html Revue Interventions économiques, 67 | 2022 529 Enquête/étude CGT du 8 au 24 avril 2020 conduite auprès de 34 000 répondants https:// luttevirale.fr/wp-content/uploads/2020/05/RAPPORT-ENQUETE-UGICT-CGT-ss-embargo-V2.pdf Etude Malakoff Humanis, réalisée du 15 au 20 avril 2020 auprès d’un échantillon représentatif de 1010 salariés d’entreprises du secteur privé d’au moins 10 salariés. https:// newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/malakoff-humanis-decrypte-limpact-de-la-crisesur-lorganisation-du-travail-et-la-sante-des-salaries-a-travers-les-resultats-de-ses-etudesteletravail1-et-absenteisme2-realisees-en-mai-2020-40ce-63a59.html Étude DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) (2020), « Synthèse des résultats de l’enquête flash », avril. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/ publication/activite-et-conditions-demploi-de-la-main-doeuvre-pendant-la-crise-sanitairecovid-19-3 Étude ANACT (Association Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) (2020), « Le monde du travail à l’épreuve d’un coronavirus : analyses et réflexions, la revue des conditions de travail ». https://www.anact.fr/le-monde-du-travail-lepreuve-dun-coronavirus-analyses-etreflexions Étude INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) (2020), Télétravail, quels risques, quelles pistes de prévention ?, avril. Étude Cime innovation (2021), Bastien Anne, Defelix Christian, Le Boulaire Martine, Ledoux Camille, Picq Thierry, Rôles et compétences des managers dans les dynamiques de transformation et d’innovation. NOTES 1. La régression logistique est utilisée notamment lorsque la variable à expliquer est qualitative, le plus souvent binaire (Greene et al., 2011). Cette variable dépendante ou à expliquer correspond le plus souvent à la réalisation ou non d’un élément (ici, la réception d’une information). Les variables indépendantes, quant à elles, correspondent aux variables pouvant influencer la survenue de cet élément. RÉSUMÉS En France, un actif sur quatre a été en télétravail dès le début du premier confinement le 16 mars 2020 (DARES, avril 2020). Avant la crise, le télétravail présentait, en tant que mode d’organisation à distance, des bénéfices (réduction des temps de transport, délégation, développement de l’autonomie, qualité de vie au travail) et des risques (isolement, porosité de la frontière vie privée-vie professionnelle, surcharge de travail, perte de lien social) que la littérature avait identifiés (Tremblay 2001, Vayre 2019). En période de crise sanitaire, il s’agit d’une forme de télétravail contraint, à temps plein, parfois dégradé qui présente de nouveaux risques dont les risques psychosociaux. L’objectif de cette recherche est d’analyser le télétravail contraint pendant le confinement en France et ses conséquences en tant que nouvel agencement Revue Interventions économiques, 67 | 2022 530 organisationnel et relation managériale modifiée, sur l’émergence éventuelle de risques psychosociaux. Nous formulons ainsi l’hypothèse que les organisations (managers et service RH) n’ont pas suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des risques psychosociaux. Ainsi, l’absence d’accompagnement organisationnel serait un facteur de risque. Cette étude quantitative conduite en deux temps, révèle que la communication et la formalisation ont été insuffisantes pour une prévention efficace des risques et que l’évolution des conditions de travail a abouti à des situations nouvelles de stress, d’augmentation de la charge de travail, d’hyperconnectivité, d’isolement, sources de risques psychosociaux. In France, one over four workers were teleworkers from the start of the first lockdown in March 2020 (DARES, April 2020). Before the crisis, telework presented benefits (reduction of transport times, delegation, development of autonomy, quality of life at work) and risks (isolation, blurring, work overload, loss of social connections) as a means of a remote organization. In times of health crisis, it is a form of forced, sometimes degraded telework that presents new and emerging risks. New relationships at work appeared, revealing the existence of psychosocial risks. The objective of this research is to analyze teleworking during the lockdown in France and its consequences as an organizational rearrangement on the emergence of psychosocial risks. We hypothesize that organizations have not sufficiently formalized the implementation of teleworking during confinement and that the evolution of the managerial relationship without an adapted framework has an impact on psychosocial risks. A quantitative study carried out in two stages reveals that communication and formalization have been insufficient and that the evolution of working conditions has resulted in new situations of stress, increased workload, hyper-connectivity, isolation, sources of psychosocial risks. INDEX Mots-clés : télétravail, risques psychosociaux, prévention, agencement organisationnel, relation managérial.e Keywords : telework, psychosocial risks, prevention, organizational arrangement, management. AUTEURS CAROLINE DIARD Enseignant-chercheur en Management des RH et droit, ESC Amiens, France, caroline.diard@gmail.com VIRGINIE HACHARD Enseignant-chercheur en Finance, Doyenne déléguée de la faculté, École de Management de Normandie, Laboratoire Métis, France, vhachard@em-normandie.fr DIMITRI LAROUTIS Enseignant-chercheur en marketing, ESC Amiens, France, Dimitri.laroutis1@gmail.com Revue Interventions économiques, 67 | 2022 531 Comptes Rendus Reports Revue Interventions économiques, 67 | 2022 532 Max Weber, Economy and Society. A New Translation. Édité et traduit par Keith Tribe, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2019, 520 p. Frédérick Guillaume Dufour 1 Spécialiste de longue date de Max Weber, Keith Tribe est l’un des historiens de la pensée économique allemande les plus qualifiés pour contextualiser l’œuvre de l’auteur d’Économie et Société dans les débats de l’époque en pensée sociale et économique. On doit à Tribe autant des publications ciblées sur la sociologie de Weber, que des ouvrages sur l’histoire de la pensée économique allemande (2017) ; l’édition d’essais sur Weber et d’essais de Weber concernant les relations entre l’État et le développement économique (Tribe, 1989), ainsi qu’un ouvrage général sur l’histoire de la pensée économique (Tribe, 2015). C’est donc un historien économique doté d’une connaissance acérée de l’histoire des idées politiques et économiques allemandes qui se donne ici comme objectif de rédiger une nouvelle traduction et édition d’Économie et Société, un ouvrage aussi fondamental que structurant de la discipline sociologie. 2 Le lectorat francophone connaît Économie et Société essentiellement à travers son édition en deux volumes publiée d’abord chez Plon en 1971, puis chez Presses Pocket en 1995 : Les catégories de la sociologie et L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie. En France, Raymond Aron a attiré l’attention depuis longtemps sur l’importance de la sociologie de Weber, notamment dans Les étapes de la pensée sociologique. Le lectorat anglophone connait, lui, Économie et Société soit à travers la traduction qu’en a effectué Parsons en 1947, soit par la traduction de 1968 de Guenther Roth et Claus Wittich. La traduction et l’édition effectuée par Tribe recouvre le matériel du premier volume, Les catégories de la sociologie1. 