Revue Interventions économiques
Papers in Political Economy
67 | 2022
Sociologie et histoire de la pensée économique du
Québec
Sociology and History of Economic Thought in Quebec
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/14876
DOI : 10.4000/interventionseconomiques.14876
ISBN : 1710-7377
ISSN : 1710-7377
Éditeur
Association d’Économie Politique
Référence électronique
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.), Revue Interventions économiques,
67 | 2022, « Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec » [En ligne], mis en ligne le 01
juillet 2022, consulté le 13 septembre 2022. URL : https://journals.openedition.org/
interventionseconomiques/14876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.14876
Crédits de couverture
Vincent Deblock
Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
Revue Interventions économiques
Papers in Political Economy
67 | 2022
Sociologie et histoire de la pensée économique du
Québec
Sociology and History of Economic Thought in Quebec
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/14876
DOI : 10.4000/interventionseconomiques.14876
ISBN : 1710-7377
ISSN : 1710-7377
Éditeur
Association d’Économie Politique
Référence électronique
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux (dir.), Revue Interventions économiques,
67 | 2022, « Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec » [En ligne], mis en ligne le 01
juillet 2022, consulté le 08 septembre 2022. URL : https://journals.openedition.org/
interventionseconomiques/14876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.14876
Crédits de couverture
Vincent Deblock
Ce document a été généré automatiquement le 8 septembre 2022.
Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
1
SOMMAIRE
Sociohistoire des idées économiques au Québec : de l’Église-nation à l’État national
Frédérick Guillaume Dufour, Christian Deblock et Michèle Rioux
Esdras Minville : penseur d’un Canada français moderne qui ne fut jamais
Gabriel Arsenault
« On choisit son économie, pas sa société ». Transition et pensée économique au Québec
“We choose our economy, not our society”. Transition and economic thinking in Quebec
Paul Sabourin et Frédéric Parent
Le développement du Mouvement Desjardins dans la première moitié du XX e siècle au
Québec : perspective et rétrospective néo-institutionnelles
Yannick Dumais
Régulation, innovation, économie sociale et transformations du modèle québécois : une
analyse des travaux de Benoît Lévesque
Emanuel Guay, Jonathan Durand Folco et Shannon Ikebe
L’économie post-keynésienne, une pensée hétérodoxe méconnue ?
Marc Lavoie et Mario Seccareccia
La réception de l’approche de la régulation au Québec
Gérard Boismenu
Le nouveau mode de production de la connaissance et la mise en place d’une nouvelle
économie au Québec
Éric N. Duhaime
« Le corps relève de l’ordre social ». Une économie politique de la mise au service des corps
dans la sociologie de Nicole Laurin
Jean-Charles St-Louis
Jacques Parizeau : un économiste dans la cité
Jean-Philippe Carlos
Les investissements directs étrangers au Canada : des débats qui ont forgé l’histoire
économique canadienne
Benjamin Lefebvre
La tradition collectiviste québécoise : renouer avec une pensée économique supprimée pour
renouveler le modèle de développement du Québec
Philippe Dufort, Mathieu Dufour, Simon Tremblay-Pepin, Colin Pratte et Alexandre Michaud
Analyses et débats
De l’influence de la pensée macroéconomique sur la direction des politiques économiques au
Québec de 1936 à 2003
Alain Paquet
Entretiens
Une économie politique ouverte et tournée vers l’action collective
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
2
Gilles Dostaler et l’histoire de la pensée économique
Entretien avec Marielle Cauchy
La science économique dans l’œil d’un philosophe
Entretien avec le professeur Maurice Lagueux
Les enjeux actuels en économie du travail à partir d’une approche institutionnaliste
Entretien avec Diane-Gabrielle Tremblay
Développer l’économie féministe
Entretien avec Sylvie Morel
Le renouveau de l’institutionnalisme au Québec
Entretien avec Jean-Jacques Gislain
L’économie politique internationale vue du Québec
Entretien avec Stéphane Paquin
De l’économie politique du Canada à celle des Amériques
Retour socio-historique avec Dorval Brunelle
Le Québec d’hier à aujourd’hui : du désir d’indépendance à l’angoisse existentielle
Entretien avec Louise Beaudoin
Hors thème
Latin American Health Regimes in the Face of the Pandemic
Ilán Bizberg
Télétravail contraint et nouvel agencement organisationnel : quelles conséquences sur les
risques psychosociaux ?
Caroline Diard, Virginie Hachard et Dimitri Laroutis
Comptes Rendus
Max Weber, Economy and Society. A New Translation. Édité et traduit par Keith Tribe,
Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2019, 520 p.
Frédérick Guillaume Dufour
Marie J. Bouchard, L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois.
Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2021, 408 p.
Emanuel Guay
Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman, Les travailleurs des plateformes
numériques : regards interdisciplinaires, (Teseo), 2022 : https://www.teseopress.com/
lestravailleursdesplateformesnumeriques/
Olivier Rafélis de Broves
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
3
Sociohistoire des idées économiques
au Québec : de l’Église-nation à
l’État national
A Sociohistory of Economic Ideas in Quebec: From the Church-Nation to the
National State
Frédérick Guillaume Dufour, Christian Deblock et Michèle Rioux
01. Le contexte de ce numéro
1
L’histoire des idées est une discipline qui n’a plus le vent en poupe en économie.
Suivant une trajectoire typique identifiée par Thomas Kuhn pour d’autres sciences, les
économistes tendent à laisser à d’autres le soin de faire l’histoire de leur discipline au
fur et à mesure que celle-ci se formalise. C’est un peu comme si l’histoire de la
discipline économique n’avait pas d’intérêt au-delà d’une démarche scolastique un peu
pédante. Or, les certitudes des néoclassiques ne sont plus ce qu’elles étaient il y a
encore quelques années. Il faut espérer que cela suscite un intérêt pour un regard sur la
discipline qui soit plus sensible à l’histoire des institutions et de ses rapports de force,
au sein desquelles les idées économiques émergent, se diffusent, s’institutionnalisent et
deviennent la norme pendant une certaine période.
2
Les textes réunis dans le cadre de ce numéro partagent la conviction que la
compréhension des contextes historiques, sociaux et linguistiques à travers lesquels se
sont développées les idées économiques et sociales au vingtième siècle au Québec
rappelle et révèle des éléments importants sur la manière d’aborder des problèmes
économiques et sociaux qui se sont imposés aux acteurs sociaux. Cela permet de
contextualiser des « enjeux culturels », des « retards à combler », des « défis à relever »,
« des obstacles à surmonter », une « reconquête à effectuer » sur des périodes
historiques de plus en plus difficiles à décoder pour les nouvelles générations
d’étudiants.es.
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4
3
Les contributions présentées ici partagent donc le projet de remonter le sentier de la
dépendance en sens inverse pour comprendre les conjonctures politiques à travers
lesquelles les acteurs et penseurs de l’économie politique ont transité sur le « marché
des idées » afin d’y alimenter une réflexion sur les enjeux économiques, sociaux et
politiques qui s’imposaient à eux.
4
L’idée d’organiser un colloque scientifique à l’ACFAS, puis ce numéro spécial
d’Interventions économiques sur la sociohistorique des idées économiques et sociales au
Québec fut alimentée par un ensemble d’éléments conjoncturels qui nous semblaient
alimenter l’importance de documenter ce chantier. Si des économistes semblent s’être,
en partie, détournés de l’histoire de leur discipline1, cette histoire n’en est pas moins
d’un grand intérêt pour d’autres sciences sociales et acteurs sociaux, notamment dans
un contexte où : 1) l’épidémie de Covid a relancé un interventionnisme d’État encore
décrié il n’y a pas si longtemps2; 2) les défis d’une transition écologique se font plus que
jamais sentir face aux multiples conséquences des dérèglements climatiques et
requièrent que les États analysent, planifient et adoptent des politiques publiques;
3) les inégalités de revenu comme de fortune augmentent, ce qui nourrit un cynisme
qui bénéficie aux mouvements populistes; et, 4) l’instabilité géopolitique mondiale qui
met en relief la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement transnationales suscite
des questions comme la souveraineté alimentaire ou l’autonomie des chaînes
d’approvisionnement.
5
Les contributions de ce numéro n’ont pas pour objet de proposer des réponses
concrètes à ces enjeux actuels. Cependant, elles ont comme intérêt de présenter la
genèse d’une réflexion en économie politique qui fut ponctuée par des questions
similaires à travers le 20e siècle et qui ont façonné les institutions existantes au Québec
et même, dans une certaine mesure, au Canada. Des éléments spécifiques des
conjonctures québécoise et canadienne ont stimulé notre intérêt pour la redécouverte
de la sociohistoire des idées économiques et sociales au Québec. D’abord, il y avait un
besoin d’actualiser le savoir sur ce sujet car nous constations qu’il était de moins en
moins facile d’orienter nos étudiantes et étudiants vers des ouvrages de référence
récents qui leur auraient permis de comprendre les spécificités de la trajectoire de
cette sociohistoire québécoise. Le problème de l’offre ne concernait ni les ouvrages et
références aux classiques3, ni la présence d’importantes synthèses en histoire
économique, bien que celles-ci soient également de plus en plus rares 4. Il concernait
plus précisément des références à une production intellectuelle récente qui serait
consacrée à l’actualisation ou à l’étude en profondeur des courants, des auteurs ou des
œuvres qui ont marqué ou influencé la trajectoire des idées économiques et sociales au
Québec. Même l’œuvre magistrale que l’historien Yvan Lamonde a consacrée à l’histoire
sociale des idées politiques au Québec passe très rapidement sur les idées
spécifiquement économiques ou en lien avec le développement économique 5. La
colossale histoire des sciences au Québec de Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves
Gingras ne comporte pas de chapitre consacré spécifiquement à l’économie ou aux
questions économiques6.
6
Si l’absence de connaissances historiques est une lacune qui traverse l’ensemble des
sciences sociales, elle pose un défi particulier pour la sociohistoire de la société
québécoise qui a connu une transformation phénoménale entre 1960 et 2020 7. Il devient
de plus en plus difficile pour une nouvelle génération d’étudiants.es de comprendre de
quelles hiérarchies coloniales, nationales et raciales était traversé le Québec des années
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5
1910, 1930 et 1960, ce qui n’est pas sans entraîner le recours à des jugements
décontextualisés, des analyses anachroniques ou un moralisme « de bon ton » dans la
narration et la critique du temps passé qui ont peu à voir avec la reconstruction
sociohistorique d’un point de vue scientifique8.
7
Un autre élément important de notre démarche est la relation particulière que
plusieurs théoriciens des idées économiques et sociales ont entretenue avec le
mouvement nationaliste québécois9. Dans une conjoncture où l’option de la
souveraineté du Québec ne suscite plus l’intérêt qu’elle a suscité après l’échec des
Accords du Lac Meech et où la principale formation politique qui a porté cette option
lutte pour sa survie, nous trouvions important de revenir sur l’histoire de cette
relation10.
8
La crise du nationalisme en quête d’un État entraîne-t-elle également une crise pour le
modèle québécois, les outils de l’État québécois développés avec la Révolution
tranquille, les pratiques et institutions encadrant le développement de l’économie
sociale au Québec ? De façon plus générale, on peut se demander, avec Gabriel
Arsenault dans son ouvrage L’économie sociale au Québec, ce qu’il adviendra du modèle
québécois et de son mode d’institutionnalisation d’une économie sociale dans un
contexte où la coalition d’acteurs qui en a alimenté le développement a été fortement
liée à des acteurs politiques souverainistes qui s’éloignent de plus en plus du pouvoir
politique11. Pour répondre à ces questions, il fallait prendre quelques pas de recul. Les
textes rassemblés dans ce numéro permettent de nourrir ces questionnements sur la
longue durée.
9
D’autres ouvrages ont nourri notre réflexion. Notons d’abord un ouvrage collectif sous
la direction de Stéphane Paquin et Xavier Hubert Rioux qui présente et analyse les
grands axes et leviers du modèle québécois12 et celui publié en 2019 sous la direction de
Robert Bernier et de Stéphane Paquin sur L’État québécois13. Du côté des historiens,
l’ouvrage de Martin Pâquet et Stéphane Savard a proposé une nouvelle interprétation
des fondements de la Révolution tranquille. Enfin, plus récemment, l’économiste Mario
Polèse a décortiqué les rouages du « miracle économique » québécois 14.
10
Dans un contexte où une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses en
sciences sociales s’intéresse aux dimensions coloniales de l’histoire au Québec et au
Canada, il est donc important d’historiciser et de contextualiser les idées économiques
et sociales à partir desquelles les acteurs ont cherché à décrypter, comprendre,
analyser les défis liés au développement d'une économie capitaliste au Québec
largement dominée d’abord par les capitaux, britanniques, puis américains. Comme le
soulignait Everett C. Hugues (1897-1983) dans son ouvrage classique, La rencontre de
deux mondes, à Drummondville où il a fait sa fameuse enquête de terrain, il ne faisait pas
de doute que les industrialisés étaient les Canadiens-français et les industrialisants les
Canadiens-anglais et, de plus en plus, les Américains 15.
11
Les économistes Pierre Fortin et Mario Polèse nous le rappellent, les transformations
socioéconomiques qu’a connues le Québec durant les soixante dernières décennies
n’ont rien de banal16. En 1860 et 1890, le taux de mortalité infantile des Canadiensfrançais à Montréal est beaucoup plus élevé que celui des Anglo-protestants. Pire, alors
qu’il augmente chez les Canadiens-français pour s’établir à près d’un enfant sur quatre
en 1890, il recule chez les Anglo-protestants durant la même période 17. En 1915, le taux
de mortalité infantile des Canadiens-français des villes de Québec et Montréal est près
de deux fois plus élevé que celui de villes comme New York, Edmonton, Winnipeg ou
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Édimbourg, et plus de trois fois plus élevé qu’à Amsterdam 18. Durant la même période,
plus de 500 000 Canadiens-français émigrèrent vers les États-Unis où ils furent
employés dans l’industrie du textile et celle du bois et considérés comme des « demisauvages » ou des « Chinois de l’est », leurs communautés devenant parfois même la
cible du Ku Klux Klan en Nouvelle-Angleterre19. La vaste majorité des travailleuses et
travailleurs qui migrèrent aux États-Unis durant cette période y connut l’assimilation.
12
Faut-il rappeler que la Commission d’enquête Laurendeau-Dunton estimait en se basant
sur les chiffres du recensement de 1961 que sur vingt-et-un groupes ethniques classés
en fonction de leur revenu, les Canadiens-français se classaient au dix-neuvième
rang20? C’est dans ce contexte qu’une importante génération d’intellectuels québécois,
regroupé notamment autour de la revue Parti Pris s’appropriait les écrits de Frantz
Fanon (1925-1961) et de Albert Memmi (1920-2020) pour alimenter leur propre désir de
libération nationale21. Une partie significative de cette génération allait connaître une
ascension sociale extraordinaire. C’est aussi durant cette période que l’État québécois
se transforme profondément pour devenir un État stratège en charge du
développement économique et de l’organisation du territoire22. Alors que le colonisé
reprenait en main une partie des leviers de son développement économique, il devint
lui-même le colonisateur sur le territoire des Cris et des Innus où se déployait ce
développement.
13
C’est donc sans surprise que l’histoire économique et sociale se soit intéressée aux
spécificités du développement de l’industrialisation et du capitalisme au Québec 23.
Qu’est-ce qui explique cette position de recul social et économique du Canada français ?
Quels ont été les principaux discours d’une économie morale régulatrice au Québec et
quelle fut la place des idéologies religieuses ou victoriennes dans cette régulation ? 24
Quelle est l’origine de l’État social au Québec ?25 Dans quelle mesure a-t-il les mêmes
fondements que l’économie sociale et dans quelle mesure celle-ci s’inscrit-elle au
contraire dans un mouvement anti-étatique ?26 Comment l’État-providence se comparet-il à celui d’autres provinces canadiennes ? À travers quelles configurations
d’institutions le capitalisme se développa-t-il au Québec ?
14
Voilà le type de questions que se sont posés les auteurs et autrices de ce numéro. Mais il
y en a d’autres aussi, comme par exemple : quelle place occupaient les Canadiensfrançais, les Irlandais, les Anglo-Protestants, et les Juifs, dans la division sociale du
travail et dans les hiérarchies politiques et symboliques durant cette période ? 27 Et
qu’en est-il de la place qu’occupaient les autochtones dans ces hiérarchies et dans cet
imaginaire symbolique? Les Canadiens-français étaient-ils des blancs comme les autres
dans cette grande fresque, comme le laissent parfois entendre des publications de la
vulgate postcoloniale ? Si l’on fait complètement abstraction de la dimension des
classes sociales, des inégalités de revenus et des inégalités de fortunes, peut-être. Mais
on peut alors se demander si un prisme idéologique aussi déformant a encore un
intérêt pour comprendre le Québec de cette période. Cette sociohistoire des idées
économiques au Québec permet notamment d’éclairer certains aspects de la dimension
de la formation étatique et nationale au Québec et au Canada. Elle a également le
potentiel d’éclairer la conceptualisation que les élites ont effectuée des causes du
retard de l’économie du Québec par rapport à celle d’autres provinces canadiennes et
de la place de processus comme la colonisation, l’urbanisation et l’industrialisation
dans ce portrait. Sur le plan plus socioéconomique, elle permet aussi d’éclairer la
conceptualisation des rapports sociaux, d’une économie morale, de la relation à la
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7
science et à la dimension symbolique des institutions. Tout comme elle peut éclairer les
relations de pouvoir au sein même du champ politique au Québec, au Canada et dans
l’espace nord-américain, voire encore la relation, critique ou non, au libéralisme, au
conservatisme et au nationalisme des acteurs de la pensée économique et sociale.
02. Le contenu
15
Ce numéro d’Interventions économiques a l’avantage d’être publié dans la foulée de
plusieurs contributions importantes sur l’histoire récente de l’économie politique au
Québec, ce qui permet de mettre l’accent sur la spécificité de sa contribution. Les
articles rassemblés ici viennent compléter celles-ci en déplaçant le projecteur sur la
sociohistoire des courants d’idées économiques, sociales et politiques. « Politiques »,
non pas parce que nous nous intéressions d’abord aux idées politiques, mais plutôt parce
qu’il est souvent difficile, voire impossible, de dissocier ces idées économiques et
sociales d’un horizon politique. Une constance de cet horizon politique est que la
représentation de la nation qui est imaginée, institutionnalisée et incarnée par des
acteurs politiques joue un rôle important dans l’enchâssement des idées économiques
dans un cadre sociétal.
16
Autant la représentation du Canada-français comme une église-nation que celle du
Québec comme un État-national ont abrité une conception de l’économie morale qui a
donné un sens à certaines pratiques économiques et sociales tout en en décourageant
d’autres28. Depuis la Révolution tranquille, l’économie du Québec est souvent scrutée à
la lumière de la comparaison avec les autres provinces canadiennes, l’Ontario
notamment. Les gouvernements successifs ont cherché à développer l’autonomie
économique du Québec.
17
Il ressort de plusieurs contributions un fil conducteur en ce qui a trait aux axes
dominants de cette trajectoire d’idées économiques et sociales. Du début du vingtième
siècle jusqu’au modèle de l’économie sociale qui se développa durant la seconde partie
du vingtième siècle, plusieurs courants d’idées au Québec ont été caractérisés par la
recherche d’une troisième voie entre l’économie politique libérale et une pensée
socialiste ou campée plus à gauche29. Les régimes idéologiques, sociaux et politiques au
sein desquels cette quête d’une « troisième voie » fut recherchée sont cependant
marqués par d’importantes transformations.
18
Dans un premier temps, l’opposition au libéralisme économique fut ancrée dans un
régime d’idées conservatrices où le développement des idées et institutions libérales
était perçu comme une menace civilisationnelle. Imprégné de l’idéologie ultramontaine
du 19e siècle, ce régime reste dominé par les élites cléricales. Le libéralisme et le
capitalisme industriel sont alors fortement associés à l’Américanité, à une civilisation
matérialiste et individualiste, perçue comme menaçante pour la présence d’une
civilisation française et catholique en Amérique. Ce capitalisme industriel se développe
le long d’un axe est-ouest où Montréal joue un rôle central. La bourgeoisie canadienneanglaise est la première à tirer profit de son dynamisme, mais une bourgeoisie
canadienne-française parvient également à tirer son épingle du jeu. Le roman L’appel de
la race du chanoine Lionel Groulx met bien en scène cette tension entre deux « races »
aux valeurs fondamentalement différentes entre lesquelles les Canadiens-français
seraient appelés à choisir.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
8
19
Se développe également, mais en parallèle, un deuxième régime de normes sociales et
idéologiques qui traversa le vingtième siècle, une pensée sociale et cléricale fortement
influencée par la Doctrine sociale de l’église et formulée notamment à travers les
encycliques Rerum Novarum (1891) de Léon XIII et Quadragesimo Anno (1931) de Pie XI.
Loin d’être une pensée socialiste, la doctrine sociale de l’église ne met pas moins
l’accent sur les principes d’égalité, de solidarité, d’association et de bien commun qui
trouvent un écho au sein des milieux syndicaux, des cercles de fermières et des
organisations communautaires. Dans un contexte où les Canadiens-français catholiques
constituent un groupe démographiquement majoritaire au Québec, mais politiquement
minoritaire et économiquement au bas de l’échelle, ces principes ont une forte
résonance sociale et politique. Ils inspirent notamment un mouvement en faveur de la
prise en main des leviers du développement social et économique. Ce second pôle
exerça notamment une influence importante sur le mouvement des coopératives au
Québec. Alors que certains intellectuels, comme Lionel Groulx (1878-1967), se méfiaient
d’un nationalisme qui serait réorganisé autour de l’État québécois, de nombreux autres
ont vu dans l’État un levier indispensable de la reconquête d’une souveraineté sur les
outils socioéconomiques essentiels à l’ascension sociale des Francophones au Québec.
On pense à Esdras Minville auquel Dominique Foisy Geoffroy a consacré une importante
étude30. Pour d’autres encore, comme le frère Marie Victorin (1885-1944), il devient
clair que les lacunes des Canadiens-français dans le domaine des sciences constituent
un obstacle à leur développement social et économique, qu’elles sont en partie
responsables du fait que ceux-ci soient développés, et leurs ressources appropriées, de
l’extérieur31. Le département de travail social de l’Université Laval fondé par le père
Georges-Henri Lévesque (1903-2000) sera l’un des incubateurs importants du
foisonnement intellectuel contribuant à ce deuxième régime d’idées économiques et
sociales32.
20
Ce deuxième régime idéaltype mena à des développements contradictoires. Il
comprend autant des aspirations pour un développement économique par le bas qui
inspirera les milieux communautaires, que des aspirations plus en phase avec une plus
grande intervention de l’État. Si ces idées émergent avant la Guerre 1939-45, elles
reviendront sous différentes formes, notamment chez les critiques du caractère
« technocratique » de l’État qui se met en place au Québec dans la foulée de la
Révolution tranquille; puis chez des critiques de l’État-providence, formulées par les
courants de l’économie sociale qui convergeront autour du Sommet sur l’économie et
l’emploi de 199633.
21
Enfin, un nationalisme économique dont la visée est de développer à travers un État
stratège les leviers du développement économique et social du Québec constitua un
troisième ensemble de normes sociales et idéologiques qui viendra notamment
contenir l’influence des idées néolibérales au Québec et limiter l’influence d’idées
libertariennes. Ce troisième régime a de fortes assises dans les principes de l’économie
keynésienne, mais il est aussi indissociable d’un nationalisme québécois où l’État
devient un moteur du développement économique et social, un important employeur et
l’un des vecteurs de la mobilité sociale ascendante des Francophones 34. Bien que parfois
influencés par les idées socialisantes, et certainement keynésiennes, ces régimes se
caractérisent aussi par une méfiance à l’égard des idées plus résolument socialistes.
C’est moins le syndicalisme de combat, appelé de ses vœux par Jean-Marc Piotte, qui a
caractérisé le mouvement syndical du dernier quart du Vingtième siècle, qu’un
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9
syndicalisme de concertation qui rappelle souvent le modèle corporatiste. Le Québec
reste une des provinces canadiennes avec les lois antisyndicales parmi les plus
répressives au Canada, estiment d’ailleurs les historiens Martin Petitclerc et Martin
Robert, ce qui a également pour effet de limiter le répertoire d’actions des syndicats
depuis les années 198035.
22
Les contributions de Gabriel Arsenault, Paul Sabourin et Frédéric Parent, ainsi que celle
de Yanick Dumais reviennent sur le contexte social et institutionnel du développement
de ces idées durant la première partie du vingtième siècle. Ils nous rappellent le cadre
de référence dans lequel se situaient les grands axes de la pensée économique et sociale
durant cette période. Le cadre géographique est bien sûr le Canada français davantage
que le Québec. Arsenault revient sur la conception profondément civilisationnelle et
chrétienne de l’économie politique de Esdras Minville (1896-1975). Minville est séduit
par le développement du corporatisme autant social qu’économique qui se veut un
rempart autant contre la civilisation industrielle que contre le socialisme. Au sein de ce
que la tradition sociologique a qualifié d’église-nation canadienne-française, l’économie
morale est fortement régulée par l’Église catholique. Ainsi, l’opposition à la ville et à
l’industrie, lieux de perdition, de péchés et de perte de valeurs, est fortement ancrée
dans une opposition conservatrice au développement de l’industrialisation, qui a peu à
voir avec une opposition socialiste. Mais comme le souligna le sociologue Everett C.
Hugues (1897-1983), ce processus d’industrialisation transcende les clivages ethniques.
Les travailleurs et travailleuses sont souvent amenés à travailler dans des conditions
difficiles, dans les industries du bois et minières par exemple, quand elles ne sont pas
carrément exposées à des produits chimiques, comme le phosphore blanc dans
l’industrie des allumettes36. Sabourin et Parent reviennent sur le caractère hétérodoxe
de cette tradition d’économie politique. Comme pour l’École historique allemande, la
tradition d’économie politique du début du vingtième siècle contextualise les pratiques
et institutions économiques et s’inscrit en faux contre l’ambition de faire de l’économie
une science positive et universelle.
23
Pour contrer l’exode massif des Canadiens-français vers les États-Unis, les projets de
colonisations agricoles ont le vent en poupe. Les élites religieuses voient notamment
dans la colonisation du plateau laurentien puis de l’Abitibi d’importantes voies de salut.
En parallèle, le pouvoir politique sous Duplessis cherchera à attirer les investissements
étrangers dans les secteurs d’activité d’extraction37. L’esprit de développement
coopératif qui se développe durant cette période inspire également des initiatives en
matière d’éducation économique et sociale populaire. Il se voudra également souvent
un rempart contre les influences communistes et anarchistes dans le monde du travail.
Le développement de ce modèle coopératif porté par des intellectuels catholiques, en
partie influencé par le corporatisme italien, est fortement imprégné de référents
catholiques de l’époque, autant en ce qui a trait à ses débordements antisémites, qu’en
ce qui a trait à sa représentation sexuée de la division du travail.
24
Philippe Dufort et ses collègues reviennent dans leur contribution « La tradition
collectiviste québécoise : renouer avec une pensée économique supprimée pour
renouveler le modèle de développement du Québec » sur un élément important de cette
tradition : son orientation collectiviste. Faisant écho à l’exercice de réappropriation de
l’économie politique de Minville proposée par Gabriel Arsenault, les auteurs de cette
contribution cherchent à renouer avec l’esprit coopératif de cette tradition d’économie
politique à laquelle la Révolution tranquille aurait mis un terme.
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10
25
Plusieurs auteurs font le lien entre ces premiers développements d’une pensée sociale
et économique avec le développement plus systémique de l’économie sociale au Québec
durant la seconde moitié du vingtième siècle. Plusieurs théoriciens phares de cette
nouvelle pensée économique sont d’ailleurs issus de la tradition de la pensée sociale
catholique. Emanuel Guay revient sur une figure centrale de ce mouvement dans sa
contribution sur les travaux de Benoît Lévesque.
26
On assistera évidemment à la sécularisation de la pensée sociale et économique durant
la seconde moitié du vingtième siècle. Dans cette foulée, Jean-Charles Saint-Louis nous
rappelle la contribution de la sociologue Nicole Laurin (1943-2017) au développement
d’une sociologie marxiste à l’Université de Montréal. Nicole Laurin fut l’une des
sociologues québécoises les plus créatives appliquant de façon systématique sa
sociologie historique de tendance marxienne à des thèmes comme l’étude de l’État et
des formes nationales ou encore à l’économie politique du travail des femmes, du don
de soi et de la division sexuelle du travail. Particulièrement éclairant dans son travail
est l’amorce d’une économie politique des formes de socialités. Plusieurs thèmes chers
à Laurin seront également développés par sa collègue, la sociologue Danièle Juteau. En
effet, plusieurs départements de sciences sociales furent traversés par les différents
courants marxistes durant les années 1970 et 1980.
27
Véritable carrefour multidisciplinaire, la revue Parti Pris fut l’un des lieux de
convergence des idées socialistes, anticoloniales, nationalistes et sécularistes durant
une importante partie de cette période. Dans une autre contribution, Gérard Boismenu
se penche, quant à lui, sur l’influence de la très hétérodoxe École de la régulation au
Québec. Enfin, la contribution de Marc Lavoie et Mario Seccareccia analyse la place de
l’économie politique post-keynésienne dans le paysage intellectuel non seulement
québécois, mais aussi canadien. Un texte important qui replace ce courant hétérodoxe
dans son contexte théorique et qui revient sur le rôle et l’influence du département
d’économie de l’Université McGill dans son rayonnement. C’est aussi avec grand intérêt
qu’on lira les pages que consacrent les deux auteurs à Maurice Lamontagne, un
économiste et un homme politique canadien dont l’ouvrage Business Cycles in Canada,
publié peu après sa mort, est considéré encore aujourd’hui comme un classique 38.
28
Deux contributions sont consacrées à la pensée économique et politique de deux
Premiers ministres québécois dont les noms sont indissociables de l’analyse du
développement économique du Québec moderne durant le quart de siècle qui s’étend
de 1970 à 1996. L’historien Jean-Philippe Carlos revient sur l’émergence de la pensée
économique et politique de Jacques Parizeau, qui fut le ministre des Finances du Parti
Québécois de 1976 à 1984, avant de devenir Premier ministre du Québec de 1994 à 1996,
notamment lors du second référendum sur la souveraineté du Québec. Carlos situe la
trajectoire de Parizeau dans le sillon des Édouard Montpetit (1881-1954), Esdras
Minville (1896-1975) et François-Albert Alger (1909-2003) qui furent été les pionniers de
l’École des Hautes études commerciales de Montréal. Il revient sur le développement
d’une pensée économique nationaliste influencée par Keynes chez celui qui fait ses
débuts comme expert-conseil pour l’État québécois dès le début des années 1960.
L’économiste Alain Paquet analyse pour sa part les politiques économiques depuis
Robert Bourassa. Chef du Parti Libéral du Québec, Bourassa fut Premier ministre du
Québec durant un premier mandat entre 1970 et 1976, puis, pour un second mandat,
entre 1985 et 1994. Pour le sociologue Gilles Bourque, cette période est indissociable
d’un tournant technocratique dans le développement de la pensée sociale au Québec 39.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
11
C’est la période au cours de laquelle l’État québécois accroît énormément son pouvoir
infrastructurel sur son territoire avec la nationalisation et le développement de
l’Hydro-électricité comme axe central. Sur le plan des représentations sociales, les
développements et transformations économiques de cette période mettent la table
pour un bouleversement important : les Québécois cesseront de se percevoir comme
minoritaires au Canada et commenceront à se percevoir comme majoritaires au
Québec.
29
Deux contributions éclairent des développements encore plus récents de l’économie
politique québécoise contemporaine. Le sociologue Éric N. Duhaime aborde un
développement beaucoup plus récent de l’économie politique au Québec, soit celui
d’une économie du savoir stimulé et appelé de ses vœux par l’historien des sciences et
des technologies Camille Limoges. En retraçant la trajectoire de Limoges dans les
institutions scientifiques, administratives et politiques entre les années 1980 et 2000,
Duhaime propose en quelque sorte une archéologie de l’économie du savoir qui a
émergé durant cette période et dont les manifestations aujourd’hui sont majeures au
Québec, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle.
30
La question du commerce international du Québec alimente depuis longtemps une
réflexion sur l’économie politique internationale de sa souveraineté économique. Cette
souveraineté est-elle mieux assurée en rompant la dépendance du Québec par rapport à
Bay Street, pour accroître celle par rapport à Wall Street ? Le développement est-il
mieux assuré en attirant davantage d’investissements étrangers au Québec ou est-il en
danger à partir d’un certain seuil de ceux-ci40 ?
31
La contribution de Benjamin Lefebvre permet de contextualiser la question, souvent
très politique, des investissements étrangers au Canada et au Québec en faisant la
genèse des débats sur cet enjeu. Adoptant une perspective sur le temps long, Lefebvre
rappelle que cette problématique est indissociable de l’histoire canadienne depuis 1867.
Voilà un ensemble de questions qui se sont posées sous des formes différentes à
différents moments de l’histoire au Québec. Revenir sur ces différents moments
historiques permet de comprendre la genèse d’institutions économiques et de
stratégies économiques qui structurent encore la vie politique québécoise.
32
Le colloque organisé à l’ACFAS en 2021 a permis d’établir des premiers jalons et surtout
de constater qu’une relève de chercheurs en économie politique avait un intérêt pour
cette sociohistoire des idées économiques. À la lumière de la vitalité des travaux de
l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) et de l’Institut de recherche et
d’informations socioéconomiques (IRIS) ces dernières années, cet intérêt n’était pas
surprenant. Évidemment, l’organisation d’un colloque en ligne durant la Covid n’a pas
été facile et ne nous a pas permis d’établir un panorama aussi large que nous ne
l’espérions au départ. Il ne nous a notamment pas permis de mettre autant en relief que
nous ne l’aurions souhaité les idées économiques des femmes dans le développement de
cette grande fresque. Nous avons donc mené une série d’entretiens afin d’amasser des
matériaux supplémentaires avec des acteurs, des actrices et des témoins récents de
cette sociohistoire. Nous effectuons une présentation à part de la représentation de
l’économie politique qui s’en dégage dans la seconde partie de ce numéro.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
12
NOTES
1. À l’inverse, les sociologues ont consacré d’importants ouvrages collectifs ou d’importantes
monographies à des auteurs phares de la tradition sociologique au Québec : Frédéric Parent, Léon
Gérin, Devenir sociologue dans un monde en transition, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,
2019 ; Jean-Charles Falardeau, Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution
tranquille. Jean-Charles Falardeau (textes choisis et introduits par Simon Langlois et Robert Leroux),
Québec, Presses de l’Université Laval, 2013 ; Sylvie Lacombe (dir.), Les bonnes raisons sociologiques.
Autour de l’œuvre de Simon Langlois, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2019 ; Jean-Philippe
Warren et Gilles Gagné, Sociologie et valeurs. Quatorze penseurs québécois du XX e siècle, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2003 ; Jean-Philippe Warren et Céline St-Pierre, Sociologie et
société québécoise. Présence de Guy Rocher, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006.
2. Voir Éric Boulanger et Michèle Rioux (dir.) Transformation 2021 : la mondialisation face à la
crise ; l’impact de la COVID-19 sur la gouvernance globale, Interventions économiques. Hors-série, no
21.
3. François-Albert Angers « Naissance de la pensée économique au Canada français. » Revue
d'histoire de l'Amérique française, vol. 15, n° 2, septembre 1961, p. 204–229 ; Édouard Montpetit,
Réflexion sur la question nationale (textes choisis et présentés par Robert Leroux), Québec,
Bibliothèque québécoise ; Marcel Fournier, « D'Esdras à Jean-Jacques, ou la recherche d'une
troisième voie », Possibles, Montréal, vol. 4, no 3-4, printemps-été 1980, pp. 251-267 ; Fernand
Dumont et al. (dir.), Idéologies au Canada Français 1900-1929, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 1974. On pense aussi à l’édition en 2013 de textes de Jean-Charles Falardeau par Simon
Langlois et Robert Leroux dans Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution
tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.
4. John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec. Quatrième édition,
Québec, Septentrion, 2009 ; Martin Pâquet et Stéphane Savard, La révolution tranquille, Boréal,
2021. Parmi les ouvrages de l’historiographie plus classique, voir Fernand Ouellet, Histoire
économique et sociale au Québec 1760-1850. Structures et conjonctures, Ottawa, Éditions Fides, 1966. Sur
l’histoire rurale du Québec, voir notamment Christian Dessureault, Le monde rural québécois aux
XVIIIe et XIXe siècles. Cultures, hiérarchies, pouvoirs, Montréal, Fides, 2018.
5. Voir Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec. 1760-1896, Montréal, Fides, 2000 ;
Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, 1896-1929, Montréal, Fides, 2004 ; Yvan
Lamonde, La Modernité au Québec (1929-1965), Tome I : 1929-1939. La crise de l’homme et de
l’esprit, Montréal, Fides, 2011.
6. Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Une histoire des sciences au Québec de la
Nouvelle-France à nos jours. Nouvelle édition, Montréal, Boréal, 2008.
7. Pierre Fortin, « Le progrès économique et social au Québec depuis 60 ans », dans Stéphane
Paquin et X. Hubert Rioux (dir.). Le modèle québécois de gouvernance de gouvernance 60 ans après la
Révolution tranquille. Héritage, caractéristiques, défis, Montréal, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2021, pp. 61-84.
8. Sur cette métamorphose des hiérarchies coloniales, nationales et raciales durant cette période,
voir Frédérick Guillaume Dufour, « Lamonde, la Brève histoire des idées au Québec et les défis
d’une sociologie historique des processus de formation étatique, nationales et coloniales au
Québec et au Canada », Bulletin d’histoire politique, vol. 29, n°1, 2020, pp. 195-211. Pour une des
rares analyses des transformations des nationalismes québécois qui ne fait pas l’impasse sur le
contexte socioéconomique et sociopolitique de ces transformations, voir François Tanguay,
Clivages politiques, hiérarchies ethniques et transformation du système partisan québécois, Mémoire de
maîtrise, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, 2022.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
13
9. Daniel Béland et André Lecours, « Nationalism and Social Policy in Canada and Québec », in
Nicola McEwen et Luis Moreno (dir.), The Territorial Politics of Welfare, Londres, Routledge, 2005,
pp. 189-206.
10. Valérie Anne Mahéo et Éric Bélanger, «Is the Parti Québécois bound to disappear? A study of
the current generational dynamics of electoral behaviour in Quebec», Revue canadienne de science
politique, vol. 51, n° 2, 2018, pp. 335-356.
11. Gabriel Arsenault, L’économie sociale au Québec. Une perspective politique, Montréal, Presses de
l’Université du Québec à Montréal, 2018 ; voir aussi Marie Bouchard, L’innovation et l’économie
sociale au Québec. Entretiens avec Benoît Lévesque, Montréal, Presses de l’Université du Québec à
Montréal, 2021.
12. Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux (dir.), Le modèle québécois de gouvernance 60 ans après la
Révolution tranquille. Héritage, caractéristiques, défis, Montréal, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2021.
13. Robert Bernier et Stéphane Paquin (dir.). L’État québécois. Où en sommes-nous ? Montréal,
Presses de l’Université du Québec, 2019.
14. Martin Pâquet et Stéphane Savard, La Révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2021 ; Mario
Polèse, Le miracle québécois, Montréal, Boréal, 2021.
15. Everett C. Hugues, Rencontre de deux mondes. La crise d'industrialisation du Canada français ;
Traduction et présentation par Jean-Charles Falardeau, Montréal, Boréal, 1972.
16. Pierre Fortin, « Le progrès économique et social au Québec depuis 60 ans », dans Stéphane
Paquin et X. Hubert Rioux, op. ci.t, pp. 61-84.
17. Sherry Olson et Patricia Thornton. « La croissance naturelle des Montréalais au XIXe
siècle », Cahiers québécois de démographie, vol. 30, n°2, 2001, pp. 191–230 ; pour une période plus
longue, André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2017.
18. Mathieu Gagné, Des enfants pour Saturne ? Les inégalités sociales des nourrissons canadiens
français face à la mortalité infantile en 1900 à Québec, Mémoire de maîtrise en sociologie, Faculté
des sciences sociales, Université Laval, 2005, p. 48.
19. Patrick Lacroix, « Tout nous sera possible ». Une histoire politique des Franco-Américains,
1874-1945, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021 ; Jason L. Newton, « These French Canadian
of the Woods are Half-Wild Folk’: Wilderness, Whiteness, and Work in North America, 1840–1955
», Labour/Le Travail, n° 77, 2016, pp. 121–150 ; David Vermette, A Distinct Alien Race.
Industrialization, Immigration, Religious Strife, Montréal, Baraka Books, 2018 ; Pierre Anctil,
« L'identité de l'immigrant québécois en Nouvelle-Angleterre. Le rapport Wright de 1882 »,
Recherches sociographiques, vol. 22, n° 3, 1981, pp. 331–359.
20. Jean-Pierre Charland, Une histoire du Canada contemporain. De 1850 à nos jours, Montréal,
Septentrion, 2007, p. 270.
21. Sean Mills, Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique dans le Montréal,
1963-1972, Montréal, Hurtubise, 2011. Sur l’aveuglement idéologique à l’égard du maoïsme et de la
Révolution culturelle chinoise, voir aussi Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde. Le
militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2007.
22. Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois. 1944-2005, Montréal, Septentrion, 2013.
23. Gérard Bernier, « Le cas québécois et les théories du développement et de la dépendance », La
modernisation politique du Québec, Sillery, Boréal, 1996 ; R.C.H. Sweeny, Why did we Choose to
Industrialize? Montreal 1819-1849, Toronto, McGill-Queens University Press, 2015 ; Gary Teele, Gary
(éd.). Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press;
Petitclerc, Martin, « Compte rendu de Why Did We Choose to Industrialize? », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 70, n° 4, 2017.
24. Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au XIX e siècle québécois, Montréal, VLB
éditeur, 2004 ; Bettina Bradbury, Working Families. Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
14
Montreal, Toronto, University of Toronto Press, 2007 ; Mary Anne Poutanen, Une histoire sociale de
la prostitution. Montréal, 1800-1850, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2021.
25. Jacques Rouillard, Aux origines de la social-démocratie québécoise. Le Conseil des métiers et du
travail de Montréal (1897-1930), Saint-Joseph du Lac, M éditeur, 2020 ; Dominique Marshall, Aux
origines sociales de l’État-providence, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1998.
26. Martin Petitclerc, « Nous protégeons l’infortune ». Les origines populaires de l’économie sociale au
Québec, Montréal VLB éditeur, 2007 ; Magda Fahrni, Household Politics. Montreal Families and Postwar
Reconstruction, Toronto, University of Toronto Press, 2005.
27. Pierre Anctil, Histoire des Juifs au Québec, Montréal, Boréal, 2017 ; Pierre Anctil, Ira Robinson et
Gérard Bouchard, (dir..), Juifs et Canadiens français dans la société québécoise, Septentrion, 2000 ;
Simon Jolivet, Le vert et le bleu. Identité québécoise et identité irlandaise au tournant du XXe siècle,
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011 ; Roland Viau, Du pain ou du sang. Les
travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal,
2013 ; Martin Pâquet, Tracer les marges de la Cité. Étranger, immigrant et État au Québec 1627-1981,
Montréal, Boréal
28. Pour un important survol, voir Michel Sarra-Bournet, Entre corporatisme et libéralisme. Le
patronat québécois dans l’après-guerre, Montréal, Septentrion, 2021.
29. Michel Sarra-Bournet, opus cit. Sur l’antilibéralisme au Québec, voir Yvan Lamonde, opus cit,
2000, 2004 ; voir aussi, Gilles Gagné (dir.) L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle , Montréal,
Éditions Nota Bene, 2003.
30. Dominique Foisy Geoffroy, Esdras Minville. Nationalisme économique et catholicisme social
au Québec durant l’entre-deux-guerres, Montréal, Septentrion, 2004.
31. Frère Marie-Victorin. Science, culture et nation, Montréal, Boréal, (Présenté par Yves
Gingras), 1996.
32. Jules-Racine Saint-Jacques, George-Henri Lévesques. Un clerc de la modernité, Montréal, Éditions
Boréal, 2020.
33. Yvan Comeau et al. (2002). « L’économie sociale et le Sommet socioéconomique de 1996 : le
bilan des acteurs sur le terrain ». Nouvelles pratiques sociales, 15 (2), 186–202. Pour une critique des
fondements idéologiques de l’économie sociale au Québec, voir Jean-Marc Piotte, Du combat au
partenariat. Interventions critiques sur le nationalisme québécois, Montréal, Les Éditions Nota Bene,
1998. Sur les débats entourant l’économie sociale, voir aussi Gabriel Arsenault, opus cit. 2018, et
Emanuel Guay et Frédérick G. Dufour. « Néolibéralisme, politiques sociales et coalitions
nationalistes en quête d’un État dans la période post-1995 au Québec », Politique et Société, volume
39, numéro 2, 2020, p. 196-201.
34. Jean-Jacques Simard, « La culture québécoise : question de nous », Cahiers de recherche
sociologique, n°14 1990, pp. 131-141 ; Paul André Linteau, René Durocher, et Jean Claude Robert.
Histoire du Québec contemporain : le Québec depuis 1930. Montréal : Boréal, 1989.
35. Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec,
Montréal, Nota Bene, 2018.
36. Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture
d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928), Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 2022.
37. Emmanuel Bernier, « Duplessis donne sa province » : exploitation minière et valeurs au
Québec sous l’Union nationale (1945-1956) », Bulletin d'histoire politique, vol. 29, n° 3, 2021, pp. 37
62.
38. Maurice Lamontagne, Business Cycles in Canada: The Postwar Expérience and Policy Directions,
Ottawa, Institute for Economie Policy / Institut canadien de politique économique, 1984.
39. Gilles Bourque, 1993. « Société traditionnelle, société politique et sociologie québécoise,
1945-1980 », Cahiers de recherches sociologiques, n° 20, pp. 45-83.
40. Sur les impasses d’une croissance sans développement, voir l’entrevue de Frédéric Hanin et
François L’Italien avec Robert Laplante, Entrevue avec Robert Laplante :
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15
« L’économie du Québec : y voir clair pour maîtriser le développement », Interventions
économiques, n° 44, 2012.
AUTEURS
FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR
Professeur titulaire au département de sociologie, Université du Québec à Montréal,
dufour.frederick_guillaume@uqam.ca
CHRISTIAN DEBLOCK
Professeur honoraire au département de science politique, Université du Québec à Montréal,
deblock.christian@uqam.ca
MICHÈLE RIOUX
Professeure titulaire au département de science politique, Université du Québec à Montréal,
rioux.michele@uqam.ca
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16
Esdras Minville : penseur d’un
Canada français moderne qui ne fut
jamais
Esdras Minville: Thinker of A Modern French Canada That Never Materialised
Gabriel Arsenault
01. Introduction
1
Dans toutes les sociétés, il y a certains moments caractérisés par un haut niveau
d’incertitude où les décideurs sont appelés à faire des choix structurels sur lesquels il
sera plus tard difficile de revenir complètement (Pierson, 2004). Au Québec, les années
1960 ont constitué une telle jonction critique. Envisageant le Québec comme une
démocratie libérale à laïciser, les architectes de la Révolution tranquille ont défendu la
social-démocratie, la grande entreprise privée, les sociétés d’État, ainsi que
l’urbanisation. Ces choix étaient contingents ; nous aurions pu en faire d’autres. Pour le
réaliser pleinement, il faut relire les intellectuels qui proposaient alors des avenues
différentes pour le Québec. Plus et mieux que nul autre selon nous, Esdras Minville
(1896-1975) a, dans les décennies précédant la Révolution tranquille, proposé une telle
modernisation alternative pour le Québec. Certes, il appuyait fondamentalement le
projet de reconquête économique caractérisant la Révolution tranquille ainsi que sa
réforme phare, la nationalisation de l’hydroélectricité (Courtois 2017, p. 354 ; Gélinas
2007, p. 352-353), mais en envisageant le Canada français comme une manifestation
nationale particulière de la civilisation occidentale, indissociable de la conception
catholique du bien, ses positions étaient souvent en porte-à-faux avec ceux de ses
contemporains au pouvoir à Québec. Minville a ainsi défendu le corporatisme social, la
petite entreprise familiale, la coopération économique et un aménagement territorial
axé sur le développement des campagnes. Relire Minville nous permet de mieux
comprendre les idées sous-tendant les choix politiques des révolutionnaires tranquilles
à la base du Québec contemporain. Au passage, l’exercice stimule l’imagination
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
17
politique puisqu’il nous aide à imaginer des alternatives aux structures dont nous nous
sommes dotés.
2
Cet article défend la pertinence intellectuelle et sociale de relire Minville aujourd’hui. Il
ne s’agira donc pas de contribuer à l’historiographie de Minville, mais d’engager une
conversation avec un lectorat peu familier avec la pensée minvillienne. Concrètement,
l’article contraste la modernisation du Canada français souhaitée par Minville avec
celle privilégiée durant la Révolution tranquille, en accordant une importance
particulière aux prémisses philosophiques, notamment d’origine catholique, de
Minville, aujourd’hui susceptible d’être peu connue par le lectorat issu du contexte de
sécularisation de la société québécoise.
3
Esdras Minville est né en 1896 à Grande-Vallée, un petit village de pêcheurs sis sur la
côte nord-gaspésienne, à une époque où la Gaspésie n’était pas reliée au reste du
Québec par voies terrestres et où la pêche était encore largement sous l’empire des
entreprises jersiaises (Desjardins et al., 1999). Il n’a pas eu accès au cours classique et à
l’orée de la vingtaine, il est déjà commis à la Great Eastern Paper co, près de GrandeVallée. Il a vingt-deux ans lorsqu’il arrive à l’École des hautes études commerciales, à
l’été 1919. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y aura du succès.
4
À la tête des HÉC de 1938 à 1962, Esdras Minville a été de son vivant un des plus
importants intellectuels du Québec. Cofondateur de la revue L’Actualité économique,
architecte de la renaissance de la revue L’Action nationale, signataire du Programme de
restauration sociale, instigateur de la grande entreprise d’inventaire des richesses
naturelles du Québec sous le gouvernement de Maurice Duplessis, concepteur de
l’innovante coopérative agroforestière de Grande-Vallée, collaborateur à la Commission
royale sur les relations entre le Dominion et les provinces (commission Rowell-Sirois),
véritable cerveau de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels
(Commission Tremblay), auteur d’une œuvre colossale réunie en treize volumes par son
étudiant, collaborateur et ami, François-Albert Angers (1909-2003) 1 : Minville est une
figure incontournable de l’histoire intellectuelle québécoise des années 1920 à 1950. Le
grand spécialiste de la pensée traditionaliste canadienne-française, Pierre Trépanier
(1995, p. 275-276), compare ainsi l’importance d’Esdras Minville comme intellectuel
public à celle du père Georges-Henri Lévesque (1903-2000), doyen de la Faculté des
sciences sociales de l’Université Laval, ou de l’historien Maurice Séguin (1918-1984),
première figure de l’École historique de Montréal.
5
Pourtant, la figure d’Esdras Minville est aujourd’hui méconnue au Québec. Minville n’a
jamais suscité l’intérêt d’un biographe2 et le récent Dictionnaire des intellectuel.les du
Québec n’a pas jugé bon de lui consacrer une entrée (Lamonde et al. 2017). Son œuvre
continue bien sûr d’être étudiée par les spécialistes de l’histoire intellectuelle
québécoise (p. ex. Gélinas, 2007 ; Geoffroy-Foisy, 2007 ; 2008 ; Lamonde, 2011 ; 2016),
mais soulignons là encore qu’à l’exception de l’excellent ouvrage tiré du mémoire de
maîtrise de Dominique Geoffroy-Foisy (2004), Minville n’a fait l’objet d’aucune
monographie universitaire. Comme le concluait une récente thèse de doctorat
consacrée à Angers, les œuvres complètes d’Esdras Minville constituent une référence
qui « demande encore à être explorée » (Carlos 2020, p. 459).
6
Nous prenons ici la balle au bond en explorant l’œuvre de Minville, en particulier ses
articles publiés L’Action nationale (originellement appelée L’Action française) et L’Actualité
économique, ainsi que sa contribution au rapport de la Commission Tremblay (1956),
pour tenter d’en démontrer l’intérêt pour un lectorat généraliste.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
18
7
Le reste de l’article est organisé comme suit. Les deux premières sections fournissent
des éléments de contexte essentiels à la compréhension de la pensée minvillienne,
présentant le problème économique du Canada français que tente de résoudre Minville
ainsi que sa compréhension dudit Canada français. Les sections suivantes abordent le
cœur de sa pensée économique : le corporatisme social (section 3), le fédéralisme
canadien (section 4), l’aménagement territorial (section 5) et la coopération
économique (section 6).
02. La question économique et le Canada français
8
Formé par Édouard Montpetit (1881-1954) aux HÉC dans les années 1920, Esdras
Minville fait partie de la deuxième génération d’économistes canadiens-français
« professionnels ». Comme le rappelle Angers au début de sa préface du douzième
volume des œuvres complètes, Minville récusait toutefois l’étiquette d’économiste, se
voyant davantage comme un « sociologue-philosophe particulièrement préoccupé par
l’influence de l’économie » (Angers 1992, p. 7)3. Pour cause : Minville s’est toujours
intéressé à l’économie dans une perspective sociétale et humaine globale. À l’instar de
Montpetit, il voulait d’abord conscientiser ses concitoyens canadiens-français à
l’importance de l’économique et les inviter à embrasser les carrières commerciales –
telle était en réalité alors la grande mission des HÉC, fondées en 1907. Aujourd’hui, une
telle préoccupation peut surprendre, mais l’a priori du Canada français catholique de
l’époque était le suivant : l’important est le salut de l’âme, pas l’enrichissement
matériel, et comme le rappelle l’évangile de Mathieu, il est plus facile à un chameau de
passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.
Autrement dit, l’engagement dans le monde des affaires ne risquait-il pas de
compromettre l’essentiel ? Soulignons que sur le plan de la théologie chrétienne, cette
posture de méfiance à l’endroit de l’argent est absolument classique (par ex. Bentley
Hart 2017 ; 2019). Partout dans le monde catholique dans les années suivant
l’encyclique Rerum Novarum (1891), marquée par une industrialisation rapide générant
une nouvelle classe de riches industriels en même temps qu’une paupérisation des
masses, l’appropriation privée de trop grosses parts du royaume apparaissait
moralement suspicieuse.
9
Catholique à la foi profonde, Minville prenait très au sérieux cette perspective. Mais il
la trouvait fallacieuse, du moins dans le contexte du Canada français. S’il fallait
effectivement garder le cap sur le spirituel, cultiver la modération des désirs et lutter
contre la pauvreté - « toutes les formes d’activité doivent être ordonnées au progrès
spirituel comme à leur fin » (Minville 1979g, p. 198) – l’enrichissement matériel n’en
demeurait pas moins crucial pour l’épanouissement du peuple canadien-français. En
1927, Minville (1979c, p. 101) écrit : « nous ne devons plus envisager le problème
économique en soi, et pour soi, comme une vulgaire question d’argent ou
d’enrichissement individuel, mais l’étudier dans ses relations avec les problèmes
d’ordre plus élevé ». L’argent est un pur instrument, il n’est en soi ni bon ni mauvais.
Au service de l’avarice, il répugne, mais bien orienté, il peut aider au perfectionnement
de la personne humaine. Concrètement, Minville observe que c’est par faute d’argent
que les Canadiens français sont contraints de s’exiler dans les manufactures de la
Nouvelle-Angleterre4 ou de Montréal et à se résigner à un mode de vie qui les diminue
sur les plans intellectuel, culturel, moral et spirituel – nous y reviendrons. C’est dans ce
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contexte que Minville a, sa vie durant, cherché à développer une classe d’entrepreneurs
francophones chargée de rendre le Canada français suffisamment autonome sur le plan
économique pour qu’il puisse progresser vers ses plus hauts idéaux civilisationnels.
03. Une civilisation
10
Ce qu’on appelle encore, bien qu’avec une conviction décroissante depuis la défaite
référendaire de 1995 (Bock-Côté, 2007 ; Beauchemin, 2020), la « nation québécoise » ne
s’est jamais imaginé être une civilisation. Épousant les contours de l’État démocratique
québécois, la nation québécoise est évidée d’une doctrine morale englobante (p. ex. voir
Venne, 2000), c’est-à-dire d’une famille de fins ordonnées définissant un idéal de vie
individuelle et communautaire (Rawls, 2004). Ses orientations sont ouvertes, des objets
du jeu démocratique. Les questions éthiques et spirituelles les plus fondamentales sont
déchargées à la sphère privée. Le Canada français, au contraire, pouvait s’envisager
comme civilisation au sens où elle faisait sienne la doctrine morale englobante
catholique. Minville ne pourrait être plus clair à cet égard : « … la civilisation
canadienne-française est une civilisation chrétienne et c’est à la pensée chrétienne que
le Canada français demande le principe informateur, les règles ordonnatrices de sa vie
sociale. La pensée nationale n’intervient ici que comme une interprétation particulière
d’une philosophie universelle » (Minville 1979e, p. 119). Autrement dit, le peuple de
Minville est celui dont la vocation est d’adapter l’universalisme chrétien au contexte
très spécifique du Canada français.
11
Alors qu’il travaille sur le rapport Tremblay à la fin des années 1950, Minville se fait
lucide et constate que ce n’est pas seulement le Canada français, mais toute la
chrétienté occidentale qui est alors en déliquescence. La guerre froide sévissant alors
oppose en réalité deux doctrines, le libéralisme et le communisme, partageant une
prémisse philosophique commune : le matérialisme. Historiquement plus grave que la
guerre froide était alors le fait que l’occident était en train de tronquer une vision
spiritualiste (chrétienne) pour une vision matérialiste du monde. Plusieurs fois
millénaire, le spiritualisme consacre la primauté du spirituel sur le temporel, des
besoins de l’âme sur ceux du corps ; le spiritualisme chrétien reconnaît la vocation
surnaturelle de l’homme et l’invite à se rapprocher toujours davantage de Dieu. Le
matérialisme au contraire accorde la primauté au temporel, concrètement à l’argent.
Ainsi, le progrès d’une société s’apprécie d’après son niveau de vie, mesuré par des
indicateurs économiques. Comme le vulgarise le politologue Vincent Arel-Bundock
(2018, p. 255) dans une section intitulée « L’argent fait le bonheur », « sur le long terme,
la cause principale de l’amélioration de nos conditions de vie est la croissance
économique ». Pour Minville, en 1956, les choses se présentent donc ainsi : « Dieu existe
ou il n’existe pas… Entre la conception chrétienne et le matérialisme… nous avons à
choisir. Cette option domine notre époque… Le monde de demain s’organisera selon la
première ou sera organisé selon la seconde » (Minville 1980c, p. 77). Inutile de clarifier
l’issue de cette confrontation !
12
Relire Minville permet de constater que c’est à l’école qu’on peut voir le plus
clairement l’abandon du spiritualisme et plus globalement le désencastrement
civilisationnel du Canada français. Bien sûr, en se laïcisant toujours davantage depuis
les années 19605, l’école québécoise en vient à répudier complètement, bien que
graduellement, son héritage chrétien – au grand dam de Minville (Trépanier 1995,
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278-279 ; Gélinas 2007, p. 369)6. Mais ce n’est pas tout. Comme le rappelle par exemple
Foisy-Geoffroy (2008), la pensée politique traditionaliste canadienne-française, dont
Esdras Minville est un important contributeur, se nourrit aussi bien de la pensée
grecque ancienne que de la pensée chrétienne ; or, avec la disparition du cours
classique typiquement suivi par les élites canadiennes-françaises (Bienvenue et al.
2014), l’école québécoise abandonne également ses références identitaires grécoromaines. Moderne, la polyvalente n’aborde plus que furtivement le monde occidental
antérieur à 1534 ou 1608 (Couture, 2019). Alors que le cours classique invite ses
collégiens à se voir comme les héritiers d’une civilisation multimillénaire, le Québec de
l’école moderne semble être apparu à la manière d’un « big bang » avec l’arrivée des
premiers colons.
04. Le corporatisme social
13
Revenons à l’économie. Durant les années d’entre-deux-guerres, période durant
laquelle la pensée économique de Minville a été la plus féconde (Geoffroy-Foisy, 2000 ;
2004), une question domine : par quoi remplacer le libéralisme économique « laissezfaire » décrédibilisé par le krach de 1929 et le marasme économique des années 1930 –
et que Minville (1979h, 365) associait de toute façon au protestantisme britannique 7 ?
L’alternative communiste, concrète à partir de la révolution russe de 1917, en séduit
quelques-uns, mais les penseurs occidentaux sont plutôt à la recherche d’une troisième
voie qui saurait préserver les idéaux de liberté individuelle associés au libéralisme
économique. S’appuyant sur les travaux de l’économiste britannique John Meynard
Keynes, en particulier sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie
(1936), l’ensemble des pays occidentaux choisira, au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, la solution intermédiaire de la social-démocratie. Il s’agira alors de conserver
le libéralisme économique, mais tout en autorisant un État démocratique à intervenir
lourdement dans l’économie au nom du bien commun (Arsenault, 2019). Ce compromis,
défendu au Canada anglophone dès le début des années 1930 par le CCF 8 et adopté au
Québec avec la Révolution tranquille, n’est aujourd’hui nulle part sérieusement remis
en question. Minville, à l’instar d’autres penseurs catholiques de l’époque, défendait
toutefois une troisième voie alternative, tirée de la doctrine sociale de l’Église
catholique articulée en particulier dans les encycliques Rerum novarum (1891) et
Quadragesimo anno (1931) : le corporatisme social (Warren, 2004). Le 9 mars 1933, en
réponse au discours du CCF, l’École sociale populaire, dirigée par le père Joseph-Papin
Archambault, publie ainsi un influent manifeste en faveur du corporatisme social, le
Programme de restauration social, signé et ardemment défendu par Minville (Laliberté,
1980 ; Routhier, 1981).
14
Le corporatisme social partage avec la social-démocratie l’idée d’un État garant du bien
commun ayant la légitimité d’imposer ses volontés au marché. Ainsi, si une part
substantielle des écrits économiques de Minville porte sur les ressources naturelles,
c’est qu’il ne pouvait accepter l’idée que ces ressources du pays ne servent pas l’intérêt
collectif. Sous le gouvernement libéral d’Alexandre Taschereau (1920-1936), Minville se
fait particulièrement critique à l’endroit du système d’exploitation en place qui lui
paraît avantager bien plus les entreprises étrangères exploitant les ressources du
Québec, que les Canadiens français obtenant en échange des emplois précaires (p. ex.
Minville 1979b, p. 72). Or, il va de soi que pour articuler puis mettre en place une
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stratégie d’exploitation des ressources naturelles subordonnée aux intérêts nationaux,
certaines connaissances préalables sur lesdites ressources sont nécessaires. Un des
principaux legs de Minville est ainsi d’avoir initié un premier inventaire des ressources
naturelles du Québec (Minville, 1981a). Le premier gouvernement de Maurice Duplessis
(1936-1939) nomme Minville conseiller technique du ministère du Commerce et de
l’Industrie en septembre 1936 (Foisy-Geoffroy 2004, p. 107) et lui confie la tâche
d’entamer ce projet. Après la défaite du gouvernement Duplessis, en 1939,
l’engouement pour l’Office de recherches économiques s’estompe, mais Foisy-Geoffroy
(2004, p. 109) rapporte qu’avant les années 1960, l’Office « avait à peu près couvert
l’ensemble du territoire québécois ». Pour une fois, Minville était sur la même longueur
d’onde que les révolutionnaires tranquilles (Foisy-Geoffroy 2004, p. 154-155).
15
Le corporatisme social se distingue toutefois de la social-démocratie de trois
principales façons. Au niveau le plus fondamental, la social-démocratie demeure
libérale, n’épousant aucune doctrine morale englobante, alors que le corporatisme
social est indissociable de la doctrine catholique. Ainsi, la poursuite du bien commun en
social-démocratie n’implique, paradoxalement, aucune destination particulière.
Minville (1979h, 365) dira que le libéralisme économique se caractérise par une
« absence de formule d’organisation sociale ». C’est à la délibération démocratique
souveraine que revient la tâche d’identifier au jour le jour ce qui, concrètement, mérite
d’être accompli par les pouvoirs publics. Le corporatisme social, au contraire, implique
la poursuite d’un idéal de vie chrétien dont le contenu, révélé par le Christ, est au plus
sujet à interprétation. C’est notamment au nom de cet idéal personnaliste chrétien,
consacrant la primauté de la dignité de l’individu humain, que Minville s’oppose par
exemple à la mise sur pied de l’assurance-chômage par le gouvernement libéral fédéral
de William Lyon Mackenzie King. Lors de son témoignage devant la commission RowellSirois, en mars 1939, il invite plutôt les pouvoirs publics à créer du travail pour les
chômeurs (Minville 1986, 584-585). Ces derniers pourraient alors avoir « un meilleur
moral, plus de fierté, plus de virilité » (Minville 1982c, 408-409).
16
Ensuite, la social-démocratie est profondément étatiste. Les forces capitalistes sont si
puissantes que seul un État fort peut leur tenir tête. La logique sociale-démocrate veut
que l’État pali aux failles du libre-marché. Le marché génère des inégalités trop
importantes ? L’État s’occupera alors de redistribuer la richesse. Le marché sous-investi
en formation professionnelle ? L’État financera alors des programmes pour rehausser
les qualifications de la main-d’œuvre. Le marché surutilise les ressources naturelles ?
L’État interviendra pour réguler le secteur. Pour Minville, cette approche correctrice
est fautive, car c’est en amont qu’il faut agir. Plutôt que de tolérer des entreprises
capitalistes génératrices d’inégalités extrêmes et ensuite tenter de redistribuer la
richesse des propriétaires aux travailleurs, Minville invite à privilégier des entreprises
générant à la base moins d’inégalités, comme les petites et moyennes entreprises
familiales ou les coopératives. Plutôt que de laisser les entreprises capitalistes
externaliser les coûts de la formation ou de la régulation à la société entière via l’État,
Minville préconisait de confier ce genre de responsabilités aux entreprises ellesmêmes, aux diverses associations civiles reconnues (dont l’Église), aux organisations
professionnelles ou encore à des chambres locales et régionales, plus près des réalités
en cause. Obéissant au principe de la subsidiarité, le corporatisme social réduit l’État au
rôle d’arbitre, appelé à « pallier aux incapacités des corps intermédiaires » (Chevrier,
1994). C’est seulement ainsi qu’on honore l’idéal de l’individu comme un être doté à la
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fois de liberté et d’une grande responsabilité morale envers lui-même, sa famille, sa
communauté et sa nation.
17
Enfin, la social-démocratie est le théâtre d’un conflit de classes perpétuel.
Immanentiste, esquivant les questions spirituelles reliées à la vie bonne, la socialdémocratie aborde la distribution des ressources en supposant qu’il est
intrinsèquement préférable d’être riche que pauvre, en haut plutôt qu’en bas de la
hiérarchie sociale. Les sociaux-démocrates sont ainsi avant tout attachés à une variante
libérale de l’égalité des chances qui veut que la course vers les bonnes positions dans la
société doive être juste, c’est-à-dire que son issue devrait être exclusivement
déterminée par le talent et l’effort des individus9. Juste ou non, cette compétition pour
les bonnes places produit toujours des gagnants et des perdants. Selon la théorie des
ressources de pouvoir (p. ex. Esping-Andersen, 1985), encore dominante dans l’étude
des politiques sociales, cette compétition structure profondément la vie politique de
nos social-démocraties : c’est là où les travailleurs sont le plus fortement mobilisés à
travers leurs syndicats et les partis politiques de gauche qu’ils réussissent le mieux à
tirer leur épingle du jeu les opposant aux associations patronales et aux partis de
droite.
18
À l’instar de plusieurs intellectuels catholiques inspirés par l’encyclique Rerum
Novarum, Minville rejette cette approche. Pour lui, dans une société juste, la hiérarchie
sociale n’oppose pas des gagnants et des perdants : elle reflète plutôt une hiérarchie
naturelle caractérisant l’ordre temporel, qui contraste avec l’égalité des hommes
devant Dieu – l’égalité qui compte vraiment. Légitime et en quelque sorte banalisée, la
hiérarchie sociale donne lieu à une coopération entre les différentes classes sociales :
chacune doit s’acquitter de ses responsabilités pour que le corps social chemine vers
son idéal. Les responsabilités que Minville attribue aux patrons nous apparaîtraient
aujourd’hui particulièrement imposantes : ils doivent selon lui assurer à leurs employés
un « maximum d’épanouissement humain » (Minville 1982, p. 71) 10. Loin d’être
idéaliste, une telle attitude patronale est selon Minville absolument nécessaire d’une
perspective humaniste opposée à la réduction capitaliste du travail en une
« commodité » qui se vend comme les autres sur un « marché ». Minville jugeait
d’ailleurs tout aussi sévèrement ce déplacement du conflit de classes à l’Assemblée
législative, si bien qu’il doutait que le Québec soit idéalement servi par le
parlementarisme, une institution importée du Royaume-Uni, à l’origine conçue pour
gérer l’antagonisme entre la monarchie et la bourgeoisie de ce pays (Minville 1980a,
p. 46).
05. Le fédéralisme
19
On peut difficilement surestimer la centralité, au sein de la pensée Minvilienne, de
cette adhésion à la doctrine sociale de l’Église. Elle justifie ainsi dans une large mesure
sa position constitutionnelle. Dès 1926, dans les pages de l’Action française, Minville
(1988a, p. 295) la résume ainsi :
… nous pouvons exiger un régime politique qui nous assure toute la protection à
laquelle nous avons droit, que ce soit dans la confédération actuelle ou dans une
confédération remaniée et ajustée aux exigences géographiques, économiques et
ethniques du pays. L’indépendance, l’indépendance totale reste l’objectif suprême,
lointain peut-être, mais non moins réel et non moins désirable. Et je m’arrête sur
un mot d’ordre qui est en même temps une supplique : préparons-nous !
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20
Dans les années 1920, l’affranchissement du Québec de l’Empire canado-britannique
apparaissait effectivement lointain. Dans ce contexte, Minville consacrait ses efforts,
notamment dans le cadre de sa collaboration au sein des commissions royales
d’enquête Rowell-Sirois (1940) et Tremblay (1957), à défendre l’idéal fédératif d’une
souveraineté partagée entre deux ordres de gouvernement égaux et la souveraineté du
Québec en matière des juridictions provinciales identifiées dans l’Acte de l’Amérique du
Nord britannique de 1867. Rédigé bien avant la construction de l’État-providence,
l’AANB fait largement correspondre les juridictions provinciales aux affaires sociales,
alors en pratique délaissée par l’État. Les pères de la constitution ne se doutaient pas du
rôle croissant que l’État allait jouer dans les affaires sociales au XX e siècle, en
particulier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Savoie, 2019). Pour Minville,
l’effacement de l’Église et des organisations intermédiaires au profit de l’État dans des
domaines comme l’éducation et la protection sociale constituait déjà un danger : il
fallait au minimum s’assurer que cet État soit contrôlé par des catholiques capables
d’arrimer le plus possible les politiques publiques à la doctrine sociale de l’Église.
Autrement dit : puisque les Canadiens français et anglais ne partageaient pas la même
religion, ils ne pouvaient être bien servis par les mêmes institutions sociales.
21
Prenons le cas de la famille, ou plus spécifiquement celui de la famille nombreuse.
L’Église catholique a traditionnellement été – et demeure11 – plus fortement engagée
que plusieurs églises protestantes dans la lutte contre toute forme d’interférence
concourant à limiter la taille des familles. Dans cette optique catholique, le salariat pose
problème en ce qu’il ne prend pas en compte les responsabilités familiales différenciées
des salariés, défavorisant de facto les travailleurs ayant de nombreux enfants. Pour
éviter cet écueil, dans la coopérative agroforestière de Grande-Vallée que Minville met
sur pied, la répartition des droits de coupe se fait précisément en fonction des charges
familiales (Foisy-Geoffroy 2004, p. 148). Plus globalement, Minville (1982b, 141) appelle
à dépasser le salariat pour une formule mieux à même de répondre aux « exigences
humaines du travail ». Aujourd’hui, même si cette critique du salariat n’est plus
entendue au Québec, n’est-il pas intéressant de constater que la régulation de la famille
continue d’être ici abordée différemment que dans les provinces d’héritage protestant ?
Pour le dire en catholique, les politiques familiales québécoises, plus généreuses
(Arsenault, Jacques et Maioni, 2018), se distinguent nettement de celles des autres
provinces dans leur capacité à empêcher le marché d’interférer dans la volonté des
parents d’avoir des enfants.
06. L’aménagement régional
22
Le milieu d’origine d’Esdras Minville ne le prédestinait pas à de grandes réalisations
intellectuelles. Comme soulevé plus haut, la pauvreté matérielle du Canada français
était partiellement en cause, mais il y avait plus : il manquait au gouvernement du
Québec un engagement envers le développement territorial.
23
Pour Minville, le constat est implacable : les campagnes canadiennes-françaises se
vident. En 1911, alors que Minville est un adolescent et vit à Grande-Vallée, les
populations urbaine et rurale du Québec sont de taille à peu près équivalente (Simard,
2006) ; un siècle plus tard, la population urbaine était environ quatre fois plus
importante (Statistique Canada, 2012). C’est d’ailleurs plus de 50 % de la population du
Québec qui se retrouve aujourd’hui dans la région métropolitaine de Montréal. Ces
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tendances étaient sévèrement critiquées par Minville. En effet, Minville a, sa vie
durant, insisté sur la vocation agricole ou rurale du Canada français. Et pour cause :
cette vocation résultait selon lui des deux caractéristiques distinguant le Canada
français des autres peuples d’Amérique du Nord : le français et la religion catholique.
24
Dans les années 1960, Montréal, sans parler de la Nouvelle-Angleterre, était dominé par
l’anglais. Les révolutionnaires tranquilles et Minville (1988b, p. 397-411) partageaient à
la fois ce constat et l’objectif de rehausser le statut du français au Québec. Ils défendent
toutefois deux stratégies opposées : alors que les premiers chercheront à franciser
Montréal, Minville plaidera plutôt, du moins à court terme, pour un repli dans les
campagnes et dans le secteur agricole, où les francophones étaient déjà aux
commandes. Les premiers tiennent pour acquis que Montréal est destiné à demeurer le
cœur économique et culturel du Québec : il s’agit alors pour les francophones aspirant à
être « maîtres chez eux » de la conquérir (Levine, 1991). Plus critique à l’endroit de la
modernité et moins enclin à s’y s’adapter, Minville ne voit pas comme inéluctable la
concentration démographique à Montréal. Une action concertée en vue d’une
ruralisation du Québec lui apparaissait souhaitable et possible, principalement via la
colonisation du vaste territoire québécois (Foisy-Geoffroy 2004, p. 109-112).
25
Le désaccord entre Minville et les révolutionnaires tranquilles n’est toutefois pas
seulement d’ordre stratégique. Les architectes de la Révolution tranquille avaient un
regard positif sur la ville, associée au progrès. La volonté du gouvernement du Québec,
à la fin des années 1960, de fermer près de cent petites localités de l’est du Québec
(d’Anjou, 2016) symbolise assez bien les excès de cette perspective. Minville, de son
côté, malgré sa trajectoire migratoire personnelle, associait la ville à la décadence
morale, aux influences étrangères, à l’atomisme social et à l’affaiblissement de la
paroisse – en somme au contraire du progrès véritable. Il soutient en 1926 qu’« il faut
revenir à la notion… d’agriculture familiale… l’établissement d’une famille sur une
terre en vue d’y trouver d’abord la plus grande partie possible des produits nécessaires
à sa subsistance : aliments et vêtements, quitte à affecter le reste du domaine à des
cultures diverses et spécialisées, répondant aux marchés ». (Minville 1981c, p. 25). En
1927, il se fait on ne peut plus clair : « la ville… est essentiellement un centre de
consommation… elle ne survit pas à la campagne et au village, véritables réservoirs des
forces vives physiques et morales de la nation » (Minville, 1979c, p. 89). Trépanier
(1995, 272) note que les ardeurs agriculturistes de Minville s’estompent un peu avec le
temps ; il continuera néanmoins sa vie durant à défendre la campagne et la
colonisation. Il déplore ainsi en 1933 que « [L]a centralisation à outrance dont souffre le
Québec depuis de nombreuses années tend sans cesse à décapiter les populations
rurales de leurs élites, de leurs dirigeants naturels » (Minville 1981b, p. 342). En 1939, il
regrette que l’assurance-chômage favorise les ouvriers industriels urbains aux dépens
des cultivateurs ruraux (Minville 1986, 585). En 1951, il réitère que « c’est à la campagne
que la culture nationale s’est le plus parfaitement incarnée dans le régime
institutionnel… que le milieu ethnique conserve le plus complètement son homogénéité
et donc son efficacité » (Minville 1979f, p. 160). Ce ne sont d’ailleurs pas là que de vaines
paroles, par ailleurs doctrinalement classiques d’une perspective chrétienne 12 : comme
le rappelle la section suivante, Minville a concrètement tenté de réaliser cet idéal de
colonisation.
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07. La coopération économique
26
Dès ses premiers articles publiés dans l’Action française en 1923 et 1924, Minville (1979a ;
1979b) s’inquiète de l’importance au Québec du capital étranger, en particulier
américain et anglo-canadien. Ce problème est si largement reconnu qu’on peut dire
qu’il constitue le thème dominant des penseurs économiques canadiens-français
d’Édouard Montpetit à Jacques Parizeau (1930-2015). Dans une large mesure, la
Révolution tranquille se traduit par la conquête canadienne-française du capital au
Québec. Minville ne s’y oppose pas, mais à partir de son article « Le capital étranger »
publié en 1924, il insiste plutôt, du moins à court terme, sur une solution
complémentaire : le coopératisme.
27
Pour Minville, la situation au Québec se présente ainsi : le capital est majoritairement
dans les mains des étrangers alors que les consommateurs sont majoritairement
canadiens-français. Il apparaît alors dans l’intérêt de ces derniers de passer d’un
système économique contrôlé par le capital, le capitalisme, à un système économique
contrôlé par les consommateurs, où prédominerait la coopérative de consommation
(Arsenault, 2017). Autrement dit, au Québec, les Canadiens français sont pauvres en
capital, mais riches en personnes ; dès lors, pour passer aux commandes de l’économie,
ils doivent miser sur des entreprises ayant comme propriétaires des associations de
personnes (coopératives) plutôt que des investisseurs de capitaux (entreprises
capitalistes). Une fois aux commandes, les Canadiens français pourront faire main basse
sur le capital, en investissant les surplus des coopératives dans l’industrie canadiennefrançaise. Minville défend aussi, avec d’autres penseurs canadiens-français 13, la
supériorité morale de la coopération par rapport à la grande entreprise capitaliste,
incarnant davantage que cette dernière les valeurs personnalistes et catholiques de la
responsabilité individuelle, de la solidarité, de la dignité humaine et de
l’épanouissement des facultés de l’homme.
28
L’idéal coopératif d’Esdras Minville est toutefois exigeant. Il ne s’agit pas uniquement
de promouvoir des corporations adoptant légalement la formule coopérative. Si,
comme l’observait Minville (1979d) en 1943, le mouvement coopératif québécois s’était
considérablement développé au cours des vingt années précédentes, devenu alors sans
conteste une force économique majeure, on peut douter qu’il ait tenu ses promesses.
L’expérience de la coopérative de Grande-Vallée, si chère à Minville, illustrera les
tensions entre le modèle de développement plébiscité par Minville, conçu comme
alternatif au capitalisme, et celui d’orientation sociale-démocrate plébiscité par la
Révolution tranquille, cohérent avec le capitalisme. Rappelons les faits.
29
Le 1er août 1938, grâce au leadership d’Esdras Minville et du curé Alexis Bujold, ainsi
qu’à la collaboration de Maurice Duplessis, est fondée la première coopérative
forestière du Québec : la Société agricole forestière de Grande-Vallée. L’idée de base
était de transformer Grande-Vallée en un centre d’expérimentation de colonisation
basé sur le modèle de développement coopératif que Minville espérait voir se
généraliser à l’ensemble de la Gaspésie, voire des régions du Québec : l’hiver, la
communauté exploiterait la forêt et, l’été, pratiquerait la pêche et une agriculture de
subsistance ou de proximité (Foisy-Geoffroy 2004, p. 148-152 ; Bouchard, 2011).
30
L’expérience est, au début, un succès relatif. Elle inspire possiblement le projet
semblable de colonisation coopérative de Guyenne, en Abitibi, lancé en 1946 (Laplante,
1994). En 1947, la communauté compte 61 familles et parvient à vendre le bois aux
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26
grandes entreprises industrielles (Bouchard 2011, p. 112). Cela dit, la coopérative
« cessa dans les faits ses activités vraisemblablement à la fin des années 1960 » (FoisyGeoffroy 2004, p. 151), alors que les membres ne souhaitent plus pratiquer l’agriculture
et aspirent à plus de libertés individuelles. Le modèle coopératif minvillien apparait
soudainement anachronique, déconnecté des tendances de son époque. Le Québec
continue certes encore aujourd’hui de se démarquer, du moins dans le contexte nordaméricain, par la présence de son « économie sociale » (coopératives, mutuelles,
organismes à but non lucratif poursuivant des activités économiques), mais cette
économie peine à proposer une véritable alternative à l’État-providence capitaliste,
apparaissant aujourd’hui faiblement différenciée des organismes publics tributaires des
politiques sociales-démocrates ou des entreprises capitalistes – qu’on pense aux centres
de la petite enfance ayant le statut d’OBNL (Arsenault, 2018) ou aux coopératives
Desjardins (Arsenault et Laplante, 2017), respectivement. C’est dans ce contexte que des
contemporains à la recherche d’un modèle de développement alternatif retournent à
Minville et continuent de méditer sur l’expérience de Grande-Vallée (Campeau, 2009 ;
Bouchard, 2011 ; Rioux, 2018).
08. Conclusion
31
Explorer les perspectives minvilliennes fait apparaître le Québec contemporain sous un
autre jour, ce qui est à la fois intellectuellement et politiquement stimulant. S’il était
parmi nous, Minville serait heureux de constater le développement du Québec Inc., le
« haut niveau de vie » de la belle province, son dynamisme culturel et intellectuel, le
maintien relatif de son autonomie politique au sein de la fédération canadienne, ses
faibles inégalités sociales dans le contexte nord-américain et la vigueur de son secteur
de l’économie sociale. En revanche, il déplorerait la victoire de l’étatisme sur le
corporatisme social, la déliquescence d’un modèle de développement coopératif
alternatif au capitalisme, et la Montréalisation du Québec. Il regretterait toutefois pardessus tout l’abandon des références catholiques et, plus globalement, de toutes
finalités nationales communes. Uni par aucune doctrine morale englobante, le Québec
ne lui semblerait fondamentalement errer. De ces mots, datés d’il y a soixante-dix ans,
il ne changerait aujourd’hui peut-être que les temps de verbe (Minville 1979f, 166) :
À quoi serviraient les plus magnifiques réussites industrielles ou commerciales si
elles devaient en définitive faire triompher dans les esprits une conception de
l’économique si diamétralement opposées à ce que les traditions culturelles et
sociales du Canada français ont de plus profondément humain, et donc de plus
essentiellement sain ? Non : la conquête économique, l’autonomie économique
n’auront de valeur nationale que si elles sont réalisées selon les exigences
permanentes de notre culture.
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NOTES
1. Le treizième volume, publié en 2005, soit après la mort d’Angers, a été complété et révisé par
Pierre Harvey.
2. Le neuvième volume de ses œuvres complètes, Pages d’histoire 2 : les étapes d’une carrière (1988),
fournit toutefois plusieurs éléments biographiques.
3. Observons que l’anthologie de textes d’influents sociologues québécois de Gagné et Warren
(2003) inclut un chapitre sur Édouard Montpetit et un autre sur Esdras Minville.
4. On sait aujourd’hui que ce sont près d’un million de Canadiens français qui, entre 1850 et 1930,
émigrent aux États-Unis, en particulier dans les États de la Nouvelle-Angleterre (Linteau, 2015).
5. Avec la création d’un ministère de l’éducation, en 1964, la responsabilité de l’éducation passe,
en gros, de l’Église à l’État. Ensuite, la loi 118 de 2000 abolit les commissions scolaires catholique
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et protestante, les substituant par des commissions scolaires définies géographiquement et
linguistiquement. Enfin, la Loi sur la laïcité de l’État au Québec adoptée en 2019 interdit aux
enseignants du réseau public (embauchés à partir du 28 mars 2019) le port de signes religieux
lors de l’exercice de leurs fonctions.
6. Rappelons ici que la laïcisation de la société et de l’école québécoises a jouit d’un certain appui
du clergé (Meunier et Warren, 2002 ; Gauvreau, 2005).
7. Minville fait cette observation en 1936 sans trop s’expliquer. Faut-il y voir un clin d’œil à
l’œuvre de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit en anglais en 1930 ?
8. La Co-operative Commonwealth Federation (CCF), ancêtre de l’actuel Nouveau Parti démocratique
(NPD) est le premier parti social-démocrate du Canada. Il fait élire un premier gouvernement en
1944 en Saskatchewan – le gouvernement de Tommy Douglas, principal instigateur du système de
santé public au Canada.
9. Pour une illustration concrète de cette vision appliquée à l’université au Québec, voir Seymour
(2013).
10.
Minville (1980b, 199) estime d’ailleurs aussi que le patron doit offrir au consommateur
un « juste prix ».
11.
En 1968, avec l’encyclique Humanae vitae, rappelons que l’Église réaffirme son
opposition à toute forme de contraception à l’exception de l’abstinence.
12.
Ces arguments ruralistes ou agriculturistes sont par exemple les mêmes que ceux mis
de l’avant par les Amish, certainement un des peuples chrétiens dont la vocation rurale est,
encore aujourd’hui, la plus fortement assumée et respectée (p. ex. Anderson et Kendra, 2015).
13.
Nous pensons en particulier au père Georges-Henri Lévesque,
instigateur, en 1940, du Conseil supérieur de la coopération, l’ancêtre de
l’actuel Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (voir Racine StJacques 2020, p. 176-201).
RÉSUMÉS
Cet article défend la pertinence intellectuelle et sociale de relire aujourd’hui Esdras Minville
(1896-1975). Son œuvre permet de mieux comprendre le Québec contemporain tout en stimulant
l’imagination politique. En contrastant méthodiquement la modernisation du Canada français
que Minville appelait de ses vœux avec celle du Québec réalisée durant la Révolution tranquille,
nous exposons à la fois les idées ayant façonné le Québec contemporain et celles qu’il a rejetées.
Minville envisageait le Canada français comme une manifestation nationale particulière de la
civilisation occidentale, indissociable de la conception catholique du bien. Entre 1920 et 1960,
environ, ce positionnement l’a appelé à défendre le corporatisme social, la coopération
économique et un aménagement territorial axé sur le développement des campagnes.
Envisageant plutôt le Québec comme une démocratie libérale à laïciser, la Révolution tranquille a
quant à elle privilégié la social-démocratie, la grande entreprise privée et les sociétés d’État, ainsi
que l’urbanisation.
This article underscores the intellectual and social relevance of reading Esdras Minville
(1896-1975) today. His work stimulates political imagination and allows for a better
understanding of contemporary Quebec. By methodically contrasting the modernisation of
French Canada Minville called for with that of Quebec undergone during the Quiet Revolution,
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32
the paper discusses the key ideas underpinning contemporary Quebec as well as those it opposed.
Minville viewed French Canada as deeply embedded in western civilization and as imbued with
the Catholic conception of the good. From that starting point, between 1920 and 1960, Minville
defended social corporatism, economic cooperation, and ruralisation. Viewing instead Quebec as
a liberal democracy in need of secularisation the Quiet Revolution in contrast defended social
democracy, large private or state-owned corporations, and urbanisation.
INDEX
Keywords : Esdras Minville, French Canada, Quebec, Quiet Revolution, modernization
Mots-clés : Esdras Minville, canada français, Québec, révolution tranquille, modernisation
AUTEUR
GABRIEL ARSENAULT
Professeur agrégé en science politique, École des hautes études publiques, Université de
Moncton, gabriel.arsenault@umoncton.ca
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« On choisit son économie, pas sa
société ». Transition et pensée
économique au Québec
“We choose our economy, not our society”. Transition and economic
thinking in Quebec
Paul Sabourin et Frédéric Parent
1. Introduction
1
Économie circulaire, économie durable, économie collaborative : les idéologies
économiques contemporaines proposent de s’ajuster aux contraintes écologiques. À la
vision réformiste du « développement durable » succède aujourd’hui, l’idée peu
problématisée, d’une « transition écologique » devenue nécessaire. Il ne s’agit plus
seulement d’ajuster les économies existantes à un critère de durabilité qui les prolonge.
L’idée de transition implique la nécessité d’une temporalité significativement
différente des activités économiques, afin d’assumer les contraintes du réchauffement
climatique, la réduction des espèces et la pollution de notre environnement. Bien avant
les discours économiques à tendance écologique, la notion de transition a été explorée
par des penseurs de l’économie au Québec. Pourquoi cette échelle de temporalité
sociale des économies s’est-elle imposée à eux1 ? Quels enseignements peut-on ressortir
pour penser la transition socioéconomique à venir ?
2
En reprenant le titre de l’un de ses articles, nous rendons hommage à Gilles Dostaler
(1946-2011), économiste « hétérodoxe » québécois, bien connu pour ces nombreux
travaux sur les penseurs de l’économie et pour sa remise en cause des délimitations
conventionnelles des « sciences économiques »2. Dans son article de 1983, Dostaler
propose des hypothèses de travail pour mieux saisir le rapport entre l’état de
l’économie et l’état de la pensée économique « classique ». Il constate que cette
dernière nie toute transition des économies, comme des sociétés, afin de renforcer
l’idée de l’existence de lois naturelles gouvernant les comportements humains.
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34
3
En plus d’approfondir les significations du concept de transition, nous montrons que, à
l’aide des outils de la sociologie de la connaissance 3, l’interrogation originale de
Dostaler sur la constitution temporelle des phénomènes économiques renvoie à sa
propre inscription dans l’historicité de la pensée économique au Québec, dont l’un des
fers de lance était de remettre en cause le type de réductionnisme 4 des phénomènes
économiques qu’elle opère.
4
La pensée économique « hétérodoxe » au Québec apparaît dès le 19 e siècle. Les discours
économiques d’alors ne se cantonnent pas dans une rationalité individuelle se référant
à des entités collectives (les classes, les milieux, les nations, les relations
internationales, etc.). L’approche pragmatique « milieuiste » des économistes des
Hautes études commerciales de Montréal (HEC) en fait état. Différents lieux d’exercice
de la pensée économique s’ajoutent à la fondation des HEC en 1911 et qui favorisent une
« pensée économique plurielle » (Paquet, 1985) plus importante en Amérique du Nord.
Outre les professeurs des départements de sciences économiques (à l’Université Laval
en 1943, à l’Université de Montréal en 1960, puis à l’UQAM en 1969), il faut ajouter les
professeurs des autres disciplines des sciences sociales qui abordent l’économie, en plus
des économistes qui œuvrent dans les instituts privés.
5
La différenciation sociale de la pensée économique au Québec constitue plus
fondamentalement un élargissement des cadres sociaux de la pensée économique dont
la visée était de définir une nouvelle forme de connaissance, un savoir clinique de
l’économie québécoise, tributaire de la sociologie naissante et fondée sur la capacité à
identifier les cadres sociaux « en transition » au fondement de la pensée économique et
de son objet. Contre-exemple par rapport à l’histoire de la pensée économique
classique, l’émergence d’une connaissance savante de l’économie au Québec est le fait
de penseurs « hétérodoxes » qui appréhendent le phénomène économique comme
localisé spatialement et temporellement. L’économie se différencie dans ses principes
d’organisation selon les nations et les relations internationales et n’est pas un
phénomène manifestant des lois universelles. Cette pensée hétérodoxe et non
dogmatique (pour ou contre le libéralisme économique par exemple), que nous
retrouvons lors de la création des HEC, favorise le développement d’une conception
originale de la connaissance économique savante ayant des visées pratiques, une
connaissance clinique5 de l’économie, c’est-à-dire à la mesure des caractéristiques de
l’économie québécoise.
6
Ce projet sera soutenu et développé explicitement par l’économiste Esdras Minville sur
la base des acquis de ses prédécesseurs, puis réapproprié par certains continuateurs de
la pensée économique québécoise, en particulier par Dostaler dans sa prise en compte
des transitions dans la pensée économique. Sa carrière est d’ailleurs expressive de
l’historicité de la pensée économique québécoise, parce qu’elle l’amène à envisager
l’étude de l’économie à partir de différents points de vue et différentes échelles
d’observation (individuel, groupe, institution, nation, etc.). Formé d’abord à l’économie
libérale à l’Université McGill, il fait ensuite des études doctorales à Paris avant
d’enseigner au département de sociologie de l’UQAM de 1975 à 1979, et de se joindre
enfin au Département de sciences économiques de cette même institution, tout en
conservant des liens étroits avec ses collègues sociologues.
7
Pour reprendre le titre d’un colloque marquant au Québec, il faut examiner à la fois les
continuités et les ruptures pour comprendre les transformations de la vie intellectuelle et
de la vie sociale (Lévesque, et al., 1984). Contrairement à la disqualification massive des
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premiers économistes comme ascientifiques par les jeunes économistes de sa
génération, l’économiste Pierre Fortin, intervenant dans le colloque, reconnait que ses
professeurs avaient une conception pluraliste plutôt que doctrinale des « sciences »
économiques. Ils facilitent la poursuite des études doctorales de leurs étudiants dans
une diversité de courants incluant des courants néo-libéraux américains qu’ils
critiquaient. La rupture l’emporte malgré tout sur la continuité, au point que Fortin
(1984 : 167) s’interroge sur la démarcation voire la disqualification de la génération
précédente : « Désirons-nous tellement l’assimilation culturelle et scientifique avec nos
collègues américains que nous voulions nier, comme une première génération
d’immigrants dans notre propre pays, ce qui nous différencie d’eux ? ». Il souligne
notamment l’abandon des recherches sur les coopératives, institution économique
originale au Québec. S’il s’agit effectivement de l’un des traits originaux de l’économie
québécoise en Amérique du Nord, l’apport des premières générations dépasse
largement la prise en compte du phénomène coopératif en élaborant une lecture
d’ensemble de l’économie adaptée à la configuration sociale de l’économie québécoise.
8
Pour le montrer, nous suivons la démarche de Dostaler dans l’article déjà cité, en
définissant d’abord le concept de transition, pour ensuite montrer le caractère
paradoxal des discours des penseurs économiques durant ces périodes historiques.
Dans un deuxième temps, il s’agit de montrer que les premiers penseurs de l’économie
québécoise percevaient leur objet comme un phénomène localisé dans le temps et
l’espace et non comme un phénomène universel transcendant les localités.
2. Les difficultés de définir le concept de transition en
économie
2.1 Du temps du récit historique aux temporalités sociales de
l’économie
9
Dostaler situe l’origine du terme de transition dans la pensée marxienne où l’économie
est appréhendée par des concepts tels que « mode de production », « formation
économique et sociale », « rapports de classe », « contradictions internes et externes »,
etc. Ceux-ci visent à expliquer la dynamique et les bouleversements radicaux des
formes d’organisation de l’économie. L’économie est envisagée à plusieurs échelles et,
plus fondamentalement, en considérant que les rapports de classes sont en lien
interne avec le « système économique » (Granger, 1967). L’économie n’est donc pas
séparée et autonomisée de l’ensemble de la vie sociale. Les rapports de classe
produisent la composition sociale et la dynamique des activités que l’on désigne comme
étant de l’économie. Dans les sociétés capitalistes, les activités humaines sont
objectivées par des catégories économiques et financières et les rapports de classe
jouent un rôle central dans le passage entre les différents modes de production.
10
Dostaler (1983 :7) constate que le concept de transition est souvent absent des autres
discours d’économie politique, bien que des conceptions de la temporalité se
manifestent en termes moins définis, dont l’évolution, le changement et la
modification. Suivant ces notions, l’« évolution » des économies semble permanente et
donc, ne pas correspondre à des périodes précises. Elles forment plutôt des lectures
proprement historiques faites d’une multitude de différences événementielles.
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11
Malgré ses limites, le concept marxiste de transition a le mérite de permettre à la fois
d’identifier des périodes de transformation en profondeur de l’organisation sociale de
l’économie et des moments déterminants de réorganisation de la pensée économique
qui y correspondent. Dostaler conclut que la pensée économique subit la transition,
dont elle nie l’existence, tout en proposant des interventions concrètes pour détruire
les anciens rapports sociaux. Selon lui, la temporalité des phénomènes économiques
sera seulement appréhendée à partir des travaux de Schumpeter et de Keynes. Keynes
l’explicite dans sa politique monétaire, bien que son horizon temporel soit restreint en
ce qu’elle se résume au cadre social de la vie d’un individu selon la célèbre phrase : « À
long terme nous serons tous morts ». Avec une telle conception du temps de
l’économie, pourquoi la science économique intègrerait-elle la temporalité longue des
transitions ?
12
À partir d’étude de cas empiriques d’une multitude d’économies, les travaux
d’anthropologues et de sociologues approfondissent de deux façons les grandes
transformations constitutives de l’émergence des économies capitalistes 6.
Premièrement, comme l’avance Enzo Mingeone (1991), même si les relations de marché
sont dominantes dans les économies capitalistes, il est possible d’observer une diversité
de formes de réciprocité et d’association même dans l’activité économique. Si la
transition signifie le passage d’une économie dominante à une autre, elle implique aussi
la transformation d’un agencement de formes sociales d’économie dans lesquelles les
activités capitalistes marchandes et financières de certains pays viennent à dominer.
Deuxièmement, la transition n’est pas le passage d’une économie tributaire (féodale) à
un système économique capitaliste autonomisée. Les activités marchandes donnent lieu
à une régulation sociale et les relations sociales qui produisent ces formes de
réciprocité et d’association sont en lien interne avec les activités sociales identifiées
comme économiques. « La nouvelle sociologie de l’économie », proposée par
Granovetter dans les années 1980, et mise à jour dans une synthèse récente en 2017,
montre que les activités marchandes et financières sont constituées de relations
sociales et de réseaux sociaux. Il est donc nécessaire de distinguer les économies
comme activités concrètes (l’économie) et les lectures sociologiques ou économiques
(l’économique) de ces mêmes activités. L’exploration de la temporalité sociale des
économies constitue une remise en question radicale d’une science économique fondée
sur des lois naturelles exprimées par le concept de système économique autonomisé du
social. Cette remise en question concerne aussi l’autonomisation de la pensée
économique des sciences sociales (Rioux,1984).
13
Il devient donc nécessaire de penser la transition du capitalisme à des capitalismes, par
la prise en compte des configurations originales des ensembles sociaux économiques
(Hollingsworth et Boyer, 1997) qui permettent de reconnaitre leurs spécificités et leurs
traits généraux communs. Ces descriptions des rapports sociaux économiques
invalident une vision mécanique et binaire de la succession des modes de production,
en même temps que les dichotomies trop simplistes entre économies traditionnelles et
modernes, sous-développées et développées. Ces dichotomies ne rendent pas compte
des pratiques socioéconomiques diversifiées ni des logiques sociales qui les produisent
et les mettent en rapport malgré la présence d’une forme dominante. D’où la nécessité
d’élaborer une explication structurale ou configurationnelle des transitions des
économies qui consiste à expliciter les règles de transformation d’une forme sociale à
une autre. Cette transition demeure tributaire en partie de l’ancienne configuration
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
37
sociale des pratiques socioéconomiques comme nous allons le voir dans le cas de
l’économie québécoise.
2.2 Naturalisation et interventions économiques : le paradoxe de la
pensée économique
14
Examinant les grands jalons de la pensée économique, Dostaler retrouve régulièrement
le paradoxe suivant :
Ce contexte [la transition] éclaire la naissance de l’économie politique classique, et,
en particulier, le paradoxe, toujours le même, qui marque l’histoire de l’économie
politique. Les fondateurs de l’économie politique classique vivent en effet la plus
spectaculaire des transitions parmi celles que nous avons décrites, la naissance du
« monde contemporain », dans toutes ses dimensions. Ils expliquent comment hâter
cette transition, étant de ce fait très conscients du lien entre le fonctionnement
économique et les institutions sociales ; pour paraphraser Marx, ils expliquent
comment les rapports de production féodaux bloquent le développement des forces
productives. Et pourtant comme les philosophes grecs, les scolastiques ou les
mercantilistes, ils nient la transition en tant que telle, et plus catégoriquement
encore que leurs prédécesseurs. On peut dire que l’économie politique se constitue
comme discipline autonome en niant la transition, c’est-à-dire en postulant des lois
naturelles du fonctionnement de l’économie (1984 :10).