3 L’édition de Tribe débute avec une courte préface et une introduction de soixantetreize pages. L’introduction, qui constitue en soi une contribution à l’histoire de la Revue Interventions économiques, 67 | 2022 533 sociologie, revient sur le contexte historique et sociolinguistique de la publication d’Économie et Société ; sa place dans l’œuvre du sociologue ; les interlocuteurs et influences de Weber ; les enjeux spécifiques à la traduction de son œuvre de l’allemand vers l’anglais. Puis, chacun des quatre chapitres d’Économie et Société est présenté et précédé d’un survol analytique effectué par Tribe. Cette nouvelle édition reprend également la présentation graphique de la publication conçue par Weber où chaque sous-section est divisée en un paragraphe de définition, puis une section d’élaboration qui est clairement distinguée de la première. L’édition de Parsons en anglais, comme l’édition française, ont abandonné ce mode de présentation du texte original qui fait davantage ressortir le développement très structuré de l’argument de Weber. Les quatre chapitres sont suivis d’un lexique de vingt-huit pages où Tribe aborde les enjeux liés à la traduction des concepts au cœur du travail de Weber. 4 Une motivation essentielle à la démarche de Tribe de fournir une nouvelle traduction d’Économie et Société est le fait que Weber a désigné la première partie de son contenu comme étant sa « [ma] sociologie ». L’emploi de cette expression n’est pas anodin parce que Weber c’est longuement autodésigné comme un économiste avant d’estimer qu’il avait fait une contribution originale à la sociologie. Ce n’est qu’à partir de 1913 qu’il commence à qualifier sa contribution au Gründrisse für Sozialeconomisch de sa « [ma] sociologie ». Il est donc essentiel estime Tribe d’isoler cette contribution et d’en dégager l’originalité de la démarche. 5 Il est difficile de ne pas situer la traduction de Tribe par rapport à celle de Roth et Wittich de 1968. Ces derniers avaient procédé à la traduction et à l’édition de la quatrième édition allemande d’Économie et Société publiée en 1956. Cette édition de 1500 pages en langue anglaise organisait l’ouvrage en trois grandes parties. Les trois premiers chapitres de la première partie correspondent aux cours enseignés par Weber en 1918 et 1919 et approuvé par lui pour publication. Le quatrième chapitre de cette première partie était sous forme de fragments au moment de la mort de Weber en 1920. Ce sont ces quatre premiers chapitres qui furent d’abord publiés de façon posthume en février 1921 comme Économie et Société. Les deux autres grandes parties de l’ouvrage, assemblées à la suite des cours de 1918 à 1920, sont constituées d’écrits antérieurs à 1913 et rassemblés par Marianne Weber pour une réédition augmentée d’Économie et Société en 1922. Marianne a placé ces deux autres grandes parties à la suite de la première en cherchant à respecter le plan que Weber avait en tête en 1914. Or, seule la première partie correspond au travail tardif que Weber qualifiait de « sa sociologie ». 6 La démarche de Tribe s’inscrit également dans la foulée du colossal travail d’édition des livres, articles, correspondances et cours de Weber entreprit en 1984 sous la direction de Horst Baier et plusieurs spécialistes du sociologue. C’est en s’arrimant à ce travail d’édition, le Max Weber Gesamtausgabe, que Tribe effectue son édition d’Économie et Société. Le lectorat francophone a aussi accès à une traduction inspirée de la Gesamtausgabe. La Découverte a en effet procédé à la publication de La domination, La ville, Les communautés en se basant sur cette réédition allemande. L’édition de Les communautés comprend notamment d’importantes notes éditoriales autant sur la traduction d’Économie et Société en général, que sur les sous-sections de l’ouvrage, une postface très substantielle de Catherine Colliot-Thélène, ainsi qu’un glossaire raisonné des concepts traduits. 7 Tribe estime nécessaire de revenir sur la traduction par Parsons de certains concepts clés dans son édition de la première partie d’Économie et Société sous le titre de Theory of Revue Interventions économiques, 67 | 2022 534 Social and Economic Organization en 1947. Il reproche à l’édition de Parsons de perdre en précision structurelle et conceptuelle par rapport au texte original. Dans l’édition originale dont Tribe reprend ici la structure, chaque sous-section débute par un paragraphe de définition d’un concept occupant toute la largeur de la page, qui est suivie par une section de développement précédé d’un alinéa vide. 8 Tribe ajoute à son édition une importante annexe de vingt-huit pages où sont discutés les choix terminologiques effectués dans la présente traduction. Cette annexe est beaucoup plus qu’une simple traduction terminologique. Elle effectue une discussion substantielle des enjeux épistémologiques liés à la traduction des termes que Tribe contextualise dans les débats de l’époque. Plusieurs de ces traductions ont des conséquences importances pour la compréhension sociologique. Le terme « appropriation » par exemple est employé de façon passive et non active chez Weber, ce qui a une conséquence importante sur la théorisation de l’action intentionnelle. Le terme « chance », important dans la théorisation wébérienne des classes de possession, n’est pas toujours employé pour désigner le résultat d’un hasard ou d’une contingence. Il est également utilisé comme synonyme d’« opportunité ». La traduction de Parsons des concepts d’Herrschaft par Autority et Verband par Corporate group a également des conséquences importantes sur l’interprétation de la sociologie de Weber. Pour Tribe, le concept de « rule » (Herrschaft) n’est pas interchangeable avec ceux Macht ou Autorität. L’empreinte du fonctionnalisme de Parsons sur la traduction de Weber a comme autre effet d’injecter une coloration beaucoup plus structuraliste au texte de Theory of Social and Economic Organization. Cette forte empreinte du fonctionnalisme de Parsons sur cette traduction influença fortement des interprétations où la sociologie de Weber est dénuée autant de sa substance historique que du rôle central que jouent les relations sociales dans l’œuvre originale. Cette influence de Parsons rend par exemple possible la théorie des systèmes sociaux souvent ésotérique et ahistorique de Niklas Luhmann. Tribe émet également des réserves à l’égard de la traduction systématique de Herrschaft par domination, comme c’est le cas dans l’édition anglaise de 1968. Il souligne qu’aux endroits où Weber veut mettre l’accent sur l’aspect coercitif d’un Herrschaft, proche de ce qu’on entend généralement par une domination, il précise son concept par l’ajout d’un qualificatif ou d’un autre terme. Quant au concept de Verband, Tribe préfère le traduire par organisation que par group, corporate group, association ou society. Cette attention aux règles, légitimes ou coercitives, des organisations est au cœur de la sociologie de Weber insiste Tribe. 9 Tribe veut également remettre de l’avant des éléments originaux de la sociologie de Weber de 1918-1919 qui tendent à être dilués dans l’édition en trois parties de 1968 qui fait plus de 1500 pages. Il regrette notamment que l’on se souvienne de l’œuvre comme d’une sociologie seulement interprétative, alors qu’aussi pertinente soit-elle, la démarche interprétative n’était qu’un moment dans une méthode dont l’étape suivante était la reconstruction causale destinée à être soumise à des analyses sociohistoriques et comparatives. Puis, Tribe espère qu’à une époque où les méthodes des économistes néoclassiques sont remises en question, les économistes cesseront de bouder le chapitre deux d’Économie et Société, longuement négligé par les néoclassiques, où les institutions économiques sont théorisées comme ancrées dans un tissu de relations sociales. 10 Cette nouvelle édition de Weber s’imposera rapidement comme incontournable. Tribe réussit son pari d’attirer l’attention sur l’originalité et la complexité de la démarche de Revue Interventions économiques, 67 | 2022 535 Weber. Il extirpe le travail de Weber autant de l’interprétation structuraliste qu’en offrait Parsons dans la version en langue anglaise de 1947, que des interprétations plus étroitement versées vers un individualisme méthodologique qui serait allergique à des explications relationnelles et processuelles. En mettant l’accent sur l’importance du chapitre deux d’Économie et Société dans « la sociologie » de Weber, Tribe met également le clou dans le cercueil des interprétations culturalistes du sociologue qui s’accrochent au texte de L’éthique puritaine et l’esprit du capitalisme pour en faire un repoussoir contre Marx. En invitant les interprètes de Weber à porter une plus grande attention au chapitre deux d’Économie et Société portant sur les relations sociales et les relations sociales de propriété dans l’analyse des ensembles de règles qui façonnent l’action des acteurs au sein des organisations, Tribe montre que la sociologie mature de Weber est irréductible aux différentes modes que des interprètes ont cherché à justifier en invoquant cet incontournable de la tradition sociologique. BIBLIOGRAPHIE Baier, Horst et al. Max Weber Gesamtausgabe, Tübingen, Mohr. Édition complète de l’œuvre de Weber entamé en 1984. Elle regroupe l’œuvre en trois grandes parties : 1) livres et articles, 2) correspondances, 3) cours. Max Weber (1968). Economy and Society. Trois volumes, New York, Bedminster Press. Cette édition en anglais de Guenther Roth et Claus Wittich effectue d’importantes révisions à la traduction du premier volume par Parsons en 1947. Elle rend accessible en anglais le reste de l’édition allemande de 1922. Tribe, Keith (2017). Governing Economy. The Reformation of German Economic Discourse, 1750–1840. 2ème edition, Newbury, Threshold Press. Tribe, Keith (2015). The Economy of the Word. Language, History, and Economics, New York, Oxford University Press. Tribe, Keith (dir.) (1989). Reading Weber, Londres et New York, Routlegde. Weber, Max (1991). Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Éditions Gallimard. Traduction française de Wirtschaftsgeschichte. Abriss der Universalen Sozial Und Wirtschaftsgeschichte (1923). Traduit à partir de l’édition Duncker et Humblot de 1981. Weber, Max (1950). General Economic History, Glencoe, The Free Press. Weber, Max (1995). Économie et Société. Volume 1 et 2, Paris, Édition Plon. Weber, Max (2019). Les communautés, Paris, Les éditions La découverte. Édition qui contient une importante préface de Élisabeth Kauffmann et une postface tout aussi pertinente de Catherine Colliot-Thélène. Weber, Max (2013). La domination. Paris, La Découverte. Édition française critique établie par Yves Sintomer. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 536 NOTES 1. L’édition française de Les catégories de la sociologie contient également deux courtes sections additionnelles en annexe portant sur les Ordres guerriers qui ne sont pas présentes dans l’édition de Tribe. AUTEUR FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR Département de sociologie, UQAM, dufour.frederick_guillaume@uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 537 Marie J. Bouchard, L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2021, 408 p. Emanuel Guay 1 Les travaux portant sur l’innovation sociale et son rôle dans l’évolution des modèles de développement constituent l’un des axes de recherche les plus importants dans la production québécoise en sciences sociales depuis les années 1980, comme en témoignent le dynamisme du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et les nombreux articles dédiés aux innovations sociales dans des revues telles que Économie et Solidarités, Revue Interventions économiques et Nouvelles pratiques sociales, ou encore les ouvrages parus dans la collection « Innovation sociale » aux Presses de l’Université du Québec. Marie J. Bouchard, professeure titulaire au département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), propose avec cet ouvrage une série d’entretiens avec Benoît Lévesque, théoricien de l’innovation sociale, professeur émérite au département de sociologie de l’UQAM et cofondateur du CRISES et de l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS). Ces entretiens permettent d’en apprendre davantage sur la trajectoire personnelle du sociologue, ainsi que sur sa vision de l’histoire du Québec, de la Révolution tranquille jusqu’à nos jours. Ils offrent également des pistes de réflexion fortes sur l’avenir du modèle de développement québécois et sur l’importance de la sociologie engagée pour affronter les défis contemporains. 2 Les trois premiers chapitres nous introduisent aux grandes étapes de la vie de Lévesque, de son enfance à sa retraite en passant par les différentes fonctions qu’il a occupées et les nombreuses initiatives auxquelles il a pris part. Après avoir grandi sur une ferme à Saint-Ulric, Lévesque a fait des études classiques au Collège Saint-Viateur à Montréal, puis des études en théologie au Scolasticat Saint-Charles à Joliette, pour être Revue Interventions économiques, 67 | 2022 538 ensuite ordonné prêtre et affecté au Collège de Matane comme responsable de la pastorale en 1967. Trois ans plus tard, il a entrepris une maîtrise en sciences humaines des religions à l’Université de Sherbrooke, puis des études doctorales à Paris, après avoir quitté sa congrégation religieuse. Muni d’une thèse de 850 pages portant sur les Clercs de Saint-Viateur, Lévesque a été professeur en sociologie à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) de 1975 à 1982, période durant laquelle il a participé aux activités du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est-du-Québec (GRIDEQ) tout en contribuant à plusieurs projets, notamment les coopératives de recherche-action de l’Est-du-Québec (CRAEQ) et la Librairie socialiste de l’Est-du-Québec. L’arrivée de Lévesque au département de sociologie de l’UQAM à l’été 1982 a eu lieu tandis qu’une récession économique mondiale battait son plein, ce qui a apporté son lot de bouleversements tant sociaux que théoriques : « Les rêves et les utopies ne semblaient plus pouvoir se matérialiser à grande échelle, mais seulement à partir d’expérimentations et d’innovations à l’échelle de la société civile. Comment de telles expérimentations et innovations peuvent-elles contribuer à la transformation de la société ? En arrivant à l’UQAM, les défis n’étaient pas seulement de prendre part au débat. Il fallait repenser les approches théoriques et méthodologiques, revoir nos plans de cours et mener des recherches sur de nouveaux terrains » (p. 61). Le passage du sociologue à l’UQAM lui a permis de collaborer avec le Service aux collectivités (SAC), puis de cofonder le CRISES avec Paul R. Bélanger, de lancer l’ARUC-ÉS et d’assumer un rôle déterminant dans les projets menés par la section canadienne du Centre interdisciplinaire de recherche et d’information sur les entreprises collectives (CIRIECCanada). Depuis sa retraite en 2004, Lévesque est devenu professeur associé à l’UQAM et à l’École nationale d’administration publique (ENAP), il a instauré avec des collègues le Chantier pour une social-démocratie renouvelée et il s’est engagé auprès de Centraide, de l’Institut Mallet et de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), parmi plusieurs autres formes d’implication. 