15
Dans ces périodes de transitions socioéconomiques, les penseurs de l’économie
produisent un double discours, d’une part, un discours d’intervention adapté à la
situation historique et, d’autre part, un discours posé comme « scientifique », celui des
lois naturelles de l’économie, sans s’interroger sur leur incompatibilité. En formulant
des lois universelles « scientifiques », on nie toute historicité aux phénomènes
économiques de même que toute spatialité qui mettrait en évidence l’irréductibilité
sociale des économies. Plus fondamentalement, le discours économique efface les bases
spatio-temporelles de leurs élaborations en affirmant le caractère atemporel de leurs
propositions (Halbwachs, 1968) s’inscrivant ainsi dans ce qui caractérise les discours
idéologiques.
3. L’économie comme un phénomène localisé dans le
temps et l’espace
16
Nous présentons quelques configurations sociosémantiques7 de la pensée économique
du 19e siècle et de la première moitié du 20 e siècle à travers une série d’intellectuels
formant un courant de pensée en relation de filiation familiale et/ou intellectuelle :
Étienne Parent (1802-1874), son beau-fils Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) et son fils
Léon Gérin (1863-1951), considéré comme le premier sociologue canadien, Édouard
Montpetit (1881-1954), économiste de la première génération des HEC, Esdras Minville
(1896-1975), économiste de la seconde génération et élève de Montpetit. Les penseurs
de l’économie constituent un tout petit milieu marginal parmi les intellectuels
canadiens-français, plutôt préoccupés par des questions religieuses et politiques. Les
premiers penseurs de l’économie n’échappent pas totalement à cette tendance, comme
nous allons le voir. Ils ne tiennent cependant pas un double discours prônant des lois
naturelles de l’économie et des interventions pour détruire les anciens rapports
sociaux, mais bien un discours tentant de rendre compatible l’industrialisation
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
38
capitaliste aux rapports sociaux des Canadiens français qu’ils appréhendent de
différentes façons. À l’inverse des discours économiques « modernes » qui visent plutôt
à rendre compatible la vie sociale canadienne-française aux « réalités économiques
existantes » (le déterminisme économique des marchés).
3.1 Étienne Parent et la naissance de l’économie politique au
Québec
17
Parent est l’un des premiers intellectuels canadiens-français à s’interroger sur les
réalités économiques. S’il note l’importance de la croissance de la richesse économique
des États-Unis, ce n’est pas tant pour la valoriser que pour en souligner ses
conséquences. La croissance de la population américaine lui apparaît vertigineuse par
rapport à la population canadienne-française. Si la Providence a bien un rôle dans le
passé, l’avenir incertain est dans l’ici et maintenant et l’âge industriel qui domine aux
États-Unis risque de nous « absorber » ou de nous « écraser » si rien n’est fait. La
religion tempère cette « loi de l’humanité » et l’économie politique permet d’étudier les
« intérêts matériels » (Parent, 1846 : 129).
18
Ce déséquilibre de la croissance démographique lui laisse présager la suprématie
étatsunienne sur le continent. Ses réflexions sur l’économie anticipent l’interrogation
qui traverse la pensée économique au Québec du 19e siècle, celle d’assurer les
conditions de vie ou les « intérêts matériels » des familles canadiennes-françaises. Les
ressources agricoles limitées leur permettent plus difficilement d’assurer la
reproduction sociale. Jean-Charles Faladeau (1981) mentionne à propos des écrits de
Parent :
Une longue thèse serait nécessaire pour rendre justice à l’ensemble de la sociologie
de Parent qui lui fait considérer la société comme un homme collectif au service de
l’homme individuel, animé par la fraternité, et dont le progrès est au prix d’un
équilibre qui respecte le double principe, matériel et spirituel, de la nature
humaine. En définitive, la pensée « modérée » de Parent cherche une harmonie,
analogue à l’ambition de la sociologie comtienne, entre l’ordre et le progrès.
19
S’il y a sans doute des enseignements utiles à dégager la sociologie implicite de Parent
entremêlée dans un langage religieux, ce dernier entend plutôt développer l’économie
politique, « science du progrès par excellence » (Parent, 1846 : 142), qu’il définit de
plusieurs manières, notamment comme « la science qui traite de la richesse des nations
(Ibid. : 141) et qui étudie « les phénomènes de la formation, de la répartition et de la
consommation des richesses » (Ibid. : 133). Parent distingue l’économie politique de
l’économie par sa remise en question de l’un de ses axiomes selon laquelle « la terre est
la seule source des richesses » (Ibid. : 119). Dans une précédente conférence, il discute
de l’industrie comme un moyen « social » (non religieux et politique) pour maintenir
notre nationalité (Parent, 1846b : 97-116). La distinction de l’économie politique d’avec
l’économie ne tient pas seulement dans une conception différente des richesses, mais
bien par l’ajout du terme politique bien que Parent semble ambivalent à ce propos. Il
penche tantôt vers une naturalisation de l’économie par Dieu, soulignant que les lois de
l’économie (la loi de la concurrence par exemple) ne peuvent être changées par les
humains sans « déranger pour le moment, tout au plus, l’équilibre naturel des choses »
(Parent, 1852b : 398)8. En même temps, il souligne l’état transitoire actuel, dont il
procède9, soulignant l’organisation récente de la « machine gouvernementale »
(Parent, 1846 :127) qui ne doit pas tant s’orienter à partir de principes religieux, mais
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bien selon « la volonté populaire, exprimée par la voie des mandataires du peuple »
(Idem) préoccupé des intérêts matériels et moins de strictes théories politiques 10. Parent
(1852 : 295) mentionne que « l’Église et l’État sont deux puissances distinctes et
séparées ; mais ces deux puissances doivent, chacune dans son cercle et avec ses
moyens particuliers d’action, travailler de concert au même but, l’avancement moral,
intellectuel et matériel de l’humanité ».
20
Il décrit son époque comme « un âge de régénération politique », « que la société a
besoin qu’une autorité désintéressée, placée au-dessus des intérêts matériels, fasse
entendre des paroles de prudence aux uns, de désintéressement aux autres, à tous de
soumission aux lois immuables du monde moral » (Ibid. : 295-296). L’Église serait bien
placée, selon lui, pour jouer ce rôle de conseiller alors que l’État est le gouvernement
direct de la société « depuis la répudiation du droit divin » et que ses membres « ne
sont que les dépositaires et les ministres responsables de son autorité souveraine »
(Ibid. : 301). L’économie politique recherche justement ces lois.
21
À première vue, Parent adopte une conception paternaliste de la politique, lui qui se
méfie de « l’intelligence vulgaire » (Ibid. : 305) du peuple. Or, dans la transition d’un
« régime héréditaire » à un « régime constitutionnel » (Ibid. : 311), du droit divin au
droit humain, Parent mentionne que l’intelligence n’est pas héréditaire et que « la
permanence de l’ordre social » du premier régime était donc impossible. Parent prône
en outre la gratuité scolaire à tous les niveaux et pour toutes les conditions sociales, des
bourses aux « enfants pauvres » qui doivent se déplacer pour étudier, etc. (Ibid. :
335-336)11. Parent (1852b : 404) mentionne enfin « que les gouvernements doivent,
jusqu’à un certain point, s’interposer entre les maîtres et les ouvriers ». Il propose
notamment que les « maîtres » soient contraints « à déposer aux caisses d’épargne ou
dans quelque autre lieu sûr, tant pour cent en sus de ce qu’ils paient chaque semaine à
leurs ouvriers, ou ce qui reviendrait au même, tant pour cent sur les gages convenus.
De cette manière, on établirait un système d’épargnes obligatoires, tout au profit de
l’ouvrier » (Idem).
22
Même s’il semble parfois pencher vers un naturalisme divin et économique, Parent dit
rejeter à la fois le mysticisme et le matérialisme. Il écrit : « en voulant trop spiritualiser
les nations, elle [la puissance religieuse] a détruit toute leur force matérielle et
intellectuelle » (Parent, 1852 : 298). En adoptant, à l’inverse, une conception
matérialiste qui proclame « que la société est établie pour l’homme, pour l’avancement
des intérêts purement humains, alors, et ce sera logique, chacun, chaque famille,
chaque classe travaillera pour soi, pour son avantage particulier, sans s’occuper des
devoirs et des intérêts supérieurs de la société » (Ibid. : 297).
3.2 Antoine Gérin-Lajoie et l’économie. De la transition pensée à une
transition économique réalisée
23
Son beau-fils Antoine Gérin-Lajoie retient des écrits de Parent, l’idée d’une harmonie
nécessaire entre le spirituel et le matériel et entre l’ordre et le progrès. Gérin-Lajoie
s’évertue toutefois à opérationnaliser ses orientations en valorisant la science naturelle
et celle qu’il entrevoit du fait humain. À partir d’observations empiriques, il imagine ce
que pourrait être une économie canadienne-française intégrant l’activité industrielle.
En ce sens, il se fait ingénieur social à l’instar de Frédéric Le Play en France (Savoye et
Audren, 2013).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
40
24
Gérin-Lajoie ne fait pas de conférences publiques à propos de l’économie comme son
beau-père, mais produit, ce que l’on peut qualifier comme une forme littéraire originale
pour l’époque, c’est-à-dire un « roman monographique » en deux tomes : Jean Rivard, le
défricheur. Jean-Rivard, l’économiste. Récit de la vie réelle publié dans la revue Les Soirées
canadiennes et le Foyer canadien de 1860 à 1863. Les deux tomes sont ensuite repris sous
forme de livre réédité une quinze fois au 19e siècle. Il s’agit de la deuxième publication
la plus diffusée au Canada français. Le journal Le Monde de Paris diffuse Jean Rivard en
1900 sous forme de feuilleton12.
25
Dans la suite des idées de Parent, Jean Rivard incarne cet « homme collectif au service de
l’homme individuel » visant un équilibre entre le matériel et le spirituel. Par son titre et
son introduction, Gérin-Lajoie précise la visée de son écrit. Il ne s’agit pas de faire dans
le divertissement, mais de traiter de la vie réelle des Canadiens français. Le récit
valorise la culture scientifique de l’époque plutôt que littéraire13. On aurait donc tort de
voir la forme monographique comme un simple effet de style.
26
Le 1er tome, qui prend l’allure d’un manuel pour défricher et exploiter une ferme
agricole, mise sur les nouvelles connaissances scientifiques pour mieux appréhender ce
que « la nature nous donne ». Roman autobiographique, le personnage principal, Jean
Rivard, est un fils d’agriculteur qui a entrepris des études de droit en ville. Devant
l’encombrement des professions libérales, il décide, à la différence de Gustave
Charmenil, un de ses amis avec une trajectoire similaire, de revenir à la terre plutôt que
de vivoter en ville. Né à Yamachiche, Gérin-Lajoie fait ses études au séminaire de
Nicolet où il suit les enseignements versés en science de l’abbé Ferland. Après un séjour
aux États-Unis, il devient rédacteur au journal La Minerve avec un maigre salaire.
Voulant sortir de cette condition, il fait des études en droit, mais éprouve une répulsion
à défendre des accusés contre de l’argent. Il devient fonctionnaire tout en conservant le
rêve de retour à la terre. La vie de Gérin-Lajoie est localisée socialement dans cette
période de transition entre deux formes sociales d’économie : l’économie canadiennefrançaise rurale qui n’arrive plus à se reproduire et l’économie canadienne-anglaise de
Montréal dans lequel il ne parvient pas à s’intégrer d’une façon satisfaisante comme
Canadiens français d’origine rurale.
27
Si ce 1er tome de l’œuvre de Gérin-Lajoie peut apparaître « idéaliste » (Falardeau, 1982),
puisqu’à partir de la deuxième moitié du 19e siècle la vie paysanne canadiennefrançaise peine à se reproduire en raison du manque de terre et de la « concurrence »
des villes, il est impossible de faire la même remarque pour le 2 e tome du roman dans
lequel émerge la notion d’économie et Jean Rivard devient lui-même économiste.
Autrement dit, les moyens d’existence des familles canadiennes-françaises ne peuvent
plus être seulement ce que « donne » la nature et relever des notions d’usages
parcimonieux et d’épargne dans la consommation. Elle doit donner lieu à des
interventions qui vont permettre d’utiliser l’industrie mise au rang de « moyen » pour
la reproduction de la vie sociale, de moyen de conserver la nationalité canadiennefrançaise (Parent, 1846b). L’apparition de l’économie comme une activité sociale spatiotemporelle spécifique devient nécessaire. Confondant la vie familiale et la vie de travail,
la comptabilité familiale et celle de la ferme, l’activité agricole canadienne-française, ne
se prêtait pas à un tel découpage social qui aurait permis l’optimisation de la force de
travail et des moyens de production14. Gérin-Lajoie précise les lieux sociaux
d’harmonisation de la nouvelle économie à partir de ses observations de terrain :
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
41
Nulle part l’esprit de fraternité n’existe d’une manière aussi touchante que dans les
campagnes canadiennes éloignées des villes. Là, toutes les classes sont en contact
les unes avec les autres ; la diversité de profession ou d’état n’y est pas, comme dans
les villes, une barrière de séparation ; le riche y salue le pauvre qu’il rencontre sur
son chemin, on mange à la même table, on se rend à l’église dans la même voiture.
Les paroisses qui bordent le fleuve Saint-Laurent depuis les dernières limites du
Bas-Canada jusqu’au Golfe, au moins celles où l’égoïsme commercial et industriel
n’a pas encore pénétré, forment certainement un tableau intéressant pour le
politique, le moraliste et le philosophe » (Gérin-Lajoie [1977], 2008 :140-141).
28
L’extrait permet de saisir la conception économique de Gérin-Lajoie. Elle est gouvernée
selon des rapports entre classes qui, dans certains milieux au Canada français, loin des
villes, ne produisent pas de séparation aussi forte entre les citoyens. On y constate peu
de démarcations sociales grâce aux contacts directs entre des personnes de classes
sociales différentes15. Des sociologues comme Marcel Rioux (1984) y verront une
tendance générale de la société canadienne-française marquée par la Conquête et la
« décapitation » de ses élites. Pour sa part, Gérin-Lajoie restreint la portée de cette
norme d’égalité économique aux plus jeunes villes où la propriété privée n’est pas
encore tout à fait développée, ne favorisant pas ainsi l’accumulation individuelle.
29
Jean-Rivard l’économiste nous fait état d’un récit du développement de l’une de ces
petites villes industrielles tout de même traversées par des tensions entre les familles.
Le héros du roman devient maire de Rivardville et promeut des mesures impopulaires
comme des taxes à des fins d’investissement collectif, notamment pour la gratuité de
l’instruction primaire publique. Les familles s’affrontent comme des rivales à travers la
politique municipale pour le contrôle du développement de la ville. La situation
dégénère et amène Jean Rivard à démissionner de la mairie et à développer ses propres
activités de nature agricole et industrielle. Dans le dernier chapitre traitant du
politique, absent de certaines éditions, Jean Rivard se fait élire député, non sans aller de
désillusion en désillusion, devant ce qui lui apparaît un monde politique corrompu qui
entrave la vie sociale des Canadiens français plutôt que d’en faciliter le développement.
30
À la fin de ce 2e tome, sous la forme d’un discours avec Jean Rivard et le curé, nous
retrouvons l’explicitation de la norme d’égalité. Par ses activités économiques, Jean
Rivard peut accumuler de la richesse à titre individuel, parce qu’il la redistribue sous
forme d’emplois à sa famille et à des gens du village tout en assurant les conditions
d’existence de sa mère sans revenu. À l’instar de Fernand Dumont dans son Histoire des
idéologies au Canada français, nous remarquons comment la notion de famille est centrale
pour définir cette économie dans sa dimension idéologique, notion qui agglomère non
seulement les personnes en filiations et en alliances, mais qui se transpose aussi, dans
ce roman monographique, aux rapports sociaux de l’ensemble des habitants de la ville.
L’accumulation individuelle est possible si elle est subordonnée à la distribution et à la
redistribution à sa famille étendue et aux autres familles canadiennes-françaises.
31
La notion d’économie apparaît comme un mode d’organisation des activités
individuelles et collectives procédant de la science et de l’industrie et permettant
d’élaborer une économie de la parenté au sens précis qu’elle produit plus que ce que la
« nature nous donne » pour assurer la reproduction sociale des familles. Tout ceci
légitimé par l’autorité religieuse qui affirme la compatibilité entre ces pratiques
économiques et ses lois. Considérant la prégnance de l’idéologie religieuse
ultramontaine à la fin du 19e siècle et de sa position en regard de l’industrialisation,
l’affirmation de cette compatibilité par le biais du personnage du curé ne sera pas sans
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42
soulevée quelques controverses, comme l’illustrent les interventions de Mgr Paquet sur
l’avenir spirituel plutôt que matériel des Canadiens français et les débats houleux à
propos de la création des HEC, première école laïque au Québec.
32
La diffusion et l’usage de cette forme originale de traité d’économie politique vont
rendre explicite la provenance dans le sens commun, des catégories et raisonnements
socioéconomiques examinés dans ce « roman » résultat d’un travail d’observation
monographique de collectivités villageoises. Antoine Gérin-Lajoie explicite, discute et
systématise les règles sociales élaborées implicitement dans les pratiques économiques
des Canadiens français. Nos recherches empiriques sur les pratiques industrielles des
francophones au Québec ont permis de le confirmer. L’œuvre devient une référence
pour caractériser l’esprit de développement de certaines régions du Québec, en
particulier celles où le développement industriel est principalement le fait des
francophones (Sabourin, 2014).
33
À l’occasion du centenaire de Plessisville en 1936, le sculpteur Alfred Laliberté érige,
devant l’hôtel de la ville, une statue en bronze du personnage Jean Rivard qui tient une
charrue d’une main et de l’autre un livre, symbolisant de cette façon à la fois le
défricheur et l’économiste. Fiction romanesque et perception de la réalité se recoupent
dans un monument érigé habituellement à la mémoire de personnes qui ont déjà existé.
La principale entreprise, La Fonderie de Plessisville, créée en 1873 et qui deviendra Forano
Inc., s’avère un cas exemplaire de cette forme sociale de développement exposé dans
Jean Rivard (Houle, Sabourin, 1994). À la suite d’un incendie en 1911, l’activité
industrielle de cette compagnie est financée par près de 100 familles actionnaires de la
région ainsi que par une contribution équivalente de la municipalité. L’entreprise
connaît une croissance fulgurante passant d’une vingtaine à 1 200 employés en 1960,
d’un chiffre d’affaires de 200 000 $ à 50 millions, sans pour autant verser aucun
dividende aux actionnaires, pendant toute cette période de 50 ans, s’écartant ainsi des
règles capitalistes d’investissement.
34
Du point de vue de la constitution sociale de cette économie, nos travaux ont montré
que la production, la distribution et le financement des activités industrielles
procédaient des relations de parenté et d’alliances16 impliquant les personnes de la
direction, les cadres et les employés ainsi que les agriculteurs du milieu qui formaient
un réseau social où s’élaboraient diverses formes de réciprocités. On finançait
l’entreprise pour créer des emplois à ses enfants, pour des personnes apparentées voire
des habitants de la ville. La publicité de la compagnie recommandait d’acheter des
produits de l’entreprise « pour donner un emploi à l’un de ses frères francophones » 17.
Les salaires étaient déterminés dans une convention collective par le nombre d’enfants
à charge des travailleurs.
35
Ces relations de filiation et d’alliances constituant les activités économiques
construisaient une temporalité sociale intergénérationnelle : les grands-parents
donnant leurs actions à leurs petits enfants devenus travailleurs dans l’entreprise
(Hamel, Houle, Sabourin, 1984). Il n’est donc pas étonnant que l’économie puisse être
perçue comme une activité inscrite dans la longue durée des relations
intergénérationnelles. La croyance religieuse légitimait l’existence de cette économie
de la parenté tout en inscrivant les personnes décédées dans les comportements des
vivants (Brochu, 2002) à travers un ensemble de rites. L’économie était construite dans
cette ontologie sociale du temps long de la parenté à l’intérieur de laquelle prévalait un
usage social des objets et du travail, une distribution et une redistribution au lieu d’une
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accumulation individuelle et même collective de l’entreprise18. Ces comportements
économiques permettaient la reproduction sociale des conditions d’existence des
familles, de ce que les marxistes ont qualifié d’économie du travail vivant. Bien que
dominante, cette économie construite par les relations de parenté et d’alliances doit
composer avec une économie capitaliste nord-américaine qui la fera muter plutôt que
disparaître.
36
Si la transition s’impose dans le développement de la connaissance économique au
Québec, c’est donc que des temporalités sociales différentes se trouvent confrontées
dans la constitution même des pratiques économiques des Canadiens français qui
participent aussi des espaces sociaux économiques (local, national québécois, national
canadien, nord-américain)19. Jean Rivard est donc le résultat à la fois de l’appréhension
de l’économie par les Canadiens français et des apprentissages sociaux collectifs qui
contribuent au développement d’une économie industrialisée ; l’entreprise n’est pas la
propriété d’une seule famille, mais l’association entre plusieurs familles voire des
Canadiens français qui ont un lien plus ou moins lointain de filiation.
3.3 Léon Gérin et la transition de l’économie politique à la sociologie
37
Nous retrouvons le même refus chez Léon Gérin d’une conception dichotomique du
social entre le matériel et le spirituel, termes qui seront toutefois redéfinis. Gérin
emprunte de moins en moins la sémantique religieuse, contrairement à son grand-père
par exemple, pour définir l’économie politique qui devient la science sociale et la
sociologie. Les filiations de Gérin avec son père et son grand-père, même si ce dernier
est mort alors que Léon n’avait que 11 ans, sont tellement nombreuses que nous ne
pouvons les résumer dans cet article. L’explicitation des modalités théoriques et
méthodologiques de construction du savoir sociologique par le recours à l’observation
monographique et méthodique les distingue toutefois, même s’ils demeurent dans la
même filiation. Ce n’est qu’à la fin de son séjour parisien d’apprentissage en 1885-1886
que Gérin découvre l’école des dissidents leplaysiens de La Science sociale qu’il confond
au départ avec l’économie politique, discipline qu’il n’appréciait pas du tout avant de
découvrir les travaux de Frédéric Le Play. Il en discute longuement avec son frère ainé
Henri Gérin-Lajoie dans un vocabulaire emprunté à l’univers sémantique de la religion.
Gérin dit découvrir « une nouvelle religion en politique », une doctrine » dont il est
devenu un « catéchumène fervent ». Il souligne à son frère :
Tandis que les autres économistes décident les questions en droit, Le Play et ses
disciples les décident en fait. En d’autres termes, ils veulent débarrasser l’économie
politique des théories et des systèmes, pour l’établir sur une base solide :
l’observation. Ils veulent en faire une science : la Science Sociale (souligné par
Gérin)20.
38
Est-il possible d’y voir là une sorte de point de bascule par lequel l’organisation du
monde ancien devient plus transparente dans le processus même de connaissance du
monde « moderne » ? En ce sens, il est possible d’apercevoir une rupture, mais nous
aurions tort de l’associer à la valorisation quasi obsessionnelle chez Gérin du
développement de l’initiative individuelle ou du type particulariste, même si ce type est
bien plus associé à la civilisation anglo-saxonne et à l’économie industrielle, à
l’importance notamment du libre arbitre et au soi-disant individualisme ou égoïsme 21.
Il faut bien plus y voir la nécessité de former de nouvelles individualités pour faire face
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
44
à la complexité croissante du monde contemporain marquée par l’« âpre concurrence
mondiale » (Gérin, 1917 : 191) entre des groupements diversifiés 22.
39
Dans une notice sur l’intérêt sociologique de l’œuvre de François-Xavier Garneau, Gérin
écrit :
Or, il n’est plus de société tellement traditionnelle et immuable qu’elle soit garantie
contre toute révolution, ou incapable de transformation. Précisément, ce qui donne
à l’histoire du Canada racontée par Garneau un intérêt tout particulier c’est le
spectacle d’une société encore toute pénétrée de traditions et d’usages séculaires,
qui, presque à son insu, est entraînée dans la voie du changement et de l’imprévu :
de groupes de population qui, avant même d’avoir perdu le souvenir de leurs
origines ethniques diverses, sont mis en concurrence sur le même sol, bien plus,
sont appelés à coopérer en vue de la constitution de groupements d’un type
nouveau, inconnu, insoupçonné des ancêtres ». […] Mais si la société nouvelle n’a
plus l’attrait du mystérieux ni le prestige de l’immuable, elle a l’intérêt dramatique
qu’inspirent toujours le mouvement, la vie, l’action consciente et ordonnée de
grands organismes (Gérin 1914 : 59-60).
40
Cette action « consciente et ordonnée » n’est pas seulement celle de « [l]’initiative
individuelle » et peut aussi bien s’envisager comme étant celle du particularisme de
groupe compris entre autres comme la « réorganisation politique marchant de pair
avec celle du commerce, de l’industrie et de l’agriculture » (Ibid. : 62). La transition de
l’économie politique à la science sociale marque en même temps la prise en
considération non seulement des groupements économiques et politiques, mais celle
d’un ensemble de regroupements sociaux.
En somme, les conditions de la vie sociale se modifiaient brusquement et
radicalement pour tous. À l’avenir, il ne serait guère possible pour un groupe
quelconque de prospérer et de se développer par lui seul, comme en vase clos. Bon
gré mal gré, il y aurait lieu de tenir compte de la complexité croissante de la vie,
d’un cosmopolitisme inévitable, d’une active concurrence entre groupes comme
entre particuliers (Gérin, 1924 : 490).
41
Les transformations théoriques que Gérin réalise visent à sortir son École « d’une
interprétation mécaniste et économique des faits sociaux (Gérin, 1913 : 63), d’un
« moniste mécanique », qu’il soit géographique (le Lieu) ou économique (le Travail). La
détermination des groupements comme objet central de la sociologie (Parent, 2007)
permet cette sortie, si et seulement si, les différents groupements ne sont pas
considérés en « vase clos »23. Nous pourrions qualifier sa conception de
« configurationnelle », en ce que Gérin sort des relations de cause à effet. Nous
donnerons rapidement trois exemples : la distinction de la monographie des
statistiques, la dichotomie matérielle/spirituelle et enfin les différents types de famille.
42
Selon Gérin, la monographie permet de ne pas « amputer » la « réalité vivante et
agissante », contrairement à la méthode statistique :
Sans doute, il reste au tableau des êtres humains, mais désormais représentés
seulement par autant d’unités abstraites, ou de fragments de leur existence
première, qui sont dispersés en cases distinctes, par des catégories d’âge, de sexe,
d’état civil. Dans ce musée d’abstractions, de membres détachés du tronc, la
personnalité humaine disparaît, et la vie est lamentablement absente » […] l’être
concret a été décomposé en abstractions, brisé en fragments artificiels, et son
individualité masquée sous le travestissement de moyennes arbitrairement établies.
Ici encore la vie est absente (1932 : 238).
43
D’une actualité étonnante, Gérin ajoute à propos de la statistique officielle qu’elle « ne
tient aucun compte de l’indivisibilité de la personne humaine et de l’autonomie des
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45
groupements » (ibid., : 241). Il est possible de préciser ce qu’il entend « indivisibilité », à
partir d’une conférence qu’il donne un dimanche après-midi du 24 janvier 1932, devant
un auditoire essentiellement féminin, dont des membres du Cercle d’Études et des
anciennes élèves du couvent de la Présentation de Marie. Dans cette présentation sur
« l’utilité pour les jeunes filles de développer leur esprit et les dons intellectuels
qu’elles possèdent déjà », il explicite sa conception de l’indivisibilité :
Même si nous pouvons parfois penser que c’est « l’esprit qui est le principal
coupable et qui débauche le corps. Mais il n’y a pas lieu ici de départager les
responsabilités, car en saine philosophie scolastique inspirée d’Aristote et de
Thomas d’Aquin, « l’homme n’est pas un assemblage de deux substances dont l’une
serait l’âme et l’autre un corps étendu, mais forme une seule substance composée »
(citation du cardinal Mercier, Origines de la psychologie contemporaine, 1897, Gérin,
1932b).
44
Retenons donc l’artifice de la séparation du corps et de l’esprit de même que la remise
en question du « principe de la table rase », de l’idée de bannir toutes idées préconçues.
Gérin le souligne : « les sens ne saisissent la réalité qu’à travers les notions ou directives
préexistantes dans la pensée. La science la plus positive ne saurait se passer de
postulat » (Gérin, 1926 : 303). En ce sens, il est difficile de ranger Gérin dans le camp des
« modernisateurs » comme le font les sociologues de la Révolution tranquille qui
l’utilisent pour montrer la nécessité des changements à faire. Même si Gérin est très
critique de la politique, il n’est pas contre l’intervention de l’État dans l’économie qu’il
ne naturalise pas comme Parent, par exemple24, et ne s’inscrit pas dans l’idée d’une
rupture complète comme en témoigne notre dernier exemple sur les types de famille et
de sociétés (communautaire, particulariste et instable) :
D’une part, les sociétés dans lesquelles l’individu est plus ou moins dominé par le
groupe, et, par contre, tend à s’appuyer sur lui en toutes circonstances ; d’autre
part, les sociétés, où s’est développée l’aptitude du particulier à se tirer d’affaire à
se tirer d’affaire par lui-même, sans pour cela rompre les cadres de son milieu social
(Gérin, 1926 : 301).
45
Contrairement au type particulariste, le type est instable parce qu’il est désormais
coupé des « cadres de son milieu social », de ses moyens d’existence et d’un réseau de
parentèle élargie sur lequel s’appuyer, puisqu’en déplacement fréquent à la recherche
de moyens d’existence.
46
La pensée sociologique de la configuration de Gérin procède d’une conception, et peutêtre même d’une attitude plus générale vis-à-vis de la transition, héritée de son maître,
l’abbé Henri de Tourville qui est passé plus inaperçu qu’Edmond Demolins et de son
livre à succès À quoi tient à la supériorité des Anglo-saxons ? Les écrits religieux de
Tourville circulent dans la famille de Gérin et celui-ci le reprend dans l’élaboration de
sa théorie sociologique de la connaissance et dans sa conception de la transition :
Le grand intérêt de ce temps-ci, c’est que le monde fait peau neuve. S’il est vrai que
ces époques solennelles de transition sont pénibles, difficiles à beaucoup d’égard,
elles ont leur charme, parce qu’on sait alors que le lourd manteau du passé, de
toutes ces choses qui n’entrent plus dans notre esprit, tombe peu à peu et
fatalement et dégage notre âme. C’est le sentiment qu’il faut que vous ayez. Il donne
beaucoup de calme et de sérénité à ceux que j’en puis persuader. L’horizon s’ouvre
et s’illumine au lieu de se fermer et de s’obscurcir de plus en plus (Tourville, cité
par Gérin, 1924 : 495).
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46
47
Pour Gérin, la science est en même temps nécessaire pour éviter les ruptures et
l’irréligion (Gérin, 1917), lui qui est demeuré profondément croyant (Carrier 1960) et
qui a éduqué ses enfants à la religion25.
3.4 Édouard Montpetit et la transition comme modernisation
économique
48
Montpetit appréhende plus difficilement la transition de l’économie canadienne
française dans le prolongement des anciens rapports sociaux. Il est socialisé dans des
milieux urbains et libéraux. Bien que l’économie de la parenté a permis la survivance
des Canadiens français à travers une économie de « sacrifice » (corvée, entraide, etc.),
elle n’est toutefois plus possible. Ils subiront, comme les autres humains, la loi
économique de l’extensibilité des besoins (Montpetit, 1921).
49
Montpetit est l’un des premiers Québécois à étudier les sciences économiques en
Europe. Professeur lors de la création des HEC, il prône, dans ses premiers écrits, le
développement autocentré de l’économie québécoise par la substitution des
importations. Comme il en fait état dans ses mémoires, parler d’économie dans les
milieux intellectuels canadiens-français de l’époque, dominés par la pensée religieuse,
passait souvent « pour un blasphème » (Montpetit, 1938 : 19-20). Les « lois » religieuses
apparaissent incompatibles avec les « lois » économiques.
50
Les statistiques approximatives de l’économie québécoise déduites des statistiques
fédérales ne confortaient pas l’importance du discours économique d’autant plus
qu’elles étaient perçues dans les milieux canadiens-français, selon A.-J. Debray, premier
directeur des HEC, comme un découpage inacceptable de l’être humain en partie
insignifiante dénaturant son existence (cf. Gérin). L’économie chez Montpetit
s’identifie exclusivement à une théorie de la modernisation qui bloque la connaissance
de la transition d’une temporalité sociale à une autre. Pris entre les affirmations
universalistes religieuses sur la nature humaine et celles des « lois économiques », il en
vient même à concevoir l’économie capitaliste d’un Rockefeller comme l’incarnation
des lois divines. L’ordre de l’usine est un ordre chrétien. Montpetit compare le discours
papal à celui d’un homme d’affaires et il constate que « les magnats d’industrie ont des
affirmations qui, sans les confondre, les unissent dans une même préoccupation
d’humanité » (Montpetit, 1931 : 37)26. Il est donc difficile d’affirmer que Montpetit
« contourne l’institution religieuse » pour obtenir une reconnaissance de l’autonomie
des sciences économiques (Fabre, 2017), puisqu’il conçoit la morale catholique comme
une constituante de l’économie capitaliste américaine27. Par cette conception
moralisante de l’économie, il nie la nécessité d’une transition des Canadiens français
pour s’intégrer dans l’économie « moderne », puisque celle-ci serait en continuité
plutôt qu’en rupture avec les principes chrétiens.
3.5 Esdras Minville. Transitions et pouvoir dans l’économie. Genèse
d’une nouvelle forme de connaissance de l’économie
51
Intellectuel d’origine modeste, né en région à Grande-Vallée en Gaspésie, Minville
conserve durant toute sa vie des liens avec sa région natale de la Gaspésie et de ses
coopératives forestières (Bouchard, 2012, L’Italien, 2018). Il obtient une bourse pour
faire des études à Montréal. Avant d’être admis aux HEC, il travaille en usine. Étudiant
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47
aux HEC, il devient le secrétaire de la revue l’Actualité économique. Ce travail le met en
contact avec une diversité de discours économiques issus de divers pays lui permettant
de constater la pluralité des langages et des conceptions de l’économique contredisant
ainsi les prétentions universelles des sciences économiques (Sabourin, 2005). Sa
production intellectuelle est très prolifique et variée, allant de nouvelles économiques à
des essais de diverses natures pour lesquelles nous retrouvons des réflexions sur les
théories et les méthodes des sciences économiques. Dans ses nombreux écrits, la
transition est présente sous plusieurs cas de figure.
52
La pensée économique de Minville nous permet en effet d’observer les implications
qu’opère la prise en compte de la temporalité des transitions dans la constitution d’une
représentation générale des économies. La pensée économique se voit obliger de
modéliser l’existence d’une pluralité de formes sociales dans lesquelles se produisent
les économies ainsi qu’à penser leur dynamique menant à ces sauts qualitatifs dans
leurs configurations empiriques à travers le temps28. De nouveaux aspects deviennent
des propriétés essentielles à conceptualiser et qui sont constitutives des phénomènes
économiques : le pouvoir, les relations de classe, l’usage social de la nature et des objets
matériels, les propriétés symboliques de l’action économique, etc.
53
La lecture de la transition de l’économie internationale à une nouvelle économie au 19 e
siècle amène Minville à concevoir le pouvoir non pas comme à côté et en relation à un
système économique selon l’expression « économie politique », mais constitutif, c’est-àdire à l’intérieur du système économique formé par l’économie internationale, et donc,
travaillant à son élaboration. Dans l’un de ses premiers écrits fondateurs de sa
perspective sur l’économie, Minville constate la transition d’une organisation des
activités économiques opérée antérieurement par les relations politiques impérialistes
à une nouvelle organisation impérialiste au 20e siècle, désormais réalisée par
l’intermédiaire du pouvoir des entreprises émergeant de la nouvelle forme juridique de
la société par actions. L’impérialisme de l’économie américaine est le prototype de
cette économie oligopolistique :
Vers la fin du 19e siècle, les États-Unis entrent dans la phase la plus décisive de leur
carrière économique. Le grand mouvement de concentration qui caractérise la
phase contemporaine de leur évolution économique. La société par actions,
puissante mobilisation de capitaux recrutés sur toute l’étendue du pays, voire du
continent, supplante rapidement l’entreprise individuelle et la société en nom
collectif ; on les absorbe à vive allure dans des combinaisons financières, techniques
et administratives assez fortes pour dominer du coup le marché, en tout cas le régir
en très grande partie. Avec elle, le capitalisme, de libéral qu’il était, devient
centralisateur et autoritaire, conquérant et dominateur (Minville, 1980 : 108).
54
L’économiste François Perroux considère Minville comme un précurseur de
l’intégration du concept de pouvoir dans les modèles économiques. Les investissements
étrangers au Québec à la fin du 19e et du début du 20e siècle manifestent cette économie
oligopolistique d’abord dans les grands centres urbains puis en région.
55
La transition de l’économie endogène canadienne-française débute au cours du 19 e
siècle par les limites éprouvées de la reproduction du mode de vie paysan. Sur ce point
Minville se réfère à aux travaux monographiques de Gérin :
De cadres sociaux, quand le vieux régime familial a été ébranlé, puis dispersé, elle
n’en a trouvé que le simulacre, la caricature : les partis politiques. Elle s’y est en
bradée, comme d’instinct, à la recherche d’une sorte de sécurité. Elle n’en sortira
pas - quelles que représentations qu’on en fasse - tant que d’autres cadres, vraiment
sociaux ceux-là, n’auront pas été dressés pour la recevoir. Nul mieux que Léon
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Gérin n’a décrit (sans l’expliquer cependant) la tragédie de la famille canadiennefrançaise d’ici il y a un demi-siècle, tiraillée, écartelée même par des influences
dont elle ne déchiffrait pas l’énigme et qui persistait, par une sorte de mouvement
spontané, de réflexe héréditaire, à se reconstituer selon une formule dépassée, dans
un cadre qui déjà de toute part cédait, s’évanouissait (Minville, 1980 : 429-430).
56
L’arrivée des investissements britanniques puis américains au début du 20 e siècle
entraîne une transformation des modes de vie des Canadiens français au Québec sapant
les anciens cadres sociaux familiaux de la ruralité. Minville constate la prolétarisation
des Canadiens français qui doivent se soumettre au rapport salarial dans lequel leur
existence « sociale » serait niée : « L’homme, ainsi dépouillé de son caractère social,
n’apparaît donc plus que comme un simple potentiel de force productive, dont
l’entretien, comme celui de l’outillage, coûte quelque chose » (Minville, 1980 : 109).
57
À la différence des idéologues de son époque (Dumont, Montminy, Hamelin, 1971), des
économistes comme Minville ne nient pas l’importance de l’industrialisation et des
migrations des Canadiens français dans les villes. Dans sa citation, nous remarquons
que le rapport salarial capitaliste n’est pas perçu comme une relation sociale
spécifique, tel un rapport social conflictuel capital/travail, mais bien comme une sortie
du monde social, voire de ce qui fait l’humanité des Canadiens français. On n’envisage
pas non plus comment s’insèrent ces relations salariales dans l’ensemble des relations
sociales formant une morphologie sociale.
58
Les bouleversements de l’économie internationale, de la crise de 1929 et de ses
implications aux cours des années 1930 pour l’économie québécoise, sont diagnostiqués
par Minville comme une crise de la distribution et de la redistribution qui remet en
cause littéralement l’avenir du capitalisme. Il rejoint ainsi le diagnostic keynésien, mais
l’approche de Keynes lui apparaît une solution technique à court terme, devant un
problème beaucoup plus profond de crise de la distribution nécessaire à la vie sociale
familiale canadienne-française, aboutissant inexorablement à une remise en cause du
capitalisme.
59
À travers le cheminement intellectuel que fait Minville lorsqu’il considère le passé, le
présent et les avenirs possibles de l’économie, nous retrouvons une pensée économique
qui va jusqu’à imaginer d’autres cadres sociaux que l’individu libéral sur la base de
l’observation empirique de mutations profondes des cadres sociaux de l’économie
canadienne-française et de l’économie internationale. Minville critique la vision qu’il
juge trop statique des rapports sociaux des Canadiens français dans les monographies
de Gérin. Il cherche à comprendre les dynamiques sociales émergentes pouvant
instituer les coopératives et un corporatisme « social », c’est-à-dire une troisième voie
entre le capitalisme et le communisme. Il le fait en croisant la description
monographique avec un récit historique de l’économie. De ce fait, il en vient à remettre
en cause le statut naturalisé du rapport à l’environnement et à la valeur d’usage des
objets sur lequel repose l’édifice de la pensée économique. Ce tournant s’effectue lors
de sa rencontre avec la géographie humaine de Jean Brunhes qui lui permet de mettre
au jour la construction sociale des « besoins socioéconomiques » au fondement des
marchés. Cette conception de la construction sociale de la valeur d’usage lui permet de
relativiser la loi de l’extensibilité des besoins économiques suivant une conception de la
transition qui aurait comme chemin inéluctable la modernisation économique
capitaliste, suivant les réflexions de Montpetit. Les besoins socioéconomiques ne sont
pas naturels, affirme le géographe, ils sont le résultat d’un travail qui permet de les
ériger en ressources naturelles : « La houille n’existait virtuellement pas avant que
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l’homme conçoive l’idée de l’utiliser ». Ce travail d’élaboration de la nature en
ressources se fait par la décision de les exploiter et « forge des besoins qui deviennent
bientôt des nécessités » (Minville, 1926 : 11) rendant les êtres humains alors dépendants
des marchés économiques qui les produisent. Introduisant cette construction sociale de
la valeur d’usage dans le champ de la réflexion économique, Minville est l’un des
précurseurs non seulement de la sociologie de l’économie, mais aussi du
questionnement sur l’usage social de la nature29. Il démonte le déterminisme absolu des
marchés en constatant que la détermination des usages sociaux des objets et celle
conséquente de la valorisation du travail humain qui y est consacré sont des actes
fondateurs. Ces besoins sociaux ainsi « culturellement forgés » par un effet de retour
deviennent des nécessités et constituent dès lors des « dépendances ». C’est par ce
processus social que s’établit un déterminisme des marchés économiques. Autrement
dit, la nature en société capitaliste ne devient pas uniquement marchandise, mais
consacre, par la médiation du marché, l’élaboration de certains usages sociaux de la
nature. Les transitions socioéconomiques sont aussi des transitions des modes de
consommation, par exemple l’émergence de la consommation de masse des produits
industriels à la fin des années 1950 au Québec (Tremblay, Fortin, Laplante, 1964).
60
D’un point de vue méthodologique, Minville s’interroge sur l’emploi des statistiques qui
viennent fonder « en réalité » l’économie et marquer sa progression et sa régression.
Pour lui, elles sont faites d’approximation et d’appréciation qu’il faut expliciter pour les
interpréter correctement. Plus fondamentalement, les théories économiques ne lui
semblent pas à même d’expliquer la crise des années 1930 ni permettre de déterminer
des seuils à la reproduction ou non de l’économie :
Le régime sous lequel nous vivons est libéral, mais aussi capitaliste. Et s’il y a
désordre dans le monde, la question ne mérite-t-elle pas d’être posée de savoir quel
est le principal coupable, du libéralisme ou du capitalisme, ou des deux à la fois, et
dans quelle mesure ? Là-dessus, les opinions sont partagées à l’excès. Après des
années de dispute, on est loin d’en être arrivé à l’ombre d’une entente. C’est que
selon que l’on charge davantage ou le libéralisme ou le capitalisme, les conclusions
diffèrent profondément pour ne pas dire se contredisent (Minville, 1979 : 38).
61
Autrement dit, comme la théorie de l’économie ne serait d’aucun secours pour
déterminer les orientations fondamentales de l’économie capitalisme et de sa survie
selon de nouvelles modalités. Il s’agit d’une raison supplémentaire qui rend nécessaire
l’élaboration d’un nouveau cadre conceptuel pour la pensée économique.
62
La formation intellectuelle de Minville est originale et marque sa conception d’une
nouvelle forme de connaissance de l’économie adaptée à l’économie canadiennefrançaise. En plus de sa scolarisation aux HEC de Montréal, Minville, de sa propre
initiative, il recrute des personnes pour lui enseigner différentes disciplines et se fait
des programmes de lecture dans plusieurs domaines. Pour lui, il n’y a pas de faits
économiques purs, les faits économiques sont des faits humains combinant des
dimensions sociologiques, psychologiques, culturelles et religieuses interreliées. Il
définit ce que l’on peut appeler, non pas une science de l’économique opérant une
réduction à une dimension du réel qu’elle vise à décrire, analyser et expliquer, mais
une lecture totalisante. Cette synthèse des connaissances de l’économie conçue sous le
spectre très large du fait humain appelle la référence au savoir religieux qui guide
ultimement l’assemblage des savoirs spécialisés. Ce courant humaniste chez les
professeurs des HEC se retrouve plus tard sous une forme laïque. Le savoir de gestion
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
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« humaniste » opère cette totalisation que le religieux opérait autrefois des savoirs
spécialisés pour informer l’action et l’organisation économique (Chanlat, 1993).
63
Minville appelle cette connaissance savante de l’économie du Québec une « géographie
raisonnée ». Son œuvre établit ainsi le fondement hétérodoxe de la pensée économique
canadienne-française. Cette géographie raisonnée est un effort intellectuel visant à
échapper aux constats de l’infériorité économique, de l’irrationalité économique, de
retard économique attribué aux Canadiens français, affirmations qui nient l’historicité
d’une autre forme sociale d’économie canadienne-française ayant sa logique sociale
propre. Autrement dit, ces constats n’appréhendent l’économie canadienne-française
que par leurs écarts par rapport à une autre forme sociale d’économie perçue sous une
forme idéalisée et formulée par la doctrine économique classique comme rationnelle et
développée. L’économie états-unienne en est bien souvent le modèle emblématique.
64
La transition de l’économie canadienne-française s’amorce, selon Minville, lorsque le
social écrase l’économique30, lorsque les familles canadiennes-françaises n’arrivent plus
à établir leurs enfants. La migration vers les villes qui entraîne la généralisation du
salariat individuel ne permet pas d’assurer les revenus nécessaires pour faire vivre ces
familles nombreuses. Avoir des enfants, richesse du monde agraire, devient en ville une
entrave à la reproduction de la vie familiale. Les coopératives, les corporations et la
rétribution salariale selon le nombre d’enfants apparaîtront comme des modalités pour
accentuer la distribution sociale et assurer la vie familiale, malgré la généralisation du
rapport salarial. Pour Minville, on ne choisit pas le « social » dont on est fait, mais on
peut choisir l’économie qui lui correspond le mieux. L’économie est recalée au statut de
moyen indépendant des fins n’ayant ainsi aucune incidence directe sur la constitution
de la vie sociale. La relation de la société, du social à l’économie, en est une de
détermination de la première sur la seconde :
Une nation ne choisit pas le caractère de ses institutions sociales ; elle le leur donne
comme une projection de son esprit du fait même qu’elle vit. Mais elle peut et doit
choisir ses institutions économiques - et elle les choisit à la lumière à la fois de sa
pensée nationale, elle-même soumise aux exigences supérieures du droit et de la
morale, et de sa situation de fait, c’est-à-dire des conditions que le milieu même où
elle vit pose à son existence et à son progrès (Minville, 1979, p. 200).
65
Dans sa conception d’abord nationale des économies, la pensée de Minville est similaire
à celle de Karl Polanyi qui conçoit dans La Grande transformation que l’espace de
l’économie demeure essentiellement national et peut être régulé à cette échelle. En fait,
comme Polanyi, il y a une séparation entre le social et l’économique caractérisant les
économies et les sociétés capitalistes. L’autonomisation des économies capitalistes n’est
pas complètement rejetée par Minville comme Polanyi ainsi que la lecture économique
de l’économie comme activité humaine (au sens d’être fondé sur le point de vue de
l’individu libéral). La dynamique capitaliste est le fait d’une logique d’investissement
transformant la terre, le travail, la monnaie en marchandise comme si l’économie
capitaliste était dans sa dynamique fondamentale une affaire d’activité rationnelle
d’entrepreneurs qui développent des logiques d’investissement permettant d’espérer
raisonnablement des profits. Cette rationalité économique de l’investisseur ne peut
exister que si se constitue une régulation sociale comme le montre remarquablement
l’œuvre de Polanyi, mais se faisant, il réduit le « social » à la régulation comme si les
pratiques capitalistes étaient un « mécanisme » plutôt qu’une pratique humaine faite
du social (relations, réseaux, processus et configurations), comme l’a montré la
sociologie économique durkheimienne et la nouvelle sociologie de l’économie
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(Granovetter, 2017)31. Autrement dit, il faut une socialisation particulière à l’économie
pour que des personnes et des groupes sociaux en viennent à considérer la nature et les
humains comme « ressources » d’une logique d’investissement.
66
Les institutions économiques sont aussi des institutions sociales 32. Polanyi pense que les
relations sociales sont encastrées dans les institutions économiques (Bruga, 2005) 33.
D’un point de vue sociologique, on ne peut substantifier les institutions économiques,
elles n’existent qu’à travers la dynamique des relations sociales qui composent des
activités institutionnelles34, ce que ne semble pas concevoir Minville. De même, les
activités socioéconomiques ne sont pas envisagées comme un moment d’élaboration
d’une forme de vie sociale faite de relations, de réseaux sociaux et d’institutions
sociales constituant les activités identifiées comme « économique » par la pensée
libérale néanmoins en rapport avec les autres activités sociales. En mettant au jour
l’élaboration sociale des besoins économiques, Minville, remettait pourtant en cause
cette pensée qui dissocie le social de l’économie par l’autonomisation des catégories
économiques. Dès lors, penser la transition vers une autre économie a ses limites dans
la mesure où elle ne peut produire une lecture du nécessaire et de l’arbitraire des
cadres sociaux institués par la généralisation de l’économie marchande et financière à
la nature et aux êtres humains sachant que toutes les formes sociales ouvrent et
ferment des possibilités d’existence humaine.
4. Conclusion : transition, rapports de connaissance et
rapports de domination dans l’économie
67
Appréhender l’économie canadienne-française en transition permet de la saisir
socialement, parce que constituée de logiques sociales fondées dans son historicité et
orientées par une valeur d’usage définissant un rapport à la nature, ainsi qu’une
valorisation du travail humain en fonction de la reproduction du vivant : une économie
des relations de parenté et d’alliances (Houle, Sabourin, 1993). Ces pratiques
socioéconomiques vont subordonner la valeur d’échange économique dans les activités
de production, de distribution, de circulation et de consommation à une valeur d’usage.
Cette subordination de l’usage sur l’échange rend compte que cette logique sociale a été
perçue en termes d’infériorité économique des Canadiens français ou de retard
économique, voir encore aujourd’hui de « peur de l’argent qu’ont les Québécois ». La
pensée économique hétérodoxe québécoise aura permis d’appréhender cette logique
sociale pour ce qu’elle est plutôt que seulement négativement, en écart, avec la logique
capitaliste.
68
Les transformations socioéconomiques avec la Deuxième Guerre mondiale, la grève de
l’amiante avec sa reconnaissance du rapport social conflictuel capital/travail, le
développement dans les années 50 de la consommation de masse constituent des jalons
de l’insertion des francophones au Québec au sein de l’économie capitaliste nordaméricaine. Cette transition est cependant tributaire de modalités spécifiques. La
configuration originale de l’économie québécoise reconduit l’importance d’une plus
grande distribution et redistribution dans les activités économiques par l’intervention
plus importante en Amérique du Nord de l’État québécois dans l’économie et la
redistribution sociale, par une plus forte présence syndicale dans l’économie, une
contribution économique importante des coopératives, une proportion plus grande de
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PME et d’entreprises familiales et le développement d’un secteur d’économie sociale et
encore plus récemment d’un réseau de garderies subventionnées.
69
Cette configuration originale peut s’expliquer comme étant le résultant d’une
transformation diversifiée des relations de parenté et d’alliances constituant les
pratiques économiques des francophones qui s’y retrouvent transformées en relation
ethnico-nationale reconduisant sous de nouvelles modalités la règle sociale de
subordination de l’accumulation individuelle à la distribution et la redistribution
économique.
70
Malgré ces caractéristiques originales de l’économie québécoise, la transition vers une
autre forme sociale de l’économie, qui correspondrait mieux en termes
d’institutionnalisation de l’économie canadienne-française dans la société québécoise,
aurait été possible, nous dit F.-A. Angers, un émule de Minville, mais elle a été ratée :
« Les plus logiques restaient les socialistes qui, tout en adhérant d’une façon absolue au
primat de l’économique, trouvaient, dans la socialisation plus ou moins généralisée,
une forme d’apparence simple et facile de contrôle de l’économique par la collectivité »
(Angers, 1969 : 54).
71
Le sociologue Marcel Rioux avance au début des années 1960 l’existence d’une
correspondance entre la conscience ethnique et la conscience de classe dans le Québec
contemporain ouvrant la possibilité d’émergence d’une économie socialiste. La
prolétarisation des francophones, leurs incompatibilités au rapport salarial dans lequel
ils sont majoritairement confinés, permettrait, sous un régime socialiste, d’assurer le
contrôle de l’économie par et pour la collectivité.
72
Le développement d’une connaissance de l’économie au Québec constitue bien un
contre-exemple par rapport à la prise en compte des transitions économiques chez les
penseurs de l’économie politique classique. Du point de vue de la sociologie de la
connaissance, ce qui est en jeu ce sont les catégories ontologiques du temps comme de
l’espace et la construction d’ontologies sociales qui inscrivent les êtres sociaux dans des
formes socioéconomiques qui favorisent certains apprentissages sociaux plutôt que
d’autres, permettant une appropriation spécifique des phénomènes économiques et
produisant une expropriation des autres appropriations possibles. Non pas en raison
d’une volonté individuelle ou collective des dominants ou des dominés, mais par des
processus sociaux faits de relations sociales et de médiations sociales dont nous
participons et sommes en partie responsables, c’est-à-dire socialement responsables.
73
En posant des lois universelles des comportements économiques, l’économie politique
classique institutionnalise les catégories ontologiques de l’espace-temps des relations
marchandes et financières et réduit les anciens rapports socioéconomiques à des
contextes sans cohérence, comme la manifestation du retard et de l’irrationalité
économique. L’émergence d’une pensée économique canadienne-française est une
tentative de constituer une connaissance de l’économie ayant ses propres catégories
ontologiques du temps et de l’espace incluant la transition qui se confrontent aux
catégories déjà instituées par l’économie classique en Europe et aux États-Unis.
L’origine des activités socioéconomiques des Canadiens français est à saisir dans la
temporalité même des relations sociales de parenté et d’alliances, de leur mutation et
institutionnalisation. Est-ce que cet horizon temporel s’est estompé lors de l’insertion
de l’économie québécoise dans l’économie capitaliste nord-américaine puis
mondialisée35 ? Est-ce que cette historicité des rapports sociaux constituant l’économie
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au Québec sera réactualisée par de nouvelles pratiques économiques et idéologiques en
faveur d’une transition écologique ?
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Envisager la temporalité longue de la transition en économie, nous amène à souhaiter,
comme le proposait Dostaler, que les « sciences » économiques deviennent une
« discipline » du vivant et s’inscrivent dans le concert des sciences sociales
d’aujourd’hui. Il s’agirait de mettre fin à un débat depuis longtemps amorcé entre
sociologues et économistes sur la construction comme objet de connaissance de
l’économie (Halbwachs, 1937). La temporalité de la transition est l’une des entrées pour
saisir le rapport à la nature et à notre nature sociale et formuler des propositions afin
de transformer les cadres sociaux de la pensée économique. Gilles Dostaler a poursuivi
dans cette lignée en interpellant impérativement les sciences économiques à devenir
une science du vivant dans son dernier livre Capitalisme et pulsion de mort. Il y dénonce
avec Bernard Maris, en évoquant le mythe du roi Midas, le productivisme économique
comme destruction de la nature et ultimement des êtres humains. Il nous semble que le
projet d’Esdras Minville de développer un nouveau mode de connaissance de
l’économie à même de rendre compte de l’économie de différentes sociétés et de leurs
transitions permet d’envisager de nouvelles bases à une science économique. D’abord
de transformer sa visée en se posant comme un savoir clinique de l’économie
envisageant d’exposer aux citoyens les tenants et aboutissants des interventions dans
l’économie comme l’avance l’intitulé de cette revue, ceci en étant informé de sa
constitution sociale. Ce savoir clinique construit à partir de concepts qui rendent
compte des propriétés vivantes des économies pourrait ainsi abandonner ses anciennes
formulations issues d’une physique sociale (équilibre36, mécanismes de marchés,
système autonomisé, machinisme, etc.). Toute science suppose des opérations de
réduction, celles-ci doivent être appropriées aux propriétés essentielles de son objet.
Les contraintes matérielles et biologiques sont toujours appropriées humainement et
donc socialement. Il s’agirait d’une conception de l’économie qui approfondirait plus
les distinctions relatives à la valeur d’usage social de la nature et du travail qu’à celles
de l’échange. En ce sens, ce nouveau mode de connaissance de l’économie pourrait
intégrer pleinement la temporalité : l’émergence, la disparition, la coexistence et la
transition de ses activités vivantes que sont les économies (comme des formes sociales
qui les composent) afin d’établir en quoi celles-ci confortent, limitent et empêchent
l’émergence des conditions biologiques et sociales nécessaires à l’existence des
potentialités du vivant et des êtres humains. Vaste chantier en perspective, qui nous
l’espérons inspirera les économistes d’aujourd’hui.
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NOTES
1. La temporalité des phénomènes et les conceptions de cette temporalité sont des enjeux qui ont
traversé les sciences sociales et la sociologie à la différence des sciences économiques classiques.
Voir à ce sujet Daniel Frandji, « Une sociologie dans le temps du devenir ? De quelques variations
du temps sociologique », dans Ariane Bossez-Richard et Nicole Ramognino (dir.), La connaissance
au cœur du social. Catégories élémentaires et activités éducatives, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 65-90.
2. Pour situer cet économiste, nous utilisons le terme « hétérodoxe » dérivé de la sémantique
religieuse. Dostaler nous faisait toutefois remarquer que cette division conventionnelle entre
« orthodoxes » et « hétérodoxes » confère un statut marginal aux travaux des chercheurs dits
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« hétérodoxes ». Nous ajoutons que cette qualification marginalise leurs apports réels à redéfinir
les cadres mêmes de la pensée économique. La redéfinition apparait pourtant de plus en plus
nécessaire à la prise en charge du réchauffement climatique qui demande une temporalité plus
longue que celle de l’action économique, contrainte par des temporalités financières à plus court
terme.
3. Il s’agit ici de considérer en quoi la connaissance de l’économie est relative à l’état même des
pratiques économiques dans un ensemble social ainsi qu’au travail de nature professionnel et
savant de mise en forme de cette connaissance constitutive des activités économiques.
4. Le problème n’est pas qu’une science opère une réduction du réel à une seule dimension, mais
cette réduction doit rendre compte des propriétés essentielles des économies concrètes,
notamment leur temporalité. Une science rend compte d’une des multiples dimensions du fait
humain (biologique, psychologique, sociale, etc.). Pour cette raison, une science ne peut fonder,
par ses seuls constats, une intervention qui engage nécessairement le spectre large de l’entièreté
des êtres au-delà du domaine visé par une science.
5. Pour une définition de la connaissance clinique comme moment d’élaboration d’un savoir
disciplinaire voir https://www.youtube.com/watch?v=Zj4Hf6Ts9ns consulté le 22 novembre
2021.
6. La grande transformation de Karl Polanyi, largement fondée sur une reprise d’une lecture de
l’histoire à partir d’une version révisée de succession des modes de production, pourrait être
considérée comme une intégration de plain-pied de la transition dans la pensée économique.
Cette conception de la transition dans l’œuvre de Polanyi a donné lieu à de multiple discussions
en sociologie et en anthropologie et aussi chez des économistes « hétérodoxes ». Les exposer
demanderait un article en soi.
7. Nous entendons par configurations sociosémantiques non seulement les catégories
appréhendant l’économie, mais les règles implicites construisant une grammaire de lecture des
« réalités économiques ».
8. Ou encore : « Plus d'arbitraire avec cette doctrine ; il y a des lois, des lois immuables, éternelles
comme le Dieu qui les a décrétées, que ni rois, ni sénats, ni peuples ne sauraient impunément
violer ; car c'est Dieu lui-même qui est le haut justicier », Parent (1852 : 302).
9. Corbo et Lamonde (2000) soulignent, à raison, les nombreux rappels par Parent de sa
formation classique et, ajouterions-nous, qu’ils sont bien davantage des référents qui organisent
sa pensée prise entre l’« ancien » et le « moderne » qu’un effet de sa formation. La démonstration
reste à faire et n’entre pas dans le cadre de cet article.
10. Parent (1852 : 295) dira également que le rôle de la société politique n’est « [r]ien de plus que
la satisfaction des besoins purement matériels, et encore sur le principe bien insuffisant et bien
peu relevé de l’intérêt bien entendu de chacun.
11. Parent (1852 : 330) ajoute : « L’égalité est bien dans le droit, mais elle est encore loin d'être
dans les faits ; le mot esclavage est rayé du vocabulaire, mais la chose reste dans les institutions
sociales ».
12. Il est raisonnable d’inscrire Gérin Lajoie parmi les penseurs de l’économie, puisque son
ouvrage se base sur un travail d’observation monographique de plusieurs nouvelles villes rurales
qui connaissent un début d’industrialisation : Joliette, Princeville, Plessisville, etc. Il est aussi
probable qu’il aurait pris connaissance et aurait été inspiré par Le Play qui développe des
recherches pour harmoniser la vie sociale en France aux développements industriels naissants
(Sabourin, 2014).
13. Nous retrouvons cette même critique de la « frivolité » de la littérature, du contenu des
journaux remplis de feuilletons et de querelles de village chez Étienne Parent (1846 : 127)
lorsqu’il défend l’importance de l’économie politique. Léon Gérin développe aussi plus ou moins
cette idée. Voir François Ricard (1991).
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14. Un bon exemple de l’absence de ce découpage d’une activité sociale spécialisée nommée
« économie » nous est donné dans les mémoires de Joseph McComber édités par Jean-Pierre et
Rita Wallot (1980). À la différence de la ferme de son père d’origine irlandaise où la force de
travail est optimisé, McComber note qu’il n’y a pas de telles pratiques de gestion dans les fermes
canadiennes-françaises, qui demanderait que l’on sépare ce qui relève de la famille et ce qui
relève du travail agricole, découpage qui permet d’optimiser la force de travail.
15. Parent (1846b : 116) dira autrement cette même réalité « Si l'on en croit les mémoires du
temps, la principale cause de la décadence d'un peuple aussi intéressant fut l'éloignement des
classes aisées, les seules qui pussent se procurer de l'éducation alors, pour toute espèce
d'industrie ».
16. Comme l’ont montré de nombreux travaux en anthropologie et en sociologie de l’économie,
les propriétés des relations de parenté et d’alliances varient selon les groupes sociaux voire les
sociétés.
17. Pamphlet publicitaire Forano 1920.
18. Cette économie de la parenté et de l’alliance valorisait le travail vivant (augmenter le nombre
d’employés- heures de travail) plutôt que le travail « mort » (investir dans la machinerie pour
optimiser la production).
19. L’entreprise la Fonderie de Plessisville devenue Forano Inc. s’intégrera dans le consortium
oligopolistique nord-américain de la machinerie dans les années 30 comme l’établira en 1955 un
rapport de la commission des pratiques restrictives canadienne.
20. Lettre à Henri, Paris, 24 février 1886 (AJC, Fonds Léon Gérin, no. 5360-13)
21. Ce n’est pas le propos ici, mais la comparaison avec la notion d’intelligence chez Parent
(1852 : 297) pourrait être très éclairante : « J'entends donc par « intelligence », pour le sujet qui
va nous occuper, la force de conception, l'aptitude et l'énergie, qui rendent capable des grandes
choses dans tout ce qui est du ressort de l'activité humaine, abstraction faite de la question de
moralité, qui, dans ma théorie, tombe dans le domaine du pouvoir spirituel ».
22. Gérin (1917 : 190) ajoute : « Depuis quelques années que le cosmopolitisme nous envahit, ceux
d’entre nous qui observent et réfléchissent ont dû renoncer à cette illusion et reconnaître que
nous sommes sujets aux mêmes aberrations, exposés aux mêmes dangers que nos congénères du
vieux monde. Nous ne saurions espérer nous soustraire aux maux dont ces nations plus
anciennes ont cruellement souffert qu’en nous appliquant à l’étude de la science sociale et à la
réforme de notre constitution sociale ».
23. En voici seulement quelques échantillons : « Bien que la famille ouvrière, quel que soit le
genre de travail manuel dont elle vit, soit un élément plus fondamental et dès lors plus explicatif
de l’ordre social, la famille bourgeoise présente parfois, elle aussi, un poste d’observation très
favorable aux études sociologiques, pourvu qu’on ait soin de ne pas l’isoler de l’agrégat social
dont elle forme partie intégrante » (Gérin, 1926 : 297). Ou encore : « À l’examen de nombreux
groupements auxiliaires dont l’influence est parfois lointaine, et qui sont souvent hors de portée
pour l’observateur, elle substitue l’observation d’un seul groupement de caractère fondamental
et d’accès relativement facile au foyer duquel, par surcroît, l’action des institutions auxiliaires ou
superposées vient infailliblement se répercuter avec sa pleine force » (Gérin, 1931 : 385).
24. Sur la légitimité de l’intervention des pouvoirs publics, voir sa Communication présentée au
congrès de la Société laitière à Louiseville, les 7 et 8 novembre 1923 alors que « sévit une crise
agricole » et qu’Ottawa enquête sur l’état de l’agriculture et de la classe agricole. Gérin (1923 : 3)
déplore par exemple l’absence de syndicat ou de fédération de la classe agricole et encourage la
coopération en agriculture.
25. « Ta dernière lettre m’a fait un plaisir extrême, surtout pour les détails que tu me donnes sur
ton application à faire la formation religieuse de tes enfants. Je voulais t’écrire immédiatement
pour te féliciter, et te remercier pour la joie que tu me donnais » (Lettre de l’oncle Denis, SaintJustin, 18 avril 1917, no 5375-17).
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26. Il apparaît étonnant qu’Édouard Montpetit, l’économiste, ne sache pas que John D.
Rockefeller ait été condamné par la justice américaine en 1911 pour pratiques restrictives dans le
marché pétrolier. Considérant que les pratiques financières des « années folles » mènent à la
crise de 1929 (Galbraith, 2009), le rapprochement de la morale catholique avec l’organisation des
grandes entreprises capitalistes est étonnant.
27. « La moralité est un élément constituant de la science économique. En veut-on un exemple
arrêté au hasard? Sur quoi repose la production, l’ordre, que demande-t-on aux pays
producteurs? Des hommes, et le principe de population est, radicalement un principe moral.
Qu’est-ce que l’homme même moteur initial des activités économiques ? Un Être raisonnable. Que
réclame-t-on de l’ouvrier, outre l’habilité ? la conscience. », ibid, p.35.
28. Il y aurait lieu ici de rapprocher la démarche de Minville à celle de Karl Polanyi qui propose
une lecture plus vaste des économies dans l’histoire.
29. Même Marx, tout en considérant dans certains écrits que la valeur d’usage est relative aux
sociétés, en vient dans ses œuvres majeures d’économie politique à la naturaliser. Voir à ce sujet
Henri Denis (1980).
30. L’économie est l’activité sociale spécialisée et l’économique consiste en l’objectivation très
restreinte que font les économistes classiques de l’économie comme loi des marchés.
31. Nous ne pouvons dans cet article faire état du long débat sur cette dichotomie entre
l’économique et le social en société capitaliste, débat impliquant les concepts centraux
d’encastrement social de l’économie et de désencastrement. Pour résumé notre conceptualisation
qui se situe dans la perspective de la Nouvelle sociologie de l’économie (NSE), nous dirons que si
la constitution sociale des économies antérieures qu’avance Polanyi dans les sociétés ou
l’économie n’est pas une activité délimitée et spécialisée est largement entérinée par les
sociologues et anthropologues de l’économie, il n’est pas de même des thèses sur
l’autonomisation de l’économie en société capitaliste. Le social est une irréductibilité des
activités marchandes et financières qui comme toutes activités humaines et sociales donnent lieu
à des régulations institutionnelles au sens de Polanyi, mais aussi dont la dynamique relève des
propriétés des relations sociales y compris des conceptions de l’économie qui en sont parties
prenantes autant que celle des propriétés des réseaux sociaux, voire de la configuration des
ensembles sociaux dont ils participent à l’élaboration. Autrement dit le social constitue l’activité
humaine que l’on nomme économie, il n’est pas seulement à côté la régulant. L’ethnographie des
activités socioéconomiques contemporaines permet d’observer ces propriétés sociales
constituant l’économie. Polanyi pensait implicitement le social dans l’économie comme se
résumant, en société capitaliste, à la régulation nationale, oubliant de saisir la morphologie
sociale des espaces marchands et financiers formant leurs propres espaces socioéconomiques,
ceux-ci ne coïncidant pas entièrement aux espaces socioéconomiques nationaux. Ceci rend
compte de l’importance de l’internationalisation des économies contemporaines identifiée sous
le terme de « mondialisation économique » qui échappera aux régulations nationales par cette
dynamique sociale des activités capitalistes que la Grande transformation ne permet pas
d’anticiper.
32. C’est le propre des activités dans ces institutions économiques de développer une idéologie
libérale qui comme toutes les idéologies (religieuses, politiques), tel que l’a montré Maurice
Halbwachs dans ses travaux sur la morphologie sociale et la mémoire (1937), font disparaître
leurs bases spatiales et temporelles sociales pour assurer leur hégémonie comme forme sociale.
Autrement dit, comment peut-on remettre en cause l’arbitraire de ce qui a existé de tout temps
et qui apparaît, pour cela, indépassable pour la vie humaine.
33. Nous remercions un des évaluateurs de notre article de nous avoir indiqué cette référence.
34. L’exemple des travaux de Frédéric Lebaron sur les autorités économiques montrent par une
analyse des propriétés des réseaux sociaux qui les composent comment les institutions
économiques ne sont pas les éléments d’un système économique hors du social.
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35. Pour un exemple récent de la prégnance des réseaux de parenté et d’alliances dans un village
québécois, voir l’enquête ethnographique de Parent (2015).
36. Voir la critique de M. Halbwachs (1937) sur le concept d’équilibre en
sciences économiques.
RÉSUMÉS
Inspiré de l’analyse originale de Gilles Dostaler sur les transitions dans l’histoire de la pensée
économique, cet article montre que les premiers penseurs de l’économie québécoise percevaient
leur objet comme un phénomène localisé dans le temps et l’espace et non comme un phénomène
universel. À partir d’une sociologie de la connaissance économique, nous ferons état des
continuités entre, d’une part, la configuration sociale des pratiques économiques et de la
connaissance qui en est constitutive et, d’autre part, les apports originaux des premiers penseurs
de l’économie québécoise qui vont confronter ces savoirs de leur société aux savoirs
dominants en sciences économiques. En examinant les traits marquants des travaux des Parent,
Gérin-Lajoie, Gérin, Montpetit et Minville, comme ceux d’économistes québécois contemporains
comme Dostaler, nous constatons, en plus de la genèse hétérodoxe de la connaissance de
l’économie canadienne-française, des tentatives de redéfinition des sciences économiques sur de
nouvelles bases utiles pour appréhender la « transition » écologique.
Inspired by the original analysis of Gilles Dostaler on the transitions in the history of economic
thought, this article shows that the first thinkers of the Quebec economy perceived their object
as a phenomenon localized in time and space and not as a universal phenomenon. Based on a
sociology of economic knowledge, we assess the continuities between, on the one hand, the social
configuration of economic practices and the knowledge that constitutes them and, on the other
hand, the original contributions of first thinkers of the Quebec economy who will confront this
knowledge of their society with the dominant knowledge in economics. By examining the salient
features of the work of Parent, Gérin-Lajoie, Gérin, Montpetit and Minville, like that of
contemporary Quebec economists like Dostaler, we note, in addition to the heterodox genesis of
knowledge of the French-Canadian economy, attempts to redefine economics on new useful bases
for understanding the ecological “transition”.
third-spaces, coworking places, individualization, flexibility, urban production.
INDEX
Mots-clés : transition, pensée économique, sociologie de la connaissance, économie québécoise,
épistémologie
Keywords : transition, economic thought, sociology of knowledge, Quebec economy,
epistemology
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AUTEURS
PAUL SABOURIN
Université de Montréal, paul.sabourin@umontreal.ca
FRÉDÉRIC PARENT
Professeur, département de sociologie, Université du Québec à Montréal,
parent.frederic@uqam.ca
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Le développement du Mouvement
Desjardins dans la première moitié
du XXe siècle au Québec :
perspective et rétrospective néoinstitutionnelles
The Development of the Desjardins Group in the First Half of the XX th Century in
Quebec: a Neo-institutional Perspective and Retrospective
Yannick Dumais
01. Introduction
1
Cet article vise à mettre en lumière et à appréhender à partir d’une approche
historique et néo-institutionnaliste inductive, comment le développement économique
du Québec entre le début et le milieu du XXe siècle, marqué par l’interaction entre le
catholicisme social, le corporatisme et l’émergence du mouvement coopératif s’est
accéléré pour permettre de combler le retard socioéconomique et d’adresser le besoin
de prise en charge économique par la population notifiée dans la littérature (Hébert et
Twahirwa, 2019, p. 24 ; Béland, Bouchard et Girard, 2012, p. 10 ; Poulin, 1990, pp. 17-33,
234). Cet éclairage sociohistorique à partir du néo-institutionnalisme demeure singulier
dans la littérature scientifique1 et rend possible l’appréhension sous un nouvel angle
théorique l’essor du Mouvement Desjardins. Cette analyse met ainsi en lumière les
valeurs induites par la logique institutionnelle de l’Église de Rome et le corporatisme
social en lien avec le travail institutionnel opéré avec le mouvement coopératif, le
clergé, le milieu intellectuel, les syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État
québécois et permet d’élaborer à partir d’une vue rétrospective les assises d’une notion
de réserve économique (“economic slack”) et d’attractivité au sentier (“path attraction”).
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63
02. Néo-institutionnalisme, logiques institutionnelles
et travail institutionnel
2
Lawrence et Sudabby soulignent qu’au centre des examens empiriques opérés à partir
de l’angle néo-institutionnaliste réside cette conception où “there are enduring elements
in social life - institutions – that have a profound effect on the thoughts, feelings and behaviour
of individual and collective actors.” (2006, p. 216). Pour Jepperson, les institutions sont le
produit (intentionnel ou non) d’une action dirigée, elles sont une procédure organisée
et établie qui reflète un ensemble de séquences d’interaction standardisées (1991,
pp. 143-145). Scott précise par ailleurs que “no organization can properly be understood
apart from its wider social and cultural context” (1995, p. 151).
3
Friedland et Alford campent une conceptualisation de la société en tant que système
interinstitutionnel (1991, pp. 232, 248-253). Pour situer le comportement dans un
contexte, les auteurs théorisent un système interinstitutionnel des secteurs sociétaux
dans lesquels chaque secteur représente un ensemble différent d’attentes pour les
relations sociales, le comportement humain et celui organisationnel (Ibid., 1991). Selon
les auteurs, dans le monde capitaliste occidental contemporain, le marché capitaliste,
l’État bureaucratique, la démocratie, le noyau familial et la religion chrétienne sont des
secteurs institutionnels clés, chacun comportant sa propre logique distincte (Ibid.,
pp. 232, 248-249). Thornton a élaboré quant à elle une typologie similaire à celle de
Friedland et Alford suite à l’examen d’une série d’études empiriques permettant
d’excaver six secteurs comportant leurs logiques distinctes, soit : les marchés, les
sociétés, les professions, les États, les familles et les religions (2004, pp. 44-45).
4
Pour DiMaggio les logiques institutionnelles “are a […] method of analysis for
understanding the influences of societal-level culture on the cognition and behavior of individual
and organizational actors” (1997). DiMaggio et Powell précisent également que les
logiques institutionnelles sont véhiculées au niveau des champs institutionnels, soit un
domaine reconnu d’expertise ou d’activité (1991, p. 64) qui “constitute a recognized area of
institutional life : key suppliers, resource and product consumers, regulatory agencies, and other
organizations that produce similar services or products.” (1983, p. 148). Thornton et Ocasio
définissent quant à eux les logiques institutionnelles en tant que “the socially
constructed, historical pattern of material practices, assumptions, values, beliefs, and rules by
which individuals produce and reproduce their material subsistence, organise time and space,
and provide meaning to their social reality.” (1999, p. 804). Pour Friedland et Alford, ces
logiques sont les “material practices and symbolic constructions which constitute [a field’s]
organizing principles and which are available to organizations and individuals to
elaborate” (1991, p. 248). En outre, plusieurs logiques institutionnelles peuvent
cohabiter au sein d’une organisation ou encore dans un domaine donné, ces logiques
institutionnelles pouvant créer des exigences institutionnelles multiples et
s’interinfluencer en concevant la société comme un système ouvert où les individus et
les organisations transforment les relations et connexions interinstitutionnelles en
exploitant notamment certaines contradictions entre les logiques (Lawrence et
Sudabby, 2006, p. 215 ; Friedland et Alford, 1991, pp. 232, 248-249, 253, 259-260).
5
Selon Garud et al., les chercheurs en institutionnalisme ont traditionnellement “focused
on the critical role that institutions play in providing continuity and stability in organizational
processes.” (2007, p. 959), la base cognitive de l’ordre s’appuyant sur l’engagement des
ressources (DiMaggio et Powell, 1991, p. 13). L’historiographie récente du courant fait
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64
place aux acteurs dans le rôle de transformation des structures (Lawrence et al.,
2011 ; Lawrence et Sudabby, 2006 ; Hallett et Ventresca, 2006 ; Jepperson, 1991). De pair
avec la théorie de la structuration des systèmes sociaux de Giddens (1984) qui stipule
que la création et le maintien des systèmes s’appuient sur l’analyse des structures et
des agents, sans donner de primauté à l’un ou à l’autre de ces éléments, au niveau néoinstitutionnel, Lawrence et al. indiquent que “the study of institutional work maintains a
fascination with the relationship between institutions and action. It also maintains as central the
structurationist notion that all action is embedded in institutional structures, which it
simultaneously produces, reproduces, and transforms.” (2011, p. 52). Les coauteurs
proposent une conceptualisation distribuée et collective du changement institutionnel.
6
Le concept de travail institutionnel insiste sur la nécessité de considérer l’interaction
récursive permanente et dialectique entre l’agence et les institutions ainsi que sur la
nature distribuée de ce phénomène entre les acteurs (Lawrence et al., 2011, pp. 55-56).
Selon Lawrence et al., l’agence se définit comme étant “an ongoing activity whereby actors
reflect on and strategically operate within the institutional context where they are embedded.”
(2011, p. 55). Le travail institutionnel consiste donc en une description des pratiques
des acteurs individuels et collectifs dans le but de créer, de maintenir et de perturber
les institutions ; il rapproche les individus et les groupes qui reproduisent leurs rôles,
les rites et rituels en même temps qu’ils les défient, les modifient et les bouleversent
(Ibid., pp. 52-53, 55, 57). Deux composantes permettent de mieux comprendre comment
le travail institutionnel est lié aux institutions : l’intentionnalité stratégique et l’effort
dirigé envers l’atteinte d’un but (Ibid., p. 53). L’individu n’étant pas capable en général
d’influencer ou de modeler seul les actions des institutions, le recours à l’agence
devient incontournable pour lui permettre d’arriver à ses fins (Ibid., p. 54). Le travail
institutionnel qu’ils décrivent accroît la compréhension des comportements des
individus et des groupes par rapport aux changements organisationnels promulgués.
Pour Lawrence et Sudabby (2006, p. 218), une des fondations majeures du travail
institutionnel provient de la sociologie de la pratique (Bourdieu 1977, 1993 ; de Certeau,
1984 ; Giddens, 1984). Cette tradition sociologique se concentre sur les actions localisées
des individus et des groupes lorsqu’ils tentent de répondre aux exigences de leur
environnement (de Certeau, 1984). En outre, Lawrence et Sudabby voient le travail
institutionnel en tant qu’“intelligent, situated institutional action” (2006, p. 219). Cette
action « localisée » peut par ailleurs être menée par plusieurs acteurs à partir d’un
leadership partagé. Ce type de leadership est davantage considéré comme un processus
collectif que le résultat d’action d’individus isolés (Gronn, 2002). Dans cette même
veine, pour Denis, Langley et Rouleau, “leaders need to see themselves as embedded in
networks that they do not fully control.” (2010, p. 84).
03. Émergence du Mouvement Desjardins, travail
institutionnel et leadership partagé
7
Poulin indique que les difficultés économiques et sociales du Québec à la fin du XIX e
siècle ont joué un rôle déterminant dans l’avènement du Mouvement Desjardins (1990,
p. 17). L’auteur souligne que les conditions socioéconomiques précaires du Québec de
l’époque et le surpeuplement des basses terres de la vallée du Saint-Laurent favorisent
une émigration prononcée vers les États-Unis : entre 1840 et 1900, plus de 600 000
citoyens de la province quittent leur terre natale à destination du pays de l’oncle Sam
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(Ibid., pp. 17-21). Le surpeuplement de la vallée du Saint-Laurent amène également la
population à se diriger vers les terres de l’arrière-pays où la vie liée à la colonisation est
ardue et incertaine - dans les paroisses de colonisation, la pratique de l’agriculture de
subsistance est encore opérée à partir de méthodes archaïques. Dans les milieux
urbains, les conditions de vie de la classe ouvrière ne sont guère plus reluisantes et les
grandes entreprises dictent les règles du jeu économique en imposant une concurrence
insoutenable à celles plus petites (Ibid., p. 23). Dans ce contexte, « les salaires sont les
plus bas possible, les congés presque inexistants et les accidents fréquents, sans parler
de l’absence de sécurité d’emploi ou de l’exploitation des femmes et des enfants. »
(Maheux, 2016, pp. 17-18). Dans ces conditions économiques mésadaptées et où l’accès
au crédit pour les classes populaires et rurales est difficile, la pratique démesurée de
l’usure prolifère, ce qui ne fait en retour qu’amplifier la précarisation des emprunteurs.
Certains cas d’usure font par ailleurs état de taux d’intérêt avoisinant les 3 000 % à la
fin du XIXe siècle (Poulin, 1990, pp. 41-43).
8
C’est en réaction à ce contexte et aux conditions de vie difficiles de la classe ouvrière et
de la population rurale qu’Alphonse Desjardins fondera la première caisse d’épargne et
de crédit sur le continent nord-américain à Lévis en 1900.Cette fondation sera
l’aboutissement de plusieurs années de recherches afin de trouver des moyens pour
résoudre l’enjeu d’accès au crédit et de constitution d’épargne (Ibid., pp. 41-44),
d’autonomiser sur le plan économique les classes populaires et de changer en
conséquence leurs conditions de vie. Rapidement, le geste coopératif qu’Alphonse
Desjardins insufflera à la première caisse de Lévis en engendrera une multitude
d’autres et leur prolifération constituera un levier de développement économique
remarquable pour les classes populaires. À ce titre, le succès de la caisse de Lévis sera
repris et démultiplié rapidement : en date du 31 octobre 1920, journée du décès
d’Alphonse Desjardins, 187 caisses auront été constituées au Québec et de ce nombre,
136 auront été fondées par Desjardins lui-même (Ibid., pp. 143-164).
9
D’après Gagnon, Girard et Gervais, Desjardins est « avant tout un praticien, quelqu’un
qui recherche des réponses concrètes à des besoins fortement ressentis par lui et ses
concitoyens. » (2001, p. 62). Cette approche pragmatique rejoint la dimension pratique,
localisée et délibérée de l’action visant le changement tel que Lawrence et Sudabby
(2007) et de Certeau (1984) le mentionnent. Quant à la réussite de l’action de Desjardins,
elle tient selon le triptyque d’auteurs « à la conjonction de quelques grandes qualités :
une juste appréciation des attentes du milieu, une capacité à nouer les alliances avec les
acteurs clés de l’époque et l’aptitude à mettre en place une stratégie de développement
performante. » (Ibid., p. 63). Ces propos prennent par ailleurs appui sur les notions
d’intentionnalité stratégique, d’effort dirigé (Lawrence et al., 2011, p. 53) et de
leadership partagé (Denis et al., 2010 ; Gronn, 2002) discutés précédemment.
10
L’histoire du Mouvement Desjardins apparaît comme étant parsemée de multiples
exemples de travail institutionnel et de leadership partagé ayant joué un rôle
déterminant dans son évolution. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous détaillerons
quelques exemples des débuts du Mouvement afin d’illustrer la prégnance de ce travail
concerté et collectif avec une pléiade d’acteurs tout autant diversifiés que déterminés à
contribuer au succès et à la mission des caisses Desjardins. D’abord, l’appui du clergé
catholique apparaît comme un facteur central au développement des premières
caisses : « Desjardins exigeait d’ailleurs comme condition sine qua non à la fondation
d’une caisse la présence d’un représentant de l’Église locale. Ceci se traduit à l’occasion
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par l’engagement du vicaire ou du curé dans le rôle de gérant. Le territoire de la caisse
épouse celui de la paroisse et souvent, du moins à l’origine, la caisse est logée dans le
presbytère. » (Gagnon, Girard et Gervais, 2001, p. 63 ; cf. également Lévesque et
Petitclerc, 2008, p. 20). Outre la mobilisation du clergé, Gagnon et collègues soulignent
que trois structures d’appui au fonctionnement des caisses contribuent à associer des
acteurs importants du milieu : 1) le conseil d’administration ; 2) la commission de crédit
et ; 3) le comité de surveillance, et que ces représentants locaux « permettent une
réponse adaptée aux attentes du milieu. » (Ibid., p. 63). Notons encore la présence de
bénévoles de la première heure qui permet l’accélération de « l’évaluation des
demandes formulées par des sociétaires résidant dans la paroisse. » (Ibid., p. 63). En lien
avec ces exemples de travail institutionnel, « l’implication de la société civile dans le
projet de Desjardins illustre le maillage des diverses composantes de la société. »
(Gagnon et al., p. 63), de même que l’interaction récursive et dialectique avec l’agence
(Lawrence et al., 2011).
11
Poulin relate quant à lui que dans la foulée de la crise économique des années 1930, la
caisse centrale Desjardins de Lévis qui traverse en 1932 une grave crise de liquidité est
sauvée in extremis grâce à une lettre de garantie de 40 000 $ de l’Archevêché de Québec
qui lui permettra d’obtenir par la suite une marge de crédit de 100 000 $ de la Banque
provinciale du Canada (2009, p. 16 ; 1994, pp. 133-134). Soulignons qu’au début des
années 1930, le gouvernement du Québec effectue lui-même des pressions afin de
remettre à l’ordre du jour la création d’une fédération provinciale pour représenter
l’ensemble des caisses (Poulin et Tremblay, 2005, p. 13), mieux représenter les intérêts
des sociétaires et créer « une plus grande synergie sur le plan de la pensée et de l’action
dans le réseau de caisses. » (Gagnon et al., 2001, p. 64). Adélard Godbout qui entre en
fonction en 1930 (à titre de ministre de l’Agriculture) se dit alors « prêt à renoncer au
contrôle gouvernemental de l’inspection et à accorder une subvention plus importante
que par le passé », à condition que soit créée une telle direction centralisée avec
laquelle l’État pourra conclure des ententes (Poulin et Tremblay, 2005, pp. 13-14).
Malgré les réserves de certains délégués des unions régionales alors en place, la
création de la Fédération de Québec des Unions régionales des caisses populaires
Desjardins voit le jour en 1932 et le gouvernement lui octroiera une subvention de
20 000 $ par an, pendant 10 ans afin de couvrir en partie les coûts liés à l’inspection des
caisses et à « l’œuvre de propagande » (Poulin et Tremblay, 2005, p. 14 ; Gagnon et al.,
2001, p. 64). Dès lors, l’organisation peut se « doter de ressources permanentes,
élaborer des normes et des standards communs. » et l’institutionnalisation du groupe
apparaît comme étant est fermement engagée (Gagnon et al., 2001, p. 64). Ces exemples
de leadership partagé, de travail institutionnel et de co-construction conséquente
auront des conséquences significatives sur l’essor du réseau des caisses. La population y
réagira favorablement et les effectifs seront accrus en conséquence pour répondre à la
demande. Ainsi, « de 1933 à 1944, 724 caisses populaires voient le jour, en plus de six
nouvelles unions régionales. » (Ibid., p. 64).
12
Malgré ces succès, l’histoire du Mouvement Desjardins n’est pas exempte de tensions
internes (Rousseau, Bisson et Roy, 2010 ; Lamarre, 1991 ; Laliberté, 1973) et de virages
organisationnels qui ont nécessité de fortes capacités d’adaptation et de gestion du
changement (Poulin et Tremblay, 2005, p. 196). Ces événements apparaissent comme
étant résolus à partir de l’ouverture au travail institutionnel, du dialogue coopératif et
la capacité de l’organisation à prioriser et à mettre au centre de ses décisions les
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besoins de ses sociétaires – capacité induite par un fort ancrage dans le milieu (Poulin
et Tremblay, 2005, p. 200 ; Gagnon et al., 2001, p. 61).
04. Les logiques institutionnelles de la première moitié
du XXe siècle au Québec : catholicisme social,
corporatisme et coopérativisme
13
Le Québec de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XX e siècle est fortement
marqué par la prédominance du clergé dans la vie sociale et politique (Poulin, 1990,
pp. 189-207). La nature de l’influence de l’Église dans le Québec de l’époque peut être
appréhendée à partir de la diffusion de la pensée de l’Église de Rome, notamment à
partir des encycliques papales édictées par le Vatican, véritables lettres ouvertes à
l’ensemble du clergé et des fidèles. Ces encycliques permettent de saisir et de
comprendre les valeurs, les croyances et les règles qui ont conditionné les actions du
clergé à partir des logiques institutionnelles définies précédemment et dans lesquelles
les membres de l’Église, allant des mouvements syndicalistes aux coopérateurs, de
l’élite politique aux hommes d’affaires, jusqu’aux simples fidèles ont baignés. Maheux
indique que l’encyclique Rerum Novarum publiée en 1891 par le pape Léon XIII
(1810-1903) fut l’une des sources d’inspiration des syndicalistes et des coopérateurs de
cette époque à l’égard des conditions de la classe ouvrière (2016, pp. 17-21). Gagnon et
al. (2001, pp. 177-178) quant à eux relèvent que les liens étroits entre l’œuvre de
propagande coopérative d’Alphonse Desjardins et la doctrine sociale de l’Église
catholique, au début du XXe siècle, ont été clairement établis dans la littérature (Poulin,
1990 ; Morency, 2000).
14
Le texte de Rerum Novarum2 (1891) permet de mettre en lumière plusieurs éléments
inhérents à la logique institutionnelle de l’Église de l’époque :
« L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à
ceux de sa famille s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que
semble lui donner la nature elle-même, il visera par de prudentes épargnes à se
ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un
modeste patrimoine. […] Il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété,
le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires.
Ce résultat une fois obtenu serait la source des plus précieux avantages. Et d’abord,
la répartition des biens serait certainement plus équitable. […]
Un troisième avantage sera l’arrêt dans le mouvement d’émigration. Personne, en
effet, ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa patrie et sa terre
natale, s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable. » (1891).
15
Comme le texte en fait foi, l’importance d’établir un équilibre entre les classes
ouvrières et l’élite capitaliste transparaît dans les orientations du Vatican. La
préoccupation à l’égard du besoin de prise en charge, du développement et de
l’autonomisation par la population est également manifeste. À l’égard de l’émigration,
les propos de l’encyclique corrèlent notamment avec la situation de milliers de
québécois trouvant espoir dans les états de la Nouvelle-Angleterre, dont le Maine, le
Vermont, le New Hampshire, le Massachusetts et le Rhode Island (Roby et Frenette,
2013, p. 125). Relativement à la démesure reliée à la pratique l’usure, le texte est
également éloquent quant à sa condamnation : « Une usure dévorante est venue
accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle
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n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une
insatiable cupidité. » (1891).
16
Le texte encourage par ailleurs le syndicalisme chrétien par la constitution de
« corporations catholiques », subordonnant les intérêts des ouvriers à leurs entreprises
en lien avec la doctrine corporatiste :
« D’autres s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y
faire entrer les ouvriers ; ils aident ces derniers de leurs conseils et de leur fortune
et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux. […]
Tout ce qu’on peut dire en général, c’est qu’on doit prendre pour règle universelle
et constante d’organiser et de gouverner les corporations, de façon qu’elles
fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par
la voie la plus commode et la plus courte, le but qu’il se propose. Ce but consiste
dans l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de
l’esprit et de la fortune. […]
Eh bien, à tous ces ouvriers, les corporations des catholiques peuvent être d’une
merveilleuse utilité, si, hésitants, elles les invitent à venir chercher dans leur sein
un remède à tous leurs maux, si, repentants, elles les accueillent avec
empressement et leur assurent sauvegarde et protection. » (1891).
17
La conjonction de la logique institutionnelle sous-tendant le catholicisme social prôné
dans Rerum Novarum avec celle induite par les recherches et les réponses à apporter aux
besoins de la population notifiés par Alphonse Desjardins et aux coopérateurs de la
première heure est à souligner. Les préoccupations sociales et économiques du clergé
de l’époque au Québec vont donc coïncider avec celles de Desjardins et les liens étroits
qu’il entretint avec le clergé au Québec, alors puissant dans l’organisation sociale au
début du XXe siècle lui permettront de promouvoir les caisses populaires et de soutenir
un discours de propagande afin d’améliorer le sort de la population canadiennefrançaise (Poulin, 1990, pp. 189 à 207). Plus précisément, la logique institutionnelle
projetée par le catholicisme social s’appuie sur une pensée d’action qui vise à
promouvoir une réforme des structures sociales et économiques selon l’esprit des
évangiles et les directives des souverains pontifes. Le travail institutionnel entre les
deux parties apparaît comme étant induit par la parenté au niveau des logiques
d’action et institutionnelles. En outre, le catholicisme social tend « à diriger toutes les
initiatives privées, à orienter les lois, les institutions, les mœurs, les revendications
civiques vers une réforme fondamentale de la société moderne d’après les principes
chrétiens » (Hourdin, 1947). D’après Béland, Bouchard et Girard (2012, p. 10), l’Église
était favorable aux coopératives, car elle y voyait un contrepoids au capitalisme
sauvage et au socialisme et ce type d’association était conforme à la doctrine énoncée
dans l’encyclique Rerum Novarum.
18
Relativement à la doctrine corporatiste, Paquin et al. (2016) soutiennent qu’il existe une
trame historique corporatiste sous-jacente à la dynamique sociale-démocrate du
Québec. Indiquons à ce titre, l’influence du catholicisme social par l’entremise de la
Confédération des travailleurs catholiques du Canada et de partis politiques tels que
l’Union nationale (Gomez, 2014, p. 7 ; Archibald, 1984). On pourrait également renchérir
« que même avant les années 1960, en raison de son héritage historique corporatiste, la
société québécoise se distinguait déjà de son environnement » externe (Gomez, 2014,
p. 8). Pour Lévesque et Petitclerc, la vague de développement des années 1930,
comporte « une résistance au capitalisme comme l’expriment le corporatisme et la
valorisation du monde rural, une stratégie d’adaptation à cette période de transition
que l’on tente d’humaniser à l’intérieur des cadres du projet national de la
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survivance. » (2008, p. 29). Plus encore, « la tentation corporatiste et le compromis
social conservateur incarné par le duplessisme » incite à considérer l’époque entre 1930
et 1960, comme une période « ayant sa logique spécifique, ce dont ne rend pas compte
ce qu’on appelle parfois le compromis fordiste d’après-guerre. » (Ibid., p. 17). Lors des
années 1930, la coopération « est principalement envisagée sous l’angle corporatiste de
la restauration sociale, notamment au sein des intellectuels nationalistes, des
catholiques sociaux, du syndicalisme catholique ouvrier et rural. » (Ibid., p. 22) et les
coopératives de crédit et d’épargne bénéficient alors des réformes administratives et
du soutien de l’État, tel que discuté. Mentionnons que dans la société d’avant la
Révolution tranquille, l’Église a assuré selon Archibald « la permanence du message
globalisant » (1984, p. 79), réalisant ainsi la jonction entre les enseignements des
encycliques papales et le volet national (Ibid., p. 110).
19
Lévesque (2007, p. 22) mentionne quant à lui que le mouvement des idées entre 1900 et
1950 s’est forgé progressivement à partir de la doctrine sociale de l’Église inspirée par
le corporatisme social, notamment dans l’encyclique Quadragesimo Anno 3 (1931). Ainsi :
L’Église plus présente dans la première partie de cette longue période et l’État plus
dans la seconde partie en arrivent à se compléter comme le font une idéologie
religieuse conservatrice et une politique libérale également conservatrice. Si la
première agit plus par la propagande et l’éducation coopérative qu’au niveau de la
direction et de la gestion, le second se sert volontiers de la coopération pour
réaliser ses politiques. Le soutien de l’État aux caisses populaires à partir de 1932 est
en partie justifié par la politique du Crédit Agricole de l’époque alors que les
coopératives agricoles et les coopératives de pêcheurs sont instrumentalisées par
les ministères correspondants. Dans tous les cas, l’État force les coopératives à se
donner une coordination sectorielle centralisée, quitte à exercer la tutelle comme
ce sera le cas avec la Coopérative Fédérée. (2007, p. 22).
20
Cette encyclique Quadrageismo Anno, publiée en 1931 et édictée 40 ans après Rerum
Novarum constitue la réponse papale face à la Grande Dépression des années 1930 et
préconise l’établissement d’un ordre social fondé sur le principe de subsidiarité. La
section portant sur l’instauration de l’ordre social est particulièrement révélatrice en
ce qui a trait à l’esprit, ou plutôt à la logique institutionnelle catholique de l’époque.
Ainsi, le pape Pie XI (1857-1939) révèle :
« de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la
communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule
initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en
même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de
retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus
vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir euxmêmes.
L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du
corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin
des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle
pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les
fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir :
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou
l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus
parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce
principe de la fonction de subsidiarité de toute collectivité, plus grandes seront
l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques. » (1931).
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70
21
Ces propos portant sur la subsidiarité et soulignant le rôle devant être conféré aux
acteurs de premier niveau quant aux décisions s’arriment avec la vision et la mission
fondamentale des coopératives dont les activités demeurent enchâssées dans la
communauté et visent à offrir des services de proximité permettant aux membres et
aux collectivités de s’autonomiser et de s’émanciper tout en prenant part aux décisions
du groupe (Alliance Coopérative Internationale (ACI), 2022, cf. en Annexe I les
deuxièmes, quatrième et cinquième principes coopératifs lié respectivement au pouvoir
démocratique exercé par les membres, à l’autonomie et l’indépendance et à l’éducation,
la formation et l’information ; Beaudin et Séguin, 2017, p. 105 ; Beaudin et al., 2016,
pp. 3, 6 ; Birchall, 2014, pp. 44, 47, 49 ; Birchall et Ketilson, 2009, pp. 2, 10-11, 14, 28, 32).
Maheux souligne également que cette encyclique encourage plusieurs acteurs au
Québec et à passer à l’action et à mettre en œuvre les orientations liées à la réforme
sociale et économique souhaitées par l’Église (2016, p. 30). Ainsi, aux sorties de la
Grande Dépression qui suivit le krach de 1929, entre 1935 et 1945 plus précisément, plus
de 700 caisses populaires seront fondées ; la Confédération des travailleurs catholiques
du Canada accroîtra sur la même période son membrariat, ce dernier passant de 33 000
à 63 000 membres (Ibid., 2016, p. 30). Béland et al. (2012, p. 10) mentionnent qu’en
raison de la multiplication des coopératives dans le domaine forestier, de l’habitation,
de la consommation, la période allant de 1937 à la fin de la Seconde Guerre mondiale
peut être considéré comme l’âge d’or de la coopération au Québec. Cet élan démontre la
volonté des coopérateurs d’assurer aux Canadiens français un meilleur contrôle de leur
économie et de les rendre maîtres de leur destin (Hébert et Twahirwa, 2019, p. 24 ;
Béland et al., 2012, p. 10 ; Poulin, 1990, p. 234).