3 Le quatrième et le cinquième chapitre du livre se penchent respectivement sur l’innovation sociale et sur l’économie sociale et solidaire. L’intérêt de Lévesque pour les innovations sociales à partir des années 1980 peut être lié à deux contextes, soit « [un] contexte immédiat, celui du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) ; ensuite, un contexte social plus large, celui des politiques publiques qui valorisent fortement l’innovation technologique dans l’entreprise pour répondre aux défis de l’emploi et de la concurrence exacerbée par une libéralisation des marchés » (p. 120). En s’inspirant des travaux d’Alain Touraine et de la théorie de la régulation, Lévesque définit l’innovation sociale comme un processus par l’entremise duquel de nouveaux produits, services ou arrangements sociaux, organisationnels ou institutionnels sont élaborés afin de répondre à des besoins sociaux et à des aspirations collectives. Les travaux de Lévesque et de ses collègues sur l’innovation sociale ont contribué à l’émergence d’un champ de recherche comprenant quatre éléments principaux, soit « 1) une définition de l’innovation selon deux types, l’un organisationnel et l’autre institutionnel ; 2) une thématique de recherche, soit « innovation sociale et transformation » ; 3) un cadre conceptuel avec trois niveaux d’analyse, soit les acteurs sociaux, les institutions et les organisations ; 4) une programmation de recherche comprenant l’étude des politiques à l’échelle macroscopique (États et acteurs sociaux) et des monographies à l’échelle microscopique, sans oublier les secteurs et les régions à l’échelle mésoscopique » (p. 140). Une autre contribution importante du sociologue est d’avoir mis en relief les Revue Interventions économiques, 67 | 2022 539 convergences possibles, ainsi que les difficultés d’arrimage, entre les innovations sociales qui sont élaborées par des communautés et des organisations locales et la transformation, à une échelle plus large, des configurations sociétales dans lesquelles ces innovations, ces communautés et ces organisations s’inscrivent (p. 152). L’économie sociale et solidaire désigne, pour sa part, des entreprises et des initiatives économiques qui opèrent sur des principes coopératifs, qui disposent d’une gouvernance démocratique et qui visent l’amélioration de la qualité de vie et du bien-être de la population (p. 160-161). L’attention croissante pour ce secteur au Québec a coïncidé, entre autres, avec un repositionnement des organisations de la société civile au début des années 1990, qui les a menées à envisager l’économie sociale et solidaire comme une avenue stimulante pour la création d’emplois et la défense de l’intérêt général (p. 170-171). Lévesque estime que l’économie sociale et solidaire va jouer un rôle déterminant dans la transition écologique à venir, avec des pratiques telles que « l’économie circulaire ; l’économie de la fonctionnalité pour l’usage plutôt que la propriété individuelle ; l’économie de partage, un concept qui doit encore être précisé ; l’économie verte également à préciser ; les communs à valoriser, mais sans abolir toutes formes de propriété » (p. 190). 4 Les recherches de Lévesque ont aidé à éclaircir les rapports entre l’innovation sociale, l’économie sociale et l’évolution du modèle de développement québécois dans la période d’après-guerre. Trois générations de ce modèle sont examinées plus en détail dans les chapitres 6 à 8 de l’ouvrage. La première génération couvre la période entre l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage en 1960 et la récession mondiale du début des années 1980, et elle inclut parmi ses événements marquants la Révolution tranquille et la première élection du Parti Québécois (PQ). Le programme politique qui a caractérisé cette génération consistait en une « double transformation : d’abord, celle des services universels dans le domaine de l’éducation, de la santé et des services sociaux (le cœur de l’État providence) ; ensuite, celle de la modernisation de l’économie québécoise, à commencer par les infrastructures et l’investissement dans les entreprises » (p. 201). Le premier gouvernement péquiste a promu, de son côté, l’importance de la concertation pour le développement économique et social du Québec, comme en témoigne la création des sommets économiques, du Secrétariat à l’emploi et à la concertation et d’organismes paritaires qui visent à encourager la participation de la société civile à la prise de décision publique, par exemple le Bureau des audiences publiques en environnement (BAPE) (p. 210). Bien que cette période ait été marquée par de nombreuses avancées politiques et sociales, les formes de reconnaissance institutionnelle qui prévalaient durant ces années limitaient grandement l’autonomie des groupes locaux, ce qui a nui au fonctionnement de différentes innovations radicales comme les centres locaux de services communautaires (p. 223-224). La transition entre la première et la deuxième génération du modèle de développement québécois a été précipitée par de nombreuses crises et reconfigurations, parmi lesquelles nous pouvons mentionner « l’échec référendaire de mai 1980, la récession très sévère de 1981-1982 dont les effets se feront sentir jusqu’en 1984 (taux d’intérêt jusqu’à 20 % et taux de chômage de 14 % et plus), sans oublier une montée du néolibéralisme dans la plupart des pays développés » (p. 228). Le PQ a misé, lors de son deuxième mandat (1981-1985), sur trois orientations principales, soit un rapprochement avec le patronat, un investissement accru dans des « entreprises susceptibles de conquérir des marchés externes » et des ressources supplémentaires accordées à la recherche et développement (R&D), au transfert technologique, à Revue Interventions économiques, 67 | 2022 540 l’innovation et à la valorisation de la recherche (p. 229-230). Le passage au pouvoir du PQ entre 1994 et 2003 a prolongé « ce que le gouvernement Bourassa avait lancé en matière de concertation et de partenariat notamment les politiques industrielles, les politiques de l’emploi et de la main-d’œuvre avec la SQDM et les politiques du développement régional avec les conseils régionaux de développement (CRD) », tout en permettant la « réintroduction de la concertation à l’échelle du Québec avec le Sommet socio-économique de 1996 » (p. 241). Du côté de la société civile et des groupes communautaires, Lévesque souligne que « le modèle de développement social de seconde génération a donné lieu à de nombreuses initiatives citoyennes coconstruites par des usagers et des professionnels, le plus souvent des femmes, notamment dans le système de santé et de services sociaux » (p. 266-267). 5 Bouchard et Lévesque abordent ensuite la troisième génération du modèle de développement québécois, dont l’émergence peut être associée aux mesures adoptées par les gouvernements libéraux qui se sont succédé entre 2003 et 2018, ainsi qu’aux résistances que ces politiques ont provoquées. Lévesque attire ainsi notre regard sur « quatre réformes du gouvernement Charest qui s’attaquent au modèle québécois de seconde génération, notamment en réduisant ou en éliminant la concertation avec les acteurs organisés de la société civile », soit la modification de l’article 45 du Code civil concernant la sous-traitance, « l’éviction de la société civile organisée (syndicats, groupes communautaires et de femmes) des instances régionales et locales, soit les conseils régionaux de développement (CRD) et les centres locaux de développement (CLD) », la privatisation de différentes sociétés d’État et l’affaiblissement du réseau des centres de la petite enfance (CPE) (p. 289-291). Le Plan Nord et la tarification des services publics constituent deux autres propositions marquantes du gouvernement Charest, tandis que le gouvernement Couillard, au pouvoir entre 2014 et 2018, a imposé des compressions budgétaires majeures et une « à transformation brutale de la gouvernance du secteur de la santé et des services sociaux et de celui du développement régional et local, favorisant ainsi la centralisation et la bureaucratisation » (p. 294). Lévesque note toutefois que des expérimentations lancées avant 2003, comme la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, ont réussi à se maintenir et à se consolider durant cette période, tandis que de nouvelles innovations sociales ont pris forme et ont permis le « renforcement d’une approche territorialisée et d’un écosystème des initiatives de la société civile avec une présence plus marquée des fondations philanthropiques » (p. 304). Le sociologue indique aussi que les réformes proposées par les gouvernements Charest et Couillard se sont butées à d’importants mouvements contestataires, parmi lesquels la mobilisation étudiante de 2012 occupe une place particulière (p. 308-309). Deux éléments sont alors identifiés par Lévesque comme étant déterminants pour l’avenir du modèle québécois de développement, soit « l’évolution de la société civile à partir, entre autres, des nouveaux mouvements sociaux et des communautés culturelles et peuples autochtones » et la transition sociale et écologique (p. 314-315). 6 Le dernier chapitre de l’ouvrage est dédié, pour sa part, à deux questions croisées, soit les travaux sociologiques sur l’engagement et la sociologie engagée comme méthode de recherche et d’intervention. Lévesque nous rappelle d’abord que la sociologie « repose sur une approche inductive à partir d’une analyse de la réalité telle qu’on peut l’observer pour dégager dans un deuxième temps la vision d’une société différente, mais en conformité avec la dignité humaine » (p. 319). Il reprend ensuite les travaux du sociologue et économiste Laurent Thévenot, en nous invitant à distinguer trois régimes Revue Interventions économiques, 67 | 2022 541 d’engagement, soit un « régime en familiarité personnelle » qui renvoie à l’attachement que nous éprouvons envers les personnes avec lesquelles nous partageons notre vie, un « régime en plan projeté par l’individu » qui est lié aux projets personnels et un « régime en justification par le bien commun » qui est plutôt associé à une cause collective (p. 331-332). Après un retour sur ses engagements dans les domaines religieux, syndical, politique, communautaire et dans les milieux de l’économie sociale, de la coopération et de la philanthropie, Lévesque encourage les chercheurs et les chercheuses à « combiner les deux variantes de la sociologie engagée : d’une part, dévoiler les dominations qui affectent la plus grande partie du monde et lutter ainsi pour plus de justice sociale et environnementale ; d’autre part, mener des recherches qui portent sur les visions et les constructions de nouvelles façons de vivre, de travailler et d’aménager le territoire dans la perspective d’une transition sociale et écologique », tout en soulignant que « la sociologie des régimes d’engagement peut également être mobilisée, puisqu’elle permet d’identifier les diverses formes d’engagement qui s’offrent aux individus, alors que la sociologie engagée fournit des outils et même une démarche pour comprendre la spécificité de l’engagement pour un bien commun et même la possibilité de passer de l’intérêt collectif à l’intérêt général qui prend maintenant la forme d’une grande transformation » (p. 344). 7 En définitive, L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois offre un portrait remarquable du parcours personnel, des réflexions et des projets de Benoît Lévesque, en mettant en lumière une démarche à la croisée de l’approfondissement théorique et de l’engagement social. Nous pouvons nous inspirer des concepts élaborés et des initiatives menées par Lévesque afin de nous aider à mieux comprendre les ressorts de l’action collective, ainsi que les stratégies qui peuvent être employées pour répondre à différents besoins et aspirations, pour encourager la recherche-action et le travail intellectuel engagé, pour défendre des causes communes et pour favoriser le changement social. AUTEUR EMANUEL GUAY Étudiant au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal, guay.emanuel@courrier.uqam.ca Revue Interventions économiques, 67 | 2022 542 Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman, Les travailleurs des plateformes numériques : regards interdisciplinaires, (Teseo), 2022 : https://www.teseopress.com/ lestravailleursdesplateformesnumeriques/ Olivier Rafélis de Broves 01. Introduction 1 L’ouvrage collectif et interdisciplinaire de Carelli et al. (2022) prend pour objet d’étude le travail de plateforme (partie 1) et plus précisément la figure émergente du chauffeur de VTC1 (partie 2). Sous les prismes du droit, de l’économie et de la sociologie, les auteur.e.s scrutent les recompositions des relations d’emploi et de travail qui ont suivi le développement rapide et massif des plateformes de travail à la demande. Plus précisément, ils et elles mobilisent, tout en le questionnant, le concept de « zones grises d’emploi et de travail ». Nous verrons que les acceptions et usages du concept sont divers, au sein même de cet ouvrage. Dans un premier temps, on peut simplement indiquer qu’il permet d’interroger la pertinence des catégories binaires de salariat et d’indépendance (ou de travail salarié et travail indépendant). 2 Finalement, la question centrale de l’ouvrage est la suivante : le modèle spécifique de relations du travail mis en place par les plateformes numériques constitue-t-il un changement de paradigme qui commande de dépasser le modèle salarial de régulation du travail, ou est-il une simple évolution du mode d’accumulation capitaliste comme il en a connu régulièrement depuis son émergence ? Autrement dit, les zones grises que font surgir les plateformes aux frontières de l’emploi salarié et indépendant sont-elles le signe d’ajustements temporaires et conjoncturels, ou de changements structurels ? Revue Interventions économiques, 67 | 2022 543 Dans le premier cas, les outils analytiques forgés tout au long des XIX e et XX e siècle pour critiquer (et éventuellement dépasser) le capitalisme restent pertinents, nécessitant certes des aménagements conceptuels, mais pas de remise en question complète. Dans le second cas, si c’est la nature, la substance du capitalisme qui évolue, est exigée une recomposition à la fois des outils théoriques (renouvellement des concepts analytiques) et politiques (transformation des modes de régulation, construction de nouvelles institutions) pour y faire face. 3 L’ouvrage ne propose pas une réponse ni une thèse univoque, mais met en scène un débat entre différents points de vue sur la question. Nous proposons alors dans un premier temps quelques clarifications terminologiques ainsi que l’explicitation du concept central de l’ouvrage. Ensuite, nous présentons les arguments des auteur.e.s relativement à la question évoquée plus haut, en nous basant notamment sur la partie 2. Finalement, nous concluons sur les apports des propositions de l’ouvrage et en particulier sur le concept de zone grise de travail et d’emploi. 