22
Outre la logique institutionnelle induite par l’Église à travers les encycliques Rerum
Novarum et Quadrageismo Anno afin d’adresser les enjeux socioéconomiques de l’époque
et qui vont agir en conjonction avec les efforts qu’Alphonse Desjardins et d’autres
coopérateurs, différentes contingences et facteurs environnementaux concomitants
vont également favoriser l’essor des coopératives au Québec lors de la première moitié
du XXe siècle. En outre, pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918), les sociétés
coopératives connaissent un essor dû au fait qu’un plus grand nombre de fermiers
s’intéressent à la commercialisation, que les consommateurs recherchent des produits
à moindre prix dans le contexte d’inflation de l’époque et que les citoyens à court
d’argent cherchent des moyens d’accéder au crédit et à l’épargne par le biais des
coopératives (Macpherson, 2015). C’est dans cet environnement notamment que les
coopératives de fermiers prolifèrent, à l’instar de la Coopérative fédérée, fondée en
1910 au Québec (Ibid., 2015). Par ailleurs, que ce soit dans le domaine des services
financiers ou dans celui de la production agricole, « l’implantation et le développement
de la formule coopérative, durant la période 1900-1930, croise un mouvement
d’affirmation identitaire, francophone et catholique, et la volonté de satisfaire des
besoins mal comblés » (Girard et Brière, 1999). Durant les années 1930 et 1940, le
mouvement coopératif est davantage influencé par des considérations nationalistes.
Soumis aux aléas de la crise économique des années 1930, le Québec est alors « à la
recherche de modèles de développement alternatifs » et dans ce contexte, « la formule
coopérative est présentée comme ayant un double avantage : elle permet aux Canadiens
français de se donner un instrument de démarginalisation et de prise en charge, tout en
favorisant une forte affirmation nationale de ce groupe dans l’économie » (Gagnon et
al., 2001, p. 178). La littérature s’attardant à l’évolution du mouvement coopératif dans
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
71
les pays scandinaves met également en exergue un effet catalyseur relié à « l’esprit
nordique ». Cet esprit prend appui sur des conditions économiques difficiles, combinées
à un sentiment de solidarité régionale, un fort taux de ruralité et de développement lié
à l’agriculture, de même qu’un certain isolement géographique. Ces facteurs pris
ensemble selon Hilson (2011, p. 228) ont pu favoriser l’essor des coopératives dans ces
pays. Ainsi: “Cooperation certainly seems to have had a strong visible presence in the Nordic
countries, perhaps because of its largely rural character.” (Hilson, 2011, p. 228, cf. également
pp. 217-219).
23
Ajoutons que les ressources « externes mobilisées pour promouvoir les caisses sont
déterminantes pour leur expansion sur l’ensemble du territoire et comme appui à leur
développement. » (Poulin et Tremblay, 2005, p. 6). Ainsi, l’Union catholique des
cultivateurs (UCC), les groupes nationalistes et des universitaires comme Esdras
Minville (directeur de l’École des Hautes Études Commerciales de 1938 à 1962), le père
Georges-Henri Lévesque (doyen de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval
de 1943 à 1955) et beaucoup d’autres joueront un rôle important dans le développement
des caisses (Ibid., p. 6). Au niveau de l’apport du milieu intellectuel et de son maillage
avec le catholicisme social, Sabourin indique que la genèse hétérodoxe de la pensée
économique au Québec prend appui sur la localisation sociale de ses premiers penseurs,
soit Montpetit et Minville, « située à travers le savoir religieux issu de leur socialisation
et le cadre de pensée de l’universalisme économique acquis de par leur éducation. »
(2005, p. 149).
24
Le travail institutionnel réalisé conjointement avec les différents acteurs sociaux (le
clergé, le milieu intellectuel, les syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État), la
mouvance corporatiste et des facteurs économiques, identitaires et territoriaux
discutés apparaissent déterminants dans l’évolution de Desjardins et du mouvement
coopératif au Québec. L’approche des trois « I » de Palier et Surel (2005) permettent de
mieux décortiquer les relations entre les intérêts, les idées et les institutions - éléments
centraux du néo-institutionnalisme. Ainsi, la jonction et l’adéquation au niveau des
idées (la dimension cognitive et normative du processus visé, soit l’émancipation, le
développement économique et l’amélioration des conditions de vie de la population) et
des intérêts (sous-jacent à la capacité d’action, de leadership, de mobilisation et aux
stratégies déployées), corollaires aux logiques institutionnelles des institutions en
présence expliquent le soutien au mouvement coopératif, le travail institutionnel
afférent, de même que le leadership partagé mis en pratique par les différents acteurs.
Le travail institutionnel effectué de pair entre le catholicisme social, le syndicalisme
catholique, le corporatisme et le coopérativisme permet également de souligner la
relation récursive des structures institutionnelles en cause sur l’agence et de celle-ci
sur les premières, d’où découle la réalisation du projet coopératif.
05. L’héritage socio-économique de la première moitié
du XXe siècle et les réserves organisationnelles
coopératives, vecteurs de la résilience de l’économie
du Québec
25
L’héritage prosocial issu du catholicisme social ayant soutenu l’émergence du
mouvement coopératif au Québec dans la première moitié du XXe siècle (Lévesque,
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72
2007, pp. 11-16), de même que le mouvement corporatiste et le travail institutionnel
réalisé avec l’ensemble des acteurs socio-économiques confèrent possiblement une
explication à la forte prégnance du modèle coopératif sur le territoire québécois. À titre
de précision, à ce jour, les données sont manifestes : le Québec détient le plus grand
nombre de coopératives par habitant et le paysage coopératif québécois se distingue de
celui canadien à plusieurs égards. Pour cause, au pays, de toutes les provinces
canadiennes, le Québec compte la plus grande part des coopératives actives (44,4 %),
suivi par l’Ontario (18,9 %) (Statistique Canada, 2019, p. 1). Également, sept personnes
sur dix sont membres d’une coopérative au Québec, alors que ce nombre passe à quatre
personnes sur dix en moyenne pour le reste du Canada (Le Devoir, 2012). De même, le
legs des premières coopératives4, des caisses Desjardins et de la Coopérative fédérée et
la forte présence du modèle coopératif au Québec confère à l’économie québécoise un
potentiel de résilience particulier, du fait de la résilience accrue des coopératives par
rapport aux modèles d’entreprises classiques (soit, les sociétés par actions et les
entreprises privées) en période de contraction économique, tel qu’en fait foi une
pléiade d’auteurs (Birchall, 2014, pp. 2-3, Birchall et Hammond Ketilson, 2009,
pp. 10-14 ; Cervantes, 2013, pp. 96, 99 ; Carini et Carpita, 2014, pp. 6-9 ; Sala Ríos,
Perdiguer et Solé, 2014, pp. 20, 25).
26
Le Ministère du Développement Économique, de l’Innovation et de l’Exportation du
Québec (MDEIE) souligne également que les coopératives ont un taux de survie
supérieur aux corporations sur 5 et 10 ans respectivement : soit de 64 % après cinq ans
et de 46 % après 10 ans pour les coopératives, comparativement à 36 % après 5 ans et
20 % après 10 ans pour les corporations (1999, p. 15). Une deuxième itération menée en
2008 révélait par ailleurs le maintien du taux élevé de survie des coopératives sur le
territoire. Pour cause, l’étude indique que le taux de survie des coopératives est de 62 %
après cinq ans et 44,3 % après 10 ans, comparativement à 35 % après cinq ans et 19,5 %
après 10 ans pour les corporations (2008, pp. 3-4) (cf. le Tableau 1 synthétisant ces
données).
27
Certains auteurs théorisent que les excédents organisationnels, définis comme “the pool
of resources in an organization that is in excess of the minimum necessary to sustain routine
operations.” (Vanacker, Collewaert and Zahra, 2017, p. 1323 ; Argote and Greve, 2007,
pp. 341-343), permettent aux organisations se dotant de telles réserves de résister
davantage aux contre-chocs économiques et aux changements pouvant survenir au sein
d’une industrie. En outre, le concept de résilience organisationnelle renvoie à la
capacité d’adaptation et aux ressources dont une organisation dispose pour résister aux
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
73
chocs et survivre aux conséquences qui en découlent, que ces ressources soient
disponibles sous la forme d’un excédent organisationnel (“organizational slack”) (De
Carolis et al., 2009), ou encore, potentiellement mobilisables à l’externe (Bégin et
Chabaud, 2010, p. 130).
28
Concernant la résilience coopérative, cette dernière est caractérisée par une capacité
d’adaptation et de survie aux changements rapides et aux chocs économiques (Johnson
et al., 2016, p. 92) en s’appuyant sur les réserves financières (les excédents
organisationnels) constituées par les coopératives en vertu de leurs principes
fondateurs (cf. Annexe I), de leur aversion au risque et de la constitution d’importantes
réserves financières impliquées par le caractère intergénérationnel des coopératives
(Birchall, 2014, p. 2 ; Birchall et Hammond Ketilson, 2009, pp. 13, 53) impactant
favorablement leur résilience en période de contraction et leur conférant une solidité
financière renforcée par rapport au modèle corporatif. Ces excédents jouent un rôle
stabilisateur de même qu’une fonction adaptative pour les organisations et contribuent
à leur performance - un excès de réserve pouvant toutefois réduire la performance et
l’agilité organisationnelle (Bromiley, 2005, pp. 31-35). Birchall précise que lors de la
récession de 2008-2009, la plupart des coopératives du secteur financier ayant constitué
d’importantes réserves en période de croissance économique « s’en sont sorties sans
avoir recours aux plans de sauvetage des gouvernements et sans cesser d’accorder des
prêts aux particuliers et aux entreprises » (2014, p. 2), permettant de soutenir et de
relancer l’économie en prêtant aux entrepreneurs et contribuant ainsi à régénérer les
économies locales et à créer indirectement des emplois (Ibid., p. 3).
29
Le MDEIE (2008, p. 6) indique quant à lui quatre facteurs sous-jacents aux principes
coopératifs qui contribueraient à mitiger la prise de risque, favoriseraient la résilience
des coopératives et qui relèveraient de leur spécificité organisationnelle. À ce titre,
mentionnons : 1) la finalité particulière des coopératives privilégiant le service aux
membres plutôt que rendement sur le capital, ce qui implique des décisions d’affaires
comportant des prises de risques différentes ; 2) le rôle central du membre, qui est à la
fois investisseur et utilisateur (client) dans la coopérative ; 3) l’encadrement juridique
favorisant notamment la démocratie, la reddition de comptes aux membres et une
gouvernance ouverte, et ; 4) l’entraide entre les coopératives et l’ancrage dans le
milieu.
30
Le modèle coopératif se distingue du modèle corporatif à plusieurs égards. Outre la
constitution de réserves, il ne poursuit pas la même finalité : « alors que l’entreprise
classique recherche la maximisation du rendement sur le capital, les coopératives
tendent à répondre aux besoins de leurs membres propriétaires » (Beaudin et Séguin,
2017, p. 104). Pour Birchall (2014, p. 2), en lien avec leurs principes, l’objectif principal
des coopératives est de servir les intérêts de leurs membres ; ainsi, elles mettent
l’accent sur les relations à long terme avec leurs clients-propriétaires et non sur la
réalisation et la maximisation de profits pour leurs actionnaires. Conditionnée par les
valeurs coopératives, la gestion du capital humain des coopératives préconise en
période économique défavorable l’attrition naturelle (départs à la retraite non
remplacés) et le recours au travail à temps partiel afin de conserver le savoir-faire et
les compétences des ressources à l’intérieur de l’organisation, plutôt que de procéder à
des coupures de personnel caractéristiques des corporations (Gagnon et al., 2001,
p. 66-67). Contrairement aux corporations, les coopératives ne peuvent être vendues
sans l’accord de leurs membres. De même, leurs parts sociales ne sont pas transférables
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74
sur les marchés et ne peuvent faire l’objet de spéculation boursière (Birchall, 2014,
p. 2). Une partie des bénéfices des coopératives est distribuée aux membres sous forme
de dividendes (ou ristournes), et ce en proportion de l’utilisation que ceux-ci font de la
coopérative et non en fonction des fonds investis ou de la détention des capitaux (Ibid.,
2014, p. 2). Les clients des coopératives font également partie intégrante de la structure
de gouvernance de ces dernières : au-delà de leur contribution bénévole, leur pouvoir
découle du principe « un membre, un vote », sans égard au montant du capital investi
(Birchall, 2014, p. 2 ; Dumais, 1976, p. 557). De plus, le modèle coopératif vise à offrir des
biens de consommation à un prix compétitif5 (Chambre des communes du Canada, 2012,
pp. 10-11 ; Birchall et Hammond Ketilson, 2009, p. 21), tout en garantissant leur
qualité - ce qui favorise leur attractivité et leur croissance.
31
En lien avec l’approche néo-institutionnaliste et les logiques institutionnelles
impliquées par cette perspective d’analyse, il appert que les modèles organisationnels
coopératifs et corporatifs sous-tendent des logiques d’action distinctes. À ce titre,
Vanacker, Collewaert et Zahra (2017, p. 1323) soulignent que “the management of these
slack resources critically depends on [the] characteristics and the institutional environment in
which managers operate.”. En outre, pour les coopératives, leurs principes fondateurs qui
soutiennent leur aversion pour le risque, leur portée intergénérationnelle dans la prise
de décision, leur approche démocratique, de même que leur finalité organisationnelle
visant à maximiser la satisfaction des membres-clients plutôt que de préconiser la
maximisation des bénéfices (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104 ; MDEIE, 2008, p. 6)
viennent conditionner la constitution d’importantes réserves ; pour le modèle
corporatif, la constitution d’abondantes réserves financières constitue plutôt un capital
non exploité, ne contribuant pas à la croissance des profits de l’entreprise - l’utilisation
de ce capital devant être maximisé pour le bénéfice de l’actionnaire (Beaudin et Séguin,
2017, p. 104).
32
L’angle d’analyse néo-institutionnel permet de s’attarder aux logiques institutionnelles
qui animent les instituions et de tenir compte in extenso des principes coopératifs de
l’ACI et des quatre facteurs de mitigation des risques du MDEIE (2008, p. 6) qui guident
la gestion et la gouvernance des coopératives (Birchall, 2014, p. 2), ainsi que des
principes inhérents de croissance et de profitabilité du modèle corporatif
conditionnant les décisions des corporations (Beaudin et Séguin, 2017, p. 104).
33
Notre analyse sur les excédents organisationnels (“organizational slack”) nous amène
donc à faire une analogie avec cette notion de réserve organisationnelle appliquée au
niveau micro ou organisationnel dans la littérature, en la transposant cette fois-ci au
niveau méso et macro. Ainsi sur le plan théorique, l’organizational slack, de manière
implicite par le phénomène d’effet du nombre, est potentiellement transposable au
niveau d’une industrie (niveau méso) lorsque celle-ci comporte un fort taux de
coopératives, ou encore, au niveau d’un territoire donné (niveau macro), lorsqu’une
région comporte un tissu économique marqué par la présence du modèle coopératif, à
l’instar du Pays basque en Espagne avec le Groupe Mondragon (Redondo, Santa Cruz et
Rotger, 2011). De ce fait, une industrie ou un territoire fortement « coopérativisé » 6
pourraient comporter un degré accru de résilience en période d’instabilité ou de
contraction économiques. De cette manière, la particularité inhérente à l’organizational
slack pour le secteur coopératif et pour un secteur d’activité comportant un taux élevé
de coopératives renvoie par extension à la notion d’un certain “economic slack” ou
réserve économique pouvant caractériser le territoire québécois. Cette notion
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
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d’economic slack comme étant corollaires à l’agrégation des réserves organisationnelles
(“organizational slack”) issues des entreprises coopératives mériteraient certainement
d’être approfondies en lien avec la littérature indiquée précédemment portant sur la
résilience plus prononcée des coopératives que les corporations en période
d’instabilité.
34
Il est intéressant de souligner qu’Aubry (2009, pp. 201-209) dans son analyse sur
l’ampleur de la récession de 2008-2009 met en lumière la diminution moindrement
prononcée du PIB au Québec entre le troisième trimestre de 2007 et le deuxième
trimestre de 2009 et ce, par rapport à l’Ontario, la moyenne canadienne et celle
américaine. Sur cette période de sept trimestres, la contraction de l’économie
québécoise a été moindre (-1,3 %,) qu’au Canada et qu’aux États-Unis (-3,1 %) (Ibid.,
p. 202). Soulignons également que le premier trimestre où une chute importante du PIB
du Québec a été enregistrée (soit de -1,3 %) est celui du premier trimestre de 2009, soit
un trimestre après la première chute importante de -0,95 % du PIB canadien au
quatrième trimestre de 2008 (Ibid., pp. 201-202 ; cf. le Graphique 1 illustrant ces
données). Les causes et contingences économiques liées à la Grande Récession de
2008-2009, de même que la « multifactorialité » des variables en jeu et leur effet
concomitant (le soutien de l’État envers certaines entreprises, les mesures fiscales en
place, la présence moins marquée du secteur financier au Québec, etc.) rendent difficile
toutefois la démonstration et la mise en exergue d’une telle réserve économique
coopérative au Québec et ce, tant pour la période de 2008-2009 que lors des récessions
précédentes.
35
Pouvant soutenir notre assertion quant au rôle des coopératives sur la résilience de
l’économie et sur la conséquence de la constitution d’une réserve économique
(“economic slack”), propre au secteur coopératif, Favreau (2012) indique que les sociétés
qui ont le mieux résisté à la crise de 2008 sont celles qui ont été constituées par une
certaine « biodiversité économique », c’est-à-dire dont l’économie est constituée à la
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
76
fois d’entreprises capitalistes, d’entreprises collectives et d’entreprises publiques
évoluant au sein de différents secteurs d’activités. L’auteur constate par ailleurs que
« Les États-Unis formant une société de monoculture - basée essentiellement sur les
entreprises capitalistes - […] figurent parmi les pays qui ont le plus perdu, […] alors que
le Québec en est un hybride intéressant, puisqu’il comprend un secteur non capitaliste
développé qui favorise la biodiversité. » (Ibid., 2012). D’autres recherches
complémentaires en sciences sociales, dont en économie seraient nécessaires afin de
poursuivre l’élaboration et la co-construction des connaissances entre chercheurs et a
fortiori en ce qui a trait à l’isolement de l’impact du taux de pénétration du modèle
coopératif sur le niveau de résilience économique d’un marché donné et de préciser la
relation de cause à effet.
36
Il apparaît toutefois important de souligner le rôle de l’État québécois au niveau du
financement et du soutien des coopératives et où « À plus d’une occasion, l’État
québécois facilite la tâche des caisses populaires pour qu’elles deviennent des outils
appropriés pour la prise en main de l’économie par les Québécois, que ce soit dans le
domaine de la finance ou dans celui de l’investissement. » (Lévesque et Petitclerc, 2008,
p. 24), en décloisonnant notamment les institutions financières (1969) et en adoptant la
Loi concernant la Fédération de Québec des unions régionales des caisses populaires
Desjardins (1971) permettant à la Fédération de coordonner les activités du groupe et
d’élire un président qui parlera au nom de l’ensemble des composantes du Mouvement
(Poulin et Tremblay, 2005, pp. 17-19). Ajoutons que « Les coopératives de travail
reçoivent à leur tour une impulsion importante du gouvernement québécois lors de la
crise économique du début des années 1980 avec les amendements à la loi des
coopératives, la mise sur pied d’un régime d’investissement coopératif (RIC) et de
coopératives de développement régional (CDR) orientées vers la création d’emplois. »
(Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 25).
37
Bernier, Bouchard et Lévesque mentionnent que le modèle québécois de
développement est essentiellement financier et que « Les entreprises collectives
œuvrent généralement de concert entre elles, réunissant des capitaux publics et privés,
et coordonnant leurs mandats respectifs dans des actions conjointes. Celles-ci se
réalisent entre entreprises du secteur public […], [les] fonds de travailleurs (Fonds de
solidarité et Fond Action) et […] coopératifs (Investissement Desjardins). » (2003, p. 10).
Outre ce travail institutionnel (Lawrence et al., 2011, p. 52), « le partenariat qui
caractérise certaines expériences québécoises semble vouloir s’imposer à l’encontre de
la voie néo-libérale. », une trajectoire qui s’explique probablement par l’héritage, mais
également la dynamique des acteurs sociaux (Ibid., p. 9). De plus, ce modèle n’aurait pas
existé si l’État québécois n’avait pas adopté des politiques industrielles dédiées, si le
secteur des entreprises collectives n’avait pas apporté le support nécessaire à ce
développement singulier (Proulx, 2002 ; Lévesque, Malo et Rouzier, 1997, p. 485) et si les
forces sociales n’avaient également pas aidé au calibrage des intérêts visant à servir le
bien commun (Ibid., p. 488). Ces constats permettent de mieux contextualiser le succès
de ce modèle de développement au Québec et par extension, de mieux saisir l’évolution
et les dimensions du modèle québécois de développement économique.
38
Le triple héritage issu du catholicisme social, du corporatisme et du mouvement
coopératif imbriqués au niveau des idées et des intérêts, de même que le travail
institutionnel réalisé entre les différents acteurs socio-économiques et le rôle de
leadership que joua l’État (Bélanger, 1998, p. 14) notamment dans le soutien au
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coopérativisme constitue une explication à la composition différenciée du tissu
économique du Québec par rapport au reste du Canada. La logique institutionnelle
coopérative impliquant la disposition d’excédents organisationnels d’où découle une
réserve économique ou plus précisément un “economic slack” et le modèle québécois de
développement favorisant la biodiversité des modèles organisationnels constituent
donc des vecteurs concourant à la résilience économique tel que notifié par Aubry
(2009) et Favreau (2012).
06. Coopération, dépendance et attractivité au sentier
39
Le phénomène de dépendance au sentier (“path dependency”) est associé dans la
littérature en politiques publiques à l’influence et au poids des habitudes et décisions
antérieures, ou encore, à une incapacité à innover (Pierson, 2000 ; Palier et Bonoli,
2018, p. 403). Le cas de l’évolution du mouvement coopératif au Québec à partir de
l’essor du Mouvement Desjardins notamment, permet par l’exemple vertueux qu’il
revêt une réflexion venant complémenter la portée d’un tel concept. Plus
particulièrement, en dépit d’une histoire mouvementée, le succès de Desjardins permet
d’effectuer une translation du concept de dépendance au sentier en un concept
complémentaire, en lui conférant une connotation développementale porteuse due au
fait que sous son jalon, cette organisation a entraîné la naissance et le développement
d’une pléiade d’autres coopératives (Maheux, 2016, p. 10). Un effet d’entraînement ou
encore, un phénomène d’attraction au sentier (“path attraction”) peut être excavé de
l’analyse historique afférente au mouvement coopératif au Québec que nous avons
mené.
40
Relativement à la dépendance aux choix du passé, Pierson stipule que “the distinctive
characteristics of social processes subject to what economists call "increasing returns", which
could also be described as self-reinforcing or positive feedback processes. For some theorists,
increasing returns are the source of path dependence; for others, they typify only one form of
path dependence.” (2000, p. 251). De manière similaire à la logique des rendements
croissants rationalisant le statut quo au niveau économique et en politiques publiques
selon le concept de dépendance au sentier, un effet d’entraînement porteur par
l’exemple et trouvant appui au sein de la population est également possible grâce à la
rétroaction positive et à l’image favorable associée au succès du modèle coopératif. Dès
lors, le succès et l’effet d’attraction du modèle coopératif crée un environnement
favorable à son expansion, s’auto-renforçant, analogue aux rendements croissants, dus
au fait de la résonnance du succès coopératif auprès des entrepreneurs et au sein de la
collectivité.
41
Ce phénomène apparaît proche, mais demeure toutefois différencié de l’isomorphisme
institutionnel tel que DiMaggio et Powell l’entendent (1983). Ce concept issu de la
théorie néo-institutionnelle réfère au mimétisme et renvoie à l’homogénéisation de la
structure, de la culture et du produit des organisations qui prédomine dans un champ
d’activité donné, sans qu’il n’y ait de remise en cause à ce processus (DiMaggio et
Powell, 1983, p. 149). L’effet démultipliant entre les deux concepts est à notifier, de
même que la dimension innovante à la base du phénomène ; quant au mimétisme, le
phénomène d’attraction au sentier que nous décrivons procède plutôt par effet de
synergie et d’entraînement qui implique l’adhésion des acteurs sociaux, ou de certains
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de ceux-ci, plutôt que d’être dévolu à une homogénéisation d’un champ institutionnel
ou organisationnel donné.
42
La co-construction institutionnelle et le travail institutionnel procédant du micro,
ouvert à la diversité (les coopérateurs avec le clergé, le milieu intellectuel, les
syndicats, le secteur privé, la société civile et l’État québécois), vers la macro, où
prédominent les structures institutionnelles (l’institutionnalisation des acquis
coopératifs et la résonnance du coopérativisme parmi les acteurs socio-économiques et
la population) supportent cet effet d’entraînement, à l’instar d’un “path building”,
menant à une auto-institutionnalisation du phénomène. Le schème structurant
rattaché au modèle coopératif finit alors par s’insérer dans le mode de pensée des
acteurs en se sédimentant progressivement au niveau des mœurs et des « cartes
mentales », tel qu’en font état Palier et Surel (2005, pp. 10, 12), venant ainsi colorer la
logique d’action des acteurs.
07. Conclusion
43
En conclusion, depuis longtemps oubliées de la mémoire collective, les encycliques
papales Rerum Novarum et Quadragesimo anno demeurent des artefacts à être
redécouverts permettant de dévoiler les valeurs culturelles conditionnant la logique
d’action du clergé et des acteurs socio-économiques de l’époque. Ces encycliques ont
joué un rôle prédominant dans l’orientation et l’expression de la logique
institutionnelle de l’Église de Rome relativement aux préoccupations sociales et ont agi
en concomitance sur le développement du coopérativisme avec le corporatisme social
duquel la seconde encyclique est rapprochée (Lévesque, 2007, p. 22), et sur l’éducation
de l’élite intellectuelle (Sabourin, 2005, p. 149) renforçant ainsi les paradigmes
institutionnels.
44
Reconnaissant l’importance acquise par l’Église dans la vie sociale québécoise, les
premières caisses Desjardins se sont appuyées sur la paroisse (Maheux, 2016, pp. 24-25 ;
Bélanger, 2012, p. 241), qui devint le lieu d’ancrage de la caisse locale ; en contrepartie
et tel que discuté, partageant une même rationalité d’action, cette même aspiration et
motivation à servir le bien commun et par effet d’appui réciproque et de renforcement
mutuel, le soutien affiché de l’Église a eu une influence déterminante sur le
développement du Mouvement.
45
Outre l’affinité conceptuelle des logiques institutionnelles du coopérativisme, du
catholicisme social et du corporatisme social permettant les conjonctions au niveau des
intérêts, les efforts déployés et le travail institutionnel, les conjonctures économiques,
le mouvement d’affirmation identitaire et de prise en charge prégnant au Québec de
l’époque, de même qu’un certain « esprit nordique » ont également favorisé l’essor des
coopératives sur le territoire (Hilson, 2011 ; Poulin et Tremblay, 2005 ; Gagnon et al.,
2001 ; Girard et Brière, 1999 ; Archibald, 1984). Enfin, ajoutons qu’en sus du travail
institutionnel qui apparaît central si non essentiel dans le développement des caisses
Desjardins, le leadership partagé joua également un rôle déterminant dans l’histoire de
cette coopérative.
46
Il appert que la pluralité des causes ayant agi de manière concomitante permet
d’expliquer la singularité du succès coopératif au Québec. Nous adoptons une approche
pragmatique quant à cette pluralité, où la réalité apparaît comme étant multiple,
complexe, construite et stratifiée (Robson, 2002, p. 43). Cette approche nuancée est en
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
79
accord avec la complexité des phénomènes dont fait état le néo-institutionnalisme en
concevant la société comme un système ouvert, interinstitutionnel où les individus et
les organisations transforment les relations institutionnelles, notamment par le biais
du travail institutionnel (Lawrence et al., 2011, p. 52 ; Friedland et Alford, 1991, pp. 232,
248-249, 253, 259-260).
47
Le succès des premières coopératives et de celles d’épargne et de crédit a certainement
permis également d’associer la capacité de résilience du modèle avec l’idée de la
coopération contribuant aussi à son attraction, puis à son essor par le biais du
phénomène d’attraction au sentier (“path attraction”) que nous avons énoncé.
Finalement, la superposition de la perspective néo-institutionnaliste à celle historique
permet d’enrichir l’interprétation du développement du Mouvement Desjardins et met
en lumière un héritage issu de l’âge d’or coopératif au Québec à la fin de la première
moitié du XXe siècle (Béland et al., 2012, p. 10), à savoir, l’établissement d’une réserve
économique coopérative (“economic slack”) favorisant la résilience de ces organisations
et de facto, le tissu économique québécois.
7.1 Les sept principes coopératifs établis par l’Alliance Coopérative
Internationale
48
En 1995, l’ACI a adopté une Déclaration révisée sur l’identité coopérative. Le tableau
suivant itère chacun des principes retenus aux termes de cet exercice.
49
Le détail explicatif de chacun des principes décrit ci-dessous provient de l’Alliance
Coopérative Internationale7.
50
1. Adhésion volontaire et ouverte
51
Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes à toutes
les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs
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80
responsabilités en tant que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le sexe,
l’origine sociale, la race, l’allégeance politique ou la religion.
52
2. Pouvoir démocratique exercé par les membres
53
Les coopératives sont des organisations démocratiques dirigées par leurs membres qui
participent activement à l’établissement des politiques et à la prise de décisions. Les
hommes et les femmes élus comme représentants des membres sont responsables
devant eux. Dans les coopératives de premier niveau, les membres ont des droits de
vote égaux en vertu de la règle - un membre, une voix ; les coopératives d’autres
niveaux sont aussi organisées de manière démocratique.
54
3. Participation économique des membres
55
Les membres contribuent de manière équitable au capital de leurs coopératives et en
ont le contrôle. Une partie au moins de ce capital est habituellement la propriété
commune de la coopérative. Les membres ne bénéficient habituellement que d’une
rémunération limitée du capital souscrit comme condition de leur adhésion. Les
membres affectent les excédents à tout ou partie des objectifs suivants : le
développement de leur coopérative, éventuellement par la dotation de réserves dont
une partie au moins est impartageable, des ristournes aux membres en proportion de
leurs transactions avec la coopérative et le soutien d’autres activités approuvées par les
membres.
56
4. Autonomie et indépendance
57
Les coopératives sont des organisations autonomes d’entraide, gérées par leurs
membres. La conclusion d’accords avec d’autres organisations, y compris des
gouvernements, ou la recherche de fonds à partir de sources extérieures, doit se faire
dans des conditions qui préservent le pouvoir démocratique des membres et
maintiennent l’indépendance de leur coopérative.
58
5. Éducation, formation et information
59
Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs gestionnaires
et leurs employés l’éducation et la formation requises pour pouvoir contribuer
efficacement au développement de leur coopérative. Elles informent le grand public, en
particulier les jeunes et les dirigeants d’opinion, sur la nature et les avantages de la
coopération.
60
6. Coopération entre les coopératives (intercoopération)
61
Pour apporter un meilleur service à leurs membres et renforcer le mouvement
coopératif, les coopératives œuvrent ensemble au sein de structures locales, régionales,
nationales et internationales.
62
7. Engagement envers la communauté
63
Les coopératives contribuent au développement durable de leur communauté dans le
cadre d’orientations approuvées par leurs membres.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
81
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NOTES
1. À titre indicatif, le recours aux mots et expressions clés du néo-institutionnalisme avec la
thématique de recherche, tels que « logique (institutionnelle) ; coopérative ; Québec », ne
donnent qu’une trentaine de résultats sur la plateforme de recherche Sofia (avant triage)
(recherche effectuée le 12 mars 2022).
2. Site Internet du Vatican, encyclique Rerum Novarum, page consultée le 12 mars 2022, https://
www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerumnovarum.html
3. Site Internet du Vatican, encyclique Rerum Novarum, page consultée le 12 mars 2022, https://
www.vatican.va/content/pius-xi/it/encyclicals/documents/hf_pxi_enc_19310515_quadragesimo-anno.html
4. Macpherson (2015) et Deschênes (1976) précisent que les premières coopératives sont
apparues au Québec dès la seconde moitié du XIXe siècle, en réponse aux conditions sociales
difficiles impliquées par la Révolution industrielle (Birchall, 2014, pp. 5-9).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
86
5. Pour les coopératives financières, ce mécanisme s’explique du « fait qu’elles n’ont pas à
rémunérer d’actionnaires externes, elles peuvent réduire la marge entre les taux d’intérêt
qu’elles demandent aux emprunteurs et ceux qu’elles servent aux épargnants. » (Birchall, 2014,
p. 41).
6. Néologisme que nous proposons afin de qualifier le taux de pénétration du modèle coopératif
dans un secteur d’activité ou sur un territoire donné.
7. ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE (2022). Qu’est-ce qu’une coopérative?, dans
Coopératives,
[en
ligne],
https://www.ica.coop/fr/coop%C3%A9ratives/quest-ce-quune-
cooperative (page consultée le 12 mars 2022).
RÉSUMÉS
Cet article vise à mettre en lumière et à appréhender à partir d’une approche historique et néoinstitutionnaliste inductive, comment le développement de l’économie du Québec, entre le début
et le milieu du XXe siècle, marqué par l’interaction entre le catholicisme social, le corporatisme et
l’émergence du mouvement coopératif, notamment l’essor du Mouvement Desjardins, s’est
accéléré pour permettre de combler le retard socioéconomique du Québec de l’époque. Cet
éclairage sociohistorique expliquant la formation d’un tissu économique coopératif permet
d’élaborer les assises d’une notion de réserve économique (“economic slack”) et d’attractivité au
sentier (“path attraction”).
This article offers a historical and neo-institutionalist inductive analysis related to the
development of Québec’s economy between the beginning and the middle of the twentieth
century, characterized by the interaction between social Catholicism, corporatism and the
emergence of the co-operative movement, in particular the rise of Desjardins Group, to bridge
the socio-economic backwardness of Québec at the time. This sociohistorical insight into the
formation of a co-operative economic field makes it possible to develop a notion of economic slack
and path attraction.
INDEX
Mots-clés : mouvement coopératif, logiques institutionnelles, travail institutionnel, leadership
partagé, résilience économique
Keywords : cooperative movement, institutional logics, institutional work, distributed
leadership, economic resilience
AUTEUR
YANNICK DUMAIS
Doctorant en administration publique, École nationale d’administration publique,
yannick.dumais@enap.ca
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
87
Régulation, innovation, économie
sociale et transformations du
modèle québécois : une analyse des
travaux de Benoît Lévesque
Regulation, Innovation, Social Economy and Transformations of the Quebec
Model: An Analysis of Benoît Lévesque’s Work
Emanuel Guay, Jonathan Durand Folco et Shannon Ikebe
01. Introduction
1
Professeur émérite au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal
(UQAM) et professeur associé à l’École nationale d’administration publique (ENAP),
Benoît Lévesque mène depuis cinq décennies des recherches sur des thèmes aussi
variés que la sociologie économique, le modèle québécois de développement,
l’innovation sociale, le mouvement coopératif, l’action communautaire et l’économie
sociale, parmi de nombreux autres exemples. Outre son parcours impressionnant en
tant que chercheur, un autre élément digne de mention est sa participation à la
création et aux activités de plusieurs groupes de recherche et conseils scientifiques au
cours de sa carrière. Lévesque est effectivement cofondateur, avec Paul R. Bélanger, du
Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), dont il a assumé la direction
entre 1986 et 2003. Il a également cofondé et codirigé l’Alliance de recherche
universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS), et il a assumé la présidence
du Conseil scientifique du Centre international de recherche et d’information sur
l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC) de 2002 à 2010. Il a contribué à la
mise sur pied du Réseau québécois de recherche partenariale (RQRP), ainsi qu’au
développement du Chantier de l’économie sociale et à la fondation de Territoires
innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), un organisme de liaison et de
transfert en innovation sociale (OLTIS) dont il fut conseiller scientifique et membre
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d’office du conseil d’administration jusqu’en 2021. Nous pouvons aussi noter que
Lévesque ne s’est pas contenté d’analyser le processus d’institutionnalisation de
l’économie sociale au Québec, mais qu’il a contribué activement à ce processus,
notamment en aidant, par l’entremise du CIRIEC-Canada (une section du CIRIEC
international), à disséminer l’idée selon laquelle l’économie sociale offre un point de
convergence entre le mouvement coopératif, le mouvement syndical et les groupes
communautaires (Lévesque, 2013 : 34-35). En somme, Lévesque nous apparaît comme
une figure importante dans l’histoire de la sociologie économique au Québec (Lévesque,
Bourque et Forgues, 2001), tant par ses travaux que par son implication dans
l’émergence de plusieurs communautés d’interrogation. Ces communautés peuvent
être définies comme des réseaux de chercheurs et de chercheuses, ainsi que
d’intervenants et d’intervenantes, qui s’intéressent aux mêmes objets d’étude et qui
proposent différents cadres théoriques pour les analyser, tout en participant à un
échange d’idées autour de ces objets d’étude et en approfondissant ou en rectifiant
leurs cadres théoriques à la lumière de découvertes empiriques ou de débats au sein des
réseaux auxquels ils et elles appartiennent (Tavory et Timmermans, 2014 : 104-105).
Lévesque a ainsi joué un rôle marquant tant comme chercheur que comme
« entrepreneur institutionnel » (DiMaggio, 1988) dans les domaines de l’innovation
sociale et de l’économie sociale, par l’entremise de sa participation à des groupes tels
que le CRISES et le CIRIEC (Bouchard et Lévesque, 2014 : 133), tout en contribuant à
l’élaboration d’un cadre d’interprétation de la société québécoise centrée sur les
concepts de « modes de régulation » et de « modèles de développement » (Lévesque,
2002a). En somme, Lévesque est un « scientifique de réputation internationale et un
intellectuel engagé », dont les travaux « servent de phare pour tout un courant
d’études et d’interventions » (Bouchard, 2021 : xiii).
2
Plutôt que de prétendre offrir une synthèse exhaustive des nombreuses études menées
par Lévesque au cours de sa carrière, nous souhaitons nous concentrer ici sur son
interprétation du modèle québécois de développement, en nous basant tant sur ses
travaux que sur les idées structurantes dans certaines des communautés
d’interrogation auxquelles il a pris part, pour ensuite situer cette interprétation, ces
idées et ces communautés dans le contexte socio-économique et politique du Québec
durant les quatre dernières décennies. Nous commençons avec une présentation de
certains concepts centraux mobilisés dans les recherches de Lévesque, en prêtant
particulièrement attention aux liens établis entre la régulation, l’innovation et
l’économie sociale. Nous mettons ensuite en lumière l’analyse élaborée par Lévesque
des transformations du modèle québécois de développement au cours des quatre
dernières décennies, en prenant notamment en compte la récession économique
mondiale du début des années 1980 et son impact politique et social. Nous présentons
ensuite des débats entourant le rôle de l’économie sociale au Québec, ainsi que des
réflexions de Lévesque sur l’évolution récente du modèle de développement québécois
et les trois générations d’innovations sociales. Ces débats et ces réflexions nous
permettent de conclure en proposant des pistes de prolongement des travaux de
Lévesque. Nous soutenons effectivement qu’une attention plus soutenue mériterait
d’être accordée, dans les travaux portant sur l’innovation, l’économie sociale et le
modèle de développement québécois, à l’évolution du nationalisme au Québec depuis
les années 1980 et à la place du conflit dans les processus de changement social.
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02. Régulation, innovation et économie sociale
3
Parmi les différentes clés de lecture des travaux de Benoît Lévesque, un bon point de
départ est sa réflexion sur la stabilité et le changement social, qui s’appuie notamment
sur une relecture de la théorie de la régulation. Cette théorie fait effectivement partie
des trois courants qui ont le plus influencé Lévesque dans le cadre de ses recherches
avec le CRISES, soit « l’approche des mouvements sociaux, les théories
institutionnalistes (notamment la théorie de la régulation et l’approche des
conventions) et les théories des organisations » (Bouchard et Lévesque, 2014 : 126). Le
sociologue a repris, tant dans ses propres travaux que dans ceux signés avec des
collègues, le concept de « mode de régulation » proposé entre autres par Michel
Aglietta et Alain Lipietz, qui peut être défini comme un ensemble cohérent de
compromis institutionnalisés et de normes qui assurent une certaine régularité aux
rapports sociaux et économiques dans une société donnée, pour une période plus ou
moins longue (Bélanger et Lévesque, 1991 : 17). Étudier la reproduction sociale et le
changement à partir des modes de régulation permet de « dépasser la notion trop
globalisante de mode de production et de rendre compte autant de la diversité
géographique des capitalismes que de la variabilité temporelle de la configuration des
formes sociales » (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001 : 92). Lévesque et ses collègues
proposent d’élargir la définition des modes de régulation, en y incluant non seulement
les rapports de production et la relation salariale, mais aussi les principes de définition
de l’intérêt général, les formes de gouvernance, d’organisation du travail et de
coordination entre les marchés, l’État et la société civile, ainsi que les rapports
spécifiques aux territoires, aux consommateurs-usagers et aux consommatricesusagères (Bernier, Bouchard et Lévesque, 2003 : 330). Cet élargissement du concept de
mode de régulation s’accompagne d’une diversification des acteurs collectifs, ainsi que
des formes de crise qui peuvent mener à des transformations dans un mode de
régulation, voire à une transition entre deux modes de régulation distincts. Les acteurs
collectifs impliqués dans la régulation et le changement social ne se limitent pas aux
syndicats, au patronat et à l’État : les luttes menées par les communautés autochtones,
les mouvements écologistes, féministes, de consommateurs et de consommatrices ont
aussi une incidence majeure sur l’adoption et la transformation des politiques
économiques et sociales (Lévesque, 2002a). Les formes de crise identifiées par Lévesque
incluent, pour leur part, les crises économiques (tant du côté de la production de biens
et de services que de leur consommation), culturelles (changements dans le rapport au
travail, nouvelles attentes sociales, etc.), politiques (crise des finances publiques) et
sociales (éclatement des compromis sociaux), parmi plusieurs autres exemples
(Lévesque, 2006a : 59). Une attention particulière est accordée aux changements qui ont
accompagné la crise du mode de régulation fordiste, qui s’est développée au cours des
trois décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale (1945-1975) et qui s’est buté, au
début des années 1980, à la désindustrialisation des économies dans le Nord global, à la
déréglementation des marchés et à un recul des protections sociales associées à l’État
keynésien (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999 ; Klein et Fontan, 2014).
4
Un autre élément important, pour bien comprendre l’interprétation offerte par
Lévesque du modèle de développement québécois, est la place qu’il accorde à
l’innovation dans son analyse du changement social. Lévesque soutient effectivement
que les crises des modes de régulation encouragent des vagues d’innovations, qui
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90
cherchent tant à répondre à des aspirations et à des besoins sociaux non satisfaits qu’à
transformer les rapports sociaux et économiques au cœur des différents modes de
régulation (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 28-29). Le choix fait par Lévesque d’examiner
le rôle des innovations dans les processus de changement social « se situe
consciemment en rupture avec la prédominance marxiste althussérienne » au sein du
département de sociologie de l’UQAM dans les années 1980, avec l’accent mis sur « la
reproduction qu’assurent les appareils idéologiques d’État » (Bouchard, 2021 : 120).
L’analyse proposée par Lévesque s’inspire plutôt de la théorie de la régulation, qui
« présente la crise économique comme conséquence d’un éclatement des grands
compromis sociaux, ouvrant ainsi un espace nouveau d’expérimentation sociale à
l’échelle des organisations et même des institutions » (Ibid. : 121). Lévesque s’intéresse
en particulier à deux formes d’innovation, soit l’innovation économique et l’innovation
sociale. La première forme d’innovation est liée aux transformations des systèmes de
production économique, dont l’évolution peut être associée aux cycles de Kondratieff,
soit « des cycles d’environ cinquante ans : une phase d’expansion, où certaines grappes
d’innovations se généralisent, selon une trajectoire relativement spécifique et une
phase de dépression, où se produisent à la fois la “désarticulation de l’ancien ordre
productif” et la “genèse d’un paradigme productif nouveau” » (Lévesque, 2006a : 51-52).
Le concept d’innovation sociale, pour sa part, a commencé à être utilisé vers la fin des
années 1960 pour désigner des expérimentations sociales dans les domaines du travail
et de la consommation, puis il a été employé pour rendre compte des stratégies et des
revendications portées par les syndicats, les organismes communautaires et les groupes
issus de la société civile pour faire face à la crise du fordisme à partir des années 1980
(Callorda Fossati, Degavre et Lévesque, 2018). La définition des innovations sociales
proposée par le CRISES, que Lévesque a contribué à élaborer et qui est souvent reprise
dans ses travaux, présente ces dernières comme de « nouveaux arrangements sociaux,
organisationnels ou institutionnels ou encore [de] nouveaux produits ou services ayant
une finalité sociale explicite résultant, de manière volontaire ou non, d’une action
initiée par un individu ou un groupe d’individus pour répondre à une aspiration,
subvenir à un besoin, apporter une solution à un problème ou profiter d’une
opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre
d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles » (Centre de recherche sur
les innovations sociales, 2022). Les innovations sociales jouent, selon Lévesque, un rôle
central dans la transition entre les modes de régulation à la suite d’une crise, en
répondant à des besoins qui émergent ou qui deviennent plus criants durant les
périodes de crise ainsi qu’à des aspirations collectives, à condition toutefois qu’elles
s’intègrent à « une vision ou un paradigme qui laisse entrevoir comment elles peuvent
former système et se renforcer ainsi les unes et les autres » (Lévesque, 2002a). Ces
innovations se manifestent dans quatre principaux domaines, soit les rapports de
production, les rapports de consommation, les rapports entre les entreprises et la
configuration spatiale et territoriale des rapports sociaux (voir le Tableau 1).
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91
L’économie sociale occupe, pour sa part, une place cruciale dans les travaux de
Lévesque pour au moins deux raisons, liées respectivement à la question de
l’innovation sociale et à celle du « modèle québécois de développement ». L’économie
sociale est effectivement conçue par Lévesque comme un vecteur important
d’innovation sociale, puisqu’elle donne à certains acteurs et certaines actrices
relativement dominé-e-s ou exclu-e-s du champ économique la possibilité de réaliser
des projets d’entreprises qu’ils et elles n’auraient pas pu réaliser individuellement. Elle
permet aussi l’émergence d’activités nécessaires, mais délaissées par le marché ou
l’État, et elle se base sur des règles de fonctionnement inédites dans le monde de la
production de biens et de services (Lévesque, 2006a : 67 ; Lévesque, 2006b : 7).
L’économie sociale permet ainsi d’élargir la gamme de produits et de services
disponibles, tout en les rendant accessibles à des personnes et à des groupes qui ne
pourraient pas les obtenir autrement. Elle met de l’avant de nouvelles pratiques intraorganisationnelles et inter-organisationnelles centrées sur la coopération, et elle
démocratise l’entrepreneuriat en promouvant une version sociale et collective de ce
dernier (Lévesque, 2002b). Ces caractéristiques de l’économie sociale expliquent en
grande partie sa place centrale dans les recherches associées à la nouvelle sociologie
économique francophone, qui portent leur attention sur « l’émergence de nouvelles
pratiques économiques qui pourraient permettre de dépasser les limites des modes
traditionnels de régulation » (Lévesque, Bourque et Forgues, 1997 : 288).
5
L’économie sociale est aussi envisagée par Lévesque comme une stratégie prometteuse
pour renouveler le modèle québécois de développement et le faire tendre dans une
autre direction que celle promue par le néolibéralisme. Le sociologue définit le concept
de modèle de développement à partir des éléments suivants : « 1) les acteurs sociaux
(force, vision et stratégie), leurs alliances pour former un bloc social et le paradigme
sociétal qui leur donne sens ; 2) le mode de régulation et les formes de gouvernance,
soit entre autres la place respective du marché, de l’État et de la société civile ; 3) le
système de production, les formes de l’organisation du travail, les rapports entre les
entreprises, les politiques industrielles et économiques ; 4) le système des services
publics, la redistribution et l’organisation des services ; 5) les politiques d’insertion
dans l’économie mondiale » (Lévesque, 2002a). Lévesque met en lumière une tension,
observable depuis les années 1990, entre deux hypothèses de renouvellement du
modèle qui a émergé au Québec durant la Révolution tranquille des années 1960 et la
réforme Castonguay des années 1970. La première hypothèse de renouvellement
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92
consiste en un tournant néolibéral du modèle québécois, qui mènerait à accorder plus
de place au marché par la déréglementation, la privatisation et la tarification. La
deuxième hypothèse est celle du développement partenarial et solidaire qui trouve sa
principale assise dans les innovations associées à l’économie sociale, par exemple la
création de nouveaux types d’entreprises et de nouvelles formes de coordination entre
les entreprises, l’élaboration de réponses originales à différents problèmes dans les
domaines de la santé, de l’exclusion sociale, du développement local et de la création
d’emplois, ainsi que la reconfiguration des instances de développement local avec la
création des centres locaux d’emploi (CLE) et des centres locaux de développement
(CLD) (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999 : 8-9). La « nouvelle économie sociale »,
qui s’est développée au cours des années 1970 et qui a été institutionnalisée au Québec
dans les années 1990, pourrait donc participer à la constitution d’un « nouveau régime
de gouvernance de l’intérêt général » où seraient mobilisés de façon inédite l’État et ses
agences, le marché à travers les entreprises et la société civile avec les associations
volontaires, tandis que l’économie sociale se situerait à la jonction de ces différents
espaces institutionnels (Bouchard, Bourque, Lévesque et Desjardins, 2001).
03. L’innovation et l’économie sociale face aux
transformations du modèle québécois (1980-2022)
6
La section précédente a présenté trois concepts centraux dans les travaux de Lévesque,
soit la régulation, l’innovation et l’économie sociale. Nous pouvons maintenant
examiner l’interprétation des dynamiques sociales contemporaines proposée par le
sociologue, et notamment l’idée selon laquelle les innovations associées à l’économie
sociale et leur institutionnalisation par l’entremise d’un partenariat entre les syndicats,
les groupes communautaires, les entreprises d’économie sociale et l’État peuvent aider
les sociétés contemporaines à affronter la crise du mode de régulation fordiste et à
prendre une autre direction que celle promue par le néolibéralisme (Lévesque et
Mendell, 2005). Il importe de souligner que les propositions théoriques mises de l’avant
par Lévesque et ses collègues, notamment la relecture du concept de « mode de
régulation » et l’analyse des liens entre l’innovation sociale, l’économie sociale et les
modèles de développement, ne visent pas seulement à offrir un cadre d’analyse de la
reproduction et du changement social en général, mais aussi à rendre compte des
dynamiques économiques et sociales au Québec, et notamment des transformations du
modèle de développement québécois à partir des années 1980 (Bouchard, Lévesque et
Saint-Pierre, 2008 ; Lévesque, 2002a).
7
Le début des années 1980 a marqué, au Québec comme ailleurs dans le monde, le début
d’une grave récession économique : de nombreuses usines ont fermé leurs portes, le
taux de chômage a atteint 14 % en 1982, les déficits publics ont augmenté
considérablement et les taux de croissance ont chuté par rapport à leur évolution dans
les trois décennies précédentes (Linteau, Durocher, Robert et Ricard, 1986 : 729-730).
Lévesque et ses collègues identifient un ensemble de crises associées à cette récession,
qui peuvent être regroupées dans trois domaines, soit celui des relations entre le
capital et le travail (avec une crise de l’emploi provoquée par la modernisation des
méthodes de production, les fermetures et les délocalisations d’usine, la montée de la
précarité et une insatisfaction croissante par rapport au mode tayloriste de gestion du
travail), celui des conditions de vie (avec la déstabilisation du régime keynésien et la
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93
multiplication des initiatives et des demandes citoyennes pour une démocratisation de
l’offre et de la gestion des services publics) et celui des organisations mandatées pour
appuyer le développement des collectivités locales (avec un endettement élevé et une
remise en question du modèle de développement centralisé qui prévalait dans les
années 1960 et 1970, ce qui favorise un processus de décentralisation et de transfert des
responsabilités aux régions et aux quartiers urbains en ce qui concerne le
développement local) (Klein, Fontan, Harrisson et Lévesque, 2014 : 202-203).
8
La récession des années 1980, avec les crises qui l’ont accompagné, a encouragé une
réorientation des priorités et des activités des groupes issus de la société civile, et
notamment de ceux associés à la nouvelle économie sociale. Cette réorientation a pris
forme durant les années 1980, puis s’est accélérée à partir des années 1990 : « [au plan
des rapports de production], les coopératives de travail et les entreprises autogérées du
début des années 1970 répondaient à une demande de travailler autrement, alors
qu’une grande partie des créations de coopératives des années 1990 ne répondaient
plus seulement à une crise du travail, mais aussi à une crise de l’emploi, d’où la
popularité des entreprises d’insertion et des coopératives de travailleurs-actionnaires.
[Au plan des rapports de consommation], les services collectifs relevant de l’économie
sociale répondaient, dans les années 1970, à une volonté d’offrir des services alternatifs
à ceux offerts par l’État, alors que dans les années 1990 ils répondaient également à des
besoins négligés par l’État dans un contexte de crise des finances publiques. »
(Bouchard, Bourque, Lévesque et Desjardins, 2001 : 38). Les transformations
économiques et sociales qui ont caractérisé les années 1990 (voir le Tableau 2) peuvent
être liées, entre autres, au développement de modalités de coordination novatrices qui
« s’appuient sur l’engagement des personnes et des communautés contrairement au
marché [et qui] font appel à l’horizontalité contrairement aux hiérarchies privées et à
l’État » (Lévesque, 2002c : 8).
L’analyse des crises et des transformations au Québec depuis les années 1980 a mené
Lévesque et ses collègues à postuler l’existence de trois modèles de développement
dans l’histoire québécoise récente, soit un modèle fordiste entre 1960 et 1980, un
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94
modèle partenarial entre 1980 et 2003, puis un modèle néolibéral qui s’est imposé après
l’élection du premier gouvernement libéral de Jean Charest en 2003 (voir le Tableau 3).
L’émergence du modèle partenarial de développement, auquel Lévesque accorde une
attention particulière dans ses travaux (Lévesque, 2006a ; Lévesque, 2002a), est liée à
une vaste mobilisation de la société civile pour affronter les nombreux défis qui ont
accompagné la récession du début des années 1980, bien que les bases du modèle
partenarial précèdent cette période. Bélanger et Lévesque identifient par exemple trois
générations d’organisation dans le mouvement communautaire et populaire au Québec,
soit la génération des comités de citoyens et de citoyennes qui prévalent dans les
milieux urbains de 1963 à 1969 et dans les milieux ruraux de 1970 à 1975, celle des
groupes populaires qui dominent de 1976 à 1982, puis celle des groupes
communautaires qui se sont établis dans la deuxième moitié des années 1980 et qui ont
promu l’émergence d’un modèle de développement reposant sur le partenariat entre
les secteurs étatique, privé, syndical et communautaire afin de conjuguer avec les
nouveaux défis sociaux qui ont caractérisé cette période (Bélanger et Lévesque, 1992 :
715). Un autre processus structurant pour l’émergence du modèle partenarial est le
passage de l’expérimentation sociale à l’institutionnalisation, notamment avec la
consolidation des innovations associées à l’économie sociale par l’entremise d’une
reconnaissance et d’un soutien par l’État (Lévesque et Vaillancourt, 1998 : 18). Lévesque
soutient que la reconnaissance et l’institutionnalisation de l’économie sociale
québécoise dans la deuxième moitié des années 1990 ont été rendues possibles, entre
autres, par la marche « Du pain et des roses » en juin 1995 et le Sommet sur l’économie
et l’emploi, qui s’est tenu à l’automne 1996 et qui visait à définir les grandes lignes d’un
nouveau pacte social après le deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. La
marche a effectivement encouragé une réflexion publique sur l’économie sociale et la
mise sur pied de comités régionaux d’économie sociale, tandis que le Sommet a permis
la création d’un groupe de travail sur l’économie sociale qui a proposé sa
reconnaissance par le gouvernement québécois en tant que partenaire, ce qui
impliquait entre autres du financement pour l’action communautaire, l’accès des
organismes à but non lucratif à Investissement Québec et un soutien public pour la
formation, les services aux entreprises, la coordination et la recherche (Lévesque et
Petitclerc, 2008 : 27 ; Lévesque et Mendell, 1999). Les entreprises d’économie sociale, le
mouvement communautaire et les acteurs publics ne sont toutefois pas les seules
composantes du modèle partenarial qui a pris forme au Québec depuis les années 1980.
Les instances spécialisées dans le développement local (Lévesque, 1999), les centres de
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95
recherche (Lévesque, Fontan et Klein, 2014), les fonds de travailleurs et de travailleuses
(Lévesque, 2017) et les fondations philanthropiques (Fontan, Lévesque et Charbonneau,
2011) figurent effectivement parmi les piliers du système québécois d’innovation
sociale (Lévesque, 2016).
04. Le modèle québécois de développement, le
néolibéralisme et les trois générations d’innovations
sociales
9
Nous avons examiné, dans les sections précédentes de l’article, les liens établis par
Lévesque entre la régulation, l’innovation sociale et l’économie sociale, puis nous avons
présenté son interprétation de l’évolution du modèle de développement québécois au
cours des quatre dernières décennies, avec une attention particulière accordée à
l’émergence du modèle partenarial dans la foulée de la récession économique mondiale
des années 1980. Nous pouvons maintenant présenter des perspectives critiques sur
l’économie sociale québécoise, ainsi que des réflexions de Lévesque sur l’évolution
récente du modèle québécois de développement et les trois générations d’innovations
sociales.
10
La reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale au cours des années 1990, à
laquelle Lévesque a contribué avec d’autres acteurs et actrices, a mené à d’importants
débats autour de l’avenir des politiques sociales et du mouvement communautaire au
Québec (Favreau et Piotte, 2010 ; Boivin et Fortier, 1998). Des critiques d’inspiration
féministe et marxiste affirment, entre autres, que l’économie sociale offre un certain
espace d’autonomie face aux forces de marché, mais que son influence demeure limitée
et assujettie aux règles imposées par les élites économiques et politiques.
L’institutionnalisation de l’économie sociale au cours des années 1990 est alors
interprétée comme un compromis pour augmenter l’acceptabilité sociale du « déficit
zéro » promu par le gouvernement de Lucien Bouchard (Raymond, 2013) et une
stratégie pour atteindre l’équilibre budgétaire sans augmenter les revenus de l’État, en
contribuant au développement d’un secteur qui répond à certains besoins sociaux tout
en disposant de conditions de travail beaucoup moins avantageuses que dans le secteur
public (Graefe, 2005 : 541) ou encore à l’établissement d’un « sous-marché du travail
réservé aux exclus de la société » (Piotte, 1998 : 253). De telles critiques remettent en
cause l’idée selon laquelle le modèle québécois se serait engagé dans une trajectoire
distincte depuis les années 1990, en soutenant plutôt que cette trajectoire appartient
aux « variétés de néolibéralisme » (Birch, 2015 : 580) qui ont pris forme au cours des
quatre dernières décennies à travers le monde (Petitclerc et Robert, 2018 : 172-173).
D’autres critiques insistent plutôt sur l’invisibilisation des perspectives et des
revendications du mouvement féministe au sein du champ de l’économie sociale
québécoise, en dépit du fait que ce mouvement a joué un rôle déterminant dans la
reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale avec la marche « Du pain et des
roses » en 1995 (Côté, 2011 : 300-302). Des études indiquent que cette invisibilisation
persiste de nos jours et qu’elle encourage une mise à l’écart des projets sociaux menés
par le mouvement féministe québécois, puisque ces derniers ne répondent pas aux
critères de rentabilité économique qui régissent l’octroi du financement pour les
initiatives d’économie sociale (Côté et Simard, 2013 : 121).
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11
Il importe de souligner que Lévesque reconnaît pleinement le risque que l’économie
sociale soit privée de son potentiel transformateur, si elle se voit réduite à « une
économie de la misère et de la compassion avec des services de second ordre » plutôt
que d’être conçue comme une composante dans un projet de démocratisation de l’État
et de l’économie, ce qui suppose notamment de « renforcer ses réseaux, élargir le débat
et repenser ses relations avec le secteur public et le secteur privé » (Bouchard, 2021 :
178). Lévesque reconnaît aussi les défis auxquels le modèle québécois de
développement et le partenariat sont confrontés actuellement, face à la montée du
modèle néolibéral (Fortier, 2010) et à la succession presque ininterrompue des
gouvernements du Parti libéral du Québec (PLQ) depuis 2003, qui a pris fin avec
l’élection de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en octobre 2018. Bien que le modèle
partenarial et le modèle néolibéral puissent cohabiter dans une certaine mesure
(Bouchard, Lévesque et Saint-Pierre, 2008), la préférence des gouvernements
provinciaux pour le modèle néolibéral depuis le début des années 2000 compromet
sérieusement le partenariat et le développement de l’économie sociale au Québec
(Lévesque, 2014). Les gouvernements de Jean Charest et de Philippe Couillard marquent
ainsi, pour Lévesque, une « double rupture avec le modèle québécois : une première
avec la concertation et les compromis sociaux à la base de la social-démocratie et une
seconde avec le nationalisme québécois non partisan que soutenait à sa façon Robert
Bourassa. Cette double rupture n’est pas purement réactive puisqu’elle vise à mettre en
place un autre modèle de développement qui ferait confiance davantage au marché et
qui viserait une insertion plus poussée dans une économie de ressources naturelles »
(Bouchard, 2021 : 311). Cette prédominance du modèle néolibéral de développement
risque de persister sans un changement d’ampleur dans le paysage politique du Québec.
Comme l’a indiqué le politologue Gabriel Arsenault, « sans un gouvernement de gauche
ou de centre-gauche au pouvoir, l’écosystème de l’économie sociale québécoise a peu
d’espoir de véritablement se développer et risque de se dégrader » (Arsenault, 2018 :
218).
12
Un autre élément important à aborder ici est la variété des types d’innovations sociales.
Lévesque considère en effet qu’il existe au moins trois « générations » d’innovations
sociales provoquées par la reconfiguration des rapports sociaux dans les sphères du
travail (durant les années 1980), de la consommation et des services (dans les années
1990), puis dans le rapport à la nature (à partir des années 2010), chaque génération se
trouvant sur un continuum entre une conception plus ou moins « faible » ou « forte »
de l’innovation sociale. Avec la crise de l’emploi, les nouvelles exigences de
flexibilisation et la remise en question du modèle fordiste au cours des années 1980,
une première génération d’innovations sociales a pris forme, avec des résultats mitigés
et souvent limités à l’échelle des entreprises : « S’il n’y a pas de compromis fondateur
qui assure la régulation, négociée au niveau de l’État, et entre les grands acteurs
sociaux (patronat, syndicat, mouvements sociaux, etc.), ça veut dire que c’est laissé à la
bonne volonté de quelques personnes. L’innovation demeure alors au niveau
organisationnel, ce qui reste un niveau fragile en matière de pérennité » (Callorda
Fossati, Degrave et Lévesque, 2018 : 11). Par contraste, la seconde génération
d’innovations sociales est associée plus étroitement au monde de l’économie sociale, en
voie d’institutionnalisation dans les années 1990. Lévesque estime que cette deuxième
génération correspond à une conception « forte » de l’innovation sociale, avec des
transformations institutionnelles qui assurent aux innovations une meilleure diffusion
et une plus grande pérennité. Lévesque soulève aussi l’hypothèse d’une troisième
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génération d’innovations sociales, qui aurait émergé au cours de la dernière décennie.
Les innovations associées à cette génération s’inscriraient dans le sillage de la
« transition sociale et écologique », en s’attaquant à la fois aux inégalités socioéconomiques et à la crise climatique : « Le mode de production, comme le mode de
consommation ou les formes de gouvernance, doivent être repensé avec un souci
d’équité entre les générations dans le temps et à l’échelle de la planète entre le Nord et
le Sud. Sous cet angle, il ne suffit pas de s’en remettre à une économie sociale pour les
innovations sociales : ces dernières deviennent indispensables à toutes les formes
d’organisation et d’entreprises, y compris les administrations publiques et le
fonctionnement de l’État » (Ibid. : 10). Les orientations actuelles du CRISES semblent
suivre cette évolution. Le renouvellement de la programmation scientifique en 2020 a
ainsi permis d’intégrer les enjeux de justice sociale et environnementale, les communs
et les théories de l’intersectionnalité parmi les thématiques de recherche du CRISES
(Centre de recherche sur les innovations sociales, 2022b). Ces thématiques, qui prêtent
une attention particulière aux inégalités et qui renouent avec certaines aspirations
politiques et sociales des années 1960 et 1970, prolongent à plusieurs égards les
propositions théoriques de Lévesque. Les interventions récentes du sociologue mettent
effectivement en lumière la complexité et l’ambivalence politique de concepts tels que
l’économie sociale et les innovations sociales. Ces interventions lui ont aussi permis de
souligner l’importance « d’établir des passerelles entre les luttes contre les formes de
domination et les initiatives de la société civile orientées vers l’innovation sociale »
(Bouchard, 2021 : 345).
05. Conclusion
13
Notre article visait à présenter l’interprétation du modèle québécois de développement
élaborée par Benoît Lévesque, en examinant les concepts de régulation, d’innovation
sociale et d’économie sociale, puis en exposant des réflexions de Lévesque sur
l’émergence du modèle partenarial au cours des quatre dernières décennies, les défis
posés par le néolibéralisme et les débats entourant le rôle de l’économie sociale au
Québec. Nous souhaitons nous appuyer sur les analyses présentées ici afin de proposer
des pistes de prolongement des travaux de Lévesque, en invitant à prêter davantage
attention à l’évolution du nationalisme au Québec depuis les années 1980 et à la place
du conflit dans les processus de changement social.
14
L’importance du mouvement nationaliste dans la trajectoire de développement
distincte du Québec depuis la Révolution tranquille et dans l’émergence d’une
économie mixte est mise en lumière dans les travaux de Lévesque (2002a), mais les
tensions au sein de la coalition nationaliste québécoise, notamment avec la dislocation
du compromis social fordiste après la récession des années 1980, mériteraient une
attention plus soutenue. Des travaux soulignent entre autres que le ralliement des
syndicats et des entreprises d’économie sociale au pacte national du gouvernement
Bouchard en 1996 a ouvert la voie à une série de concessions importantes dans les
décennies suivantes, notamment avec la poursuite du déficit zéro et la répression des
grèves dans le secteur public, et ce, peu importe le parti au pouvoir (Guay et Dufour,
2020 : 200). L’analyse des liens entre la question nationale, les cycles de mobilisation au
Québec et les dynamiques de priorisation ou d’invisibilisation de certains mouvements
ou enjeux sociaux (Dufour, Bergeron-Gaudin et Chicoine, 2020 : 671-672) constitue sans
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doute une stratégie prometteuse pour prolonger les travaux de Lévesque et des
communautés d’interrogation qui s’intéressent à l’action communautaire et à
l’économie sociale au Québec.
15
Une autre stratégie consisterait à examiner plus en détail le rôle des conflits dans les
processus de changement social. Les conflits sont pris en compte dans les travaux de
Lévesque – le sociologue indique ainsi, dans un article rédigé avec l’historien Martin
Petitclerc, que « les crises résultent d’abord et avant tout des conflits qui sont au cœur
des rapports sociaux, ce qui entraîne périodiquement une remise en question plus ou
moins profonde du système économique et de son mode de régulation » (Lévesque et
Petitclerc, 2008 : 16). L’analyse de la crise des années 1980 offerte dans les travaux de
Lévesque nous semble toutefois minimiser le rôle des conflits sociaux, en insistant
plutôt sur la stagnation des gains de productivité, l’ouverture des marchés, la crise du
couple État-marché pour la régulation, la crise de la coordination marchandebureaucratique et la désarticulation du cercle vertueux qui liait le développement
économique et le développement social (Lévesque, 2006a : 59). La récession du début
des années 1980 est certes liée aux crises mentionnées par Lévesque, mais elle est
également associée à une restauration du pouvoir de classe des capitalistes (Harvey,
2005), ainsi qu’à une offensive contre les syndicats par l’entremise d’une politique antiinflationniste (Mitchell et Erickson, 2005) qui a contraint ces derniers à adopter une
posture défensive, centrée sur la défense des acquis et la résistance aux attaques
patronales et gouvernementales (Rouillard, 2004 : 215-216). Une meilleure prise en
compte du rôle des conflits dans les processus de changement social pourrait mener,
entre autres, à examiner les conditions qui permettent aux syndicats, aux organismes
communautaires et aux groupes issus de la société civile d’intervenir politiquement, en
utilisant différentes tactiques de pression et de perturbation, ainsi que les conditions
qui limitent ou entravent le développement de ce potentiel d’intervention et
d’interruption (Guay et Drago, 2019).
16
Les travaux de Benoît Lévesque constituent une contribution majeure à la pensée
économique au Québec, et les pistes de prolongement esquissées ici s’ajoutent à de
nombreuses autres qui pourraient être approfondies dans des recherches ultérieures.
Des travaux et des initiatives à venir pourraient notamment examiner, dans la foulée
des nouvelles thématiques de recherche du CRISES, les possibilités d’intégrer
l’économie sociale et l’action communautaire à un projet politique plus large, à la
hauteur des défis de notre époque. En s’inspirant d’une conception forte des
innovations sociales, ce projet pourrait encourager le développement des communs,
une distribution plus équitable des ressources et l’établissement d’un rapport de force
avec les élites économiques et politiques en vue d’une transformation sociale de grande
ampleur (Durand Folco, 2019).
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RÉSUMÉS
Notre article examine l’interprétation offerte par Benoît Lévesque du modèle québécois de
développement, en nous basant tant sur ses travaux que sur les idées structurantes dans
certaines des communautés d’interrogation auxquelles il a pris part, pour ensuite situer cette
interprétation, ces idées et ces communautés dans le contexte socio-économique et politique du
Québec durant les quatre dernières décennies. Nous commençons avec une présentation de
certains concepts centraux mobilisés dans les recherches de Lévesque, en prêtant
particulièrement attention aux liens établis entre la régulation, l’innovation et l’économie
sociale. Nous mettons ensuite en lumière l’analyse élaborée par Lévesque des transformations du
modèle québécois de développement au cours des quatre dernières décennies, en prenant
notamment en compte la récession économique mondiale du début des années 1980 et son
impact politique et social. Nous présentons ensuite des débats entourant le rôle de l’économie
sociale au Québec, ainsi que des réflexions de Lévesque sur l’évolution récente du modèle de
développement québécois et les trois générations d’innovations sociales. Ces débats et ces
réflexions nous permettent de conclure en proposant des pistes de prolongement des travaux de
Lévesque.
Our article examines the interpretation offered by Benoît Lévesque of the Quebec model of
development, by basing ourselves both on his work and on the structuring ideas in some of the
communities of inquiry he participated in. We then situate this interpretation, these ideas, and
these communities in Quebec’s socio-economic and political context over the past four decades.
We begin with a presentation of some of the central concepts used in Lévesque’s work, with a
particular attention to the links established between regulation, innovation, and the social
economy. We then highlight Lévesque’s interpretation of the transformations of the Quebec
model of development over the last four decades, notably by considering the global economic
recession of the early 1980s and its political and social impact. We then present debates around
the role of social economy in Quebec, as well as Lévesque’s reflections on the recent evolution of
the Quebec model of development and the three generations of social innovations. These debates
and these reflections allow us to conclude by proposing ways of extending Lévesque’s work.
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103
INDEX
Keywords : Benoît Lévesque, regulation, social innovation, social economy, Quebec model of
development, neoliberalism, partnership.
Mots-clés : Benoît Lévesque, régulation, innovation sociale, économie sociale, modèle québécois
de développement, néolibéralisme, partenariat.
AUTEURS
EMANUEL GUAY
Étudiant au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal,
guay.emanuel@courrier.uqam.ca
JONATHAN DURAND FOLCO
Professeur adjoint, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, jdurand@ustpaul.ca
SHANNON IKEBE
Étudiant au doctorat en sociologie, Université de Californie à Berkeley,
shannon.ikebe@gmail.com
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104
L’économie post-keynésienne, une
pensée hétérodoxe méconnue ?
Post-Keynesian Economics: An Unrecognized Heterodox School of Thought?
Marc Lavoie et Mario Seccareccia
01. Introduction
1
La théorie post-keynésienne est l’une des nombreuses écoles de pensée hétérodoxes en
économie. Dans ses études sur la croissance et la productivité, elle a de nombreuses
similitudes avec la théorie française de la Régulation, qui au Québec et hors de France
est surtout connue dans les départements de science politique. Pour ce qui est de la
théorie des prix et de l’entreprise, ainsi que pour ce qui est de l’étude du marché du
travail, elle s’inspire grandement des travaux des économistes institutionnalistes, tant
américains que britanniques. Sa théorie des choix du consommateur, bien que
développée indépendamment, est similaire à la théorie du consommateur des
économistes écologiques. Sa théorie de la rationalité a beaucoup de points communs
avec les théories comportementales, mais surtout celles plus radicales découlant
d’études comme celles de Herbert Simon. Sa théorie de l’inflation a certaines
ressemblances avec ce qui serait une théorie socio-économique de l’inflation, car elle
est basée sur une approche conflictuelle. Dans le domaine de la théorie monétaire, on
peut dire que ce sont les autres écoles de pensée qui se sont inspirées de la théorie postkeynésienne de la monnaie et du crédit. Finalement, pour ce qui est de la théorie
économique en économie ouverte, on peut dire que les post-keynésiens font bande à
part, tant pour ce qui est de l’analyse du commerce international que de la finance
internationale, bien que dans ce dernier cas elle relève parfois des affirmations des
praticiens du domaine.
2
On peut affirmer sans risquer de trop se tromper que la théorie post-keynésienne est
méconnue au Québec, et dans une moindre mesure au Canada. On verra plus loin que
n’eut été de l’Université McGill, la théorie post-keynésienne aurait été totalement
absente du paysage de la théorie économique au Québec. Ce n’est pourtant pas le cas
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
105
dans tous les pays. Par exemple, au Brésil, la théorie post-keynésienne est enseignée
dans les universités les plus prestigieuses et est en concurrence avec la théorie
néoclassique. Au Québec français, la théorie post-keynésienne et les autres courants de
pensée hétérodoxes ont été virtuellement absents des départements de science
économique. Nous ne pourrons cependant pas en donner une véritable explication.
3
Dans ce qui suit, nous allons faire un bref historique de l’apparition de la théorie postkeynésienne. Puis, nous évoquerons les principales caractéristiques de l’économie postkeynésienne. Dans un troisième temps, nous examinerons six domaines où l’on peut
affirmer que la théorie post-keynésienne a eu un impact au cours de la dernière
décennie. Nous tenterons ensuite de tracer un bref portrait de la présence de la théorie
post-keynésienne au Québec et accessoirement dans le reste du Canada. Dans cette
partie, nous nous pencherons plus particulièrement sur un ouvrage de 1954 de Maurice
Lamontagne, un ouvrage qui encore aujourd’hui suscite l’étonnement, car certains de
ses passages auraient pu être écrits par des auteurs post-keynésiens contemporains.
02. Court historique
4
Comme son nom semble l’indiquer, l’origine de la théorie post-keynésienne remonte
aux travaux de John Maynard Keynes, l’économiste de Cambridge, dont la philosophie
et les travaux ont été décrits avec beaucoup de minutie par notre compatriote Gilles
Dostaler (2005). Selon le même Dostaler (1988, p. 134) cependant, les post-keynésiens
contemporains ont été fortement influencés par l’économiste polonais Michał Kalecki,
qui est souvent reconnu comme ayant établi dans les années 1930, en même temps que
Keynes et de façon indépendante, les grands principes de fonctionnement d’une
économie menée par la demande, si bien que ‘Kalecki peut être considéré comme le
véritable fondateur de la théorie post-keynésienne’. En effet, comme le rappelle
Dostaler, selon Joan Robinson, qui est avec Nicholas Kaldor et Piero Sraffa une des
grandes sources d’inspiration de la théorie post-keynésienne, Kalecki a produit une
version plus cohérente que celle de Keynes. Actuellement, pour simplifier, on pourrait
dire que les travaux post-keynésiens portant sur l’économie réelle s’inspirent
davantage de Kalecki, tandis que les travaux portant sur la finance et la monnaie
s’inspirent davantage de Keynes, bien que les écrits de Kalecki sur la monnaie soient
eux aussi tout à fait compatibles avec les théories monétaires post-keynésiennes
contemporaines (Sawyer, 2003).
5
Bien que des économistes comme Joan Robinson aient publié dans les années 1930 et
1940 ce qu’on pourrait aujourd’hui désigner comme des travaux post-keynésiens, c’est
avec la parution de son livre de 1956, L’Accumulation du capital, que l’on discerne
vraiment l’apparition d’une vision d’ensemble qui constitue une alternative à
l’économie néoclassique dominante (Robinson, 1972). À l’époque, cette vision, qui
propose notamment une théorie alternative de la répartition des revenus entre salaires
et profits, est connue sous le nom de théorie néo-keynésienne ou néo-cambridgienne.
La controverse sur le capital des deux Cambridge dans les années 1960, laquelle remet
en cause la relation entre la rareté du capital et son prix, est un second moment clé, les
économistes keynésiens affiliés à l’Université de Cambridge en Angleterre réalisant
alors que leur vision de la théorie économique est effectivement distincte de celle ayant
cours parmi les économistes keynésiens du Massachussetts Institute of Technology
(situé dans la ville de Cambridge, en face de Boston), et presque partout ailleurs aux
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106
États-Unis. Le troisième moment clé, selon nous et aussi selon Dostaler, est la parution
de l’article d’Alfred Eichner et Jan Kregel (1975), dans la prestigieuse revue Journal of
Economic Literature, dont le titre contient l’appellation de théorie post-keynésienne,
article qui affirmait qu’il s’agit là d’un nouveau paradigme. C’est aussi dans les années
1970, alors que la théorie marxiste connaît un renouveau, que les keynésiens
américains se réclamant d’une version radicale de Keynes vont s’organiser et que se
créeront les deux premières revues ayant pour objet de diffuser la pensée postkeynésienne, en l’occurrence le Cambridge Journal of Economics et le Journal of Post
Keynesian Economics. Par la suite, d’autres revues avec des objectifs similaires vont
apparaître, des cours en théorie post-keynésienne vont se créer, des écoles d’été en
théorie post-keynésienne vont voir le jour, des conférences et des travaux vont se
multiplier à la fois en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine.
6
Il n’en reste pas moins que la théorie post-keynésienne, comme toutes les théories
économiques hétérodoxes, est dans une situation précaire et très minoritaire, en raison
de l’hégémonie et de l’intolérance exercées depuis les années 1980 par les défenseurs de
la théorie néoclassique dans les départements de science économique.
03. Les caractéristiques de l’économie
3.1 Pour les hétérodoxes en général
7
Comme toutes les théories hétérodoxes, l’économie post-keynésienne repose sur un
ensemble de présupposés qui la distingue de l’économie dominante, l’économie
néoclassique1. Ces présupposés constituent les concepts essentiels d’une école de
pensée et sont antérieurs à la constitution des hypothèses et des théories qui vont être
élaborées. Ces présupposés sont les croyances métaphysiques qui régissent un
paradigme ou un programme de recherche. Des économistes ou des méthodologistes
différents ne s’entendent probablement pas sur l’identification exacte de ces
présupposés, mais nous affirmons qu’on les retrouve, de façon quasi identique, sous la
plume de nombreux auteurs hétérodoxes. Nous allons en conséquence les identifier
brièvement, avant de passer aux caractéristiques qui sont spécifiques à la théorie postkeynésienne par rapport aux autres écoles de pensée hétérodoxes.
8
La théorie néoclassique et les écoles hétérodoxes se distinguent par quatre traits
méthodologiques essentiels, opposables deux à deux, auxquels il faut ajouter un trait
politique. Au programme néoclassique s’associent une épistémologie instrumentaliste,
l’individualisme méthodologique, une rationalité illimitée et une conception de
l’économie fondée sur l’échange et la rareté. Au programme hétérodoxe se conjuguent
le réalisme, l’holisme, une rationalité procédurale, et une économie de production.
Pour ce qui est du trait politique, on peut dire que les économistes orthodoxes sont
généralement favorables au libre marché, car ils pensent que les marchés ont la
capacité de s’autoréguler, tandis que les économistes hétérodoxes sont plutôt en faveur
des interventions étatiques, croyant que les marchés, ou en tout cas certains marchés
ont une tendance à l’instabilité.
9
Les auteurs hétérodoxes croient que les simplifications nécessaires à l’analyse
économique doivent être malgré tout descriptives : elles doivent dépeindre le monde
tel qu’il est, et non un monde imaginaire. C’est le présupposé du réalisme des
hypothèses. Pour ce qui est de l’holisme, celui-ci se reflète dans les nombreux
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paradoxes macroéconomiques dont le plus connu est celui du paradoxe de l’épargne de
Keynes. Dans la prochaine section, nous allons nous référer à plusieurs exemples de
paradoxe macroéconomique concernant les marchés financiers. Les économistes
hétérodoxes dans leur ensemble rejettent l’hyperrationalité présente chez les
économistes néoclassiques, lesquels présument que les agents économiques
connaissent tous le vrai fonctionnement de l’économie. Les hétérodoxes s’inspirent
plutôt de la vision de Herbert Simon, tel qu’elle a été élaborée en psychologie par Gerd
Gigerenzer (2009), selon lequel les gens ne cherchent que des solutions satisfaisantes,
en adoptant pour cela des normes, des conventions, des règles de comportement ou
encore des habitudes qui leur permettent d’en arriver à des décisions sans trop perdre
de temps. Finalement, pour ce qui en est du présupposé de production, on peut en
donner deux interprétations. D’abord, les hétérodoxes ne présument pas que les
économies opèrent à pleine capacité et au plein emploi. D’autre part, les questions
essentielles portent sur la genèse d’un surplus lors de la production et non sur
l’allocation optimale par l’échange des ressources existantes.
3.2 Pour les post-keynésiens en particulier
10
On peut maintenant se demander en quoi la théorie post-keynésienne se démarque des
autres théories hétérodoxes. Ici encore différentes personnes auront une opinion
particulière de ce qui distingue la théorie post-keynésienne. Nous nous baserons sur
l’opinion d’Eckhard Hein (2017) pour identifier cinq caractéristiques clés.
11
La toute première, sur laquelle il ne fait aucun doute que tous s’accordent à l’identifier,
est le principe de la demande effective, énoncé tant par Keynes que par Kalecki dans les
années 1930. Le principe de la demande effective veut que la production s’ajuste à la
demande. L’économie est menée par la demande, et non par les contraintes issues de
l’offre et des dotations existantes. Bien des économistes reconnaissent la validité de ce
principe, mais uniquement lorsqu’il s’agit de la courte période. En revanche, les
économistes marxistes et néoclassiques par exemple, restent persuadés que sur la
longue période l’économie est menée par des contraintes reliées à l’offre. Les
économistes post-keynésiens se distinguent par leur refus de croire que les facteurs du
côté de l’offre puissent constituer une contrainte, y compris en longue période. Pour les
post-keynésiens, le principe de la demande effective s’applique en tout temps,
l’investissement déterminant l’épargne de façon causale. Ainsi, il existe une infinité
d’équilibres de longue période possibles, qui dépendent des contraintes imposées par la
demande et des institutions mises en place. Les facteurs du côté de l’offre vont
ultimement s’ajuster, par des changements dans les mouvements de population ou par
l’accélération du progrès technique.
12
La seconde caractéristique de la théorie post-keynésienne est sa vision du temps, qui
fait une distinction entre le temps logique, lequel n’a pas d’épaisseur, et le temps
historique, qui est irréversible. La véritable rareté, c’est celle du temps. Le sentier qui
est emprunté suite à toute modification est d’une importance primordiale, parce que la
tendance de longue période n’est que le résultat de la succession d’une suite de courtes
périodes (Kalecki, 1971, p. 165). Les post-keynésiens mettent en avant la nécessité de
construire des modèles dynamiques, qui prennent en compte l’évolution à travers le
temps des stocks d’actifs physiques, de dettes et de richesse financière, et qui peuvent
expliquer le réaménagement de la structure productive. C’est le temps dynamique.
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108
L’équilibre auquel on parvient en longue période n’est pas indépendant du sentier
emprunté. Ces idées, autrefois jugées peu propices à la formalisation, sont maintenant
au cœur des derniers développements mathématiques non linéaires construits autour
des notions d’hystérésis, de dépendance au sentier emprunté, d’irréversibilité, et
d’effets de lock-in, lesquels impliquent le plus souvent l’existence d’équilibres
multiples.
13
La troisième caractéristique de l’économie post-keynésienne est sa vision d’une
économie monétisée, une économie monétaire de production qui exclut les relations de
troc et qui exige des transactions se déroulant en monnaie dans l’unité de compte
déterminée par l’État, avec des contrats exprimés dans cette unité de compte et la
détention d’actifs réels sous leur forme monétisée – les actifs financiers. La monnaie et
le crédit jouent un rôle essentiel ; ils sont intégrés d’emblée dans le processus de
production. Le rôle des banques est primordial, car elles fournissent les avances
requises par les entreprises productrices pour lancer la production ou pour inciter les
ménages à consommer. Pour cette raison, les post-keynésiens attachent une grande
importance aux flux de crédit, qui aident à expliquer l’évolution de la production
nationale, ainsi qu’aux stocks de dettes, qui contribuent à expliquer les brusques chutes
de revenu et les crises financières. Les modèles dits stock-flux cohérents (SFC), mis de
l’avant par Godley et Lavoie (2007) et maintenant extrêmement populaire parmi les
économistes post-keynésiens (Nikiforos et Zezza, 2017), sont particulièrement bien
adaptés pour analyser ces économies monétisées. Ces modèles intègrent les flux et les
stocks financiers et les transactions entre les différents secteurs, tout en tenant compte
des flux réels de l’activité économique. Leur structure assure qu’il n’existe aucun trou
noir, chaque transaction faisant l’objet d’une quadruple écriture comptable. Ils
permettent de saisir les conséquences financières, sur les dettes par exemple, des
différentes transactions associées aux flux réels.
14
L’incertitude fondamentale ou radicale est la quatrième caractéristique de l’économie
post-keynésienne. Elle est évidemment liée à celles du temps historique et de la
rationalité raisonnable, dotée d’une connaissance limitée. Dans le temps historique, le
futur ne saurait être identique au présent ou au passé. Dans des termes techniques
empruntés de la physique, on dit parfois que le monde est non ergodique, ce qui signifie
que les moyennes et les fluctuations observées dans le passé ne sauraient se reproduire
à l’identique pour chaque période de temps. Ceci explique que les post-keynésiens, bien
que se livrant à des études économétriques, restent tout de même sceptiques quant à la
validité ou la généralité des résultats empiriques ainsi obtenus. Au contraire des
économistes néoclassiques qui croient, comme Robert Lucas, le meneur des nouveaux
classiques, que dans le cadre de l’incertitude radicale le raisonnement économique n’a
plus aucune valeur, les économistes post-keynésiens pensent que, sauf en période de
crise, l’incertitude crée un élément de continuité, puisque les agents ou les institutions
modifieront peu leur comportement face à des fluctuations de toutes sortes,
précisément en raison de leurs hésitations face à une information insuffisante ou jugée
insuffisamment fiable.
15
La cinquième spécificité de la théorie post-keynésienne selon Hein (2017) est
l’importance que les post-keynésiens accordent aux questions reliées à la répartition du
revenu et de la richesse, et aux conflits que celles-ci peuvent engendrer. Bien entendu,
ces questions de répartition et de conflits se retrouvent aussi chez les auteurs
institutionnalistes et les marxistes. Il n’en reste pas moins que la question de la
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109
répartition fonctionnelle du revenu était déjà au cœur de l’économie post-keynésienne
lors de ses débuts dans les années 1950. Les post-keynésiens considèrent aussi que la
crise financière de la fin des années 2000 peut être attribuée aux spectaculaires
changements dans la répartition des revenus, notamment l’accroissement de la part
des profits et l’inégalité grandissante dans la répartition des salaires. De plus, de
nombreux post-keynésiens considèrent que la politique monétaire restrictive des
années 1980 a joué un rôle important dans l’accroissement des inégalités, en favorisant
les rentiers (Seccareccia, 2019). Les conflits redistributifs jouent un rôle important, tant
pour la détermination du taux d’inflation que pour celle de l’activité économique.
16
On ne saurait terminer cette section en soulignant que l’économie post-keynésienne a
sa propre théorie microéconomique, qui pourrait être considérée comme la sixième
caractéristique. Ainsi les économistes post-keynésiens rejettent la théorie marginaliste
des prix, et ils soutiennent que les coûts marginaux sont essentiellement constants, ce
qui implique des coûts unitaires décroissants jusqu’à pleine capacité. De plus, comme
évoqués précédemment, ils s’opposent à la prédominance des effets de substitution
néoclassiques, et mettent plutôt l’emphase sur les effets revenus. Selon les postkeynésiens, les ajustements face à des changements dans la demande dans une
économie de marché s’opèrent essentiellement par les quantités, à travers les
changements dans les stocks de produits finis et dans les taux d’utilisation des
capacités productives, et non par les prix. Ces derniers varient quand les coûts
unitaires normaux, calculés à un taux d’utilisation standard, changent, et non quand la
demande change, sauf si les entreprises font face à des contraintes temporaires de
capacité nécessitant de nouveaux investissements, comme on l’a observé dernièrement
durant la pandémie de la Covid-19. Les post-keynésiens s’entendent aussi sur une
théorie du consommateur qui comporte de nombreuses similarités avec la théorie des
choix prônée par les économistes écologistes et par Nicholas Georgescu-Roegen. Cette
théorie repose sur des choix de nature lexicographique, les consommateurs subdivisant
leurs besoins en plusieurs catégories hiérarchisées, et les choix individuels étant
influencés par les faiseurs d’images, le groupe de référence et les choix antérieurs.
Comme évoqué précédemment, dans cette théorie du consommateur, les effets revenus
prédominent sur les effets de substitution néoclassiques.
4. Quelques impacts de la théorie post-keynésienne
17
On peut relever six domaines, relevant soit de la politique économique soit des
approches théoriques, où l’on peut affirmer que la théorie post-keynésienne a eu un
impact au cours de la dernière décennie.
4.1 Trois impacts sur les théories et politiques monétaires et
budgétaires
18
Tout d’abord, dans le domaine monétaire, de nombreux représentants des banques
centrales, mais pas ceux de la Banque du Canada, reconnaissent maintenant que la
théorie post-keynésienne décrit adéquatement le processus de création monétaire
(McLeay et al. 2014 ; Bindseil et König, 2013) et le rôle de la banque centrale dans le
système de paiement, contrairement aux explications avancées par les économistes
monétaristes ou les keynésiens du mainstream. Il s’agit ici de ce qu’on appelle la théorie
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110
post-keynésienne de la monnaie endogène, selon laquelle l’offre de monnaie est
déterminée par sa demande, au taux d’intérêt à court terme fixé par la banque centrale.
La causalité est inversée : ce n’est pas la quantité de réserves rendues disponibles par
les autorités monétaires qui détermine le stock de monnaie ou le crédit, c’est au
contraire les crédits consentis par les banques qui déterminent les réserves qui vont
être créées par la banque centrale. Cette causalité inversée, autrefois obscurcie en
raison des tentatives des banques centrales de nier qu’elles étaient responsables des
taux d’intérêt élevés qui sévissaient à la fin des années 1970 et pendant les années 1980,
est maintenant rendue évidente à cause des procédures mises en place par les banques
centrales depuis plus d’une vingtaine d’années, notamment lorsqu’elles annoncent ou
modifient le taux d’intérêt directeur et sa fourchette de taux planchers et de taux
plafonds.
19
En second lieu, la crise financière de 2008 a mis en lumière la validité des travaux de
certains économistes post-keynésiens qui jusqu’alors étaient restés relativement
méconnus, tout en remettant au goût du jour les avertissements de Keynes concernant
l’instabilité des marchés financiers. C’est notamment le cas des théories de Hyman
Minsky (2015), selon lequel l’apparente stabilité prolongée des marchés ne pouvait que
mener à une forte instabilité, à tel point qu’on a pu parler dans le Wall Street Journal
d’un ‘moment Minsky’ lorsque les marchés financiers se sont écroulés en septembre
2008. Les enseignements de Minsky se reflètent dans de nombreux paradoxes
macroéconomiques affectant les marchés financiers, mis de l’avant par Minsky ou
certains de ses lecteurs. On peut noter deux paradoxes de la liquidité. Selon le premier,
les innovations financières qui semblent accroître la liquidité (par exemple, les fameux
titres adossés à des actifs acquis notamment par la Caisse de dépôt et placement du
Québec) ont de fait pour effet de la réduire dès qu’il y a un retournement de la situation
économique. Le second paradoxe de la liquidité, qu’on peut associer au moment
Minsky, explique que les efforts des acteurs économiques pour devenir plus liquides
transforment les actifs apparemment liquides en actifs illiquides lorsque tous les agents
tentent en vain de trouver des acheteurs pour ces titres. Le paradoxe du risque a aussi
joué pendant la crise des subprimes. Celui-ci nous enseigne que la possibilité de se
couvrir contre le risque mène en fait à une augmentation de celui-ci, les agents prenant
davantage de positions risquées. Un autre paradoxe ayant probablement mené à la
crise financière est le paradoxe des normes, selon lequel les taux de défaut sur les prêts
étaient faibles dans la première moitié des années 2000, non en raison de la fiabilité des
emprunteurs, mais parce que les normes de prêts (hypothécaires notamment) s’étant
dégradées, la forte quantité de prêts a soutenu indûment la valeur des actifs, si bien que
les emprunteurs en difficulté parvenaient toujours à rembourser leurs emprunts en
trouvant un acheteur pour leur actif, sans perte de capital.
20
Les économistes post-keynésiens ont eu un impact dans un troisième domaine de la
théorie monétaire, un impact qui se répercute aussi sur la politique budgétaire. Il s’agit
de ce qu’on appelait encore récemment les théories néo-chartalistes de la monnaie
(Wray, 2003), mieux connues aujourd’hui sous le nom de théorie monétaire moderne,
en anglais Modern Monetary Theory, ou pour faire court MMT (Kelton, 2021 ; Tcherneva,
2021). Les partisans de la MMT sont des économistes post-keynésiens qui ont adopté la
théorie de la monnaie endogène, mais en étudiant de plus près les relations financières
entre la banque centrale et l’État et en en tirant des implications pour la politique
budgétaire du gouvernement. L’approche MMT a eu un retentissement considérable
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111
auprès des politiciens américains, notamment chez les démocrates, mais elle a aussi
donné lieu à des dénonciations de la part de certains sénateurs républicains, et ce
retentissement a aussi forcé les économistes orthodoxes les plus connus, qui
habituellement ignorent totalement les travaux des économistes hétérodoxes, à se
prononcer sur la validité de cette approche. Le débat s’est transporté jusqu’au Canada,
quand autant le gouverneur de la Banque du Canada que la ministre des Finances,
Chrystia Freeland, se sont sentis obligés de nier que leurs politiques s’inspiraient de la
théorie monétaire moderne.
21
L’approche MMT insiste sur la capacité de l’État à s’extraire des contraintes de marché
relatives au financement des déficits publics. L’État, s’il est nécessaire ou préférable
d’aller en déficit, n’est aucunement contraint par la finance ; sa seule contrainte
possible, c’est un accès insuffisant à des ressources réelles lorsque l’économie approche
ou atteint le plein emploi et la pleine utilisation de ses capacités. Autrement dit, la
seule contrainte ce sont les pressions inflationnistes. La banque centrale étant en
mesure de contrôler les taux d’intérêt, quel que soit le déficit budgétaire, notamment
en achetant et détenant la dette publique, l’État ne peut invoquer le manque de
ressources financières pour justifier l’austérité budgétaire. La théorie monétaire
moderne correspond donc à ce qu’on appelle la finance fonctionnelle, tel qu’on la
retrouve chez Abba Lerner (1944), et s’oppose donc vigoureusement aux préceptes de la
finance saine. Il est inutile de chercher à obtenir un solde budgétaire nul, ou à chercher
à accumuler des surplus budgétaires pour compenser pour les déficits budgétaires
antérieurs. Toutes ces affirmations de la part des partisans de la MMT reposent sur
l’hypothèse que le pays en question dispose de la souveraineté monétaire. Dans leur
esprit, la souveraineté monétaire repose sur essentiellement quatre conditions : l’État
définit la monnaie de compte ; les contribuables doivent payer leurs impôts avec la
devise de leur pays ; les titres émis par l’État sont libellés dans la devise locale ; le pays
opère sous un régime de changes flexibles. Un tel gouvernement disposant de la
souveraineté monétaire ne peut faire faillite. Dans le contexte canadien, il s’agit bien
sûr du gouvernement fédéral. Nous reviendrons là-dessus plus loin, quand nous
parlerons des économistes post-keynésiens au Québec.
22
Les théoriciens de la MMT, tout comme bien avant eux l’ensemble des économistes
post-keynésiens, inversent la relation asymétrique entre la politique monétaire et la
politique budgétaire. Pour les économistes orthodoxes, la politique budgétaire se doit
d’être neutre en minimisant l’intervention de l’État, et c’est la politique monétaire qui
doit neutraliser les fluctuations des cycles d’affaires. Cet ajustement, depuis l’abandon
du monétarisme, se fait par les variations du taux d’intérêt directeur, qui doit refléter
le taux d’intérêt dit naturel ou d’équilibre, afin de se rapprocher du plein emploi tout
en contrôlant le taux d’inflation. Pour les post-keynésiens, la banque centrale devrait
avoir pour mandat de fixer un taux d’intérêt qui soit juste pour les diverses classes
sociales et elle devrait s’assurer de préserver la stabilité financière en mettant en place
une régulation prudentielle des marchés financiers, qui, on l’a vu ci-dessus, sont
fragiles en raison de tous les paradoxes macroéconomiques qui les affligent. C’est la
politique budgétaire, outre cette régulation financière, par exemple les règles
concernant les prêts hypothécaires et les possibilités de titrisation, qui doit avoir pour
rôle principal d’éliminer les fluctuations économiques et stabiliser l’économie.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
112
4.2 Trois autres impacts récents de la théorie post-keynésienne
23
Les contributions de politique économique des post-keynésiens ne se limitent pas aux
liens entre politiques monétaire et budgétaire. Bien que n’ayant pas eu le
retentissement des travaux de Piketty (2013) sur les inégalités de revenus, les postkeynésiens ont eu un impact sur certaines organisations internationales telles que
l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Conférence des Nations Unies sur le
commerce et le développement (CNUCED). Les travaux à la fois théoriques et
empiriques des post-keynésiens ont en effet mis en lumière l’impact néfaste de la baisse
de la part des salaires par rapport à celle des profits dans une très grande majorité des
pays industrialisés ou semi-industrialisés (Hein, 2011 ; Lavoie et Stockhammer, 2013).
Ces travaux, sur la base de ce qui a été baptisé le modèle post-kaleckien de croissance et
répartition, étudient les effets d’une hausse de la part des profits sur les principales
composantes du revenu national, à savoir la consommation, l’investissement et les
exportations nettes. Quand cet effet est globalement positif, on parle alors d’une
économie dont la demande est menée par les profits ; par contre, quand cet effet est
globalement négatif, on parle d’une économie dont la demande est menée par les
salaires. Les études ont montré que la demande intérieure de tous les pays,
consommation plus investissement, est menée par les salaires, tandis que pour certains
pays la demande globale, comprenant les exportations nettes, est menée par les profits.
Ce que démontrent aussi ces études, c’est que la hausse de la part des salaires, grâce à
des politiques favorables aux salariés qui seraient poursuivies simultanément dans
l’ensemble des pays industrialisés, aurait des effets favorables sur la demande globale
de tous les pays. Ces politiques contribueraient du même coup à réduire les inégalités
de revenus.
24
À un niveau relevant davantage de la théorie, les modèles post-kaleckiens de croissance
et répartition ont aussi donné lieu à des rapprochements avec deux autres courants de
pensée, l’économie politique comparative et la socioéconomie écologique. Pour ce qui
est du premier de ces deux courants de pensée, et ce sera notre cinquième impact, ce
sont Baccaro et Pontusson (2016) qui ont d’abord noté comment l’économie politique
comparative, et plus particulièrement les théories basées sur les variétés du
capitalisme, en partie inspirées par les régimes identifiés par les théoriciens de la
Régulation, pouvaient bénéficier d’une approche fondée sur des régimes de croissance
menés par la demande, en allant ainsi au-delà des approches basées sur des
déterminants microéconomiques et des régimes de croissance menés par l’offre,
comme dans la théorie néoclassique. Par la suite Baccaro et Pontusson (2019) ont
réitéré leur préférence pour les modèles post-keynésiens, notamment leur modèle de
croissance et répartition et leur analyse des relations conflictuelles de la répartition, au
détriment des modèles plus orthodoxes des économistes nouveaux keynésiens comme
Carlin et Soskice, lesquels revendiquent aussi leur capacité à expliquer les trajectoires
des différents régimes d’économies capitalistes. Quelques post-keynésiens ont à leur
tour participé au débat en cherchant à enrichir les classifications proposées par
Baccaro et Pontusson, notamment en y ajoutant les enjeux associés à la mondialisation
et aux problèmes de balance de paiements, ainsi que les enjeux liés à la financiarisation
des économies contemporaines et à leur instabilité financière, sans oublier les relations
de pouvoir et l’économie politique des banques centrales (Hein et al. 2021 ;
Stockhammer, 2021).
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25
Dans le passé les économistes post-keynésiens se sont peu intéressés aux questions
environnementales. Deux raisons principales peuvent expliquer ce retard. D’une part,
les écologistes avaient tendance à privilégier les questions microéconomiques tandis
que les post-keynésiens étaient surtout portés sur les questions macroéconomiques.
D’autre part, tandis que les écologistes voulaient ralentir la croissance, voire obtenir la
décroissance, les post-keynésiens s’évertuaient à trouver les moyens d’obtenir une plus
forte croissance et à convaincre leurs pairs et les politiciens à abandonner les politiques
d’austérité. La situation a cependant changé depuis le début des années 2010. C’est ce
que nous identifions comme le sixième impact de la théorie post-keynésienne. On peut
observer un double rapprochement entre les économistes post-keynésiens et les
écologistes préoccupés par les implications macroéconomiques. Comme l’ont dit Rezai
et al. (2013), s’il est important d’introduire des considérations environnementales à la
macroéconomie, il est tout aussi important de traiter des conséquences
macroéconomiques des problèmes étudiés par les écologistes, et pour ce faire ces
derniers devraient adopter les outils de la macroéconomie post-keynésienne. Cet appel
a été entendu des deux côtés.
26
Comme on pouvait s’y attendre, les post-keynésiens se sont particulièrement attardés
aux conséquences financières et monétaires de la transition économique. Ils se sont
penchés notamment sur cinq questions. Comment les banques vont-elles financer la
transition ? Les émissions d’obligations vertes vont-elles réellement changer quelque
chose ? La transition vers la décarbonisation et les changements climatiques va-t-elle
mener à l’instabilité financière et à des crises dues à la chute de certains actifs
financiers ? Une économie stationnaire, sans croissance, peut-elle opérer avec des taux
d’intérêt réels positifs, ou doit-on éliminer les taux d’intérêt ? Réciproquement, les
modèles écologistes macroéconomiques mis sur pied au cours des dernières années
sont presque tous des modèles d’inspiration post-keynésienne. Ils sont parfois basés sur
le modèle kaleckien de croissance et répartition, mais le plus souvent ce sont des
modèles basés sur l’approche dite des modèles stock-flux cohérents (SFC) évoqués plus
haut. Bien que l’approche SFC puisse aussi s’appliquer à des modèles orthodoxes, la
quasi-totalité des modèles SFC reposent sur les hypothèses généralement endossées par
les économistes post-keynésiens. Comme le disent Hardt and O’Neill (2017, p. 202), ‘la
modélisation stock-flux cohérente est une approche spécifique en macroéconomie …
qui se révèle populaire en macroéconomie écologique’. Ceux-ci concluent que la
combinaison de l’approche SFC avec l’analyse input-output, aussi prônée par les postkeynésiens qui rejettent les effets de substitution, est une avenue prometteuse pour le
développement de la modélisation macroéconomique de la transition écologique.
Plusieurs autres écologistes en viennent aux mêmes conclusions, notamment le
Canadien Peter Victor, peut-être le premier macroéconomiste écologique, qui a lui
aussi adopté l’approche SFC dans plusieurs de ses derniers travaux (Jackson et Victor,
2020). Ce rapprochement permet aux écologistes de traiter de façon formelle des
questions habituellement omises par les économistes néoclassiques dans leurs études
sur l’environnement, comme le chômage involontaire et les crises financières, tout en
adoptant des hypothèses de comportement plus réalistes.
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05. Les post-keynésiens au Québec (et au Canada)
5.1 Le livre de Maurice Lamontagne
27
Bien que la théorie post-keynésienne semble proposer une théorie bien plus réaliste
que sa rivale néoclassique, elle n’est guère présente au Canada et encore moins au
Québec, en tout cas moins que dans certains pays européens ou d’Amérique latine.
Gilles Paquet (1985) dans sa longue synthèse de la pensée économique au Québec
français n’y fait aucunement référence. Pourtant il consacre plusieurs paragraphes aux
québécois partisans de la théorie du public choice, tout aussi minoritaires dans le champ
économique. Il y est bien vaguement question d’économistes féministes ou écologiques,
mais la seule mention au keynésianisme apparaît quand Paquet discute de l’Université
Laval qui, outre l’influence de Harold Innis et d’Albert Faucher, aurait eu ‘une grande
foi dans l’outillage keynésien’ (p. 380). Une note de bas de page rappelle qu’un des
anciens professeurs à Laval, Maurice Lamontagne, était ‘un disciple de Keynes à travers
Hansen à Harvard’ (p. 379). Dans la même note, Paquet ajoute que ‘Innis et Keynes ont
des vues sceptiques sur les mécanismes autorégulateurs du marché. L’un et l’autre sont
amenés à rejeter, de manière claire, la notion d’un marché parfait auquel on pourrait
s’en remettre pour allouer les ressources. L’un et l’autre devaient d’ailleurs développer
des versions de rechange du mécanisme des prix’.
28
Pour en savoir davantage sur Lamontagne et la présence du keynésianisme au Canada
et au Québec, il faut cependant lire l’article de Gilles Dostaler et Frédéric Hanin (2005).
Outre le fait que le keynésianisme était mal perçu par les autorités ecclésiastiques et le
gouvernement de l’Union Nationale, on y apprend que quelques diplômés des HEC
suivront des cours en France avec François Perroux, notamment Jacques Parizeau et
André Raynauld, et seront donc à travers lui introduits aux idées de Keynes 2. Mais c’est
à Laval et à son département de sciences économiques que Keynes sortira du placard,
principalement sous l’impulsion de Maurice Lamontagne, qui y enseignera les cours de
théorie économique et de politique fiscale pour en devenir ensuite le directeur.
Dostaler et Hanin (2005, p. 170) disent que son livre de 1954, Le fédéralisme canadien,
‘peut être considéré comme le premier manuel keynésien publié au Québec’. Plus
intéressants encore, ils ajoutent que quand Lamontagne traite des politiques de plein
emploi, il s’appuie ‘sur le courant plus radical de l’interprétation de Keynes, mis en
avant par sa garde rapprochée de Cambridge, par exemple Joan Robinson’. En note de
bas de page, Dostaler et Hanin rappellent qu’il s’agit du courant post-keynésien, qui
s’oppose à la synthèse néoclassique des keynésiens américains. Voilà donc que la
théorie post-keynésienne aurait été présente au Québec dès 1954. Il vaut donc la peine
de s’attarder sur Le fédéralisme canadien3.
29
La relecture du livre de Lamontagne offre plusieurs passages surprenants en égard de
ce que nous connaissons aujourd’hui des affirmations des économistes de la théorie
monétaire moderne. En effet, plusieurs passages correspondent exactement aux vues
de la MMT, qui semblent si radicales pour la quasi-totalité des économistes orthodoxes
et même pour certains post-keynésiens contemporains. De plus, Lamontagne met de
l’avant quelques propositions défendues par l’ensemble des post-keynésiens
aujourd’hui, par exemple les effets positifs d’une augmentation de la part des salaires
sur l’activité économique. Outre Robinson – son livre Introduction à la théorie de l’emploi
et un article publié en 1946 dans la revue Économie appliquée dirigée par Perroux –
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115
Lamontagne cite aussi Abba Lerner, un des premiers keynésiens, mais aussi le livre de
1942 de Richard Lester, un institutionnaliste post-keynésien avant l’heure spécialiste de
la théorie de l’emploi, ainsi que Kalecki et ses ‘Trois méthodes de réalisation du plein
emploi’, article publié en 19494.
30
Avant de mettre de l’avant les propositions qui à l’époque étaient surtout défendues par
Lerner, Lamontagne commence par présenter l’état de la pensée en matière de
politique fiscale, autrement dit l’orthodoxie – la finance saine :
La première règle exigeait que les dépenses publiques fussent réduites au
minimum… La seconde norme exigeait un budget équilibré, c’est-à-dire un niveau
de taxation tout juste suffisant à financer les dépenses… On pensait que si le
système économique était laissé à lui-même et qu’aucune intervention artificielle
ne se produisait, il retournerait rapidement et par son propre mécanisme à sa
position d’équilibre de plein emploi… Elle était acceptée du public parce qu’elle
correspondait au sens commun et aux règles que la majorité des individus
appliquent dans leur vie quotidienne… Il n’en reste pas moins que cette conception
de la politique fiscale s’inspirait directement des principes philosophiques erronés
du libéralisme économique, qu’elle reposait sur une théorie scientifique très
incomplète, et qu’elle était mal adaptée aux circonstances où elle fut appliquée.
(pp. 47-48)
31
Puis Lamontagne élabore l’alternative de la finance fonctionnelle :
D’après la nouvelle conception de la politique fiscale, les dépenses de l’État et leur
financement doivent être dissociés et considérés séparément… La taxation n’a pas
pour but primordial de procurer des revenus au gouvernement qui possède
l’autorité monétaire. Cette conception a été exprimée de la façon la plus audacieuse
par l’économiste Abba P. Lerner… Ainsi le niveau de la taxation doit être élevé
lorsqu’il existe des pressions inflationnaires et qu’il faut décourager les dépenses
privées. (p. 190)
[L’emprunt] peut prendre différentes formes : émission de nouvelle monnaie,
avances de trésorerie, bons à court terme, obligations à long terme. Aucune de ces
modalités n’a d’avantages ou d’inconvénients particuliers. Il importe surtout … de
tenir compte dans le choix de l’une ou de l’autre des préférences de ceux qui
détiennent la dette publique… Il est rarement désirable que les emprunts
gouvernementaux soient financés à l’extérieur du pays, car alors le remboursement
et le service de cette dette représentent véritablement un fardeau pour l’économie
nationale. (pp. 193-194)
32
Lamontagne en vient ensuite à affirmer ce qui constitue des préceptes essentiels de la
théorie monétaire moderne, en se référant à Lerner (1944) et à Ernst Schumacher
(1949), selon laquelle un gouvernement disposant de la souveraineté monétaire peut
faire fi de toute contrainte financière :
Le gouvernement qui possède l’autorité monétaire a une capacité d’emprunt
beaucoup plus grande que celle des autres gouvernements et du secteur public…
Ainsi le gouvernement qui détient le contrôle monétaire peut emprunter les
sommes qu’il désire tout en maintenant stables le prix de ses obligations et le taux
d’intérêt. (p. 194)
33
En conséquence de quoi, Lamontagne affirme que le gouvernement central et la banque
centrale devraient promouvoir des taux d’intérêt faibles en situation de récession, ceci
afin de minimiser les coûts de la dette :
Au cours d’une dépression, tous les économistes admettent que l’expansion
monétaire et des taux d’intérêt peu élevés sont désirables… Une telle politique …
permet à l’autorité publique de qui elle relève -- en l’occurrence, au Canada, le
gouvernement fédéral – d’accumuler des déficits budgétaires importants … sans
toutefois ruiner son crédit et alourdir indûment le fardeau de sa dette. (p. 175)
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116
34
Les éléments post-keynésiens du livre de Lamontagne ne s’arrêtent pas là. Ils vont audelà de la finance fonctionnelle et de la MMT. Lamontagne se révèle aussi être un
partisan de la théorie de la demande menée par les salaires, une affirmation clé pour
bien des post-keynésiens. En effet, il écrit que ‘normalement la propension à épargner
sera plus élevée chez les riches que chez les pauvres’ (p. 119), puis il ajoute que les
entreprises vont vouloir produire plus quand les ventes sont plus fortes, et que ceci va
se réaliser quand les salaires vont être plus élevés. Il prétend même que ces salaires
plus élevés vont avoir des effets d’entrainement sur l’investissement, puisque celui-ci
dépend essentiellement des ventes :
De plus, la relation inverse entre l’emploi et les salaires que certains économistes,
en particulier Jacques Rueff, avaient cru découvrir a été clairement démentie par
les faits. Ils considèrent les salaires uniquement comme un élément du coût de
fabrication ; mais la production courante est surtout influencée par l’intensité de la
demande, non par le niveau des coûts… Par ailleurs les salaires doivent être
également envisagés comme des revenus, et, de ce point de vue, ils exercent une
influence considérable sur le niveau de la demande et des dépenses de
consommation, puisque les salariés constituent la grande majorité des
consommateurs et que leur propension à consommer est relativement élevée. Ainsi
des salaires élevés contribuent à stimuler la production courante et, par ricochet, le
volume d’investissements. (pp. 168-169)
35
Donc, comme l’affirment Dostaler et Hanin (2005), Lamontagne adopte bien un
keynésianisme qui se rapproche davantage d’une interprétation radicale –
fondamentaliste ou hétérodoxe – des écrits de Keynes, plutôt que celle des keynésiens
de la synthèse néoclassique.
36
Pour Lamontagne, c’est le secteur privé qui engendre l’instabilité économique, et non
les interventions du secteur public. Et c’est l’investissement privé qui est responsable
de cette instabilité, car dit-il, comme le Keynes de la Théorie générale, les décisions
dépendent de la crédibilité de l’information, de la confiance en la valeur de celle-ci, de
sorte qu’en définitive, ‘la décision d’investir dépend des facteurs qui déterminent le
niveau réel des profits, et qui font l’objet de la prévision, du climat psychologique
optimiste ou pessimiste, qui inspire la prévision, et aussi de la plus ou moins grande
confiance accordée à la prévision’ (p. 125). C’est là le legs de l’incertitude radicale dont
nous avons parlé. De plus, pour Lamontagne comme pour les post-keynésiens
contemporains, la politique monétaire est peu fiable, il vaut mieux se fier à la politique
budgétaire : ‘L’expérience passée et l’évolution de la théorie économique ont contribué
à diminuer l’importance du rôle attribué à la monnaie au cours des cycles. On reconnaît
généralement aujourd’hui que la monnaie n’a pas une influence déterminante et
inévitable sur le système économique’ (p. 174).
5.2 Les post-keynésiens à McGill
37
Qu’est-il donc arrivé pour que toutes ces idées post-keynésiennes disparaissent
totalement du paysage du Québec français ? C’est évidemment difficile à comprendre,
même si bien sûr le même phénomène s’est observé à la grandeur de l’Amérique du
Nord, avec l’hégémonie grandissante de la théorie néoclassique et de la pensée
néolibérale. Dans le cas spécifique du Québec, il faut peut-être attribuer une partie de
ce déclin au rôle joué par Roger Dehem. Comme le dit Gilles Paquet (1989, p. 195) dans
le préambule à son entrevue avec Dehem, celui-ci est perçu comme un ‘missionnaire’,
qui est venu ‘de Belgique faire de l’évangélisation économique’, faisant la promotion de
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117
la théorie néoclassique et de la ‘rigueur’, trouvant Keynes trop superficiel et trop facile,
inspiré sur cette question notamment par Jacob Viner – un défenseur acharné de
l’orthodoxie. Dehem a sévi à l’Université de Montréal pendant 10 ans, pour se retrouver
ensuite à l’Université Laval de 1961 à 1993, influençant ainsi des générations
d’économistes québécois dans un département désormais privé de Lamontagne. Dans
son entrevue avec Paquet (1989, p. 197), laquelle a eu lieu en 1984, Dehem se laisse aller
à dire ‘qu’évidemment, je suis très fier que depuis une dizaine d’années la pensée
keynésienne soit en voie de discrédit, car ça confirme ce en quoi j’avais déjà eu
confiance il y a 30 ans.’5
38
On en arrive donc à une situation, dans les années 1970, où sans l’Université McGill, la
pensée post-keynésienne aurait été totalement oblitérée au Québec. Nous voudrions
donc maintenant décrire comment McGill en est venu à jouer un rôle aussi stratégique
à cette époque pour l’économie hétérodoxe au Québec. McGill est devenue la source de
la pensée économique hétérodoxe pendant environ un quart de siècle, avec un
ruissellement vers l’Université du Québec à Montréal au cours des années 1970 et 1980,
en partie à cause de ce lien avec McGill.
39
L’enseignement de l’économie à McGill dans les années 1960 était fortement influencé
d’abord par deux traditions complémentaires, l’approche institutionnaliste et
l’approche post-keynésienne, qui dominaient l’enseignement supérieur et la recherche,
formant ainsi un important noyau hétérodoxe du programme d’études supérieures en
économie. Tout au long de cette période, de la fin des années 1960 (c’est-à-dire lorsque
l’un de nous (Mario) a commencé à y étudier l’économie jusqu’à la fin des années 1980,
la forte présence hétérodoxe a conduit à la formation d’un certain nombre de diplômés
qui sont venus à jouer un rôle essentiel dans le développement et la préservation des
idées hétérodoxes en général et post-keynésiennes plus spécifiquement, au Québec et
au Canada.
40
Au début de l’après-guerre, le pragmatisme de McGill dans sa politique d’embauche
avait attiré des chercheurs qui deviendront plus tard des économistes célèbres,
représentant toutes les écoles de pensée en économie. Par exemple, le département
avait attiré pendant une période limitée des économistes tels que Kenneth Boulding à la
fin des années 1940 et Robert Mundell au début des années 1960. L’un de ces
économistes très ouverts et non conformistes était John C. (Jack) Weldon. Weldon était
un économiste qui avait obtenu son doctorat à McGill en 1952, en travaillant sur la
théorie de la répartition des revenus, et qui avait commencé à y enseigner dès 1949,
poursuivant toute sa carrière universitaire à McGill6. Bien que ce dernier ait été formé
dans la tradition néoclassique, Weldon avait une approche extrêmement éclectique. Il
avait attiré au doctorat en science économique des étudiants qui sont devenus des postkeynésiens célèbres tels que Thomas K. Rymes7. De plus, il avait aussi encouragé de
nombreux étudiants de premier cycle à poursuivre leurs études en économie à
l’extérieur de McGill, dans des programmes dominés par des hétérodoxes.
41
L’un de ces étudiants parmi les plus doués et motivés était Athanasios (Tom)
Asimakopulos qui, au début des années 1950, avait été encouragé par Weldon à
poursuivre ses études de doctorat à l’Université de Cambridge en Angleterre. Pendant
ses études à Cambridge, bien qu’ayant eu pour directeur de thèse un économiste
canadien néoclassique, le très connu Harry G. Johnson, ce sont les travaux de Joan
Robinson qui ont laissé une marque durable sur la pensée d’Asimakopulos tout au long
de sa carrière à McGill, jusqu’à sa mort prématurée en 1990.
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42
La solide relation personnelle et professionnelle entre Asimakopulos et Weldon a été
cruciale dans l’établissement d’un programme hétérodoxe viable à McGill pendant un
quart de siècle, avec en son cœur des préoccupations méthodologiques postkeynésiennes. En fait, les étudiants appelaient souvent le duo et les collègues du
département qui avaient adhéré à cette approche, le groupe « Weldonopulos », parce
que leur amitié et leur présence avaient été cruciales pour attirer d’autres collègues et
étudiants diplômés vers le programme d’économie. La pratique d’embauche du
département tout au long des années 1960 et 1970 démontrait un biais évident en
faveur des économistes hétérodoxes. On peut nommer, en ordre alphabétique : Paul
Davenport, Allen Fenichel, Myron Frankman, Sidney Ingerman, Tom Naylor, Kari
Polanyi Levitt, et Robin Rowley. C’est la cohésion et la solidarité initiales au sein de ce
groupe qui ont vraiment fait de McGill l’un des programmes hétérodoxes les plus
réussis au monde à l’époque. Ce n’est que lorsque des divisions sont apparues,
notamment entre Davenport et le groupe « Weldonopulos », que l’approche hétérodoxe
a commencé à s’affaiblir dans les années 1980. Ces conflits internes ont mené à une
perte de vitalité de ce programme et ultimement à sa disparition, après les décès de
Weldon en 1987 et d’Asimakopulos en 1990.
43
Cependant, à son apogée à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970 et au
début des années 1980, l’hétérodoxie à McGill a triomphé non seulement à cause de son
personnel enseignant régulier, composé de vrais intellectuels hétérodoxes, mais aussi
grâce à un flux régulier de chercheurs, souvent post-keynésiens, qui allaient au
département en tant que conférenciers invités ou professeurs invités. Ce flux
d’économistes hétérodoxes vers McGill a peut-être commencé avec Joan Robinson, qui
dès la fin des années 1960 avait l’habitude de visiter McGill presque chaque année, soit
pendant l’année académique ou pendant les mois d’été jusqu’à quelques années avant
sa mort au début des années 1980, car elle visitait sa fille régulièrement, laquelle
résidait dans le sud-ouest de l’Ontario. On peut aussi relever la nomination de
professeurs invités tels que Victoria Chick et Edward Nell, ainsi que le nombre
imposant de conférenciers occasionnels, hétérodoxes et post-keynésiens bien connus,
tels que Geoff Harcourt, Hyman Minsky, Sergio Parrinello et Nicholas GeorgescuRoegen, durant les années où l’un d’entre nous était encore un doctorant à McGill.
44
La force et la vitalité du post-keynésianisme à McGill résidaient clairement dans cet
esprit de groupe. Cependant, son pouvoir à l’intérieur du département résidait
également sur la force intellectuelle et la figure imposante d’Asimakopulos. Celui-ci
était reconnu par ses pairs, autant au Québec qu’au Canada et aussi à l’étranger, comme
un économiste de grande envergure, en partie peut-être à cause de sa relation
privilégiée avec Joan Robinson8. Il faut bien dire aussi que son enseignement et ses
recherches en économie post-keynésienne incarnaient toutes les principales
caractéristiques décrites précédemment, lesquelles se reflétaient autant dans ses
travaux en microéconomie qu’en macroéconomie. Particulièrement important était le
fait qu’il s’affichait comme économiste kaleckien, à une époque où peu d’économistes
avaient entendu parler de Michał Kalecki en Amérique du Nord, à l’exception de George
Feiwel à l’Université du Tennessee (lui-même un ancien de McGill) et des postkeynésiens comme Alfred Eichner et Edward Nell aux États-Unis.
45
Asimakopulos s’est intéressé à plusieurs domaines de l’économie post-keynésienne : la
théorie de la croissance (Asimakopulos et Weldon, 1965), Keynes et l’investissement
(Asimakopulos, 1971), et la répartition du revenu (Asimakopulos, 1975) 9. Nous pensons
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que le plus important de ses travaux académiques était son tout dernier livre, publié à
titre posthume en 1991, Keynes’s General Theory and Accumulation, qui témoigne de la
profondeur de sa pensée fondamentaliste keynésienne, car en le lisant chapitre par
chapitre, on acquiert le sentiment que l’on ne peut être plus proche d’une
compréhension intime de la Théorie générale de Keynes. À l’exception de Jack Weldon et
Kari Polanyi Levitt, qui elle aussi a exercé une forte influence sur les étudiants dans le
domaine du développement économique, la plupart des étudiants diplômés qui ont
suivi ses cours de théorie ont été influencés par la vision post-keynésienne de Tom
Asimakopulos, même quand ces étudiants étaient supervisés par d’autres collègues du
département. Son influence a été énorme jusqu’à sa mort prématurée en 1990.
46
En ayant perdu les deux plus importants membres du groupe « Weldonopulos » et en se
trouvant dans une situation de plus en plus minoritaire, la mort d’Asimakopulos a mis
fin à toute une ère de pensée post-keynésienne à McGill. Cependant, alors que le groupe
hétérodoxe diminuait en importance au cours des années 1990 et au début du 21e
siècle, la cohorte d’étudiants qui avait étudié pendant un quart de siècle à partir du
milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980 à McGill, se trouvait maintenant
répartie dans différentes régions du Québec et du Canada. Des anciens étudiants de
McGill tels que Louis Ascah (Université de Sherbrooke), Diane Bellemare (Université du
Québec à Montréal), Shernaz Choksi (Collège Vanier), Gilles Dostaler (Université du
Québec à Montréal), Marguerite Mendell (Université Concordia), Pierre Paquette
(Collège militaire royal), Lise Poulin Simon (Université Laval) se sont frayés un chemin
dans divers départements, et ont continué à promouvoir la pensée hétérodoxe. Mais au
21e siècle, il faut reconnaitre que ce qui reste est une base assez faible, car bon nombre
de ces anciens diplômés de McGill qui avaient été formés par le groupe
« Weldonopulos » ont eux-mêmes pris leur retraite ou sont décédés.
47
La même chose peut être dite à propos du reste du Canada, où nous avons contribué à
l’extension d’un groupe hétérodoxe substantiel à l’Université d’Ottawa, composée
d’institutionnalistes, de marxistes, de post-keynésiens et de sraffiens, avec notamment
Jacques Henry10. Ce groupe s’est progressivement effondré malgré nos efforts pour
acquérir ou maintenir une influence sur l’évolution du département, même si nous
avons pu continuer à promouvoir la pensée post-keynésienne et hétérodoxe au Canada
et à l’étranger11. Des bases plus réduites comme à l’Université York grâce à la présence
d’Omar Hamouda (au Collège Glendon) et de Brenda Spotton Visano, tous deux anciens
étudiants de ce groupe original « Weldonopulos », sont restés relativement isolés en
dépit de leurs interactions avec d’autres post-keynésiens comme John Smithin et Mark
Peacock, à l’intérieur de l’Université York ; et on peut dire la même chose de Robert
Dimand à l’Université Brock dont la formation de premier cycle avait été à McGill. Le
regroupement post-keynésien le plus dynamique jusqu’en 2020 était probablement
situé à l’Université Laurentienne en raison de la présence de deux anciens étudiants de
l’Université d’Ottawa, Hassan Bougrine et Louis-Philippe Rochon, ce dernier ayant fait
sa maîtrise à McGill, entourés d’économistes hétérodoxes comme Brian MacLean, David
Leadbeater et quelques autres, groupe qui est maintenant en partie décimé en raison
des problèmes financiers de cette université.
48
Ailleurs en Ontario, on peut noter que l’Université de Waterloo, dans les années 1970,
avait également attiré un groupe important de post-keynésiens, à commencer par
Sidney Weintraub, Vivian Walsh et John Hotson. Mais Waterloo a subi le même sort que
McGill après le décès de John Hotson en 1996. Il y a aussi eu d’autres « avant-postes »
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hétérodoxes à l’extérieur du Québec, comme l’Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse,
en raison de la présence de John Cornwall, lequel est aussi malheureusement décédé à
la même époque qu’Asimakopulos, et grâce à Lars Osberg ; et aussi l’Université du
Nouveau-Brunswick, avec les rédacteurs d’un anti-manuel, Rod Hill et Anthony Myatt,
ce dernier ayant été l’étudiant d’un ancien de McGill. Outre l’Université Laurentienne,
l’Université du Manitoba semble constituer le seul autre regroupement hétérodoxe
ayant résisté à l’hégémonie néoclassique. Nos collègues Fletcher Baragar, Ian Hudson et
Robert Chernomas ont pu empêcher l’emprise néoclassique par des moyens légaux,
contrecarrant ainsi la tendance dans pratiquement toutes les autres universités où les
minorités intellectuelles post-keynésiennes ont été évincées des départements de
science économique depuis les années 199012.
06. Conclusion
49
L’économie post-keynésienne, lorsqu’elle est enseignée ou connue, attire les étudiants,
car les théories qu’elle met de l’avant leur semblent bien plus proches de la réalité que
les enseignements néoclassiques. De plus, son apport commence à être reconnu par
certains représentants des banques centrales ou d’institutions internationales et par les
chercheurs des domaines voisins en sciences sociales. Même si on ne peut pas
directement attribuer aux économistes post-keynésiens la mise en place des politiques
monétaires et budgétaires de relance destinées à contrer la crise financière de 2008 et
la crise sanitaire de la Covid-19, il est clair que ces politiques sont grandement
conformes aux théories et politiques mises de l’avant par les post-keynésiens.
50
Cependant, si la théorie post-keynésienne est encore bien vivante dans les universités
de certains pays européens et au Brésil, malheureusement on ne peut pas en dire
autant pour ce qui est du Québec ou du Canada. Les jeunes Québécois qui récusent les
théories néoclassiques ont tendance à renoncer à leurs études en science économique
et à bifurquer vers d’autres départements. Il existe quelques rares exceptions, Frédéric
Hanin à Laval et Éric Pineault à l’UQAM, mais hors des départements d’économie, et
aussi Mathieu Dufour, qui est maintenant enseignant au Département des sciences
sociales à l’Université du Québec en Outaouais, et qui participe aux travaux de l’IRIS,
notamment sur les questions portant sur la dette et les politiques budgétaires ou le
salaire minimum, apportant ainsi à cet institut québécois un regard post-keynésien sur
ces importantes questions de politique économique.
51
La morale de tout ceci c’est que les économistes hétérodoxes, s’ils parviennent par un
heureux hasard à occuper une place importante dans un département, doivent faire
preuve d’une cohésion inébranlable et oublier de leur définition du pluralisme toute
référence à l’école néoclassique, car l’histoire montre que lorsque les économistes
néoclassiques réussissent à constituer une majorité et contrôler le recrutement,
l’hétérodoxie est condamnée à disparaître par attrition, comme l’explique Tom Palley
(1997) à l’aide d’un petit modèle.
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Seccareccia, Mario (2019). From the age of rentier tranquility to the new age of deep uncertainty :
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Sraffa, Piero (1975). Les lois des rendements en régime de concurrence, dans Piero Sraffa, Écrits
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pp. 52-65.
NOTES
1. Les lecteurs qui ne sont pas familiers avec la théorie post-keynésienne, mais qui désireraient
en savoir davantage, peuvent accéder pour commencer au livre d’introduction en français de
Lavoie et al. (2021) ou à celui en anglais de John King (2015). Les lecteurs plus déterminés peuvent
consulter deux recueils de textes en français, celui dirigé par Piegay et Rochon (2003) qui porte
essentiellement sur la monnaie, et celui dirigé par Berr et al. (2018) qui traite de tous les aspects
de la théorie post-keynésienne et qui présente les fondateurs de cette école de pensée, tel
qu’évoqué dans la partie précédente. Le livre de Lavoie (2014) constitue une compilation avancée
et en anglais des thèses et modèles post-keynésiens, recommandée aux étudiants diplômés. Il
faut aussi noter deux numéros spéciaux de la revue québécoise L’Actualité économique, consacrés à
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
124
la théorie post-keynésienne : un numéro double publié en janvier-juin 1982 et dirigé par Jacques
Henry et Mario Seccareccia, et un autre en décembre 1992, dirigé par Marc Lavoie.
2. Dostaler et Hanin (2005, p. 170) notent que Jacques Parizeau rapporte que ‘Maurice
Lamontagne a été pour moi un phare. Son ouvrage Le fédéralisme canadien marque la première
intrusion des idées keynésiennes chez les francophones du Québec’. Dostaler et Hanin (2005, p.
172) rapportent aussi que Pierre Elliott Trudeau, qui avait aussi étudié l’économie à Harvard,
avait rédigé une sorte de cours sur le keynésianisme dans un article de 1954 de Cité Libre.
3. L’un d’entre-nous (Marc Lavoie) a un intérêt particulier à examiner ce livre. Maurice
Lamontagne est né à Mont-Joli en 1917, tout comme mon père qui y est né en 1922. Celui-ci a fait
ses études de sciences sociales à l’Université Laval. La thèse que mon père a rédigée pour
l’obtention de la maîtrise au département d’Économique portait sur les théoriciens de l’équilibre
partiel, et son directeur de thèse était Maurice Lamontagne. La thèse mentionnait brièvement la
critique de la théorie marshallienne publiée en 1926 dans l’Economic Journal par Sraffa (1975) – un
des fondateurs de la théorie post-keynésienne! Mon exemplaire du livre Le fédéralisme canadien
provient de la bibliothèque de mon père. Wikipédia nous dit aussi que Maurice Lamontagne
aurait été professeur à l’Université d’Ottawa en 1957 ou à partir de 1957!
4. L’original avait été publié en anglais en 1944 (Collected Works of Michal Kalecki, volume 1, dirigé
par Jerzy Osiatynski, Oxford, Clarendon Press, 1990, pp. 357-376)
5. Ainsi, toutes proportions gardées, le rôle joué par Dehem dans l’abolition des courants
hétérodoxes au Québec serait semblable à celui joué par Frank Hahn dans le cas de l’épuration du
courant post-keynésien à l’Université de Cambridge, comme démontré dans l’imposant livre
d’Ashwani Saith (2022).
6. Davantage de détails se trouvent dans Green (1990).
7. Rymes est connu notamment pour son livre sur la controverse sur le capital des deux
Cambridge (Rymes 1971) et pour avoir conçu un livre condensant les notes de cours de neuf
étudiants de Keynes pendant que ce dernier préparait sa Théorie générale. C’est Rymes qui a
introduit l’un d’entre nous (Marc) aux idées post-keynésiennes dans son séminaire de
spécialisation à l’Université Carleton.
8. Asimakopulos avait été directeur de la Revue canadienne d’économique, tandis que Weldon avait
été nommé président de la Canadian Economics Association.
9. Davantage de détails se trouvent dans Rowley (1991).
10.
Voir, par exemple, le texte introductif en 1982 sur l’approche post-keynésienne (Henry
et Seccareccia 1982).
11.
Lavoie (2013) décrit les diverses stratégies que nous avons poursuivies pour introduire
du contenu hétérodoxe dans nos cours dans le cadre d’un département
essentiellement néoclassique.
12.
On peut aussi mentionner Morris Altman, un ancien de McGill spécialisé dans
l’économie comportementale à la Herbert Simon. Altman a transité par l’Université
d’Ottawa, puis par l’Université de Saskatchewan, pour ensuite s’expatrier en Nouvelle
Zélande et en Australie.
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125
RÉSUMÉS
L’article se penche sur la théorie post-keynésienne, qui est l’une des écoles de pensée
hétérodoxes en économie. Nous évoquons tout d’abord les principales caractéristiques des écoles
de pensée hétérodoxes en général, puis les caractéristiques spécifiques à l’économie postkeynésienne. Nous identifions ensuite six domaines où l’on peut affirmer que la théorie postkeynésienne a eu un impact au cours de la dernière décennie. Nous tentons ensuite de tracer un
bref portrait historique de la présence de la théorie post-keynésienne au Québec et
accessoirement au Canada. Nous nous penchons plus particulièrement sur un ouvrage de 1954 de
Maurice Lamontagne, un ancien enseignant à l’Université Laval et un ancien ministre fédéral. Cet
ouvrage encore aujourd’hui suscite l’étonnement, car certains de ses passages auraient pu être
écrits par des auteurs post-keynésiens contemporains. Nous montrons aussi le rôle fondamental
joué par le département de science économique de l’Université McGill dans la diffusion de la
pensée post-keynésienne au Québec et aussi en Ontario.
This article deals with post-Keynesian theory, which is one of the heterodox schools of thought
in economics. We first list the main features of heterodox schools of thought, and then list the
specific features of post-Keynesian economics. We then identify six theories and public domains
where one can claim that post-Keynesian economics has had an impact over the last decade. We
then attempt to describe the historical and current presence of post-Keynesian economics in
Quebec and partly in Canada. A whole section is devoted to the 1954 book of Maurice
Lamontagne, a former professor at Laval University and a former federal minister. This book still
generates surprise today because several pages could have been written by contemporary postKeynesians. We also show the fundamental role played by the department of economics of McGill
University in keeping alive post-Keynesian thought in Quebec and also in Ontario.
INDEX
Mots-clés : théorie post-keynésienne, théorie monétaire moderne, finance fonctionnelle,
macroéconomie écologique, demande effective
Keywords : post-Keynesian economics, Modern monetary theory, functional finance, ecological
macroeconomics, effective demand
AUTEURS
MARC LAVOIE
Professeur émérite, Université d’Ottawa et Université Sorbonne Paris Nord,
Marc.Lavoie@uottawa.ca
MARIO SECCARECCIA
Professeur émérite, Université d’Ottawa, mseccare@uottawa.ca
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126
La réception de l’approche de la
régulation au Québec
Reception of the « Regulation Approach » in Quebec
Gérard Boismenu
01. Introduction
1
L’approche de la régulation a été introduite au Québec assez tôt, mais par touches.
L’histoire de l’appropriation de cette approche au Québec peut être tracée par coups de
sonde, dans la mesure où il est difficile d’identifier un lieu, un forum, une école, une
revue, soit une forme organisée, qui ait adopté cette approche et s’en serait fait le
promoteur. Cela dit, plusieurs activités de l’Association d’économie politique ont été
l’occasion de sa diffusion et valorisation, et des équipes du Groupe de recherche connu
par l’acronyme GRETSE (Université de Montréal-Université du Québec à Montréal) ont
retenu, au moins partiellement, cette approche dans leurs travaux.
2
La présence de cette approche a été personnalisée par des auteurs-chercheurs sans
qu’il n’y ait une grande concertation entre eux. On pourrait les qualifier
d’interlocuteurs « contre-intuitifs », n’ayant pas la même familiarité disciplinaire ou
théorique qui était celle des principaux auteurs « devenus canoniques ».
L’appréhension sociologique d’une approche venant de l’économie politique n’est pas
sans intérêt ni contre nature, car l’approche, d’emblée, invitait à une telle
fréquentation interdisciplinaire. C’est ce que je vais tenter d’illustrer, par un récit
pointilliste qui va de 1980 au tournant des années 1990. Il s’agit d’une perception bien
personnelle qui ne prétend pas s’appuyer sur une recherche bibliographique
exhaustive.
02. Ancrage dans l’économie politique
3
Le point de départ de cette approche théorique fut la publication du livre de Michel
Aglietta, intitulé Régulation et crises du capitalisme paru en 1976 1. Résolument inscrite
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
127
dans les débats de l’économie politique, cette approche offre une alternative aux
canons de la théorie économique courante et prend ses distances avec la théorie du
Capitalisme monopoliste d’État. Le rapport salarial est l’angle privilégié pour s’attaquer
à l’étude de l’expérience américaine dans une perspective contemporaine. Le rapport
salarial et sa transformation2, depuis les années 1970, seront aussi un centre d’intérêt
pour interpréter le bouleversement des relations organisationnelles et techniques du
travail. Je pense à l’analyse comparée des tendances en Europe au milieu des années
19803.
4
Les travaux initiaux diversifient cependant les objets d’études. Boyer et Mistral 4
s’intéresseront à l’inflation et à la crise des années 1970-1980. De leur côté, Robert
Delorme et Christine André s’attaqueront aux relations État et économie à travers
l’examen historique des dépenses publiques en France5. Alain Lipietz abordera la
question d’abord sur un plan théorique dans Crise et inflation, pourquoi ? 6. En
introduisant une discussion de fond sur la notion de régulation, puis en s’attaquant aux
concepts fondamentaux de l’économie marxienne : valeur, prix, accumulation, plusvalue relative, forces productives et composition organique du capital. Tous ces
ingrédients permettent de conclure sur l’accumulation intensive du capital. Il faut
savoir qu’il s’agissait du premier volume (accumulation intensive) qui devait être suivi
d’un deuxième, qui ne vit jamais le jour, sur la régulation monopoliste. Le grand intérêt
pour les crises conduit à traiter de la monnaie et de la financiarisation de l’économie 7.
Dans une perspective historique large et en ouvrant le spectre sur plusieurs pays,
l’accumulation, la régulation, l’intervention publique seront traitées sur les plans
national et international par Mazier, Basle et Vidal8. La conceptualisation va s’enrichir
avec la comparaison internationale, mais également en posant les questions de la
mondialisation de l’économie et de la division internationale du travail 9.
5
Un noyau de concepts a été proposé, en quelques années, dans les contributions
d’auteurs différents et au gré de travaux sur divers phénomènes. Pensons à : mode de
régulation, régime d’accumulation, rapport salarial, monnaie et crédit, crise, forme
institutionnelle, compromis institutionnalisé, concepts qui sont dynamisés par leur
inscription dans le cours de l’histoire. Mettre l’accent sur la dynamique longue et
proposer une formalisation de long terme constituent un attribut important : penser la
transformation des sociétés en référence à la jonction, sur des périodes plutôt longues,
de formes institutionnelles qui concourent à une régulation des rapports de travail, de
l’accumulation, de la circulation monétaire et de l’intervention publique, dans une
perspective non pas d’équilibre, mais de compromis et d’ajustements condensant
conflits sociaux et luttes des acteurs. La régulation est par définition ponctuée par les
crises. Cette approche, qui met en évidence les formes institutionnelles qui contribuent
à la régulation, se concilie assez bien avec les démarches de néo-institutionnalistes,
telles celles de Charles Tilly, Theda Skocpol ou encore Fred Block, dont les travaux
attirent l’attention dans la sociologie critique. Un peu plus tard 10, un dialogue va
s’engager avec Peter Hall, Daniel Soskice ou Kathleen Thelen, ce qui coule de source.
03. Forums de diffusion
6
La diffusion des approches théoriques se fait d’abord par la communication
scientifique, que cela passe par les livres, les articles, notes de recherche, etc. Il est un
autre forum qui mérite attention, soit les colloques ou conférences. On peut relever
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
128
quelques moments au tournant des années 1980 au cours desquels les principales
thèses de l’approche ont été diffusées.
7
L’Association d’économie politique organise en 1981 son colloque annuel sur la
question de la crise économique et de sa gestion11. À cette occasion, Robert Boyer et
Benjamin Coriat présentent, chacun de leur côté, des argumentaires de cette approche.
Le premier insiste sur la transformation du rapport salarial, de la période de l’entredeux-guerres, à la période de l’après-Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à la crise des
années 1974-198012. C’est l’occasion de différencier les manifestations du rapport
salarial et de soutenir la notion de régulation monopoliste. Le deuxième, qui vient de
publier L’atelier et le chronomètre13, fait d’abord référence aux travaux de Michael Piore,
puis campe la notion de rapport salarial en considérant la transformation de
l’organisation du travail, de l’emploi et du salaire, et y introduit la variable des
politiques sociales. L’inflexion néolibérale, qui se veut une réponse à la crise, présente
plusieurs limites. En 1983, Alain Lipietz participe à deux colloques de dimension
internationale. D’abord14, il traite de la division internationale du travail en posant la
relation entre le fordisme des pays du centre et les pays « périphériques », et, de ce pas,
introduit la notion de « fordisme périphérique » qui soulèvera, par la suite, plusieurs
interrogations. Ensuite, c’est la crise de l’État-providence qui retiendra son attention 15.
Cette forme d’État est située en relation avec la régulation concurrentielle et la
régulation monopoliste, mais, plus encore, avec le fordisme et la transformation des
conditions d’existence du salariat, de sa « contractualisation » et de l’élargissement du
salaire indirect. Si l’État-providence a su amortir la crise du fordisme, il rencontre ses
propres limites, si bien que la crise de l’État-providence apparaît comme une
« composante » de la crise du fordisme.
8
Ces événements illustrent qu’au gré de quelques colloques, l’approche a été diffusée sur
des thématiques diverses, comme autant de touches qui en composent un tableau
souvent impressionniste. Si cela est, du reste, assez normal, je retiens que les audiences
de ces interventions sont composées beaucoup plus de sociologues et de politologues,
que d’économistes, même hétérodoxes. Le Québec ne fait pas exception, mais ce n’est
pas sans incidences sur la réception de cette approche. Mis à part le livre fondateur de
Michel Aglietta déjà cité, les travaux font référence davantage à la France lorsqu’on
veut illustrer le propos. Pour les chercheurs du Québec, la réticence à calquer des
analyses et des conclusions portant sur d’autres pays à la réalité canadienne et
québécoise est manifeste. Parallèlement, au cours de ces premières années, il y a un
appétit pour un exposé conceptuel synthétique de l’approche qui traite des dimensions
sociopolitiques. Ce à quoi répondront, pour un temps, les cinquante premières pages de
L’audace ou l’enlisement16 de Alain Lipietz et, surtout, La théorie de la régulation : une
analyse critique17 de Robert Boyer. Les travaux qui suivront viendront étoffer l’ensemble
et ponctuer le processus d’appropriation de l’approche.
04. Un autre espace de réflexion
9
Dans les années qui suivent et avec un corpus plus complet, Alain Noël fera la
présentation synthétique et critique la plus convaincante. Publié dans International
Organisazation18, ce texte s’inscrit dans ses travaux de thèse19 et le guidera par la suite. Il
s’adresse à un large lectorat et situe l’approche au regard de l’économie politique
critique, de la sociologie du travail et du néo-institutionnalisme dans l’analyse
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
129
politique. Noël conclut que l’analyse du changement par la jonction de dimensions
sociales, trop souvent compartimentées, est une avancée certaine et que la mise en
relief des facteurs politiques dans la stabilité économique est féconde. Cela dit, s’ouvre
un espace de réflexion qui fait place à une série d’interrogations.
10
D’ailleurs, devant la diffusion internationale de l’approche de la Régulation, un premier
grand congrès se tient à Barcelone au printemps 1988. Des chercheurs du Québec et
Canada se joignent à cette manifestation qui attire de très nombreux participants. De
ceux-ci, certains réunissent leurs travaux dans le livre Politique et Régulation, publié en
199020. Comme le titre l’indique, les auteurs posent, d’une façon ou de l’autre, un
paradoxe, à savoir que la théorie de la régulation « accorde à l’État un rôle crucial dans
la configuration de la régulation, mais les travaux, centrés sur sa propre dynamique et
proposant un corpus théorique satisfaisant, restent relativement rares » 21. Les
propositions varient ; elles vont d’une réflexion à portée théorique à l’analyse de
situations particulières illustrant la pertinence de l’analyse politique. Ces contributions
préfigurent d’autres qui seront formulées dans la même période.
11
Inspirée par la pensée et les analyses féministes, Jane Jenson ne veut pas privilégier
l’État comme institution centrale de la coordination de la régulation, et insiste sur la
pertinence des institutions, des acteurs et des identités qui émergent de la société
civile22. Discutés sur un plan théorique, mais aussi analysés dans leurs manifestations
historiques, les idées, les acteurs et leur inscription dans l’espace permettront de
dégager une perspective d’ensemble dans l’étude du Canada23. De ces acteurs découlent
les processus de représentation,24 l’émergence du paradigme sociétal 25 et la
consolidation d’un bloc social. Cela sert à caractériser la spécificité canadienne, avec la
notion de « fordisme perméable canadien »26, dont l’origine remonte à l’entre-deuxguerres tout en se prolongeant dans la période des Trente glorieuses. On a ici un effort
de conceptualisation des dimensions se rapportant au processus politique, aux acteurs,
aux identités et, plus largement, à la société civile. Les travaux sur le féminisme
inspirent cette réflexion, avec le souci de ne pas céder à une réification de l’État.
12
Alain Noël revient sur la question du politique à travers l’action collective, la politique
partisane et les relations industrielles, afin de dégager une logique politique
indispensable à l’analyse en termes de régulation, tout en échappant à la notion de
« trouvaille ». Il aborde résolument la logique des acteurs27. C’est l’éclairage essentiel
pour comprendre le processus de construction de la politique hésitante d’intervention
publique au Canada à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. Les acteurs, le
personnel politique, les hauts fonctionnaires, mais aussi les administrations et les
partis politiques, dans leurs logiques d’action et leurs univers intellectuels, sont mis à
contribution pour nuancer fortement l’apparente conversion au keynésianisme au
Canada28. En somme, il prend en compte la configuration des acteurs qui, sur le plan
individuel ou collectif, posent des actions à l’intérieur de contraintes qui découlent de
leur position dans les rapports de classes29.
13
Au-delà des acteurs au sens strict, l’analyse de la situation canadienne permet de poser
la question des dynamiques politiques dans un régime fédératif et du choc des relations
intergouvernementales, comme le soulignent Noël30 et Boismenu 31. Ces derniers se
joignent à Lizette Jalbert32 dans l’analyse des fondements politiques du rôle de l’État
dans la régulation au Canada. Ici, ce sont les conflits sociaux qui apportent le meilleur
éclairage historique sur le mode d’insertion de l’État dans la régulation. Les réformes et
leurs limitations sont tributaires d’un rapport de pouvoir entre forces sociales qui
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130
conduit à un fordisme à forte tonalité libérale dans des rapports politiques consacrant
l’hégémonie centriste. L’analyse de la place et du rôle de l’État dans la régulation du
rapport salarial au cours des Trente glorieuses fait l’objet d’une présentation
systématique33. La version plus complète de cette étude, mobilisant données
économiques, actions syndicales, mouvements sociaux, dynamique politique, politiques
publiques et comparaison internationale, sera rédigée à ce moment, mais publiée
beaucoup plus tard, même si elle a inspiré entre-temps plusieurs textes 34.
14
La caractérisation du rôle de l’État — et de ses modes d’action —, dans la constitution
du mode de régulation, trouve sa source dans les conflits et les pratiques sociales et
politiques des acteurs. Dans leur dernier travail conjoint, Boismenu et Jalbert traitent
sur le plan conceptuel et méthodologique des facteurs sociopolitiques qui permettent
une analyse des configurations institutionnelles qui participent au mode de
régulation35. Aux facteurs les plus souvent identifiés, la montée de l’informel dans les
modes organisationnels et l’importance du culturel et des régulations sociales sont
évoquées dans leurs manifestations aussi bien en termes de logiques que de pratiques.
L’idée évoquée de typologies de configurations institutionnelles entre pays s’ouvre sur
la comparaison, s’ouvre, en d’autres termes, sur la systématisation d’analyses
particulières et sur la caractérisation de cas singuliers. Cette idée aura des suites et
permettra de formuler une typologie fondée sur plusieurs variables 36.
15
Cela m’amène à une brève remarque en jetant un œil sur le début des années 2000. La
préoccupation exprimée du côté du Québec sur la prise en compte du politique est
certainement partagée par des collègues de l’école française de la régulation. Par
exemple, Bruno Amable, en dialogue avec l’institutionnalisme historique et l’école de la
diversité des capitalismes, prolonge l’approche régulationniste en distinguant cinq
modèles de capitalismes grâce à la prise en compte des marchés de produits, du rapport
salarial, des systèmes financiers, de la protection sociale, de l’éducation et des
équilibres politiques37. Pour sa part, Bruno Théret, qui a fait plusieurs séjours au
Québec, s’est investi sur les questions du fédéralisme et de la protection sociale 38. La
combinaison de ces deux dimensions est au cœur de sa réflexion, de même que la
comparaison, ce qui l’amène à poser l’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord (du
Canada, en particulier). Ces exemples, dans le but d’illustrer que les discussions menées
par les auteurs québécois trouvaient un écho dans les propres interrogations des
collègues français.
16
Par ailleurs, Alain Noël souligne que ce qu’il faut remettre en question ce n’est pas le
projet régulationniste, mais sa version économiste. Il poursuit en soulignant que ces
« fils rebelles des althussériens » sont, en même temps, des « fils respectueux de
l’économétrie ». De là, la tentation de dégager des périodes relativement stables qui
pourraient être représentées par un nombre limité d’équations39. Il y voit la difficulté
d’intégrer le politique dans les analyses et un signe du statut résolument résiduel du
politique. Mais faut-il voir dans l’économétrie un gage de respectabilité et de
vraisemblance scientifique, qui démontrerait la présence de zones de stabilité
structurelle porteuses d’équilibres macro-économiques de moyen terme ?
17
Ne voulant pas transposer au Canada les observations sur le développement
économique en France ou aux États-Unis, Gérard Boismenu entreprend de tester la
vraisemblance de la Problématique de la régulation pour saisir la réalité canadienne
par des données macroéconomiques et plus d’une vingtaine d’équations simples sur
diverses variables pertinentes. Les résultats répondent globalement aux attentes, tout
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131
en révélant des particularités propres qui manifestent la singularité du Canada 40. Sur
cette lancée et avec la collaboration de Jean-Guy Loranger et Nicolas Gravel, il est passé
d’équations simples à la formulation d’un modèle économétrique de neuf équations
simultanées, dont cinq équations de bouclage du système41. Cette vérification de
l’approche de la régulation dans le contexte canadien a retenu des données pour trois
sous-périodes de 1947 à 1989. Cet exercice permet de poser une toile de fond
économique et de repérer les grands enchainements permettant d’asseoir l’analyse des
rapports sociopolitiques au Canada et de poser les paramètres d’une comparaison avec
d’autres sociétés.
18
Cette démarche, qui s’est poursuivie durant quelques années42, possède une valeur
certaine, mais deux constats s’imposent. D’une part, ces travaux trouvent largement
leur justification dans le raffinement des tests économétriques en eux-mêmes, mais ont
un impact modeste pour l’analyse sociopolitique du mode de régulation ; d’autre part,
l’intérêt pour ces travaux sur le plan international est réel, mais les interlocuteurs
économistes au Canada se font rares. Peut-être par ignorance, ce que je suis prêt à
« confesser », il semble que l’audience québécoise pour la théorie de la régulation ait
été moins manifeste dans le champ de l’économie. Est-ce la présence d’un moins grand
pluralisme paradigmatique dans cette discipline, je ne saurais le dire. Dans tous les cas,
s’ouvre une discussion qui ne peut être menée ici.
19
Dès le départ, d’autres auteurs accueilleront avec ouverture l’approche de la régulation
en la discutant, « depuis » leur propre champ d’expertise, pour évaluer non seulement
sa pertinence, mais l’apport qu’ils peuvent en titrer. Cela a permis la publication de
textes stimulants. Je pense à Gilles Breton et Carol Levasseur 43 qui présentent une
réflexion critique sur et autour de l’État pour critiquer la notion de compromis
institutionnalisé, mettre en évidence la « régulation anthroponomique » et insister sur
l’impossibilité de penser l’État en dehors du champ politique. François Houle 44 s’inspire
de la régulation pour illustrer que l’intervention étatique dans la régulation sociale est
redéfinie en fonction de la rationalité de l’économie mondiale, ce qui accompagne la
crise de l’État sociale au cours des années 1980. De la même façon, la place occupée par
le rapport salarial dans la théorie interpelle les analystes des relations de travail.
Jacques Bélanger et Gilles Breton proposent de dépasser une approche
institutionnaliste et s’appuient sur une analyse sociologique des relations dans les lieux
de travail tout en évitant les généralisations abusives. Sur le même terrain du travail,
Paul R. Bélanger et Benoît Lévesque45 mènent une conversation avec la « théorie » de la
régulation pour discuter la place de la sociologie dans l’analyse du monde du travail audelà du rapport salarial au moment de la crise du fordisme et pour définir une
approche centrée sur la « sociologie de l’entreprise » qui permet de saisir les formes
sociales nouvelles qui émergent.
20
En somme, au cours des années 1980, l’approche de la régulation a été diffusée au
Québec et accueillie avec intérêt, surtout par les politologues et des sociologues ; cela
dit, le nouveau vocabulaire a été introduit et adopté par de larges publics. Les notions
de fordisme, de rapport salarial, de mode de régulation, d’accumulation intensive, etc.
sont devenues familières. L’approche a eu pour mérite de proposer une grille pour
discuter la « cohérence » de périodes plus longues de notre histoire récente, en
présentant des caractéristiques, dont les combinatoires étaient « parlantes » et dont
l’intelligibilité était vraisemblable. Sans tomber dans le piège d’une stabilité
structurelle, voire de l’équilibre, l’indentification de phases dominées par un mode de
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132
régulation permet une prise en compte des relations sociales reconduites et analysées
dans leur renouvèlement. De plus, la nécessaire combinaison de facteurs ou dimensions
empruntant à diverses sphères de la connaissance a constitué un écho à une démarche
interdisciplinaire dont on perçoit la nécessité.
05. Bien comprendre le temps long
21
Il faut noter, par ailleurs, que cette approche a proposé une lecture stimulante et
éclairante d’une période de nos histoires occidentales qui venait d’arriver à son terme.
C’était une lecture du passé récent, ayant pour borne éloignée la Deuxième Guerre
mondiale jusqu’à la crise de plus en plus manifeste au milieu des années 1970, soit des
Trente glorieuses. La fécondité de la proposition devenait moins éclatante, dès lors qu’il
a fallu travailler sur le « présent », sur les suites de la crise, sur ce qui s’annonçait. C’est
le sort des sciences sociales de façon générale. Des conclusions sur ce qui a été et d’une
vision synthétique sur le passé récent, on est passé au recours à un dispositif
conceptuel et à une démarche pour suivre ce qui change dans des sphères d’activité
éclatées et dont il est difficile de dégager un sens avec pertinence et encore moins
« certitude », car, pour dire le moins, le nouveau ne s’installe pas de façon abrupte dans
une forme aboutie.
22
L’approche de la régulation a pu faire illusion en prêtant à penser qu’on pouvait
dégager de grandes phases du capitalisme par des combinatoires et une mise en
cohérence de diverses dimensions de la société. Même si ce n’est pas l’intention de
l’approche, on en est venu à supposer implicitement une forme de synchronie des
différents champs de pratiques et de facteurs dans le processus social de construction
des formes de régulation, d’où la recherche d’enchainements fonctionnels. Au mieux,
ce ne serait qu’une lecture a posteriori épurée. Or, il y a un paradoxe. D’un côté, pour fin
d’analyse, on sollicite des espaces de pratiques sociales qui ont leurs propres acteurs,
dynamiques et rythmes, qui ne répondent pas à un nécessaire ajustement et
enchainement fonctionnel. On peut éventuellement en dégager de façon stylisée de
grands agencements qui rendent possible une reconduction dans le temps. De l’autre,
les combinatoires, qui assurent une stabilité structurelle restent des moments
provisoires qui peuvent difficilement se projeter comme des ensembles compacts sur la
moyenne période.
23
Il faut rappeler que toute périodisation présente ses faiblesses, en ce sens qu’elle ne
découpe pas des ensembles homogènes du début à la fin. Le commencement d’un
modèle de développement est généralement fixé à un moment donné, même s’il est
communément admis qu’il ne s’est pas imposé dès le départ dans sa forme achevée. Ce
modèle est davantage le produit instable d’une accumulation d’innovations ou du
cumul de complémentarités, qui ont fini par donner sens à une organisation sociale. À
l’opposé, à quel moment pourra-t-on considérer que ce modèle est caduc, sachant que
plusieurs éléments qui y contribuent, plusieurs formes institutionnelles, plusieurs
régularités commencent déjà à faiblir, à se lézarder, à se déstabiliser, comme autant de
manifestations partielles annonciatrices de son délitement ? À bien y penser, le zénith
d’un modèle de développement constitue un moment assez circonscrit de l’ensemble de
son cycle.
24
Tout se passe comme si, avec la crise du fordisme et par la suite, les chercheurs ont été
amenés à conduire des recherches plus sectorielles, décomposant l’approche plus
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133
globale en objets ou thématique au spectre moins large, d’où un éclatement des
travaux, des cadres d’interprétation et à un espacement des dialogues pourtant
nécessaires. Les transformations inspirées par le processus de libéralisation et la
réorganisation du pouvoir politique face aux rapports de travail, au régime
d’accumulation et aux formes de régulation ont été étudiées sous divers angles et ont
été suivies à la trace. Ce qui a perdu en perspective d’ensemble a été comblé par une
connaissance plus fine des phénomènes. Parallèlement, l’approche de la régulation a dû
se renouveler pour tenir compte des transformations contemporaines et prétendre à
une capacité d’interprétation et d’explication toujours pertinente46. Tout ce processus
dépasse le cadre de ce propos liminaire, mais il n’est pas moins passionnant.
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NOTES
1. Aglietta, Michel (1976). Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy.
2. Robert Boyer (1981). Les transformations du rapport salarial dans la crise. Une interprétation
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3. Boyer, Robert, ed. (1984). La flexibilité du travail en Europe, Éditions La découverte. 331 p. Livre
précédé d’un rapport publié en 1984.
4. Boyer Robert et Jacques Mistral (1978). Accumulation, inflation, crises, Presses universitaires de
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5. Delorme, Robert et Christine André (1983). L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution
des dépenses publiques en France (1870-1980), Seuil, 761 p.
6. Lipietz, Alain (1979). Crise et inflation, pourquoi ?, François Maspero, 381 p.
7. Aglietta Michel et André Orléan (1982), Violence de la monnaie, Presses universitaires de France.
8. Mazier, Jacques, Maurice Basle et Jean-François Vidal (1984), Quand les crises durent…
Economica, 591 p.
9. Lipietz, Alain (1985). Les transformations dans la division internationale du travail, dans Le
Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, pp. 27–55.
10. Mentionnons au passage Kathleen Thelen (2003). « Comment les institutions évoluent :
perspective de l’analyse comparative historique », L’Année de la régulation, n° 7, pp. 13–43 ; Peter
A. Hall et Daniel Soskice (2002). « Les variétés du capitalisme », L’année de la régulation, n° 6, pp.
221-40.
11. Dostaler, Gilles (1982). La crise économique et sa gestion, Boréal Express, 256 p.
12. Boyer, Robert (1982). Origine, originalité et enjeux de la crise actuelle en France: une
comparaison avec les années trente, dans La Crise Économique et Sa Gestion. Boréal Express, pp. 13–
32.
13. Coriat, Benjamin (1979). L’atelier et le chronomètre, Christian Bourgois éditeur, 298 p.
14. Lipietz, Alain (1985). La transformation de la division internationale du travail, dans La
Canada et la nouvelle division internationale du travail, Duncan Cameron et François Houle (éd),
Éditions de l’Université d’Ottawa, pp. 27-55.
15. Lipietz, Alain (1983), Crise de l’État-providence: idéologie, réalités et enjeux dans la France
des années 1980, dans Crise économique, transformations politiques et changements idéologiques,
ACFAS, pp. 49–86.
16. Lipietz, Alain (1984). L’audace ou l’enlisement, Éditions La découverte, 369 p.
17. Boyer, Robert (1986). La théorie de la régulation: une analyse Ccritique, La Découverte, 142 p.
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19. Noël Alain (1992), The building of the post-war order in industrial relations, University of
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20. Gérard Boismenu et Daniel Drache, éd. (1990). Politique et Régulation. Modèle de Développement et
Trajectoire Canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, 358 p.
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21. Boismenu Gérard et Daniel Drache (1990). Avant-propos, Politique et Régulation. Modèle de
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22. Jenson, Jane (1991). Thinking (a Feminist) history: the regulation approach as theatre, Cahiers
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23. Jenson, Jane (1993). All the world’s stage: ideas, spaces and times in Canadian political
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24. Jenson, Jane (1992). A political economy approach to interest representation, dans Democracy
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25. Jenson, Jane (1989). Paradigms and political discourse: protective legislation in France and
the United States before 1914, Canadian Journal of Political Science, vol 22, n° 2 , 235–58.
26. Jenson, Jane (1990), Representation in crisis: the roots of Canada’s permeable fordism, Revue
Canadienne de Science Politique, vol 23, n° 4, 653–83; Jenson, Jane (1989). “Different” but not
“exceptional” : Canada’s permeable fordisme, Revue Canadienne de Sociologie et d’anthropologie, vol
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27. Noël, Alain (1992). The building of the post-war order in indusrtrial relations. Thèse, 466 p.
28. Noël, Alain (1987). L’après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de
régulation ?,dans La ‘Théorie Générale’ et Le Keynésianisme, ACFAS, pp. 105–23.
29. Noël, Alain (1990). Action collective, politique partisane et relations industrielles, dans
Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne, Méridien/L’Harmattan, pp.
98–131.
30. Noël, Alain (1987). L’après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de
régulation ?, dans La “Théorie Générale” et Le Keynésianisme (ACFAS, 1987, pp. 105-123
31. Boismenu, Gérard (1987). Keynésianisme et niveau provincial de l’État canadien, dans La
“Théorie Générale” et le keynésianisme, ACFAS, pp. 124–49.
32. Noël, Alain, Gérard Boismenu, et Lizette Jalbert (1993). The political foundation of state
regulation in Canada, dans Production, Space, Identity. Political Economy Faces the 21st Century,
Canadian Scholars’ Press Inc., pp. 171–94.
33. Boismenu, Gérard (1990). L’État et la régulation du rapport salarial depuis 1945, dans Politique
et Régulation. Modèle de développement et trajectoire canadienne, Méridien/L’Harmattan, pp. 155–203.
34. Boismenu, Gérard (2020). Les trente glorieuses au Canada. Un fordisme à forte tonalité libérale, Del
Busso Éditeur, 235 p.
35. Boismenu, Gérard et Lizette Jalbert (1991). Configurations institutionnelles et facteurs sociopolitiques, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 17, 199–212.
36. Boismenu, Gérard (1994). Système de représentation des intérêts et configurations
politiques : les sociétés occidentales en perspective comparée, Revue Canadienne de Science
Politique, vol. 27, n° 2, p. 309–43 ; Boismenu, Gérard (1995). Modèles politico-institutionnels et
politique macro-économique. Analyse comparée de douze pays industrialisés, 1960-1988, Études
Internationales, vol. 26, n° 2, 237–74.
37. Amable, Bruno (2005). Les cinq capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la
mondialisation, Seuil, 374 p.
38. Théret, Bruno (2002). Protection sociale et fédéralisme. L’Europe dans le miroir de l’Amérique du
Nord, PIE - Peter Lang, PUM ; Théret, Bruno (2002). Les nouvelles politiques sociales de l’Union
européenne au regard de l’expérience canadienne de fédéralisme, Sociétés Contemporaines, n° 47 ;
Théret, Bruno (2005). Du principe fédéral à une typologie des fédérations : quelques propositions,
dans Le fédéralisme dans tous ses États : gouvernance, identité et méthodologie, Bruxelles-Montréal,
Bruylant - Yvon Blais-Carswell.
39. Noël, Alain (1991). Les fils respectueux de l’économétrie, Cahiers de Recherche Sociologique, n°
17, 107–23.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
138
40. Boismenu, Gérard (1989). La vraisemblance de la problématique de la régulation pour saisir la réalité
canadienne : étude des indicateurs économiques en moyenne période, Montréal, 64 p.
41. Boismenu, Gérard, Nicolas Gravel, et Jean-Guy Loranger (1995). Régime d’accumulation et
régulation fordiste. Estimation d’un modèle à équations simultanées, Revue Économique, vol. 46, n°
4, 1121–43.
42. Par exemple, Loranger Jean-Guy et Boismenu, Gérard (2010). Instabilité macroéconomique
analysée par un modèle MCE: retour sur le cas canadien (1947-2009) (presenté au Sixième
Congrès Marx International, Crises, Révoltes, Utopies, Sorbonne-Nanterre; Loranger Jean-Guy et
Gérard Boismenu (2001). Régime d’accumulation et analyse de co-intégration. Un modèle
alternatif de croissance équilibrée (présenté au Congrès Marx International III, Paris; Loranger
Jean-Guy et Gérard Boismenu (2009), Analysis of institutional changes by a macro-economic
model for Canada (1947-1999), presenté à European Association for Evolutionary Political
Economy (EAEPE) Conference, Amsterdam; Boismenu, Gérard et Jean-Guy Loranger (2006). The
State and social regulation : a canonical open economy model (presenté à The state and social
regulation : a canonical open economy model, Matisse, Institut national d’histoire de l’Art.
43. Breton Gilles et Carol Levasseur (1990). État, rapport salarial et compromis institutionnalisés,
dans Politique et Régulation. Modèle de Développement et Trajectoire Canadienne Méridien/
L’Harmattan, pp. 71–98.
44. Houle, François, L'État et le social à l'heure du marché continental, dans Politique et régulation.
Modèle de dévelopement et trajectoire canadienne, Médirien/L’Harmattan, 1990, pp. 205-236; Houle,
François, La crise et la place du Canada dans la nouvelle division internationale du travail, dans
La Canada et la nouvelle division internationale du travail, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, pp.
79-101.
45. Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque (1991). La “Théorie” de La régulation, du rapport salarial
au rapport de consommation. Un point de vue sociologique, Cahiers de Recherche Sociologique, n°17,
pp. 17–51 ; Bélanger, Paul R. et Benoît Lévesque (1992). Éléments théoriques pour une sociologie
de l’entreprise : des classiques aux “néo-classiques”, Cahiers de Recherche Sociologique, n° 18-19, pp.
55–92.
46. Par exemple : Boyer, Robert (2015). Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation
et des crises, Paris, La Découverte, 376 p. ; Aglietta, Michel (2019). Capitalisme. Le Temps Des
Ruptures, Odile Jacob, 590 p.
RÉSUMÉS
La diffusion de l’école de la régulation au Québec au cours des années 1980 et 1990 est passée par
les modes conventionnels : livres, articles, conférences et colloques. Plusieurs chercheurs du
Québec ont démontré un grand intérêt pour cette approche qui offrait une lecture de modes de
développement caractérisant des périodes assez longues. Issue de l’économie politique,
l’approche démontrait également une grande ouverture pour les contributions
interdisciplinaires, ce qui explique l’intérêt démontré par les sociologues et politologues.
L’accueil fut à la fois positif et critique. Les limites pour investir les thématiques sociales et
politiques ont été relevées et plusieurs ont tenté d’apporter leur propre contribution. Avec les
années 1990, l’hégémonie du néolibéralisme et la fin définitive du fordisme, les chercheurs
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
139
québécois ont mené des travaux de plus en plus dispersés et se sont éloignés de l’approche, même
si son influence est encore présente.
The dissemination of the school of regulation in Quebec during the 1980s and 1990s went through
conventional modes: books, articles, lectures, and colloquia. Several researchers from Quebec
have shown great interest in this approach, which offers a reading of modes of development
characterizing fairly long periods. Coming from a political economy, the approach also
demonstrated a great openness to interdisciplinary contributions, which explains the interest
shown by sociologists and political scientists. The reception was both positive and critical. The
limits for investing in social and political themes have been noted and several have tried to make
their own contribution. With the 1990s, the hegemony of neoliberalism, and the definitive end of
Fordism, Quebec researchers carried out increasingly dispersed work and moved away from the
approach, even if its influence is still present.
INDEX
Mots-clés : régulation, interdisciplinarité, mode de développement, fordisme, néolibéralisme,
crise, Québec
Keywords : regulation, interdisciplinarity, mode of development, fordism, neoliberalism, crisis,
Quebec
AUTEUR
GÉRARD BOISMENU
Professeur de science politique, Université de Montréal, gerard.boismenu@umontreal.ca
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
140
Le nouveau mode de production de
la connaissance et la mise en place
d’une nouvelle économie au Québec
The New Mode of Knowledge Production and the Establishment of a New
Economy in Quebec
Éric N. Duhaime
01. Introduction
1
Avec l’implantation de géants du numérique et la création d’entreprises émergentes en
intelligence artificielle, on fait grand cas à l’heure actuelle du développement d’une
économie numérique au Québec. Or, si cette transformation économique comporte son
lot de nouveautés, la stratégie et les mesures qui encadrent son déploiement sont
toutefois plus anciennes. En effet, ces dernières remontent aux années 1980 et 1990,
une période au cours de laquelle furent progressivement établies les modalités
institutionnelles et organisationnelles qui encadraient ce que l’on désignait à l’époque
comme une « nouvelle économie ». Cette période fut marquée par une transformation
importante des stratégies d’affaires des compagnies qui était concomitante à la mise en
place d’un ensemble de politiques publiques visant à encourager le développement de
nouvelles technologies. De même, on assista à la publication de multiples ouvrages et
rapports qui visaient à rendre compte de ces transformations, voire à encourager leur
développement. C’est le cas notamment de l’ouvrage The New Production of Knowledge,
publié en 1994, qui offre une formalisation conceptuelle des transformations liées à la
nouvelle économie et du rôle joué par les universités dans ce contexte, et cela tout en
cherchant dans le même souffle à encourager son avènement.
2
Un des cosignataires de cet ouvrage, Camille Limoges, est un historien des sciences et
de la technologie qui assuma également d’importantes responsabilités dans
l’administration publique au Québec. Sur près de 20 ans, tant par ses écrits que par son
implication dans l’administration publique, ce dernier joua un rôle fondamental quant
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
141
à l’adoption de politiques de recherche au Québec. En nous intéressant à son parcours,
cet article vise à éclairer un moment récent de l’histoire économique du Québec, soit la
mise en place de la nouvelle économie du début des années 1980 au début des années
2000. Pour ce faire, nous chercherons d’abord à offrir une définition conceptuelle de la
nouvelle économie en nous inspirant des traits qu’elle revêtait lors de son émergence
originale aux États-Unis. Ensuite, nous porterons notre regard sur l’ouvrage The New
Production of Knowledge qui, tout en conceptualisant les transformations des pratiques
de recherche et de leur encadrement, revêt un caractère idéologique en présentant ces
transformations comme étant inéluctables. Enfin, en nous intéressant au parcours de
Limoges, nous chercherons à montrer l’influence des idées contenues dans cet ouvrage
sur la politique d’innovation adoptée au Québec au tournant des années 2000,
favorisant ainsi l’avènement d’une nouvelle économie.
02. La nouvelle économie et son émergence aux ÉtatsUnis
3
Lorsqu’il est question de la transformation de l’économie liée à l’avènement de
nouvelles technologies au cours des années 1980 et 1990, les notions employées pour la
désigner revêtent un caractère « protéiforme » et « polysémique » (Bouchez, 2014,
p. 11). D’un côté, différentes notions sont employées pour rendre compte de
phénomènes apparentés : nouvelle économie, économie du savoir, économie fondée sur
la connaissance, économie immatérielle, etc. D’un autre côté, une même notion renvoie
parfois à des réalités relativement différentes. Ainsi, si la nouvelle économie comporte
pour certains des traits spécifiques qui en font une réalité à part entière (Artus, 2001,
p. 9-18), elle apparaît pour d’autres comme une simple « convention » financière qui est
à l’origine de la bulle Internet de 2000 (Chesnais, 2001, p. 56) ou encore comme un
« mythe » qui idéalise certaines caractéristiques de l’économie américaine, mais qui
n’en demeure pas moins « performant » dans la mesure où il influence les stratégies
d’entreprises et les politiques de gouvernements (Gadrey, 2000, p. 15-16). Comme on le
voit, si l’on souhaite aborder la question de la mise en place d’une « nouvelle
économie » au Québec, quelques précisions conceptuelles et sociohistoriques se
révèlent des a priori incontournables, et cela d’autant plus que la participation de la
science et de la technologie à la dynamique économique ne constitue pas un
phénomène si nouveau.
4
En effet, au XIXe siècle, Karl Marx insistait déjà sur le rôle particulier que jouaient la
science et la technologie dans le cadre de la concurrence par les prix qui était
caractéristique du capitalisme industriel de son époque, celles-ci étant de plus en plus
« sollicitées » par le capital afin d’augmenter la productivité (1980, p. 191-192). Ce n’est
toutefois qu’avec l’avènement du capitalisme avancé, au tournant du XX e siècle, que la
science et la technologie n’étaient plus seulement sollicitées, mais bien mobilisées de
plus en plus systématiquement dans le cadre de nouvelles stratégies d’affaires de
grandes corporations. À cette époque, ces dernières prirent en effet le relais des
entreprises privées comme sujet central de la dynamique économique (Pineault, 2008),
et le recours à la science et à la technologie ne visait plus simplement l’amélioration
des procédés de production, mais aussi le développement de nouveaux produits
commercialisables. Pour ce faire, les corporations mirent en place des laboratoires de
recherche privés qui étaient consacrés au développement d’inventions. L’objectif visait
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142
non seulement à ouvrir de nouveaux marchés en proposant de nouveaux produits, mais
aussi à maintenir un contrôle sur les marchés ainsi créés par l’entremise des brevets
obtenus pour les inventions développées. En effet, dès le début du XX e siècle, des
avocats spécialisés en propriété intellectuelle avaient attiré l’attention de dirigeants de
grandes corporations sur le potentiel stratégique et lucratif des brevets, ces derniers
conférant à leur détenteur un monopole temporaire qui est reconnu légalement (Noble,
1977, p. 89-90). En assurant un contrôle sur les volumes de production et de
commercialisation et en permettant aux corporations d’établir des ententes sur
l’utilisation mutuelle de leurs brevets – contournant ainsi les dispositions des lois
antitrust en intégrant des clauses portant sur le partage du marché et la détermination
de prix plancher –, les brevets permettaient aux corporations de contrôler les prix de
leurs marchandises (Drahos et Braithwaite, 2002, p. 51).
5
Ce contrôle technologique constitue l’une des formes de ce que Thorstein Veblen
désignait sous la notion d’« avantage différentiel », soit le contrôle stratégique exercé
sur un élément névralgique du système industriel de production qui permet de créer
des perturbations sur les marchés (1973, p. 55 et 138). Autrement dit, un tel avantage
permettait de court-circuiter la concurrence par les prix qui prédominait auparavant
sur les marchés, ce que s’efforçaient désormais d’éviter les corporations dans le cadre
des marchés oligopolistiques qui se mettaient en place (Baran et Sweezy, 1979,
p. 68-72).
6
En déterminant les prix de leurs marchandises sur les marchés, les corporations
s’efforçaient d’atteindre le point d’équilibre le plus avantageux entre le volume des
ventes et les marges de profits dégagées à des prix déterminés, et cela dans le but de
maximiser le transfert de richesse en provenance des consommateurs. Elles
parvenaient ainsi à accéder à une forme de « rente technologique » (Delgado Wise et
Crossa Niell, 2021). Qui plus est, ce contrôle technologique était lui-même valorisé sur
les marchés financiers en tant qu’« actif intangible », dans la mesure où il garantissait
aux yeux des actionnaires la capacité des corporations à générer des revenus futurs
(Veblen, 1973, p. 138-139). En retour, cette valorisation financière offrait aux
corporations un accès élargi au capital. Elles pouvaient alors recourir au crédit ou à
l’émission d’actions afin d’investir davantage en recherche et développement (R-D) ou
d’opérer des fusions et acquisitions stratégiques pour mettre la main sur de nouveaux
brevets et consolider leur contrôle technologique.
7
C’est donc à partir de l’avènement du capitalisme avancé qu’il est possible de parler
d’une « économie fondée sur la connaissance » (knowledge-based economy), soit à partir
du moment où la science et la technologie firent l’objet d’une mobilisation
systématique dans le cadre des stratégies d’affaires de grandes corporations reposant
sur la mise en place de laboratoires de recherche privés consacrés à la production
d’inventions brevetées. Élaborée dès la fin du XIXe siècle par des compagnies pionnières
comme General Electric et AT&T, cette stratégie d’affaires s’est progressivement
étendue à d’autres corporations au cours de la première moitié du XX e siècle. En 1940,
les quelque 2 000 laboratoires privés de grandes corporations que comptaient les ÉtatsUnis finançaient et exécutaient plus des deux tiers des dépenses nationales en R-D,
contre 20 % pour les universités et 12 % pour l’État (Coste, 2006, p. 17).
8
Cependant, il ne s’agit là que de la première période d’une économie fondée sur la
connaissance qui reposait au départ sur les efforts des grandes corporations et les
objectifs qu’elles déterminaient (1880-1940), et qui fut suivie par deux autres périodes.
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143
La seconde renvoie à la mise en place d’un complexe militaro-industriel (1940-1980),
alors que la troisième correspond à la « nouvelle économie » (1980-2000) 1.
9
En ce qui concerne la seconde période, l’entrée en guerre des États-Unis en 1941
marqua l’avènement d’une nouvelle stratégie nationale d’innovation technologique.
Alors que les initiatives en matière de R-D reposaient auparavant sur les objectifs
déterminés par de grandes corporations, l’État en vint à jouer un rôle de plus en plus
déterminant aussi bien pour son financement que pour son encadrement, en particulier
par l’entremise du département de la Défense. En quelques années, de 1940 à 1945, le
financement étatique de la R-D passa de 82,3 à 1 313,6 millions de dollars (ibid., p. 18),
celui-ci étant organisé en fonction de la formation de grands consortiums qui
conjuguaient les efforts de la Défense, de grandes corporations et de laboratoires
universitaires. Il en résulta la formation d’un important complexe militaro-industriel
qui se consolida au début des années 1950. Quelques grandes corporations parvinrent
alors à bénéficier de ce système et des largesses du financement étatique (Boeing,
AT&T, Lockheed, IBM, etc.), de même que certaines universités (Stanford, MIT, Caltech,
Columbia, etc.). Bien que les technologies étaient développées en fonction d’objectifs
militaires, les efforts visaient un « double usage », c’est-à-dire qu’on cherchait à leur
trouver également des applications civiles (ibid., p. 19).
10
La troisième période qui correspond à la « nouvelle économie » – et dont l’« économie
du savoir » constitue un synonyme – fut mise en place aux États-Unis à partir des
années 1980, dans un contexte de ralentissement économique et de restrictions
budgétaires. L’innovation technologique fut alors perçue comme un élément
stratégique de la relance économique dans le contexte de la concurrence mondiale, et
cela tant du point de vue des entreprises que du gouvernement. L’État délaissa toutefois
le rôle de premier plan qu’il jouait dans l’encadrement de la R-D et se contenta
progressivement d’inciter les entreprises à investir dans la R-D, de faciliter les
partenariats avec les universités et d’encourager la croissance d’entreprises
émergentes, mais en laissant aux corporations le soin de déterminer leurs objectifs
stratégiques en matière d’innovation (ibid., p. 20).
11
La nouvelle économie se caractérise ainsi par l’intensification des activités de R-D
réalisées au sein de laboratoires de recherche privés, mais aussi par la tendance des
entreprises à externaliser une partie importante des efforts et des risques liés à
l’innovation, et cela de deux façons. D’un côté, cette externalisation s’opère par le biais
de partenariats stratégiques établis avec des centres de recherche universitaires, les
objectifs de recherche se trouvant alors déterminés en grande partie par le milieu
privé, mais en procédant à un partage du financement et des bénéfices découlant des
recherches. De l’autre, les grandes corporations consacrèrent de plus en plus de
ressources et d’efforts à la prospection et à l’acquisition de compagnies émergentes
(startups) détenant des technologies et des brevets stratégiques.
12
Or, cette transformation des pratiques d’affaires n’est pas apparue de façon spontanée.
Elle avait pour corollaire la mise en place d’un ensemble de politiques qui
redéfinissaient les conditions institutionnelles et organisationnelles qui encadraient les
activités de R-D. En effet, du début des années 1980 au milieu des années 1990, près
d’une dizaine de lois furent adoptées aux États-Unis afin de favoriser la mise en place
d’une nouvelle économie (ibid., p. 22). Parmi celles-ci, mentionnons le Economic Recovery
Tax Act de 1981 qui comportait des crédits d’impôt pour les activités de R-D réalisées
par des entreprises. De même, le Bayh-Dole University and Small Business Patent Act de
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144
1980 encourageait les partenariats et le transfert technologique en permettant aux
universités et aux entreprises de revendiquer la propriété intellectuelle des
innovations financées par des fonds fédéraux – un droit réservé jusque-là au
gouvernement (Couture et al., 2010, p. 144-151). Enfin, deux réformes opérées dès 1978
entraînèrent un essor important des investissements en capital de risque assurant le
développement d’entreprises émergentes : la réduction des impôts sur les gains en
capitaux et l’assouplissement de la règle de gestion prudente imposée par le
département du Travail aux gestionnaires de fonds de pension (Gompers et Lerner,
1999).
13
Comme on le voit, la nouvelle économie ne peut être réduite ni à l’avènement de
nouvelles pratiques d’affaires suscitées par l’émergence de nouvelles technologies ni au
surgissement d’une nouvelle convention ou d’un nouveau mythe, recoupant en fait
plusieurs dimensions. Elle correspond plutôt à une transformation qualitative et
concomitante des pratiques, des rapports sociaux et des représentations entourant la
production, l’appropriation et la commercialisation d’innovations technologiques.
14
En effet, comme toute transformation économique d’envergure, la nouvelle économie
se déploie à la fois au niveau des pratiques, des institutions et du discours. Au niveau
des pratiques, elle correspond à la généralisation des stratégies d’affaires reposant sur
l’innovation technologique, avec l’intensification des activités de R-D, de même que
l’accentuation des partenariats de recherche et des fusions et acquisitions stratégiques.
Au niveau des institutions, elle correspond à la mise en place de politiques publiques
visant à stimuler la R-D au moyen de crédits d’impôt, à encourager les partenariats de
recherche au moyen de subventions conditionnelles et à consolider le secteur de
financement par capital de risque pour favoriser le développement d’entreprises
émergentes. Enfin, au niveau du discours, la nouvelle économie revêt, comme nous le
verrons à l’instant, un caractère idéologique dans la mesure où son avènement est
présenté comme une transformation historique inéluctable, sur laquelle repose la
prospérité future des sociétés et à laquelle les gouvernements sont invités à s’adapter.
C’est à ces deux dernières caractéristiques de la nouvelle économie – discours et
institutions – que seront consacrées les deux prochaines sections.
03. Un nouveau mode de production de la
connaissance ?
15
Publié en 1994, l’ouvrage The New Production of Knowledge visait à rendre compte des
transformations entourant les pratiques de recherche et leur encadrement. Financée
par le Conseil suédois pour la planification et la coordination de la recherche, l’équipe
qui en est à la base regroupait six chercheurs d’horizons et de pays différents : Michael
Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin
Trow. Sous forme d’essai, il avait pour objectif d’offrir une compréhension
« heuristique » (heuristic) des transformations en cours et des dernières tendances en
matière de production de la connaissance, et cela, affirment les auteurs, sans jugement
de valeur : « whether they are good and to be encouraged, or bad and resisted », mais en
ajoutant aussitôt que ces transformations apparaissent « in those areas which currently
define the frontier and among those who are regarded as leaders in their various
fields » (Gibbons et al., 1994, p. 1). En fait, comme nous le soutiendrons, cet ouvrage
constitue certes un effort de formalisation conceptuelle, mais il revêt également un
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145
caractère idéologique dans la mesure où il tend à légitimer la mise en place des
transformations qu’il s’efforce de dépeindre.
16
Les transformations dont fait état cet ouvrage sont conceptualisées sous la notion de
« mode 2 » de la production de la connaissance, qui renvoie à l’idée d’une université
« élargie » (extended) (ibid., p. 72, 82 et 48), qui interagit avec de nouvelles organisations,
mobilise l’apport de multiples disciplines et s’associe à de nouveaux acteurs dans la
détermination des objectifs et la réalisation même des activités de recherche. Ce
dernier s’oppose au « mode 1 » de la production de la connaissance qui renvoie à
l’organisation dite « traditionnelle » (traditional) de la recherche réalisée à l’intérieur
des murs de l’université, répartie sous un ensemble de disciplines relativement
étanches et dont la validité repose sur l’évaluation par les pairs (ibid., p. 2-3). De façon
plus précise, les auteurs identifient cinq éléments qui permettent de contraster ces
deux modes.
17
Le premier élément renvoie au contexte à partir duquel les problématiques de
recherche sont déterminées. Dans le mode 1, les objectifs renvoient aux paramètres
caractéristiques du paradigme dominant d’une discipline donnée, c’est-à-dire aux
questions et aux méthodes qui sont privilégiées de manière relativement consensuelle
(ibid., p. 33). Dans le mode 2, les objectifs sont plutôt élaborés en lien avec un « contexte
d’application » (context of application), soit à partir des préoccupations et des problèmes
rencontrés par des acteurs sociaux, en insistant principalement sur ceux des
entreprises. Dès le départ, les résultats de recherche anticipés doivent désormais être
« utiles à quelqu’un » (useful to someone) (ibid., p. 4). Le mode 2 suppose ainsi une
rupture à l’égard de la conception linéaire du processus d’innovation : il ne suffit plus
de financer le développement de connaissances pour espérer en tirer ensuite des
applications éventuelles, les connaissances doivent plutôt être développées en fonction
des problématiques propres à un contexte d’application et dans le cadre d’une
rétroaction constante avec ses acteurs (ibid., p. 87).
18
Le second élément concerne l’horizon disciplinaire à l’intérieur duquel se déploient les
activités de recherche. Dans le mode 1, les recherches s’inscrivent dans un champ
disciplinaire relativement homogène. Dans le mode 2, les compétences et les
connaissances des acteurs issus du contexte d’application sont également mobilisées.
Les activités de recherche revêtent alors un caractère transdisciplinaire, faisant sauter
les barrières entre les disciplines et les milieux de recherche. Pour les auteurs, cela
permet d’élaborer des cadres de pensée novateurs et évolutifs, de développer des
connaissances à la fois théoriques et pratiques et de permettre à l’ensemble de parties
prenantes de participer à la diffusion des résultats (ibid., p. 4-6).
19
Le troisième élément renvoie aux modalités institutionnelles et organisationnelles qui
encadrent les pratiques de recherche. Dans le mode 1, la connaissance est produite à
l’intérieur des murs de l’université, au sein de centres de recherche institutionnalisés
dont l’existence s’étire sur une période relativement longue. Le mode 2 se caractérise
par une plus grande « diversité organisationnelle » (organizational diversity), soit par la
multiplication des partenariats et des interactions, ce qui permet de diversifier les
sources de financement et les lieux de recherche. Ces différents lieux tendent à se
regrouper sous la forme de réseaux qui incluent les centres de recherche universitaires,
mais aussi les laboratoires privés de multinationales et de petites entreprises
innovantes. Les équipes de recherche deviennent alors plus éphémères, étant
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146
constituées et dissoutes au fil de la formulation et de la résolution de problèmes
spécifiques (ibid., p. 6-7).
20
Le quatrième élément concerne la responsabilisation sociale et la réflexivité. Dans le
mode 1, ces dimensions relèvent des universitaires qui participent au projet de
recherche, parfois déléguées à des chercheurs issus des sciences humaines dans une
perspective bidisciplinaire. Or, d’après les auteurs, les sciences humaines seraient de
plus en plus repliées sur elles-mêmes et éloignées des préoccupations de la société qui
s’intéresserait pourtant de façon grandissante aux enjeux comme l’environnement et la
santé (ibid., p. 8 et 116). Le mode 2 impliquerait donc la pénétration de ces
préoccupations au sein des activités de recherche et, avec la diversification des milieux
d’où proviennent les participants, ces derniers deviendraient tous des agents actifs qui
mobilisent leur réflexivité (ibid., p. 7).
21
Enfin, le cinquième et dernier élément renvoie au contrôle de la qualité des recherches.
Dans le mode 1, ce contrôle repose sur l’évaluation par les pairs (ibid., p. 8). Pour les
auteurs, ce mécanisme assure un contrôle sur l’accès au statut de chercheur, ce qu’ils
considèrent comme une forme de « monopole » (monopoly) (ibid., p. 151-152). En
opposition, le mode 2 ferait éclater ce monopole en élargissant les acteurs et les
critères permettant de juger la qualité des résultats de recherche, assurant la prise en
compte d’intérêts sociaux, politiques et économiques (ibid., p. 8).
22
D’après les auteurs, l’avènement de ce nouveau mode de production de la connaissance
repose essentiellement sur deux facteurs. Le premier renvoie à la démocratisation de
l’accès à l’enseignement supérieur qui aurait entraîné un accroissement de la maind’œuvre hautement qualifiée, à un degré supérieur à la capacité d’absorption des
universités. Le surplus de main-d’œuvre se serait alors tourné vers de nouveaux lieux
de travail, auprès du gouvernement et des entreprises privées, augmentant ainsi à la
fois l’offre et la demande de production de connaissances (ibid., p. 10). Le second facteur
renvoie à l’amélioration des moyens de transport et de communication qui, en
favorisant les interactions sociales, aurait facilité la mise en relation des sites de
recherche et la formation de réseaux (ibid.).
23
Comme on le voit, les transformations dépeintes sous la notion de mode 2 apparaissent
comme le résultat d’un processus involontaire qui aurait été impulsé par des facteurs
indépendants. Pour les auteurs, la multiplication des sites de recherche caractéristique
de l’université élargie serait le « résultat involontaire » (unintended result) de la
massification de l’accès à l’enseignement supérieur (ibid.), alors que cette dernière
serait elle-même le résultat d’un ensemble de « forces plus ou moins indépendantes »
(more or less independent forces) (ibid., p. 73). Certes, les auteurs évoquent ici et là des
initiatives novatrices de la part de gouvernements – en particulier aux États-Unis (ibid.,
p. 53) –, mais tendent à présenter l’avènement du mode 2 sous la forme d’un processus
involontaire, en occultant ainsi la dimension politique sous-jacente aux
transformations qu’ils conceptualisent et qui reposent, comme souligné dans la section
précédente, sur l’adoption d’un ensemble de mesures et de politiques publiques.
24
Au cours des années qui ont suivi la parution de cet ouvrage en 1994, plusieurs
historiens et sociologues de la science ont souligné les faiblesses et les insuffisances de
la thèse centrale qu’il soutient, soit la mise en place d’un nouveau mode de production
de la connaissance. Certains ont ainsi dénoncé l’absence de cadre théorique et de
méthodologie claires et explicites en ce qui concerne la démonstration de la thèse
(Shinn, 2002). D’autres ont souligné que les caractéristiques du mode 2, en particulier
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147
en ce qui concerne le rapport des universités à leur environnement social, ne sont pas
vraiment nouvelles si l’on considère l’histoire de cette institution sur une plus longue
période (Godin, 1998) ou encore que les transformations dépeintes touchent certains
secteurs de recherche particuliers et qu’il serait abusif d’en opérer une généralisation
(Weingart, 1997). D’autres enfin ont montré que cette thèse ne résiste pas ou doit être
nuancée à l’épreuve des faits empiriques, notamment en ce qui concerne les
organisations dont sont issues les publications scientifiques (Godin et Gingras, 2000) ou
la nature des programmes et des subventions disponibles pour la recherche (Godin et
al., 2000)2.
25
Ces critiques ont donc avant tout ciblé la validité de la thèse centrale contenue dans
l’ouvrage, mais les faiblesses soulevées quant à sa démonstration ont entraîné certains
d’entre eux à conclure à l’existence sous-jacente d’éléments normatifs ou politiques, ce
qui retiendra davantage notre attention. Dans cet ordre d’idées, Benoît Godin a proposé
le concept de « discours performatif » (performative discourse) afin de rendre compte
d’une particularité inhérente à cette thèse, à savoir que les auteurs participent à
travers leur effort conceptuel à la matérialisation effective des transformations qu’ils
se contentent en apparence de décrire (Godin, 1998). Aussi pertinent que puisse être ce
concept, il nous semble toutefois nécessaire de distinguer deux moments inhérents à la
portée effective d’un tel discours : d’une part, la dimension idéologique qu’il revêt en
encourageant certaines transformations dont il nie le caractère politique et, d’autre
part, la matérialisation effective de ces transformations à travers l’adoption de
politiques publiques et de mesures institutionnelles. Ainsi, dans la suite de cette
section, nous insisterons sur l’aspect idéologique de ce discours avant de nous
intéresser, dans la prochaine section, aux politiques publiques par l’entremise
desquelles il s’est en partie matérialisé.
26
D’un point de vue sociologique, comme dans la théorie de Michel Freitag, l’idéologie de
légitimation correspond à un discours normatif et politique qui est porté sur la société,
c’est-à-dire sur la façon dont « doivent être » organisés les pratiques et les rapports
sociaux. Ce genre de discours vise à résoudre, de manière spéculative, les
contradictions inhérentes à la vie sociale qui est traversée par l’existence de rapports
inégalitaires et de groupes sociaux aux intérêts divergents. Ce discours s’efforce, pardelà ces inégalités et ces contradictions, à rallier l’ensemble de la population autour
d’un système institutionnel particulier, dont il vise à justifier l’existence ou la mise en
place, de même qu’aux finalités et aux règles qui lui sont propres. Or, la caractéristique
essentielle d’un discours idéologique est qu’il tend à nier et à refouler son propre
caractère normatif et politique, et cela de deux façons distinctes. D’un côté, il se
présente sous la forme d’un discours critique qui s’oppose aux représentations idéales
existantes ou aux évidences du sens commun, leur reprochant d’ailleurs très souvent de
relever de l’idéologie, ce à quoi il prétendrait échapper lui-même. De l’autre, il cherche
à justifier l’existence ou la mise en place d’un système institutionnel particulier en le
présentant comme étant nécessaire et inéluctable, que cette nécessité soit établie en
référence à une volonté divine, à des dispositions naturelles ou à des forces de l’histoire
(Freitag, 2011, p. 305-310 et 328-338).
27
Deux mécanismes, donc, que l’on retrouve précisément dans l’ouvrage de 1994. En effet,
la thèse défendue au sujet de la transformation des pratiques de recherche et de leur
encadrement repose au préalable sur l’extrapolation d’une prétendue situation
nouvelle à partir d’exemples pourtant localisés et limités, tirés essentiellement des
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148
États-Unis. Sur cette base est ensuite opérée une polarisation entre deux modes de
production de la connaissance, un ancien et un nouveau, et à partir de laquelle se
déploient les deux mécanismes mentionnés. D’un côté, le mode 1 qui est également
désigné comme « traditionnel », apparaît comme un mode dépassé et archaïque,
agissant à la manière d’un repoussoir. D’un autre côté, le mode 2 est présenté comme le
résultat d’un processus involontaire et inéluctable, impulsé par un ensemble de
facteurs indépendants, occultant ainsi le rôle fondamental joué par l’adoption de
politiques publiques particulières.
28
À cette polarisation établie entre deux modes de production de la connaissance s’en
ajoute une deuxième, qui concerne l’attitude adoptée face aux transformations
dépeintes, soit la « résistance » ou l’« adaptation » (Gibbons et al., 1994, p. 151-152). La
position des auteurs emprunte alors la forme d’une injonction : il faut s’adapter au
changement. Comme le souligne Gilles Gagné, la forme générale de ce genre de discours
se résume à la formule suivante : « voici ce qu’il faut faire pour agir en accord avec ce
qui se fait déjà (ailleurs) », ce qui permet, dit-il, de « transformer ainsi un état de fait
présumé en finalité morale » (2005, p. 45). Toutefois, remarque-t-il aussitôt, il s’agit
d’une injonction qui est doublement fausse, puisque « tout le monde ne le fait pas
encore et cela ne serait pas une raison pour le faire » (ibid.). Or, le fait d’acquiescer à
cette injonction permet justement de favoriser l’avènement d’une transformation dont
l’existence demeurait jusque-là présumée ou tendancielle.
29
On voit ainsi de quelle façon le discours contenu dans The New Production of Knowledge
revêt un caractère idéologique. En conceptualisant une situation nouvelle qui est
extrapolée à partir de cas restreints, en discréditant à partir de celle-ci la façon dite
« traditionnelle » d’organiser la recherche et en invitant les gouvernements à s’adapter
à des transformations jugées inéluctables, les auteurs occultent et nient le caractère
politique de ces transformations.
30
Absent presque tout au long de l’ouvrage, le gouvernement réapparaît de façon tout
aussi soudaine que prégnante au dernier chapitre. Les auteurs proposent alors quelques
objectifs généraux que devraient s’efforcer de poursuivre les gouvernements afin de
s’adapter aux présumées transformations : « a number of general issues arise as a
consequence of the transformation of the knowledge production process, issues which policy
makers from all countries will have to consider » (Gibbons et al., 1994, p. 157). Pour les
auteurs, le nouveau style de gouvernance se réduit à deux choses : « increasing
permeability of boundaries and brokering » (ibid., p. 161).