02. Éléments de terminologie et concepts clés 2.1 Plateformes et travail à la demande 4 Il convient d’abord de préciser quelques éléments de terminologie relatifs à l’objet à l’étude. De nombreuses classifications ont été proposées pour distinguer les différents types de plateformes. La plus consensuelle est celle de Srnicek (2018) qui distingue notamment les plateformes « allégées » comme Uber ou Airbnb. Celles-ci pratiquent l’hyperexternalisation (de la main d’œuvre, des actifs, des risques) et ne possèdent presque aucun actif tangible (les voitures et les logements sont la propriété des utilisateur.trice.s dans les cas d’Uber et Airbnb). 5 Au niveau de l’activité, Casilli (2019) distingue quant à lui trois types de travail de plateforme : • Le micro-travail : micro-tâches numériques distribuées en ligne par des sites comme TaskRabbit (notamment travail d’entrainement des intelligences artificielles) ; • Le travail social en réseau : travail numérique et gratuit réalisé par les utilisateur.trice.s de plateformes telles que Facebook, YouTube, etc. (ils et elles produisent de la valeur pour la plateforme en publiant, classant, notant, commentant du contenu) ; • Le travail à la demande : travail réalisé dans l’espace public, il s’agit principalement des applications de transport de personnes (Uber, Lyft…) de livraison de repas (Uber Eats, DoorDash…), mais aussi de nettoyage (à domicile, professionnel) ou autres services. 6 L’ouvrage traite donc des plateformes allégées de travail à la demande, sur lesquelles le travail est le plus « ostensible » (Casilli, 2019). La partie 2 se concentre plus spécifiquement encore sur les chauffeurs VTC. 2.2 Concept de zone grise de travail et d’emploi (ZGTE) 7 Tel que mentionné plus haut, ce concept à géométrie variable est utilisé de façon différenciée par les auteur.e.s selon leur perspective disciplinaire et épistémologique. 8 À ce stade, reprenons l’explication qu’apporte Patrick Cingolani en conclusion de l’ouvrage : « La zone grise n’est pas une catégorie qui rendrait compte, pour ainsi dire, Revue Interventions économiques, 67 | 2022 544 d’une situation suspensive en raison de son indécision. Sa fonction heuristique est affirmative, elle renvoie à une sorte de tectonique des relations institutionnelles et sociales qui changent, se déplacent, se confrontent, eu égard à la situation antérieure » (p. 214). 9 Pour le dire simplement, la ZGTE ne vise pas à établir un constat d’incertitude ou de flou sur une situation, mais plutôt à rendre compte d’un processus de déplacement des frontières et de recomposition des interactions entre différentes catégories d’acteurs dans les relations de travail. 10 Finalement, s’il est difficile de définir le concept, sa valeur heuristique apparait dans le débat entre les trois auteur.e.s de la partie 2. 03. Thèse et positions respectives des auteur.e.s 11 La deuxième partie de l’ouvrage oppose les tenants du salariat comme dispositif central de régulation des relations de travail et ceux d’un renouveau des institutions du travail. 3.1 Contributions de Patrick Dieuaide 12 Pour Dieuaide, économiste et sociologue, la question n’est pas tant de savoir si le salariat pourrait ou devrait s’appliquer au travail de plateforme, mais plutôt de comprendre pourquoi il est tant contesté. 13 Sa thèse est que la distinction entre travail salarié et indépendant tend à se brouiller et à perdre de sa pertinence. Pour lui, « le salariat ne s’oppose pas au monde des indépendants […] le salariat est un régime de mobilisation comme un autre » (pp. 196-197). Il mentionne « l’article précurseur d’Alain Supiot (2000) qui, très tôt, soulignait la convergence remarquable des conditions entre salariés et indépendants dans l’exercice de leur activité ("indépendance dans l’allégeance" et "autonomie dans la subordination") » (p. 197). 14 Dieuaide mobilise plusieurs arguments pour soutenir sa thèse contre la présomption de salariat des TPF. Premièrement, l’activité de VTC ne se réduit pas à celle de la seule conduite, mais comprend aussi des tâches cognitives (communiquer avec le client et avec la plateforme notamment). Ces tâches lui laisseraient une marge d’autonomie, ce qui tendrait à pointer une convergence des conditions entre salariat et indépendance. Deuxièmement, la prestation de VTC étant réalisée dans l’espace public (et non dans l’espace fermé et privé d’une usine ou d’un bureau), elle est co-déterminée par un grand nombre de parties prenantes (collectivités, groupes socioprofessionnels, syndicats, résidents…). Le travail n’est donc pas déterminé seulement par l’employeur qui l’impose à l’employé et on assiste à une multiplication des relations du travail triangulaires (sous-traitance, portage salarial, etc.). Finalement, cette situation conduit selon Dieuaide à l’effacement de la figure de l’employeur dans la régulation de la relation d’emploi. 15 Dieuaide ajoute que le travail de plateforme n’a rien à voir avec celui de « l’usine fordiste » ou encore du « salariat d’usine ». Cependant, il semble que le salariat ne soit pas l’apanage du secteur secondaire, mais qu’il concerne aussi le secteur tertiaire (la plupart des industries de service), largement majoritaire en termes d’emploi (dans les sociétés salariales). Les métiers de service, dont certains s’exercent également dans Revue Interventions économiques, 67 | 2022 545 l’espace public, se sont inscrits dans le salariat sans transformation majeure de sa configuration. 16 Finalement, empruntant l’argument à la théorie de la régulation, Dieuaide montre que « le système d’emploi se désolidarise du rapport salarial selon trois modalités au moins » (p. 199) : 1. La triangulation : « irruption d’un acteur tiers dans la relation d’emploi standard » 2. La redistribution à plusieurs acteurs du pouvoir de direction de l’employeur 3. La migration des lieux de travail de l’usine vers des zones d’activité diverses (serveurs, espace public, espaces privés domestiques comme la voiture ou la maison…) 17 Dieuaide en conclut que « les zones grises sont consubstantielles au salariat » (p. 201). De cette conclusion cependant, il ne semble pas clair s’il faut tirer un trait sur le salariat comme norme de relations du travail ou au contraire, le conserver pour protéger les travailleur.euse.s. 18 Quant à l’usage du concept de zones grises du travail et d’emploi, la contribution de Patrick Dieuaide semble éclairante. Celui-ci remet en question la conception constructiviste de la notion de ZGTE pour lui en substituer une plus positiviste : « Depuis les années 2000, nombreuses en effet sont les analyses et enquêtes de terrain montrant que les zones grises sont des réalités massives, variées, et qui tendent à perdurer » p. 191. 19 Les zones grises permettent selon lui de développer une analyse des « transformations du salariat » (p. 191) et de questionner sa valeur intégrative : « recourir à la notion de "zone grise" comme nous le proposons, c’est douter a priori que cette insertion va de soi » (p. 196). 