31
D’un côté, il s’agit d’accroître la « perméabilité des frontières » entre les différents
milieux de recherche, en « perçant » les murs des universités (punch holes) et ainsi
faciliter les interactions avec de nouveaux acteurs (ibid., p. 15). De l’autre, le
gouvernement doit, ce faisant, limiter son rôle à celui d’un « médiateur » (honest
broker), en encourageant les partenariats de recherche entre les universités et les
entreprises, mais en évitant de jouer un rôle trop directif (ibid., p. 161-162).
04. La mise en place d’une nouvelle économie au
Québec
32
Si l’ouvrage de Michael Gibbons, Camille Limoges et consorts a suscité de vives critiques
auprès de la communauté scientifique, ce dernier a tout de même joui d’une grande
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149
influence auprès d’instances politiques et institutionnelles au niveau mondial et au
Québec. Par exemple, Gibbons a réitéré les thèses contenues dans cet ouvrage dans un
document publié en 1998, intitulé L’enseignement supérieur au XXI e siècle, pour le compte
de la Banque Mondiale dans le cadre de la Conférence mondiale sur l’enseignement
supérieur de l’UNESCO (Milot, 2001, p. 12). En parallèle, durant les années 1990, Gibbons
fut conseiller scientifique pour Industrie Canada et siégea sur le comité de sélection du
Programme des réseaux de centres d’excellence (RCE) du Canada qui, en privilégiant la
formation de réseaux et la recherche en partenariats, visait d’après certains
responsables à faciliter la mise en place du mode 2 de la production de la connaissance,
certains affirmant même que Gibbons y était considéré comme une sorte de « gourou »
(Fisher et al., 2001, p. 312).
33
De même, Limoges a repris à son compte les thèses défendues au sujet du mode 2 au
Québec (Limoges, 1996). Aussi, comme il le reconnut dans une entrevue réalisée en
2015, l’ouvrage qu’il cosigna eut non seulement une influence auprès des instances de
l’Union européenne et de l’OCDE, mais également au niveau des politiques de recherche
du Québec, auxquelles il contribua à titre de haut fonctionnaire : « […] pour la politique
québécoise de la recherche, oui, sans nul doute, je ne pouvais pas à la fois, comment
dire, être un des auteurs de New Production of Knowledge et jouer un rôle dans la mise en
forme des politiques québécoises sans que ça se reflète d’une certaine manière »,
ajoutant toutefois que cela s’est effectué d’après lui de « manière tout à fait naturelle »
puisqu’il y avait de plus en plus « consensus » (Limoges, 2015). Or, compte tenu du rôle
important joué par Limoges en ce qui concerne les politiques québécoises de recherche,
la thèse contenue dans l’ouvrage de 1994 comportait non seulement une dimension
idéologique, elle relevait également, en quelque sorte, de la prophétie autoréalisatrice.
Ainsi, le parcours de Limoges permet d’illustrer et d’éclairer en partie la pénétration
des idées contenues dans l’ouvrage de 1994 au sein des politiques québécoises de
recherche, notamment en ce qui concerne les idées de « contexte d’application », de
« diversité organisationnelle » et le nouveau rôle de « médiateur » imparti à l’État.
34
Le rôle joué par Limoges en ce qui concerne les politiques québécoises de recherche
s’étend sur près d’une vingtaine d’années, du début des années 1980 au début des
années 2000. Au cours de cette période, le centre d’intérêt de ces politiques a
progressivement migré de la science (1960-1980), à la technologie (1980-2000), puis à
l’innovation (2000 et après) (Gingras, 2012 ; Gingras et al., 1999). Plus précisément, le
rôle de Limoges se déroula en deux temps, soit avant et après la publication de
l’ouvrage de 1994 : au début des années 1980, lors du passage vers des politiques
technologiques, et au tournant des années 2000, avec la mise en place d’une politique
de l’innovation.
35
En ce qui concerne la première période, Limoges a collaboré dès 1980 à la rédaction
d’un document intitulé, Un projet collectif : énoncé d’orientations et plan d’action pour la mise
en œuvre d’une politique québécoise de la recherche scientifique. Alors professeur à
l’Université de Montréal, il avait été recruté par Camille Laurin pour contribuer à la
rédaction de cette politique suite aux commentaires qu’il avait formulés au cours de la
consultation publique préparatoire (Piché, 2011). À cheval entre deux périodes, cet
énoncé comportait un ensemble de dispositions qui visaient avant tout le renforcement
des capacités de recherche du Québec, en misant notamment sur la formation d’une
main-d’œuvre hautement qualifiée. Toutefois, on y retrouvait également des éléments
propres aux politiques technologiques qui allaient devenir prédominantes, comme
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150
l’intérêt pour les partenariats de recherche et la mise en place d’un réseau de centres
de recherche de niveau collégial destiné à offrir une aide technique aux entreprises – ce
qui deviendra le réseau de centres collégiaux de transfert de technologie (CCTT)
(Gouvernement du Québec, 1980, p. 93 et 118). De plus, l’orientation centrale du
document visait une plus grande « démocratisation de la science », c’est-à-dire que les
recherches effectuées devaient désormais viser un équilibre entre les intérêts de la
communauté scientifique et ceux de la population (ibid., p. 22). L’État s’octroyait ainsi le
droit d’encourager de façon prioritaire certains domaines de recherche qui se
rattachaient à ses objectifs de développement ou qui étaient jugés économiquement
prometteurs (ibid., p. 25-28).
36
L’année suivant la publication de cette politique, Limoges fit son entrée dans
l’administration publique, en agissant d’abord comme conseiller scientifique et ensuite
comme secrétaire adjoint du Secrétariat à la science et à la technologie du Conseil
exécutif du Québec. Il participa alors à la création du ministère de la Science et de la
Technologie (MST), institué en 1983, et devint sous-ministre responsable des dossiers
de l’enseignement supérieur, de la science et de la technologie de 1983 à 1986 (Lemelin,
2002, p. 96). Or, c’est précisément au cours de cette période que s’opéra un virage plus
résolu vers les politiques technologiques. Avec la récession du début des années 1980
qui s’étirait, le gouvernement du Québec mit son dévolu sur l’innovation technologique
comme élément central de la relance économique. Dans un document publié en 1982,
intitulé Le virage technologique : bâtir le Québec – Phase 2, de nombreuses mesures furent
mises de l’avant afin de relancer l’économie, en misant notamment sur les nouvelles
technologies et en identifiant des secteurs prioritaires, en particulier l’électronique,
l’informatique et les biotechnologies (Gouvernement du Québec, 1982).
37
De même, dans un document paru en 1983, intitulé Le point sur le virage technologique,
l’ensemble des documents produits au cours des années précédentes – Un projet collectif,
Le virage technologique et la loi 19 qui instituait le MST – furent rétrospectivement
considérés comme les éléments constitutifs d’une seule et même politique scientifique
et technologique (Lemelin, 2002, p. 55). Ses objectifs visaient entre autres :
l’augmentation du personnel scientifique et technique des entreprises, l’utilisation de
la fiscalité comme incitatif à la R-D, la création de centres de transfert technologique, le
soutien à la valorisation de la recherche, la création de nouvelles entreprises de hautes
technologies et l’accroissement des retombées économiques des grands projets de
recherche (MST, 1983, p. 6-7). S’ajouta enfin, en 1984, le plan de relance AGIR qui
comportait également un ensemble de dispositions entourant le développement
technologique, en particulier la création de six centres de liaison et de transfert
technologique (Gingras et al., 1999, p. 82).
38
Malgré la prise du pouvoir d’un gouvernement libéral en 1985, le type de mesures
préconisées en matière de politiques technologiques entre 1980 et 1984 fut maintenu.
Mentionnons quelques exemples qui recoupent, comme nous l’avons vu dans la
première section, les trois éléments clés des politiques publiques favorisant
l’émergence d’une nouvelle économie : en 1987, l’augmentation de 10 à 20 % des crédits
d’impôt pour les salaires de chercheurs des entreprises et jusqu’à 40 % pour les projets
réalisés en partenariat avec des universités ; en 1989, la création du Fonds de
développement technologique (FDT) doté d’une enveloppe de 350 millions de dollars et
de son programme Synergie qui, à l’image des RCE, visait le financement de projets
réalisés en partenariats ; enfin, à partir de 1992, la création des Sociétés Innovatech,
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151
dont celle du Grand Montréal dotée d’une enveloppe de 300 millions de dollars sur
5 ans, visant le financement par capital de risque d’entreprises émergentes (ibid.,
p. 83-84 ; Godin et Trépanier, 1995, p. 450-451).
39
En 1987, Limoges retourna à l’enseignement, cette fois à l’Université du Québec à
Montréal. Dans un texte publié en 1990, juste avant sa participation aux travaux qui
mèneront à The New Production of Knowledge, ce dernier fit un bilan du chemin parcouru
et restant à parcourir. Les politiques québécoises de recherche lui apparaissaient
« bigarées », dans la mesure où elles s’intéressaient à un nouvel objet, l’innovation, tout
en conservant un regard et des réflexes dépassés. Pour Limoges, il fallait s’orienter vers
une politique de l’innovation, en abandonnant la conception « linéaire » du processus
de recherche et, surtout, en plaçant l’entreprise au centre de celle-ci : « une politique
de l’innovation se centrerait non plus sur la recherche, mais sur l’entreprise dans
toutes ses relations avec l’ensemble des ressources qu’elle doit mobiliser pour réussir »
(Limoges, 1990, p. 69).
40
Quelques années plus tard s’amorça la seconde période de contribution de Limoges aux
politiques québécoises de recherche. En 1997, il accepta le poste de président du Conseil
de la science et de la technologie (CST), ce qui lui permit de clarifier sa vision d’une
politique d’innovation. À ses yeux, son mandat était clair : « convaincre le
gouvernement de la nécessité d’une politique scientifique reposant sur des bases
nouvelles. Nous étions un certain nombre à avoir la conviction qu’il fallait un cadre
redéfini, pour une politique scientifique qui soit résolument une politique de
l’innovation » (cité dans Lemelin, 2002, p. 96).
41
En décembre 1997, le CST fit paraître un rapport de conjoncture intitulé, Pour une
politique québécoise de l’innovation. Ce dernier contenait une représentation schématique
du système québécois de l’innovation composé de trois niveaux, où l’« entreprise
innovante » occupait le centre. Autour d’elle se trouvait son environnement immédiat,
correspondant aux réseaux qu’elle devait exploiter : les autres entreprises innovantes,
les organismes d’intermédiation favorisant le transfert technologique, les centres de
recherche publics et les sociétés de financement par capital de risque. Enfin, le tout
était chapeauté par l’environnement global qui renvoyait aux capacités nationales de
formation et de recherche, à la culture de l’innovation et aux réglementations en
matière de propriété intellectuelle et d’aide fiscale à la R-D (CST, 1997, p. 15-16).
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152
42
Cette représentation du système d’innovation reprenait ainsi les idées de « réseaux » et
de « diversité organisationnelle » qui étaient centrales à l’ouvrage de 1994. Aussi,
d’autres éléments conceptualisés sous les traits du mode 2 trouvèrent leur chemin
jusqu’au cœur de la politique souhaitée, notamment en ce qui concerne le « contexte
d’application », et cela à travers la définition même de l’« innovation » en tant qu’elle
est destinée à des utilisateurs : « Il ne suffit pas d’inventer quelque chose de nouveau
pour innover. L’innovation n’est effectivement réalisée qu’au moment où elle est
diffusée et où elle trouve ses utilisateurs » (ibid., p. 4). De même, cette compréhension
de l’innovation supposait l’abandon de la conception « linéaire » du développement
technologique : « le marché n’est plus simplement le point d’aboutissement de
l’innovation ; il pèse d’un grand poids dès le démarrage des projets » (ibid., p. 5).
43
Le rôle de l’État se trouvait quant à lui relégué à la « périphérie du processus » (ibid.,
p. 9). D’abord, il fallait reconnaître le « leadership du secteur privé quand il s’agit
d’innover » et ainsi laisser aux entreprises les initiatives en matière d’innovation (ibid.).
Ensuite, il fallait « maximiser de façon soutenue les interactions » entre les différents
acteurs du système d’innovation (ibid., p. 10). Enfin, l’État devait quant à lui « créer un
climat favorable » à l’innovation, soit mettre en place une base scientifique solide aussi
bien en ce qui concerne les capacités de recherche que la formation d’une maind’œuvre qualifiée, favoriser une culture de l’innovation et adopter une réglementation
encourageante, en particulier en ce qui concerne la protection de la propriété
intellectuelle et l’aide fiscale à la R-D (ibid., p. 11). Autrement dit, l’État devait
désormais jouer le rôle d’un facilitateur ou d’un « médiateur », encore là une idée
centrale de l’ouvrage de 1994.
44
À l’automne 1999, le ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie
(MRST) fut créé et Limoges reprit du service dans l’administration publique en agissant
comme sous-ministre de 2000 à 2002. Il eut alors l’occasion de rendre effective la
politique d’innovation qu’il souhaitait, en supervisant la rédaction d’une nouvelle
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153
politique adoptée en 2001 (Lemelin, 2002, p. 96). Intitulée Savoir changer le monde :
politique québécoise de la science et de l’innovation, cette politique vint consacrer les
mesures progressivement mises en place au cours des deux décennies précédentes.
45
Le document de cette politique passait des buts généraux, aux stratégies, aux
impératifs, puis aux mesures plus concrètes. Or, plus on approche des mesures
concrètes, plus on reconnaît les idées contenues dans l’ouvrage de 1994 et le rapport de
conjoncture du CST. Les « buts ultimes » poursuivis par cette politique étaient de trois
ordres : 1) favoriser le mieux-être de la population ; 2) concourir à la prospérité
économique en respectant les principes du développement durable ; 3) contribuer à la
culture québécoise et au patrimoine mondial des connaissances. Pour y parvenir, cette
politique privilégiait trois axes : a) assurer la formation et le développement d’une
relève scientifique ; b) soutenir le financement et maximiser les bénéfices découlant de
la recherche ; c) miser sur l’innovation. Or, cette dernière se trouvait définie dans des
termes très similaires à ceux du rapport du CST : « L’innovation n’est en effet réalisée
qu’au moment où elle est achetée, mise en œuvre, utilisée ou consommée »
(Gouvernement du Québec, 2001, p. 32).
46
Le document mettait aussi de l’avant cinq impératifs qui devaient être respectés afin
que cette politique devienne effective, et dont les deux premiers consistaient à « miser
sur les réseaux » et « intensifier les partenariats ». Dans le premier cas, on soutenait
que la recherche n’était plus l’affaire d’une seule organisation, mais faisait désormais
appel à « diverses organisations », cette « multiplication des interactions » étant
rendue nécessaire par la « complexité des problèmes à résoudre » (ibid., p. 35). Dans le
deuxième cas, on soutenait que le succès des projets dépendait du fait que « les
producteurs de connaissances entretiennent, à toutes les phases de leurs travaux, des
relations suivies avec les utilisateurs potentiels de leurs résultats », conformément à
l’idée de « contexte d’application » et en rupture avec la conception linéaire du
processus de recherche (ibid., p. 36).
47
Enfin, la politique comportait une panoplie de mesures plus concrètes, dont plusieurs
s’inscrivaient en droite ligne avec les paramètres généraux de la nouvelle économie :
renforcer la R-D des entreprises au moyen de crédits d’impôt (ibid., p. 172-177) ;
favoriser le transfert technologique en soutenant l’établissement de sociétés de
valorisation, en augmentant le financement des CCTT (ibid., p. 132 et 153) et en
développant les réseaux de recherche au Québec et à l’étranger (ibid., p. 179-180) ; et
encourager le développement d’entreprises émergentes en mettant en place de
nouveaux incubateurs pour attirer des investissements en capital de risque (ibid.,
p. 161-162).
48
En somme, en reprenant à son compte plusieurs idées contenues dans The New
Production of Knowledge et dans le rapport de conjoncture du CST, cette nouvelle
politique offrit un cadre général aux mesures visant à encourager l’innovation
technologique. Elle vint ainsi consacrer l’avènement de la nouvelle économie au Québec
qui s’était progressivement développée au cours des vingt années précédentes. Enfin,
les trois Stratégies québécoises de la recherche et de l’innovation (SQRI) et la Politique
nationale de la recherche et de l’innovation qui ont été adoptées au cours des deux
décennies suivantes reprenaient à leur compte les grandes orientations et les
paramètres de cette politique de l’innovation et de la nouvelle économie : stimulation
de la R-D par des crédits d’impôt, encouragement des partenariats de recherche et du
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transfert technologique, et enfin consolidation et croissance du secteur de financement
par capital de risque.
05. Conclusion
49
La mise en place d’une nouvelle économie au Québec ne saurait évidemment être
imputable aux efforts d’une seule personne. Cela dit, l’étude des textes et du parcours
de Limoges dans l’administration publique permet d’éclairer cet épisode récent de
l’histoire économique du Québec. La lecture de l’ouvrage qu’il cosigna, The New
Production of Knowledge, et la comparaison des idées qu’il contient avec les politiques
québécoises de recherche permettent d’éclairer les paramètres et les contours de la
nouvelle économie. À l’encontre de la thèse défendue par l’ouvrage, le « mode 2 » ne
s’est certainement pas entièrement substitué au « mode 1 », et il convient de relativiser
l’impact que cette tendance a pu avoir sur l’autonomie des chercheurs universitaires
(Godin et Trépanier, 1995, p. 468-471 ; Gingras et al., 1999, p. 91-95). Cependant, cette
tendance soulève néanmoins des enjeux fondamentaux, aussi bien socioéconomiques
que scientifiques, si bien que nous aimerions aborder rapidement deux de ces enjeux en
guise de conclusion.
50
Premièrement, le nouvel encadrement des pratiques de recherche qui caractérise la
nouvelle économie implique qu’une partie de plus en plus grande des risques liés au
développement technologique est prise en charge par des instances et des fonds
publics. Les crédits d’impôt, l’aide aux partenariats et aux transferts technologiques
ainsi que les investissements en capital de risque mobilisent des fonds publics
substantiels. Or, bien que des ententes permettent aux chercheurs et aux universités de
toucher des redevances en lien aux technologies commercialisées, ces dernières se
trouvent intégrées et mobilisées dans le cadre de stratégies d’affaires qui reposent sur
le contrôle et la rente technologique et qui visent, en définitive, à maximiser le
transfert de richesse de la population vers les entreprises. Ainsi, par le biais des
politiques et des stratégies d’innovation, l’État joue un rôle actif dans l’appropriation
privée des résultats de recherches financées par des fonds publics. Ce sont alors des
secteurs importants du système public de recherche qui sont mis au service d’une
logique reposant sur le contrôle et la rente technologique (Delgado Wise et Crossa Niell,
2021).
51
Deuxièmement, ce nouvel encadrement a également des effets sur le type de science
qui est encouragé de façon privilégiée. Puisque les objectifs sont déterminés en
fonction des attentes d’un milieu utilisateur, voire du marché lui-même, la recherche
est de plus en plus orientée vers des applications technologiques précises. Or, bien que
les auteurs de l’ouvrage de 1994 soutiennent que le mode 2 génère des connaissances à
la fois théoriques et pratiques, les disciplines avantagées relèvent principalement des
technosciences, d’ailleurs très souvent prises en exemple : biotechnologies,
technologies de l’information et des communications, etc. Ces dernières tendent à
assimiler la connaissance à la capacité à produire des effets dans le réel, soit à maîtriser
ou à reproduire des processus naturels. C’est alors la théorie et l’effort de synthèse qui
la caractérise qui tendent inversement à être désavantagés, et cela malgré le fait qu’ils
entraînent également des « innovations » importantes au sens où ils nous donnent
accès à un point de vue plus large sur les choses et nous permettent ainsi de mieux
orienter nos pratiques (Gagné, 2005, p. 42-44).
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NOTES
1. Nous reprenons ici librement la périodisation établie par Jacques-Henri Coste (2006, p. 13-14).
Soulignons toutefois que les trois périodes mentionnées sont précédées chez Coste par une
période d’innovation entrepreneuriale (1740-1880) et suivies d’une période plus récente liée à
l’apparition de nouveaux pôles de recherches au niveau international (2000 et après).
2. Le numéro de Sociologie et sociétés dont est issu ce dernier article, réalisé sous la direction
de Benoît Godin et Michel Trépanier (2000, vol. 32, no 1) vise dans son ensemble à
soumettre la thèse du « mode 2 » à la vérification empirique à travers une multitude d’études.
RÉSUMÉS
Cet article vise à éclairer un moment récent de l’histoire économique du Québec, soit la mise en
place d’une nouvelle économie du début des années 1980 au début des années 2000. Pour ce faire,
nous nous intéresserons au parcours de Camille Limoges, un historien des sciences et de la
technologie qui a aussi occupé des positions névralgiques dans l’administration publique. Tant
par ses écrits que par son implication dans l’administration publique, ce dernier a joué un rôle
déterminant à l’égard des politiques québécoises de recherche sur une période de 20 ans.
D’abord, nous clarifierons le concept de « nouvelle économie » en nous référant à son contexte
original d’émergence aux États-Unis. Ensuite, nous porterons notre attention sur les idées
contenues dans un ouvrage cosigné par Limoges, The New Production of Knowledge. Enfin, nous
montrerons l’influence des idées contenues dans cet ouvrage en rapport à la mise en place d’une
politique d’innovation au Québec.
This article aims to shed light on a recent moment in Quebec’s economic history, namely the
advent of a new economy between the early 1980s and the early 2000s. To this end, we will focus
on the career of Camille Limoges, a historian of science and technology who also held key
positions in public administration. Both through his writings and his involvement in public
administration, Limoges played a decisive role in Quebec’s research policies over a period of
20 years. First, we will clarify the concept of “new economy” by focusing on its original context
of emergence in the United States. Then, we will focus on the main ideas contained in a book coauthored by Limoges, The New Production of Knowledge. Finally, we will show the influence of the
ideas of this book in relation to the implementation of an innovation policy in Quebec.
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158
INDEX
Mots-clés : nouvelle économie, économie du savoir, politiques de
recherche, innovation, nouvelles technologies
Keywords : new economy, knowledge economy, research policies,
innovation, new technologies
AUTEUR
ÉRIC N. DUHAIME
Chargé de cours, Université du Québec à Montréal, duhaime.eric@uqam.ca
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159
« Le corps relève de l’ordre social ».
Une économie politique de la mise
au service des corps dans la
sociologie de Nicole Laurin
“The body belongs to the social order”. A Political Economy of the Body and its
Social Uses in Nicole Laurin’s Sociology
Jean-Charles St-Louis
01. Introduction
Le sujet, sociologiquement parlant, n’existe pas. Il n’y a que son corps et le corps
des autres : matière et chair du social.
Nicole Laurin (1999a : 213)
1
Les travaux de la sociologue Nicole Laurin ont contribué à éclairer, sur une période de
plus de 35 ans, les rapports sociaux et les dynamiques de pouvoir au sein de la société
québécoise. Participants d’un engagement critique soutenu à l’égard des théories
féministes et des analyses marxiennes, ils brossent un portrait des modalités souvent
entremêlées de l’appropriation et de la domination, depuis la montée du
néonationalisme et le déclassement des religieuses hospitalières jusqu’à l’érosion des
institutions dites intermédiaires de la socialité. Ils produisent du même souffle un
espace pour envisager les formes que prennent ou pourraient prendre les résistances à
la dépossession quotidienne des existences, en phase avec les forces sociales qui
s’activent à les réaliser.
2
Cet article vise à dégager certains éléments de la pensée économique et sociale
articulée dans les travaux de Nicole Laurin, de manière à mettre en perspective l’acuité
historique en même temps que l’actualité de son analyse des rapports sociaux et de leur
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160
matérialité. Il s’agit principalement de cerner ce que je considère comme une
proposition originale et singulière dans le paysage de la sociologie et de la pensée
économique et sociale au Québec, qu’on peut résumer ainsi : une économie politique
radicale de la mise en ordre et de l’usure des corps. Une des visées durables des travaux
de Nicole Laurin est de mettre à jour les mécanismes, les institutions, les discours et,
globalement, les dynamiques et procès qui participent à la mise en ordre de la
société — qui attribuent des places, des positions et des fonctions aux personnes et qui
les justifient. Ce projet, malgré ses déploiements théoriques parfois complexes, est
toujours ramené aux manières dont l’existence des personnes est concrètement mise
au service de la reproduction de la société, dans la perspective d’une sociologie
historique, mais aussi pour éclairer les conjonctures fuyantes de la résistance et de la
subversion.
3
Cet article réfléchit également, sur un plan secondaire, à la position qu’occupe la
pensée de Laurin dans l’économie des discours sociologiques sur la société québécoise.
Cette démarche doit permettre, dans une perspective généalogique, de réactiver un
point de vue critique qui, comme d’autres récits mineurs de la société québécoise, se
trouve en partie laminé par le passage du temps et l’habitude aux récits hégémoniques.
Revisiter les perspectives développées par Laurin apporte un éclairage vif sur la
constitution de rapports de pouvoir aujourd’hui largement naturalisés – autour de
l’État et du nationalisme autant que de l’appropriation sociale des corps.
02. Contexte et remarques préliminaires
4
Nicole Laurin a été professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal dès
l’ouverture du département en 1969, puis à l’Université de Montréal à partir de 1980.
Ses écrits s’étendent de 1970 jusqu’au milieu des années 2000 1. Ses premiers articles
signés avec Gilles Bourque dans la revue Socialisme québécois (Bourque et LaurinFrenette 1970, 1971) représentent une pièce importante, voire fondatrice et rapidement
historique, de la sociologie marxiste et des classes sociales (Descent et al. 1987 ;
Lepage 2010). Les années suivantes correspondent à une rupture, dans les travaux de
Laurin comme dans ceux de plusieurs de ses collègues, d’avec les perspectives
marxistes plus orthodoxes ou dogmatiques. Elles témoignent également d’un certain
désenchantement à l’égard de la gauche souverainiste et des espoirs d’émancipations
qui y avaient été investis. Laurin approfondit alors les thématiques du féminisme
marxiste, puis matérialiste, tout en développant une critique de l’État et du
nationalisme ancrée dans une lecture anarchisante de Marx. Le projet de sociologie
qu’elle y formule se déploie suivant divers sujets et accents théoriques, maintenant le
regard sur les différentes formes de la domination et de l’appropriation au sein de l’État
et de « la nation » (Bourque 2017). J’aborderai cette tranche principale des travaux de
Laurin — publiés de 1974 à 2006 — comme une contribution particulière à la pensée
économique et sociale sur le Québec. À travers l’analyse de différents objets s’y déploie
une sociologie comprise comme critique de la mise en ordre du social et des discours
qui en règlent l’organisation.
5
Parmi les grands fils qui sous-tendent les réflexions de Laurin, j’insisterai sur trois qui
en font des réponses singulières aux questions énoncées dans le champ des sciences
sociales au Québec. Il y a d’abord, évidemment, le féminisme et l’étude des mouvements
de libération des femmes comme moteur premier d’analyses à portée générale, dans un
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161
mouvement de va-et-vient — de l’expérience à la théorie, puis inversement. La pensée
de Nicole Laurin est, à n’en pas douter, de part en part féministe : « Si je suis quelque
chose à l’os là, c’est féministe. Je suis même prête là-dessus à même pas froncer un
sourcil devant le fait qu’on me dirait que c’est une idéologie ; je veux dire, je m’en fiche
complètement, t’sais. Je suis féministe, je changerai pas d’idée (rires). […] C’est un parti
pris, t’sais » (Laurin-Frenette 1981b). Mon analyse ne donne manifestement pas toute la
mesure de cet engagement. Trois textes récents — de Line Chamberland (2017), Yolande
Cohen (2017) et Danielle Juteau (2017) — le font de manière particulièrement sensible.
6
Le travail de Laurin repose ensuite sur ce qu’on pourrait appeler une théorie du
discours et des institutions qui disqualifie l’opposition entre idéalisme et matérialisme,
courante autant en sciences sociales qu’en pensée politique2. La nation comme la
famille y sont abordées comme des discours — des imaginaires dominants aux contours
fluctuants et tiraillés qui assignent et légitiment les places, qui organisent les relations
sociales et la solidarité, qui signifient puis mettent en ordre les corps. Enfin, on trouve
dans les travaux de Laurin une conception de la liberté comme lutte (surtout collective)
contre les mécanismes de subjectivation à la base de la dépossession des existences.
L’aliénation dont il est question est toujours d’abord matérielle, au sens où elle se
déploie très concrètement dans la manière dont les corps sont mis au service de la
société, chargés de remplir leur rôle dans la reproduction de la société par elle-même.
7
Pour les besoins de l’exposé, je présenterai une analyse en deux temps — deux portraits
qui se complètent et se situent dans le prolongement l’un de l’autre. Le premier est
celui d’une analyse marxienne et anarchisante de l’État et du nationalisme. Le second
ouvre sur une économie politique du corps et de sa mise au service de la société, qui
inscrit les rapports sociaux sur l’horizon du « sacrifice de soi ». Chronologiquement,
l’accent et l’effort de théorisation se déplacent d’une proposition à l’autre, mais les
deux demeurent profondément articulées au fil des contributions de la sociologue.
03. État, nationalisme, capitalisme et domination
8
Entre 1974 et 1984, Nicole Laurin publie une série de textes qui problématisent la
question de l’État à la lumière de la croissance de son intervention et de la montée de la
technocratie, qui se font sous le signe du progrès et de la libération. Un premier
ensemble de propositions s’attarde au rôle de l’État dans la reconfiguration des
rapports de pouvoir, dans une perspective historique et avec pour horizon immédiat les
espoirs nourris à gauche par le néonationalisme, la formation du gouvernement par le
Parti québécois (1976) et la tenue d’un premier référendum sur la souverainetéassociation (1980). On trouve au centre de ces travaux l’explicitation et l’application
d’une théorie de la reproduction de la société par elle-même dans laquelle l’État est
perçu comme un relais toujours plus important de la domination :
Il est possible d’imaginer l’État comme une araignée au centre de sa toile ;
l’araignée ne peut être séparée de la toile, c’est-à-dire qu’on ne peut séparer l’État
du réseau des structures, des institutions, des appareils de la domination. Pour
éviter de trop s’émouvoir, il est préférable de dire le réseau des structures, des
institutions, des appareils du contrôle et de la régulation sociale (LaurinFrenette 1983a : 121).
9
Produite dans le même contexte, une autre série d’articles porte plus spécifiquement
sur les mouvements des femmes, de même que sur les théories et les analyses qui les
accompagnent. Ces réflexions participent notamment d’un travail de critique interne et
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162
d’amendements des grilles de lecture héritées de Marx ou de la tradition marxiste. Elles
se posent d’abord sur la compréhension des places et des fonctions assignées aux
femmes dans les procès de (re)production, mais elles informent plus largement
différents enjeux concernant les rapports au pouvoir des forces se voulant
progressistes.
3.1. Des procès de (re)production
10
Les analyses de Laurin s’appuient notamment sur une théorie des institutions qui vise à
éclairer les procès de la (re)production sociale, c’est-à-dire l’articulation de l’ensemble
des éléments — mécanismes, discours, dispositifs, institutions, ressources — par
lesquels une société se produit et se reproduit comme telle. Dans ces travaux,
l’expression « procès de production » ne vise pas simplement ou même principalement
la production économique, comme certaines analyses marxistes l’ont souvent supposé ;
plutôt, elle concerne « la production de la société par elle-même, que Marx désigne
souvent comme la production de la vie » (Laurin-Frenette 1978 : [123]). Ce qui est
généralement tenu comme appartenant à la sphère économique (le travail, le marché,
l’accumulation du capital, les flux, la production, etc.) ne constitue qu’un pan certes
important de ces procès, mais qui ne prédomine pas en tout cas l’ensemble des
dynamiques. Les aspects matériels et symboliques de ces procès peuvent par ailleurs
être distingués, mais les uns ne prédéterminent pas les autres. Il s’agit d’après Laurin
de revenir à la lecture que proposait Marx lui-même : « L’intuition originale de Marx,
c’est que les hommes produisent leur vie et, du même mouvement, la conscience qu’ils
en ont. […] La théorie marxiste […] permet d’abolir la distinction entre l’objectivité et la
conscience qui recouvre implicitement la distinction entre la matière et l’esprit ou ce
qu’on définit comme le réel et l’irréel » (Laurin-Frenette 1978 : [22-23]). Sur le plan
sociologique, il y a donc production de rapports sociaux particuliers (des « places »),
mais aussi production symbolique des agent.e.s comme personnes chargées d’occuper
ces places, « comme entités biologiques et psychologiques, corps, inconscient,
conscience, et ainsi de suite » (idem). En résulte l’insertion réglée (mais aussi contestée)
des corps au sein des mécanismes par lesquels les institutions sociales se produisent et
se reproduisent.
11
Les composantes de ces procès ont une certaine autonomie et une cohérence qui
n’excluent pas les contradictions, tout en étant coordonnées au sein de dispositifs
particuliers et des dynamiques d’ensemble. Laurin (1974) les résume dans ce schéma
simple, soulignant que ces dimensions sont, dans la reproduction de l’organisation
générale de la vie collective, interdépendantes et coconstitutives d’un seul processus
d’ensemble.
Des procès de (re)production
1. Reproduction matérielle
a) de la propriété (outils, moyens de travail, produits) ;
b) de la force de travail ;
c) de l’espèce.
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163
2. Reproduction idéologique des caractères nécessaires aux agents de la
production
12
La lecture qu’offre Laurin de ces procès se complexifie au fil de ses travaux sur l’État et
la nation, dans une analyse féministe dont la sensibilité résonne aujourd’hui avec les
préoccupations quant à l’intrication ambigüe des rapports de domination et à la
complémentarité potentielle des luttes (voir aussi Juteau 2017) :
C’est un faux problème que celui de la priorité ou de la non-priorité de la libération
des femmes comme objectif révolutionnaire. Les féministes radicales ont raison de
s’attaquer au système d’oppression patriarcale ; elles ont tort d’exclure comme
réformistes ou de considérer comme secondaires, les luttes contre le capitalisme,
l’impérialisme, le racisme. Une révolution véritable devra libérer tout le monde
ensemble : prolétaires, Noirs, colonisés, femmes, enfants, etc. Il peut bien exister
plusieurs fronts de lutte, mais elle ne doit avoir qu’un objectif ultime : la
destruction complète de la propriété, de la famille et de l’État dont on a vu qu’ils
formaient un système autoreproducteur d’éléments indissociables (LaurinFrenette 1974 : [25]).
13
Concrètement, cette problématisation large des procès de production décentre
l’analyse de l’organisation du travail salarié pour embrasser l’ensemble des éléments
impliqués dans la reproduction de la société, y compris la reproduction matérielle
autant que symbolique de l’espèce et de « la nation ».
14
La problématique du travail domestique des femmes et de ses transformations apparaît
à ce titre à la fois centrale et exemplaire de la restructuration du contrôle social qui
s’opère grâce à l’appui des nouveaux dispositifs de l’État. La baisse de la natalité et la
prise en charge de pans de plus en plus importants de l’éducation et de la socialisation
par l’État3, phénomènes tenus pour marques de la modernisation de la société
québécoise, s’accompagnent de l’encadrement de la présence croissante des femmes au
sein du salariat. Laurin souligne d’une part que, dans ce mouvement, les femmes se
voient essentiellement soumises à de nouvelles formes de subordination et de
précarité : « Depuis le XIXe siècle, ces changements [fonctionnels dans l’organisation
des systèmes sociaux] ont littéralement dépossédé les femmes de leurs fonctions
économiques, politiques et culturelles traditionnelles pour les précipiter, en partie, sur
le marché des diplômes et du travail salarié, les en expulser ensuite suivant les
fluctuations de ces marchés et les exigences des formes transformées de la
“domesticité”, pour enfin les jeter sous la tutelle des bureaucraties et de l’État »
(Laurin-Frenette 1981a : 17‑18). La sociologue note d’autre part que si ces
transformations émanent souvent de revendications formulées au sein de la société
civile, elles représentent surtout la reprise par l’État et ses appareils du contrôle sur les
forces qu’elles libèrent en apparence, « au nom et sous le couvert de principes
féministes et, pour une part, avec le consentement et la participation des femmes »
(Laurin-Frenette 1984b : 133). La captation des efforts d’organisation des femmes au
sein du salariat par l’État et ses dispositifs représente, comme dans le cas des
mobilisations des travailleurs et travailleuses, l’endiguement du potentiel de libération
qu’ils portent.
La reconnaissance du droit des femmes au travail à un salaire égal pour un travail
égal, à la sécurité d’emploi, à la maternité sans perte de bénéfices, à la
syndicalisation, etc., est difficile à obtenir et fait l’objet de luttes acharnées.
Pourtant, la reconnaissance de ces droits n’est pas dysfonctionnelle, à long terme,
pour les employeurs, et elle sera acquise avec le temps. On peut cependant prévoir
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164
que l’intervention de l’État sera requise pour obtenir et conserver ces droits, ce qui
lui donne une prise sur les femmes et sur leur mouvement. Situation comparable à
celle du mouvement ouvrier et syndical, que l’État a emprisonné dans une
législation permettant de le contrôler, à l’avantage des employeurs, tout en
améliorant les conditions de travail dans leur ensemble (LaurinFrenette 1984b : 136).
15
Ce regard circonspect sur le sens des mouvements qui doivent cheminer au sein de
l’État se pose comme une des constantes du travail de Laurin. Il ouvre sur une lecture
des rapports tiraillés entre les espoirs portés par les mouvements progressistes et leur
canalisation (sinon leur extinction) au contact des appareils de l’État.
3.2. « … quand ça parle dans l’État » : le sens de la domination
16
Par-delà la centralité « structurelle » de l’État dans l’organisation du pouvoir, la
complexité et la plasticité de son autorité reposent sur la profondeur de sa présence
symbolique — c’est-à-dire sur la manière dont il habite les imaginaires et les
subjectivités. Une des contributions essentielles du travail de Laurin à ce titre est de
lier les dimensions matérielles de l’exploitation aux discours dominants sur la société
et sur les places que les gens y occupent — aux « idéologies », pour reprendre
l’expression courante de l’époque. Il s’agit de montrer que le sens concret, ordinaire,
que les personnes se font de leur place et de leurs fonctions dans la société fait partie
intégrante de sa reproduction. Sous cet angle, une partie du travail qu’effectue l’État
dans la régulation des rapports sociaux se joue dans la manière dont ses interventions
sont normalisées au sein des représentations courantes et partagées ; autrement dit,
dans « la relation symbolique entre l’État et ses sujets, c’est-à-dire le fondement du sens
pour les sujets de leur domination » (Laurin-Frenette 1983a : 128).
17
On peut interpréter cette portion du travail de Laurin comme une entreprise de
désacralisation ou de démythification des principales institutions politiques et
socioéconomiques qui exercent le contrôle et la régulation sociale. Il s’agit en quelque
sorte pour la sociologue de refuser l’aspect apparemment naturel, nécessaire ou mérité
sous lequel se présente ce qu’on doit reconnaître comme différentes formes de
domination. Cela passe par une critique des discours communs qui organisent et
rationalisent cette domination à un moment et dans un lieu donné : le nationalisme, le
libéralisme, la démocratie, la féminité, la famille, etc. Pour Laurin, les sciences sociales
participent généralement de ces récits dominants autant qu’à leur reproduction, mais
elles peuvent aussi contribuer à en montrer la contingence : « le travail de la sociologie
et de la critique en général est précisément de montrer le caractère arbitraire,
historique, relatif du sens ; autrement dit, les frontières qui l’emprisonnent » (LaurinFrenette 1978 : 42).
18
Dans son appréhension du discours, cette sociologie est pragmatique (au sens de la
linguistique) dans la mesure où elle s’intéresse à ce que font l’État et ses dispositifs,
notamment lorsqu’ils se représentent comme l’incarnation politique de l’autonomie
d’un peuple, voire de sa libération. La lecture que Laurin propose de l’articulation entre
État et nationalisme se situe à ce titre à contre-courant de l’essentiel des perspectives
de ses contemporain.ne.s au sujet du nationalisme québécois, y compris ceux et celles
d’horizon marxiste. En phase avec certaines franges au sein des réseaux militants
féministes et de gauche, elle n’abandonne jamais la critique de l’État à ses
autoreprésentations progressistes, pas plus qu’elle n’accepte les compromis que
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165
commanderait la « libération nationale » (voir Laurin-Frenette et Léonard 1980 ;
Laurin-Frenette 1982).
19
Pour Laurin, bien que le néonationalisme ait fortement canalisé les espoirs des forces
progressistes, il appartient d’abord au registre du rassemblement autour de l’État et du
consentement à son autorité. Dans ses versions les plus courantes ou officielles, il
représente « un des éléments essentiels du vaste champ de consentement, d’adhésion
des classes dominées à la société bourgeoise » (Laurin-Frenette 1978 : 33‑34).
Autrement dit, l’imaginaire nationaliste a pour effet de normaliser l’assentiment des
gens à occuper les places qui leur sont assignées et à effectuer les fonctions qu’elles
supposent. Il règle l’insertion des corps au sein des procès qui se jouent à cette échelle,
assurant la (re)production de « la nation » comme ensemble social, politique,
économique et culturel cohérent – comme principal horizon de production et de
réalisation de la vie collective. Il fait primer certains antagonismes, en efface et en
régularise d’autres, suscitant entre autres la solidarité par-delà les rapports de classe.
Le nationalisme, pour Laurin, est ainsi intrinsèquement lié aux développements du
capitalisme4 :
il semble indubitable que la nation apparaît historiquement comme le sens, pour les
agents, de leur insertion dans les procès de la production et de la reproduction
capitalistes, au fur et à mesure que se constituent ces procès, dans les appareils qui
les effectuent : procès de travail salarié dans la manufacture puis dans l’industrie,
procès de contrôle dans l’État démocratique et dans les réseaux d’appareils
bureaucratiques ; transformation des agents en individus libres, autonomes, égaux,
homogénéisation linguistique, culturelle, etc. Dire que la nation apparaît comme
sens signifie que la majeure partie des conditions, des éléments, des appareils de ces
procès capitalistes sont nommés, définis, valorisés comme nationaux : le marché,
l’État, son territoire, son armée, la langue, l’histoire, le drapeau, etc. (LaurinFrenette 1978 : 43)
20
Alors que les anciens lieux de pacification des conflits et de régulation des rapports
sociaux sont soit dissous, soit intégrés et soumis à la logique des appareils de l’État, la
nation apparaît comme le dernier lieu de rassemblement et de solidarité ; l’État, « la
seule scène où peut se représenter l’illusion d’une maîtrise de l’existence collective »
(Laurin-Frenette 1978 : 112).
21
Même si « la nation » semble d’abord relever de constructions symboliques ou
discursives, elle se présente toujours tout à la fois dans la matérialité des rapports
sociaux qu’elle produit ou met en forme. En cela, Laurin insiste, elle « doit être traitée
comme une réalité : un ensemble de faits réels produits dans et par le discours
nationaliste au sens large » (Laurin-Frenette 1978 : 40). Pour la sociologue, le
nationalisme :
Se fonde, en effet, sur les sentiments bien réels de personnes en chair et en os, tels
l’attachement au coin du monde qui les a vues vivre, la solidarité élémentaire que
génèrent une expérience semblable du passé et un univers linguistique commun.
[…] Le nationalisme se fonde également sur les problèmes tout aussi réels des
mêmes personnes, problèmes dont il faut souligner dans la plupart des cas, le
caractère de classe. […] En soi, le nationalisme est une création politique et
idéologique de l’État, qui transforme et utilise ces sentiments et ces problèmes de
manière à établir et à légitimer son pouvoir sur une population donnée, coïncidant
avec un territoire déterminé (Laurin-Frenette 1983b : 85, 1983c).
22
Comme phénomène historique, « la nation » procède de la nationalisation, non sans
reste, mais avec des visées hégémoniques, des institutions, des corps et des
subjectivités, depuis la culture et la langue jusqu’à l’organisation de la production et de
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166
la compétitivité des ensembles économiques5. Ce mode de signification est à la fois
arbitraire et fonctionnel en ce sens qu’il assure la cohérence des procès de
reproduction dans une conjoncture donnée. Le nationalisme, comme discours,
« produit la nation comme ensemble de significations, de valeurs, de sentiments
conférés à la solidarité, à l’échange, à la dépendance entre les agents des procès
capitalistes et […] il l’investit dans la reproduction de ces procès et des appareils qui les
effectuent » (Laurin-Frenette 1978 : 43‑44).
23
Comme toute entreprise de signification, le nationalisme se veut par ailleurs clôture de
sens qui se traduit, sur le plan politique, dans un balisage des possibles. De manière
générale, suivant Laurin : « Le nationalisme n’empêche pas nécessairement la
reconnaissance de la domination, sa critique et sa subversion. Il enferme dans les
frontières de la nation et des classes dominées constituées en son sein, la solidarité qui
organise cette critique et cette subversion. Il la condamne à s’investir dans les procès et
dans les appareils dont la fonction est d’attacher, de contenir et de contrôler cette
solidarité, de la recycler dans le système » (Laurin-Frenette 1978 : 60). Le nationalisme
participe ainsi à canaliser les mobilisations pour le changement autour de l’État et à
laisser intact, en toute instance, sa légitimité. Pour les intellectuel.le.s et les
mouvements sociaux de gauche comme de droite, parler au sein de l’État ou reprendre
son langage, même si c’est pour critiquer le gouvernement, c’est toujours participer à
renforcer sa position comme pôle d’organisation des rapports sociaux à l’échelle
« nationale ».
24
Dans cette perspective, pour Laurin, il n’y a rien à attendre de l’État en ce qui a trait à la
liberté — et assez peu à attendre de l’indépendance de l’État québécois par ailleurs —,
dans la mesure où il est de la fonction de l’État de préserver les systèmes de places sur
lesquels il a autorité et, plus largement, les réseaux de production et d’échanges
transétatiques dans lesquels il s’inscrit (voir aussi St-Louis 2020 : 299‑306). Peu importe
la possibilité pour l’État québécois de dégager davantage d’autonomie au sein du
système d’équilibre de la fédération canadienne, l’impact sur l’organisation des
rapports sociaux restera, pour la plupart des gens en marge des réseaux de
redistribution de la réussite capitaliste, négligeable. C’est en ce sens que le référendum
de 1980 est présenté d’abord comme un grand divertissement public — un
« divertimento pour deux États » (Laurin-Frenette 1983b). Dans la conjonction entre
l’attachement diffus aux institutions dites nationales et le désarroi face aux possibilités
d’altérer véritablement le cours des choses se joue une des grandes forces d’inertie à la
base de la reproduction des conditions de l’exploitation et de la domination : « La force
du système tient dans sa capacité de créer ce lien d’impuissante complicité et de le
rétablir contre vents et marées » (Laurin-Frenette 1982 : 16).
25
Cette lecture presse le devenir « banal » du nationalisme québécois, à une époque où il
apparaît d’abord comme un discours foncièrement progressiste, sinon
révolutionnaire — une charge symbolique qui lui est d’ailleurs toujours associée et qui
participe à son efficace à tempérer les mouvements de résistance ou d’insubordination
(Lamoureux 1983, 2005). Elle anticipe avec clarté, quelques mois seulement après
l’arrivée du Parti québécois au gouvernement, l’institutionnalisation du
néonationalisme comme principal mode de régularisation des rapports sociaux dans
l’espace dit québécois. Par-delà les soubresauts du mouvement souverainiste au sein du
système partisan, le nationalisme québécois devient « l’armature idéologique stable et
invisible à la limite du contrôle » ; ses « postulats se transforment en évidences […] se
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167
prêtent de moins en moins à la discussion et […] leur champ d’application s’étend et
s’approfondit du même mouvement » (Laurin-Frenette 1978 : 150).
26
Dans le giron de l’État et de la nation, les gains des luttes pour l’égalité se font ainsi
généralement au prix du renforcement de la place qu’ils occupent dans les procès de
contrôle et de reproduction. La portée subversive des mouvements se donne dans leur
capacité à échapper, un moment, à la répression ou à la récupération — à déborder les
cadres prescrits de la représentation et de l’action politique. Pour les groupes
institutionnalisés, dont la position sociale dépend en partie de l’État, cette capacité est
limitée, souvent autorégulée. Il peut en être autrement des personnes et groupes qui,
selon les conjonctures, se trouvent à la marge des grands dispositifs de contrôle et de
(re)distribution des places : « C’est le cas, par exemple, des jeunes et des femmes, au
travail, en chômage ou aux études, qui échappent en partie aux appareils qui
pourraient les organiser en groupes de pression ou autres » (LaurinFrenette 1978 : 147‑148). Les résistances se laissent ainsi entrevoir à partir de positions
à découvert de la protection (relative) de l’État, celles les plus auprès des violences de la
(re)production sociale. Leurs formes contemporaines sont à trouver dans
l’insubordination des populations « en surplus » (Rajaram 2015) produites en outre par
les migrations forcées, le racisme et le colonialisme ; des expériences surgissant, pour
reprendre l’expression de Philippe Néméh-Nombré à propos du hip-hop, « de la mort
sociale, de l’excédent » (Néméh-Nombré 2019 : 44).
04. De la mise au service et de l’usure des corps : une
économie politique
27
Le cycle de travaux que Nicole Laurin entame à partir de la deuxième moitié des années
1980 prolonge ces réflexions sur les procès de production tout en investissant de
nouveaux champs de réflexion et d’analyse. Cette série puise principalement dans
l’imposant projet de recherche que Laurin mène avec Danielle Juteau et d’autres
collaboratrices sur les communautés religieuses. Elle suit le renforcement du contrôle
de l’État comme principale institution de la régulation sociale en même temps que son
désengagement dans le support des individus et des communautés. Déjà centrale dans
les travaux précédents, la question de la mise en ordre des corps et de leur mise au
service de la société est explicitée dans l’idée du sacrifice comme logique à la base de la
reproduction de la société par elle-même.
4.1. Des mondes qui se rompent et s’effacent
28
Dans le revers des analyses de Laurin sur l’emprise grandissante de l’État et du
néonationalisme se trouve déjà la problématique de l’effacement des formes anciennes
ou locales d’organisation et d’autorité. La technocratie et le concours des sciences
humaines et sociales à son déploiement en constituent un élément central 6. Les modes
d’opération de l’État-nation gestionnaire se constituent dès lors comme un nouveau
lieu commun de la vie collective jusqu’à en devenir à peine perceptible : « L’idéologie
nationaliste gestionnaire, portée par le Parti libéral et ensuite par le Parti québécois,
justifiera la conquête de l’hégémonie technocratique jusqu’à la fin des années soixantedix. Par la suite, cette hégémonie ira de soi ; l’État préférera même se dispenser de
proposer un projet social mobilisateur à ses commettants » (Laurin 1996 : 100 ; voir
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
168
aussi Simard 2005). Laurin poursuit plus largement une réflexion sur la manière dont
l’État et les rationalités qui l’accompagnent colonisent ou envahissent diverses facettes
de l’existence ; comment ils prennent une importance croissante dans le modelage des
subjectivités et dans l’organisation matérielle de la production de la société par ellemême. Alors qu’ils étendent leur contrôle sur des domaines de la vie sociale autrefois
régis par des institutions de proximité, il s’agit de cerner les nouvelles formes que
prend la domination. Les institutions issues de la solidarité et de rapports de pouvoirs
immédiats — souvent pauvres et ramanchées — sont ainsi remplacées par les appareils
de l’État, dont les éléments dédiés au soutien collectif de la vie ou de la dignité sont
ensuite mis en pièces7.
29
L’État demeure central dans cette analyse, qui prend néanmoins plus explicitement la
forme d’une sociologie des institutions. Les institutions sont envisagées comme les
espaces (concrets et symboliques) où se forgent et se transforment les rapports sociaux.
Elles englobent les modes d’organisation et de coordination des différents domaines de
la vie sociale en même temps que les significations (partagées et disputées) qui sont
conférées à cette organisation. Elles constituent ainsi « la trame même de l’existence
sociale, son fond et sa liaison. Elles désignent les places occupées par les sujets dans
différentes sphères et les discours qui organisent les rapports entre les sujets dans ces
places. Lieux de la régulation, le plus souvent hiérarchisés, les institutions sont aussi les
lieux où s’élabore le sens : l’interprétation de la continuité et du changement »
(Laurin 1999b : 66). En bref, les institutions signifient et mettent en ordre, assurant la
stabilité et la reproduction des relations entre les personnes en même temps qu’elles
constituent le contexte pour leur transformation.
30
Pour Laurin, l’histoire récente de la société québécoise est marquée par ce qu’elle
nomme le « démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale ».
Cette mutation se trouvait déjà en filigrane de ses analyses de l’État au tournant des
années 1980, alors que les groupes et agent.e.s de la société civile, convergeant vers
l’État québécois, apparaissent de plus en plus soumis à ses rationalités et à ses
exigences. Né du déploiement de l’État-providence et des fantasmes de la technocratie,
ce mouvement s’approfondit et se consolide. Peu de domaines de l’existence y
échappent : « Par exemple, l’école est engloutie par le système scolaire, l’hôpital par le
système hospitalier, les localités et les régions traditionnelles disparaissent sous les
structures administratives territoriales » (Laurin 1999b : 68‑69).
31
L’étude de la vie des religieuses représente à ce titre une plateforme inédite pour
l’analyse de la transformation des rapports de domination et des institutions qui en
assurent l’articulation (Juteau et Laurin 1988, 1997 ; Laurin-Frenette et al. 1991). Cette
recherche s’inscrit dans la cadre des réflexions de Laurin et de Danielle Juteau sur
certaines apories des études féministes qui leur sont contemporaines, et qui les voient
se rejoindre autour du féminisme matérialiste (Juteau 2017). Inspirées des travaux de
Colette Guillaumin sur les rapports sociaux de sexe et sur « l’appropriation sociale,
privée et collective, des femmes » (Juteau et Laurin 1988 : 184), les deux sociologues
estiment que la situation des femmes au centre et à la marge des principaux espaces
d’oppression relevant du patriarcat et du capitalisme — c’est-à-dire celles qui, d’une
part, ne sont pas soumises à l’exploitation privée en tant que mères de famille et qui,
d’autre part, échappent en partie aux modes d’appropriation capitalistes en évoluant
hors salariat — doit pouvoir être expliquée de manière intégrée. L’angle de
l’appropriation sociale des femmes par les hommes en tant que classe montre ainsi, en
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dépit de la liberté croissante dans les choix et les trajectoires de vie, « pourquoi le sort
des femmes s’est si peu amélioré » (Juteau et Laurin 1988 : 185).
32
Partir de la position sociale particulière qu’occupaient les religieuses hospitalières et
observer le contexte de leur déclassement éclaire ainsi les transformations qui assurent
le renouvellement des dispositifs d’assujettissement et d’appropriation des corps.
L’institutionnalisation du réseau hospitalier centralisé, public et universel se fait sous
le couvert de la modernisation. Elle suit le rapide déclin de l’Église dans le champ de la
régulation sociale (Laurin 2006 ; Laurin-Frenette et Rousseau 1983), sous la pression du
« projet nationaliste gestionnaire » porté par l’État. Sur le terrain, les religieuses sont
rapidement écartées des postes de direction, puis de la prestation des soins, au nom de
la rationalisation des méthodes de gestion, de l’homogénéisation du réseau et de la
modernisation des pratiques : « des hommes d’Église et des hommes d’État conjuguent
leurs efforts pour arracher le pouvoir à un groupe de femmes » (Laurin 1996 : 101).
Outre qu’elle permet d’assurer la portion du financement des soins qui relevait
autrefois de la charité, l’étatisation du système a manifestement un effet marqué sur
son rendement et son efficacité. Avec cette refonte radicale vient cependant un
« processus de bureaucratisation “sans sujet ni fin” qui désagrège inéluctablement les
fondements socioculturels des institutions » (idem). Sans magnifier une organisation
qui comportait des lacunes et des contradictions importantes, la lecture de Laurin
montre ce qui se perd dans le passage vers un système qui se déploie sous le signe d’un
progrès inévitable ; en outre : un horizon transcendant pour la prestation des soins aux
patient.e.s, l’autonomie des religieuses dans la gestion des institutions où elles
œuvrent, de même que la participation des collectivités locales à l’organisation et à la
planification des soins de santé dans leur milieu.
33
Ce qui se passe dans le domaine des soins hospitaliers est à l’image de la colonisation
des autres domaines de la vie sociale et privée par l’État. L’autrice se préoccupe ainsi
des nouveaux modes de régulation du social qui se déploient sans entrave, en l’absence
de la médiation et des protections que cherchaient à assurer, dans leurs imperfections,
les institutions locales : « Ces institutions du quotidien jouent le rôle de tampon, elles
médiatisent les rapports entre les individus et les groupes à la base et les institutions
qui coordonnent, centralisent les procès de la régulation à d’autres niveaux. Par
conséquent, la suppression ou l’ébranlement des structures intermédiaires livrent les
individus à l’influence de plus en plus directe, immédiate des instances supra-locales
des réseaux de contrôle économique, politique, administratif, symbolique »
(Laurin 1999b : 69). Le démantèlement des institutions intermédiaires se fait au prix de
l’autonomie des personnes et des collectivités locales, dont l’agentivité — imparfaite et
striée de rapports de pouvoir — s’efface derrière la réorganisation technocratique du
soutien communautaire par l’État. Les institutions locales qui organisent au quotidien
les pratiques des gens (vie familiale, travail, loisirs, activités politiques ou religieuses)
sont soit remplacées, soit incorporées dans le réseau des services dits publics. Elles
deviennent dépendantes de l’État et de ses critères, de ses normes et de ses ressources.
Lorsque celui-ci se désengage ou « rationalise » son intervention dans ces sphères, les
mécanismes de protection issus de la société civile, quand ils existent encore sous une
forme ou une autre, ne sont plus en mesure de faire contrepoids aux grands dispositifs
du contrôle et de la régulation : « Dans la faillite du projet nationaliste gestionnaire, les
individus et les groupes qui se sont libérés de l’Église pour se reconstituer dans l’État
sont désormais abandonnés à eux-mêmes » (Laurin 1996 : 102). Pour Laurin, une des
clés pour comprendre la violence et l’apparente inéluctabilité avec lesquels se déploie
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la réorganisation des rapports sociaux à l’ère du néolibéralisme se situe donc en amont,
alors que l’État se donne le champ libre pour intervenir directement et profondément
dans des domaines toujours plus nombreux de l’existence : « Ces transformations, parce
qu’elles entravent la solidarité et la résistance à la base, donnent aux décideurs et aux
gestionnaires à tous les niveaux une marge de manœuvre sans précédent »
(Laurin 1999b : 70). Elles sont en phase avec le déploiement d’un discours sur
l’autonomie et la responsabilité qui vient régulariser les nouveaux visages de
l’appropriation sociale des corps.
4.2. Appropriation sociale et sacrifice de soi
34
Derrière les mouvements qui affectent le renouvellement des institutions et des
dispositifs de la régulation sociale se trame la reconfiguration de dynamiques de
domination de longue durée. Celles-ci ont dans un premier temps été problématisées
par Laurin, comme nous l’avons vu, sous la thématique des rapports de (re)production,
puis approfondies sous celle de l’appropriation sociale des corps — celui des femmes
par les hommes d’abord, dans une perspective sensible aux autres formes d’oppression
qu’on dirait aujourd’hui systémiques. L’appropriation sociale se situe d’une certaine
façon à l’interface des subjectivités et des rapports de production — au point de
rencontre du cours des existences et de leur captation au sein des institutions. Les
institutions, rappelle Laurin, « se nourrissent de la vie, c’est-à-dire du corps et de
l’esprit des sujets ; famille, patrie, Église, parti sont des machines à broyer, on ne
saurait l’oublier » (Laurin 1999b : 66). Sur le plan symbolique, elles opèrent à former les
subjectivités, à régulariser et à normaliser les rapports sociaux. Le sens général de ce
travail, presque par définition, vise à conserver ce qui est comme ce qui doit être, en
faisant équivaloir la domination au cours normal des choses, à ce qui est bien pour tous
et toutes : « Toute domination de classe comporte la création et la conservation, par la
force et le consentement, de conditions qui assurent l’identité de l’intérêt de la classe
hégémonique et de l’intérêt de la société » (Juteau et Laurin 1988 : 193‑194).
35
Le registre des injonctions portées par les institutions du contrôle et de la régulation
sociale se veut totalisant : il ne laisse échapper, en principe et dans le discours, aucun
aspect significatif de l’existence ; il ne laisse filtrer aucune forme et aucun mobile de
résistance. Les mutations formelles sur le plan de l’organisation de la société viennent
aussi avec de nouvelles formes d’assujettissement — de nouveaux discours et des
dispositifs inédits de formation des subjectivités. La régulation néolibérale approfondit
les discours sur la réalisation professionnelle, l’épanouissement personnel et la liberté
individuelle en misant sur le rendement, la productivité, la performance, etc.
L’effacement du filet social pris en charge par l’État se fait sous le refrain bien connu de
l’« autonomie », qui représente « le fil conducteur du discours des agences
gouvernementales ou privées qui gèrent l’assistance aux multiples catégories de
personnes en difficulté, qu’il s’agisse des sans-travail ou des handicapés, des sans-logis
ou des femmes maltraitées, des toxicomanes ou des personnes âgées, ces dernières
étant définies précisément par la perte d’autonomie. Plus les ressources s’amenuisent,
plus l’injonction d’être autonome se durcit comme une menace » (Laurin 1999b : 70). Le
démantèlement et le remplacement de ce que Laurin désigne comme les institutions
intermédiaires ne font donc pas simplement emporter des espaces physiques de
rassemblement, mais également le sens des liens qui s’y organisaient. Non seulement la
capacité de mobilisation de ces institutions fait-elle désormais défaut, mais les formes
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de solidarité qu’elles tentaient de concrétiser ne sont plus disponibles à l’imagination
politique collective. Par-delà le désengagement de l’État, la responsabilité individuelle
devient ainsi le seul horizon sur lequel semblent pouvoir se mouvoir et se retrouver les
sujets : « Paradoxalement, cette conception de l’autonomie rend non seulement
possible, mais quasi-inéluctable la subordination des agents aux procès actuels de la
domination ; elle enserre la liberté dans le carcan de l’individualité, ce qui contrecarre
tout projet d’émancipation sociale et culturelle » (idem)8.
36
Si la nation, à un certain niveau, normalise la domination telle qu’elle est organisée et
justifiée par l’État, le sacrifice de soi est, d’après Laurin, le sens plus large que prend
l’appropriation sociale en tant que mobilisation des corps au service du maintien de
l’ordre. Derrière la transformation des formes de domination et de leurs
représentations se trament des motifs durables : ceux qui règlent l’abandon à quelque
chose de plus grand – la reproduction de la société par elle-même. Ce sacrifice prend
différents noms et différentes formes selon les époques et les positions qu’on est
sommé.e.s d’occuper, mais la logique des rapports qu’il reconduit est la même. Du
mouvement qui emporte les formes traditionnelles du mariage et de la famille en même
temps que le rôle des religieuses dans l’économie de la reproduction sociale, Juteau et
Laurin notent qu’il s’agit d’une réorganisation qui n’entame pas significativement le
partage des tâches qui incombent aux femmes dans la reproduction sociale 9. Le
sacrifice de soi prend de nouveaux visages — l’émancipation individuelle, la réussite
personnelle, l’ambition et la réalisation de soi — qui, couplé aux impératifs d’autonomie
et au délestage au sein des institutions dédiées au soutien social, rationalise ce qui
représente l’approfondissement concret de l’appropriation sociale des femmes :
En réalité, les femmes n’ont de liberté que celle qui leur permet de circuler entre les
lieux multiples de leur oppression. […] [L]e nouveau mode de sexage […] assure à un
niveau et à un rythme sans précédent, la mobilisation, la circulation et l’utilisation
du corps et de la force de travail des femmes (Juteau et Laurin 1988 : 203).
37
L’analyse de Laurin n’est pas exactement nostalgique des anciennes formes de liens
sociaux et de communautés, bien qu’elle remette définitivement en question l’univocité
du progrès sous lequel se présente la transformation continuelle des institutions. Il
s’agit toujours d’interroger les différentes configurations matérielles et symboliques
que prennent l’autorité et la domination, qu’elles se présentent comme nécessaires,
normales ou inéluctables, voire désirables. On retrouve dans ce travail l’intention
renouvelée « d’ouvrir une réflexion collective, un débat lucide et sans illusion sur les
conditions de possibilité du changement que nous pourrions désirer et sur la manière
ou les manières d’organiser ce changement » (Laurin-Frenette 1983a : 128). Cette visée
interdit la complaisance à l’égard des forces qui organisent la société. Elle refuse toute
concession aux formes présentes ou passées de la domination. En cela, elle résonne
avec les manières de faire et de penser des regroupements, associations populaires et
âmes dispersées qui résistent, au quotidien et dans les limites de leur capacité d’action,
à l’ordre imposé (Laurin 2001).
38
Derrière les nouveaux discours de la régulation sociale et les différentes déclinaisons
des injonctions qui sont formulées en fonction des positions que les personnes sont
sommées d’occuper se trouvent donc surtout des marques de continuité : la mise en
ordre et l’usage réglé des corps, le sacrifice de soi, sens de la participation volontaire ou
à corps défendant à la reproduction de la société par elle-même.
Toute société exige de ses membres le sacrifice de leur personne. Le sacrifice règle
l’insertion des agents sociaux dans les procès de production et de reproduction, ou
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leur exclusion des procès le cas échéant. L’enjeu du sacrifice, c’est le corps, dans sa
capacité de produire — la force de travail — dans sa capacité de procréer et
d’enfanter. Le sacrifice se modèle sur un discours dont les termes varient selon la
place des sujets auxquels il s’adresse : leur sexe, leur classe sociale, etc. En effet, les
conditions du sacrifice diffèrent considérablement selon le pouvoir dont les agents
disposent au sein des rapports sociaux. […] L’effet social du discours demeure
toutefois le même : il articule la logique de la subjectivité et de l’institution,
consacrant une manière de vivre et de mourir, autrement dit un mode
sociohistorique d’usage et d’usure du corps. Le corps relève de l’ordre social
(Laurin 1999a: 213).
05. Conclusion
You’re gonna have to serve somebody, yes indeed
You’re gonna have to serve somebody
Well, it may be the devil or it may be the Lord
But you’re gonna have to serve somebody
Bob Dylan, « Gotta Serve Somebody », 1979
39
Les propositions de Nicole Laurin occupent une place singulière dans le paysage des
sciences sociales au Québec. Elles procèdent comme une entreprise de démythification
des principales institutions politiques et socioéconomiques qui mettent en ordre les
rapports sociaux, de façon à éclairer les manières dont elles organisent concrètement la
vie des gens et ses perspectives. Cette analyse, si elle est toujours tournée vers les
possibilités de transformation de l’ordre social, est d’abord critique au sens où elle ne
vise pas à exactement à définir ou à promouvoir un modèle de développement politique
ou économique particulier — fut-il révolutionnaire10. Il s’agit plutôt de voir comment
les subjectivités sont formées ; comment les corps sont usés, au fil d’existences mises au
service de la (re)production de la société ; d’envisager enfin comment certaines
« marges de liberté » (Laurin-Frenette 1982 : 16) peuvent être dégagées, en périphérie
des instances et des modes habituels de la mobilisation politique, de manière à ce que
des mouvements de résistance à l’ordre des choses puissent s’y organiser.
40
L’écho de ces travaux se trouve manifestement en marge de la sociologie « nationale »,
c’est-à-dire de celle menée comme une entreprise de dévoilement de la nation ou de la
société québécoise (Bourque 1993 ; St-Louis 2018). Bien que les travaux de Laurin
soulèvent constamment des questions d’intérêt pour (et au sujet de) la sociologie
dominante, ils laissent d’abord leur marque au sein des études féministes
(Chamberland 2017), des études sur les communautés religieuses et l’Église, de même
que dans le champ des théories anarchistes et des analyses qui s’en inspirent
(Graham 2013 ; Pereira 2016)11. Ils ont également une empreinte dispersée, mais forte
sur un ensemble de recherches critiques visant à problématiser les rapports entre les
mouvements sociaux et l’État. La réalité relativement enclavée des sciences sociales au
Québec joue pour une part de cette situation, le « marché » pour que les perspectives
critiques puissent faire école apparaissant restreint. Dans le cas des travaux de Laurin,
cette conjoncture a pour contrepartie qu’ils demeurent en dialogue avec les
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propositions plus dominantes dans le champ — celles de Guy Rocher, Fernand Dumont
ou Marcel Rioux, notamment — et en partagent souvent les questionnements.
41
Dans le sillage immédiat de l’enthousiasme suscité par la montée du néonationalisme,
de la croissance de l’État québécois et de la multiplication de ses dispositifs, la
sociologie de Nicole Laurin met en garde contre leur devenir hégémonique, dans une
perspective qui, à gauche, ne trouve écho qu’en périphérie du triomphe du
nationalisme libéral comme mode de régulation sociale (voir Mills 2010). La rapide
banalisation de ces artefacts politiques n’aura pas raison de la conviction selon laquelle
ils se trouvent au cœur des violences qui organisent et régularisent au quotidien la
mise en ordre de la société. Dans l’espace intellectuel québécois, cette position peut
certes circuler et sans doute être débattue. Elle y apparaît cependant irrécupérable, au
sens où elle ne saurait participer à assurer le maintien de l’ordre social et la survie des
institutions (Laurin-Frenette 1983a). D’une certaine manière, ce que remarquait Laurin
à l’égard de la sociologie féministe s’applique à l’ensemble de ses propres
contributions : elles trouvent officiellement leur place au sein de l’institution
universitaire en même temps qu’elles sont rangées parmi les savoirs qui, par leur
thématique ou leur positionnement politique, demeurent en marge « des travaux
d’intérêt supposément universels » (Laurin-Frenette 1981a : 8 ; voir aussi Laurin 2004).
42
Le projet — humble, radical, méthodique et résolu — qui vise à éclairer les dispositifs
qui nous maintiennent dans différents états de sujétion, dans l’espoir de contribuer à
les faire dérailler, n’en demeure que plus d’actualité. À ce titre, en poussant à ses
limites la mobilisation des intervenant.e.s au sein d’un réseau de soins déjà émacié, le
contexte pandémique a fait surgir dans l’espace public, de la bouche même des
représentants de l’État et de « la nation », le fil généralement invisible du sacrifice de
soi12. En dignes successeures des religieuses hospitalières, préposées, infirmières
éducatrices et techniciennes sont devenues « nos anges gardiens », sommés à coups de
primes et de décrets d’user leurs corps – déjà ordonnancés par les normes genrées et
racialisées du care et du salariat – jusqu’à l’épuisement ou la désertion. La pandémie a
révélé plus largement l’impératif, central du point de vue de la raison d’État, de
maintenir les corps à la tâche qui leur est assignée – en particulier celles nouvellement
décrétées « essentielles » malgré les risques. Elle aura par ailleurs scellé le sort de
milliers de personnes, vieillissantes ou en situation d’itinérance, que des décennies de
désinvestissement et de discours sur l’autonomie individuelle auront placé dans des
conditions rendant possible leur « laisser-mourir à grande échelle » (Simard 2022).
43
Alors que cherchent à s’organiser les résistances, la sociologie de Nicole Laurin invite à
problématiser le rôle que jouent les institutions dites collectives dans l’organisation des
rapports sociaux et dans la banalisation de leur violence. Elle appelle à interroger les
liens intimes qui nous rattachent à ces institutions, dans un mélange ambigu et inégal
de complicité, de passivité, de cooptation, d’habitude et de soumission. Elle vise, dans
une perspective qui se veut d’abord intégralement féministe, à « contribuer à sa
manière et dans la mesure de ses moyens, à nous libérer des forces obscures qui
précipitent notre destin en modelant jusqu’à la conscience que nous avons de leur
résister » (Laurin-Frenette 1981a : 18).
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St-Louis, Jean-Charles (2018). Parler de « la diversité » au Québec. Une étude généalogique des
discussions récentes sur le pluralisme et la citoyenneté, Thèse de doctorat en science politique,
Université du Québec à Montréal.
NOTES
1. Voir la bibliographie exhaustive présentée dans Fournier, Kempeneers et Sénéchal (2017).
2. Voir Laurin-Frenette (1984a), Giroux (2004).
3. « En bref, la société n’a plus besoin du travail, à plein temps, d’un agent spécialisé dans les
tâches domestiques, pour chaque unité familiale et pour toute la durée de l’existence de cette
unité. En outre, la procréation des enfants — autre dimension de ce qu’on appelle la reproduction
de la force de travail — n’exige plus des femmes un investissement considérable de temps et
d’énergie. […] Les enfants de la croissance-zéro sont tout de même mis au monde ; ils doivent être
nourris, protégés, soignés, surveillés, amusés, socialisés, éduqués, etc. Mais ces tâches
n’incombent que pour une part à la famille, et que pour un temps limité. Ces tâches sont
partiellement prises en charge par l’État et par des appareils, étatiques et privés, autres que la
famille : garderies, écoles, cliniques, hôpitaux, agences et organismes divers, sans oublier les
médias, comme la télévision, en ce qui concerne la socialisation et les loisirs. En exagérant un
peu, on pourrait dire que désormais, une des responsabilités majeures des parents est
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177
d’acheminer leurs enfants vers les instances et les services appropriés, au moment opportun »
(Laurin-Frenette, 1984b, 129-130).
4. Cette thèse mérite en outre d’être mesurée à celles qui seront formulées quelques années plus
tard dans le champ des sociologies du nationalisme (voir Anderson 2002 ; Gellner 1989).
5. La prise de Laurin sur la reproduction des topoï nationalistes au sein des sciences sociales, que
certain.e.s sociologues identifieront plus tard comme le « nationalisme méthodologique », est
limpide : « les sociologues ont généralement tendance à tomber dans ce qui est bien un piège de
l’idéologie, en se servant de ses critères mêmes pour découper son objet. On n’a qu’à penser aux
concepts fonctionnalistes de société globale et de système social qui sont définis, l’un par la
conscience collective et l’autre par les valeurs communes » (1978 : 49).
6. Laurin en éprouve l’importance dès ses expériences comme étudiante avec le Bureau
d’aménagement de l’Est du Québec au milieu des années 1960 (voir Laurin-Frenette 1981b, 1983a).
7. Dès 1978, Laurin notait : « L’État national prend une importance d’autant plus grande que le
procès de production, de contrôle et de reproduction vident progressivement de tout sens, pour
les agents, les lieux plus anciens d’identification, de solidarité et d’opposition, de lutte : milieu de
travail, groupe familial, religieux, quartier, région, organisations de toutes sortes, qui
subsistaient aux étapes précédentes du capitalisme, à l’intérieur du champ national » (1978).
8. Ce discours présente l’autonomie individuelle néolibérale davantage sous le registre de la
désirabilité ou de la nécessité que de la pure coercition : « Dans différents contextes de la vie
sociale, non seulement la régulation est-elle intériorisée par les sujets mais elle ne procède plus
de la contrainte, elle obéit à l’impératif du désir, du bien-être, de l’épanouissement. En effet, la
régulation s’organise dans une psychologie du quotidien qui définit la vie comme un processus de
croissance personnelle, guidé par la connaissance de soi, au sein duquel les relations ont une
valeur instrumentale. Encore faut-il cependant que le sujet découvre son identité propre et qu’il
apprenne à régler sa conduite selon les normes immanentes à sa constitution et à sa dynamique
personnelle. Finalement, c’est en devenant ainsi fidèle à lui-même qu’il se conformera à la
logique des pouvoirs » (1999a).
9. « De manière générale, les faibles, les démunis et les personnes en état de dépendance
demeurent, comme ils l’ont toujours été, à la charge des femmes et désormais, de toutes les
femmes sans distinction d’état matrimonial, de profession ou de vocation » (Juteau et Laurin,
1988 : 202).
10.
Comme le note Marcelo Otero, les réflexions de Laurin ne sont pas d’inspiration
foucaldienne, même si elles en partagent des thèmes et des préoccupations. Le projet
critique qui en découle — « hétérotopie plutôt qu’utopie » (2017, 740) — se déploie cependant
dans un esprit semblable à celui de Foucault.
11.
C’est ce qu’indique la consultation des principaux agrégateurs de citations pertinents (Web
of Science, Google Scholar, Érudit). La première base de données pointe par ailleurs vers
une mobilisation significative du premier ouvrage de Laurin sur les fondements bourgeois
des théories fonctionnalistes, issu de sa thèse de doctorat, dans ses deux éditions traduites
en espagnol (Las teorías funcionalistas de las clases sociales, sociología e ideología burguesa, 1976 et
1985).
12.
Je remercie l’une des personnes évaluatrices de m’avoir généreusement orienté dans
cette direction.
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178
RÉSUMÉS
Les travaux de la sociologue Nicole Laurin brossent un portrait des différentes formes que
prennent l’appropriation et la domination au sein de la société québécoise, depuis la montée du
néonationalisme et le déclassement des religieuses hospitalières jusqu’à l’érosion des institutions
intermédiaires de la socialité. Cet article propose de cerner les grandes lignes de l’économie
politique qui se dégage de ces travaux. Il s’articule autour de deux portraits successifs. Le
premier présente une analyse marxienne et anarchisante de l’État et du nationalisme. Il met en
évidence leur rôle central comme relais et instances de légitimation des rapports de domination
produits par le capitalisme et le patriarcat. Le second est celui d’une économie politique radicale
du corps et de sa mise au service de la société. Il inscrit les rapports sociaux sur l’horizon du
« sacrifice de soi », « un mode sociohistorique d’usage et d’usure du corps » qui règle à
différentes échelles l’insertion des personnes dans les procès de (re)production de la société.
The work of the late sociologist Nicole Laurin paints a picture of the various forms appropriation
and domination take in Quebec society – from the rise of neonationalism and the decline of
hospital nuns to the erosion of intermediate social institutions. This article aims to provide an
outline of the political economy that emerges from this work. It is articulated around two
successive portraits. The first one presents a Marxian and anarchist analysis of nationalism and
the state. It highlights their central role in implementing and legitimizing the relations of
domination produced by capitalism and patriarchy. The second portrait is a radical political
economy of the body and its social uses. It inscribes social relations on the horizon of “selfsacrifice”, i.e., “a socio-historical mode by which bodies are to be used and worn”, regulating at
various scales their insertion in the processes of (re)production of the society.
INDEX
Mots-clés : sociologie, sociologue, Québec, Nicole Laurin, histoire des idées
Keywords : sociology, sociologist, Québec, Nicole Laurin, social thought
AUTEUR
JEAN-CHARLES ST-LOUIS
Chercheur postdoctoral, Université de Montréal ; chargé de cours, Université du Québec à
Montréal, stlouis.jc@gmail.com
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179
Jacques Parizeau : un économiste
dans la cité
Jacques Parizeau: An Economist in the Agora
Jean-Philippe Carlos
01. Introduction
1
Jacques Parizeau constitue l’une des figures majeures de l’histoire politique du Québec.
L’éclat de sa carrière politique, qui s’échelonne de la fin des années 1960 au milieu des
années 1990, a néanmoins eu pour conséquence de dissimuler certains pans de sa
trajectoire intellectuelle, du point de vue de ses contributions dans le domaine de la
pensée économique. Si l’on se souvient de Parizeau, l’homme politique, on oublie
parfois que ce dernier fut au cœur de la vie scientifique et intellectuelle canadiennefrançaise, surtout durant les années 1950 et 1960, à titre d’économiste et de professeur
à l’École des HEC de Montréal (Dostaler et Hanin, 2005).
2
Hormis la biographie que lui a consacrée Pierre Duchesne (2001 et 2002), peu d’écrits
ont été consacrés à Parizeau1. D’ailleurs, il existe peu d’études sur sa contribution à la
pensée économique francophone au Québec, avant son entrée en politique partisane à
la fin des années 1960. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène, dont le fait que
Parizeau a publié un nombre limité d’articles durant sa carrière académique (la plupart
entre 1954 et 1961) et qu’il n’a jamais publié d’ouvrage scientifique à titre individuel. Il
faut aussi noter que son fonds d’archives, préservé au centre d’archives de BAnQ du
Vieux-Montréal, est inaccessible jusqu’en 20452. Ajoutons le fait que l’ancien premier
ministre fait parfois figure de controverse, en vertu de ses propos malheureux tenus
lors du soir du 30 octobre 1995, ce qui peut expliquer pourquoi peu d’historiens se sont
intéressés à lui (Delorme, 2005). Or, la relative discrétion de Jacques Parizeau dans
l’historiographie masque le fait que ce dernier représente une figure notable de
l’histoire de la pensée économique, en vertu de son influence et du rayonnement de ses
idées dans les grandes réformes de la Révolution tranquille (Paquet, 2000). Selon nous,
Parizeau constitue une figure de transition, en rapport au passage du Canada français
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traditionnel au Québec moderne, dans le domaine des idées économiques. Formé au
cœur d’une institution associé aux anciennes élites intellectuelles canadiennesfrançaises (Harvey, 2002), il deviendra l’un des principaux visages de la technocratie
québécoise durant la Révolution tranquille (Simard, 1979 ; Létourneau, 1991) 3, d’où
l’intérêt de porter une attention particulière à la première phase de sa carrière
d’économiste.
3
Au cœur de notre étude, qui s’inscrit dans le champ de l’histoire intellectuelle et des
idées économiques, se trouve l’objectif de situer Jacques Parizeau, l’économiste, dans le
paysage intellectuel francophone au tournant des années 1960. Nous retraçons ses
influences formatrices et certains fondements de sa pensée économique, afin de le
situer par rapport aux différents courants en vogue à l’époque, mais aussi pour
comprendre ses motivations à œuvrer dans l’appareil gouvernemental québécois
comme expert-conseil. Nous nous intéressons à son action intellectuelle, ou plus
précisément aux fondements de son engagement intellectuel, qui se recoupe avec celles
d’autres spécialistes en sciences sociales de sa génération, qui ont fait le pont entre
l’université et l’appareil d’État québécois. En cela, nous estimons que Parizeau s’inscrit
comme héritier de la tradition institutionnelle de l’École des HEC, cette filiation
s’articulant sur une conception particulière du rôle de l’économiste dans la Cité, sur le
respect voué à ses maîtres et sur ses idées ancrées dans la défense des intérêts
économiques des Canadiens français. Plus généralement, Parizeau représente l’idéal
type (Weber, 1918)4, de l’intellectuel engagé un modèle au cœur de la mission des HEC
qui souhaitait constituer une avant-garde francophone contribuant au changement
social dans le domaine économique (Fournier, 2007). À partir d’outils réflexifs de son
temps, il a synthétisé une pensée fondée sur l’interdépendance des différents aspects
de la vie collective, harmonisé aux caractères culturels du Canada français. Bien que les
réflexions de Parizeau divergent parfois de celles de ses mentors des HEC (rôle de l’État,
influence du religieux, conception du nationalisme) (Foisy-Geoffroy, 2004), ils
partagent un idéal commun, soit de redonner à la collectivité canadienne-française le
contrôle de ses leviers de développement économique5. Plus largement, notre analyse
vise à illustrer les liens entre la pensée scientifique et la prise de décision politique au
Québec. Comme le souligne Martin Pâquet, la Révolution tranquille fut une période
marquante quant à l’influence des intellectuels, et notamment des technocrates, dans
la réforme des outils de gouvernance :
À une époque où les sciences et les technologies possèdent un ascendant
considérable sur les activités humaines, à une période où plusieurs acteurs sociaux
présentent la gouvernance comme un instrument pour assurer efficacement les
prises de décision politique, l’étude de la prégnance de la pensée scientifique dans
les espaces politiques canadien et québécois permet de mieux comprendre le
développement historique de ces phénomènes contemporains, qui ne sont pas
apparus spontanément. (Pâquet, 2008 : 186)
4
En ce sens, Parizeau est un intellectuel qui est amené, dès le début de sa carrière, à
jouer le rôle « d’intellectuel par fonction », défini comme étant :
l’état d’intellectuel fondé sur l’appartenance à certaines professions dans lesquelles
prédomine le travail intellectuel, exigeant une longue formation et l’acquisition
d’une expertise. Il s’agit d’un groupe assez nombreux dans nos sociétés développées
où l’expertise est une denrée recherchée, un groupe comprenant des chercheurs de
tous les domaines, des professeurs, des journalistes, des artistes, des hauts
fonctionnaires, des administrateurs de haut rang. L’intellectuel ainsi compris est
qualifié d’« intellectuel par fonction ». (Foisy-Geoffroy, 2008 : 43)
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181
5
L’intellectuel par fonction est un spécialiste dans une fonction donnée, ce qui lui
confère le capital symbolique nécessaire à la réalisation de son travail et à son
rayonnement. Toutefois, étant donné le cadre institutionnel dans lequel il évolue,
Parizeau est amené à jouer le rôle « d’intellectuel par vocation ». Contrairement à
l’intellectuel par fonction, l’intellectuel par vocation se caractérise par son engagement
volontaire dans la sphère civique, fondé sur une légitimité culturelle qui l’amène à
« proposer à ses concitoyens telle orientation pour la politique de la cité au nom d’un
savoir, d’une vision du monde qu’il croit juste, d’une connaissance dont il est
dépositaire et que lui a léguée sa formation et qu’un instinct missionnaire le pousse à
partager publiquement » (Foisy-Geoffroy, 2008 : 44). L’intellectuel par vocation s’inscrit
dans une logique ancrée dans « le caractère public de son engagement » (Racine SaintJacques, 2015 : 32) et dans une dimension communautariste. En cela, son statut de docteur
en science économique de la London School of Economics et de professeur universitaire
lui procure un important capital symbolique (Bourdieu cité dans Pinto, 2002 : 184-185) 6
et social (Bourdieu, 1980 : 2-3)7 qui lui permet de participer aux débats de société et de
proposer des réflexions et des recommandations au sein de différentes organisations de
la société civile et du monde politique. La figure de Parizeau constitue ainsi l’idéal type
de l’intellectuel universitaire engagé dans les coulisses politiques de la Révolution
tranquille, pour reprendre les termes de l’économiste Roland Parenteau (Parenteau,
2008).
6
À partir d’un corpus de sources composé des écrits publiés de Jacques Parizeau durant
les années 1950 et 19608, d’extraits de correspondance9 et d’articles de journaux
d’époque, nous proposons une analyse divisée en trois parties. La première porte sur le
milieu institutionnel des HEC et son impact sur la trajectoire de Parizeau, ainsi que sur
la place occupée par ce dernier dans les principaux réseaux intellectuels et
économiques canadiens-français. La deuxième porte sur sa pensée économique et sur
les influences qui structurent ses réflexions au début de sa carrière. Enfin, la troisième
section met en lumière le mécanisme d’intégration de Parizeau au sein de l’appareil
d’État québécois comme expert-conseil au début de la Révolution tranquille.
02. Portrait d’un économiste engagé
7
Jacques Parizeau a amorcé ses études universitaires à l’École des HEC en 1947 10 Inscrit à
la licence en sciences commerciales, il est remarqué par certains professeurs pour ses
aptitudes académiques, notamment par François-Albert Angers (1909-2003), son futur
mentor. Le directeur de l’École, Esdras Minville (1896-1975), remarque aussi le jeune
Parizeau, en vertu de la qualité de ses travaux11 Après l’obtention de sa licence, Angers
et Minville l’encouragent à poursuivre des études supérieures en France, comme
certains professeurs-chercheurs des HEC avant lui, afin de l’embaucher comme
spécialiste en science économique à son retour. À l’époque, l’École souhaite former une
avant-garde intellectuelle apte à participer au relèvement économique du Canada
français, surtout durant le règne de Minville entre 1938 et 1962 (Harvey, 2002 :
118-119). Ce faisant, il est de coutume pour les professeurs de recruter certains de leurs
étudiants les plus brillants afin de les envoyer se former dans les grandes universités
d’Europe pour que ceux-ci puissent, à leur retour, mettre « leur savoir au service de la
nation » (Fournier, 2007 : 20). L’École des HEC est ainsi au cœur d’une entreprise
d’émancipation dont la portée critique est en lien direct avec les diagnostics posés par
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182
ses professeurs-chercheurs concernant l’infériorité du Québec et des Canadiens
français dans l’ensemble économique canadien et nord-américain. Aspirant à une
carrière académique et sensible aux enjeux liés à la situation économique canadiennefrançaise, Parizeau se rend en Europe en 1951 pour y entamer des études supérieures.
Installé à Paris entre 1951 et 1953 et bénéficiant d’une bourse qui lui permet de
consacrer tout son temps à ses études, il décroche deux diplômes, dont l’un de l’Institut
d’études politiques de Paris (Gagnon et Goulet, 2020 : 387-430) 12 et l’autre de la Faculté
de droit de Paris (Duchesne, 2001 : 136-139)13 Parizeau songe ensuite à effectuer des
études doctorales en économie à la London School of Economics, non sans une certaine
résistance des dirigeants de l’École qui auraient préféré qu’il obtienne un doctorat
français. Comme le lui souligne François-Albert Angers à l’été 1953, « nous avons
intérêt à briller davantage chez nous comme dans le reste du monde comme des
représentants de la culture française »14 Peu sensible à ces arguments, Parizeau
convainc son mentor des avantages du doctorat anglais, en vertu de ses qualités
scientifiques15. Immergé dans ses études à Londres, ce dernier travaille alors sous la
direction de James Meade, spécialiste en théorie du commerce international et disciple
de la première heure de James Maynard Keynes. C’est d’ailleurs en travaillant
étroitement avec ce dernier que Parizeau se familiarise avec les fondements du
keynésianisme et qu’il en vient à concevoir tout l’intérêt dans le cadre de l’analyse
économique. Réussissant avec brio les épreuves du doctorat, Parizeau obtient son
diplôme de 3e cycle en économie en 1955, à l’âge de 25 ans. Spécialisé dans les questions
de commerce international – sa thèse porte sur les termes d’échanges au Canada – et en
théorie mathématique, il revient à Montréal à l’automne 1955 pour y entamer sa
carrière à son alma mater, à contrecœur il faut le dire. En fait, au terme de ses études
doctorales, Parizeau a reçu plusieurs offres d’emploi stimulantes dans le monde
académique anglais, offres beaucoup plus intéressantes financièrement que ce qui lui
est proposé du côté des HEC. Toutefois, Parizeau avait promis à François-Albert Angers,
avant son départ pour l’Europe, de revenir travailler pour les HEC à la fin de ses
études16. Homme de parole, il se résigne à revenir à Montréal pour honorer sa promesse
faite à son mentor. Il se met ainsi au service de l’École, tout en souscrivant au projet de
participer au relèvement économique du Québec ainsi qu’à la formation d’une classe
d’affaires et d’une élite économique apte à relever les défis qui attendent la collectivité
canadienne-française.
8
Or, à maints égards, Parizeau s’inscrit comme un héritier de la tradition institutionnelle
des HEC. Son parcours en début de carrière, témoigne d’un habitus qui structure ses
engagements intellectuels et sa vision du rôle de l’économiste dans la cité. Si à l’époque
sa pensée économique diverge parfois de celle de ses prédécesseurs, en vertu de son
adhésion au keynésianisme, ce dernier partage néanmoins une filiation intellectuelle
avec les Édouard Montpetit, Esdras Minville et François-Albert Angers qui l’ont
précédé. En outre, Parizeau partage leur vision du rôle des HEC dans la société
canadienne-française. Sa correspondance illustre sa volonté de participer aux efforts de
l’École à former une classe d’affaire francophone apte à opérer une reconquête des
principaux leviers de développement dans les domaines de l’industrie, de la finance et
de l’administration commerciale17. Parizeau souhaite également former une relève
scientifique en économie, apte à épauler les entrepreneurs francophones. Doté d’une
éthique scientifique caractéristique des HEC, il contribue à obtenir des bourses d’études
pour plusieurs de ses étudiants prometteurs (Duchesne, 2001 : 194). Selon Pierre Fortin,
les économistes de la génération de Parizeau ont canalisé « l’explosion de l’intérêt pour
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183
l’économie qui fut manifeste au Québec […] en formant un très grand nombre de jeunes
et en poussant les plus doués vers les études avancées, en Europe et aux États-Unis »
(Fortin, 2000 : 69). Évoluant au cœur d’un réseau où s’entremêle le milieu universitaire,
politique et entrepreneurial, Parizeau parvient à dénicher des contrats et des emplois à
ses étudiants et se montre « soucieux de façonner une nouvelle génération
d’économistes canadiens-français » (Duchesne, 201 : 194). À la tête de L’Actualité
économique, il encourage ses étudiants à y publier leurs premiers textes scientifiques. Il
fait également appel à ses étudiants afin de l’appuyer dans ses recherches, leur faisant
ainsi bénéficier d’une expérience de travail enrichissante, gage d’un certain capital
symbolique et social dans un milieu académique en pleine effervescence 18. Dès le début
de sa carrière, Parizeau a ainsi été soucieux de perpétuer le type d’encadrement qu’il a
reçu durant ses études, centré sur le rôle social et scientifique du professeur
universitaire. C’est sans parler de l’influence de son enseignement, qui a marqué de
nombreux étudiants nés durant l’après-guerre19. Dès son embauche aux HEC, ce dernier
se voit d’ailleurs confier de nouveaux cours sur le commerce international, les
politiques monétaires et les usages des mathématiques en économie.
9
Parizeau fait également preuve d’un souci d’engagement dans son milieu, à la manière
des principaux économistes des HEC du début du XXe siècle. Sa correspondance montre
qu’au tournant des années 1960, ce dernier est au cœur d’un vaste réseau au sein
duquel il agit à titre d’expert-conseil en économique, un statut lui permettant de jouer
un rôle actif dans le monde universitaire et dans divers regroupements de la société
civile canadienne-française. Rappelons d’ailleurs que dès son entrée en fonction aux
HEC, Parizeau est nommé secrétaire de rédaction (directeur) de la revue L’Actualité
économique, célèbre périodique affilié à l’École autrefois dirigé Esdras Minville
(1925-1938) et François-Albert Angers (1938-1948) et qui fut au cœur du processus
d’édification de la science économique francophone (Dupré et Gagnon, 2000 : 10-12). En
tant que directeur de la revue, Parizeau occupe un rôle central dans la diffusion des
recherches francophones en science économique. Il recrute de nouveaux collaborateurs
et veille à ce que L’Actualité économique soit diffusée dans le milieu académique et
économique au Canada français et en Europe. Il rédige aussi de nombreux textes, dont
des chroniques d’actualité et des analyses thématiques, qui traduisent ses
préoccupations et ses intérêts. Durant son mandat, Parizeau publie une quarantaine de
textes sur le thème du commerce international, les enjeux du développement
économique au Québec, la place des capitaux américains dans l’économie canadienne et
les relations économiques nord-sud. Il publie également des comptes rendus des
budgets fédéraux annuels entre 1955 et 1961. Enfin, il ouvre les pages de la revue à
plusieurs jeunes économistes des HEC, de l’Université Laval et de l’Université de
Montréal. Il contribue ainsi à perpétuer l’œuvre de L’Actualité économique, un lieu
privilégié de réflexion pour les jeunes économistes canadiens-français.
10
De même, Parizeau, tout comme plusieurs professeurs des HEC, est amené à œuvrer
auprès diverses organisations de la société civile nationaliste. S’il n’est pas aussi
nationaliste que ses mentors et qu’il n’épouse pas les thèses conservatrices développées
par Minville ou Angers, il affiche néanmoins une grande sensibilité par rapport à son
rôle d’économiste au service de sa collectivité. Sa correspondance montre qu’il est
sollicité par plusieurs associations, dont les Sociétés Saint-Jean-Baptiste, les Semaines
sociales du Canada, la Ligue d’action nationale, les Clubs Richelieu, la Chambre de
commerce du District de Montréal et l’Ordre de Jacques-Cartier20. On souhaite alors que
le jeune Parizeau vienne s’entretenir avec les membres de ces organisations dans le
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184
cadre de différents événements (déjeuners-causeries, conférences pour les membres,
colloques), mais aussi pour offrir son expertise sur certains problèmes économiques en
vue de la préparation de mémoires soumis à des commissions d’enquête. Parizeau tend
à accepter toutes les invitations qui lui sont faites, son horaire chargé constituant
l’unique prétexte pour lequel il refuse parfois une invitation21. Sa correspondance nous
permet également d’analyser le type de demandes qui lui sont adressées. Ainsi,
plusieurs groupes le consultent concernant la croissance des PME en milieu régional ou
encore l’incidence de certaines politiques fiscales sur le rendement à terme des
entreprises22. Les Sociétés Saint-Jean-Baptiste et les Clubs Richelieu lui demandent des
recommandations sur les stratégies d’épargne collective des Canadiens français et sur
le rôle du coopératisme dans l’économie régionale, notamment dans le secteur
industriel23. Sa collaboration avec ces organisations contribue d’ailleurs à sensibiliser
bon nombre de militants nationalistes sur l’importance de l’enjeu économique dans
leur combat pour la reconnaissance des droits et privilèges des Canadiens français dans
l’ensemble économique canadien et nord-américain.
11
S’il est régulièrement sollicité par différents groupes nationalistes, Parizeau collabore
aussi avec d’autres acteurs de la société civile canadienne-française. Ce dernier fait
l’objet de plusieurs requêtes de municipalités (Montréal, Trois-Rivières, Sherbrooke,
Jonquière, entre autres) qui lui demandent conseil sur différents enjeux urbains, dont
le développement du transport collectif, les politiques de soutien aux entreprises et
même, à certaines occasions, la viabilité de leurs budgets annuels 24. De nombreuses
entreprises font également appel à ses services pour obtenir ses recommandations sur
le modèle d’organisation de certains types d’industries (légères, motrices, textiles).
Enfin, Parizeau, étant donné sa stature de docteur de la London School of Economics,
devient rapidement une personnalité médiatique reconnue durant la seconde moitié
des années 1950. On peut le lire régulièrement dans différents médias écrits, dont Le
Devoir (Parizeau, 1958a, 1958b et 1958c). Il intervient également à titre d’expert à la
radio et à la télévision de Radio-Canada. Il est notamment invité à la populaire émission
Point de mire, animée par René Lévesque, le 12 janvier 1958 pour y discuter de
commerce international. La collaboration de Parizeau s’avère ainsi des plus pertinentes
pour informer le public sur différents dossiers économiques. C’est d’ailleurs là l’un des
leitmotivs dictés par le directeur des HEC, Esdras Minville, pour qui le service à la
collectivité constitue l’un des grands devoirs des universitaires canadiens-français
(Ryan, 1993 : 59-60). C’est en acceptant de participer à toutes les tribunes qui lui sont
offertes que dès le début des années 1960, Parizeau devient l’un des économistes les
plus en vue dans le monde médiatique canadien-français.
12
Intellectuel engagé dans son milieu, Jacques Parizeau s’inscrit véritablement comme un
économiste « appliqué ». S’éloignant du modèle de l’économiste « théorique », ce
dernier fait partie d’un groupe d’universitaires, associé aux HEC ainsi qu’à la Faculté
des sciences sociales de l’Université Laval, qui « voulaient développer une discipline
dotée d’une forte crédibilité scientifique, sans pour autant perdre de vue le rôle social
de cette discipline qui ne peut s’exercer que sur le « terrain » » (Fournier, 2007 : 26) 25.
Selon Andrée Fortin, c’est « en tant qu’experts que prennent la parole ces
universitaires. Cela provient autant d’une nécessité interne à leur démarche
scientifique [...] que d’une exigence qui s’impose à eux devant les problèmes sociaux »
(Fortin, 1993 : 249). À cela, Jonathan Fournier ajoute que « les premières recherches des
économistes québécois étaient des projets faits conjointement avec les instances
gouvernementales » ou la société civile, faisant en sorte qu’ils ont « souvent mené leurs
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185
recherches d’envergure au sein de commissions gouvernementales ou dans les
ministères », d’où la nécessité de trouver une application pratique aux savoirs
développés aux HEC (Fournier, 2007 : 26). Dans le contexte d’après-guerre, « il devient
inconvenant de développer un savoir qui ne trouve pas d’applications immédiates au
sein de la société » (Fournier, 2007 : 26), d’où le souci des économistes des HEC à
s’engager dans la sphère publique pour le profit du plus grand nombre. La Révolution
tranquille à venir allait permettre à cette génération de spécialistes d’investir le cœur
du pouvoir politique afin de mettre en place des réformes qui allaient faire entrer le
Québec dans la modernité nord-américaine.
03. La pensée économique de Parizeau : entre
keynésianisme et nationalisme
13
Généralement décrit comme un keynésien, Parizeau a rédigé plusieurs textes qui
permettent d’appréhender les racines de son discours économique. Sa correspondance
nous renseigne également sur ses préoccupations en tant que jeune économiste. Malgré
une certaine idée reçue, Parizeau emprunte les sentiers tracés par ses devanciers des
HEC et propose certaines réflexions ancrées dans le nationalisme économique. En cela,
sa pensée représente un filon des plus intéressants en histoire intellectuelle, puisqu’elle
est symbolique d’une transition en histoire des idées économiques. Moins théoriques
que ses collègues de l’Université de Montréal, ses écrits s’inscrivent dans un cadre
pragmatique marqué par un besoin d’appliquer les théories économiques dans le réel.
14
Durant la période étudiée, Parizeau publie la plupart de ses textes dans L’Actualité
économique. Il rédige ses premiers articles scientifiques durant ses études doctorales,
son premier texte étant publié à l’été 1951 alors qu’il est âgé de 21 ans (Parizeau, 1951).
C’est lors de son entrée en fonction comme professeur en 1955 qu’il commence à
publier sur une base régulière. L’analyse de ce corpus de sources nous montre que
Parizeau s’inscrit comme un économiste keynésien, comme plusieurs membres de sa
génération qui ont étudié dans les universités anglaises des années 1940 et 1950.
Rappelons que les premiers contacts de Parizeau avec les idées keynésiennes se sont
faits aux côtés du professeur François Perroux, professeur à l’Institut d’études
politiques de Paris, lors de ses études en France. C’est toutefois à la London School of
Economics que Parizeau s’imprègne des grands concepts keynésiens, en travaillant sous
la direction de James Meade, un « disciple de Keynes et théoricien d’une politique
économique mêlant libéralisme et interventionnisme de l’État » (Dostaler et Hanin,
2005 : 167). En baignant dans un environnement universitaire marqué par l’influence de
Keynes, Parizeau devient un promoteur de la théorie keynésienne lors de son retour au
Québec. L’adhésion de Parizeau au keynésianisme créée des remous aux HEC, où cette
théorie est perçue de manière suspecte. François-Albert Angers critique d’ailleurs la
théorie keynésienne qui n’est selon lui qu’une « réponse à la vieille problématique du
libéralisme classique du XIXe siècle » (Dostaler et Hanin, 2005 : 174). Qui plus est, le
keynésianisme est associé de près au fédéralisme centralisateur que combattent
plusieurs des professeurs des HEC depuis la décennie 1930, rendant suspecte toute
personne partisane de cette théorie.
15
Malgré le climat anti-keynésien qui règne aux HEC, Parizeau bénéficie d’une certaine
tolérance de ses collègues étant donné son statut de jeune recrue et il intègre
volontiers plusieurs idées de Keynes dans ses analyses. En cela, il est grandement
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
186
inspiré par l’ouvrage Le fédéralisme canadien (1955) de Maurice Lamontagne, qui met en
lumière les fondements keynésiens du nouvel État fédéral canadien qui émerge durant
l’après-guerre26. Parizeau se décrit alors lui-même comme un économiste keynésien :
Mes premiers pas dans une longue vie professionnelle, je les ai posés, comme tant
d’autres de ma génération, dans le cadre de l’analyse keynésienne […]. Traumatisée
par la Grande Crise des années 1930, dans l’attente d’une nouvelle dépression […] la
fin de la Deuxième Guerre, une génération va être dominée par trois idées : la
première, c’est que le plein-emploi ne se produit pas tout seul ; l’État, par ses
dépenses, ses impôts et sa monnaie, assume la responsabilité de la prospérité. La
deuxième, c’est qu’il doit protéger les citoyens contre les aléas de l’existence et
assurer l’égalité des chances. L’exercice de cette deuxième idée maîtresse facilite,
d’ailleurs, l’atteinte de la première. Enfin, en vertu de la troisième, on cherche, par
le libre-échange, à faire redémarrer le commerce international, que la Crise et la
Guerre ont saccagé. La seule perspective possible pour l’atteinte de tels objectifs est
celle de l’État-nation. (Parizeau, 2007)
16
Comme le souligne Pierre Fortin, les réflexions de Parizeau et de ses collègues
keynésiens sont « grandement influencées par l’expansion du rôle de l’État, qui fut très
important à l’époque au Canada » (Fortin, 2000 : 69). En témoignent ses articles où il
insiste sur la nécessité de poursuivre le développement de programmes sociaux
(fédéraux) susceptibles d’endiguer les débalancements de richesse entre les différents
groupes de la société Parizeau, 1956a et 1957a). Dans un célèbre débat avec FrançoisAlbert Angers publié dans L’Actualité économique en janvier 1954, Parizeau réplique à son
mentor qui a rédigé une critique anti-keynésienne au printemps 1953 (Parizeau, 1954a).
Angers insistait alors sur le poids de la dette publique canadienne en croissance depuis
les années 1930, au moment où ont été instaurés les premiers programmes sociaux
visant à remédier aux conséquences de la Crise économique (assurance chômage,
pensions de vieillesse) (Angers, 1953). Il soulignait également l’ingérence du
gouvernement fédéral dans les affaires sociales, un domaine de compétence provinciale
selon l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Or, pour Parizeau,
l’accroissement de la dette canadienne est équilibré par la croissance des revenus de
l’État, et ce, grâce à une politique fiscale novatrice instaurée au cours des années 1940
(Parizeau, 1954a). Selon Parizeau, l’intervention active du gouvernement fédéral dans
l’économie, par le biais d’une politique monétaire dynamique mise sur pied au début
des années 1950 et visant à maintenir le taux d’inflation à un niveau inférieur, a
favorisé une croissance économique fulgurante, notamment au niveau du PIB
(Parizeau, 1959a). Opérant un contrôle étroit de plusieurs indicateurs
macroéconomiques, dont les taux d’intérêt, l’indice d’emploi et les dépenses de
consommation, le gouvernement fédéral cherche ainsi à réduire les irrégularités, les
soubresauts et l’effondrement des cycles économiques, à la manière de plusieurs
gouvernements occidentaux, dont les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne
(Parizeau, 1957a). Parizeau critique ainsi l’idée selon laquelle une économie de marché
peut elle-même s’autoréguler, estimant qu’une action gouvernementale est nécessaire
lorsque l’économie ralentit afin de stimuler le développement économique par le biais
d’investissements massifs, un allègement de la fiscalité et un contrôle strict de la
monnaie (Parizeau, 1958d). Il voit ainsi d’un bon œil les politiques économiques mises
de l’avant par le Canada au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Parizeau, 1958e).
17
En cela, l’adhésion du jeune Parizeau aux thèses keynésiennes et aux politiques
économiques fédérales a fait dire à certains chercheurs que ce dernier était un fervent
fédéraliste, partisan de la centralisation des pouvoirs à Ottawa, voir un
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187
« antinationaliste farouche » (Duchesne, 2001 : 105-107). Or, à la vue de ses textes
publiés et de sa correspondance, ce portrait se doit d’être nuancé. D’abord, il faut
rappeler que les principaux économistes des HEC, dont Angers et Minville, sont euxmêmes fédéralistes. Ils prônent néanmoins un grand degré d’autonomie pour les
provinces, afin d’assurer la permanence des traits culturels de la collectivité
canadienne-française (catholicisme, langue française, tradition juridique, us et
coutumes). En cela, les nationalistes des HEC s’opposent à la centralisation des pouvoirs
constitutionnels à Ottawa, puisqu’ils craignent que cela provoque l’affaiblissement du
poids politique des Canadiens français dans la fédération (Carlos, 2020a). Or, s’il fut
décrit comme un « fervent fédéraliste » par son biographe, le jeune Parizeau affiche
pourtant une sensibilité à l’égard du développement économique du Canada français et
partage certaines craintes de ses mentors à l’égard des risques d’une centralisation
excessive dans le domaine socioéconomique (Angers, Harvey et Parizeau, 1960 ; Ryan
1965). Cela ne l’empêche toutefois pas de se déclarer ouvertement fédéraliste, lui qui
admire le degré de développement de la fonction publique fédérale et l’ampleur de son
champ d’action, comme plusieurs économistes francophones de sa génération (Bolduc,
2012 : 168-169). Faut-il d’ailleurs souligner que la fonction publique fédérale est au
cœur d’un vaste chantier de modernisation entrepris à la fin des années 1930, sous le
gouvernement libéral Mackenzie King, qui vise à optimiser ses mécanismes de gestion
et d’administration ainsi qu’à mettre en place des programmes de sécurité sociale
accessibles à toute la population (Granatstein, 1982). L’État fédéral canadien symbolise
ainsi le modèle à suivre pour bon nombre d’économistes de la génération de Parizeau,
qui souhaitent opérer un tel changement au niveau québécois et qui ont en horreur le
discours duplessiste, qui nit la nécessité de moderniser l’État provincial et qui vante le
fait que la dette publique du Québec est pratiquement inexistante (Fortin, 2010 : 3).
18
En ce sens, les écrits de Parizeau témoignent d’un ancrage dans le nationalisme
économique des HEC. En effet, plusieurs thèmes qu’il aborde dans L’Actualité économique
s’alignent avec les thèses nationalistes de ses devanciers. S’il ne fut jamais un disciple
de la Doctrine sociale de l’Église catholique, du corporatisme social et plus
généralement du traditionalisme, Parizeau partage néanmoins des idées avec ses
collègues des HEC. Par exemple, au printemps 1956, il publie un texte qui critique le
poids des capitaux étrangers dans l’économie canadienne et la présence de monopoles
américains dans le secteur industriel et manufacturier (Parizeau, 1956b). Estimant que
le gouvernement québécois est trop laxiste sur la régulation des investissements dans
certains secteurs névralgiques, il affirme qu’ « une autonomie politique, qui n’est pas
accompagnée d’une autonomie économique, est un masque » (Parizeau, 1956b : 156),
adressant ainsi une flèche au discours duplessiste qui vante les mérites de l’autonomie
provinciale, mais qui laisse la porte grande ouverte aux capitaux étrangers. Parizeau
affirme que les décisions qui concernent l’investissement, la concurrence ou
l’aménagement démontrent « que l’orientation de plusieurs secteurs de l’économie
canadienne et québécoise vient non seulement de l’étranger, mais de quelques
étrangers » (Parizeau, 1956b : 151). Il souhaite sensibiliser la population et les
dirigeants politiques par rapport à la « véritable dépendance de l’industrie canadienne
aux capitaux étrangers et américains » (Parizeau, 1956b : 151). S’il est un partisan du
libre marché avec les États-Unis, Parizeau s’inquiète toutefois que les dirigeants
politiques ne semblent pas réaliser l’importance du contrôle des ressources naturelles.
Dans le cas québécois, les investissements américains en seraient venus à constituer
une réelle menace mettant en puéril le potentiel de développement de la province
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
188
(Parizeau, 1956c). En ce sens, Parizeau se fait le promoteur de l’exploitation des
richesses naturelles au Québec, dès le milieu des années 1950. Il incite notamment le
gouvernement à se lancer dans une entreprise de reprise en main de différents secteurs
d’activité, dont celui de l’acier (Parizeau, 1957b)27. Au tournant des années 1960,
Parizeau s’affiche également comme un promoteur de la nationalisation de l’électricité,
comme en font foi ses échanges avec certains hauts fonctionnaires, dont André Marier
et Michel Bélanger, au début des années 196028. Ses positions lui permettront
éventuellement d’œuvrer aux côtés de René Lévesque lors de la deuxième
nationalisation d’Hydro-Québec, à partir de 1962 (Savard, 2016 : 212). Cette
préoccupation à l’égard du développement et de l’appropriation des richesses
naturelles par les francophones rejoint directement celles émises par Minville et
Angers qui, dans les années 1930 et 1940, exprimaient des idées semblables. Minville en
particulier, dans son étude du milieu publié durant la décennie 1940 (Sabourin, 2005),
souhaitait que le gouvernement du Québec, en partenariat avec des gens d’affaires, se
lance dans un projet de revalorisation des richesses naturelles.
19
De même, on oublie parfois que Jacques Parizeau fut un ardent promoteur du
développement régional et de l’aménagement du territoire, tout comme ses devanciers
des HEC dont Minville qui a institué son Étude du milieu dans les années 1940 (Minville,
1942). Cette sensibilité à l’égard du développement régional est peut-être également
redevable à ses contacts avec François Perroux, qui « considérait la région comme une
unité d’observation économique légitimée avant tout par ses caractéristiques politiques
ou institutionnelles » (Torre, 2015 : 275). Pour ce dernier, « l’approche du
développement régional reposait sur une vision pragmatique des découpages
géographiques », dans le sens où « le développement ne peut pas survenir partout, au
même moment, et avec la même intensité, mais repose plutôt sur la polarisation
spatiale des activités » (Torre, 2016 : 276). Dans le cas de Parizeau, sa correspondance
montre qu’il échange des dizaines de lettres avec des gens des milieux d’affaires de
différentes régions du Québec, offrant son expertise sur plusieurs sujets économiques.
Pour lui, le développement économique du Québec passe par l’aménagement de
nouveaux territoires, mais aussi par la planification à long terme des politiques de
développement adaptées selon les caractéristiques propres à chacune des entités
régionales qui composent la province. Dès 1960, il prend position en faveur de la
création de différentes sociétés d’État dont le mandat serait d’œuvrer au
développement économique des régions du Québec (Parizeau, 1962a). Prenant comme
exemple le Conseil d’orientation économique du Québec qui fut créé en 1944 par le
gouvernement libéral d’Adélard Godbout, Parizeau estime que le support de l’État est
nécessaire pour endiguer les disparités régionales qui affectent certaines régions du
Québec, dont la Côte-Nord, la Gaspésie ou l’Abitibi. Il soutient qu’une meilleure
concertation entre les différents acteurs économiques et politiques est nécessaire afin
d’optimiser les réseaux de circulation économiques interrégionaux. Il appuie d’ailleurs
l’idée selon laquelle les régions auraient tout intérêt à diversifier leurs secteurs
d’activité, afin d’atteindre une plus grande autonomie par rapport aux centres
métropolitains. Il insiste sur le potentiel relatif au développement de nouvelles
industries de pointe lié à l’automatisation qui, dans les années à venir, pourrait
constituer le moteur économique de certaines régions dont la diversification des
secteurs d’activité demeure problématique (Parizeau, 1958f). Là encore, estime-t-il,
l’aide du gouvernement québécois sera cruciale afin d’entamer une reconfiguration des
paramètres économiques de certaines régions. Il n’est donc nullement surprenant de
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
189
constater que Parizeau copilotera la création de différents organismes de
développement économique durant la Révolution tranquille (Caisse de dépôt et
placement, Conseil d’orientation économique du Québec, Société Générale de
financement) et donc le mandat sera d’accompagner les gens d’affaires à mettre sur
pied ou à moderniser leur entreprise. C’est d’ailleurs dans ses écrits sur le
développement régional que Parizeau démontre un intérêt marqué pour la
planification, legs de son ancien professeur François Perroux et qui s’ancre également
dans la tradition intellectuelle des HEC (Foisy-Geoffroy, 2004 : 103-125). Comme
plusieurs de ses collègues, dont François-Albert Angers (Carlos, 2020b : 159-161),
Parizeau est un partisan de la planification « à la française », ce qui facilitera son
intégration au sein du Conseil d’orientation économique du Québec, en 1962, où
travaillent plusieurs experts partisans du modèle français :
[Parizeau] avait été influencé par le modèle français à la suite de ses études en
France, plus particulièrement avec l’éminent économiste François Perroux. Ce
dernier avait été très influent sur la planification française et québécoise […] Ce ne
sont pas les techniques françaises qui ont été simplement répétées au Québec, mais
bien l’incontournable modèle de planification qu’avait mis en place la France, qui a
inspiré de nombreuses nationalisations. (Giguère, 2018 :103)
20
Un autre sujet sur lequel écrit beaucoup Parizeau au début de sa carrière est le
commerce international, un thème relativement peu présent dans les écrits de ses
prédécesseurs des HEC et qui tire ses origines de ses recherches doctorales conduites
sous la supervision de James Meade. Au tournant des années 1960, Parizeau offre
plusieurs réflexions sur les enjeux du commerce international, en rapport avec les
dynamiques des échanges Nord-Sud et les problèmes systémiques des économies du
Tiers-monde (Parizeau, 1954b). Il s’intéresse aussi aux structures du commerce
extérieur canadien et son intégration au marché américain et nord-américain, mettant
de l’avant la stabilité de ces structures et la vigueur des mouvements économiques qui
ont cours entre les différents acteurs (Parizeau, 1955). Soulignant le poids des capitaux
américains dans la structure économique industrielle et manufacturière du Canada et
du Québec (Parizeau, 1959b), Parizeau insiste néanmoins sur la vitalité des liens
économiques entre les deux pays, estimant qu’une politique de libre-échange avec le
voisin américain aurait toutes les chances de faire prospérer l’économie du Québec. À la
même époque, Parizeau critique l’appartenance du Canada au Commonwealth et la
place prépondérante qu’y occupe la Grande-Bretagne. Estimant qu’il s’agit d’une
institution qui a fait son temps, il note que « le commerce international du Canada
augmente d’une façon spectaculaire depuis 20 ans, alors que le commerce avec le
Commonwealth a reculé au point qu’on peut considérer qu’il ne représente
actuellement qu’un volume peu supérieur à celui d’avant-guerre » (Parizeau, 1958g).
Plus largement, il insiste sur la nécessité pour le Québec de développer davantage ses
liens commerciaux avec d’autres pays, en Europe et en Asie, afin de diversifier ses
partenariats et diminuer sa dépendance à l’égard des États-Unis (Parizeau, 1962b). Pour
ce faire, Parizeau estime que le support de l’État québécois sera nécessaire pour créer
de nouveaux circuits commerciaux qui, à terme, contribueront au déploiement des
entreprises locales et à la croissance du PIB québécois.
21
En somme, ces différentes réflexions s’inscrivent dans un double contexte idéologique
marqué par le keynésianisme et le nationalisme. Pour Parizeau, l’intervention de l’État
dans différents domaines économiques est nécessaire afin de contrebalancer les effets à
long terme du désengagement du gouvernement Duplessis et de ses prédécesseurs. À la
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
190
manière de plusieurs économistes de sa génération, ses idées en feront un candidat de
choix pour œuvrer au sein des grands chantiers de la Révolution tranquille.
04. De l’expert-conseil au technocrate : au cœur d’une
nouvelle culture politique
22
L’élection du gouvernement Lesage en juin 1960 marque une nouvelle ère du point de
vue de la culture politique au Québec (Pâquet et Savard, 2021). Rompant avec les
pratiques en place sous Duplessis, au pouvoir de 1944 à 1959, le gouvernement Lesage
ouvre la porte aux experts dans une foule de domaines, dans une optique de
professionnalisation de la fonction publique québécoise (Pâquet, 2008 : 186-187) 29.
Celle-ci est alors, comparativement à d’autres pays occidentaux, sous-développés. Selon
Jacques Parizeau, « sur le plan de l’administration publique, on était remplis de bonnes
intentions […], mais le gouvernement du Québec, avant la Révolution tranquille, était
pratiquement inexistant » (Richard, 1992 : 75). Cette perception est partagée par Roch
Bolduc, haut fonctionnaire ayant débuté sa carrière durant les années 1950, selon qui la
fonction publique québécoise de l’époque comptait quelques fonctionnaires
compétents, mais souffrait d’un manque flagrant d’organisation et de cohérence
(Bolduc, 2012 : 170-171). En cela, l’une des caractéristiques de la Révolution tranquille
est la transformation des rapports entre le pouvoir politique et les experts
scientifiques, et plus particulièrement ceux formés dans le champ des sciences sociales
(Prud’homme, 2015 : 353-355). Parmi eux, les économistes occuperont le haut du pavé,
devenant l’un des groupes les plus influents de l’appareil étatique québécois, au sein
des principaux ministères et des institutions de développement économique (Chung,
1969 : 667). Selon Pierre Fortin, le gouvernement Lesage voyait d’un œil positif
l’intégration des intellectuels et plus particulièrement des experts économiques, y
voyant un moyen de mettre l’État en action pour concrétiser quatre grands chantiers,
soit « 1) le développement scolaire (égaliser les chances, 2) le développement
économique (créer la richesse), 3) l’épanouissement des francophones (favoriser leur
maîtrise de l’économie) et 4) le développement social (répartir équitablement la
richesse) » (Fortin, 2010 : 4). Dans cette entreprise de réforme de l’État québécois, les
économistes vont être appelés à jouer un rôle prépondérant. Jacques Parizeau
deviendra d’ailleurs, dès le début de la décennie 1960, l’un des principaux architectes
du réseau de jeunes technocrates francophones :
L’influence de cette génération d’allumeurs sur la politique économique fut
importante, particulièrement celle du groupe des HEC […] Il faut mentionner, au
premier chef, la vision de Parizeau sur le rôle de l’État en matière de
développement économique. Celle-ci fut absolument dominante au Québec pendant
30 ans. Par comparaison à l’expansion parallèle des autres gouvernements
provinciaux, Parizeau a imprimé à l’État québécois une orientation un peu plus
dirigiste, de style européen, qu’on a maintenant coutume d’appeler le « modèle
québécois de la Révolution tranquille ». (Fortin, 2000 : 69)
23
En cela, la trajectoire intellectuelle de Parizeau, au tournant de la décennie 1960, nous
permet de mieux comprendre le processus par lequel les experts et certains groupes de
scientifiques intègrent les structures de l’État durant la Révolution tranquille, un
phénomène qui est intrinsèque à la mise sur pied des grandes réformes économiques
lancées par le gouvernement Lesage. Plus spécifiquement, son insertion au cœur du
réseau d’experts économiques est favorisée par cinq facteurs particuliers, soit la valeur
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
191
de son capital symbolique en tant que professeur aux HEC et docteur en économique 30,
la valeur et l’étendue de son capital social acquis lors de ses années d’enseignement aux
HEC et dans le cadre de ses travaux d’expertise dans le monde politique et
économique31, le mode d’intégration privilégié des scientifiques au cœur de l’appareil
gouvernemental québécois (cooptation)32, ses relations particulières avec le premier
ministre Jean Lesage et, enfin, ses idées économiques ancrées dans le keynésianisme et
le nationalisme.
24
Il est d’abord intéressant de noter que durant les années 1950, Parizeau a travaillé
comme conseiller au sein de certaines commissions d’enquête. Par exemple, en 1955, il
a participé, à la suite d’une requête de François-Albert Angers, à la recherche et à une
partie de la rédaction de l’annexe 11 du Rapport Tremblay sur les problèmes
constitutionnels (Duchesne, 2001 : 185). Si les auteurs associés à ce rapport sont
farouchement nationalistes (Minville, Angers, Richard Arès), Parizeau lui-même se
montre peu intéressé par ce travail qui le « laisse un peu froid » (Duchesne, 2001 :
185-188)33. Cependant, différents événements vont l’amener rapidement à raffermir son
nationalisme. En outre, son expérience de travail à la Banque du Canada comme
traducteur à la fin des années 1950 a tôt fait de lui montrer le plafond de verre qui
empêche les Canadiens français d’aspirer aux hautes fonctions de l’administration
publique fédérale (Duchesne, 2001 : 198-199). De même, diverses mésaventures avec
certains hommes d’affaires anglophones à la tête de monopoles financiers dans le
domaine industriel l’amènent à prendre conscience des préjugés qui freinent le
développement économique du Québec, où règnent de nombreux monopoles
anglophones (Duchesne, 2001 : 203-204). L’influence du milieu des HEC joue également
un rôle dans la conversion progressive de Parizeau au nationalisme économique.
Rappelons d’ailleurs que dans certaines lettres de correspondance, Angers insiste sur le
« rôle social et national » qu’il serait amené à jouer dans la société canadiennefrançaise en tant qu’économiste, dans le contexte de la création d’institutions
économiques susceptibles de participer au développement de la province 34. On ne doit
également pas sous-estimer l’attrait du côté réformisme associé au gouvernement
Lesage dans le processus de constitution d’une fonction publique professionnelle au
Québec. Roland Parenteau rappelle que « la grande nouveauté, c’est que ce nouveau
gouvernement ne craignait pas de s’appuyer sur les intellectuels pour concevoir et
mettre en place ses initiatives tous azimuts » (Parenteau, 1994 : 47-48). Des dizaines
d’experts issus de différents domaines, dont l’économie, furent ainsi incorporés au sein
de l’appareil d’État québécois et furent ainsi à même de participer activement au
processus entourant la prise de décision gouvernementale.
25
Or, ce qui est intéressant dans le cas de Parizeau, c’est qu’il poursuit le chemin
emprunté par certains économistes des HEC qui ont, eux aussi, joué divers rôles au sein
de l’appareil gouvernemental québécois entre les années 1930 et 1950. Rappelons
qu’Esdras Minville fut conseiller technique pour l’Union nationale au ministère du
Commerce et de l’Industrie entre 1936 et 1939 et qu’Angers fut conseiller économique
pour le Bloc populaire canadien durant la Seconde Guerre mondiale. Édouard Montpetit
lui-même fut conseillé pour le Parti libéral du Québec durant les années 1920. C’est sans
compter les autres économistes moins connus qui ont eux aussi collaboré avec
différents gouvernements pour des contrats d’expertise (Chung, 1969). De ce point de
vue, l’intégration de Parizeau dans différents centres de décision s’inscrit ainsi en
continuité avec les parcours de ses prédécesseurs. Ce qui est toutefois différent dans
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
192
son cas, c’est le degré d’intensité de son engagement au sein de l’appareil étatique, un
élément qui lui conférera l’aura d’un véritable mandarin.
26
En somme, si ses convictions keynésiennes et son intérêt pour la planification le
rapprochent du mode de gouvernance prôné par le gouvernement Lesage et facilitent
son intégration au sein de l’appareil d’État, son capital social joue un rôle clé dans ce
processus. Rappelons que la cooptation est alors le modèle privilégié pour un grand
nombre d’experts afin d’entrer dans la fonction publique québécoise, bien avant que les
processus de recrutement standardisé ne soient mis en place au milieu de la décennie
(Bolduc , 2012 : 103). Parizeau a quant à lui bénéficié de l’assistance de certains
collègues, dont René Paré, le premier président du Conseil d’orientation économique du
Québec, qui l’invite à se joindre au Conseil en tant qu’expert économique au printemps
1961, à la suite de recommandations d’André Marier (Savard, 2012 : 212-216). Marier
introduira également Parizeau au ministre de l’Éducation, Paul Gérin-Lajoie, qui
l’embauche comme responsables des études économiques au sein de la Commission
Parent en 1962. Le bureau du premier ministre Lesage le recrute également dès 1961.
Lesage est notamment frappé par les idées keynésiennes du professeur des HEC et par
la pertinence de ses réflexions sur le rôle de l’État dans le développement du Québec 35.
Le premier ministre le convainc personnellement de travailler pour la Société Générale
de financement et de la Régie des rentes du Québec (Thomson, 1984 : 231). Le
professeur des HEC entretiendra par la suite une relation professionnelle très féconde
avec le premier ministre, Lesage estimant Parizeau comme l’un des piliers intellectuels
du nouvel État québécois et lui proposant plusieurs mandats d’expertise (Thomson,
1984 : 261-262). Connaissant les intérêts de recherche et les compétences de Parizeau,
René Lévesque recrute Parizeau en 1962 pour concrétiser la deuxième nationalisation
d’Hydro-Québec. Ces quelques exemples illustrent comment le capital social de
Parizeau, et plus largement la possession d’un réseau stratégique, lui ont permis de
prendre part à « tous les comités » (Duchesne, 2001 : 217) et de devenir l’un des
principaux architectes de la « nouvelle puissance du Québec » (Girard, 1965). Comment
en douter lorsque l’on prête attention aux nombreux postes stratégiques qu’il occupe
durant la décennie ? Entre 1960 et 1969, Parizeau occupe notamment les postes
suivants de conseiller au Conseil supérieur du travail (1960), de conseiller économique
et financier du premier ministre et du Conseil des ministres (1961-1969), de conseiller
économique de la Commission Parent (1961-1965), de membre des conseils
d’administration du Conseil d’orientation économique de la province de Québec
(1961-1965), de SIDBEC (1961-1964), de la Société Générale de financement (1962-1969),
de la Caisse de dépôt et placement (1965-1969), de la Société d’exploitation minière
(1964-1969) et de la Régie de l’assurance-dépôts (1967-1969) et, enfin, de président du
comité d’étude sur les institutions financières (1966-1969)36 À l’exception de Claude
Morin, aucun autre expert n’a joué un rôle aussi central dans les transformations
socioéconomiques du Québec durant la Révolution tranquille. Comme le souligne
d’ailleurs ce dernier, les économistes œuvrant au sein de l’appareil d’État au début de la
décennie 1960 inscrivaient leurs réflexions dans le double giron du nationalisme
économique et du keynésianisme :
L’objectif des réformateurs de la Révolution tranquille ne fut jamais de faire
systématiquement obstacle aux apports financiers, industriels ou commerciaux
venant de l’extérieur, mais de doter les Québécois, comme peuple, des leviers et
instruments économiques qui leur manquaient. Et puisqu’on visait à équiper le
peuple de ces outils et non pas quelques individus, il allait de soi que les
innovations à mettre en place découleraient en grande partie de l’initiative d’un
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État plus interventionniste que celui qui, historiquement, avait jusque-là été
responsable de l’action, ou plutôt de l’absence d’action, des pouvoirs publics. Ce
genre d’intervention, assez inhabituel et presque inattendu à la lumière du type
d’évolution qui par tradition caractérisait le Québec, ne manqua pas d’être qualifié
de « nationalisme économique ». On peut admettre que, techniquement, il s’agissait
de nationalisme, mais il faut surtout y voir un réflexe d’ordre patriotique né de
l’indiscutable constat que les Québécois n’étaient pas économiquement maîtres
chez eux et ne le seraient jamais à moins de procéder ensemble à un virage
d’envergure. (Morin, 2021)
27
Au sein des différents organismes et sociétés d’États mises sur pied par le
gouvernement québécois, Parizeau et ses collègues seront amenés à orienter les plans
de développement du Québec, surtout durant les deux mandats du gouvernement
Lesage. Jouissant d’un important pouvoir d’action et fréquentant les mêmes réseaux et
milieux de sociabilité, ils réorienteront la mission de l’État québécois qui sera
désormais un acteur économique agissant « comme législateur et agent de
réglementation et d’inspection, comme dispensateur d’aide et de subventions, comme
acheteur de biens et de services, comme employeur direct et indirect et, enfin, comme
entrepreneur, en particulier grâce aux sociétés d’État » (Parenteau, 1994 : 51). Acteurs
œuvrant dans les coulisses du pouvoir politique, les experts économiques participeront
pleinement à la modernisation de la société québécoise par leur rôle de grands
architectes responsables de la réorientation entrepreneuriale de l’État. Si certains
précurseurs des HEC avaient souligné la nécessité pour le Québec d’entreprendre la
reconquête de leurs grands leviers de développement économique dans la première
moitié du XXe siècle, les membres de ce nouveau groupe concrétiseront ce projet grâce
au rôle central qu’ils occuperont au sein des grands organismes décisionnels au cœur
de l’État québécois alors en pleine transformation durant la Révolution tranquille.
28
Au courant des années 1960, les économistes tels que Parizeau pousseront leur
réflexion plus loin quant aux manières d’accentuer le contrôle des Canadiens français –
entretemps devenus des Québécois – sur les principaux leviers économiques. Dans le
cas spécifique de Parizeau, le raffermissement progressif de son nationalisme et ses
réflexions aboutissant à une logique de décentralisation l’amènent, dans la seconde
moitié de la décennie 1960, à reconsidérer son attachement au fédéralisme et à
l’ensemble économique canadien. En fait, malgré les grandes réalisations économiques
qui ont été mises en œuvre depuis 1960, un fait demeure : le Québec ne possède pas tous
les instruments à sa disposition afin d’envisager son développement économique de
manière entièrement autonome. Comme le constatent Parizeau lui-même et certains de
ses collègues à la même époque, les difficultés économiques du Québec reposent sur le
fait que « l’économie québécoise est libérale, ouverte sur l’Amérique du Nord et très
dépendante des investissements étrangers. L’entreprise privée n’entend pas s’y faire
dicter ses décisions » et que « l’État du Québec n’est en fait qu’un demi-État [n’ayant
pas] d’emprise sur les instruments macroéconomiques du gouvernement fédéral »
(Sarra-Bournet, 2016 : 264). C’est d’ailleurs ce constat que fait l’économiste Michel
Bélanger, conseiller économique au sein du gouvernement Lesage, pour qui le statut
politique du Québec dans la fédération canadienne constitue un problème pour
l’élaboration d’une véritable politique économique québécoise :
On peut se demander […] s’il existe, et surtout, s’il peut exister une politique
économique québécoise ? Compte tenu de l’emprise américaine sur notre économie,
du partage constitutionnel des pouvoirs qui accorde à Ottawa la politique
monétaire et douanière de même que d’énormes ressources fiscales, il pourrait
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paraître prétentieux de faire état des effets de la politique économique du Québec.
(Michel Bélanger cité dans Sarra-Bournet, 2016 : 266)
29
C’est ce dilemme qui poussera plusieurs économistes, dont Parizeau, à envisager
sérieusement la thèse indépendantiste. Le chevauchement de deux ordres de
gouvernement et la centralisation des outils économiques entre les mains d’Ottawa
mèneront finalement Parizeau, à bord d’un train le menant à un colloque sur l’unité
canadienne à Banff en octobre 1967, à adhérer à la formule indépendantiste et à
tourner le dos définitivement au fédéralisme. Appliquant une froide logique
d’économiste à la situation, le professeur des HEC estime alors que ce n’est qu’en
devenant indépendant que le Québec serait ainsi en mesure de mettre en place des
politiques keynésiennes en matière de contrôle fiscal et monétaire et de contrôler tous
les aspects de son commerce international et, ce faisant, de réellement donner à tous
les Québécois le contrôle des principaux leviers de développement économique. Devenu
indépendantiste à la fin des années 1960, Parizeau demeurera keynésien toute sa vie
durant, estimant que ces deux idées constituaient la voie à privilégier pour le
développement économique du Québec.
05. Conclusion
30
En nous penchant spécifiquement sur la première phase de la trajectoire intellectuelle
de Jacques Parizeau, nous souhaitions mettre en lumière son ancrage dans la mission
institutionnelle des HEC, la parenté de ses idées avec celles de ses devanciers, mais
aussi l’originalité de ses réflexions économiques dans le panorama intellectuel
canadien-français du milieu du XXe siècle. Nous souhaitions également analyser les
mécanismes expliquant son intégration dans l’appareil d’État québécois au début de la
décennie 1960, fruit de différents phénomènes révélateurs d’une culture politique en
transformation qui témoignent du rôle prépondérant accordé au keynésianisme et au
rôle central de l’État québécois dans la reconquête des principaux leviers de
développement économique. En cela, nous souhaitions montrer que divers éléments de
son contexte social, dont sa pensée économique et son action intellectuelle en tant que
professeur des HEC, en faisait un personnage de transition faisant le pont avec
l’ancienne tradition canadienne-française et la nouvelle donne technocratique
québécoise qui émerge durant la Révolution tranquille. Selon nous, l’influence du
contexte des HEC est déterminante dans la trajectoire de Parizeau et permet
d’expliquer en partie les raisons pour lesquelles il en viendra à articuler une pensée
marquée par le nationalisme économique. Si ses convictions keynésiennes le
rapprochent du gouvernement Lesage et du réseau d’experts qui évolue en son sein,
son ancrage dans le réseau institutionnel des HEC a constitué un facteur déterminant
dans son parcours. Cette tension entre le nationalisme et le keynésianisme explique en
bonne partie son adhésion à la thèse indépendantiste, considérée au terme de la
décennie 1960 comme l’unique voie permettant d’appliquer intégralement des
politiques économiques keynésiennes dans l’écosystème économique du Québec et de
se soustraire des politiques centralisatrices d’Ottawa qui empêchent la province de
contrôler les principaux indicateurs macroéconomiques.
31
En somme, notre analyse montre comment sa trajectoire permet de mieux appréhender
plusieurs phénomènes marquants de la Révolution tranquille, de la prégnance du
keynésianisme et du nationalisme dans la pensée économique des experts-conseils
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francophones aux stratégies d’intégration à l’appareil d’État en passant par la
formation d’un nouveau groupe social (les technocrates). Encore méconnu, le milieu
technocratique que l’on retrouve au sein de l’appareil d’État durant les années 1960
constitue un espace de sociabilité privilégié qui mériterait une attention particulière
des spécialistes. Formé d’intellectuels engagés pour leurs compétences spécifiques, ce
groupe social en viendra à constituer un acteur politique susceptible d’influencer les
mécanismes de communication et de prises de décisions du gouvernement. Nul doute
qu’une étude sur la composition de ce réseau et sur ses mécanismes d’influence
donnerait lieu à d’intéressantes découvertes liées aux transformations de la culture
politique au Québec au XXe siècle, notamment en rapport avec le nouveau nationalisme
québécois (néonationalisme) qui émerge dans le contexte de la Révolution tranquille.
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NOTES
1. Hormis certaines références dans des études portant sur les réformes économiques de la
Révolution tranquille, il n’existe aucune étude centrée sur la pensée et l’action intellectuelle de
Parizeau avant son entrée en politique partisane avec le Parti québécois.
2. Pour avoir accès aux archives de Parizeau, il faut obtenir une double autorisation de la famille
du défunt et des services juridiques de BAnQ. Après plusieurs mois de démarches, nous avons eu
accès à une partie de sa correspondance professionnelle pour la période 1954-1970.
3. Le terme « technocratie » renvoie à un système de gouvernance dans lequel les experts
occupent un rôle central dans la prise de décision politique, notamment au sein de l’appareil
d’État. Plus précisément, Jocelyn Létourneau définit la technocratie comme étant une
« communauté de communication », voire « une couche sociale dont la condition matérielle et le
mode d'insertion sociale sont déterminés par une pratique dominante de travail, celle de la
gestion sous toutes ses formes et à tous ses niveaux. Dans le contexte du Québec des années 1960,
cette élite technocratique valorise « d’une part, une certaine idée de rupture avec le passé […], et,
d'autre part, l'adhésion à un langage, véritable code sémantique de communication, dont les
notions maîtresses sont celles de démocratie, de participation, de planification, de
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développement, d'aménagement, d'affirmation, de droits sociaux du citoyen et de promotion
collective ». Selon lui, « l'intelligentsia moderniste a joué un rôle majeur dans l'élaboration de ce
nouveau monde vécu et ce, de deux façons principales : d'abord en s'attribuant le rôle de
définitrice de situation, c'est-à-dire de visionnaire, de compétente et de seule autorité légitime
capable de déterminer les véritables enjeux et défis auxquels devait faire face la collectivité
québécoise; ensuite en occupant, surtout à partir des années 1960, presque tout l'espace
communicationnel public, imposant ainsi ses visions, ses représentations, ses façons de poser et
de solutionner les problèmes collectifs. À voir dans Jocelyn Létourneau, « Québec d’après-guerre
et mémoire collective de la technocratie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 90, janvier-juin
1991, p. 68-69.
4. L’idéal-type est un outil méthodologique théorisé par Max Weber et qui vise à établir un
ensemble cohérent de caractéristiques communes permettant de mieux saisir un phénomène
social donné. Dans le cadre de notre article, l’idéal-type est utilisé de manière à montrer que la
trajectoire intellectuelle de Jacques Parizeau partage plusieurs traits communs à celles d’autres
universitaires et chercheurs des HEC qui, tout comme lui, œuvrent pour le bien-commun, c’est-àdire l’État québécois durant la Révolution tranquille.
5. Le nationalisme de Parizeau s’inscrit dans le courant néonationaliste dominant dans le Québec
des années 1960 et auquel se rallient bon nombre d’intellectuels de sa génération. Parizeau
n’adhère pas aux fondements socioculturels traditionalistes du nationalisme de ses prédécesseurs
(dont Angers et Minville), qui sera d’ailleurs critiqué de manière importante durant la Révolution
tranquille. Sur le sujet, voir Michael D. Behiels (1985). Prelude to Quebec’s Quiet Revolution.
Liberalism vs Neo-Nationalism 1945-1960.
6. Le capital symbolique correspond à la notoriété au de prestige émanant de l’expertise d’un
individu dans son domaine de prédilection. Selon Bourdieu, « ce capital n’est pas limité à un
champ déterminé, il détient le privilège d’être à l’œuvre dans tous les univers, où il réalise la
transfiguration de la force en sens, de l’arbitraire en valeur, du pouvoir en intelligibilité […] La
reconnaissance du capital symbolique exerce un attrait qui dépasse la possession et
l’accumulation de signes d’estime et de faveur ; elle valide la croyance entretenue dans un champ
quant à la valeur des enjeux, du jeu et des joueurs ».
7. Le capital social se réfère aux « réseaux de relations sociales facilitant l'accès aux ressources
nécessaires au développement des individus et des communautés ». Selon Bourdieu, « le capital
social comprend les ressources […] liées à la possession d'un réseau stable de relations […]
institutionnalisées de connaissance et de reconnaissance mutuelles, liées à l'appartenance à un
groupe ». Le capital social d’un individu va de pair avec la position qu’il occupe au sein d’un
réseau, en lien avec le nombre de relations qu’il entretient avec d’autres membres. Il s’agit d’un
gage de stabilité aux changements structurels de ces réseaux.
8. Nous avons analysé ses écrits scientifiques publiés dans L’Actualité économique entre 1954 et
1964, qui constituent les principales sources permettant d’étudier sa pensée économique au
début de sa carrière.
9. Les pièces de correspondance proviennent du Fonds Jacques Parizeau (BAnQ, cote P686). Il
s’agit de correspondance professionnelle, produite entre 1954 et 1967, qui nous renseigne sur les
réseaux dans lesquels il évolue et sur ses idées économiques.
10. Mentionnons que le père de Jacques Parizeau, Gérard, fut également professeur à l’École des
HEC entre 1928 et 1965. Il fut aussi à la tête d’une grande maison de courtage et fut très actif dans
le domaine de l’assurance.
11. Les informations biographiques proviennent en partie du premier tome de la biographie de
Pierre Duchesne.
12. Parizeau perpétue une tradition des HEC, où bon nombre de professeurs canadiens-français
(dont Angers) ont reçu une formation supérieure à l’Institut d’études politiques de Paris.
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13. À Paris, Parizeau sera grandement influencé par les travaux et l’enseignement de François
Perroux.
14. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, 30 octobre 1953 cité dans Duchesne, p.
149.
15. Lettre de Jacques Parizeau à François-Albert Angers, 24 octobre 1953 cité dans Duchesne, p.
149.
16. L’École des HEC allouait d’ailleurs une bourse à Parizeau durant sa formation outre-mer.
17. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, 11 octobre 1955, BAnQ, cote P686, S1,
SS2, SSS1.
18. La correspondance contenue dans son fonds d’archives contient plusieurs lettres échangées
avec ses étudiants à propos de contrats de recherche.
19. Service de gestion de l'information et des archives (HEC), Fonds François-Albert Angers
(P027), boîte P027/Y99,0001, « Hommage à Jacques Parizeau : capsule 1 et 2 », 1996.
20. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36, 2000-11-003/37 et 2000-11-003/38.
21. L’horaire de Parizeau est si chargé que l’École consent à ce qu’il puisse enseigner la fin de
semaine. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36, Lettre d’Esdras Minville à Jacques
Parizeau, 17 août 1956.
22. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/34 et 2000-11-003/35.
23. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36.
24. BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte et 2000-11-003/37.
25. C’est d’ailleurs là une grande différence par rapport aux développements de la science
économique qui se déploie à l’Université de Montréal à la même époque, où la théorie prend
résolument le pas sur l’application. En fait, peu d’économistes issus de l’Université de Montréal
participeront aux grandes réformes économiques de la Révolution tranquille, qui sont
principalement l’œuvre de professeurs de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et
de l’École des HEC.
26. Parizeau échange d’ailleurs plusieurs lettres avec Lamontagne à la fin des années 1950 où il
exprime son intérêt pour ses travaux. Voir par exemple : Lettre de Jacques Parizeau à Maurice
Lamontagne, 25 janvier 1956, BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS5, boîte 2000-11-003/36.
27. Parizeau contribuera à mettre sur pied la société d’État Sidbec en 1964, qui deviendra un
fleuron québécois dans le domaine de la sidérurgie.
28. Lettre de Jacques Parizeau à Michel Bélanger, 12 juin 1962, BAnQ, cote P686, S1, SS2, SSS1.
29. Il faut néanmoins noter que le gouvernement québécois mobilise les savoirs scientifiques
dans la gestion des ressources naturelles, notamment dans le domaine forestier et agricole, et ce,
dès la fin du XIXe siècle. Voir à ce sujet Stéphane Castonguay, Le gouvernement des ressources
naturelles : sciences et territorialités de l’État québécois, 1867-1939 : 12-13.
30. Ce capital symbolique s’observe via différents indicateurs, dont le ton solennel utilisé par les
interlocuteurs de Parizeau dans la correspondance étudiée, l’importance stratégique des mandats
économiques qui lui sont confiés malgré son inexpérience dans la fonction publique ainsi que la
stature et la position hiérarchique des intervenants politique qui lui demandent de collaborer à
différents comités.
31. Il faut d’ailleurs noter que la liste de correspondants de Parizeau explose littéralement à
l’époque qui nous concerne, passant de quelques dizaines dans les années 1950 à plus de 150 au
début des années 1960. On note également que son réseau de sociabilité s’agrandit et transcende
les sphères du monde universitaire, économique et politique, comme en témoigne la provenance
les lettres qui lui sont envoyées. Parizeau échange d’ailleurs de nombreuses lettres avec une large
part de ses interlocuteurs, les correspondants occasionnels étant plutôt rares dans son cas.
32. Le dictionnaire Larousse définit la cooptation comme « la désignation d’un membre nouveau
d’une assemblée ou d’un corps constitué par les membres qui en font déjà partie ».
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201
33. Cette attitude peut s’expliquer en fonction du fait que le Parizeau du milieu des années 1950
était un fédéraliste centralisateur qui estimait que des politiques keynésiennes ne pouvaient être
appliquées que dans une fédération centralisée et que ses collègues de la Commission Tremblay
étaient pour la plupart des fédéralistes partisans de l’autonomie provinciale pour qui toute
centralisation risquait de saper le pouvoir d’action et l’héritage culturel des Canadiens français
du Québec.
34. Lettre de François-Albert Angers à Jacques Parizeau, HEC, P027, boîte P027/A1,0015, 22
décembre 1954.
35. Le fonds d’archives de Jacques Parizeau contient d’ailleurs de nombreuses lettres échangées
avec le Bureau du premier ministre, à partir de 1961. Nombre de ces lettres mentionnent des
rencontres effectuées au domicile de Lesage et des mandats qui sont confiés à Parizeau au sein
des différents comités qu’il joint au début de la décennie 1960.
36. Ces informations proviennent de la notice biographique de son fonds d’archives à
BAnQ.
RÉSUMÉS
Cet article porte sur la première phase de la trajectoire intellectuelle de l’économiste Jacques
Parizeau (1930-2015), de son entrée en fonction comme professeur à l’École des Hautes études
commerciales de Montréal (1955) à ses débuts comme expert-conseil au sein de l’appareil d’État
québécois (1961-62). Nous analysons son ancrage dans la mission institutionnelle historique des
HEC, lancée par des personnages tels qu’Édouard Montpetit, Esdras Minville et François-Albert
Angers, ainsi que sa pensée économique, ancrée dans schèmes keynésiens et nationalistes. En
suivant la trajectoire de Parizeau, nous mettons en lumière certains des mécanismes ayant
contribué à la constitution d’une technocratie économique francophone au sein de l’appareil
d’État québécois, au tournant des années 1960.
This article focuses on the first phase of the intellectual trajectory of the economist Jacques
Parizeau (1930-2015), from his entry into office as a professor at the École des Hautes Études
Commerciales de Montréal (1955) to his beginnings as a consultant within the Quebec state
apparatus (1961-62). We analyze its anchoring in the historical institutional mission of the HEC,
launched by characters such as Édouard Montpetit, Esdras Minville and François-Albert Angers,
as well as its economic thought, rooted in Keynesian and nationalist schemes. In following
Parizeau’s trajectory, we highlight some of the mechanisms that led to the creation of a
Francophone economic technocracy within the Quebec state apparatus in the 1960s.
INDEX
Mots-clés : économiste, pensée scientifique, intellectuel, réseaux, nationalisme, Québec
Keywords : economist, scientific thinking, intellectual, networks, nationalism, Quebec
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AUTEUR
JEAN-PHILIPPE CARLOS
Département d’histoire, Université York, jpcarlos@yorku.ca
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203
Les investissements directs
étrangers au Canada : des débats qui
ont forgé l’histoire économique
canadienne
Foreign Direct Investment in Canada: A Series of Debates That Shaped Canadian
Economic History
Benjamin Lefebvre
01. Introduction
1
Les débats sur l’investissement direct étranger (IDE) au Canada ont été marquant dans
son histoire pour plusieurs raisons. D’une part, pour les acteurs qui les ont portés, soit
avant tout le milieu politique, à contrario du milieu académique qui s’y est immiscé
ensuite. D’autre part, pour sa durée, qui s’échelonne sur presque 40 ans, mais
s’enchevêtre dans les 150 années de son histoire. Enfin, pour son contexte, qui
entremêle les objectifs de développement économique aux enjeux de l’identité et de la
culture canadienne, à un moment décisif de sa modernité.
2
L’intérêt de revenir sur ces débats peut sembler être a priori qu’académique ; qui donc
remet en question aujourd’hui l’apport des IDE pour l’économie nationale, surtout pour
une économie relativement petite comme celle du Canada, postée à côté du géant
américain. Certes, il appartient au monde académique de ressasser l’histoire et d’en
proposer des perspectives différentes qui nous replongent dans un contexte passé. Mais
compte tenu des changements économiques et sociaux que nous vivons, et qui laissent
présager plus de turbulences que de tranquillité, l’apport d’une revue historique des
débats d’idées sur la place des IDE peut s’avérer encore pertinent pour comprendre et
réévaluer la situation dans laquelle nous nous trouvons.
3
C’est malgré tout sans prétention que nous proposons un éclairage des débats, d’abord
politiques, qui ont surtout eu cours après la Seconde Guerre mondiale. Cet article prend
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
204
la forme d’une synthèse de l’évolution des idées sur les IDE au Canada, en y faisant
ressortir les différentes prises de positions adoptées par le gouvernement fédéral au fil
des années, ainsi que les différents objectifs ou motivations sous-jacents à celles-ci.
Notre méthode s’axe sur l’analyse des discours politiques et l’évolution des institutions
en mettant l’accent spécifiquement sur la logique de l’approche de développement
économique et les prises de positions vis-à-vis les investissements directs étrangers
(IDE) des firmes multinationales étrangères (FMNE) au Canada.
4
L’article se divise en quatre sections. La première fait état du contexte historique. On y
relate les principales idées et institutions qui ont mené au premier débat suivant la
Seconde Guerre mondiale. La Politique nationale, lancée en 1979 et les répercussions
économiques et sociales de la crise des années 1930 forment les principaux facteurs
institutionnels de cette longue période. Les trois autres sections sont associées aux trois
principaux débats ayant eu cours au Canada sur les IDE et se divisent comme suit :
• 1945 à 1970 : La montée du canadianisme
• 1970 à 1985 : Trudeau, la critique des firmes multinationales et la Loi sur l’examen des
investissements étrangers
• 1985 à aujourd’hui : Le retour du libéralisme d’ouverture.
5
Quatre questionnements sous-jacents marquent, selon nous, ces débats successifs:
• L’économie canadienne est-elle en meilleure posture lorsqu’elle est contrôlée par des
Canadiens ?
• Les firmes étrangères exercent-elles un contrôle indu sur les ressources stratégiques
canadiennes ?
• Le gouvernement fédéral est-il en mesure de s’assurer que l’économie canadienne bénéficie
des investissements directs étrangers
• L’économie canadienne est-elle suffisamment compétitive pour attirer des IDE ?
6
En somme, nous défendrons l’idée que les débats sur l’IDE au Canada ont surtout mis de
l’avant la volonté de rattrapage économique du Canada en promouvant la reproduction
du modèle des grandes firmes industrielles américaines au Canada. S’insèrent aussi
dans ces débats les principales idées associées au modèle socioéconomique canadien.
Enfin, nous soutenons que les débats canadiens sur les IDE sont avant tout orientés sur
des moyens économiques destinés à une situation désirée, soit celle d’une économie
plus concurrentielle et indépendante des États-Unis, qui mise sur la stabilité, la
croissance et l’emploi. Pour l’heure, commençons par le commencement, soit
l’évolution des idées relatives à la Politique nationale jusqu’à sa transition
institutionnelle après la Seconde Guerre mondiale.
02. 1867 à 1945 : La Politique nationale et ses
répercussions
7
De la Confédération à la Seconde Guerre mondiale, les principes qui ont structuré
l’action économique du gouvernement canadien envers les investisseurs étrangers ont
surtout émané d’objectifs et de principes dérivés de la Politique nationale. Lancée en
1879, cette politique a été marquante pour l’économie canadienne. Son objectif
d’accélération du développement industriel était basé sur le protectionnisme
commercial, surtout envers les États-Unis, tout en laissant libre cours à l’entrée de
capitaux étrangers. Le développement économique passait à cette époque par la
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205
construction des chemins de fer, le développement de l’Ouest canadien et l’exportation
de commodités. La Grande-Bretagne ainsi que les États-Unis jouaient, chacun à sa
manière, un rôle majeur dans les projections de son développement.
8
Durant les premières années de la Politique nationale, l’investissement étranger était
surtout associé à la prospérité, au développement des régions riches en ressources
naturelles, à la dynamisation des petites villes industrielles et au renforcement des
métropoles. Au tournant du 20e siècle, le maintien de la Politique nationale a engendré
l’acceptation de deux discours que l’on pourrait considérer comme opposés ; l’un
tendait vers l’ouverture commerciale réciproque, surtout avec les États-Unis, tandis
que l’autre appelait à la fermeture des frontières commerciales et à l’édification d’une
industrie canadienne. Les notions d’industrie naissante se confondaient alors avec le
modèle colonial d’exploitation et d’exportation des ressources. Ces deux discours
mettaient chacun à leur manière l’accent sur les besoins économiques du Canada :
besoins de capitaux britanniques ; besoins d’accès aux marchés britanniques et
américains pour certains produits dont le Canada détenait des avantages naturels ;
besoins de protection contre la concurrence des industriels américains ; besoins des
technologies développées à l’étranger pour maintenir une cadence de productivité
acceptable, besoins d’accroître la population dans les provinces de l’Ouest canadien.
Dans ce contexte, la position que l’on pourrait qualifier de laisser-faire du
gouvernement envers les investissements étrangers ne s’est pas opposée à
l’accroissement substantiel des investissements directs américains au Canada et au
poids grandissant des entreprises étrangères dans l’économie (Côté, 2012 : 247). A
posteriori, on constate donc le paradoxe qui résultait des choix politiques, soit ; la
recherche d’une indépendance vis-à-vis des importations américaines de biens
industriels, tout en facilitant l’importation des capitaux étrangers pour accélérer le
développement de l’industrie.
9
Cette approche du développement économique distingue le Canada des autres pays au
tournant du 20e siècle (Laxer, 1989). Au cours des premières décennies du 20e siècle, la
transition rapide d’une économie de ressources vers une économie industrielle,
galvanisée par la Première Guerre mondiale, est venue amplifier le processus de
reproduction des conditions de développement économique des pays étrangers,
principalement les États-Unis. À partir des années 1920, il apparaît clair que
l’expansion économique canadienne dépendait davantage des exportations et de
l’investissement des grands industriels, provenant surtout du sud de la frontière. La
firme industrielle devenait, dans ce contexte, le point culminant de l’effervescence
économique nationale. L’investissement étranger de portefeuille et l’investissement
direct étranger étaient dorénavant perçus comme nécessaires au développement
économique canadien, tandis que l’État s’impliquait, souvent financièrement, de près
ou de loin, dans ces grandes entreprises, notamment par l’entremise de travaux
d’infrastructures.
10
Cette même situation perdura durant les années suivant la Première Guerre mondiale.
Après une courte récession au début des années 1920, l’économie canadienne connut
une période de croissance et de prospérité inégalée entre 1922 et 1929 (Monaghan,
1967 : 195). L’investissement étranger provenait massivement des États-Unis et se
concentrait majoritairement dans les secteurs manufacturiers (55 p. cent) et miniers
(20 p. cent) (Aitken, 1961 : 43). À partir de 1926, les investissements américains
atteignaient plus de 80 p. cent des IDE totaux au Canada. Étant d’ores et déjà les
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206
principaux fournisseurs de biens du Canada, les États-Unis devenaient aussi les
principaux investisseurs et clients (Bonin, 1967 : 85). Les changements technologiques
qu’elle entraînait se répercutèrent sur l’ensemble de l’économie canadienne (Aitken,
1961 :102). Les industries comme les automobiles, les avions, la métallurgie, le cinéma,
la bureautique et la fabrication du papier remplaçaient progressivement les industries
traditionnelles (Morck, Percy et coll., 2004 : 27).
11
À la fin des années 1920, la relation entre investissements, importations et prospérité
économique ne permettait plus de douter de l’intégration de l’économie canadienne à
l’économie américaine. L’idée du développement économique était alors liée à la
préservation d’un secteur économique national, tandis que les liens historiques
entretenus entre les entreprises étrangères et les élites canadiennes favorisaient le
maintien des secteurs économiques stratégiques aux mains d’étrangers. Dans ce
contexte, le gouvernement canadien s’attardait surtout à promouvoir le
développement de l’économie par l’entreprise privée et l’initiative individuelle, tandis
que les hommes d’affaires et financiers canadiens trouvaient aussi un intérêt à la
présence des entreprises industrielles américaines. Il faudra une crise économique
dévastatrice pour que le gouvernement prenne enfin conscience des changements
économiques structurels qu’avaient opérés les grandes firmes industrielles dans un
marché financier laissé à lui-même.
12
La Grande Dépression1 a marqué le début du déclin du paradigme économique mis en
place par la Politique nationale. Durant les premières années de 1930, la chute de
l’économie canadienne s’est avérée brutale. En 1933, le prix moyen de toutes les
exportations canadiennes avait dégringolé de 40 p. cent. Les secteurs économiques
canadiens du bois et des céréales connaissaient des chutes drastiques de la demande
américaine (Rooth, 2010). La régression des exportations entraînait une chute des
investissements et un accroissement du taux de chômage, de la pauvreté et du
mécontentement social. La crise frappait de plein fouet les grandes industries
canadiennes et, par extension, les travailleurs. La baisse des revenus provenant de
l’étranger engendrait une diminution de la consommation nationale et une réduction
de la production manufacturière ainsi que des emplois (Plumptre, 1977 : 19). La crise
coïncida aussi avec une période prolongée de sécheresse dans l’Ouest canadien, ce qui
amplifia la misère économique au Canada. Ed Safarian 2 rappelle que la majorité des
gens au début des années 1930 étaient sans emploi, ou avaient uniquement un emploi
temporaire. La confiance de la population envers le secteur privé était alors durement
affectée.
13
Dans les pays où l’intensité de la crise était palpable, la désillusion face à l’efficacité du
marché entraînait une demande croissante de protection des industries contre les aléas
du marché (Rooth, 2010). Les grandes entreprises, symboles de l’effervescence
économique de l’Après-guerre, étaient de plus en plus ciblées comme étant l’une des
principales causes de l’insolubilité de la crise (Nerbas, 2013). En même temps, beaucoup
d’hommes d’affaires, surtout britanniques, en vinrent à considérer le système
économique de marché, basé sur la concurrence, comme un synonyme de gaspillage et
d’inefficacité.
14
Une clameur populaire prit ainsi forme, provenant notamment des mouvements
syndicaux et des regroupements de la société civile. Au Canada, elle se fit entendre
jusque sur le plancher de la politique fédérale. Les pressions populaires revendiquaient
l’adoption de politiques de redistributions des richesses (Jensen, 1991, Bradford,
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207
1999). On y entendait résonner jusque dans les sphères politiques ce qui était perçu
comme une menace socialiste et communiste3, incitant plusieurs économistes
canadiens et étrangers à s’engager dans l’élaboration de remèdes au système
capitaliste4.
15
Tout au long des années 1930, le gouvernement canadien et ses hauts fonctionnaires,
dont la plupart étaient fraîchement diplômés de prestigieuses universités étrangères,
réitéraient néanmoins l’idée que le Canada ne pouvait prospérer sans les marchés
étrangers5. L’élection de MacKenzie King en 1935 eut à cet égard un effet probant.
Proche de Roosevelt, son retour au pouvoir a enclenché un rapprochement rapide entre
le Canada et les États-Unis, qui s’est concrétisé en 1938 par un Accord bilatéral entre le
Canada et les États-Unis. Les discussions bilatérales entre les deux pays se sont ensuite
poursuivies jusqu’à la fin de la Seconde Guerre. Elles entraînaient dans leur sillage la
suppression d’un bon nombre de clauses commerciales préférentielles qui liaient le
Canada et la Grande-Bretagne, ainsi que l’abaissement de tarifs et de quotas en vigueur.
16
Pendant la Seconde Guerre mondiale, sous les ordres de C.D. Howe, « super » ministre
des Munitions et des Approvisionnements6, la production industrielle canadienne
connut une nouvelle phase d’expansion. Cette fois, le gouvernement contrôlait la
production industrielle, les profits étaient régulés et l’État devenait responsable
d’industries que le secteur privé ne pouvait s’arroger par l’entremise de sociétés de la
couronne (Nerbas, 2013 : 222). Les finances publiques aussi se centralisèrent ; les
provinces octroyèrent temporairement le droit au gouvernement fédéral d’imposer les
revenus des particuliers et des sociétés, en échange de subventions (Dehem, 1968 : 162).
Dès lors, Howe a eu un impact majeur sur l’économie canadienne, et ce, jusqu’au milieu
des années 1950. Sa volonté de développer l’industrie aéronautique canadienne à la fin
des années 1930 ou, un peu plus tard, de construire la Voie maritime du Saint-Laurent
fera de lui un ministre clé de la reconstruction. Il paraissait si bien installé aux
commandes qu’on pourrait parler du règne de C.D. Howe en matière de développement
industriel. Son influence sur la définition et les moyens pour atteindre les objectifs
économiques canadiens eut une incidence prépondérante sur le premier grand débat
sur les IDE au Canada.
03. 1945 à 1970 – La montée du canadianisme
17
Le contexte de la période d’Après-guerre est significatif des arguments rattachés aux
premiers débats sur les IDE. Sur le plan industriel, English (1967 : 183) relève trois
principaux changements durant les premières années d’Après-guerre qui ont entraîné
des répercussions sur le secteur manufacturier canadien : 1) la découverte de vastes
gisements de minéraux (fer et pétrole) ; 2) le soutien accordé à la fabrication de
produits métalliques et à la technologie industrielle ; 3) l’essor du marché intérieur
canadien. L’Après-guerre a aussi généré un consensus sur certaines idées, ou moyens
économiques à promouvoir, dont la croissance de la production, des exportations et de
l’investissement ; la poursuite du plein emploi ; le contrôle de l’inflation, de la balance
des paiements et du taux de change. Le plein emploi et la croissance soutenue du
secteur privé s’imposaient alors comme les principaux vecteurs de redistribution des
richesses. Les efforts gouvernementaux tendaient aussi vers deux autres objectifs, tant
au niveau fédéral que provincial ; d’une part, le soutien à l’expansion industrielle et, de
l’autre, l’accroissement de la consommation nationale (Howlett et Ramesh, 1992).
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208
L’intervention dans l’économie passait alors par trois principaux mécanismes
politiques : les politiques macroéconomiques keynésiennes, les politiques de
concurrence et les politiques industrielles. L’investissement direct étranger figurait
alors comme une composante du développement industriel national. Selon Neill (1991),
ces efforts concrétisaient l’institutionnalisation d’une idéologie conjuguant la théorie
keynésienne et les théories de la croissance et du développement, avancées entre
autres par les économistes Roy Forbes Harrod et le Canadien Harry Johnson. Les
grandes firmes industrielles, qui avaient été blâmées pour la crise économique de 1930,
faisaient cette fois partie des solutions aux défis économiques.
18
Dans ce contexte que la période d’Après-guerre a été marquée par une augmentation
des investissements directs étrangers au Canada, conduite majoritairement par les
firmes américaines, ainsi que par les premières grandes ententes internationales sur la
libéralisation du commerce et la coopération7. L’attrait pour les ressources naturelles
canadiennes par les investisseurs américains, majoritairement de grandes entreprises,
marque aussi le début des années 1950. Au milieu de cette décennie, les IDE américains
au Canada surpassaient le niveau d’investissements étrangers de toute autre nation. Ces
investissements directs étaient concentrés dans les secteurs économiques contribuant
le plus aux exportations canadiennes, notamment les secteurs du pétrole et des mines
(Aitkens, 1959 :11).
19
C’est dans cette optique que, cette fois, et contrairement aux autres phases antérieures
d’investissements provenant de l’étranger, certaines élites politiques se senties
interpelées. Le premier débat sur les investissements directs étrangers a finalement
émergé au milieu des années 1950. Deux hommes politiques ayant une place dans
l’histoire canadienne en ont été les figures de proue. C. D. Howe, devenu ministre de la
Reconstruction après la Guerre, s’est confronté à un ami du parti Libéral du Canada,
Walter Gordon, qui adoptait une position radicale contre les investissements directs des
firmes américaines. Ce premier débat a eu une influence déterminante sur les idées et
les institutions canadiennes, en soulevant les principales hypothèses relativement au
besoin d’une plus grande indépendance dans sa construction industrielle, hypothèses
qui ne cesseront par la suite d’être remise en question et d’évoluer en fonction des
enjeux en présence, des contextes et des objectifs poursuivis par les gouvernements qui
se succéderont, et ce jusqu’à pratiquement être évacué des enjeux économiques au
tournant des années 2000.
3.1 Howe versus Gordon : Perspective sur la propriété et le contrôle
de l’économie
20
Au début des années 1950, au pouvoir depuis plus de 15 ans, le parti libéral du Canada
avait su consolider ses appuis et sa vision politique et économique malgré les
turbulences économiques. Celui-ci demeurait alors déterminé à poursuivre le
rapprochement commercial avec les États-Unis entamé durant la guerre. Louis SaintLaurent, élu premier ministre en 1948, se montrait particulièrement ravi de la relation
que le Canada entretenait avec les États-Unis, d’autant plus qu’il considérait que
l’influence américaine dans le monde était « une influence bénéfique, qu’elle était la
bienvenue » (Thomson, 1968 :359). Malgré la publication du Livre blanc sur l’Emploi et
le Revenu de 1945, qui manifestait une grande confiance en l’efficacité de politiques
keynésiennes de plein emploi, le premier ministre Louis Saint-Laurent demeurait
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209
convaincu que le bien-être de la population passait d’abord par le système de libre
marché8 et que le rôle économique du gouvernement restait auxiliaire aux entreprises.
(Lamontagne, 1954).
21
L’accroissement des exportations apparaissait d’autant plus nécessaire que l’industrie
canadienne devait procéder durant cette période à une reconversion de son économie
(Bonin, 1967 : 94-95). Howe était alors convaincu que le gouvernement devait avant
tout se concentrer sur l’intérêt national et revenir à « une économie de libres
entreprises, où l’expansion industrielle9 devait d’abord provenir des initiatives
d’individus et d’entreprises privées » (Nerbas, 2013 : 249). La sécurité, la stabilité et les
moyens pour y parvenir se résumaient, toujours selon Howe, à la stimulation des
exportations, des investissements privés, de la consommation et des investissements
publics dans les infrastructures (Bothwell et coll., 1981 : 94). Entouré d’hommes
d’affaires ayant une ascendance évidente sur l’économie canadienne, Howe maintenait
encore un semblant de contrôle sur les secteurs industriels. Il considérait que c’était
son travail de faire respecter l’intérêt public, et que l’intérêt public n’était autre que
l’intérêt des entreprises (Gillis, 1981 : 2). Il constatait toutefois que les industriels
américains avaient pris une avance importante en termes de productivité et de capacité
d’investissement sur les industriels canadiens. Se préoccupant notamment de la
conversion des industries militaires canadienne, il était d’ailleurs d’avis qu’elle devait
se réaliser par l’initiative privée, et par cela, qu’il valait mieux vendre les usines
appartenant au gouvernement à des entreprises étrangères en mesure de contribuer au
développement industriel, que de n’avoir aucune industrie (Bothwell et Kilbourn, 1979 :
188)10. La stratégie de Howe cherchait aussi à profiter de toutes les possibilités
commerciales afin de maximiser les exportations canadiennes. S’exprimant devant la
Chambre des communes en mars 1949, Howe soutenait que l’effet général du commerce
et du développement de l’économie intérieure permettait d’assurer la sécurité et le
bien-être économique à la population. Pour le gouvernement, les exportations
constituaient le vecteur de croissance durable et le marché américain était devenu
essentiel pour nombre d’entreprises et secteurs économiques canadiens 11. Fort de sa
confiance en l’État et en ses propres moyens, il croyait qu’aussi longtemps que les
entreprises devraient respecter les lois canadiennes et les orientations du
gouvernement, la provenance du propriétaire n’avait aucune importance.
22
Les Américains voyaient alors le Canada comme un allié naturel, un voisin beaucoup
moins étranger que les autres. À preuve, le Canada fut pleinement intégré à la stratégie
américaine de soutien à la croissance économique, pour laquelle la modernisation de la
Voie maritime du Saint-Laurent était la pierre angulaire. Ce projet était d’ailleurs
décrit, par Louis Saint-Laurent, comme un projet raisonnable d’édification de la nation
(Thomson, 1968 : 353). Pour le Canada, les retombées étaient intéressantes.
L’exploitation des ressources naturelles, que le projet favorisait, générait des
investissements au Canada. Outre les secteurs pétrolier et gazier, de nouvelles
industries, constituées grâce aux capitaux étrangers, se concentrèrent dans les secteurs
miniers (fer, nickel, aluminium, uranium), les pâtes et papiers et l’énergie. Les secteurs
manufacturés du textile, de l’électronique et des matières synthétiques attirèrent aussi
leur part d’investissements étrangers (Blyth, 1967 : 326)12. Pour Gordon R. Ball,
président de la Banque de Montréal au début des années 1950, les investissements
étrangers au Canada favorisaient la mise en valeur des ressources canadiennes.
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210
23
L’attitude positive des économistes canadiens à l’égard de l’investissement étranger
était aussi liée à l’accroissement du déficit commercial canadien à partir des années
1950. Les exportations ne contrebalançaient plus les importations, générant en
contrepartie une entrée de capitaux étrangers. La croissance des exportations devait
ainsi soutenir financièrement une hausse des importations à plus long terme.
L’ouverture aux capitaux étrangers ne pouvait donc qu’être positive pour l’économie.
De nouveaux investissements de filiales américaines ou britanniques allaient aider à
fournir le marché national et à corriger par le fait même le déséquilibre commercial.
Cette politique d’ouverture au commerce et aux investissements étrangers se justifiait
par l’anticipation de résultats sur les revenus et sur l’emploi (Azzi, 1999 :35).
24
Enfin, l’augmentation massive des IDE suscitait pourtant une certaine méfiance au sein
de la population canadienne, notamment à l’égard d’un trop grand contrôle externe des
actifs stratégiques canadiens. Selon Kari Levitt (1972 : 11) : « les premières
manifestations d’inquiétudes relativement au contrôle exercé par les grandes sociétés
américaines se produisaient notamment par la constatation que le boom des années
1950 n’entraînait pas d’augmentation du revenu per capita ». Certains politiciens,
entrepreneurs et commentateurs économiques soutenaient que la libéralisation des
échanges, sans un soutien de l’État aux entreprises canadiennes, générait une baisse du
nombre d’entreprises manufacturières de propriété canadienne (Azzi, 1999 : 60). Howe,
lui-même, manifestait une certaine préoccupation à l’égard de la dépendance envers
l’étranger de certains projets miniers. Les entreprises étrangères avaient en outre
tendance à mettre à la tête de leurs filiales des dirigeants de leur pays d’origine, qui
étaient davantage concernées par les besoins de la maison-mère que par l’intérêt de
l’économie canadienne (Bothwell et Kilbourn, 1979 : 274).
25
Au milieu des années 1950, une série d’évènements a accentué les questionnements
chez certaines élites politiques et économiques par rapport au laxisme du
gouvernement libéral envers les grandes firmes américaines. Le projet de pipeline
transcanadien mené par Howe n’aida certes pas le parti libéral en ce sens ; bien qu’il
eût soutenu devant la Chambre des communes, en 1951, que le projet serait
entièrement sous contrôle canadien (contrôle commercial du pétrole, contrôle
territorial et contrôle législatif), il accepta rapidement un financement étranger.
L’attitude complaisante de Howe envers les financiers étrangers ainsi que les
dépassements de coûts récurrents du projet renforçaient les attaques de l’opposition,
qui réclamait la mise en place d’une commission parlementaire. À partir de 1955, les
débats à la Chambre des communes s’intensifièrent sur le sujet du contrôle étranger. Le
député conservateur Edmund Fulton accusa notamment les libéraux de ne pas
s’inquiéter outre mesure de la domination des États-Unis au Canada ; domination qu’il
qualifia d’à la fois économique et politique. Les débats à la Chambre des communes
étaient aussi nourris par les données de 1954 du Bureau fédéral de la statistique sur le
contrôle américain des industries manufacturières et minières et de l’exploitation
pétrolière, qui révélaient une croissance importante du contrôle américain dans ces
secteurs. Les critiques soulevaient, dans ce contexte, le manque d’initiative du
gouvernement pour accroître la valeur ajoutée des ressources extraites sur son
territoire. Elles tablaient ainsi sur les enjeux de contrôle et d’utilisation des
subventions par des Canadiens, des réglementations appliquées aux entreprises et de la
détermination des intérêts provenant de l’expansion industrielle canadienne.
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211
26
Le milieu académique commençait aussi à se questionner sur les changements
économiques qui se produisaient au Canada. Jacques Parizeau se montrait notamment
consterné en 1956 par la hausse du passif brut vis-à-vis de l’étranger. Selon lui,
l’inversion historique du ratio d’investissement direct (7,5 milliards $ CA) sur
l’investissement de portefeuille (5 milliards $ CA) signifiait un accroissement de 100 p.
cent des IDE étrangers entre 1949 et 1955. À cet effet, il concevait qu’une concentration
très poussée des investissements directs de capitaux américains dans des secteurs
stratégiques permettait aux États-Unis d’agir sur l’orientation et le rythme de
croissance de l’économie canadienne (Parizeau, 1956 : 151).
27
Il n’y avait pas que les données économiques qui alimentaient l’inquiétude ; la prise en
compte des intérêts canadiens par les entreprises étrangères alimentait aussi les
critiques (Bothwell et coll. 1981). L’exemple le plus frappant est la piètre réaction d’une
entreprise d’extraction de pétrole lors d’un déversement au début des années 1950. Des
voix au Canada s’élevaient pour dénoncer les excès des politiciens américains et la
dépendance tacite de la politique canadienne envers celle-ci.
28
Ces différents facteurs ont progressivement engendré des pressions politiques et
sociales sur le gouvernement Saint-Laurent. Le désir d’indépendance politique vis-à-vis
des États-Unis était couplé à des revendications pour un nationalisme économique. Au
sein même du cabinet, C. D. Howe était de plus en plus interpelé par les plus jeunes
ministres qui véhiculaient une interprétation différente de l’intérêt canadien envers la
propriété étrangère. Ces pressions amenèrent Howe à faire certaines concessions ; au
milieu des années 1950, il reconnut que l’entreprise étrangère se devait d’avoir une
certaine attache avec le Canada. Ses premiers pas vers des politiques plus nationalistes
se manifestèrent surtout dans sa politique énergétique. Lors d’un discours prononcé à
Chicago le 16 octobre 1956, Howe énumérait une série de recommandations aux
industriels et financiers américains qui auront un impact décisif sur les contours du
nationalisme canadien vis-à-vis les IDE. Il recommandait aux industriels américains
d’accepter 4 idées : de fournir aux Canadiens l’occasion de participer aux filiales à titre
d’actionnaires minoritaires ; d’assurer aux techniciens et administrateurs canadiens de
meilleure chance d’avancement dans les compagnies contrôlées des États-Unis ; de
publier régulièrement des renseignements plus complets sur l’activité des filiales ; de
permettre aux usines des filiales canadiennes d’accroître leurs exportations.
29
Cette période marque également l’entrée sur la scène politique de Walter Gordon.
Proche du parti libéral, il avait manifesté à son ami et ministre des Finances Walter
Harris la crainte de l’influence extérieure des États-Unis à travers les firmes
américaines présentes au Canada. Il intervenait d’ailleurs personnellement auprès de ce
dernier pour inciter le gouvernement à mettre sur pied une Commission d’enquête sur
les enjeux économiques. C’est finalement en 1955, à la suite de pressions de ses
ministres et d’incessants questionnements de l’opposition à la Chambre des communes
sur le contrôle étranger du projet de pipeline transcanadien, que le gouvernement
libéral de Louis Saint-Laurent décida finalement de déclencher une Commission royale
d’enquête (Côté, 2013 : 248). Les idées portées par le rapport Gordon deviendront
acceptées, à divers degrés, par les principaux partis politiques canadiens au cours des
années 1960 (conservateurs, NPD et libéraux).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
212
3.2 De la Commission Gordon à la Loi sur l’examen des
investissements étrangers : les idées derrières les actions de l’État
30
À la tête de la Commission, Walter Gordon considérait que de la raison d’être de celle-ci
était d’abord l’enjeu de l’investissement direct étranger et la question des barrières
tarifaires (Azzi, 1999). Gordon s’était notamment forgé une opinion tranchée en
discutant avec des industriels canadiens au cours des années précédentes. Il était
notamment d’avis que les grandes entreprises américaines n’arrimaient que très
rarement leurs actions à l’intérêt national, et qu’elles étaient en fait déconnectées de la
poursuite des objectifs économiques canadiens. L’un des problèmes majeurs, à son avis,
était que les grandes entreprises américaines exploitaient les ressources canadiennes,
mais employaient très peu de travailleurs canadiens. Il reconnaissait les préoccupations
de dirigeants des grandes entreprises canadiennes, qui prônaient à la fois la promotion
du rôle de l’entreprise privée comme unité centrale de la construction nationale, et
l’instauration de mesures de protection commerciales avantageuses pour les
entreprises canadiennes menacées par la concurrence étrangère.
31
Le rapport de la Commission, déposé en 1957, juste avant les élections, ne manquait pas
de soulever l’accélération vertigineuse des investissements directs étrangers, surtout
américains. On projetait que la demande en matières premières aux États-Unis
demeurerait forte pour les trente prochaines années, ce qui laissait croire que la
volonté des firmes américaines d’exploiter les ressources naturelles canadiennes
n’allait pas s’essouffler de sitôt. Le plus préoccupant, aux yeux des commissaires,
concernait la concentration de ces investissements dans certains secteurs stratégiques,
plutôt que la proportion des investissements étrangers sur les investissements totaux
canadiens. Gordon craignait en outre qu’une trop importante concentration des
investissements directs américains provoque des tensions économiques qui pourraient
mener à des actions extrêmes par des Canadiens (Azzi, 1999 : 52). Deux éléments se
démarquent et auront une influence déterminante sur les idées qui seront débattues :
• Premièrement, le constat que l’économie canadienne était détenue et contrôlée par des
étrangers à des degrés beaucoup plus importants que d’autres pays développés.
• Deuxièmement, l’idée que l’économie canadienne devait être contrôlée par des Canadiens.
Celles-ci part de la prétention que le gouvernement pouvait exercer une plus grande
influence sur les canadiens puisque leur sentiment d’attachement envers l’intérêt national
serait plus important.
32
L’accent était donc mis sur la direction des filiales étrangères, sur l’acquisition de biens
et de services canadiens par les filiales étrangères, sur la connaissance plus approfondie
de leurs activités par la population et sur une nécessité de faire participer des
Canadiens au capital-actions (Rapport Gordon, 1957 : 409). Le but était que des
Canadiens soient en position décisionnelle au sein des filiales, tant dans les conseils
d’administration qu’au sein des directions, afin qu’elles puissent refléter plus
adéquatement l’intérêt général de la nation.
33
Ces recommandations ont été reçues par plusieurs économistes comme un réel affront
à la mécanique de l’économie de marché. L’un des plus critiques a été Harry Johnson 13,
qui en dénonçait l’illogisme économique. En général, le milieu économique soutenait
l’idée qu’un contrôle plus restreint des IDE mènerait à une diminution de la croissance
économique, ce qui était en fin de compte contraire aux principaux objectifs
économiques mentionnés dans le rapport. Le transfert de la propriété des entreprises
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213
étrangères à des Canadiens était aussi dénoncé, puisque rien ne supposait qu’une part
minoritaire de propriété pouvait permettre un plus grand contrôle décisionnel. Des
voix s’élevèrent au Parlement, d’abord et avant tout au sein de l’opposition, pour exiger
que la préservation de l’intérêt national soit de la compétence des gouvernements et
non des entreprises, puisque transférer ainsi cette prérogative aux entreprises et
surtout, à quelques individus, ne garantissait nullement que l’intérêt national serait
protégé (Azzi, 1999 : 54).
34
Les recommandations du rapport ont finalement été rejetées par le Parti libéral. Le
Parti conservateur de Diefenbaker, quant à lui, utilisa certaines idées phares du rapport
dans ses discours électoraux, notamment celles qui prônaient que les IDE devaient
servir l’intérêt national et la reprise du contrôle des ressources canadiennes (Azzi,
1999). On comptait ainsi tirer profit d’une perception selon laquelle le parti libéral du
Canada, au pouvoir pendant plus de vingt ans, œuvrait pour la classe dirigeante et
provoquait la perte de l’identité canadienne.
35
Une fois au pouvoir, le gouvernement de Diefenbaker reprit essentiellement l’idée de la
Politique nationale et pavait la voie à un retour de l’économie exportatrice de
ressources. Entretemps, l’entrée massive d’investissements étrangers en 1959
continuait de soulever des inquiétudes par rapport à la propriété et au contrôle de
l’industrie et des ressources canadiennes par des étrangers. De nombreuses
dénonciations, de part et d’autre de la Chambre des communes, concernaient l’effet
nuisible de l’entrée de capitaux étrangers sur le taux de change ainsi que sur les
exportations canadiennes. Des critiques en chambres mettaient en doute la capacité du
gouvernement conservateur « de renverser la dépendance du Canada envers les ÉtatsUnis et de ralentir la vente de l’industrie canadienne aux étrangers ». Malgré tout, le
parti conservateur de Diefenbaker ne se montrait plus aussi réfractaire à l’égard des
capitaux et entreprises étrangères qu’il l’avait laissé présager auparavant. Le ministre
du Commerce, Gordon Churchill, insistait pour relativiser l’impact des investissements
étrangers au Canada. Selon lui, malgré la hausse des investissements, elle était
inférieure à la hausse de productivité à la même période. Il insistait pour rappeler la
solidité de l’économie canadienne plutôt que de sa vulnérabilité envers l’étranger 14. Il
faisait alors référence au fait que la situation de l’économie canadienne au début des
années 1960 était bien différente de celle qui prévalait quinze années auparavant. Le
rôle du secteur tertiaire sur le PIB total s’était accru de près de 10 p. cent, tandis que la
part du secteur manufacturier et de l’agriculture enregistrait une baisse relative
(Bonin, 1967 : 97). De plus, les placements canadiens à l’étranger et les placements
étrangers au Canada avaient augmenté sensiblement depuis la guerre 15. En somme, le
parti conservateur de Diefenbaker concevait l’afflux d’investissements étrangers
comme une preuve de l’attractivité des ressources canadiennes et de la confiance des
investisseurs envers les perspectives économiques au Canada.
36
Dès 1960, le gouvernement dévoilait une série de mesures ayant pour objectif
d’accroître le rythme de l’industrialisation et de la productivité, de renforcer les
secteurs manufacturiers et de hautes technologies, d’encourager une distribution
économique plus équitable, tout en diminuant la dépendance de l’économie canadienne
envers les États-Unis (Campbell, 1987 : 132). Sur le plan énergétique, le gouvernement
créait l’Office national de l’Énergie en 1959 et la Politique nationale du pétrole en 1961,
destinés à encourager l’industrie pétrolière de l’Ouest à se développer pour répondre
aux besoins du marché national (Lalonde, 1991 : 66). Dans la foulée des
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214
recommandations du rapport Gordon, le gouvernement mettait en place deux
institutions, que reprendront plus tard à leur compte les gouvernements successifs. La
première a été le Conseil national de la productivité16, instauré en 1961 pour faciliter la
croissance de la productivité (Phidd, 1975). La seconde est la Loi sur les déclarations des
corporations et des syndicats ouvriers (CALURA) qui visait à recueillir des données
financières et autres renseignements relatifs aux affaires des corporations et des
syndicats ouvriers qui exercent une activité au Canada17. À la fin de son mandat,
Diefenbaker se montrait résolu à entretenir un climat propice aux placements
étrangers en suscitant toutefois un plus grand niveau d’engagement des filiales
étrangères au Canada. Il portait néanmoins une attention particulière aux soutiens
financiers gouvernementaux afin de ne pas avantager les entreprises étrangères au
détriment des entreprises canadiennes (Bonin, 1967 : 118) 18. Le gouvernement fédéral
souhaitait alors encourager les entreprises nationales et les filières étrangères à
investir dans la recherche au Canada19.
37
Le retour au pouvoir des libéraux en 1963 signifia de prime abord le retour des
politiques d’intégration commerciales. Dans son premier discours du trône, le premier
ministre Lester B. Pearson traça le lien entre le progrès et l’ouverture commerciale 20.
Ayant été élu minoritaire, le gouvernement Pearson se devait de conjuguer ses
décisions avec le nouveau parti démocratique (NPD)21. Ce dernier préconisait surtout la
centralisation et la planification de l’économie par l’État, notamment pour que l’État
fédéral fournisse des services sociaux et accroisse le rythme de développement de
l’économie (Teeple, 1972 :241). Pearson nomma, en 1963, Walter Gordon au ministère
des Finances. Ce dernier manifestait alors une certaine confiance dans l’ouverture
internationale ainsi que dans la collaboration entre États pour assurer la prospérité de
l’économie. La crainte sous-jacente à cette ouverture demeurait, selon lui, le risque du
contrôle des actifs et ressources canadiennes par des étrangers. Malgré tout, il faisait
preuve d’une certaine ouverture aux investissements de portefeuille, reconnaissant que
ces derniers avaient permis au Canada d’atteindre un niveau de vie relativement élevé
en très peu de temps22.
38
Dans son premier discours du budget, Gordon énumérait trois principaux problèmes
auxquels faisait face l’économie canadienne : le chômage, le déficit budgétaire et le
déficit continuel des paiements internationaux. Ce dernier enjeu était, selon lui, lié à la
maîtrise de l’économie par les étrangers. Gordon concevait qu’il était de la
responsabilité du gouvernement de s’assurer que l’économie demeure aux mains de
Canadiens. Dans ce contexte, l’investissement étranger était souhaité dans la mesure où
l’intérêt canadien était poursuivi. Cet intérêt se définissait en trois points :
• Les matières premières du Canada devraient être transformées le plus possible au pays, afin de créer
des emplois pour les Canadiens et d’aider la prospérité de notre pays.
• Des marchés d’exportation devaient être trouvés, sans se soucier des intérêts des sociétés mères ou
associées à l’étranger.
• L’industrie devait s’efforcer d’acheter ses matières brutes, ses pièces composantes et ses fournitures à
des sources canadiennes lorsque celles-ci étaient en mesure de soutenir la concurrence 23.
39
Gordon annonça également en 1963 une série de mesures pour assurer une plus grande
représentation canadienne au sein des entreprises étrangères, dans le but d’encourager
les étrangers à investir dans de nouvelles entreprises canadiennes dont la propriété
serait partagée avec des résidents canadiens. Ces mesures contenaient diverses
exemptions fiscales pour les Canadiens et les étrangers, notamment une réduction de
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215
l’imposition sur les dividendes payés à l’étranger lorsque la propriété canadienne de la
filière atteignait au moins 25 p. 100. Il imposait également une taxe de 30 p. 100
« lorsqu’une compagnie canadienne inscrite vendait la totalité ou la presque totalité de
ses avoirs à un non-résident ou à une société dominée par un non- résident » 24.
40
Malgré une conjoncture favorable à l’économie canadienne, les organismes
représentant les entreprises et milieux d’affaires sentaient le besoin de défendre le
bien-fondé des prémisses du capitalisme canadien (Rea et McLeod, 1976). La Chambre
de commerce du Canada (CCC), fort active à cet égard, rappelait souvent publiquement
les bienfaits de la concurrence et de la liberté des entreprises sur la croissance
économique. Pour la CCC, le rôle du gouvernement devait s’en tenir à :
• établir, promouvoir et renforcer les lois relatives aux relations entre les individus et autres groupes
dans l’économie, incluant le gouvernement ;
• favoriser un climat d’affaires équitable et favorable pour le secteur privé, lui permettant d’utiliser ses
ressources humaines et matérielles efficacement ;
• encourager et apporter un soutien financier à la fourniture de capital social cohérent avec la
croissance de l’économie25.
41
L’émergence du secteur manufacturier canadien était associée à des perspectives
d’accroissement des échanges de produits manufacturiers avec les États-Unis, ainsi qu’à
une demande croissante qui provoquait des occasions de production justifiant des
investissements subséquents importants26. Le secteur manufacturier canadien n’avait
toutefois pas comblé l’écart de productivité avec les entreprises américaines. Afin de
donner plus d’occasions d’investissement dans le secteur industriel, le gouvernement a
mis en place, en 1965 la Société de développement du Canada (SDC) 27. La SCD visait à
soutenir le lancement ou l’expansion de vastes entreprises industrielles au Canada de
même qu’à financer ou refinancer de grandes entreprises canadiennes qui, autrement,
auraient été portées à chercher des fonds à l’étranger. De plus, le gouvernement
envisageait que cette mesure allait permettre de contrer la dynamique de
concentration industrielle engendrée notamment par l’accroissement des IDE des
entreprises américaines28.
42
Des stimulants financiers étaient également proposés afin d’attirer des firmes du
secteur des transports sur le territoire canadien. Les trois grands (Ford, GM et
Chrysler), déjà bien installés, ne s’y intéressèrent guère. En revanche, l’effort permit
d’attirer plusieurs entreprises de pièces automobiles, dont Studebaker (Bothwell, 1992).
Des négociations commerciales portant sur le secteur automobile furent aussi amorcées
entre les gouvernements canadien et américain à la suite de plaintes de concurrents
américains quant aux avantages alloués par le Canada. Conclu en 1965, le Pacte de
l’auto instaurait une liberté commerciale accrue pour cette industrie, tout en assurant
au Canada d’être partie prenante de la production automobile des trois grands
constructeurs (Hart, 2005). L’accord établissait en outre « des contraintes
d’investissement pour les Américains, en les obligeant à localiser au Canada des unités
de production dont l’importance économique est établie en fonction du niveau de
consommation de voitures américaines par les Canadiens » (Brunelle et Deblock, 1989 :
88). Le Pacte de l’auto symbolise le rapprochement important des deux économies
continentales durant les années 1960 et l’accroissement rapide de la production
manufacturière au Canada.
43
En Chambre, les préoccupations vis-à-vis le Pacte de l’automobile n’émergeaient pas
uniquement de craintes nationalistes ; les échanges étaient plutôt surtout axés sur les
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
216
conséquences de l’ouverture pour le marché canadien. Les conservateurs
s’interrogeaient sur les avantages du Pacte pour les consommateurs canadiens,
comparativement aux avantages de la suppression des droits de douane pour les
grandes entreprises automobiles américaines. L’accord était également dénoncé par les
fabricants canadiens de pièces d’automobile, qui voyaient leur concurrence s’accroître
substantiellement. Les libéraux estimaient toutefois que le Canada en tirerait
d’importants avantages au niveau de l’emploi. Le Pacte de l’auto, s’il s’est avéré un
élément positif pour la structure industrielle canadienne, a aussi contribué au
renforcement de la position des firmes américaines dans l’économie canadienne. Et cela
n’a pas pour effet d’amenuir les craintes sociétales relatives aux IDE, au contraire ;
l’accroissement de la propriété étrangère devint de plus en plus lié aux questions de
l’indépendance politique canadienne29.
44
De nouveaux débats émergeaient ainsi sur la souveraineté politique au Canada. L’enjeu
de l’extraterritorialité des décisions du gouvernement américain au Canada prenait
alors le dessus sur l’enjeu du contrôle des actifs stratégiques par les firmes étrangères.
Les réactions furent aussi intenses ; Gordon en appelait à « racheter » le Canada
(Bothwell, 1992). Pour sa part, Pearson, un an avant son départ du gouvernement,
faisait plutôt acte de prudence et de tempérance30. Le gouvernement souhaitait
persuader les entreprises étrangères, détentrices des leviers d’influence sur les
marchés, d’en user avec modération. L’une des tactiques consista à mobiliser l’opinion
publique contre des pratiques d’affaires allant à l’encontre des objectifs économiques
nationaux. Il aspirait aussi à mieux comprendre le rôle et pouvoir de la grande
entreprise industrielle. Alors Président du Conseil privé, Walter Gordon avait
convaincu le gouvernement Pearson, en 1967, d’investiguer le contrôle économique des
entreprises étrangères. La présidence du Groupe d’étude sur la propriété étrangère et la
structure de l’industrie canadienne avait été attribuée à Mel Watkins, un jeune économiste
hétérodoxe de l’Université de Toronto, doté d’un penchant socialiste. Le rapport du
groupe de travail, qui a été publié en 1968, se révéla somme toute un document bien
plus important en raison de la profondeur de son analyse que de sa portée à court
terme sur les politiques publiques canadiennes. Le rapport Watkins a tracé les contours
de la définition du nationalisme économique canadien que poursuivra le gouvernement
Trudeau jusqu’à sa défaite en 1984. Par la suite, deux autres rapports du gouvernement
(Wahn et Gray) viendront confirmer le positionnement canadien à l’égard des
investissements étrangers et du contrôle des firmes multinationales au Canada.
04. 1970 à 1985 : Trudeau, la critique des firmes
multinationales et la LEIE
45
Élu en 1968 sur la base d’une conviction que le gouvernement pouvait façonner une
société plus juste, Trudeau fondait ses actions sur l’importance de « la dignité et des
droits des individus ». Il importait, selon lui, que les autorités publiques fassent
contrepoids à l’entreprise privée, afin d’éviter qu’elle « planifie l’économie au profit
d’une seule classe sociale » (Trudeau, 1998 : 46). Il croyait aussi au retour du balancier
économique, de type keynésien, selon lequel les politiques budgétaires pouvaient
résoudre le problème de l’emploi et contrer les forces économiques cycliques.
Conscient qu’il détenait plus de ressources naturelles que de débouchés et qu’il était
onéreux d’explorer et de mettre en valeur des ressources sur les marchés, son
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217
gouvernement considérait avec prudence l’apport des capitaux étrangers et le
penchant protectionniste du gouvernement américain (Lalonde, 1990 : 67) 31. La place de
Pierre Elliott Trudeau dans le débat sur l’IDE au Canada est surtout associée au rapport
Gray et à la Loi sur l’examen des investissements étrangers (LEIE). Il est néanmoins
resté un acteur relativement effacé et fit preuve d’un certain opportunisme politique
en proposant ce type d’intervention législative. Cette loi, emblématique d’une autre
époque, reste néanmoins, encore aujourd’hui, symbolique de la formalisation de la
position canadienne à l’égard des IDE, consolidant la logique interventionniste
préconisée par l’État au Canada vis-à-vis les entreprises étrangères.
4.1 Le rapport Watkins
46
Le rapport Watkins s’est situé en droite ligne avec les enjeux soulevés par rapport
Gordon à l’endroit du contrôle étranger. Il réitérait ainsi les préoccupations soulevées
au Canada à l’égard des IDE, sans mettre nécessairement en cause en cause l’influx de
capitaux en soi, mais plutôt le degré élevé de la propriété étrangère et le contrôle par
les étrangers de l’activité économique du pays32. Le but du rapport était d’émettre des
propositions en vue de diminuer la dépendance aux décisions des filiales étrangères au
Canada. Le rapport présentait deux principales conclusions menant à deux propositions
d’ordre général. D’une part, la comparaison de la performance des entreprises
étrangères par rapport aux entreprises canadiennes a mené les auteurs du rapport
Watkins à concevoir la dynamique de développement de l’économie canadienne par les
firmes américaines comme une réplique en miniature de l’économie américaine. Or, la
performance des firmes étrangères ainsi que celle des firmes canadiennes se révélait
globalement inférieure à la performance des firmes aux États-Unis. La deuxième
conclusion met en lumière l’influence de l’entreprise « plurinationale ». Les auteurs
considéraient que cette dernière devenait l’actrice principale de la nouvelle économie
technologique et productive du monde moderne, et forçait ainsi le Canada à s’y
s’adapter (Rapport Watkins, 1968 : 366)33. L’analyse de l’entreprise plurinationale mit
d’ailleurs l’accent sur le pouvoir oligopolistique de celles-ci, sur l’analyse de leurs
structures décisionnelles internes ainsi que sur l’analyse coûts-avantages de
l’investissement étranger au Canada.
47
L’approche préconisée pour diminuer le contrôle étranger s’étayait sur deux actions.
De prime abord, l’imposition plus sévère des principes directeurs que le gouvernement
avait adressés aux entreprises étrangères présentes au Canada en 1966 34. Ces principes
visaient avant tout à orienter le comportement des filiales étrangères au Canada, afin
qu’elles prennent conscience des objectifs nationaux et qu’elles en partagent les
orientations. La seconde action prônait une forte présence gouvernementale dans
l’économie afin de contrebalancer l’influence des pouvoirs privés et des pouvoirs
publics étrangers (Rapport Watkins, 1968 :320). Elle reposait sur l’instauration de
politiques assurant la défense des intérêts canadiens, l’accroissement de la
participation canadienne à l’économie et l’amélioration de la performance des
entreprises canadiennes. La création de nouveaux organismes gouvernementaux, dont
la Corporation de développement du Canada, était aussi proposée afin de mobiliser des
sommes considérables de capital et dépister les occasions d’investissement. En
conclusion, les auteurs préconisaient une nouvelle politique nationale, axée sur les
enjeux économiques de son temps et vouée à la sauvegarde de l’indépendance politique
et économique du Canada.
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218
48
Les échanges tenus au Parlement pendant les mois suivant la publication du rapport
montrent que le gouvernement n’était pas empressé d’adopter une position trop
protectionniste ou trop libérale à l’égard de firmes étrangères. L’une des raisons est
peut-être due au fait que le Canada ne figurait plus uniquement comme un pays
d’exploitation et d’exportation de ses ressources naturelles. L’analyse des données du
commerce et des investissements internationaux montre un changement dans les
échanges commerciaux ; les importations et les exportations de matières brutes et
transformées enregistraient des baisses significatives, tandis que les importations et
exportations de produits finis connaissaient des hausses appréciables. Mieux encore,
les secteurs canadiens des produits finis et des services enregistraient des croissances
importantes, s’alignant au rythme tendanciel des pays développés.
49
Le point d’achoppement restait toutefois sa dépendance envers les États-Unis, qui
s’était encore accentuée pour atteindre en 1968, 85 p. cent des besoins en capitaux
étrangers du Canada. À cet égard, l’enjeu se situait encore au niveau du contrôle des
ressources. La transformation à l’étranger des matières extraites au Canada était
considérée comme une exportation d’emplois que le gouvernement devait rapatrier.
Tommy Douglass, du NPD, proposa même de conférer au Conseil économique du
Canada la responsabilité de rationaliser l’industrie canadienne, afin de la libérer du
syndrome de succursales qui, selon lui, paralysait l’économie. L’opposition dénonçait
aussi le fait que le Canada était l’un des seuls pays à ne pas réglementer l’IDE. Ils
appuyaient leurs argumentaires sur certains cas notables, dont Mercantile Bank (1966),
Denison Mine (1970), Home Oil (1971)35, et McClelland et Steward (1971), qui avaient
nécessité une intervention gouvernementale pour empêcher leur prise de contrôle par
des étrangers. Pour calmer un peu le jeu, Trudeau présentait en 1970 des mesures qui
s’inscrivaient dans une redéfinition de la politique industrielle canadienne en ciblant
spécifiquement l’effort en recherche et développement au Canada, la politique de
concurrence et des brevets. Ces actions n’eurent, tout compte fait, peu d’impact sur
l’émergence d’une critique nationaliste au Canada.