20 À partir de la définition de zone grise empruntée Gaïdz Minassian (2011), Dieuaide identifie trois critères permettant d’opérationnaliser le concept dans le champ des relations de travail et d’emploi : la triangulation de la relation de travail, la concurrence entre parties prenantes et l’appropriation de l’espace public. Finalement, pour Dieuaide, les zones grises « donnent aux plateformes des marges de manœuvre pour contrôler les marchés qu’elles fabriquent » (p. 132). 3.2 Contribution de Rodrigo Carelli 21 Pour Carelli, professeur de droit du travail à l’université fédérale de Rio de Janeiro, l’existence de zones grises ne présume pas de l’obsolescence du salariat ou de la fin de sa centralité. Au contraire, les multiples luttes pour les requalifications sont la preuve que « le salariat et la lutte des classes sont encore bien vivants » (p. 148). 22 Du point de vue du droit, justement, ces luttes s’appuient sur l’établissement du lien de subordination entre les TPF et les plateformes, pour établir leur droit au statut de salarié·e·s et aux protections qui lui sont associées. Ainsi, plusieurs cours de justice ont rendu des verdicts établissant ce lien entre les TPF (dans le cas de livreur.e.s à vélo et chauffeur.e.s VTC) et la plateforme (Uber, Deliveroo, TakeEatEasy...), caractérisant ainsi le salariat2 (et non l’indépendance). Les critères employés pour établir ce lien sont généralement la définition par la plateforme des modalités d’exercice et conditions du travail (tarifs, assignation des clients notamment) associée à un pouvoir de surveillance et de sanction. Revue Interventions économiques, 67 | 2022 546 23 Les cours de justice ont donc justifié dans ces cas la requalification en contrat de travail (salarié) du lien entre le TPF et la plateforme. Un récent rapport atteste que sur 51 décisions de justice rendues depuis 2016, 33 ont accordé la requalification du lien entre travailleur et plateforme en contrat de travail (salariat) et 4 en un statut intermédiaire entre indépendant et salarié (Dufresne & Leterme, 2021). Dans certains cas, il a été considéré que le « travail autonome » des TPF était en réalité du salariat déguisé, caractérisant une fraude établie à la demande des institutions de collecte des cotisations patronales (auxquelles échappent les plateformes qui ne salarient pas les TPF). 24 Carelli met finalement en garde contre les risques de voir dans les innovations apportées par les plateformes numériques un déterminisme technologique. Il insiste par conséquent sur le fait que « l’algorithme est au service de l’employeur », qu’il n’est pas un acteur neutre commandant un nouveau type de relation du travail. La gestion algorithmique du travail ne doit pas faire oublier que le code informatique reflète les choix de développement et d’encadrement du travail sciemment adoptés par les plateformes (et le capital-risque qui commande un retour sur investissement). 3.3 Contribution de Donna Kesselman 25 Sociologue du travail, Donna Kesselman pose la question centrale : « la gestion algorithmique comme mécanisme de mise en relation entre fournisseur et prestataire de service modifie-t-elle les institutions du rapport salarial ? » p. 153. 26 Dit autrement, ces plateformes sont-elles, comme elles le prétendent, des entreprises technologiques offrant un simple service d’intermédiation ? Ou sont-elles des entreprises de transport (Uber), de restauration (Uber Eats), de livraison (Cornershop) ou d’hébergement (AirBnb), concurrentes des acteurs traditionnels de ces secteurs ? Comme Dieuaide, Kesselman utilise le terme de « disruption », qui justifierait la remise en cause du modèle salarial. 27 Kesselman nuance cependant cette position. Selon elle, les conclusions dépendent de la perspective d’analyse. Si l’on adopte la perspective de l’innovation technologique, alors la gestion algorithmique du travail semble bien transformer les relations d’emploi et demander une recomposition des règles, codes et normes de régulation. Cette perspective remet en question le modèle fordiste et le salariat : « Les auteurs pour qui l’innovation technologique est le point nodal de l’organisation du travail la perçoivent comme une dynamique de remise en cause des institutions salariales au profit d’une recomposition pouvant aller jusqu’à la rupture » (p. 161). L’on retrouve ici la position de Dieuaide. Sauf que pour Kesselman, cette conception technologiste épouse celle des entrepreneur.e.s libertarien.ne.s de la Silicon Valley : « l’écosystème des plateformes réaliserait, à l’échelle d’un secteur, le management numérique autonome proclamé par les concepteurs du cyberespace » (p. 163). 28 Au contraire, si l’on adopte une perspective « sous l’angle de la relation salariale » (p. 156), on se situe selon l’auteure dans le paradigme de continuité des institutions salariales face aux zones grises des plateformes. Ainsi, « la gestion algorithmique ne modifie pas la nature du travail ou de la mise au travail […] elle ne modifie donc pas non plus, fondamentalement, la relation de dépendance de l’emploi salarié ou les règles du droit du travail qui la régissent » (p. 165). De plus, tous les arguments employés dans le droit pour requalifier le lien d’emploi des TPF en salariat (cités plus haut) Revue Interventions économiques, 67 | 2022 547 démontrent clairement le lien de subordination entre TPF et plateformes et démentent largement le brouillage des catégories avancé par Supiot et la notion « d’autonomie dans la subordination » (l’autonomie des VTC est loin d’être démontrée). 3.4 Conclusion de Patrick Cingolani 29 Professeur de sociologie à l’université de Paris, Cingolani ouvre sur des transformations plus larges induites par les changements technologiques : « Le numérique a mis à l’épreuve la plasticité du droit à travers l’apparition de marchés multifaces, mais surtout à travers sa puissance d’intrusion et de subversion des frontières sociales » (p. 213). Selon lui, les frontières entre loisir et travail ainsi que les périmètres temporels et spatiaux usuels du travail sont en passe de se brouiller. 30 Dans ce contexte, les plateformes ont des effets propres liés à leur modèle spécifique. Notamment, elles contribuent selon lui au minage de la relation de subordination qui s’exprime de plusieurs façons. D’abord, les lieux d’exercice de l’activité éloignés du cadre fordiste de l’entreprise. Ensuite, les moyens de production sont la propriété des travailleur.euse.s (la voiture et le téléphone pour les VTC3). Ces derniers peuvent autodéterminer leurs horaires de travail4. Et enfin, le travail de plateforme confère une impression d’un « chez-soi », un sentiment de familiarité au travail (sur son vélo, dans sa voiture, sa chambre…). 04. Conclusion : apports et regard critique sur le concept de ZGTE 31 Cet ouvrage questionne les catégories traditionnelles qui dessinent les contours de la sociologie et du droit du travail, et notamment celles de salariat et d’indépendance. Les auteur.e.s se demandent de quoi l’émergence de la figure du chauffeur VTC est le signal. Surtout, commande-t-elle un changement de paradigme ou des aménagements conceptuels à la marge ? La richesse des débats témoigne de la déstabilisation apportée par les firmes multinationales issues de la Silicon Valley. 