4.2 Place à la critique
50
Les premières actions économiques du gouvernement Trudeau prenaient forme à un
moment où une vague de critiques déferlait au sein des milieux académiques et
politiques canadiens. L’analyse de la politique économique, notamment de l’impact des
IDE, a généré une abondante littérature à la fin des années 1960 et tout au long des
années 1970. Quelques auteurs critiques ont été marquants et ont influencé les
mouvements critiques au sein des milieux académiques canadiens. Parmi ceux-ci, Mel
Watkins et Kari Levitt, qui prenaient inspiration dans les travaux d’Harold Innis 36, de
John Porter37 et de Frank Underhill38, pavant la voie au courant marxiste revendicateur
des thèses libérales d’Harry Johnson, d’Ed Safarian et d’Alan Rugman. Ces critiques,
axées sur les questions de l’investissement étranger et du contrôle économique par les
entreprises multinationales étrangères, se distinguaient des courants de pensée
libéraux de plus en plus dominants aux États-Unis39. La publication de Silent Surrender :
The Multinational Corporation in Canada de Kari Levitt, qui traite de la relation entre l’État
et les IDE firmes multinationales américaines, est sans doute l’œuvre phare de cette
époque à propos des IDE au Canada. La critique de Levitt reprenait à la fois de celles de
Jacques Parizeau, de Walter Gordon, d’Harold Innis et de Raoul Prebish. Levitt partait
du fait que le Canada était passé successivement, depuis le début du siècle, d’une
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dépendance économique et financière à l’égard de la Grande-Bretagne à une
dépendance envers les États-Unis et ses multinationales. L’accent mis sur le pouvoir des
multinationales américaines ajoutait une complexité supplémentaire au schème de
dépendance économique du Canada. Levitt dénonçait aussi la dérive inévitable d’un
système où l’État emprunte les caractéristiques de la grande entreprise et fonde ses
interventions sur la nécessité de préserver les institutions économiques qui avantagent
les grandes entreprises. La logique capitaliste se voyait ainsi reproduite par des acteurs
dont la position permettait une domination idéologique du système, ce qui créait une
sorte de (néo) mercantilisme auquel le Canada participait allègrement en favorisant son
intégration économique aux États-Unis. Aux yeux de Levitt, il en résultait, une
domination politique des firmes multinationales étrangères (FMNE) ainsi qu’une
dilution de la souveraineté canadienne et de la vie démocratique au pays. Levitt,
comme bien d’autres critiques de cette époque, prônait un retour au nationalisme
économique et une ligne dure envers les entreprises étrangères, en plus d’une reprise
du contrôle de l’économie nationale et d’une défense l’identité canadienne.
51
L’ouvrage de Levitt, qui fut commandé par le nouveau Parti démocratique du Canada, a
ensuite correspondu à la position du NPD au Parlement, notamment celle de son chef,
Tommy Douglass, et ses échos se firent entendre surtout au sein des universités
ontariennes, où le taux de contrôle étranger était le plus élevé au pays. Wallace
Clements, Leo Panitch, Patricia Marchark et Tom Naylor en ont été les principaux
représentants. Ceux-ci s’inquiétaient notamment de la trop forte dépendance
économique du Canada envers les États-Unis et du contrôle perpétuel de la destinée
économique par le cercle fermé des élites canadiennes40. Leurs critiques traitaient aussi
de la menace des IDE sur l’identité et de la culture canadienne. Pour eux,
l’harmonisation culturelle entre le Canada et les États-Unis s’avérait un aspect central
du processus de rationalisation industrielle, et elle était envisagée à partir du
mouvement de démembrement de la FMNE en filiales qui profitait des avantages
spécifiques du Canada pour certaines étapes de production. Une autre perspective
critique, soutenue notamment par le Conseil des sciences du Canada, concernait le
manque de direction industrielle et la faible adaptation de l’économie canadienne à
l’économie en phase d’internationalisation. Dans cette mouvance, certains économistes,
notamment au Québec, prêchaient pour une nouvelle politique nationale axée sur le
développement industriel et l’internationalisation de l’économie canadienne. La
reproduction du modèle industriel américain continuait alors d’attiser les perspectives
de développement industriel au Canada. À cet effet, le ministre des Finances Edgar
Benson annonçait en 1971 une importante refonte du traitement fiscal applicable aux
sociétés et à leurs actionnaires. Elle visait surtout à éliminer la double imposition des
personnes dont les investissements se faisaient par achat d’actions.
52
Un autre enjeu prenait de l’ampleur sur la scène politique canadienne, celui de
l’influence du gouvernement américain sur les firmes américaines au Canada. C’est
dans ce contexte que le Comité permanent des affaires extérieures et de la défense
nationale au sujet des relations canado-américaines publia en 1970 son onzième
rapport (ci-après Rapport Wahn, du nom du député assurant la présidence), centré sur
l’inquiétude face à la dépendance militaire, économique et culturelle du Canada par
rapport aux États-Unis. Le rapport du comité était en outre soucieux « que le Canada ne
puisse plus prendre les sortes de décisions indépendantes qui sont le caractère des
nations autonomes » (Rapport Wahn, 1970 : 11). Les témoignages d’experts reconnus
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220
internationalement, John K. Galbraith ou l’ancien sous-secrétaire d’État américain
George Ball, ont ajouté une couleur particulière. Ball soutenait que les grandes
entreprises industrielles constituaient avant tout un instrument social et politique de
première importance, qui assurait une efficacité maximale des ressources sous la
normativité du profit. Les exigences des gouvernements étaient alors perçues comme
des nuisances perpétuelles à l’atteinte des objectifs économiques. John K. Galbraith en
venait à la conclusion que les enjeux culturels prédominaient sur la préoccupation
canadienne à l’égard des entreprises étrangères. LB. Pearson abondait d’ailleurs dans le
même sens que Galbraith, soutenant que la menace provenait surtout d’éléments non
économiques (Wahn, 1970 :62). Jack Berhman, professeur à l’Université de la Caroline
du Nord, considérait la solution d’une réglementation internationale comme étant la
seule façon de contrer le déploiement du système capitaliste américain au Canada
(Rapport Wahn, 1970 : 29). Abraham Rotstein, professeur à l’Université de Toronto, se
montrait préoccupé par la position de négociation avantageuse des firmes américaines
vis-à-vis le Canada, surtout lorsque le gouvernement souhaitait ouvertement attirer des
IDE. Rotsein était aussi peu convaincu que les entreprises étrangères puissent intégrer
à leurs actions une conception plus large et inclusive de l’intérêt canadien (Rapport
Wahn, 1970 : 28-30).
53
Finalement, les principales conclusions du rapport Wahn référaient aux
recommandations du rapport Watkins. Elles consentaient à ce que les firmes étrangères
se comportent en firmes nationales, que la performance globale des firmes nationales
et étrangères soit relevée et que la propriété et le contrôle de l’économie par des
Canadiens soient augmentés. L’accès aux capitaux pour les entreprises canadiennes, le
développement technologique, l’accès aux marchés étrangers et un meilleur soutien
aux entreprises canadiennes figuraient aussi dans les recommandations du comité. Le
comité renouvelait enfin la recommandation de la mise en place d’une société
canadienne de développement afin de stimuler l’activité des entrepreneurs canadiens 41.
54
Peu de temps après le dépôt du rapport Wahn, le gouvernement demandait au député
libéral Herb Gray, de présenter des orientations en vue d’une politique canadienne sur
l’investissement direct étranger. Ce dernier rapport centré sur le débat des IDE 42, publié
en 1972, reprend plusieurs concepts et perspectives analytiques déjà explorés dans les
rapports Watkins et Wahn, en plus de souscrire à certaines positions fondamentales de
la conception de l’investissement étranger propres à Trudeau. L’autonomie des firmes
multinationales43 y était ainsi soulignée et mise en perspective par rapport à leur
imputabilité et leur degré de sensibilité aux répercussions sociales de leurs activités
internationales. Sur le plan des politiques publiques, le rapport Gray a cimenté deux
perspectives vis-à-vis les FMNE, soit : la recherche d’avantages économiques de leurs
investissements pour le Canada et le type d’intervention du gouvernement à
privilégier. La principale recommandation débouchait sur l’implantation d’un
mécanisme d’examen des projets d’IDE, afin de mieux contrôler les entrées de capitaux
directs étrangers et s’assurer qu’ils bénéficient aux intérêts économiques canadiens. Le
comité jugeait que cette recommandation était sans inconvénient économique, sans
incidence sur le taux de croissance, ni sur le revenu par tête ou sur l’emploi (Rapport
Gray, 1972 : 501). Enfin, le comité de travail recommandait que le Canada poursuive les
travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au
sujet des entreprises multinationales. Une action multilatérale était souhaitée afin
d’obliger les pays d’accueil à traiter les IDE de façon juste et équitable.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
221
55
La confiance en la capacité du gouvernement à « mettre au pas » les grandes
entreprises favorisait la propension du premier ministre Trudeau à utiliser des moyens
législatifs pour arriver à ses fins. Il s’arrogeait dans ce cadre d’un sentiment populiste
ambiant qui avait tendance à identifier les grandes entreprises « comme mauvaises, les
multinationales comme pires, et les entreprises pétrolières étrangères comme étant les
pires de toutes » (Bothwell et coll., 1989 :345). L’idée de Trudeau était alors d’instaurer
des mesures de contrôle sur les IDE étrangers pour déterminer les conditions des
retombées sur l‘économie nationale et développer certains secteurs industriels
stratégiques. Le jeu d’équilibrisme politique prenait alors tout son sens, dans un cadre
où l’exemple de l’industrie automobile était venu contredire les positions nationalistes
plus radicales. Les retombées du Pacte de l’Auto, à partir des années 1970, donnaient
des arguments de taille pour une plus grande intégration des FMNE au Canada. La
nécessaire ouverture au commerce et à l’investissement que cela engendrait rendait de
plus en plus caduques les perspectives encourageant le nationalisme économique,
prôné notamment par Gordon.
4.3 Institutionnalisation de l‘examen des investissements étrangers
56
Le discours du budget du ministre des Finances John Turner de 1972 décrivait les FMNE
comme un acteur économique de plus en plus dominant sur la scène économique
mondiale, qui « fournissait aussi, directement ou indirectement des emplois à plus d’un
million de Canadiens ». En continuité aux recommandations du rapport Gray, un
premier projet de loi - Loi sur l’examen des prises de contrôle par des étrangers (C-201) - fut
déposé en mai 1972 par le ministre de l’Industrie Jean-Luc Pépin. Ce projet de loi visait
à ce que le gouvernement détermine la contribution au bien-être général des prises de
contrôle des entreprises canadiennes par des entreprises étrangères. Deux débats se
dessinaient à l’aube de l’acceptation du projet de loi. Le premier, sur la nature même de
celle-ci, reconnaissait l’apport des IDE à l’économie canadienne et les effets réels qu’ils
pouvaient engendrer pour le Canada. Le second débat portait sur le degré d’extension
du projet de loi au réinvestissement des filiales.
57
Le ministre de l'Industrie et du Commerce, Jean-Luc Pépin, entretenait alors
publiquement des doutes sur l’effet des exigences imposées à la propriété et au contrôle
canadien sur les objectifs économiques du Canada. Il énonça, en Chambre des
communes, des arguments organisés autour des idées de dynamique du progrès
économique et des répercussions possibles de mesures trop intrusives de l’État sur la
création de nouvelles industries. Ces principaux arguments concernaient la diminution
de la confiance des entreprises à l’égard de l’État et l’impact résiduel que cela
entraînerait sur l’emploi. Or, le fait que le niveau de contrôle étranger dans certaines
industries était déjà passablement élevé engendrait par conséquent des
questionnements sur l’examen des réinvestissements des entreprises étrangères déjà
présentes au Canada. Après des mois de débats, le projet de loi C-201 a finalement été
rejeté par le NPD, qui détenait alors la balance du pouvoir au Parlement. Cela incita le
gouvernement à revoir sa position. Au début de l’année 1973, à l’aube de la crise du
pétrole, les priorités économiques du gouvernement misaient sur la bonne combinaison
d’intervention afin de poursuivre certains objectifs périphériques à l’emploi, tels que la
restriction du contrôle étranger, la productivité, l’accès aux marchés ou la
concurrence. Les effets de la crise du pétrole au Canada44 inciteront toutefois le
gouvernement à proposer une nouvelle mouture du projet de loi C-201. Le 24 janvier
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222
1973, le ministre de l’Industrie Alistair Gillespie déposait le projet de loi C-132. Ce projet
prenait en considération certaines critiques du projet de loi C-201, tout en statuant
clairement sur les limites de l’intervention étatique vis-à-vis les IDE. Gillespie livra à la
Chambre des communes un plaidoyer sur les difficultés qu’entraînait la nationalisation
de certains secteurs économiques et sur la puissance des firmes multinationales, qui
forçait le déploiement d’efforts qualifiés d’inutiles, selon lui, mais néanmoins
nécessaires. Les justifications d’une telle loi se référaient à plusieurs mesures similaires
mises de l’avant par d’autres États-nations ayant pour but de contrôler les IDE sur leur
territoire45.
58
Ce nouveau projet de loi était alors fondé sur l’idée de la sélection des IDE, qui devait
permettre d’assurer une maximisation des bénéfices des IDE pour l’économie
canadienne. Le gouvernement souhaitait alors « éviter de troquer les emplois, les
investissements et la croissance contre une plus grande mesure de propriété et de
contrôle »46 À la Chambre des communes, il n’était pas uniquement question de l’effet
de la loi sur les objectifs établis, mais aussi de la portée de celle-ci sur les enjeux
politiques et financiers liés de près aux objectifs économiques. Tout au long de l’année
1973, les débats sur le projet de loi C-132 ont surtout porté sur la perte d’autonomie
politique. Il faut rappeler que ces débats se déroulaient en pleine crise du pétrole
durant laquelle le contrôle des flux d’approvisionnement pétroliers appartenait
principalement aux firmes américaines alors que les intérêts canadiens n’étaient que
très peu représentés auprès des sociétés mères des grandes pétrolières (Bothwell,
1992). Les décisions de certaines multinationales pétrolières, telles qu’Exxon et
Standard Oil, soulevaient l’ire de quelques députés, qui en profitèrent pour revendiquer
un contrôle plus important des ressources naturelles canadiennes par le
gouvernement. La prise de contrôle étrangère de Supertest Petrolium à cette même
période raviva aussi les tensions au sujet des désirs de nationalisation et d’orientation
des fonds privés canadiens pour acheter des entreprises canadiennes menacées d’une
prise de contrôle par les intérêts étrangers.
59
Les débats sur l’IDE mettaient aussi en évidence les disparités économiques régionales
ainsi que les enjeux des relations entre le gouvernement fédéral et les provinces
canadiennes. Des appels étaient lancés par l’opposition afin de mieux arrimer la
politique d’IDE à la politique d’expansion régionale et aux orientations économiques
des provinces. Le fait que le projet de loi ne comportait pas de processus de
consultation auprès des provinces était décrié, surtout par les députés conservateurs.
La position du gouvernement fédéral relativement aux enjeux économiques des
provinces semblait d’ailleurs de plus en plus disjointe. Les provinces de l’Atlantique, qui
comptaient sur l’IDE pour leur développement industriel, se montraient contre le
projet de loi, tandis que les provinces du Québec, de l’Ontario et de l’Ouest, préoccupées
par l’incidence des IDE sur le contrôle de leurs ressources, s’inquiétaient davantage des
répercussions de celui-ci. Dans le cas de l’industrie du pétrole, l’opposition aux IDE était
associée à un ralentissement de la croissance dans les provinces de l’Ouest canadien. Ce
lien était plus explicite chez les conservateurs albertins, qui prônaient un plus grand
contrôle de leurs propres ressources vis-à-vis le gouvernement fédéral.
60
Les débats sur le projet de loi se sont finalement achevés à la fin de 1973. La ratification
de la Loi sur l’examen des investissements étrangers (LEIE) 47 a été combinée au
dévoilement d’objectifs économiques plus spécifiques sur le plan de la transformation
des ressources. La LEIE mettait un accent particulier sur l’avantage pour le Canada des
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223
projets d’IDE. Elle visait, somme toute, environ 20 p. cent des IDE au Canada et
n’incluait pas les réinvestissements des entreprises étrangères déjà présentes au
Canada48. Cinq critères d’évaluation étaient pris en compte :
1. Les retombées de l’IDE sur le niveau et la nature de l’activité économique au Canada,
incluant l’emploi, la transformation des ressources, la réduction des importations, et
l’accroissement des exportations, l’achat de biens canadiens, etc. ;
2. Le niveau de participation des Canadiens, autant à des postes de direction, qu’en tant
qu’actionnaire ou dirigeant ;
3. L’effet de l’IDE sur l’efficience industrielle, le développement technologique, et l’innovation
de produits ;
4. L’effet sur la concurrence du secteur économique ;
5. La compatibilité de l’IDE avec les orientations de la politique industrielle canadienne.
61
Ces critères d’évaluation devaient servir à examiner les propositions d’investissement
qui pouvaient être faites dans tous les secteurs d’activité au Canada, sous réserve des
lois fédérales ou provinciales particulières à un secteur déterminé (Voghel, 1979 :100).
Le gouvernement espérait que la loi engendre de nouvelles façons de faire, de nouvelles
pratiques industrielles susceptibles d’avantager le Canada (Bell, 1990 : 111). Alistair
Gillespie, alors ministre de l’Industrie, se montrait confiant que la loi allait permettre
d’accroître les retombées économiques au Canada des activités des entreprises
étrangères. L’adoption de la LEIE annonçait que le gouvernement s’estimait en mesure
d’imposer aux FMNE un type de comportement qui ne leur était pas naturel, axé sur le
bienfait de l’économie nationale. L’ouverture du gouvernement à la négociation laissait
d’autre part supposer une modernisation des objectifs de canadianisation des grandes
entreprises nationales et établissait entre le gouvernement canadien et les FMNE un
nouveau rapport mutuel d’autorité. Somme toute, ces fondations guideront non
seulement la direction des politiques économiques canadiennes, mais elles jetteront les
bases des relations formelles et informelles entre l’État et les FMNE au Canada.
4.4 La seconde moitié des années 1970 sous le signe de la gestion
de crise
62
L’entrée en vigueur de la LEIE marqua aussi un renouveau sur le plan des intentions du
gouvernement Trudeau envers les IDE. Le gouvernement semblait alors déterminé à
montrer que la loi ne brusquerait pas la volonté des FMNE d’investir au Canada et
qu’elle apporterait des effets positifs sur l’économie49. Le gouvernement s’attendait
aussi à ce que la LEIE achève le débat sur le comportement des firmes étrangères au
Canada. Dans ce contexte, le gouvernement afficha, dès l’année suivant l’entrée en
vigueur de la loi, une ouverture manifeste envers les IDE. Paul Martin, alors HautCommissaire du Canada en Grande-Bretagne, rappelait, dans un discours devant la
Chambre de commerce canado-britannique en 1974, que le Canada demeurait l’un des
pays industrialisés les plus ouverts aux investissements étrangers 50. Ce discours mettait
la table pour les changements économiques à venir ; en effet, la seconde partie de la
décennie des années 1970 s’avérera beaucoup plus tumultueuse sur le plan économique.
Le débat sur les investissements étrangers prit alors une nouvelle tournure.
63
Les conditions économiques de la seconde moitié des années 1970, caractérisées par
l’inflation et un taux de chômage élevé, incitaient davantage à une prise de position
critique envers les politiques d’inspiration keynésiennes et à une ouverture aux
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224
marchés internationaux. Durant cette période, la plupart des pays occidentaux
continuaient de subir des pressions pour redresser leur économie. Le commerce
international et l’investissement faisaient partie des solutions avancées par plusieurs
acteurs issus des milieux politiques et de la société civile. Les discussions
intergouvernementales multilatérales progressaient aussi sur les questions de l’accès
aux marchés des FMNE ainsi que sur l’harmonisation des comportements des États face
aux IDE. Le gouvernement américain et les entreprises multinationales se montraient
de plus en plus préoccupés par la multiplication des politiques de contrôle des IDE et du
comportement des FMNE à l’étranger (Kohona, 1983). D’importants débats avaient alors
lieu sur la scène internationale, notamment ceux impliquant les pays en
développement qui revendiquaient un nouvel ordre économique international afin de
favoriser leur développement économique et une répartition plus équitable des
ressources (De Schutter, 2016 : 38). Ces débats comportaient un pan entier sur la
conduite des FMNE dans les pays en développement et sur les mécanismes de contrôle à
la disposition des États. Des pressions étaient ainsi exercées sur les gouvernements afin
qu’ils s’entendent sur les normes communes aux traitements des IDE et des FMNE. En
1976, sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), les ministres des États membres de l’organisation convenaient d’une
déclaration commune relative à la promotion de l’investissement international et à
l’acceptation de lignes de conduite dans les relations entre les États et les FMNE
étrangères. La déclaration soulignait la reconnaissance par les États membres que
l’investissement international contribuait considérablement à l’économie mondiale et
au développement des États, que les multinationales jouaient un rôle central dans la
dynamique d’investissement et que la coopération entre les pays membres améliorait le
climat d’affaires et les progrès sociaux et économiques que les FMNE pouvaient
engendrer (OCDE, 1979 : 991). Cette déclaration51 n’était pas, par définition,
contraignante et n’engageait pas les États membres de l’OCDE, tel le Canada. Ce dernier
avait d’ailleurs formulé une réserve lors de l’adoption de la déclaration de 1976 afin de
préserver l’intégrité de sa politique en matière d’investissement et la LEIE.
64
Vers la fin des années 1970, la critique des investissements étrangers, et surtout du
comportement des firmes américaines au Canada, laissait progressivement place à la
reconnaissance des effets bénéfiques de la présence de ces firmes au Canada. Les
investissements directs des firmes étrangères étaient de plus en plus considérés comme
un moyen pour relancer l’économie et l’emploi, tandis que l’objectif de l’efficacité
économique prenait le dessus sur les désavantages probables d’un contrôle trop
important des firmes étrangères. L’attraction des FMNE constituait aussi, pour
plusieurs économistes et politiciens, une solution pour endiguer les effets des
soubresauts économiques de cette période. Les pressions étaient alors importantes sur
le gouvernement afin qu’il assure une reprise des emplois dans le secteur minier, qui
subissait la baisse des prix internationaux et l’abandon de l’exploitation de plusieurs
mines au Canada. Enfin, la fluctuation des prix des matières premières modifiait la
perception de puissance des firmes multinationales, qui étaient elles aussi contraintes à
s’ajuster aux prix internationaux52.
65
Qui plus est, sur le plan des IDE et des FMNE, trois dynamiques ont marqué la fin des
années 1970 au Canada :
1. Le ralentissement des investissements étrangers au Canada, notamment des IDE, a eu des
conséquences inévitables sur la performance de la productivité et de l’innovation. Et, tandis
que l’IDE ralentissait au Canada, les grandes firmes américaines orientaient leurs
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225
investissements vers les endroits leur permettant d’accroître leur performance. Le Canada
était, au cours de la même période, devenu un exportateur de capitaux et un investisseur
direct, notamment aux États-Unis.
2. Le ralentissement de la croissance économique a favorisé la concentration industrielle. Cette
concentration a suscité des questionnements sur l’évolution de la concurrence, menant
notamment à l’étude d’une nouvelle loi et à la mise en place d’une Commission d’enquête
royale sur les regroupements de sociétés.
3. Un vent de changement idéologique se manifestait sur le plan économique et politique. Les
options paraissaient à la fois tranchées et restreintes : le laissez-faire sur le plan économique
couplé à une diminution de l’intervention de l’État, ou alors le laissez-faire sur le plan
économique, mais accompagné par l’État, dans lequel ce dernier était à la fois juge et partie.
Les courants néolibéraux ou néoconservateurs, en provenance des États-Unis et de la
Grande-Bretagne, devenaient les principaux porte-étendards de la solution au cul-de-sac
keynésien.
66
Le gouvernement était alors amené à repenser sa position défensive par rapport aux
IDE. Les motivations économiques du gouvernement canadien s’imbriquaient de plus en
plus dans les facteurs économiques propres à la grande firme industrielle, comme
l’innovation technologique, la performance concurrentielle, le niveau supérieur
d’emploi, etc. La faible compétitivité générale des firmes canadiennes incitait à poser
deux types d’actions. L’une était une politique industrielle en bonne et due forme ;
l’autre se manifestait par le retour aux forces structurantes du marché, notamment en
diminuant les barrières au commerce. La position du gouvernement penchait
davantage pour la première option. Jean Chrétien (1994 : 94) mentionne qu’à la fin des
années 1970, alors au ministère des Finances53, le gouvernement subissait des pressions
importantes des milieux d’affaires pour protéger l’industrie canadienne. Plusieurs
membres du gouvernement émettaient aussi de sérieux doutes sur les bienfaits du
libre-échange avec les États-Unis. Une intervention ciblée dans des secteurs moins
concurrentiels, comme le textile ou l’agriculture, et plus stratégiques, comme les
secteurs bancaires, automobiles ou ceux des ressources naturelles, était priorisée.
Chrétien (1994) soutient qu’il reconnaissait alors l’avantage des investissements
étrangers et le fait que généralement, les entreprises étrangères agissaient en
concordance avec les valeurs nationales canadiennes. Le fond du problème, à ses yeux,
concernait plutôt l’indifférence des États-Unis à l’égard de souveraineté canadienne :
sans protection, contingentement ou réglementation, nous serions à la merci des
Américains parce qu’ils pourraient tout simplement agir à leur guise. Ceux qui
prétendent que le libre-échange est notre seul espoir et que de toute façon il
devient inévitable ont déjà abandonné l’idée d’un Canada indépendant et unique, ou
bien ils n’ont pas réfléchi aux conséquences d’une telle mesure pour notre pays ni
aux effets sur nos relations économiques avec des pays comme le Japon. Le défi
offert aux hommes politiques canadiens au cours des prochaines décennies sera de
trouver le moyen d’encourager l’investissement américain chez nous, et les
échanges commerciaux sur une base bilatérale, tout en maintenant l’identité du
Canada (Chrétien, 1994 : 104).
67
Le dilemme posé par Chrétien se trouvait également au cœur de l’affrontement
idéologique impliquant notamment les fonctionnaires fédéraux, le Conseil économique
canadien (CEC) et le Conseil des sciences du Canada (CSC). Les propositions du CSC et du
CEC visaient principalement à choisir les moyens adéquats pour accroître l’intégration
de l’économie canadienne aux marchés internationaux.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
226
68
Pour le CEC, la croissance économique canadienne passait par les exportations. Le
conseil soutenait que sans l’accès aux marchés étrangers, l’économie canadienne ne
pourrait évoluer vers une production industrielle spécialisée à grande échelle et ainsi
surmonter son déficit de productivité et d’innovation (CEC, 1975). Le CEC se montrait
surtout sensible à l’égard de la dépendance économique du Canada envers l’extérieur et
les effets cumulés de l’interdépendance façonnée par les activités des FMNE. Suivant
cette perspective, le CEC revendiquait une plus grande liberté des échanges
économiques et une gestion macroéconomique de style monétariste, tout en se
montrant peu intéressé par une politique industrielle en bonne et due forme.
69
Pour le Conseil des Sciences du Canada (CSC), le constat d’une dépendance de
l’économie canadienne entre la recherche et le développement au Canada et la
technologie étrangère était flagrant. Le CSC blâmait d’ailleurs les FMNE pour le malaise
industriel canadien (Howlett et Ramesh, 1990). Le Conseil attirait l’attention sur les
faiblesses structurelles de l’économie nationale et sur les risques de
désindustrialisation qu’elle s’exposait si des corrections importantes n’étaient pas
apportées aux politiques gouvernementales. (Brunelle et Deblock : 1989 : 184). Ancrée
dans la vision d’un développement économique national, la position du CSC mettait
l’accent sur la technologie en proposant une stratégie industrielle misant sur la
spécialisation et l’efficience des firmes canadiennes, conjointement à une intervention
de l’État orientée vers les développements économiques ainsi qu’un réexamen des
politiques sur les IDE et les filiales étrangères. Le CSC mettait aussi en exergue le
contrôle asymétrique des nouvelles technologies par les FMNE étrangères, la
compétitivité de l’économie canadienne et l’accélération du développement
technologique au Canada (French, 1985 : 342). La politique industrielle devait donc
cibler les domaines de pointe les plus prometteurs.
4.5 Le contrôle des ressources par le Programme énergétique
national
70
Bien que ces idées exposassent divers enjeux économiques et industriels, la très grande
majorité des débats sur les IDE et les multinationales à la fin des années 1970 se
concentraient sur l’enjeu des ressources, surtout du pétrole et du gaz 54. C’est d’ailleurs
à cette même époque que l’Office national de l’énergie révélait l’état des réserves
canadiennes de pétrole moindres qu’anticipées55 et jugées suffisantes pour une
consommation d’au plus une dizaine d’années. Plusieurs débats eurent alors lieu au
Parlement sur l’état des ressources naturelles au Canada, sur l’appropriation de cellesci par les entreprises américaines et sur les redevances que ces dernières devaient
payer au gouvernement. Pour Alistair Gillespie, devenu ministre de l’Énergie, des Mines
et des Ressources, il n’était plus question de savoir s’il y aurait éventuellement pénurie,
mais plutôt de déterminer ce qu’il faudrait faire pour protéger l’intérêt, l’autonomie et
l’intégrité des Canadiens lorsque celle-ci adviendrait56. Des voix s’élevaient pour
revendiquer une intervention du gouvernement, notamment par l’entremise de PetroCanada57, afin de contrôler les importations de pétrole. Trudeau se montra en faveur
d’une limitation des exportations de pétrole et de gaz et de la construction d’un
pipeline traversant le Québec et les provinces maritimes. Son ministre de l’Énergie, des
Mines et des Ressources souhaitait, quant à lui, davantage d’instruments d’intervention
afin de s’assurer que les firmes étrangères œuvrent dans l’intérêt du Canada. Alan
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227
Martin, alors secrétaire parlementaire du ministre de la Consommation et des
Corporations, proposait d’exploiter les différents gisements en mer et les sables
bitumineux. On affirmait qu’il était nécessaire que le Canada se dote d’une réelle
stratégie de développement des ressources énergétiques, étant donné que l’on
continuait d’importer un peu moins de la moitié de sa consommation alors qu’on en
détenait des réserves importantes.
71
De retour au pouvoir au début des années 198058, le gouvernement Trudeau annonça
son intention d’utiliser les richesses naturelles du Canada pour mettre en œuvre une
politique industrielle, créer des emplois, garantir l’approvisionnement énergétique aux
Canadiens et accroître le rôle énergétique du Canada sur la scène internationale 59. Il
était alors incité après avoir constaté certaines distorsions dans les comportements des
firmes américaines, surtout dans l’industrie énergétique, qui « tiraient alors parti de la
proximité et de la profitabilité supérieure de leurs investissements au Canada, sans être
incitées à réinvestir de manière substantielle leurs profits » (Duquette, 1988 :7). Se
sentant donc obligé de « mettre de l’ordre dans le domaine de l’énergie au Canada » 60, le
gouvernement Trudeau présentait, en 1980, le Programme énergétique national (PEN).
Proposé par le ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources du Canada Marc
Lalonde, le programme devait, en premier lieu, permettre aux Canadiens de prendre en
main leur avenir énergétique grâce à la sécurité des approvisionnements et à
l’indépendance vis-à-vis du marché mondial du pétrole. En second lieu, le programme
devait offrir à tous les Canadiens la possibilité de participer au développement du
secteur énergétique en général - et de l’industrie pétrolière en particulier – et
l’opportunité de bénéficier des fruits de l’expansion industrielle. Finalement, le
programme comptait établir un régime de prix du pétrole et de partage des recettes qui
tienne compte de l’exigence d’équité pour tous les Canadiens, où qu’ils habitent (PEN,
1980 : 2). Le PEN avait aussi pour but que la « participation canadienne au secteur
pétrolier et gazier atteigne au moins 50 p. cent d’ici 1990. » Il devait enfin renforcer le
contrôle canadien dans les plus grandes entreprises de pétrole et de gaz, et augmenter
rapidement la part du secteur pétrolier et gazier appartenant au gouvernement du
Canada61. Ce programme promettait de renverser la propriété étrangère dans
l’industrie pétrolière et gazière canadienne, en plus de promouvoir l’exploration et le
développement dans le nord du pays (Bothwell, 1992).
72
Le PEN a rapidement fait l’objet de critiques à la Chambre des communes ; les
conservateurs le percevaient comme une mesure qui allait nuire à la relance de
l’économie. La volonté de nationalisation de certaines compagnies pétrolières était
jugée improductive. Du même coup, le parti conservateur reprenait des études de
l’Institut C.D. Howe, de la Banque Royale, du Conseil Économique du Canada et de
plusieurs pétrolières, pour étoffer sa critique générale de l’intervention
gouvernementale. De plus, l’obligation de propriété canadienne ainsi que
l’appropriation de 25 p. cent de la production de pétrole et de gaz découverts sur les
terres de la Couronne par le gouvernement étaient perçues par les multinationales
américaines comme une expropriation rétroactive (Chrétien : 1994) 62. Ces dernières ont
rapidement obtenu l’appui de leur gouvernement, qui a fait parvenir une lettre au
gouvernement canadien dénonçant la contradiction entre le PEN et l’esprit des traités
internationaux signés par le Canada (Duquette, 1988)63. Plus que tout, c’est le principe
du traitement national qui éveillait les critiques. Quelques mois après son annonce, le
PEN était intégré à une stratégie économique nationale. Mettant l’accent sur le
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développement de l’industrie automobile et aéronautique, l’industrie des
microprocesseurs ainsi que celle des ressources naturelles, cette stratégie proposait un
investissement public dans la restructuration du secteur manufacturier afin de le
rendre compétitif au niveau international64.
73
Cette proposition politique du gouvernement Trudeau n’a toutefois pas su intégrer le
discours économique ambiant, qui s’était modifié avec les effets latents de la crise. Dans
ce contexte, la LEIE était devenue le symbole de la fermeture de l’économie canadienne
tandis que l’intervention économique du gouvernement était perçue comme inefficace.
Le PEN signifia pour sa part un changement d’orientation dans l’objectif de
canadianisation de l’économie, délaissant le contrôle des entreprises pour miser presque
uniquement sur l’appropriation par des Canadiens des projets d’exploitation
d’hydrocarbures (Duquette, 1988). C’est d’ailleurs le parti conservateur qui adopta la
position économique qui fera bientôt consensus dans les milieux d’affaires au Canada,
en prenant parti pour l’accroissement du commerce et de l’investissement
international. Le NPD qui continuait de prôner une ligne dure auprès des FMNE ainsi
que l’édification d’une industrie canadienne voyait son discours se marginaliser.
74
Somme toute, le changement d’attitude des politiciens et des hommes d’État, tant à
l’égard des grandes entreprises qu’à l’égard de la concentration industrielle et de la
concurrence modifiait progressivement leur perception relativement à l’ouverture des
frontières commerciales et aux avantages procurés par les IDE en termes de
productivité et d’emplois, qui pour plusieurs outrepassaient alors les enjeux du
contrôle des actifs nationaux65. L’idée du libre-échange, créant un espace commun
d’ententes normatives, faisait alors son chemin à travers la poursuite de la
reconnaissance de la souveraineté du Canada par les firmes américaines (Chrétien,
1994 : 103). Selon Chrétien (1994), le gouvernement se rendait à l’évidence qu’il devait
s’adapter à la situation économique internationale plutôt que de lutter contre. Le
virage vers des politiques plus libérales s’expliquait notamment par les avantages à
court terme des solutions politiques proposées. Il se justifiait aussi par le fait que le
gouvernement continuait de miser sur les objectifs de croissance de l’emploi. Ce
changement de perspective sur les moyens à prioriser, qui affectait aussi les IDE, fut
l’une des conséquences de la transformation observée dans les structures de l’économie
mondiale (Deblock, 1988 : 242).
05. 1985 à aujourd’hui : Le retour du libéralisme
d’ouverture
75
La décennie 1980 est associée à d’importants changements institutionnels qui ont
façonné les actions de l’État contemporain. Elle fait non seulement écho aux difficultés
économiques des années 1970 et 1980, mais elle marque un retour du conservatisme
politique et un accroissement du commerce et de l’investissement international. L’État
n’étant alors pas contesté en soi, la critique s’attardait surtout sur l’ampleur de
l’intervention plutôt que sur sa légitimité régalienne. Les revendications se voulaient
donc d’ordre philosophique, arguant dans le sens de la préservation d’une plus grande
liberté individuelle au sein d’un contexte d’élimination et de dispersion des pôles de
pouvoirs sociétaux (Brooks et Stritch, 1991). Au sein de la société civile, ces
changements étaient demandés par de nombreux supporteurs des milieux
économiques canadiens, à commencer par le Business Council on National Issues (BCNI).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
229
D’importantes ressources étaient alors déployées afin de convaincre le gouvernement
que « ce qui est bon pour le secteur des affaires est bénéfique pour le pays » (Baker,
1997 : 1). Gillies (1981 :19) maintient que les PDG des grandes entreprises canadiennes
s’efforçaient de démontrer que l’accroissement de la taille des entreprises et la
concentration économique étaient en harmonie avec l’intérêt public et qu’ils figuraient
même comme essentiels à la prospérité future de l’économie canadienne.
76
Quant au milieu académique, la présence de nombreux économistes, formés dans une
mouvance de critique du modèle keynésien, au sein des nouvelles facultés d’économie
et d’administration des affaires favorisait une acceptation relativement générale des
bienfaits du libre-échange66.
77
Quatre autres aspects doivent être considérés avec le regard de l’époque :
• Le choix du parti progressiste-conservateur en faveur de la libéralisation du commerce et de
l’investissement était saisi d’une volonté de prioriser le marché et la concurrence au
détriment des politiques industrielles. Il s’exécutait surtout par un changement de discours
et par l’annulation ou la modification de certaines politiques et lois relatives à la période
précédente. Pourquoi ce choix? D’une part, on ne peut faire abstraction du positionnement
politique du mouvement conservateur, qui s’associait depuis le début des années 1970 à un
État moins interventionniste dans l’économie. D’autre part, le contexte des années 1980
suggérait qu’il ne semblait plus nécessaire d’assurer une protection des entreprises
canadiennes vis-à-vis les FMNE. Plusieurs entreprises canadiennes étaient dorénavant en
mesure de concurrencer les entreprises américaines.
• La concurrence, qui est centrale aux principes revendiqués durant cette période, subissait au
même moment une reconfiguration importante en termes d’échelle. Activée notamment par
le mouvement de libéralisation et l’accroissement continuel du nombre et de la taille des
grandes entreprises internationales, la concurrence ne prenait alors plus comme fondement
un territoire spécifique, mais était plutôt alignée sur la dynamique mondiale des FMNE.
Cette concurrence continuait d’être considérée comme un mécanisme de croissance et
d’emplois.
• Au début des années 1980, un certain consensus s’est instauré au sein des milieux d’affaires
canadiens sur l’idée du libre-échange, ce qui a envoyé un message clair au gouvernement 67.
Ce consensus n’est sans doute pas étranger au fait que les milieux d’affaires canadiens
étaient conscients des changements de l’environnement économique, notamment en regard
de l’accroissement des IDE canadiens et de leur dépendance commerciale avec les États-Unis.
• L’intensification de la coordination internationale avait comme effet de déplacer l’action de
l’État vers des enjeux que l’on peut qualifier de structurels. Du même coup, le contrôle de
l’État était transféré sur sa taille et ses dépenses. Certains objectifs découlant de l’Aprèsguerre, comme l’emploi, demeuraient toutefois fondamentaux à sa mission, du moins sur le
plan politique. L’apparence de contrôle se devait d’être maintenue pour justifier
légitimement certaines des orientations économiques du gouvernement. Or, le contrôle
relevait bien plus d’une croyance envers les effets futurs de la libéralisation des marchés que
d’une capacité à comprendre les enjeux qu’elle impliquait réellement. Cette croyance
suggérait que les problèmes propres à la gestion de l’État et aux rendements économiques
seraient résolus par une diminution de la taille de l’État ainsi que par une intégration
économique plus profonde avec les États-Unis.
78
La campagne électorale de 1983 fut sans doute celle qui marqua l’esprit du vent de
changement libéral, bien que caché derrière le voile de la politique pragmatiste. Les
conservateurs se montraient d’abord opposés à un traité de libre-échange avec les
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230
États-Unis68. Mulroney déclara notamment en 1983 que le libre-échange avec les ÉtatsUnis aurait l’allure d’un éléphant endormi69. La perte d’autonomie nationale continuait
d’être liée à la destruction de la culture et de l’identité canadienne et sous-tendait alors
le nationalisme économique au Canada et au Mexique (Kudrle, 1994 : 502). Les craintes
s’exprimaient sous plusieurs formes argumentaires ; l’aspect antidémocratique des
accords de libre-échange, les effets économiques indirects du libre-échange ou la
pertinence réelle d’une telle politique pour stimuler l’activité industrielle au Canada en
étaient les principales, au début des années 198070 (Dunn, 1995).
79
Peu de temps après son arrivée au gouvernement, en décembre 1984, Mulroney
prononçait devant l’audience du Club économique de New York, le célèbre : « Canada is
open for business again », espérant ainsi ranimer de bonnes relations entre le Canada
et les États-Unis (Spence, 1986 : 161). Mulroney insistait aussi sur le fait que le LEIE
avait fait dévier des investissements potentiels qui auraient pu avoir un effet important
sur le dynamisme économique du pays. Le Canada, qui se classait dorénavant au dernier
rang des 22 pays développés en matière d’attraction des investissements étrangers,
souffrait selon les conservateurs d’un manque de compétitivité internationale 71. La
volonté des conservateurs d’accroître les IDE prenait alors source dans leur désir de
rendre plus compétitive l’économie canadienne et par la même occasion d’inciter les
entreprises canadiennes à accroître leurs investissements72. Pour le gouvernement,
l’attrait des IDE venait du fait que les Canadiens, généralement peu enclins à prendre
des risques, ne pouvaient créer à eux seuls une dynamique de relance de
l’investissement et de la compétitivité.
80
Le ton était ainsi lancé et l’une des premières actions du gouvernement conservateur
de Mulroney a été de remplacer le PEN et la Loi sur l’examen des investissements
étrangers par la Loi sur Investissement Canada (LIC). La nouvelle loi devait ainsi
faciliter les investissements des entreprises dans le but d’y accroître l’emploi productif.
Elle était d’ailleurs présentée en 1984 comme allant de concert avec les revendications
du secteur privé, des provinces canadiennes et des services commerciaux canadiens 73.
Elle révélait une attitude positive et tournée vers l’avenir.
81
Une nouvelle agence était aussi créée, Investissement Canada, qui avait pour mandat à la
fois de réviser les demandes d’investissement direct d’entreprises étrangères, mais
surtout d’encourager et de faciliter les IDE au Canada. Les critères d’évaluation 74 d’un
IDE étaient revus afin de ne pas engendrer trop de réticences des entreprises
étrangères à investir au Canada75. Les conservateurs souhaitaient avant toute chose
éliminer certaines contraintes administratives jugées inutiles, tandis que la priorité
était mise sur les acquisitions jugées névralgiques d’entreprises canadiennes par des
étrangers. Le gouvernement mettait alors un accent particulier sur les investissements
engendrés par les changements technologiques et la nécessité, à cet égard, de l’apport
des capitaux étrangers. En somme, ils étaient dorénavant convaincus que l’ouverture
du gouvernement à l’attraction des IDE allait entraîner un effet positif sur l’emploi au
Canada.
82
C’est pratiquement au même moment que le rapport de la Commission royale sur
l’union économique et les perspectives de développement du Canada 76, fut déposé après
plus de trois ans de consultation. Ce rapport est venu renforcer la position économique
du parti au pouvoir en prenant position sur la gestion des politiques économiques et
sur les principales orientations politiques du gouvernement. La commission Macdonald
est considérée, encore aujourd’hui, comme le symbole d’un constat d’échec de
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231
l’interventionnisme étatique de l’Après-Guerre77, et le début, au sein des grands partis
politiques canadiens, d’une acceptation des prémisses théoriques et pragmatiques d’un
nouveau libéralisme. Elle est devenue l’un des points de rupture du nationalisme
canadien et l’un des moments marquants de la promotion des principes du libreéchange. Elle marque, par cela, une acceptation plus généralisée des bienfaits
économiques de la firme multinationale.
83
Trois constats étaient alors faits par les commissaires :
1. l’ouverture des frontières économiques pouvait être positive pour l’économie canadienne,
mais exigeait une modification des attentes de la population envers le gouvernement ;
2. La prolifération des programmes économiques et sociaux, qui accentuaient l’attente des
citoyens et des entreprises envers de l’État, devait s’arrimer au nouveau contexte
international ;
3. l’intérêt économique du gouvernement devait intégrer la coordination internationale et la
préservation de bonnes relations avec les partenaires économiques. Ces dynamiques
s’exprimaient par la notion d’interdépendance, et s’affirmaient de différentes manières et à
différents niveaux.
84
La promotion du secteur privé comme moteur de l’économie nationale facilitait alors la
mise en place de mesures assurant un environnement propice à l’esprit d’entreprise, à
l’innovation et à l’internationalisation de l’économie canadienne. Ce processus était
d’ailleurs en phase avec de nombreux travaux portant sur le raffinement de la théorie
de la firme78. Dans ce contexte, le discours propre à la critique des multinationales
résonnait de moins en moins à l’échelle politique canadienne. Les milieux politiques et
économiques s’entendaient sur le fait que la complexification de l’économie canadienne
avait engendré une multiplication des relations d’affaires entre les entreprises
nationales et étrangères, favorisant une interdépendance de plus en plus grande entre
celles-ci. La volonté du Canada de faire partie de la nouvelle économie globale se
vérifiait par l’évitement de politiques commerciales trop agressives et protectionnistes.
La nécessité de stimuler l’investissement au Canada fit momentanément renaître le
débat sur l’IDE. Un accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis se
présentait alors par ses avantages économiques, notamment sur le plan de la
spécialisation des firmes canadiennes, de la hausse du niveau de la concurrence, et d’un
accès privilégié au marché américain (Arteau, 1988). Le fait que les États-Unis
s’intéressaient à ces questions lors des négociations en vue de l’Accord de libre-échange
inquiétait plusieurs députés de l’opposition.
85
L’épineux enjeu de la souveraineté du Canada vis-à-vis des États-Unis revenait aussi
régulièrement lors des débats. Le chef néo-démocrate, Edward Broadbent, rappelait que
le sous-secrétaire du Commerce aux États-Unis, Bruce Smart, s’était opposé
publiquement à une intervention du gouvernement canadien afin d’empêcher l’achat
de la pétrolière Dome par l’américain Amoco79. Dans le même ordre d’idée, les libéraux
rappelaient la soumission du gouvernement conservateur aux récriminations des ÉtatsUnis. Les néo-démocrates insistaient aussi longuement sur l’incapacité d’Investissement
Canada à contraindre, de quelque façon que ce soit, les entreprises étrangères qui
n’exécutaient pas leurs engagements. Ils se questionnaient sur les bénéfices non
répartis des entreprises étrangères au Canada ainsi que sur l’orientation des profits
réalisés au Canada, avec des ressources canadiennes. Les subventions allouées par le
gouvernement canadien induisaient des questionnements sur la responsabilité de ce
dernier à l’égard des fonds investis dans des entreprises canadiennes qui étaient
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
232
ensuite achetées par des étrangers. Certaines acquisitions, notamment d’entreprises
technologiques, suscitaient des inquiétudes quant à la valeur ajoutée à long terme du
développement technologique au Canada. Le gouvernement conservateur, rappelant
qu’il avait bon espoir que l’accord aboutirait à des avantages mutuels pour le Canada et
les États-Unis, réitérait les visées de l’accord pour soutenir la création d’emplois 80.
86
Au début des années 1990, la baisse de la compétitivité de l’économie canadienne faisait
manchette et constituait l’une des principales préoccupations du gouvernement. Cette
notion de compétitivité, devenue internationale et orientée sur les États, s’associait
alors au bien-être socioéconomique (Barrows, 1992 : 32). Eden et Molot (1993 : 242)
rapportaient que les préoccupations du gouvernement, en regard de la compétitivité,
étaient surtout liées à la perte d’emplois manufacturiers au cours des années 1980 et à
la détérioration de la performance économique du Canada au début des années 1990.
David Barrows (1992), se référant au classement de la compétitivité des pays
développés du World Economic Forum, notait que le Canada était passé de la 5e
position à la 11e entre 1991 et 1992. Pour Michael Porter (1991), le Canada devait
s’attarder à l’atteinte d’une meilleure performance économique générale pour
remédier au problème de compétitivité. Pour y arriver, il envisageait une diminution
des dépenses de l’État et la création d’un environnement d’affaires propices aux
entreprises. Dans une étude commandée par le gouvernement fédéral, Porter (1991 :
92-95) recommandait :
1. d’investir plus intensément dans le perfectionnement des ressources humaines ;
2. de faciliter l’établissement de liens plus étroits entre les entreprises et les établissements
d’enseignement ;
3. d’améliorer le développement et l’adoption de technologies ;
4. de développer ou renforcer des grappes81 industrielles ;
5. d’encourager les efforts d’amélioration de la productivité ;
6. de recourir à la rémunération au rendement, et d’adopter des stratégies plus globales.
87
Il suggérait enfin une redéfinition des rapports entre les entreprises et l’État, afin que
ce dernier axe davantage ses interventions sur la valorisation du secteur privé au
Canada, diminue son emprise sur l’économie à travers les sociétés d’État et mette
spécifiquement l’accent sur l’atteinte d’avantages concurrentiels pour l’économie
canadienne.
88
Le discours du trône de Brian Mulroney en 1991, ouvrant la troisième session de la
trente-quatrième législature du Canada, a été révélateur de la volonté du
gouvernement fédéral à s’inscrire dans cette tangente. Le premier ministre se montrait
très clair sur le fait que les pressions économiques au Canada ne provenaient plus des
dépenses publiques ou de l’inflation, mais plutôt de la concurrence mondiale. La
prospérité pour tous demeurait l’enjeu premier et elle pouvait être atteinte par l’unité
nationale, la stabilité et la confiance. Les volets économiques de la prospérité
comprenaient la réduction du déficit, la réforme de la fiscalité, le libre-échange et
l’accroissement de la productivité. Se félicitant d’un accroissement de la hausse des
entrées d’investissements directs étrangers, « clés de la création d’emplois », il réitérait
que :
le seul moyen d’assurer et d’accroître notre prospérité à long terme consiste à
améliorer notre productivité dans tous les secteurs de l’industrie canadienne, celui
des ressources, celui de la fabrication et celui des services. La productivité, c’est la
différence entre la prospérité et l’appauvrissement. Elle est la condition essentielle
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233
à notre prospérité et au maintien de nos programmes sociaux. Pour accroître la
productivité, il faut un effort concerté de la part des gouvernements, des
entreprises, des syndicats et des particuliers, dans toutes les régions du pays. 82
89
Le lien entre la productivité, l’investissement et les firmes multinationales devenait de
plus en plus explicite à mesure que les analyses sur les déterminants de la productivité,
du commerce et de l’investissement se réalisaient83 Après la signature de l’ALENA, qui
agrandissait le libre-échange nord-américain ratifié quelques années auparavant, le
gouvernement, libéral cette fois, s’est attardé à réviser trois leviers de son action
politique dans l’économie : la politique commerciale, la politique d’investissement et la
politique fiscale (Eden, 1996). Cette révision a entraîné de nombreux travaux qui ont
guidé le ministre des Finances dans l’élaboration de la nouvelle politique fiscale 84.
L’attention du gouvernement fédéral, mais aussi des provinces, était notamment axée
sur la réglementation ou la mise en place d’initiatives diverses pour faciliter
l’attraction des FMNE (Deblock et Brunelle, 1998). La stratégie des grappes industrielles,
sous le gouvernement québécois de Bourassa, en est un bon exemple ; elle misait sur
« la concertation entre le gouvernement, les patrons et les syndicats afin de permettre
au Québec de développer une économie à valeur ajoutée très compétitive lui assurant
de tirer profit de la mondialisation ». Le gouvernement Chrétien a quant à lui formé
l’Équipe Canada, dont le mandat était d’effectuer des missions ministérielles pour
promouvoir le commerce et l’investissement international.
90
Les politiques et les programmes visant à améliorer le climat de l’investissement au
Canada étaient considérés comme cruciaux au maintien et à l’attraction des IDE
(Cameron, 1998). D’autres enjeux étaient également soulignés, comme les effets des
FMNE sur la concurrence, sur le respect des normes du travail, de même que sur
l’environnement et l’harmonisation de la taxation des entreprises. Dans ce contexte, le
gouvernement se questionnait sur la meilleure façon d’inciter les entreprises
étrangères à s’installer ou à maintenir leurs activités au Canada tout en respectant les
préoccupations qui émanaient d’un contexte général de l’ouverture des marchés, au
sein desquels les désirs nationaux d’accroître l’efficience économique entraient en
concurrence avec la préservation du contrôle souverain de leurs politiques (Cockfield,
1998). Les changements dans l’environnement économique mondial suivant l’ALENA et
l’OMC alimentaient alors les réflexions sur la politique fiscale canadienne.
91
À la fin des années 1990, la réaction du gouvernement libéral canadien à l’égard de l’IDE
et des FMNE suivait les recommandations de nombreuses recherches menées par
Industrie Canada. C’est d’ailleurs à cette époque que le gouvernement canadien a
réellement affirmé la prise en compte de l’avantage concurrentiel au Canada.
Rappelons quelques actions et orientations poursuivies par ce dernier. Dès 1998, le
gouvernement Chrétien misa sur l’acquisition de connaissances et de compétences des
jeunes canadiens, notamment sur le plan technologique. Cette orientation s’inscrivait
dans le contexte où le capital humain était reconnu comme un avantage comparatif à
long terme pour le Canada. La création de partenariats entre les secteurs privé et public
était aussi priorisée afin d’accélérer l’innovation. Le ministre des Finances proposait
pour une première fois en 1999 de revoir le régime d’imposition des sociétés afin qu’il
soit plus aligné sur la concurrence internationale. Jean Chrétien soutenait l’apport
« d’une réglementation intelligente pour réaliser le bien commun et créer un climat
susceptible d’attirer l’investissement et de susciter la confiance des marchés ».
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
234
92
L’enjeu politique de l’investissement étranger au Canada, qui avait très peu évolué
depuis les années 1990, redevint d’actualité au milieu des années 2000. Une série de
prises de contrôle d’entreprises canadiennes par des étrangers remit en considération
la notion d’intérêt national (Holden, 2007). Pour Andrew Kitching (2005),
l’accroissement des fusions et acquisitions d’entreprises canadiennes dans des secteurs
stratégiques, comme les ressources naturelles, ainsi que les évènements du 11
septembre 2001, ont motivé la décision du gouvernement de s’arrimer aux pratiques
des autres pays, comme les États-Unis, et insérer une clause sur la sécurité nationale.
Pour une des premières fois depuis vingt ans, le gouvernement envisageait une mesure
supplémentaire de protection. Peu de temps après l’élection de 2006, les
préoccupations s’intensifièrent quant aux effets des acquisitions d’entreprises
étrangères sur la concurrence. À cette époque, le Bureau du Conseil privé se montra
également préoccupé par l’intensification de la concentration dans certaines industries
canadienne et avaient manifesté l’intérêt de proposer une commission sur le sujet 85. Les
ministres de l’Industrie et des Finances annonçaient donc en 2007 la mise sur pied du
Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence86. La présidence du groupe
d’étude a été confiée à Lynton Ronald Wilson, un homme d’affaires canadien, qui
devait, avec son équipe exclusivement composée de représentants du milieu des
affaires, examiner les politiques canadiennes portant sur la concurrence et
l’investissement étranger, puis présenter des recommandations en vue de rendre
l’économie plus concurrentielle. Le rapport Wilson a finalement été déposé un an plus
tard, en pleine progression de la crise financière mondiale. Le rapport se veut un acte
de foi dans le système de marché concurrentiel, qui « assure le dynamisme économique
et génère de bons emplois pour les Canadiens » (Rapport Wilson, 2008 : vi).
Parallèlement, le rapport fait état des préoccupations de plusieurs entreprises et
travailleurs canadiens sur la prise de contrôle d’entreprises iconiques canadiennes au
cours des années 2000. Il relève que la part relative des IDE entrants au Canada par
rapport aux IDE totaux avait constamment diminué depuis les 40 dernières années,
dues à plusieurs facteurs, dont l’augmentation des coûts du travail, la diminution de la
productivité et la faible performance des entreprises canadiennes en matière
d’innovation. Le rapport propose une série de recommandations touchant plusieurs
enjeux relatifs aux IDE et aux FMNE; la création d’un avantage fiscal concurrentiel ;
l’attraction et le développement des talents ; la mise en place d’incitatifs à l’essor des
entreprises canadiennes ; le renforcement du rôle des administrateurs de sociétés dans
les fusions et les acquisitions ; l’accélération de la libéralisation du commerce et de
l’investissement ; la révision de la réglementation ; une stimulation de l’innovation et
une plus grande protection de la propriété intellectuelle ; se trouvaient ainsi cités. S’ils
ne remettaient pas en compte la LIC et son processus d’examen des IDE, les auteurs
recommandaient plusieurs modifications à cette dernière. De prime abord, ils
insistaient pour élever le seuil déclencheur d’examen, tout en y intégrant des secteurs
économiques considérés comme stratégiques, tels les transports (y compris les
pipelines), les services financiers non réglementés au fédéral et l’extraction du minerai
d’uranium (Rapport Wilson, 2008 : 36).
93
La réaction du gouvernement à la suite du dépôt du rapport s’est avérée en droite ligne
avec plusieurs de ses recommandations. En 2010, en pleine tentative de reprise
économique, les orientations politiques sur l’investissement présentées par le premier
ministre misaient sur trois aspects généraux, soit : la diminution des taux d’imposition,
une plus grande ouverture au capital de risque ainsi qu’à l’IDE dans les secteurs-clés de
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235
l’économie, comme les satellites et les télécommunications. Il soutenait par ailleurs que
« tout en protégeant la sécurité nationale, notre gouvernement veillerait à ce qu’aucun
règlement inutile ne nuise à la croissance de l’industrie canadienne de l’extraction
minière de l’uranium en soumettant indûment l’investissement étranger à des
restrictions » . Cet aspect était pleinement intégré en 2012, tel qu’en témoigne
l’introduction de nouvelles normes pour les investisseurs étrangers sous contrôle de
l’État87. Les Lignes directrices sur les investissements au Canada par des sociétés d’État
étrangères incluaient la nécessité qu’elles agissent à titre d’entreprises commerciales et
qu’elles exercent leurs activités de manière ouverte et transparente envers le
gouvernement canadien, comme les entreprises privées. Le gouvernement se réservait
aussi le droit d’observer plus pointilleusement l’activité économique des sociétés d’État
étrangères au Canada, en plus d’exiger le respect continuel de leurs engagements
initiaux en ce qui a trait aux avantages nets. Enfin, un dernier changement s’opéra
quelques années plus tard, lorsque deux sociétés d’État étrangères, Petronas et China
National Offshore Oil Corporation’s (CNOOC) déposèrent presque en même temps des
offres d’achat d’entreprises canadiennes dans les secteurs de l’énergie. Bien que le
gouvernement Harper, après plusieurs mois d’examen, ait finalement donné son aval
aux acquisitions, il annonça par la suite des changements dans le processus
d’évaluation des IDE par les sociétés d’État étrangères au Canada. Le gouvernement mit
alors l’accent sur le respect des normes de gouvernance et le respect des lois et
pratiques du Canada.
94
Ces modifications demeurent, à ce jour, les derniers changements législatifs relatifs à la
Loi sur investissement Canada. Elles ont, à tout le moins, ancré la légitimité politique
d’un tel processus d’examen au Canada. Depuis les années 2000, les attentes de
retombées des IDE d’une FMNE sont devenues monnaie courante, que ce soit par un
processus formel, tel qu’on le voit au Canada ou en Australie, ou par des processus
informels, moins encadrés juridiquement. Et il y a d’ailleurs très peu, sinon pas du tout,
de plaintes quant au processus d’examen des IDE faits par des FMNE au Canada. La LIC a
aussi favorisé les relations avec les FMNE. Son processus est empreint d’ouverture
envers les FMNE. Le site web du gouvernement indique clairement que :
les investisseurs sont invités à contacter les fonctionnaires de la Direction générale
de l’examen des investissements d’Industrie Canada lorsque leurs projets
d’investissement en sont à leurs premiers stades et avant même de déposer une
demande en ce sens. De telles consultations donnent lieu à des discussions utiles et
à un échange de vues pouvant servir à éliminer les difficultés possibles et à
encourager le développement des investissements à l’avantage du Canada.
95
Les objectifs retenus des projets d’IDE sont généralement associés à des capacités
réelles des entreprises. Le gouvernement canadien maintient une position basée sur le
succès durable des entreprises étrangères au Canada, ce qui implique une volonté et
une capacité d’adapter ses politiques publiques en fonction des objectifs économiques
des firmes étrangères.
96
Il semble donc, après analyse de l’évolution de la Loi sur Investissement Canada et du
contexte économique et politique des 20 dernières années, qu’il s’est instauré une
certaine acceptation en regard de la légitimité d’une telle loi. La LIC demeure la
principale institution formelle au Canada qui génère des relations entre l’État et les
FMNE, lesquelles se sont d’ailleurs accélérées et structurées depuis la fin des années
1990. Elle n’en est pas la seule institutions pour autant, plusieurs informelles se
déploient par la diplomatie économique des délégations canadiennes à l’étranger et par
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
236
les agences, canadiennes et provinciales d’attraction d’IDE. L’esprit même de ces
relations demeurent rattachés à la poursuites d’objectifs économiques fondamentaux, à
laquelle s’ajoute dans le cadre des institutions formelles, une volonté presque
somnambule à l’utilisation des FMNE comme outil de développement économique et
industriel.
06. Conclusion
97
Cette revue des 150 dernières années offre un aperçu des principales idées associées
aux débats sur les IDE au Canada. Selon nous, deux moments charnières ont eu des
effets majeurs sur l’institutionnalisation des relations entre l’État et les FMNE au
Canada ; la Grande Dépression et la ratification de la Loi sur l’examen des
investissements étrangers (LEIE). Dans un premier temps, les idées véhiculées pour
résoudre les problèmes économiques causés par la Grande Dépression ont entraîné une
évolution drastique de la conception de l’intervention de l’État dans l’économie, mais
aussi de l’investissement et de l’activité des entreprises, canadiennes et étrangères,
tout en instaurant définitivement une responsabilité de l’État dans la poursuite de
l’atteinte d’objectifs fondamentaux. À la suite de cela, on note l’émergence du discours
associé aux avantages des firmes multinationales au Canada, qui s’est institué à la fin
des années 1960 pour ensuite s’intégrer à la LEIE. Entre ces deux grandes périodes, on y
voit poindre les premières critiques, ou préoccupations, à l’égard des IDE au Canada.
Elles prennent d’ailleurs place au moment où le paradigme de la Politique nationale
s’estompait et un nouveau paradigme économique axé sur les avantages que pouvaient
procurer les IDE au Canada, se renforçait au sein du gouvernement et des milieux
académiques.
98
De ces deux grands mouvements institutionnels, on constate en filigrane que les
objectifs économiques fondamentaux ont néanmoins peu évolué depuis l’Après-guerre
et restent encore aujourd’hui caractérisés par une recherche de croissance
économique, de haut niveau d’emplois, de stabilité économique et politique ainsi que
de redistribution relative des richesses. Concernant l’enjeu des IDE, nous devons
ajouter comme variables centrales à ces grands mouvements institutionnels, la
présence d’idées et de moyens rattachés à l’atteinte de ces objectifs, l’évolution du
contexte national et international ainsi que la volonté de contrôle de l’État vis-à-vis les
IDE et les FMNE. Cette volonté de contrôle des IDE, qui est l’élément appartenant le plus
aux gouvernements, se positionne comme la variable qui relie l’action de ce dernier aux
IDE et l’atteinte de ses objectifs économiques fondamentaux. Ce contrôle est d’ailleurs
explicite aux actions du gouvernement visant la canadianisation de l’économie, la
poursuite des avantages des IDE, à l’intégration économique ou l’avantage compétitif de
l’économie nationale. En ce sens, cette notion de contrôle a évolué en passant d’un
contrôle des actions des FMNE lorsqu’elles investissent au Canada (de 1960 et 1970) à un
contrôle des actions du gouvernement qui prend en considération les réactions de ces
entreprises étrangères et de leur État d’origine (depuis 1980).
99
Cette présentation de l’évolution des discours, des débats et des décisions des
gouvernements fédéraux canadiens successifs nous mène aujourd’hui à constater la
présence contemporaine d’orientations presque uniquement axées sur les moyens à la
disposition du gouvernement pour accroître les investissements des entreprises au
Canada, qu’elles soient canadiennes ou étrangères, générer une croissance économique
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237
et un niveau d’emploi souhaités. Bien que la pandémie de la Covid-19 ait bousculé
l’atteinte à court terme de ce type d’objectifs, rapatriant au passage ceux de la stabilité
et la redistribution en réutilisant des politiques dites nationalistes, bien peu de
manifestations ont été constatées à l’encontre de la propriété ou du contrôle des FMNE
au Canada. Les désirs de rapatrier des investissements, de combler les chaînes de
valeurs ou de développer des secteurs stratégiques ne semblent, dans le fond, que
l’expression moderne d’un retour aux débats sur les politiques industrielles des 1970.
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NOTES
1. La Grande Dépression a généré un changement de paradigme à propos des responsabilités
économiques de l’État canadien. Face aux effets dévastateurs de la crise, une remise en question
théorique et philosophique des prémisses de l’économie classique, et du rôle de l’État dans
l’économie, s’opérait sur divers fronts. La vision de plusieurs intellectuels influents de l’époque
évoquait un capitalisme plus humain. L’État devait, au sein de celui-ci, intervenir pour assurer le
bien-être matériel de la population par des mesures d’assistance sociale et de régulation
économique (Moussaly, 2016 : 165).
2. Propos recueillis dans lors d’un entretien réalisé par Ken Rea, Ed Safarian in conversation with
Ken Rea 2012, Université de Toronto, en ligne, https://play.library.utoronto.ca/BhP0yvHgj9WW
3. Au Canada, deux groupes sont à l’origine du mouvement sociolibéral dénonçant le contrôle
économique des monopoles et incitant pour une intervention centralisée de l’État. Gary Temple
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(1972) mentionne la formation de groupuscules réformistes canadiens, sous la composition de
deux groupes, le Ginger Group et les Progressistes, qui ont fait élire 65 débutés en 1921.
4. Une remise en question théorique et philosophique des prémisses de l’économie classique
(surtout de la Loi de Say) s’opérait aussi sur divers fronts. Les théoriciens anglais du nouveau
libéralisme, tels que Thomas H. Green, Leonard T. Hobhouse et John A. Hobson, de même que les
institutionnalistes américains et les partisans de l’école historique allemande, estimaient qu’il
revenait à l’État d’intervenir pour corriger les maux engendrés par la crise. Sur le plan
strictement économique, certains économistes américains, tels que J. M. Clark, James Harvey
Rogers ou Jacob Viner, envisageaient au début des années 1930 une reprise économique par la
croissance de la demande agrégée et par un accroissement des dépenses publiques passant par
l’emprunt (Salant, 1988 : 33).
5. La crise avait eu pour effet d’accentuer la concentration des capitaux au Canada. Finkel (1979 :
24) note qu’au début des années 1930, les actifs des 67 plus grandes sociétés financières étaient
évalués à 7 milliards de dollars tandis que les actifs des 196 principales entreprises industrielles
et commerciales représentaient plus de 6 milliards de dollars, sur une économie privée évaluée à
un peu plus de 10 milliards. Les entreprises américaines contrôlaient environ 40 p. cent de tout le
capital investi dans le secteur manufacturier et minier. Pour certains sous-secteurs (les pâtes et
papiers, les métaux non-ferreux, les produits chimiques, les véhicules, le caoutchouc, les
appareils électroniques et le pétrole raffiné), les niveaux de contrôle étranger s’élevaient à plus
de 50 p. cent (Buckley, 1973 : 103).
6. Il a été ministre des Munitions et des Approvisionnements de 1940 à 1945.
7. Déjà amorcés avant la Guerre, les IDE de firmes américaines au Canada se sont
considérablement affermis après le déclenchement de la guerre de Corée et les conclusions du
rapport Paley. Il faut se rappeler que le déclenchement de la Guerre de Corée, en 1950, avait eu
des répercussions sur l’inflation et le gouvernement américain avait alors pris de prendre action
pour limiter le crédit. À tel point que les besoins croissants pour certaines ressources naturelles
aux États-Unis devinrent, au début des années 1950, une source d’angoisse pour le gouvernement
américain. Celle-ci est formulée explicitement dans le rapport de la Commission Paley publié en
1952. Or, des vingt-neuf ressources naturelles identifiées dans le rapport, douze étaient présentes
en grande quantité au Canada (Clements, 1977 : 84).
8. Saint-Laurent déclarait d’ailleurs en 1953, lors d’une allocution auprès d’industriels : « I don’t
think that free enterprise requires that government do nothing about economic conditions.
Government can, and I believe government should, pursue fiscal and commercial policies which
will encourage and stimulate enterprise and wise government policies can do a lot to maintain
the right kind of economic climate” (Lamontagne, 1954).
9. Blyth (1967) estime que l’industrie canadienne à la fin de la Seconde Guerre avait atteint un
niveau comparable à ceux des industries américaine et britannique après la Première Guerre.
10. L’exemple de l’achat de Canadair par l’Electric Boat Company, en 1947, illustre bien le type de
développement économique à court terme qu’il poursuivait. Selon lui, cet achat était positif pour
l’économie puisqu’il faisait venir une entreprise aéronautique importante au Canada, avec tous
les emplois et l’importation de technologie que cela impliquait, en plus de délester le
gouvernement d’activités commerciales dans lesquelles il était bien moins expérimenté (Bothwell
et Kilbourn, 1979 : 215).
11. Selon les données recueillies par Roger Anderson pour la Commission royale d’enquête sur les
perspectives économiques du Canada, de la fin des années 1920 jusqu’en 1947, les exportations
vers les États-Unis représentaient annuellement entre 36 et 38 p. cent de l’ensemble des
exportations canadiennes (Rapport Gordon, 1957 : 39). À partir de 1948, ce taux augmenta à 50 p.
cent, pour ensuite se stabiliser, deux ans plus tard, à 60 p. cent. Pendant cette période, les
investissements étrangers américains doublaient en valeur (Azzi, 1999). Soixante-dix pour cent
de ceux-ci se destinaient aux secteurs des pâtes et papiers, miniers et pétroliers (Aitkens, 1959).
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245
Ce dernier secteur attira la moitié du capital américain entrant au Canada entre 1946 et 1953
(Clements, 1977 : 84).
12. Les capitaux étrangers avaient notamment contribué à l’essor de grandes entreprises
minières, et à faire de Toronto le centre du monde minier, tandis que quelques grandes
entreprises canadiennes (Alcan, Noranda) formaient le tissu industriel canadien. Des régions
rurales, notamment le long de la voie maritime québécoise, connaissaient aussi une période de
prospérité économique sans précédent.
13. Célèbre économiste canadien expatrié aux États-Unis
14. Churchill reconnaissait toutefois que les investissements étrangers se concentraient dans
trois secteurs : pétrole et gaz, minerais et manufacturier.
15. En chambre, le ministre du Commerce, Gordon Churchill, soutenait qu’en 1959, la dette nette
étrangère du Canada s’élevait à 15 milliards, comparativement à 4 milliards en 1945, ce qui
équivalait à 44% du PNB.
16. Il sera remplacé en 1963 par le Conseil économique canadien.
17. Cette loi, votée en 1962, permit d’obtenir des informations sur les ventes, les actifs et le degré
de contrôle étranger de toutes les entreprises étrangères au Canada ayant un chiffre d’affaires
surpassant un seuil prédéterminé (Rugman, 1990 : 23).
18. Il souhaitait notamment que la recherche soit effectuée au Canada plutôt qu’à l’étranger. Le
gouvernement conservateur proposa notamment en 1962 d’amortir sur un an les dépenses de
recherche.
19. Il instaurait aussi des crédits d’impôt à la recherche industrielle, tout en réduisant son taux
d’imposition sur les profits des sociétés de 9 p. cent (Dehem, 1968 : 165).
20. Il insista sur le fait que la meilleure façon pour les nations d'assurer leur progrès
économique, c'est d'adopter des politiques qui réduisent sans cesse les entraves au commerce. Il
est non moins important d'appliquer des politiques qui favorisent le développement économique
des nouvelles nations, l'expansion du commerce des produits de base à des prix relativement
stables et l'amélioration des paiements internationaux Discours du trône, 1963, https://
lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/procedure/discoursTrone
21. Anciennement le CCF, il demeurait fortement influencé par le nouveau libéralisme social
keynésien, représenté en Amérique par J. K. Galbraith
22. Discours du budget, 1963, https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html
23. Discours du budget, 1963, https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html
24. Ibid.
25. Dans Rea et McLoed (1976), page 14.
26. Entre 1960 et 1965, la valeur des exportations à haute valeur ajoutée avait d’ailleurs triplé (de
411 millions à 1300 millions), tandis que leur part dans les exportations totales canadiennes avait
presque doublé (7,8 à 15,3 p. cent) (Downs, 1967 :261).
27. Cela faisait suite notamment à un contexte international, où les États-Unis et le Royaume-Uni,
notamment, avaient adopté des mesures pour protéger leur balance commerciale.
28. Cela était notable dans le secteur des transports, qui devenait de plus en plus intégré aux
grands constructeurs américains. En 1963, le contrôle étranger embrassait 97% du capital
employé dans l’industrie automobile et la fabrication des pièces (Rapport Watkins, 1968 : 10).
29. Présenté par le député libéral Maurice Jean Moreau comme les « effets à long terme sur nos
aptitudes à administrer nos propres affaires et à en décider le genre de capitaux que nous
importons » . Ce type de réaction demeurait un des fondements du nationalisme canadien,
stimulé par la crainte de la prépondérance culturelle américaine et les effets potentiellement
néfastes d’une intégration continentale progressive .
30. Il souhaitait aussi accorder une attention spéciale à « l'établissement d'un climat de collaboration
entre les gouvernements, les universités et l'industrie, afin de trouver des solutions efficaces aux grands
problèmes de notre milieu: santé, transports, énergie, communications, logement, rénovation urbaine,
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246
production alimentaire et nombre d'autres questions qui touchent particulièrement notre pays ». Discours
du
trône,
1967,
discoursTrone
https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/procedure/
31. Joel Bell (1990), ancien conseiller économique du premier ministre Trudeau, V-P exécutif de
Pétro-Canada et PDG de la Corporation de développement des investissements du Canada,
rapporte à cet égard les nombreuses tentatives du gouvernement américain de restreindre le
commerce et l’investissement au Canada au cours des années 1960.
32. Cinq éléments retenaient à ce moment, l’attention de Walter Gordon qui se translatait alors à
la commission:
1) la proportion des capitaux étrangers dans l’économie canadienne était la plus élevée au sein
des pays développés;
2) la décision du gouvernement américain d’accroître le rapatriement des profits des filiales
étrangères américaines pour abaisser le déficit du compte courant était vue comme une menace
potentielle d’application de lois étrangères au Canada;
3) l’interdépendance économique, de plus en plus évidente avec les États-Unis, ne pouvait être
renversée, mais devait être contrôlée afin d’en faire bénéficier davantage l’économie canadienne;
4) le rôle accru des entreprises « plurinationales » dans la croissance des principaux facteurs
économiques était considéré comme indéniable;
5) le gouvernement canadien entretenait la volonté de poursuivre des politiques économiques
indépendantes, prônant la croissance durable de son économie, bien que cela impliquât
l’importation et la domestication de techniques de production afin d’être compétitif sur les
marchés extérieurs.
33. Pour les auteurs, les firmes plurinationales se caractérisent par leur nombre restreint et une
prépondérance relative au niveau de l’activité industrielle. Elles généraient des investissements
importants en recherche et développement, en publicité et en nouvelles technologies. Elles
étaient présentes sur plusieurs territoires et effectuaient des échanges entre ses branches pour
rendre plus efficace leur productivité. Leur capacité à générer de l’activité économique dans
plusieurs pays découlait d’avantages sur la concurrence. Les centres décisionnels multiples
(filiales) se coordonnaient avec les centres décisionnels centraux (société mère), d’où les
propriétaires exerçaient normalement le contrôle (ultime) de l’entreprise. Le centre décisionnel
détenait, dans l’absolu, certains pouvoirs économiques, notamment au niveau de la fixation des
prix, ainsi qu’une influence politique en ce qui a trait à la préservation de la stabilité économique
ou à la capacité d’agir sur les lois et politiques.
34. On fait ici référence à la lettre de l’honorable Robert Winters aux dirigeants de filiales
canadiennes de sociétés étrangères, déposée à la Chambre des communes le 31 mars 1966.
35. Les débats entourant l’entreprise Home Oil ont eu un effet important sur les menaces des
entreprises multinationales sous contrôle canadien dans le secteur pétrolier.
36. Innis publiait en 1956, avec The Fur Trade in Canada: An Introduction to Canadian Economic History
l’une des thèses les plus marquantes de l’histoire coloniale canadienne. S’appuyant sur les effets
structurels engendrés par l’exploitation et l’exportation massives de quelques ressources
stratégiques afin de satisfaire la demande extérieure, il mit alors l’accent sur la dialectique
centre-périphérie, de laquelle les principaux secteurs économiques canadiens (agriculture,
industrie, transport, commerce, finance, activités gouvernementales) s’inscrivaient en
subordination à l’exploitation des ressources naturelles servant aux industries de la métropole
britannique.
37. Auteur de l’ouvrage Vertical Mosaic, l’une des premières études empiriques portant sur la
structure de la classe et du pouvoir au Canada. Il est reconnu dans le milieu anglophone canadien
l’un des sociologues canadiens les plus connus du XXe siècle. https://
www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/mosaique-verticale
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247
38. Frank Underhill a été le premier président de la League for social reconstructions et l'auteur
principal du Manifeste de Regina, de la Co-operative commonwealth federation (CCF) en 1933.
Source : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/underhill-frank-hawkins
39. Rattaché à l’école de Chicago notamment, qui deviendra dominant dans les années 1980.
40. Pour Paul William (1989), cela fait écho du lien implicite entre l’origine sociale des élites, leur
tentation de favoriser pour des postes de pouvoir des individus appartenant aux mêmes cercles
sociaux cultuels et religieux, et les types de comportements et d’attitudes qu’ils adoptent et
reproduisent.
41. Dans la foulée de ces recommandations, la Corporation de développement du Canada vit le
jour en 1971.
42. Nommé le Rapport officiel sur l’investissement direct étranger au Canada, ou communément,
le Rapport Gray.
43. Le Rapport, qui définit la firme multinationale : « comme la canalisation de l’IDE par une
même entreprise qui exerce son activité dans plusieurs économies et qui partage ses opérations
mondiales entre divers pays en vue de réaliser ses objectifs d’ensemble propre », les perçoit
comme une forme institutionnelle différente au marché (Rapport Gray, 1972 : 57). Les FMNE sont
d’ailleurs conçues comme un phénomène grandissant, qui est soutenu par les forces de la
croissance et entraîne une réduction du nombre global de sociétés internationales (Rapport Gray,
1072 : 64). Les investissements des FMNE sont perçus comme l’extension d’un oligopole étranger
et d’une concentration mondiale au Canada, ayant un effet notoire sur la diminution de la
concurrence nationale. Au niveau de l’économie canadienne, deux modèles de FMNE sont mis de
l’avant dans le rapport : le modèle de la firme démembrée, lorsqu’on répartit les étapes de
production dans plusieurs pays où la firme obtient des avantages spécifiques à cette étape; et le
modèle de la miniaturisation, lorsque les FMNE configurent leurs filiales étrangères sous le même
modèle organisationnel que leur société mère. Ces modèles font ressortir l’importance du
caractère distinctif des firmes étrangères présentes au Canada, c’est-à-dire ce qui leur donne la
capacité de réaliser des profits supplémentaires en écoulant leurs produits sur les marchés
étrangers (Rapport Gray, 1972 : 34).
44. Le gouvernement comptait sur la mise en valeur des ressources naturelles canadiennes pour
les protéger contre les décisions arbitraires des pays étrangers sur les niveaux
d’approvisionnement et de prix (Lalonde, 1990 : 73).
45. Le ministre de l’Industrie souligne les exemples du Japon, de l’Australie, du Mexique, de la
France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
46. Débats de la Chambre des communes, 29e Législature, 1re Session : Vol. 3, page 2782, https://
parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
47. Pour plus de détail sur la LEIE, voir le texte de Charles-Emmanuel Coté « Le Canada et
l’investissement direct étranger : entre ouverture et inquiétude », dans Arès et Boulanger (dir),
L’investissement et de la nouvelle économie mondiale, Bruxelle, Bruylant, pp. 241-313, 2012.
48. Le gouvernement annonça que la loi serait mise en œuvre en deux temps. Elle s’attarderait
d’abord aux fusions et acquisitions par des étrangers et s’appliquerait qu’aux nouveaux
investissements ou aux changements de propriétés dès 1975.
49. La LEIE, qui ne plaisait pas aux hommes d’affaires et aux banquiers canadiens, ne faisait
pourtant que reprendre, de l’avis de Jean Chrétien (1994), des politiques déjà instaurées dans
plusieurs pays. Voghel (1979 : 153) rappelle que la légitimité de ces mesures de contrôle des
investissements étrangers mis en place par plusieurs États (notamment l’Australie et le Mexique)
découlait d’une résolution de l’Organisation des Nations Unies, et d’une charte adoptée à la fin de
1974, énonçant le droit de chaque État à la souveraineté permanente et à l’exercice d’un contrôle
effectif sur ses richesses naturelles et ses activités économiques à l’intérieur de sa juridiction.
50. Débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 1re Session : Vol. 6, page 5518. https://
parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
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248
51. L’une des avancées de cette déclaration est l’engagement volontaire des États à respecter le
principe du traitement national. Selon Claes Hagg (1984), l’introduction du principe du
traitement national présentait une sorte de garantie de comportements non discriminatoire
envers les FMNE et l’acceptation, par les États, des contraintes que ceci imposait à leurs actions
politiques. En contrepartie, les entreprises étaient incitées à se fondre dans la société d'accueil et
à se comporter en « bons citoyens ». Leurs règles de financement, l'acquittement de leurs
obligations fiscales, leurs pratiques en matière de relation de travail, leurs apports scientifiques
et technologiques, leurs pratiques en rapport avec la concurrence, et la divulgation des
informations concernant leurs opérations, étaient ciblées. (Hudon, 1980 : 765).
52. L’exemple de l’entreprise Inco, forcé de rationaliser ses activités à cause de l’instabilité des
prix du nickel, était abondamment repris en chambre. Le NPD dénonçait que les profits réalisés
dans l’exploitation des ressources au Canada se destinaient à leurs activités économiques à
l’extérieur du pays, ne créant donc pas d’emplois supplémentaires.
53. Il a été ministre des Finances du 16 septembre 1977 au 4 juin 1979
54. L’exportation des ressources brutes non transformées représentait, en 1977, 49 p. cent de la
production totale de pétrole.
55. Il était alors estimé qu’il ne restait du pétrole que pour environ 30 années.
56. Repris des propos de A. Gillespie, débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 4e
Session : Vol. 1, 1978, p116
57. Qui était depuis 1975 une Société de la couronne
58. Le gouvernement progressif-conservateur de Joe Clark a gouverné entre 1979 et 1980
59. Discours du trône, 1980,
https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/
procedure/discoursTrone
60. Propos rapportés du discours du budget, du ministre des Finances MacEachan 1980.
61. Discours du budget, 1980. https://www.budget.gc.ca/pdfarch/index-fra.html
62. Chrétien (1994 : 149), soutient qu’au début des années 1970, le gouvernement détenait le droit
de s’approprier jusqu’à 50 p.cent de toute découverte de gaz ou de pétrole sur ses terres, sans
avoir à payer la moindre compensation. Bien que, selon ses dires, il fut alors ouvert à négocier un
arrangement avec les entreprises étrangères, celles-ci ne débouchèrent en rien, notamment
parce que l’enjeu n’était alors pas considéré comme urgent.
63. Duquette (1988 : 10) note enfin que, dès mars 1981, six pays membres du GATT s'élevèrent
contre le PEN dans le cadre de la rencontre du Comité de l'OCDE sur l'investissement et les firmes
multinationales.
64. Selon Holwett et Ramesh (1990 : 249), cette stratégie représente surtout le compromis
classique des propositions stratégiques nationales mises de l’avant dans les années 1970, tout en
misant sur la hausse des prix de l’énergie et des ressources naturelles pour financer les projets
majeurs d’investissement.
65. À titre d’exemple, lors de la seconde crise du pétrole de 1979, les conservateurs avaient
souligné qu’il y avait un avantage, un intérêt national, à se servir des multinationales,
considérant leurs connaissances, leur expérience et leur accès aux réserves internationales. Voir
Débats de la Chambre des communes, 30e Législature, 4e Session : Vol. 4, 1979 : 4290, https://
parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
66. Propos recueillis par un expert
67. Ils concevaient notamment comme nécessaire la diminution des pouvoirs de l’État sur les
individus et les entreprises. Les critiques des milieux d’affaires portaient sur le contrôle exercé
par l’État. Ces derniers louangeaient d’ailleurs les mesures mises en place par le Président des
États-Unis, Ronald Reagan, pour stimuler l’activité des entreprises, et réclamaient des baisses
d’impôt ainsi qu’une importante dérégulation de l’économie. Le rendement de la production
pétrolière, qu’ils jugeaient insuffisant, devait aussi être rehaussé. Sur le plan de la transformation
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249
des ressources naturelles, ce qui prévalait à leurs yeux était bien plus le fait que ce soit fait au
Canada que le type d'entreprise qui devait les fabriquer.
68. Tout comme les libéraux d’ailleurs
69. « Free trade with the U.S. is like a sleeping elephant. It’s terrific until the elephant twitches
and if the elephant rolls over you are a dead man… That’s why free trade was decided on in an
election in 1911. Its affects Canadian sovereignty and we will have none of it, not during
leadership campaigns, or at any other time (Clarkson, 1991: 123) tiré de Eden et Molot, 1993 page
248.
70. Dunn reprend le discours de John Medeiros, alors ministre conseiller pour les affaires
économiques et commerciales auprès de l'Ambassade des États-Unis d'Amérique, prononcé en
1996.
71. Propos du ministre de l’expansion industrielle régionale, Sinclair Steven à la Chambre des
communes en 1984, Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 1re Session : Vol. 1,
https://parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
72. À cette période, l'investissement étranger se concentrait dans trois secteurs : le secteur
manufacturier, qui rassemblait 39,5 p. cent des IDE, le secteur commercial (25,6 p. cent) et le
secteur financier (16,7 p. cent) (Brunelle et Deblock, 1989 : 230).
73. Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 1re Session : Vol. 1, page 1089, https://
parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
74. Des seuils minimums sur les acquisitions d’entreprises canadiennes (5 millions de dollars) et
sur les acquisitions de sociétés mères étrangères qui détenaient un actif important au Canada (50
millions de dollars ou 50 p. cent des actifs totaux) étaient instaurés. Les projets d’investissement
visant des « installations entièrement nouvelles », dans les secteurs économiques exemptés,
n’étaient plus assujettis à l’examen gouvernemental (Globerman et Shapiro, 1998 : 23). En outre,
il était prévu que le remodelage de la Loi engendre une diminution atteignant jusqu’à 90 p. cent
du nombre d’évaluations.
75. Les critères de l’avantage net de la LIC continuent toujours d’évaluer les projets d’IDE en
fonction de :
l’effet de l’investissement sur le niveau et la nature de l’activité économique au Canada,
notamment sur l’emploi, la transformation des ressources, l’utilisation de pièces et d’éléments
produits et de services rendus au Canada et sur les exportations canadiennes;
l’étendue et l’importance de la participation de Canadiens dans l’entreprise canadienne ou la
nouvelle entreprise canadienne en question et dans le secteur industriel canadien dont cette
entreprise ou cette nouvelle entreprise fait ou ferait partie;
l’effet de l’investissement sur la productivité, le rendement industriel, le progrès technologique,
la création de produits nouveaux et la diversité des produits au Canada;
l’effet de l’investissement sur la concurrence dans un ou plusieurs secteurs industriels au Canada;
la compatibilité de l’investissement avec les politiques nationales en matière industrielle,
économique et culturelle, compte tenu des objectifs de politique industrielle, économique et
culturelle qu’ont énoncés le gouvernement ou la législature d’une province sur laquelle
l’investissement aura vraisemblablement des répercussions appréciables;
la contribution de l’investissement à la compétitivité canadienne sur les marchés mondiaux .
76. Trudeau annonça en 1981 la mise en place de la commission et confia alors le mandat à son
ancien ministre des finances, Donald Macdonald. Bothwell (1992 :143) soutient que le choix de
Macdonald était censé refléter les principales orientations du gouvernement Trudeau. Ce dernier
avait été membre du cabinet et était un disciple de Walter Gordon. Or, la commission s’est
surtout penchée sur les perspectives de développement économique du Canada tandis que son
président a vite fait de se ranger du côté des revendications libre-échangistes des entreprises.
Selon l’auteur, le changement idéologique de Macdonald en faveur du libre-échange s’est exécuté
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
250
pendant son passage au ministère des Finances, lorsqu’il s’est rendu compte de l’échec de la
Troisième voie.
77. Propos recueillis d’un expert
78. Il est difficile de ne pas faire un lien entre l’appel lancé par Milton Friedman en 1970, la
réaction des milieux académiques au cours des années 1970, et., par la suite, les revendications
des milieux d’affaires et politique. On fait aussi allusion aux travaux de John Dunning et d’Alan
Rugman, qui concevaient les FMNE non plus comme des entreprises possédant ou contrôlant des
installations de production dans deux ou plusieurs pays, mais comme des institutions
coordonnant efficacement l'utilisation d’actifs intermédiaires générés dans un pays. Rugman,
très impliqué auprès des milieux d’affaires et du gouvernement canadien au cours des années
1980, plaidait pour la défense des IDE au Canada ainsi que la nécessité d’un accord de libreéchange avec les États-Unis. Sa croyance en l’efficacité supérieure des FMNE l’amenait d’ailleurs
à effectuer une sorte de « lobbying » auprès des instances politiques et académiques afin de faire
reconnaître les bénéfices de l’IDE des FMNE.
79. Broadbent reprenant les déclarations du sous-secrétaire au Commerce, décriait qu’au sein des
négociations de l’accord de libre-échange se situait l’acceptation tacite du principe de nonintervention de l’État sur les prises de contrôle des entreprises canadiennes par des étrangers
80. Débats de la Chambre des communes, 33e Législature, 2e Session : Vol. 5, 6240, https://
parl.canadiana.ca/browse?show=fra_c_debates
81. Une grappe est un ensemble de branches d'activités reliées par des rapports verticaux ou
horizontaux (Porter, 1991 : 63).
82. Discours du trône, 1991.
https://lop.parl.ca/sites/ParlInfo/default/fr_CA/Parlement/
procedure/discoursTrone
83. L’intérêt pour les FMNE, surtout dans les pays développés, mais de plus en plus dans les pays
en développement, était d’ailleurs grandissant. La CNUCED commençait à publier en 1990 ses
rapports sur l’Investissement dans le monde en plus de mettre sur pied l’année suivante la revue
Transnational Corporations. Du point de vue académique, quelques auteurs ont eu une influence
importante sur la recherche dans ce domaine. L’ascendance de John H. Dunning, devenu
responsable du comité scientifique de la publication Transnational Corporation, était d’ailleurs
palpable, non seulement en ce qui concerne les thèmes de recherche proposés à partir des années
1990, mais aussi les méthodes et les questionnements émergeant sur ce sujet. Un effort notable
était déployé pour comprendre et proposer des solutions afin que les États puissent mieux
bénéficier des retombées des IDE dans un contexte où leurs actions envers celle-ci devaient
intégrer les nouvelles normes économiques mondiales.
84. Une attention particulière était aussi portée à la gestion budgétaire et à la diminution de la
dette. Certains ajustements de politiques publiques émanaient d’une reconnaissance des besoins
et enjeux des entreprises. Le discours du Trône de 1994 faisait état, à cet égard, d’une volonté que
les entreprises canadiennes « adoptent une attitude plus dynamique afin de tirer davantage parti
des marchés étrangers ». L’accès des Canadiens aux marchés étrangers était une priorité qui se
reflétait dans les diverses ententes commerciales et d’investissement conclu par le Canada.
85. Au cours d’une entrevue réalisée en 2012, Edward Safarian mentionne que l’enjeu des
acquisitions au Canada avait été très peu abordé jusqu’à ce qu’un collègue lui demande de se
pencher sur cet enjeu spécifique et qu’il se rende compte d’un changement important dans le
type d’IDE au Canada . Il relate d’ailleurs que la première ébauche d’une note qu’il rédigea sur la
question des acquisitions d’entreprises canadienne par des étrangers s’était rendue jusqu’au
greffier du Bureau du Conseil privé, qui l’interrogea peu de temps plus tard sur les effets de
l’accroissement des acquisitions au Canada.
86. Lors de l’annonce en chambre, le ministre des Finances Flaherty réitéra que la concurrence
demeurait essentielle à la coordination de la vie économique canadienne.
87. Communément appelés sociétés d’État
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
251
RÉSUMÉS
Les motivations et les objectifs qui configurent les actions d’un État reposent sur un ensemble de
variables, parfois instituées par la conjonction d’idées et de débats. Le cas de l’investissement
direct étranger au Canada présente à cet égard un intérêt particulier en raison des nombreux
débats qui se sont succédés. Cet article propose de les revoir sous forme chronologique, de la
Politique nationale jusqu’à aujourd’hui. Un accent spécifique est mis sur l’évolution des idées et
motivations de l’État canadien vis-à-vis des firmes multinationales étrangères. Les objectifs
économiques fondamentaux poursuivis par le gouvernement seront ainsi distingués des idées sur
les moyens pour les atteindre. Cette longue traversée permet de mieux comprendre non
seulement les enjeux des différents débats, mais aussi les interrelations entre ceux-ci et l’impact
de certaines idées sur les institutions économiques canadiennes.
Motivations and objectives that shape the actions of a state are based on a set of variables,
sometimes instituted by the conjunction of ideas and debates. The case of foreign direct
investment in Canada is of particular interest in this regard because of its long and rich
experience in Canadian history, entwined by the many debates that have followed one another.
This article proposes to review chronologically these debates, from National Policy to the present
day. A specific emphasis is placed on the evolution of ideas and motivations of the Canadian state
vis-à-vis foreign multinational firms. The fundamental economic objectives pursued by the
government since the Second World War are thus distinguished from the ideas on the means to
achieve them. This long journey allows us to better understand not only the issues at stake in the
various debates, but also the interrelationships between them and the impact of certain ideas on
Canadian economic institutions.
INDEX
Mots-clés : investissements directs étrangers, débats politiques, histoire économique
canadienne, canadianisme
Keywords : foreign direct investment, political debates, Canadian economic history,
Canadianism
AUTEUR
BENJAMIN LEFEBVRE
Ph. D. en science politique, Lefebvre.benjamin@gmail.com
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252
La tradition collectiviste
québécoise : renouer avec une
pensée économique supprimée pour
renouveler le modèle de
développement du Québec
Renewing the economic development model in Québec through a revival of its
collectivist tradition
Philippe Dufort, Mathieu Dufour, Simon Tremblay-Pepin, Colin Pratte et
Alexandre Michaud
01. Introduction
1
Les fondements du modèle de développement économique du Québec sont
actuellement fragilisés par une série d’enjeux importants : la crise écologique vient
remettre en question le modèle économique extractiviste dans lequel s’inscrit
l’économie minière, forestière et agro-industrielle qui structure le développement
régional (Tremblay-Pepin et al., 2015) ; la crise sanitaire liée à la COVID-19 a illustré la
dépendance de l’économie du Québec à certaines importations clés et questionne la
viabilité d’une économie intégrée des chaînes de production mondialisées (Foster et
Suwandi, 2020) ; la mise en concurrence internationale des salariés déstabilise les
espaces de concertation entre patronat, gouvernement et syndicats (Tremblay et
Rolland, 2003). Face à l’enchevêtrement de ces enjeux qui compromettent la
reproduction du modèle québécois, il semble utile de revisiter la pensée économique
québécoise qui précède et entoure la Révolution tranquille. Une étude des débats
économiques du 20e siècle montre que certaines idées ont été mises de côté tandis que
d’autres ont façonné l’imaginaire d’acteurs qui allaient contribuer à
l’institutionnalisation du modèle québécois.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
253
2
La première moitié du 20e siècle est marquée par l’intégration du Canada français au
capitalisme industriel. Voulant sortir les Canadiens français de la marginalisation
économique, un nouveau courant économique nationaliste élabore un projet de reprise
en main de l’économie par les Canadiens français axés sur une économie coopérative et
la décentralisation politique. Ses principaux représentants intellectuels sont Errol
Bouchette, Édouard Montpetit, Esdras Minville, Olivar Asselin, Anatole Vanier,
François-Albert Angers et André Laurendeau qui s’expriment dans la revue l’Action
française — plus tard l’Action nationale.
3
En s’attardant aux propositions élaborées par ce courant de pensée, ce texte souhaite
contribuer à relever les défis contemporains du Québec à l’égard de l’économie, la
condition salariale et la gestion de l’environnement1.
4
Les travaux du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) sur les
institutions héritées de la Révolution tranquille éclairent le « particularisme
québécois » à l’œuvre (Bélanger et Lévesque, 1994). Par l’étude de la pensée
économique de la première moitié du 20e siècle, nous croyons enrichir leurs travaux en
soutenant que certaines idées collectivistes furent écartées par les décideurs de la
Révolution tranquille alors que l’avenue d’une démocratisation de l’économie est
laissée de côté au profit de la formation d’une bourgeoisie québécoise encadrée par une
intervention étatique centralisée. Nous émettons l’hypothèse que ces décideurs se sont
retrouvés face à un choix historique commun pour les mouvements d’émancipation
nationale : prendre contrôle du système légué par la relation coloniale en formant une
élite politique, technocratique et économique endogène ou viser une transformation
profonde du système en élaborant une alternative propre à la société en question,
ancrée dans sa culture et sa trajectoire historique. Face à la crise du modèle fordiste
durant les années 1970, la solution de la démocratisation sera une fois de plus écartée
au profit de la transition québécoise vers le néolibéralisme. Cette hypothèse cherche
donc à retracer une généalogie de la pensée économique collectiviste en considérant les
rapports de force historiques qui ont mené à sa suppression.
5
Notre texte suit une synthèse des transformations du modèle de développement du
Québec depuis le siècle dernier, que nous divisons en trois périodes — 1900 à 1960 ; 1960
à 1980 ; 1980 à nos jours. Chaque période historique sera analysée par l’étude de
relations contradictoires entre des variables matérielles, intellectuelles et
institutionnelles. En conclusion, nous proposons un programme de recherche visant à
préfigurer un modèle de développement québécois contemporain inspiré de la
tradition collectiviste.
02. La genèse de la tradition intellectuelle collectiviste
(1900-1960)
6
Lors de la première moitié du 19e siècle, les Premières Nations passent de
« partenaires » commerciaux et militaires à populations encombrantes qui doivent être
assimilées. La dépossession territoriale dont elles sont victimes est alors approfondie.
Dès 1820, le système des réserves modernes est mis en place, ce qui les exclura de tout
rôle économique central au Canada français. Les révoltes canadiennes-françaises de
1837-38 sont matées et débutent en 1840 la période moins tumultueuse de la
survivance. Le Canada français est intégré à la logique mercantiliste de la métropole
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254
anglaise, qui, en dehors de l’industrialisation de Montréal, ne laisse se développer
ailleurs au Québec qu’une agriculture et industrie de subsistance (Bernier et Salée,
1995). Ceci découle des structures féodales héritées de la Nouvelle-France, qui seront
réimposées par l’État canadien au moment de la Confédération à la suite de l’échec des
rébellions de 1837-38 comme stratégie coloniale de subordination économique et
politique.