32 Cependant, un élément important nous semble peu présent dans ces réflexions : le rapport au travail des TPF eux-mêmes. Autrement dit, comment voient-ils leur activité ? Quelle interprétation subjective ont-ils de leur lien avec les plateformes ? Surtout, au-delà de leur perception, si l’on s’accorde sur les phénomènes de précarisation et d’exploitation auxquels ils et elles sont particulièrement exposé.e.s, quels effets concrets auraient sur eux l’une ou l’autre des évolutions du modèle salarial ? Cette dernière question me semble particulièrement cruciale et mériterait d’être développée plus explicitement. 33 Ainsi, la remise en question de la binarité des statuts n’est-elle pas dangereuse pour le travail ? Ne fait-elle pas le jeu d’Uber et autres plateformes qui tentent d’imposer leur vision libérale-libertarienne du travail en poussant pour la création d’un tiers-statut qui nivelle par le bas les conditions de travail sur les plateformes 5 ? 34 Par ailleurs, l’insatisfaction de certain.e.s à l’usage de catégories binaires semble peu partagé du côté des juristes. En effet, comme certains l’ont mentionné dans le cadre des débats en France, si une troisième catégorie de travailleur.euse était créée, il n’y aurait Revue Interventions économiques, 67 | 2022 548 plus une frontière floue (entre salariat et indépendance), mais deux (entre les trois catégories). 35 De notre point de vue, si les plateformes amènent leur lot de transformations, les critères établissant le lien de subordination restent cependant clairs. De plus, certain.e.s suggèrent d’ajouter le critère de la dépendance économique pour différencier les « vrais » des « faux » indépendants. Cette dépendance économique est indubitable pour une majorité des chauffeur.e.s VTC. En effet, il ne faudrait pas confondre un désir d’autonomie des travailleur.euse.s pour un souhait de vulnérabilisation de leur statut et de surexploitation de leur travail. 36 Quant au concept de ZGTE, il me semble que la richesse du débat qu’il a suscité dans l’ouvrage suffit à en justifier la pertinence, bien que nous questionnions sa possible performativité. Ainsi, en voulant rendre justice de la complexité des relations de travail et d’emploi des TPF et des bouleversements apportés par les plateformes, ne risquonsnous pas en tant que chercheur.e.s de dissimuler l’antagonisme capital-travail, particulièrement violent dans le secteur, et à brouiller les pistes potentielles en termes de résistances, de luttes et mobilisations collectives ? BIBLIOGRAPHIE Azaïs, C., Dieuaide, P., & Kesselman, D. (2017). Zone grise d’emploi, pouvoir de l’employeur et espace public : Une illustration à partir du cas Uber. Relations industrielles / Industrial Relations, 72(3), 433‑456. https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.7202/1041092ar Carelli, R., Cingolani, P., & Kesselman, D. (2022). Les travailleurs des plateformes numériques (Teseo). Teseo. https://www.teseopress.com/lestravailleursdesplateformesnumeriques/ Casilli, A. A. (2019). En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic. Éditions du Seuil. Coget, L. (2020). Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Maitre ès science (M. Sc) en sociologie. 163. Didry, C. (2019). SALARIAT : GENÈSES ET DÉVELOPPEMENTS DU SALARIAT: ESQUISSE D’UNE SOCIOHISTOIRE GLOBALE. In D. Mercure & M. Vultur (Éds.), Dix concepts pour penser le nouveau monde du travail (p. 11‑28). Les Presses de l’Université Laval. https://doi.org/10.2307/ j.ctv1g2473f.4 Dufresne, A., & Leterme, C. (2021). Travailleurs de plateforme. La lutte pour les droits dans l’économie numérique—Gresea (p. 174). GRESEA. https://gresea.be/Travailleurs-de-plateformeLa-lutte-pour-les-droits-dans-l-economie-numerique-2049 Friot, B. (2020). Le salaire et la propriété de l’outil, droits économiques de la personne. L’Homme la Societe, n° 212(1), 243‑273. Friot, B. (2021). Puissances du salariat (Vol. 916). Éditions Points. https:// bibliotheque.sciencespo-grenoble.fr/recherche/viewnotice/clef/PUISSANCESDUSALARIAT-FRIOTB-916-EDITIONSPOINTS-2021-1/id/236264 Revue Interventions économiques, 67 | 2022 549 Harvey, D. (2004). Le « Nouvel Impérialisme » : Accumulation par expropriation. Actuel Marx, 35(1), 71. https://doi.org/10.3917/amx.035.0071 Jamil, R., & Noiseux, Y. (2018). Shake That Moneymaker: Insights from Montreal’s Uber Drivers. Revue Interventions Économiques. Papers in Political Economy, 60. https://doi.org/10.4000/ interventionseconomiques.4139 Srnicek, N. (2018). Capitalisme de plateforme : L’hégémonie de l’économie numérique. Lux éditeur. NOTES 1. Acronyme désignant les Voitures de tourisme avec chauffeur, expression surtout utilisée en France où elle est une catégorie du droit qui identifie une activité réglementée du transport de personne, séparée de l’activité de taxi (contrairement aux taxis, l’activité de VTC n’est pas basée sur le modèle de la maraude mais de la réservation ou commande à distance). Uber s’est servi de cette catégorie pour pénétrer le marché du transport dans plusieurs pays. Même si à la base, cette catégorie ne désignait pas spécifiquement des chauffeurs utilisant des plateformes numériques, dans l’ouvrage, elle est utilisée pour évoquer les chauffeur·e·s mis·es au travail via des applications de type Uber. Nous utiliserons le terme générique travailleur·euse·s de plateforme (ou l’acronyme TPF) pour les désigner. 2. Sur cette notion, il faut distinguer ce que Claude Didry (2019) appelle salaire analytique et salaire institutionnel. Le salaire « analytique » est celui mobilisé par la langue savante à partir du XIXe siècle (par Marx et Proudhon notamment). Il désigne le rapport de sujétion du travail au capital. Le salaire « institutionnel » désigne quant à lui le contrat de travail salarié tel qu’il émerge en Europe continentale au début du XXe siècle. Il est le fruit de mobilisations de la classe ouvrière et d’intenses luttes sociales et syndicales : « En interdisant le marchandage, le contrat de travail oblige les capitalistes à s’exposer comme employeurs et institue le travail avec les règles d’embauche, de licenciement, de sécurité » (Friot, 2020, p. 244). Si le premier est une institution centrale du capitalisme, le second est au contraire vu par certains comme celle de son dépassement (Friot, 2021). Dans les deux cas, le salariat atteste d’un lien de subordination entre le·la travailleur·euse et le·la capitaliste qui l’emploie. 3. Ces éléments ne constituent cependant pas le seul capital mobilisé par les plateformes comme Uber. Leurs investissements colossaux en R&D et surtout en marketing permettent de créer des barrières à l’entrée et surtout leur confère un pouvoir de marché qui s’apparente à un droit d’accès au réseau pour les utilisateur.rice.s. Un chauffeur VTC ne peut valoriser son capital personnel sans accéder au réseau. C’est pourquoi David Harvey considère cette forme de prédation comme une « accumulation par dépossession », type d’accumulation courante dans le capitalisme (Harvey, 2004). 4. Cette prétendue autodétermination des horaires est très largement mise à mal par les enquêtes de terrain qui démontrent le rôle du marché (horaires d’achalandage) et le poids des incitatifs (tarification dynamique, concours et autres mécanismes mis en œuvre par les algorithmes pour pousser au travail) dans la fixation des horaires de travail des VTC (Coget, 2020; Jamil & Noiseux, 2018). 5. Comme cela a été le cas en Californie avec la proposition 22 portée par Uber et Lyft et comme Uber tente de le faire au Canada avec le programme Flexible Work+. AUTEUR OLIVIER RAFÉLIS DE BROVES Doctorant en sociologie à l'Université Laval, obroves@gmail.com Revue Interventions économiques, 67 | 2022