7
Au tournant du 20e siècle, le Québec est engagé dans une transition vers le capitalisme.
L’élite commerçante anglophone, ayant exclu du jeu économique les Premières Nations
et confinant les francophones au rôle de main-d’œuvre bon marché, est au cœur de ce
processus en impulsant l’industrialisation (Bélanger, 1998, p. 61).
8
Ce processus implique une prise en charge marchande de l’économie, synonyme
notamment d’une séparation du travail et du capital (Paquet et Wallot, 1982, p. 501). La
subsistance des Canadiens français urbains—et progressivement celle des ruraux—
passe désormais par le marché (ibid.). Au Québec, ces nouveaux rapports de propriété
se déroulent dans une hybridation avec les institutions coloniales, instiguées par un
pouvoir économique majoritairement anglo-saxon au désavantage des Canadiens
français (Roby, 1976).
9
Trois conséquences principales découlent de cette transition canadienne-française au
capitalisme : l’industrialisation, l’urbanisation rapide et l’émigration massive vers les
États-Unis. Entre 1861 et 1931, le taux de population urbaine du Québec passe de 14,9 %
à 59,5 % (Linteau et al., 1989a, p. 167, 1989b, p. 55). Néanmoins, un manque
d’approvisionnement en ressources telles que le charbon et le minerai de fer et la
hausse des tarifs américains contribue au faible taux d’industrialisation québécois
(McInnis, 2000, p 125-127). C’est pourquoi la pauvreté, que nombre d’entre eux fuient
en quittant la campagne, n’est pas moins grande dans les faubourgs de Montréal
(Aranguiz et Fecteau, 1998)2. Cela va pousser, entre 1830 et 1930, un million de
personnes à quitter le Québec afin de rejoindre les centres industriels du nord-est des
États-Unis en pleine croissance (McInnis 2000, p. 128).
10
C’est dans le contexte de ces bouleversements sociohistoriques que va émerger une
pensée originale, que nous qualifions ici de collectiviste, développée par une nouvelle
génération de penseurs nationalistes canadiens-français. D’un point de vue social, on y
décrit le paupérisme affligeant les populations urbaines (Laurendeau, 1936) ;
économiquement, on y dénonce le retard de développement entre le Canada français et
ses voisins à l’ouest et au sud, alors que les capitaux américains et anglais dominent la
vie économique et empêchent l’essor national (Angers, 1937) ; sur le plan des
ressources naturelles, on s’effraie de leur exploitation tous azimuts au bénéfice de tiers
(Minville, 1924).
11
Pour ces intellectuels catholiques, ces maux trahissent une société traditionnelle
fragmentée et déstructurée par l’industrialisation capitaliste. À leur avis, le Canada
français doit se doter d’un modèle de développement qui lie les enjeux de solidarité
sociale à la préservation de la nation canadienne-française et qui correspond à ses
valeurs héritées du catholicisme. Pour Minville, la « priorité absolue de l’intérêt
personnel comme mobile de l’activité économique » nuit au devenir de la nation
canadienne-française (1933, p. 6). Tous critiquent la régulation capitaliste pour avoir
réduit le travail à une opportunité de réaliser des bénéfices, sans égard à sa précarité et
à sa pénibilité (Warren, 2004, p. 223).
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255
12
Il n’est pas pour autant question chez eux d’abandonner cette société à une lutte des
classes, dont ils rejettent la violence révolutionnaire, jugée antinomique à la cohésion
et au lien social. Ces auteurs supposent la prééminence de la solidarité nationale sur les
rapports de classes et nie ainsi qu’elles ont des intérêts irréductiblement
contradictoires. « Qu’on le veuille ou non, toutes les classes d’une même société sont
solidaires » (Minville, 1938, p. 424 ; Warren, 2004, p. 226). En somme et contrairement
au mouvement socialiste français laïque, on fonde beaucoup d’espoir sur la religion
catholique et ses valeurs pour rebâtir un modèle de développement économique
porteur d’unité et de solidarité sociale. Or, malgré des éthos aux antipodes, les
catholiques sociaux canadiens-français et les socialistes de France proposeront des
solutions convergentes, notamment celle du modèle coopératif à travers la figure de
l’économiste français Charles Gide (Gide, 2001).
13
Les solutions envisagées face aux quatre enjeux déjà cités — la pauvreté, le besoin de
modernisation, la position subordonnée des francophones et la gestion des ressources
naturelles — varient selon ces penseurs. Premièrement, pour certains, la
démocratisation de l’éducation est préconisée comme condition préalable afin que le
peuple Canadien français se donne une organisation industrielle servant l’intérêt
général de la nation (Bouchette 1901a, p. 17 ; Montpetit, 1917, 1918). Minville,
convaincu que les maux sociaux trouvent une partie de leur explication dans « l’esprit
de la nation » dont les membres sont « l’expression concrète », insistera sur
l’importance d’une éducation qui non seulement offre une formation professionnelle,
mais transmet aussi une culture générale et une conscience morale et historique.
Autrement, des entreprises menées par des nationaux pourraient très bien reconduire
les maux combattus : « tout dépend de l’esprit dont elles procèdent elles-mêmes »
(Minville, 1951). En ce sens, le problème renvoie à un capitalisme dérégulé faisant
primer le profit sur toute autre considération sociale, et qu’il s’agirait ainsi de « réencastrer » au sein d’une nouvelle culture nationale transmise par un système
d’éducation robuste et accessible.
14
Pour ces penseurs, l’éducation demeure toutefois une condition insuffisante si les
Canadiens français ne se donnent pas des leviers de développement organisationnels et
financiers pour renverser la domination étrangère (Bouchette, 1901b). Ici, les
propositions concernent tour à tour le rôle de l’État, le plein usage de l’épargne
populaire ainsi que la configuration prise par le secteur privé. Il s’en dégage un modèle
de développement coordonné par un État supplétif (Angers, 1969 ; Minville, 1946,
p. 130-131), déployé à travers un complexe de coopératives rurales et urbaines
décentralisées (Durand, 1969 ; Laurendeau, 1947) et financées par l’épargne
canadienne-française (Montpetit, 1921). Ce modèle original est en porte-à-faux tant
avec le libéralisme économique triomphant que son alternative communiste ou
socialiste.
15
Pour Errol Bouchette, l’État doit assumer un rôle d’intervention décomplexé et devenir
« le centre scientifique de la province, le protecteur de l’ouvrier et le banquier de
l’industrie » (Bouchette, 1901a, p. 28). L’objectif est de faire contrepoids au secteur
privé contrôlé par des « capitalistes métèques » (Minville, 1924, p. 339) dans un
contexte où les investissements de capitaux étrangers se multiplient par un facteur de
17 au Canada entre 1900 et 1913 (Bélanger, 1998, p. 50). Olivar Asselin précisera ce
programme en défendant la souveraineté politique de l’État québécois (Pelletier-
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256
Baillargeon, 1996) et la nationalisation de secteurs clés de l’industrie, nommément les
chemins de fer, l’électricité et le gaz (Asselin, 1909).
16
Lorsqu’Esdras Minville joint la revue l’Action française en 1923, la grande industrie
privée étrangère est plus que jamais dépeinte comme n’étant porteuse d’aucun projet
social sinon que son propre développement, au détriment du tissu social canadienfrançais (Minville, 1924, p. 334-335). Mais il n’est pas pour autant prêt à soutenir le
développement d’un État omniprésent remplaçant le secteur privé. C’est en s’appuyant
sur l’encyclique sur le corporatisme économique (quadragesimo anno) de 1931 que
Minville résoudra finalement cet écueil dans ses écrits. En adoptant une approche de
subsidiarité, l’État deviendrait un supplétif au secteur privé, désormais reconverti en
coopératives dynamiques contrôlées par leurs membres à majorité canadiens-français
(Minville, 1946, p. 232-233). Minville imagine quatre niveaux de concertation
décentralisés permettant à la population de coordonner sa vie sociale et économique :
des associations professionnelles, un palier local et ensuite régional regroupant des
délégués de ces associations et finalement un « Office national des forces productives »
nourri des points de vue inférieurs dont le rôle est de coordonner la meilleure stratégie
nationale de développement. Cette structure est indépendante de l’État qui a pour rôle
de recevoir et d’adopter les solutions échafaudées démocratiquement (Warren, 2004,
p. 230). Cette organisation d’inspiration corporatiste a pour finalité une certaine
planification en mesure de limiter la puissance déterminante du marché.
17
Afin de favoriser une démocratisation de l’économie, Angers et Laurendeau insistent
sur le modèle du coopératisme, en misant particulièrement sur le potentiel
émancipateur des coopératives de consommateurs, à l’instar du modèle français du
début du 20e siècle exprimé notamment par la Fédération nationale des coopératives de
consommation. Ces coopératives débutent par des regroupements de consommateurs
qui possèdent mutuellement les commerces où ils achètent leurs marchandises et
peuvent ainsi prioriser les fournisseurs locaux. Ces coopératives peuvent ensuite se
regrouper en fédération et éventuellement devenir des entreprises de production.
Cette pratique est promesse d’une économie mutualiste, pacifiée par l’évacuation de
l’exigence du profit privé : s’il y a profit, il est retourné systématiquement aux
membres, qui sont avant tout motivés par la diminution du coût de la vie (Durand,
1969, p. 491 ; Laurendeau, 1947). Plus largement, ils estiment qu’il ne peut y avoir de
démocratie politique sans démocratie économique, où le peuple est en mesure
d’exercer un pouvoir direct sur l’économie afin de la mettre au service du bien commun
(Angers, 1940, p. 7 ; Warren, 2004, p. 231).
18
Afin de financer le développement de ces nouvelles coopératives, tous les économistes
identifient l’importance de canaliser l’épargne populaire au sein de leviers de
financement nationaux, notamment via les caisses populaires Desjardins. Cette
précieuse épargne doit impérativement être déviée des institutions financières
anglophones de Montréal et des États-Unis. Autrement, elle devient « une force qui
nous échappe et travaille contre nous » (Minville, 1924, p. 340).
19
Un troisième problème structurel auquel s’attardent ces penseurs porte sur
l’exploitation des ressources naturelles du territoire, dont ils critiquent l’absence de
politique favorisant leur 2e et 3e transformation au service du développement national.
S’inquiétant de la « politique de concessions sans recours » de droits de coupes
forestières accordés à des intérêts anglais et américains, Minville affirme : « il est assez
facile d’imaginer dès maintenant qui profite de l’épuisement de nos forêts et qui en
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257
souffrira demain. » (Minville, 1924, p. 338). Le premier geste préconisé est de dresser un
inventaire de ces ressources, dans un souci de planification rationnelle de leur
prélèvement (Minville, 1934).
20
L’exploitation des ressources naturelles doit donc s’inscrire dans une pensée plus large
de développement régional et national. Vanier insistera sur l’importance de prévoir
une transformation locale des ressources extraites avant leur exportation. Citant le cas
de l’amiante, il note qu’en 1921, les industriels étrangers ont revalorisé à hauteur de 82
millions $ une valeur d’amiante brut importé de 12 millions $ (Vanier, 1922, p. 327).
Cette transformation locale favoriserait une économie rurale forte et résiliente.
21
Avec une population éduquée, un État décentralisé et organisé sur le mode de la
subsidiarité, mais propriétaire des ressources, des coopératives comme moteur
économique mutuel et une épargne canalisée dans des institutions nationales
collectives, le Canada français disposerait de leviers lui permettant de gérer ses
ressources naturelles à son avantage. En somme, à l’orée de la Révolution tranquille,
l’école du nationalisme économique s’emploie à imaginer un modèle de développement
alternatif au libéralisme économique, présenté comme antagonique aux valeurs
catholiques canadiennes-françaises, en plus de causer l’appauvrissement économique
de la nation et de menacer sa préservation.
22
Or, ces propositions, principalement la forme de propriété coopérative comme
mécanisme de démocratisation de l’économie, entraient en contradiction avec les
visées des élites économiques anglo-saxonnes. Les investissements privés
internationaux pesaient de tout leur poids sur l’orientation du modèle de
développement du Québec (Bélanger, 1998, p. 66). L’État prend fait et cause pour
l’industrie, une posture particulièrement visible lors des luttes ouvrières et leur
répression (Harvey, 1980). S’il met bien en place une certaine protection sociale suite à
l’industrialisation et à l’urbanisation capitaliste — loi de 1921 du gouvernement
Taschereau sur l’assistance publique (Petitclerc, 2011) — celle-ci n’infléchit pas la
logique économique dominante. En palliant certains de ses effets délétères, l’État
permet au système de continuer à fonctionner et se développer. Malgré quelques
exceptions, comme l’intervention législative de 1910 qui interdit l’exportation brute de
bois à pâte et la nationalisation partielle de l’électricité en 1944 (Linteau et al., 1989a,
p. 416, 1989b, p. 53), les idées des penseurs nationalistes demeurent ainsi marginales au
sein du modèle de développement économique du Québec.
23
À partir de la seconde moitié du 20e siècle, une série de contraintes et d’ajustements
déstabiliseront ce modèle. À ce moment, le nationalisme économique nourrira en partie
l’imaginaire politique de la Révolution tranquille et l’émergence d’un nouveau modèle
de développement québécois. Le collectivisme des intellectuels nationalistes demeurera
toutefois écarté, pour être graduellement oublié.
03. La suppression de la tradition collectiviste par la
Révolution tranquille (1960 – 1980)
24
La seconde moitié du 20e siècle est marquée par le développement d’une série
d’innovations institutionnelles qui rompent avec le modèle passé de développement.
Cette section, après avoir contextualisé sommairement la Révolution tranquille,
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258
s’attarde à comprendre comment et pourquoi les idées collectivistes y furent
supprimées.
25
Plusieurs contingences révèlent les faiblesses structurelles du modèle québécois à
partir des années 1950. La crise économique débutant en 1957 montre l’incapacité du
« laissez-faire » de l’Union nationale à faire face aux fluctuations économiques
importantes. Des mouvements sociaux de contestation — syndicalisme et
féminisme — exigent des réformes qui se heurtent au conservatisme intransigeant du
régime de Duplessis, en plus de montrer les limites du « patronage » qui le caractérise
(Linteau et al., 1989b, p. 208). Une bourgeoisie francophone en essor se bute à un
plafonnement dans l’entreprise privée majoritairement anglophone (McRoberts et
Posgate, 1983, p. 122). Une hausse spectaculaire de près de 30 % de la population entre
1951 et 1961, couplée à une urbanisation atteignant 74.3 %, contribue au besoin d’une
fonction publique séculière (Linteau et al., 1989b, p. 433 et 535).
26
Le Québec est un cas exceptionnel du point de vue de la profondeur de la mutation dans
un contexte fordiste. Linteau et al. rappellent, citant l’indicateur du revenu moyen
selon l’origine ethnique, qu’au truchement de la Révolution tranquille, « les Canadiens
français sont encore des citoyens de seconde zone sur leur propre territoire » (1989b,
p. 205). Gagnon et al. (1992) ajoutent que la Révolution tranquille se déploie dans un
contexte de reconfiguration continentale de l’économie, où Montréal est
progressivement remplacée par Toronto à titre de cœur économique de l’Est du
Canada. À l’origine de cette « périphérisation » de Montréal se trouve le renversement
de l’axe est-ouest des échanges commerciaux en un axe nord-sud (Gagnon et al., 1992,
p. 4). Les capitaux non francophones contrôlent encore 86 % du secteur manufacturier
en 1961 (Bélanger, 1998, p. 104). Dans ce contexte, le Québec opte pour des politiques
nationalistes de protection sociale et des leviers économiques d’émancipation.
27
Une constellation d’acteurs en réfléchiront les termes au sein de revues telles que Cité
libre, l’Action nationale et l’Actualité économique ou encore à l’école des sciences sociales
de l’Université Laval du père Georges-Henri Lévesque (Dostaler et Hanin, 2005). Compte
tenu des sources ténues quant aux influences réciproques entre intellectuels et
décideurs durant cette période tumultueuse, nous concentrons notre propos sur la
figure de Jacques Parizeau et ses influences puisque son parcours intellectuel témoigne
de la rupture entre le nationalisme économique collectiviste du début du 20 e siècle et le
néonationalisme keynésien qui orientera finalement le projet de la Révolution
tranquille. Ce procédé nous permet de contextualiser certains des plus importants
choix institutionnels de l’époque en les liant à un bagage intellectuel spécifique.
28
Lorsque Jacques Parizeau entre aux HEC de Montréal et y rencontre le professeur
François-Albert Angers, il s’introduit à l’école du nationalisme économique. Si au début
du 20e siècle, la perspective d’émancipation économique canadienne-française mise de
l’avant par cette école ne pouvait constituer, à ses yeux, que des « vœux pieux »
(Parizeau, 1968), le contexte économique de la seconde moitié du 20 e siècle est tout
autre. De nouveaux leviers politico-économiques permettraient peut-être de surmonter
les enjeux traditionnels de la société québécoise. Tout d’abord, le revenu annuel par
habitant connaît une hausse marquée, passant de 655 $ en 1941 à 1455 $ en 1961
(Linteau et al., 1989b, p. 319). Ces salaires, en plus de faire reculer la pauvreté,
représentent des liquidités nouvelles pouvant être effectivement canalisées dans des
institutions d’épargne nationales. Le nouvel impôt provincial instauré durant la
décennie 1950 contribue également à la hausse des revenus de l’État. Fort de ces deux
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259
conditions préalables, un autre levier important peut se déployer : une ouverture
nouvelle dans les cercles de pouvoir à un interventionnisme économique décomplexé
d’inspiration keynésienne, en rupture avec le libéralisme économique strict des
décennies précédentes (Dostaler et Hanin, 2005).
29
Parizeau s’inscrira dans ce néonationalisme délesté de ses positions morales
conservatrices, mais également de son mutualisme coopératiste décentralisé. Pour lui,
la question centrale demeure celle des moyens économiques de l’autonomie politique.
Cette réflexion est partagée au même moment par plusieurs auteurs au Québec. Ceux-ci
vont toucher des questions plus précises telles que la critique des arrangements fiscaux
entre les gouvernements provinciaux et le fédéral (Croisat 1968, 245-249 ; Parenteau
1962), l’analyse des mouvements syndicaux canadiens (Côté 1965), et l’exposition des
difficultés d’une planification économique divisée entre deux entités souveraines
(Marczewski 1963, Parenteau 1970). Dans le champ du développement régional, des
initiatives furent élaborées afin d’augmenter le rôle du gouvernement provincial dans
la croissance des zones périphériques, avançant ainsi la cause de l’autonomie
administrative de la province. Tout cela souligne à la fois les entraves à l’autonomie
québécoise et les opportunités de développement de l’époque, souvent centrées autour
de l’État.
30
Parizeau, quant à lui, réduit la visée nationaliste de démocratisation de l’économie au
dessein d’autonomie économique du Québec, dont cette paraphrase d’Angers explicite
la mutation : « une autonomie politique, qui n’est pas accompagnée d’une certaine
autonomie économique, est un masque. » (Parizeau, 1956a, p. 156). Parizeau pense
l’autonomie économique avec le concept « d’espace économique » emprunté à son
professeur François Perroux. Ce dernier associe l’espace économique à des champs
d’action à différents niveaux des acteurs économiques qui ne peuvent être réduits à un
espace géographique. Par exemple, cela peut renvoyer à l’ensemble des relations
économiques entre des acteurs, comme des clients ou des fournisseurs, appartenant à
un même secteur d’activité. Cette approche, ne prêtant aucune valeur à l’acception
« libre » du marché comme mode de coordination et de régulation économique, fait la
part belle aux rapports de pouvoir entre les différents acteurs économiques (Perroux,
1950). Ces rapports de pouvoir, conçus comme étant asymétriques dans une économie
capitaliste, participent à la structuration des relations d’échange et à l’organisation de
la production. Un État doit, selon Perroux, intervenir directement afin d’influencer la
structure économique dans un sens qui correspond à l’intérêt de la société civile. Dans
cette ligne de pensée, la croissance ne prend sens chez Parizeau que par un
développement humain et des changements de structures au sein du capitalisme
(Parizeau 1957, p. 180). L’application au Québec du concept d’espace économique mène à
une reconfiguration de la structure de production industrielle à travers une
intervention directe de l’État, acteur assez fort pour accomplir ce qu’un laissez-faire ne
générait pas.
31
Cet accent mis sur le rôle de l’État dans la configuration des échanges et des
investissements nationaux n’est pas unique à Parizeau. On remarque de nombreux
articles dans l’Actualité Économique portant sur le rôle de l’État dans la transformation
du contexte économique québécois. Certains abordent les fonctions de l’État dans le
développement des zones périphériques (Michaud 1968), l’optimisation des
mouvements de capitaux entre les régions et les secteurs de production (Lotte 1962),
l’exploitation des ressources naturelles du Nouveau-Québec (Brochu 1964), le
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260
renforcement du secteur financier et des compagnies d’assurance (Bonin 1964), le tout
allant dans la direction d’une rationalisation des flux d’investissement par
l’intervention étatique. Dans le processus, on espère agir sur les termes d’échange de
l’économie du Québec et modifier à son avantage son intégration internationale
(Parizeau 1956b).
32
L’accès au crédit et la diversification des créanciers sont l’un des leviers d’intervention
identifiés par Parizeau afin d’influer sur les rapports de force sous-jacents et ainsi
structurer une économie nationale autonome. Cette question sera au cœur d’un des
faits d’armes les plus importants de la Révolution tranquille : la nationalisation
d’Hydro-Québec complétée en 1963 au moyen d’un emprunt à des banques américaines
contournant le « syndicat financier » local acquis aux intérêts des entreprises privées
d’électricité (Vallières, 2015).
33
Au cours de la Révolution tranquille, Angers et Parizeau s’éloignent intellectuellement,
personnifiant ainsi la rupture entre la conception des économistes nationalistes du
début du 20e siècle et celle du néonationalisme des années 1960. Pour Angers, les
politiques d’inspiration keynésienne dont se réclame Parizeau avec un accent
nationaliste « parraissent comme une tentative quasi désespérée … de sauver les
intérêts du capitalisme libéral » (Dostaler et Hanin, 2005, p. 166). Pour Parizeau
toutefois, qui rédige sa thèse à Londres auprès du keynésien James Meade, l’autonomie
économique du Québec passe par l’utilisation de leviers étatiques centralisés.
Autrement dit, si pour Angers il s’agit de dépasser le libéralisme par un nationalisme
coopératiste et corporatiste décentralisé (Angers, 1974), pour Parizeau, on doit plutôt
brider le libéralisme en lui insufflant une régulation sociale et renforcer le pouvoir de
l’État au service d’un projet d’émancipation nationale — sociétés d’État, bourgeoisie
francophone, leviers financiers, etc.
34
Lorsque le gouvernement Lesage est porté au pouvoir en 1960 et amorce les chantiers
institutionnels de ce qu’on nommera la Révolution tranquille, la nouvelle élite
technocratique doit articuler le projet d’émancipation économique des francophones à
une série de facteurs résumés par McRoberts et Postgate : la dépendance envers les
capitaux étrangers, les intérêts des classes ouvrière, moyenne et bourgeoise et la
division du travail entre francophones et anglophones à l’avantage de ces derniers
(1983, p. 289-292). Si une rupture idéologique s’opère quant au rôle de l’État dans la
régulation de l’économie, celle-ci se déploie à partir d’une pratique politique ne déviant
pas des fondamentaux du régime d’accumulation capitaliste (Racine et Denis, 1971).
Cela n’empêche pas pour autant de mobiliser l’épargne populaire à des fins de
développement (Parizeau, 1956b). On crée donc la Société Générale de financement
pour que puisse se former une bourgeoisie francophone et ainsi amoindrir le contrôle
étranger par des fleurons industriels québécois ; on canalise l’épargne des travailleurs
au sein de la nouvelle Caisse de dépôt et placement à des fins d’autonomie économique ;
on complète la nationalisation de l’électricité en plus d’engendrer d’autres sociétés
d’État au sein desquels des francophones peuvent y assumer des rôles de direction
(McRoberts et Posgate, 1983, p. 128). Cependant, ces interventions importantes de l’État
dans l’économie n’ont pas des bénéfices identiques pour tout le monde. Ce sont les
professions libérales et les cols blancs qui en bénéficient le plus au niveau salarial
(McRoberts et Posgate, 1983, p. 160). D’ailleurs, au tournant des années 1970, l’alliance
entre l’État et le milieu syndical s’effrite à la faveur d’un militantisme combatif, où
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261
« l’État vassal de l’entreprise privée » est assimilé à un vecteur « d’exploitation »
(Bélanger, 1998, p. 129).
35
Par ailleurs, le modèle de développement du Québec de la Révolution tranquille
préconise une approche hiérarchique. Une classe de technocrates éclairés est mise en
place (Simard, 1979), ce qui contraste avec le courant nationaliste de la première moitié
du 20e siècle et son accent mis sur des espaces locaux et régionaux de concertation
démocratique cheminant jusqu’à un État chargé de les appliquer.
36
Si le néonationalisme keynésien qui s’exprime dans les politiques centralisatrices de la
Révolution tranquille s’éloigne des solutions décentralisées et mutualistes défendues
par les intellectuels nationalistes d’avant-guerre, les mesures keynésiennes donnent
néanmoins certains résultats en matière de contrôle économique et financier : de 1961
à 1987, la propriété francophone de l’ensemble des entreprises passe de 47,1 % à 61,6 %
alors que le secteur de la finance bondit de 25,8 % à 58,2 % (Bourque, 2000, p. 63).
37
Le modèle de développement de la Révolution tranquille permet des progrès
socioéconomiques phénoménaux en établissant de nombreuses mesures de protection
sociale étatiques (Linteau et al., 1989b, p. 44-646 ; 665) 3. Ce modèle, voué à domestiquer
le capitalisme marchand par la régulation et la redistribution publique centralisée, aura
permis au Québec une hausse généralisée du niveau de vie et la réduction des
inégalités. La démarchandisation des risques sociaux par leur inclusion au sein de
l’économie publique aura permis à une génération de technocrates de résoudre bon
nombre des problèmes les plus criants de la société québécoise : services en éducation
et en santé publiques, émergence de l’entrepreneuriat francophone, consolidation de la
souveraineté financière de l’État, etc. En somme, la Révolution tranquille réalise
incontestablement un aspect du projet collectiviste : octroyer davantage de pouvoir
structurel sur l’économie à l’État et à mettre ce dernier au service d’un projet
d’émancipation nationale.
38
Ce projet apporte aussi des gains sociaux. Entre autres, l’État québécois va adopter une
suite de réformes permettant une amélioration considérable de la situation féminine.
Les femmes obtiennent le droit de poursuivre des études supérieures, acquièrent une
autonomie légale au sein du mariage, et des femmes sont élues à l’Assemblée nationale
(Descarries 2005, p. 148-149). On voit aussi des transformations importantes sur le plan
des mouvements féministes, qui deviennent plus actifs dans la sphère politique et
syndicale. Cela permet l’instauration d’une dynamique partenariale entre l’État et les
groupes féministes, ce qui est cohérent avec la logique de l’époque (Descarries 2005,
p. 148-149). Par contre, ces progrès restent limités et la culture patriarcale dominante
sera sujette à de nombreuses critiques. Les femmes ont une présence moindre dans la
sphère politique et dans les journaux influents, et l’attitude générale des dirigeants
sera de mettre au second plan les enjeux relatifs à la discrimination sociale. Comme
l’explique Dumont (2008, p. 122), le courant de modernisation de l’époque s’adresse
surtout à un « nous » abstrait, une sorte d’agglomérat national, qui promeut une visée
économique et démocratique « essentiellement androcentrique ». Dans ce cadre
homogène, « les revendications de femmes ne sont pas jugées nécessaires » et sont
plutôt perçues comme le problème des femmes en tant que groupe ou individus.
39
Ce même modèle souffre également de nombreuses limites propres à l’État providence.
Notamment, les décideurs de l’époque rompent définitivement avec la tradition
intellectuelle collectiviste quant à ses objectifs de démocratiser l’économie. La
régulation de l’économie est menée par un État bureaucratique et centralisateur
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fortement articulé aux intérêts de la nouvelle bourgeoisie francophone. Au tournant
des années 1980, les tensions de classes reconduites dans le modèle de développement
de la Révolution tranquille s’exacerbent alors que la nouvelle bourgeoisie francophone
réclame une diminution de la régulation étatique de l’économie (Linteau et al., 1989b,
p. 476). L’héritage de démocratisation de la régulation économique de la Révolution
tranquille, bien que réduite au cœur de l’État, sera de plus en plus sous pression.
04. La déliquescence des traces institutionnelles
collectivistes (1980 à nos jours)
40
Le boom exceptionnel d’après-guerre commence à s’essouffler dès le début des années
1970. Le Québec est lui aussi emporté par le ralentissement économique généralisé : le
taux de chômage avoisine les 10 %, avec un pic atteignant 16 % au début des années
1980 (Bélanger, 1998, p. 146). La crise économique, jumelée à une hausse importante
des taux d’intérêt, alourdit le poids de la dette publique (Dufour et al., 2019, p. 122).
Pour Linteau et al., cette crise économique constitue « un point de rupture » du modèle
de développement québécois axé sur une forte régulation étatique (1989b, p. 475).
41
Ce contexte contribue à éroder la relation qu’entretiennent le milieu syndical et la
communauté d’affaires à l’égard de l’État québécois : pour le patronat, l’État est
identifié comme une cause du marasme économique et son rôle interventionniste doit
être révisé, tandis que les syndicats dénoncent les coupures de salaires, comme les
compressions salariales de la fonction publique en 1982 (Linteau et al., 1989b, p. 711).
42
Ce rapport critique à la centralisation étatique touche également un ensemble de
groupes sociaux et d’organisations politiques qui, se sentant trahis par les dirigeants
politiques, seront plus enclins à des stratégies anti autoritaires et non réformistes
(Lambert-Pilotte et al. 2007, p. 139). On verra se multiplier dès les années 1970 les
projets de coopératives, d’entreprises autogérées et de groupes affinitaires qui
adoptent des stratégies de transformation sociale d’inspiration libertaire. À leur façon à
la fois moins nationaliste et plus militante, ces groupes adoptent la part collectiviste,
démocratique et décentralisatrice du projet d’émancipation oublié par la Révolution
tranquille. Toutefois, leurs projets restent cantonnés aux marges du développement
économique. Certains de ces projets se réuniront dans les années 1980 dans la
mouvance naissante de l’économie sociale et solidaire.
43
L’offensive néolibérale vise ainsi à la fois à relancer la croissance, restaurer le pouvoir
de l’élite économique et asseoir la légitimité des impératifs de marché. Ce projet
politique va s’appuyer sur une restructuration de l’État, basée sur une rationalisation
des programmes sociaux et une dérèglementation des marchés pour stimuler
l’investissement (Bernard, 1997). C’est dans ce contexte de fracture sociale que le
gouvernement libéral de Bourassa est porté au pouvoir en 1985, celui-ci s’ouvrant alors
à une transformation du mode de régulation étatiste du marché par une vision inspirée
des propositions néolibérales en circulation en Occident (Bélanger, 2000). La même
année, un « comité des sages » est institué pour étudier à l’échelle québécoise
l’efficience de la dérèglementation, de la privatisation et de la diminution de la taille de
l’État (Québec, 1986a, 1986b, 1986c). On allègue en ce sens la libéralisation de sociétés
d’État tels que la SAQ, la SÉPAQ, la SGF et une partie du réseau hospitalier. Pour les
partisans d’une réforme néolibérale, la compétitivité de l’économie du Québec exige
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également une révision du rapport salarial : là encore, l’État surrégulerait la relation
capital-travail, une considération qui deviendra plus prégnante vers la fin des années
1980 avec la signature de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis. Ce plaidoyer en
faveur d’une prééminence de la régulation marchande contredira l’essentiel des
institutions de protection sociale du Québec héritées de la Révolution tranquille.
44
Or, ce plaidoyer n’est justement, en partie, qu’un discours. Le néolibéralisme est à la
fois une promotion de la privatisation des services et une modification du rôle de l’État
(Dardot et Laval 2010). Cette transformation consiste non pas à réduire la taille de
l’État, mais à modifier son intervention en faisant un créateur de marchés ou de quasimarchés. Ainsi, il faut transférer le pouvoir de décision d’instance politique et
décisionnelle vers des marchés ou des organisations qui les imitent, que ces
organisations soient publiques ou privées importe peu (Hurteau et al., 2019).
45
La dérégulation néolibérale ainsi que la crise du modèle fordiste stimulent un
mouvement communautaire et une économie sociale cultivant des aspirations de
démocratisation de l’économie et des services publics (Bélanger et Lévesque, 1992).
Placé devant un discours de marchandisation, ce mouvement est vite contenu dans une
négociation où l’idéal collectiviste est évacué. Suite au Sommet sur l’économie et
l’emploi de 1996, le gouvernement Bouchard consolide une politique austéritaire par
l’adoption d’une loi sur le déficit zéro tout en investissant massivement dans le
développement de l’économie sociale (Comeau et al. 2002). Le gouvernement tentera
alors d’instrumentaliser l’économie sociale pour accomplir le projet néolibéral ; on
passe d’une économie sociale marginale, mais agissant comme vecteur de
démocratisation, à une économie sociale de service devant pallier les transformations
de l’État providence (Lévesque et Petitclerc, 2008). Si cette transition permet une
croissance du mouvement de l’économie sociale, qui reste tout de même une
opportunité de démocratisation, celle-ci est fortement critiquée. On accuse entre autres
l’économie sociale et solidaire de devenir dépendante des subventions de l’État, d’être
un levier insuffisant pour répondre aux besoins sociaux et d’insérer des modèles de
gestion privée dans la production et la distribution de biens sociaux (Boivin et Fortier
1998).
46
Le modèle salarial se transforme sous l’effet de l’intensification de la concurrence, qui
mène à une baisse du taux de syndicalisation au Québec à partir de 1992 (Lapointe,
2014, p. 29). On assiste à l’instauration d’un rapport de force au désavantage des
travailleurs : leurs salaires stagneront à partir du sommet atteint en 1976, malgré la
hausse de productivité du travail de 34,5 % depuis 1983 (Rouillard et Rouillard, 2020,
p. 14).
47
Du point de vue environnemental, la mainmise étrangère, particulièrement dans le
domaine minier — seulement 11,9 % des investissements miniers sont issus de capitaux
québécois en 2019 (ISQ, 2019) — s’accentue suite à la mutation partenariale de l’État
dont le Plan Nord de 2011 sera un exemple patent.
48
La régulation néolibérale de l’économie engendre également une proximité entre les
élites politiques et économiques. Au Québec, un phénomène de portes tournantes est
observable, ce qui exacerbe la crise de la représentation démocratique libérale (LaurinLamothe, 2019).
49
En somme, si le virage néolibéral n’a pas fait disparaître les formes institutionnelles
héritées de la Révolution tranquille, il a néanmoins restructuré les rapports sociaux
internes à ses institutions. Ainsi, les programmes sociaux s’accompagnent souvent de
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conditions plus restrictives d’accès, couplées à des mécanismes disciplinaires répressifs
accrus. Le modèle « hybride » qui en ressort demeure aux prises avec des facteurs de
déstructuration : la mondialisation continue d’exercer une pression sur le régime de
relations de travail du Québec ; la financiarisation de l’économie affecte le
développement industriel en le soumettant à l’exigence d’une rente financière
(L’Italien et al., 2012) ; la crise climatique invite à une réflexion collective sur le modèle
actuel de développement.
50
Paradoxalement, c’est de la privatisation et du désengagement de l’État que certaines
pratiques collectivistes referont surface durant cette période. En effet, l’État renvoie
vers le communautaire et l’économie sociale une part croissante de la protection
sociale (Depelteau et al., 2013). Les multiples programmes et subventions voués à
réaliser ce virage, combinés au rôle croissant des fondations philanthropiques,
participeront à l’essor de l’économie sociale en parallèle d’une concertation « néocorporatiste » renouvelée (Lévesque et Petitclerc, 2008). Cette résurgence de certains
aspects du projet collectiviste — tel que la création locale d’organisations
démocratiques pour répondre à des problèmes sociaux — demeure toutefois
essentiellement différente de la pensée des penseurs nationalistes puisqu’elle contribue
à l’influence du marché sur les choix socio-économiques plus qu’elle ne les limite. En
effet, ces organisations précaires demeurent dépendantes de la vente de leurs services
sur le marché, du financement arbitraire de fondations philanthropiques (Fortin, 2018)
et d’un soutien public insuffisant (Juan, Laville et Subirats, 2000). Que signifierait
aujourd’hui une résurgence de la tradition collectiviste québécoise sur ses propres
bases ? De ce questionnement naît une invitation à générer de nouvelles
problématiques dans une approche interdisciplinaire croisant l’économie politique du
développement et de l’étude des innovations sociales.
05. Conclusion
51
Ce texte fait l’hypothèse que l’enchevêtrement des crises structurelle, salariale,
écologique et démocratique qui plombent aujourd’hui le « modèle québécois » le place
à nouveau à un point de jonction. Quatre avenues de recherche permettraient
d’explorer le potentiel du modèle de développement collectiviste afin de résoudre ces
crises.
52
Premièrement, les pressions de la mondialisation de l’économie réduisent
progressivement le pouvoir structurel de l’État québécois et ses mécanismes de
protection sociale. La création d’un Québec Inc. visant à renégocier les termes de
l’intégration du Québec à l’économie mondiale aura ainsi mené à un cul-de-sac puisque
cette bourgeoisie nationale aujourd’hui confiante d’elle-même a désormais intérêt soit
à quitter le territoire national pour faire ses profits ailleurs, soit à infléchir le modèle
québécois afin d’en faire un espace économique plus compétitif en diminuant salaires
et avantages sociaux. Afin de protéger une divergence renouvelée du modèle québécois
face aux pressions homogénéisantes de l’économie globale, des recherches sont
nécessaires pour repenser le rôle de la finance souveraine et semi-souveraine de
manière à favoriser des circuits économiques courts et une démocratisation de
l’économie. L’économie sociale, trop souvent « limitée à un rôle supplétif à l’égard de
l’économie de marché » (Lévesque et Petitclerc, 2008, p. 30) est une avenue à
approfondir. À ce propos, la tradition collectiviste nous amène aussi à explorer les
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pistes d’un éventuel développement généralisé d’entreprises publiques régionales et
locales.
53
Deuxièmement, les idées collectivistes d’avant-guerre offrent des pistes de solution à la
crise salariale actuelle. Les penseurs nationalistes insistent sur les avantages
démocratiques et sociaux de la forme de la coopérative. Un modèle économique
fortement structuré sur des entreprises collectives possédées par les travailleurs ou les
consommateurs serait moins sujet tant aux pressions des marchés internationaux qu’à
la délocalisation des emplois (Mazzarol et al., 2014, p. 14). De même, la coordination des
différentes coopératives offre des options de contournement des marchés mondialisés.
Les entreprises collectives favorisent également la redistribution des revenus (Favreau,
2008, p. 83) — un élément déjà identifié par les penseurs nationalistes — afin de réduire
les inégalités.
54
Troisièmement, bien que l’actuelle crise environnementale aigüe soit un anachronisme
pour l’époque des économistes nationalistes, leurs soucis affichés quant à une saine
gestion des ressources naturelles rendent leurs idées toujours pertinentes pour
élaborer une structure industrielle dynamique et soutenable écologiquement. Un
contrôle de l’industrie par les gens qu’elle affecte directement peut contribuer à
diminuer ses impacts négatifs sur la nature et la population. Ceci implique de repenser
la finalité de l’exploitation des ressources, afin qu’il y ait une meilleure adéquation
entre les besoins des communautés concernées et les écosystèmes dans lesquels elles
sont situées. Cela exige aussi de remplacer les impératifs de marché et de profitabilité
par l’instauration d’un réseau de coopératives coordonnées par de nouvelles
institutions de planification démocratiques de l’économie. Ainsi, il s’agit de concevoir
une politique industrielle verte fondée sur le développement d’entreprises collectives,
dont leur structure démocratique ainsi que leur forte tendance à l’intercoopération
s’intègrent plus aisément à des espaces de planification que les entreprises
traditionnelles.
55
Quatrièmement, il semble important de démocratiser l’économie afin de ne pas
reproduire les mêmes dynamiques inégalitaires des dernières décennies. À l’encontre
du centralisme politique et économique hérité de la Révolution tranquille, le
collectivisme démocratique des penseurs nationalistes offre une avenue à explorer. Le
Québec s’est déjà doté d’organisations de développement économique régionales où
plusieurs acteurs économiques importants ont l’habitude de participer. Toutefois, il
faut se pencher sur les modalités de réformer, autonomiser et financer à grande échelle
ces espaces pour favoriser une transition vers une économie démocratisée. Les idées
d’Angers et de Minville quant aux fédérations démocratiques de mutuelles mobilisant
l’épargne populaire et orientant la planification économique au niveau national
constituent ici des pistes porteuses.
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NOTES
1. Notons que les écrits de ces hommes blancs, notables et catholiques comportent des éléments
discriminatoires sur les questions religieuses, raciales et sexuelles et ne reflètent certainement
pas la diversité des points de vue de l’époque.
2. Ce mouvement de marchandisation et ses conséquences sont souvent opposés par divers
mouvements de protection sociale et d’émancipation visant à contester la faible régulation du
marché (Fraser 2018). Par exemple, du côté de la protection sociale, des organisations syndicales
se forment pour défendre les travailleurs et pour militer en faveur de lois qui imposeraient de
meilleures conditions de travail (Rouillard, 2004). De même les sociétés de secours mutuels, les
cercles agricoles et les caisses populaires sont des formes d’organisation des travailleurs en vue
de leur émancipation (Lévesque et Petitclerc, 2008).
3. L’adoption de mesures de protections sociales au Québec s’explique en partie par un
changement de paradigme théorique au niveau national, mais appartient aussi à une
mouvance générale des pays développés libéraux vers le fordisme. Il serait impossible de
dissocier les événements ci-dessus de cette transformation du capitalisme qui s'effectue
s’effectue
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271
alors dans de nombreux pays, et dans d’autres provinces canadiennes. Ainsi, lorsque l’État
québécois instaure une assurance maladie universelle, celui-ci s’inspire directement de
politiques précédentes, et suit l’initiative d’autres provinces telle que la Saskatchewan
(qui était la première province canadienne à adopter un tel régime). À l’époque, la Révolution
tranquille est pour le Québec une période de rattrapage social, et les commissions établies
par le gouvernement vont grandement s’inspirer de l’Ontario, des provinces de l’Ouest, et des
États-Unis afin de tirer leurs conclusions (Desrosiers 1984, 360-361).
RÉSUMÉS
Une tradition de la pensée économique québécoise d’avant-guerre s’est perdue au cours du
siècle : le collectivisme. Cet article présente une synthèse des idées de penseurs nationalistes qui
posent les bases d’un modèle de développement alternatif. Le texte défend deux thèses. D’une
part, la tradition collectiviste fut supprimée durant la Révolution tranquille puisque la
démocratisation des leviers économiques qu’elle implique entrait en contradiction avec les
intérêts des élites politiques et d’affaires de l’époque. D’autre part, constatant l’inadéquation
croissante du modèle québécois à faire face aux enjeux structurel, salarial, écologique et
démocratique qui l’affligent au 21e siècle, l’actualisation de la tradition collectiviste permet
d’appréhender de nouvelles problématiques liées à la démocratisation de l’économie et à la
préfiguration d’un modèle de développement collectiviste résiliant.
Historically, economic thought in Québec had an important collectivist strand, which gradually
disappeared in the latter half of the twentieth century. In this article, we present a synthesis of
the ideas of nationalist thinkers who laid the bases of an original development path in Québec
that differs from the one eventually taken during the Quiet Revolution. We argue that the
collectivist elements in the tradition got suppressed during the Quiet Revolution because a
democratization of economic institutions was contrary to the interests of the economic and
business elites at that time. However, in our view, there are useful insights to be gleaned from
the collectivist tradition, which remains relevant today. A renewal of that tradition could
contribute to finding solutions to several important issues in Québec that the current
development model seems ill-equipped to address, such as the need for an ecological transition,
rising inequality, and a structural dependence on extractive industries.
INDEX
Keywords : development models, History of economic thought, Esdras Minville, François-Albert
Angers, Jacques Parizeau
Mots-clés : modèle de développement, histoire de la pensée économique, Esdras Minville,
François-Albert Angers, Jacques Parizeau
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
272
AUTEURS
PHILIPPE DUFORT
Professeur, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul,
pdufort@ustpaul.ca
MATHIEU DUFOUR
Professeur, Département des sciences sociales, Université du Québec en Outaouais (UQO),
mathieu.perron-dufour@uqo.ca
SIMON TREMBLAY-PEPIN
Professeur, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul,
stremblay@ustpaul.ca
COLIN PRATTE
Doctorant, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal (UQAM),
pratte.colin@courrier.uqam.ca
ALEXANDRE MICHAUD
Bachelier, École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul,
amich034@uottawa.ca
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Analyses et débats
Analysis and debates
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De l’influence de la pensée
macroéconomique sur la direction
des politiques économiques au
Québec de 1936 à 2003
On the influence of macroeconomic thought on the direction of Quebec
governments’ economic policies from 1936 to 2003
Alain Paquet
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275
01. Introduction
1
, Joseph Schumpeter (1954) définissait la pensée économique comme étant « la somme
de toutes les opinions et désir concernant les sujets économiques, en
particulier concernant les politiques publiques portant sur ces sujets qui, à un moment
1 2
donné et à un endroit donné, flottent dans l’esprit public ». Il ajoutait aussi que
« l’esprit public n’est jamais quelque chose d’indifférencié ou d’homogène, mais le
résultat de la division de la communauté correspondante en groupes et classes de
natures diverses » [Traduction libre].
2
3
Les éditeurs de ce numéro spécial sur la sociologie et l’histoire de la pensée économique
au Québec font remarquer à juste titre qu’une attention, somme toute limitée, a été
accordée à la contribution de l’évolution de la pensée macroéconomique sur la
conception et la pratique des politiques économiques.
Les travaux d’Owram (1985, 1986) offrent une excellente présentation de l’influence des
économistes comme universitaires et fonctionnaires en interaction avec les contextes
économiques et politiques jusqu’en 1945 au niveau fédéral. L’article de premier ordre
de Dostaler et Hanin (2005) est une exception notable qui retrace la diffusion et
l’implantation des idées de Keynes (1936) au Canada et au Québec des années 1930
jusqu’aux années 1960. Ledit article est certainement fort à propos pour établir la
genèse d’une influence de la pensée économique keynésienne sur la décision publique
en matières économiques. Il demeure toutefois pertinent de réfléchir et de chercher à
documenter l’influence de la pensée macroéconomique plus généralement, incluant
notamment l’influence keynésienne (comme elle était perçue) , par sa traduction en
orientations et en politiques économiques au Québec qui s’y fit plus lentement.
4
5
6
D’une part, la diffusion et l’intégration des idées de Keynes marquent la première
influence de la pensée macroéconomique exercée sur les politiques, mais avec un
regard de plus court terme lorsqu’on parle de régulation des cycles économiques.
D’autre part, des influences distinctes se font également sentir en intégrant une vue à
plus long terme des politiques. Les influences de Schumpeter, de la fiscalité et ses
impacts sur l’efficience, ou de la soutenabilité de l’endettement public s’inscrivent dans
cette optique. Enfin, notons que d’autres motivations politiques (par exemple, le
nationalisme, le rattrapage économique, la question nationale, ou sous la pression de
certains groupes) ont aussi alimenté l’interventionnisme en général sans que ce soit du
keynésianisme bien qu’on ait pu parfois en faire un amalgame.
Plusieurs administrations publiques dirigées en alternance par des partis politiques
différents se sont succédé au Québec depuis les années 1960. Certains enjeux, dont
notamment ce qu’on a appelé la question nationale entre les tenants du fédéralisme et
de la souveraineté du Québec et des développements affectant les conjonctures
économiques et politiques, ont tantôt certes teinté les débats politiques et les décisions
publiques.1 Nonobstant leur intérêt en soi, il y a lieu de chercher à comprendre
l’influence propre de la pensée économique.
En premier lieu, nous contextualisons l’évolution de la pensée économique en
macroéconomie, puis le développement et le déploiement des idées macroéconomiques
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276
en politique publique jusqu’à l’aube des années 1970 au Canada et au Québec. En
particulier, il est important de tracer les liens entre l’influence exercée par la pensée
macroéconomique au Canada avant Keynes, de Keynes et ses étudiants canadiens (qui
furent universitaires et hauts fonctionnaires ou conseillers) de 1945 à 1960, ainsi
qu’entre la pensée économique keynésienne et certaines résistances et attractions dans
le monde académique québécois jusqu’aux années 1960 témoins de beaucoup de
changements structurels avec la Révolution tranquille.
7
8
9
En second lieu, bien que nous référions à d’autres décideurs publics (élus et non élus)
qui ont joué un rôle important en politique économique québécoise, l’accent vise
principalement à situer les influences possibles de la pensée économique sur la
politique publique économique à partir des années 1970 à travers quelques exemples
représentatifs associés spécialement aux parcours de messieurs Robert Bourassa,
Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry.2 3Les orientations et les actions
économiques qu’ils ont mises de l’avant prennent souvent racine dans la formation
qu’ils ont reçue et les enseignements et enseignants auxquels ils ont été exposés. Cellesci sont notamment le reflet de l’approche keynésienne, mais elles ne sont pas pour
autant imperméables à d’autres influences de l’évolution des idées en économique. Par
ailleurs, les orientations et les gestes économiques posés doivent également être
compris dans le contexte des expériences vécues, des défis circonstanciels, sans faire
abstraction de la fonction publique qui les accompagnait. 4
Précisons que l’intention n’est pas de procéder à une analyse de toutes les décisions
publiques, même de nature économique, des différentes administrations que les
décideurs publics ci-mentionnés ont servies ou associées à toutes les fonctions
ministérielles qu’ils ont occupées. Cet article ne constitue pas non plus ni une analyse
biographique ni une étude complète des contributions et décisions publiques en
matière économique des protagonistes. L’objectif, plus circonscrit, est d’identifier des
liens, ou du moins de faire des rapprochements, avec l’évolution des idées et des
pratiques en sciences économiques, particulièrement macroéconomiques. Aux fins
d’illustration, des exemples clés de politiques économiques mises en œuvre sont tirés
de la fiscalité, des investissements en infrastructures, de la gestion des déséquilibres
budgétaires et des interventions directes d’un État-entrepreneur.
Le texte est organisé comme suit. La section 2 propose une brève revue des courants et
parcours de la pensée macroéconomique depuis le début du XXe siècle. La section 3
discute de l’émergence du keynésianisme jusque dans les années 1960 au Canada et au
Québec. Les sections 4, 5 et 6 traitent spécifiquement des approches et des influences
concevables de la pensée économique sur la politique publique à travers les rôles joués
et périodes marquées respectivement par Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques
Parizeau et Bernard Landry. Puis, deux sections discutent d’exemples associés aux
orientations des politiques budgétaires en matière de déficits et de la dette publique
(section 7) et de fiscalité (section 8). Ces sections permettent d’illustrer comment se
sont traduites lesdites influences en les regroupant par thème. La section 9 discute de
points de divergence et de convergence entre les protagonistes. Le tout est suivi d’une
conclusion.
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277
02. Quelques idées et faits marquants de l’histoire de
la pensée en macroéconomie à partir du XXe siècle
10
11
12
13
Tout au long du XXe siècle, la pensée macroéconomique connaît diverses avancées
théoriques et empiriques sous l’influence de nombreux épisodes historiques, à la
lumière de progrès méthodologiques et avec l’augmentation de la puissance de calculs
des technologies de l’information. Nous ne prétendons pas approfondir ni rendre
pleinement justice à l’évolution de la pensée et des méthodes en macroéconomie, mais
nous croyons important d’en esquisser un bref portrait.5
Aux XVIIIe et XIX e siècles, depuis le développement des théories économiques des
échanges et de la valeur (p. ex., Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill), de l’offre
et de la demande (p. ex. Jean-Baptiste Say, Alfred Marshall, Léon Walras), l’économie
dite classique (appelée alors économie politique) ne distingue pas entre la
microéconomie et la macroéconomie. Dans ce cadre, les actions et interactions
économiques sont à la base des ajustements de l’offre et de la demande vers l’équilibre
qui se reflètent sur les quantités produites et les prix. Les situations de surproduction
sont provisoires et n’appellent pas à des politiques gouvernementales pour faciliter les
ajustements.
La Grande Dépression des années 1930 marque le coup d’envoi de la macroéconomie
comme domaine distinct de la microéconomie. Dès lors, la microéconomie concentre
son attention sur l’analyse des choix individuels des ménages ou des entreprises et
l’études de certains secteurs ou marchés spécifiques dans différents contextes, sous
divers angles (p. ex. organisation industrielle, pouvoirs de marchés, théorie des jeux,
choix publics, etc.). L’objet d’étude de la macroéconomie porte sur la détermination des
grands agrégats associés notamment à la production, le revenu, la consommation,
l’investissement, les dépenses publiques, les taxes, la monnaie, de même qu’à l’emploi,
le chômage, ainsi qu’à l’inflation et les taux d’intérêt.
De fait, influencé par l’épisode de la Grande Dépression, alors que se développent
également des outils de comptabilité nationale, John Maynard Keynes présente en 1936
sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui, de manière surtout
littéraire, discutait au niveau agrégé d’un ensemble relativement cohérent de relations
entre plusieurs variables macroéconomiques. L’ouvrage va notamment mettre en
évidence l’attention à porter au court terme et le rôle que pourrait jouer la gestion de
la demande agrégée comme déterminant la performance économique sur les plans de la
production et de l’emploi. D’une part, il argue que des niveaux d’emploi et de
production peuvent demeurer à des niveaux insuffisants pendant un certain temps en
raison de rigidités, de changements dans la confiance des chefs d’entreprise ou d’autres
sources d’instabilités. Cela étant, en augmentant la demande agrégée, des interventions
gouvernementales en matière budgétaire (dépenses, taxes ou déficits) peuvent atténuer
les fluctuations cycliques et tendre vers le plein emploi, notamment par un certain
multiplicateur. En particulier, des déficits publics, soit le recours à l’émission de dette
publique pour financer un excédent des dépenses sur les recettes de l’État, peuvent se
justifier en période de récession ou d’un niveau de PIB plus faible que sa tendance ou
son niveau potentiel (et des surplus dans le cas contraire). 6 Sans en nier les effets, la
politique monétaire laisse davantage l’avant-plan à la politique budgétaire. Ce nouveau
regard génère de nombreuses recherches pour comprendre et évaluer la robustesse des
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
278
explications proposées par Keynes et, aussi, pour juger des prescriptions en découlant
et les opérationnaliser.7
14
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16
17
Parmi les économistes qui ont contribué à diffuser les idées de Keynes, on dénote Hicks
(1937), Hansen (1953) et Samuelson (1955). Hicks et Samuelson sont d’ailleurs les
précurseurs de la synthèse néoclassique en proposant une combinaison des éléments de
la théorie classique et de la version originale de la théorie keynésienne.
Essentiellement, à long terme, alors que les prix et salaires sont flexibles, la demande et
l’offre dans les différents marchés fonctionnent de manière classique conformément au
potentiel de l’économie. Cependant, à court terme, les fluctuations économiques autour
de la tendance de long terme du potentiel de l’économie sont tributaires d’ajustements
graduels et plus lents des prix et des salaires interférant avec le fonctionnement des
marchés (dont celui de l’emploi). Ceci est alors compris comme justifiant un rôle
contracyclique des politiques budgétaires et monétaires pour chercher à conserver
l’économie plus près de sa tendance de long terme.
La synthèse néoclassique formalise (souvent mathématiquement) les idées de Keynes,
facilite sa diffusion et son enseignement dans les universités et devient le creuset
relativement consensuel d’une grande partie de la profession économique. Deux
courants en émergent. Le courant keynésien met l’emphase sur l’utilisation des
instruments budgétaires pour atténuer les cycles économiques. Le courant monétariste
met en évidence comment la politique monétaire peut agir sur les fluctuations
économiques et influer sur la stabilité des prix et l’inflation. Les angles de ces deux
courants sont porteurs de débats quant à l’existence ou non d’une relation statistique
et théorique négative entre l’inflation et le chômage, associée à une courbe de Phillips
(1958). Le débat qui s’en suit se penche alors sur la possibilité ou non d’exploiter à court
terme un arbitrage entre l’inflation (ou le taux de croissance des salaires nominaux) et
le chômage.
Au cœur de ce débat, alors que s’installe, dans les années 1970, une période de
stagflation combinant à la fois des taux élevés de chômage et d’inflation, la révolution
des anticipations rationnelles initiée par les travaux de Robert Lucas fait ressortir
l’importance incontournable de la prise en compte des anticipations des agents
économiques dans la modélisation et la compréhension de l’économie, mais également
pour concevoir les politiques économiques et évaluer statistiquement leurs effets. (Voir
Lucas, 1981). Il faut souligner que cette dimension est jusqu’alors explicitement absente
de l’approche keynésienne. Le rôle des anticipations des agents économiques est plutôt
négligé ou repose sur une formulation ad hoc basée uniquement sur un regard du passé
(ou backward looking). En revanche, les anticipations rationnelles mettent de l’avant que
la prise de décisions optimales des ménages et des entreprises repose sur un regard
prospectif (ou forward looking) sur l’avenir en utilisant l’information disponible pour
chercher à éviter de commettre des erreurs systématiques et coûteuses. Le traitement
des anticipations entre alors durablement dans les générations subséquentes de
modèles d’inspiration plus ou moins keynésienne.
D’une part, au tournant des années 1980, des économistes intègrent les anticipations
rationnelles dans des modèles keynésiens qui mettent l’emphase sur des formes, plus
ou moins ad hoc, d’ajustements graduels des salaires et des prix et qui considèrent la
prise en compte d’éléments de concurrence imparfaite dans des modèles d’équilibre
partiel.8 D’autre part, un autre pan de littérature, initié par Kydland et Prescott (1982),
mise sur l’intégration des anticipations rationnelles, la spécification des fondations
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
279
microéconomiques de la prise de décision optimale des ménages et des entreprises dans
un environnement incertain et une approche d’équilibre général sur l’ensemble des
marchés (supposés concurrentiels). Cette nouvelle approche vise à comprendre
comment des perturbations réelles affectant la productivité peuvent reproduire des
phénomènes cycliques des grands agrégats économiques (p. ex., production,
consommation et investissements), ainsi que de variables telles que l’emploi, les
salaires, les taux d’intérêt. Cette génération de modèles fait abstraction, pour le
moment, de possibles frictions et de rigidités dans l’ajustement des prix et des salaires.
Elle permet tout de même d’être étendue à la prise en considération de multiples chocs
réels, puis à l’introduction des dimensions de la politique budgétaire (p. ex., dépenses
et taxes proportionnelles) et considérations d’économie ouverte. Sans que ce soit un
choix dogmatique, elle marque une pause sur l’étude de la contribution de la politique
monétaire aux fluctuations économiques, mais invite à mieux comprendre le rôle et la
transmission sur les fluctuations économiques d’autres perturbations qui avaient
souvent été ignorées en pratique.
18
19
20
21
Puis, dans la seconde moitié des années 1990 et les années 2000, une nouvelle synthèse
émerge de la combinaison des deux voies empruntées au cours de la précédente
décennie. Sous l’étiquette de nouvelle macroéconomie keynésienne, la modélisation
dite d’équilibre général stochastique dynamique fait largement consensus chez un
grand nombre de macroéconomistes.9
En résumé, on peut contraster la formulation originale de la pensée en macroéconomie
et la recherche qui a inspiré la transmission des connaissances et la formation
économique avec l’approche plus récente. Traditionnellement, la façon de comprendre
la macroéconomie à laquelle avaient été exposés les étudiants en économique des
années 1960 à 1980 s’appuyait davantage sur des équations agrégatives de
comportement décrivant des relations (pratiquement déterministes) entre variables
agrégées. Maintenant, les arbitrages microfondés impliqués dans la prise de décision
des agents économiques sont explicites et sous-tendent la compréhension des
phénomènes macroéconomiques. De plus, l’importance de la cohérence dans l’analyse
et les aspects quantitatifs de la modélisation sont valorisés.
Ayant adopté cette nouvelle méthodologie, l’étape subséquente est alors la prise en
compte de l’existence de la concurrence imparfaite (où des entreprises peuvent avoir
un pouvoir de marché) simultanément avec l’existence de coûts ou de contraintes
associés aux changements des prix et des salaires et de leurs implications. 10 En
particulier, il est possible de s’intéresser à la fois aux impacts de différentes sources
réelles de fluctuations économiques, de même qu’à la contribution de la politique
monétaire aux cycles économiques. Malgré l’existence de questions importantes qui ne
sont pas résolues, la macroéconomie est devenue méthodologiquement moins
dogmatique.
La distinction entre les deux méthodologies que nous venons d’esquisser s’avère utile
pour situer et examiner certaines décisions macroéconomiques clés qui ont été prises
et pour juger de ce qu’il en est resté. En effet, l’approche macroéconomique plutôt
keynésienne qui prévalait et qui a présidé à la formation des protagonistes québécois
que nous considérons et la fonction publique qui les a accompagnés suggère dans quelle
mesure elle a influencé certaines décisions publiques.11 En même temps, il faut la situer
dans le contexte économique et politique où elles se sont réalisées.
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280
22
23
En complément aux éléments de pensée économique décrits précédemment, il faut
aussi noter l’impact substantiel de Joseph A. Schumpeter à travers ses ouvrages Theory
of Economic Development, paru en 1912, et Capitalism, Socialism and Democracy, paru en
1942. Schumpeter a construit « une théorie du développement économique qui intègre
à la fois "l’individualisme méthodologique" et l’analyse systémique, le principe
d’équilibre et la dynamique du changement, les forces de rappel du marché et l’esprit
d’entreprise ». (Deblock, 2012, p. 3). Les concepts d’innovation, d’entrepreneur et de
destruction créatrice sont au cœur de son analyse dynamique du capitalisme et font
ressortir à la fois les mécanismes incitatifs des décisions des agents économiques et le
rôle des institutions. Ainsi, Schumpeter a montré que la croissance économique
endogène du progrès technologique repose en bonne partie sur des entreprises
innovantes en regard de nouvelles activités, productions ou façons de faire. Entrées sur
le marché en déplaçant et en rendant obsolètes les produits d’entreprises
précédemment en place avec des technologies plus vieilles, les nouvelles entreprises
disposent d’un avantage conféré par les innovations et exercent, pour un temps, un
pouvoir de marché qui leur permet de collecter une rente de type monopolistique, dont
une part peut être réinvestie en recherches d’innovation. L’influence de Schumpeter en
macroéconomie moderne est indéniable. Aghion et Howitt (1992) ont d’ailleurs publié
un texte fondamental qui a stimulé depuis 30 ans des pans entiers de recherche en
économie.12
Notons que les interventions gouvernementales en matière économique peuvent
rechercher tantôt un impact à court terme, tantôt un impact à plus long terme. Les
politiques de régulation du cycle économique se situent, entre autres, dans la foulée de
l’influence keynésienne. Les politiques liées à l’innovation et à l’entrepreneuriat sont
dans l’esprit schumpétérien. À certains égards, il peut sembler limitatif de se
concentrer sur les influences keynésienne et schumpétérienne alors que d’autres
courants auraient pu aussi exercer des influences. Notons toutefois que la période et les
acteurs considérés ici sont davantage sujets à être associés à cet héritage. Plus
récemment, la pensée macroéconomique et la synthèse des courants font justement
ressortir une vision généralement englobante des enjeux et une analyse intégrée des
angles complémentaires de l’analyse macroéconomique.
03.
3. De influence de Keynes jusque dans les
années 1960 au Canada et au Québec
24
L’émergence du keynésianisme est évidemment associée à la publication de la Théorie
générale qui rassemble les réflexions amorcées et partagées par Keynes dans une série
annuelle de sept ou huit cours et des rencontres de son Club d’économie politique. Il ne
faut pas oublier que l’ouvrage et la réception qui en est faite s’inscrivent dans une suite
d’événements historiques et de transformations sociales et économiques majeures qui
sont survenus à compter de la Révolution industrielle jusqu’à la transition qui suivit la
Seconde Guerre mondiale. À compter de la dernière partie du XIX e siècle jusqu’à la
Grande Dépression des années 1930, plusieurs crises économiques sont survenues et ont
suscité des questionnements sur le libéralisme classique qui avait eu préséance. En
Grande-Bretagne, des politiques associées à l’État-providence sont d’ailleurs apparues
30 à 40 ans avant le keynésianisme, avec des programmes sociaux tels que la pension de
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vieillesse en 1908, l’assurance invalidité en 1911 et l’assurance-chômage la même
année.
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28
Aux États-Unis, entre 1933 et 1939, le New Deal préside à la mise en place d’une série de
programmes, de travaux publics et de réformes financières et réglementaires.
En France, d’une part, une combinaison de raisons circonstancielles (dont la traduction
tardive en 1942 seulement de la Théorie générale, des controverses opposant des écrits
jugés polémiques et une certaine opinion publique française), ainsi que des débats
usuels entre traditions idéologiques ou écoles de pensée ou sur l’à-propos des moyens à
privilégier selon les contextes expliquent la réception initialement plus froide au
keynésianisme dans les années 1930. D’autre part, « la faible pénétration des idées
keynésiennes réside paradoxalement dans la proximité entre certaines de ses
propositions et une longue tradition française en matière d’intervention économique
de l’État » aux siècles précédents. (Rosanvallon, 1987, p. 30). Par exemple, de grands
travaux avaient été lancés au XIXe siècle pour réduire le chômage.
De fait, un débat entre l’interventionnisme et le non-interventionnisme étatiques
précède et accompagne la diffusion des idées keynésiennes. Néanmoins, le
keynésianisme se traduit par une combinaison de politiques de gestion
macroéconomique et de politiques sociales qui s’articulent autour de l’État-providence,
puis pousse parfois à des extensions plus directement interventionnistes. 13 Il y a lieu
possiblement de distinguer entre les politiques macroéconomiques de stabilisation et
les interventions étatiques plus larges en matières sociale et économique, qui, elles, ne
sont pas nécessairement liées aux cycles économiques et peuvent appuyer d’autres
objectifs et motivations économiques, comme politiques.
Préalablement à la considération des influences possibles de la pensée
macroéconomique sur des décideurs publics québécois, il est pertinent de revoir
comment s’est faite la diffusion des idées keynésiennes au Canada et au Québec jusque
dans les années 1960.
3.1 À l’orée d’une implantation de l’approche keynésienne
résistance ou d’empressement selon les pays et gouvernements. Elle a aussi été adoptée
plus ou moins rapidement à des degrés divers. Hall (1989) soutient que la diffusion et la
conversion aux idées keynésiennes sont tributaires de trois approches. Une première
approche, centrée sur le rôle des économistes, insiste sur la contribution des
économistes eux-mêmes à titre d’experts. Ayant intégré et accepté les raisonnements et
les prescriptions keynésiennes, ils les ont diffusés au sein des membres de la profession
en économique et ont directement conseillé et influencé les décideurs publics. Cette
approche met en exergue les qualités attribuées alors aux idées de Keynes, mais peut
accorder une influence indue à la profession. Pour Hall (1989), en vertu de cette
approche avec les économistes comme acteurs clés, le keynésianisme est
principalement une doctrine pour résoudre des énigmes en économie.
30
Une seconde approche, centrée sur le rôle de l’appareil d’état, met l’emphase sur la
perméabilité et la réceptivité de la structure administrative et bureaucratique à de
nouvelles idées, alors que les expériences passées tendent à l’ancrer dans des
habitudes. La vitesse avec laquelle les développements économiques influencent la
conception et la mise en œuvre des politiques est fonction du degré d’ouverture plus ou
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282
moins variable de l’appareil administratif. La configuration et la structure de
l’organisation peuvent alors prendre une importance relative par rapport aux experts
et même par rapport aux dirigeants politiques, au-delà même des problématiques
économiques. Selon Hall (1989), cette approche où la fonction publique est à l’avantscène, considère le keynésianisme comme une doctrine dont la pertinence reposait sur
sa capacité à résoudre les problèmes administratifs liés à la politique budgétaire.
31
32
33
La troisième approche, d’apparentement ou de coalition, insiste sur la place
qu’occupent les leaders politiques dans leur capacité à se coaliser avec des groupes
sociaux et une proportion suffisante d’électeurs autour d’intérêts partagés pour faire
élire et soutenir des politiques économiques d’inspiration keynésienne. La capacité des
leaders politiques à rassembler et à maintenir des groupes aux intérêts divers autour
des mesures keynésiennes est alors la clé.
À notre avis, à un élément près, la conjugaison des trois approches décrites par Hall
(1989), à partir des textes rassemblés dans son ouvrage, s’avère pertinente non
seulement pour comprendre la pénétration et la diffusion du keynésianisme, mais
également pour comprendre la dynamique entourant le processus partant de la genèse
des idées de politiques et de mesures, de leur gestation et leur élaboration, jusqu’à leur
déploiement. Les appuis, tout comme les résistances aux idées s’exercent en fonction
des forces relatives et combinées des experts, de l’appareil étatique et des coalitions ou
corroborations. Le seul élément additionnel à ajouter, dont Hall fait abstraction, tient à
ce que nous appelons la disposition du leadership politique. Celui-ci est fonction de
l’ouverture, de la réceptivité et de la vision, incarnées par le premier ministre ou le
ministre porteur.
L’analyse des documents cités en référence, incluant des échanges directs avec des
personnes impliquées à divers titres dans la mise en place de politiques publiques, et
notre propre expérience suggèrent que ces trois motifs en association avec le
leadership politique ont simultanément influé sur la transmission de la pensée
macroéconomique avec des poids variables en fonction des moments et des
circonstances.
3.2 Le keynésianisme au Canada
34
35
Owram (1986) présente un examen détaillé du développement de l’appareil
gouvernemental canadien entre 1900 et 1945 autour des événements, des intellectuels
et des débats qui ont présidé à une expansion de la nature, de la place et du rôle de
l’État. Alors que s’accentuent l’industrialisation et l’urbanisation, ici comme ailleurs, se
révèlent des problèmes et des enjeux de justice sociale qui, d’abord au Canada anglais,
favorisent une émergence des sciences sociales et fait une place aux universitaires, aux
fonctionnaires et aux personnes politiques s’y intéressant.14
La chute du prix mondial des produits de base, l’affaissement du commerce
international et donc des exportations canadiennes, une grande sécheresse et une
infestation de sauterelles dans les Prairies marquent la Grande Dépression au Canada,
qui se traduit comme suit. 15Le taux de chômage de la population civile passe de 3,0 %
en 1929 jusqu’à atteindre 24,0 % en 1933, alors que l’indice composite de l’emploi tombe
de 29,9 % sur la même période. En tenant compte de la déflation indiquée par
l’évolution de l’indice du coût de la vie, le PNB réel canadien chute de 26,7 % entre 1929
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283
et 1933. Au Québec, l’indice composite de l’emploi dégringole de 27,7 % entre 1929 et
1933, tandis que le revenu personnel réel baisse de 18,5 %.
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39
Pendant la majeure partie de leurs années au pouvoir, les deux premiers ministres
Mackenzie King (libéral) et R.B. Bennett (conservateur) sont peu enclins à recourir à
des politiques publiques qu’ils jugent coûteuses, requièrent possiblement de la
planification gouvernementale et peuvent augmenter la dette publique. 16,17 En 1935, le
premier ministre conservateur R.B. Bennett, qui procéda à la création de la Banque du
Canada, propose une version canadienne du New Deal quelques mois avant l’élection
fédérale. Néanmoins, les électeurs, déjà trop éprouvés par la grande crise économique,
préfèrent ramener au pouvoir le premier ministre Mackenzie King. Dans la dixième
année de la Grande Dépression, le gouvernement de Mackenzie King s’ouvre à des
politiques keynésiennes sous l’influence d’universitaires et de hauts fonctionnaires.
Entre 1937 à 1945, plusieurs forums gouvernementaux sont actifs et teintent le débat et
influencent les réflexions entourant le keynésianisme et le déploiement de l’Étatprovidence. Plusieurs étudiants de Keynes, qui œuvreront dans les universités
canadiennes comme l’Université de Toronto et Queen’s University et au gouvernement
comme conseillers et hauts fonctionnaires sont les précurseurs et les artisans de la
pensée keynésienne au niveau fédéral : Arthur F.W. Plumptre, Robert Bryce, William A.
Mackintosh, Louis Rasminsky.
Ainsi, comme l’explique Marsh (1939), la Commission nationale de
placement — National Employment Commission — (1938) documente les conditions
d’emploi et la situation des personnes qui recevaient différents types d’aide et met de
l’avant dans son rapport final la proposition d’une administration centralisée fédérale
d’aide aux chômeurs, d’assurance-chômage et de services de placement (ou employment
exchanges). Dans un esprit keynésien, ce rapport met aussi en exergue la possibilité
d’utiliser les dépenses publiques pour contrer les fluctuations économiques, mais il
prône plutôt des programmes de dépenses gouvernementales dans des secteurs qui ne
sont pas directement en concurrence avec le secteur privé, comme les aménagements
touristiques, les routes vers les zones minières, la préservation forestière, le
défrichement, etc. L’économiste William Archibald Mackintosh, professeur à Queen’s
University de 1922 à 1939, est membre de cette commission et se retrouve plus tard au
sein du ministère fédéral des Finances, puis au ministère fédéral de la Reconstruction et
des Approvisionnements.
Deuxièmement, alors que la Grande Dépression marque les années 1930, le rapport de
la Commission royale sur les relations entre le Dominion et les provinces (ou
Commission Rowell-Sirois) paraît en 1940 après presque trois ans de travaux. Alors que
la Constitution de 1867 accordait aux gouvernements provinciaux des compétences
législatives associées à la prestation des services de santé, d’éducation et d’action
sociale qui requéraient de plus en plus de ressources financières dans les années 1930,
le gouvernement fédéral dispose du droit de lever toute forme de perceptions fiscales
alors que les provinces peuvent uniquement occuper les champs d’imposition directe.
Parmi ceux-ci, à l’époque, les impôts sur les revenus des personnes sont moins
importants qu’aujourd’hui et peut-être encore moins populaires. La Commission
Rowell-Sirois recommande alors que l’assurance-chômage et les pensions de vieillesse
soient désormais assumées par le gouvernement fédéral, que soit instauré un système
de péréquation pour pallier les disparités fiscales entre les provinces et que le
gouvernement fédéral se fasse confier le droit exclusif de prélever des impôts directs. 18
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La réception négative de la plupart des provinces à la conférence fédérale-provinciale
de 1941 scelle l’approche globale qui y était préconisée, mais la dévolution de
l’assurance-chômage au niveau fédéral avait été ratifiée en 1940 et certaines
propositions inspireront la mise en œuvre de quelques mesures importantes dans les
décennies subséquentes (p.ex., la sécurité de la vieillesse (1951), la péréquation (1957)
ou encore les régimes de pension de vieillesse (1965) — la Régie des rentes du Québec au
Québec et le Canada Pension Plan pour le reste du Canada).
40
Finalement, en plus de formuler un objectif majeur de niveaux élevés d’emploi, de
revenu et de niveaux de vie, le Livre blanc sur l’emploi et le revenu, rédigé par William
A. Mackintosh et Robert Bryce et déposé par le ministre Clarence D. Howe en avril 1945,
constitue le premier énoncé officiel clairement keynésien au Canada :
« The Government will be prepared, in periods when unemployment threatens, to
incur the deficits and increases in the national debt resulting from its employment
and income policy, whether that policy in the circumstances is best applied through
increased expenditures or reduced taxation. In periods of buoyant employment and
income, budget plans will call for surpluses. The Government’s policy will be to
keep the national debt within manageable proportions and maintain a proper
balance in its budget over a period longer than a single year. » (Ministère de la
Reconstruction et des Approvisionnements du Canada, 1945, p. 548)
41
42
Ce document traite de la situation d’après-guerre qui prévaut dans les marchés, le
commerce international et l’investissement. Il laisse place au rôle des politiques
gouvernementales à travers des mesures de bien-être sociales comme des allocations
familiales et l’assurance-chômage, mais également à des politiques contracycliques.
Un point important à souligner est que le recours à des politiques de gestion
macroéconomique par les premiers keynésiens canadiens est souvent compris à
l’origine comme nécessitant un gouvernement qui centralise l’exercice des politiques
économiques. C’est conforme à ce que préconisaient le Rapport Rowell-Sirois, la
Commission nationale de placement ou le Livre blanc sur l’emploi et le revenu. Notons
également qu’en plus de la Grande Dépression, les besoins de financement des efforts
canadiens de la Seconde Guerre mondiale vont conduire en 1942 à un accord de
location fiscale en vertu duquel les provinces transfèrent au gouvernement fédéral la
quasi-totalité des champs d’imposition directe jusqu’à la fin de guerre.
3.3 Première introduction et résistance aux idées keynésiennes au
Québec
43
Le gouvernement du premier ministre Adélard Godbout entre 1939 et 1944, notamment
à l’origine de la première nationalisation de l’hydroélectricité et de la création de ce qui
serait connu sous le nom d’Hydro-Québec, accepte la création du régime fédéral
d’assurance-chômage et peut être considéré comme étant le précurseur et l’exception à
l’ouverture de politiques compatibles avec l’approche keynésienne. Toutefois, comme
l’ont décrit Dostaler et Hanin (2006), le terreau apparaît initialement peu fertile aux
idées keynésiennes. Des tensions fédérales-provinciales colorent déjà la réceptivité aux
idées de gestion macroéconomique. Des tiraillements émanent aussi de ce qui constitue
la meilleure façon de protéger la place et la vitalité du peuple francophone, avec
l’influence politique de l’Église catholique locale et une certaine conception de
l’économique. Ceci va ainsi contribuer à positionner deux camps. Dans le contexte
historique Canada-Québec, cela nourrit et était nourri par les rôles respectifs des
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gouvernements fédéral et provincial. De plus, jusqu’au début 1960, les gouvernements
de l’Union nationale ne sont pas portés sur l’intervention économique de l’État.
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François-Albert Angers, professeur d’économie des HEC, est un farouche opposant
intellectuel aux idées keynésiennes et à une vision économique positive. Il leur préfère
la philosophie du corporatisme selon laquelle la société est d’abord caractérisée comme
une association de syndicats, de corporations et autres corps intermédiaires, auxquels
se rattachent les individus. Dans cette optique, la recherche du bien commun n’est pas
la responsabilité des individus recherchant leur propre bien-être, mais doit reposer sur
l’unité organique des « corporations » qui sont habilitées à représenter les intérêts des
membres dans la recherche du bien commun.19 À sa vision corporatiste, s’ajoute une
vision nationaliste et autonomiste alimentée par ce qu’il déplore du développement
économique au Canada et au Québec dont il met la faute sur la Conquête. 20 De plus, pour
Angers (1960), des politiques macroéconomiques keynésiennes sont indubitablement
associées à la centralisation au Canada, du moins jusqu’à la contribution de Harvey
(1958, 1960). La résistance aux politiques de stabilisation macroéconomique, telles que
proposées par le courant keynésien, tient donc au fait qu’elles sont initialement
comprises comme requérant un gouvernement centralisé.
La publication en 1954 de l’ouvrage intitulé Le fédéralisme canadien : évolution et problèmes
par Maurice Lamontagne, alors professeur à l’Université Laval, introduit au Québec une
première présentation en français des idées keynésiennes. Lamontagne a étudié à
Harvard avec Alvin Hansen (1938, 1941), qui a lui-même introduit la théorie
keynésienne aux États-Unis et qui est notamment connu pour sa contribution avec John
Hicks au développement de la représentation macroéconomique mathématique IS-LM
des idées de Keynes. Comme Alvin Hansen aux États-Unis et Robert Bryce ailleurs au
Canada, Lamontagne met de l’avant l’utilité d’avoir recours à des politiques de
stabilisation macroéconomique et l’interventionnisme de l’État (fédéral).
Déjà plus que suspicieux de la perspective keynésienne, Angers (1960) n’a pas moins en
aversion la perspective jugée centralisatrice défendue par Lamontagne (1954). Ce
dernier avait écrit que « la grande loi du fédéralisme peut se résumer par une formule
utilisée de plus en plus : autant de décentralisation que possible, mais autant de
centralisation que nécessaire ». (p. 128). Faucher (1984) argue que l’ouvrage de
Lamontagne (1954) se veut également prendre le contre-pied d’une approche plus
décentralisatrice du fédéralisme que ce que développe à la même période la
Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, connus sous le nom
de Commission Tremblay (1956) et dont Angers était l’économiste principal. Lancé en
1953 par le premier ministre Duplessis, ce dernier choisit pourtant de faire fi du
rapport qui lui est remis en 1956. Ledit rapport n’en allait pas moins avoir un impact
sur plusieurs orientations de la Révolution tranquille.
La résistance initiale observée à la perspective keynésienne de stabilisation semble
donc indubitablement liée du moins en partie à l’idée qu’un gouvernement devait avoir
accès à des outils budgétaires dans un cadre centralisé. Notons toutefois
qu’indépendamment de la tension entre centralisation et décentralisation, comme nous
y revenons plus loin, l’approche budgétaire du gouvernement du Québec dans les
années 1950 et même dans les années 1960 de même que les outils à sa disposition ne
permettent pas vraiment de contribuer à des politiques de stabilisation. Cela viendra
plutôt dans les années 1970.
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3.4 Premières influences keynésiennes dans la politique
économique québécoise dans les années 1960
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D’abord, sous la gouverne du premier ministre Jean Lesage, dans les années 1960
marquées par la Révolution tranquille, le Québec est à l’ère de grandes réformes et du
développement de l’appareil étatique. L’emphase est davantage mise sur le
développement de l’État et l’idée de faire une place aux Québécois francophones dans la
sphère économique alors qu’elle en était restée éloignée dans le passé, par choix et sous
l’encouragement des leaders tant ecclésiastiques que civils locaux.
Dans son premier budget, Jean Lesage fait ressortir le fait qu’en 1961, le gouvernement
du Québec occupe le 10e rang parmi toutes les provinces canadiennes en termes de
dépenses par habitant pour ce qui est du transport et des communications, de même
que pour la santé, le 9e rang pour l’éducation, mais le 4e rang pour le bien-être social.
(Ministère des Finances, 1961). Ceci met la table pour l’accroissement significatif des
dépenses du gouvernement du Québec.
C’est ainsi qu’on assiste, entre autres : en 1961, à la création d’un système public
d’hôpitaux, du Conseil d’orientation économique, ainsi que des ministères des Affaires
culturelles, des Affaires fédérales-provinciales, des Richesses naturelles, des Terres et
Forêts ; en 1962, l’apparition de la Société Générale de financement (SGF); en 1963, la
nationalisation de 11 entreprises privées d’hydroélectricité qui sont intégrées au réseau
d’Hydro-Québec ; en 1964, la mise sur pied du ministère de l’Éducation, Sidérurgie du
Québec (SIDBEC) ; ainsi qu’en 1965, la création de la Caisse de dépôt et placement du
Québec et de la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM). En 1969, sous le
gouvernement Bertrand, s’ajouteront aussi le Centre de recherches industrielles du
Québec (CRIQ) et la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP). Sous cette
impulsion, l’État québécois est réorganisé au cours des années 1960 et prend un rôle
beaucoup plus actif et interventionniste dans un sens plus large que de politiques de
stabilisation à proprement parler. De plus, nonobstant le résultat net de chaque
initiative, cet interventionnisme au Québec demeure compatible avec une vue
keynésienne, mais il repose également sur un objectif de rattrapage économique et de
nationalisme économique.
Jean Lesage occupe alors simultanément les postes de premier ministre et de ministre
des Finances du Québec. À ce titre, il présente 6 discours sur le budget pour les
exercices 1961-1962 jusqu’à 1966-1967.21 Entre ces deux années fiscales, les dépenses
gouvernementales totales, regroupant les dépenses ordinaires (c.-à-d. primaires de
fonctionnement courant), le service de la dette et les immobilisations, passent de
793,7 millions $ à 2 034,9 millions $ (soit d’environ 7,5 % à 12,2 % du PIB québécois)
alors que la somme de la dette consolidée nette et des bons du Trésor du gouvernement
du Québec augmente de 411,6 millions $ à 1 524,8 millions $ (soit d’environ 3,9 % à 9,2 %
du PIB québécois).22 Entre 1961 et 1970, les investissements en infrastructures
publiques de l’État québécois représentent généralement entre 3,0 % et 3,7 % du PIB,
dépassant même un peu plus de 4,0 % en 1965 et jamais moins de 2,8 % en 1961. 23
Comme l’indiquent les chiffres et le texte des discours sur le budget, l’administration
Lesage a recours aux emprunts uniquement pour financer des immobilisations. Par
exemple, comme il est affirmé dans le discours de 1963 : « la politique d’emprunt du
gouvernement actuel s’apparente de fait à une politique d’investissement ». D’ailleurs,
les soldes budgétaires au compte ordinaire, définis comme la différence entre les
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revenus et les opérations courantes (ordinaires plus service de la dette), demeurent en
surplus pendant toutes ces années.24
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Le discours sur le budget de 1963 parle aussi explicitement de phase initiale de
planification économique, tout en reconnaissant les possibles limites des outils fiscaux
à la disposition d’un gouvernement provincial (alors que certains sont, exclusivement
ou non, sous responsabilité fédérale) et qui opère dans le contexte d’une économie
ouverte sur l’extérieur. Il souligne par ailleurs que les provinces ont juridiction sur les
richesses naturelles et qu’elles sont donc les plus à même de mener une politique de
développement régional. On y ressent une pensée propre à cette époque qui est
d’imaginer qu’une planification relativement étroite peut contrôler l’économie. 25 On
décèle donc une dimension interventionniste qui coïncide avec cette ère de
développement d’outils étatiques.
Dostaler et Hanin (2005) arguent que « l’accession aux postes de responsabilité de
nombreux étudiants de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval » est liée à
l’application des idées keynésiennes au Québec dans les années 1960. C’est le cas, si on
entend par idées keynésiennes, un gouvernement plus interventionniste.
De fait, plusieurs noms se recoupent depuis les années 1960 et ont exercé une influence
indéniable sur la présence et le rôle accru du gouvernement québécois en matière
économique, dont une liste non exhaustive est présentée au Tableau 1. 26
Tableau 1. Quelques personnalités québécoises impliquées dans la politique
économique à divers titres à compter des années 1960 à titre de décideurs publics
et extraits biographiques
Noms
Fonctions
Maîtrise en sciences économiques, Université Laval (1965). Diplôme de l’École
nationale d’administration, France (1967).
Michel
Audet
(1940-…)
Économiste au ministère des Richesses naturelles du gouvernement du Québec
(1965-1966). Analyste au service du budget (1968-1971) et directeur des études
économiques et fiscales au ministère des Finances (1971-1974). Sous-ministre adjoint
aux politiques budgétaires et fiscales au ministère des Finances (1974-1977). Sousministre associé au ministère de l'Énergie et des Ressources (1977-1979). Sousministre au ministère de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie (1979-1984).
Secrétaire général associé au Développement économique du gouvernement du
Québec (1986-1987). Sous-ministre du ministère de l'Industrie, du Commerce et de la
Technologie (1988- 1992).
Ministre du Développement économique et régional (2003-2004). Ministre du
Développement économique et régional et de la Recherche (2004- 2005). Ministre des
Finances (2005- 2007).
Baccalauréat-ès-arts (1940) et une maîtrise en sciences commerciales (1943) de
l’Université Laval, ainsi qu’une maîtrise en sciences économiques de l’Université
Harvard (1948). Professeur d’économique à la Faculté des sciences de l’administration
de l’Université Laval (1946-1971).
Marcel
Bélanger
Membre du Comité d’étude sur l’assistance publique au Québec (1961-1963). Président
de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité de la province de Québec
(1963-1965).
(1920-2013) Conseiller des gouvernements Lesage, Johnson et Bourassa en relations fédéralesprovinciales et en finances publiques. Participation à la rédaction des discours sur le
budget du Québec. (1960-1975)
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Faculté des sciences sociales de l'Université Laval en économie, étudiant de Maurice
Lamontagne.
Michel
Bélanger
Économiste au ministère fédéral des Finances (1954-1960)l Sous-ministre adjoint au
ministère des Richesses naturelles du gouvernement du Québec (1963-1965). Sousministre au ministère de l'Industrie et du Commerce (1966-1969). Secrétaire du
Conseil du Trésor (1971-1973).
(1929-2000) Conseiller économique des premiers ministres Lesage, Johnson, Bertrand et Bourassa.
Il est impliqué dans la nationalisation de l’électricité de 1964, la réforme de la Loi sur
l’administration financière en 1970, la création de plusieurs sociétés d’État et
organismes gouvernementaux : SOQUIP, SOQUEM, SGF, SIDBEC et la SDI, la Caisse de
dépôt et placement, ainsi que la Régie des rentes.
Maîtrise en sciences économiques et politiques de l’Université d’Oxford (1959).
Maîtrise en fiscalité et droit financier à l’Université Harvard (1960).
Professeur de sciences économiques et de fiscalité à l'Université d'Ottawa
(1961-1963). Professeur invité à l'Institut européen d'administration des affaires,
Fontainebleau (1977). Conférencier à l'Institut des affaires européennes, Bruxelles
(1977). Professeur au Center of Advanced International Studies, Université Johns
Robert
Hopkins (1978). Professeur au Département de science politique de l'Université Laval
Bourassa
et de l'Université de Montréal (1979). Professeur invité, Université de la Caroline du
(1933-1996) Sud (1981). Professeur invité, Université Yale (1982). Professeur associé à la Faculté de
droit, Université de Montréal (1994-1996).
Secrétaire et directeur des recherches de la Commission royale d’enquête sur la
fiscalité (1963-1965).
Premier ministre du Québec (1970-1976 ; 1985-1993).
Ministre des Finances du Québec (1970).
Marcel
Cazavan
(1919-1994)
Raymond
Garneau
(1935- …)
Diplômé, HEC, Montréal (1945).
Sous-ministre au ministère des Finances du gouvernement du Québec (1965-1972).
Président de la Caisse de dépôt et placement (1973-1980).
Maîtrise en sciences commerciales de l'Université Laval (1958).
Licence en sciences économiques de l’Université de Genève (1963).
Secrétaire exécutif du premier ministre Jean Lesage (1965-1966).
Ministre d’État aux Finances (1970). Ministre des Finances du Québec (1970-1976).
Président du Conseil du trésor (1971-1976).
Licence en sciences comptables, HEC, Montréal (1952).
Pierre
Goyette
Diplôme de comptable agréé (1954).
(1930-2021)
Sous-ministre adjoint au financement au ministère des Finances du gouvernement du
Québec (1966-1972). Sous-ministre au ministère des Finances du Gouvernement du
Québec (1972-1977)
Licence en droit, Université de Montréal (1964). Barreau du Québec (1965). Diplôme
en économie et en finances, Institut d’études politiques de Paris (1967).
Stage de perfectionnement au ministère des Finances et des Affaires économiques à
Paris, France (1965-1967).
Bernard
Landry
Conseiller technique au cabinet du ministre des Richesses naturelles, puis adjoint au
directeur général de la planification de ce ministère de 1964 à 1968. Chargé de
mission au cabinet du ministre de l'Éducation.
Professeur à la Faculté des sciences administratives à l'Université du Québec à
(1937-2018) Montréal. (1986-1994). Professeur au Département de stratégie des affaires de l'École
des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal (2005-2018).
Ministre d'État au Développement économique (1977-1982). Ministre délégué au
Commerce extérieur (1982-1985). Ministre des Relations internationales (1984-1985).
Ministre des Finances (1985).
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Vice-premier ministre et ministre des Affaires internationales, de l'Immigration et
des Communautés culturelles (1994-1995). Ministre des Affaires internationales
(1995-1996). Vice-premier ministre, vice-président du Conseil exécutif et ministre
d'État à l'Économie et aux Finances (1996-2001). Ministre de l'Industrie, du
Commerce, de la Science et de la Technologie (1996-1998). Ministre de l'Industrie et
du Commerce (1998-2001). Ministre des Finances (1996-2001). Ministre du Revenu
(1996-1998 ; 1999).
Premier ministre du Québec (2001-2003).
Diplômé de la Faculté de Droit, Université Laval (1934). Barreau du Québec (1934).
Procureur de la Couronne et procureur de la Commission des prix et du commerce en
temps de guerre (1939-1944).
Vice-président de la Commission des banques et du commerce et président de la
Commission des pensions de retraite à la Chambre des communes (1945-1953).
Jean Lesage Adjoint parlementaire du ministre fédéral des Finances (1953). Ministre fédéral des
(1912-1980) Ressources et du Développement économique (automne 1953). Ministre fédéral du
Nord canadien et des Ressources nationales (1953-1957).
Premier ministre du Québec (1960-1966).
Ministre des Finances du Québec (1960-1966).
Licence en sciences commerciales, HEC, Montréal (1950). Diplômes de l’Institut
d’études politiques de Paris et de la Faculté de droit de Paris (1953). Doctorat en
économie de la London School of Economics (1955).
Professeur au HEC (1955-1976 et 1985-1989).
Jacques
Parizeau
Conseiller économique des premiers ministres Jean Lesage, Daniel Johnson et JeanJacques Bertrand.
Consultant pour plusieurs ministères à Québec, puis conseiller économique et
financier du premier ministre et du Conseil des ministres (1961-1969). Président du
(1930-2015) comité d'étude sur les institutions financières (1966 à 1969).
Ministre des Finances du Québec (1976-1984). Président du Conseil du trésor
(1976-1981).
Premier ministre du Québec (1994-1998)
Sources : Goyette (2002) ; Sites Internet variés : Assemblée nationale du Québec ; Ordre national du
Québec ; Ordre de Montréal ; Institut C.D. Howe ; Wikipédia.
Note : Cette liste non exhaustive ne prétend pas représenter tous les contributeurs, élus ou non élus,
aux décisions publiques en matière de politique économique à compter des années 1960. Elle
constitue un échantillon de personnalités québécoises qui ont reçu une certaine formation plus
formelle en sciences économiques (ou des domaines connexes) et qui ont été associées aux débats
ou décisions. De plus, pour chaque personne, la liste des études poursuivies ou des fonctions
occupées se veut également non exhaustive.
57
Toutefois, la proposition de Dostaler et Hanin (2005) a une portée moins large du point
de vue des années 1960 si on entend par idées keynésiennes l’utilisation à proprement
parler d’outils de stabilisation. En effet, comme le révèle un entretien avec Michel
Audet (2022), on n’est pas encore à l’étape de poursuivre véritablement des politiques
de stabilisation macroéconomique.
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61
Pour l’essentiel, à cette époque, le budget de l’État est une opération essentiellement
comptable par types de dépenses et non par mission.27 Avec les investissements publics
associés à la construction de barrages hydroélectrique pendant cette décennie dans la
foulée de la nationalisation, la construction du réseau routier, l’Expo universelle de
1967 et les besoins financiers des différentes Sociétés d’État, le gouvernement du
Québec a alors davantage besoin d’emprunter pour assurer leur financement. Ainsi,
comme l’indique Michel Audet, la préoccupation principale du budget pour le
gouvernement est alors d’évaluer sa capacité d’emprunt pour les immobilisations
pendant que les dépenses courantes sont essentiellement équilibrées avec les revenus
courants. De plus, explique-t-il : « On partait du montant qu’on pouvait financer et
après, on découpait ce qu’il fallait couper par rapport à ce que les ministères
voulaient […] À partir d’une enveloppe globale [les sous-ministres de chaque ministère]
s’occupaient de distribuer cela. C’était essentiellement consacré à 3 postes. C’étaient les
salaires, les loyers, les frais de voyages, les fournitures. Pour les ministères comme la
voirie, c’étaient les routes, les ponts, la réparation et la construction ». À ce moment, ce
n’est pas la mission des dépenses qui est considérée, mais surtout le fait de colliger
l’information sur les dépenses à encourir.
Avec les grandes réformes de la Révolution tranquille, outre l’attention portée au
déploiement de nombreux organismes gouvernementaux, d’autres raisons se
conjuguent vraisemblablement pour expliquer la prise en considération apparemment
limitée des aspects conjoncturels dans la préparation des budgets du gouvernement
québécois. 28
Premièrement, si on se réfère à la chronologie des cycles de Fortin et al. (à paraître),
puisqu’il n’y a pas eu de récession à proprement parler au Québec dans les années 1960,
l’absence de fléchissement significatif de l’activité économique a possiblement atténué
l’intérêt pour des politiques explicites de stabilisation économique. De plus, alors que le
taux de chômage moyen au Québec est de 7,1 % et 8,4 % en 1961 et 1962, il suit une
tendance baissière jusqu’à atteindre 4,1 % en 1966 avant de s’engager sur un
mouvement haussier qui sera déterminant dans la prochaine décennie. 29
Deuxièmement, les dépenses salariales du gouvernement représentant comme
aujourd’hui près de la moitié des dépenses budgétaires, une bonne partie du budget de
dépenses est passablement définie par les conditions internes. Nonobstant les
considérations conjoncturelles, la marge pour des interventions stabilisatrices
requerrait un raffinement des processus et des outils budgétaires et fiscaux, quoique, la
taille du budget en pourcentage du PIB étant appelée à croître, l’impact économique
serait accru dans une certaine mesure.
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Troisièmement, le ministère des Finances du Québec n’est pas aménagé de façon à
intégrer le tout dans une structure budgétaire telle que nous l’entendons aujourd’hui. Il
est bien sûr directement impliqué dans le financement par émission de titres de dette
qui prend davantage d’importance dans les années 1960. Il possède par ailleurs un
service du budget. Mais, pour faire un point sur la situation économique dans le
discours sur le budget, on compte sur des informations recueillies auprès du Bureau de
la Statistique du Québec et d’un petit groupe au ministère de l’Industrie et du
Commerce qui fait un peu d’analyse de la conjoncture. Comme l’explique Audet (2022),
à ce moment, il n’y a aucune analyse économique au sein du ministère des Finances.
Pour ce qui est des questions fiscales, on se base sur ce qui était fourni par le ministère
du Revenu (qui avait été créé en 1961) et l’apport de Marcel Bélanger qui a notamment
présidé la Commission royale d’enquête sur la fiscalité de la province de Québec (voir
Bélanger et al., 1965).
Finalement, au moment de boucler le budget, l’arbitrage budgétaire se fait même
directement au Conseil des ministres en présence du premier ministre où tous
recherchent la part qu’ils pourraient obtenir… Comme l’exprime Lortie (2021) : « Bien
que constituant une avancée certaine, il n’était pas dit que les mécanismes instaurés par la
réforme de 1961 [par Jean Lesage avec la création d’un comité du Conseil exécutif,
appelé Conseil de la Trésorerie] étaient bien adaptés aux besoins de gestion administrative et
financière des gouvernements qui avaient épousé la révolution keynésienne (nous
soulignons) » (p. 163).
Ainsi, même si ce n’est pas la seule dimension à prendre en compte, on n’est pas encore
dans une perspective budgétaire au gouvernement du Québec qui incorpore ou qui est
formellement guidée, en partie, par un cadre macroéconomique.
04. Robert Bourassa, Raymond Garneau et la
transformation de la gestion des finances publiques
65
La période de 1970 à 1976 apporte des changements significatifs et durables à la gestion
des finances publiques de l’État québécois et à la préparation des budgets annuels, tant
d’un point de vue structurel que conceptuel. Comptant sur leur formation et leur
expérience, Robert Bourassa et Raymond Garneau assument alors un leadership clé
pour mener les réformes et peuvent compter sur des mandarins de premier plan, dont
Michel Audet, Michel Bélanger, Yvon Marcoux, pour n’en nommer que quelques-uns. Le
premier ministre Robert Bourassa présente le discours du budget de 1970-1971, à titre
de ministre titulaire des Finances, alors que Raymond Garneau est à ce moment
ministre d’État aux Finances. Par la suite, Raymond Garneau est nommé ministre des
Finances de 1971 à 1976 et présente six discours du budget.
4.1 Formation et séjours universitaires de Robert Bourassa et son
intérêt marqué pour l’économie
66
Admis au barreau du Québec en 1957, Robert Bourassa poursuit des études de maîtrise
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en sciences économiques et politiques au Keble College de l’Université d’Oxford d’où il
gradue en 1959.30 L’année suivante, il est inscrit à l’Université Harvard et obtient une
maîtrise en fiscalité et en droit.
67
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69
Au cours de sa vie professionnelle, Robert Bourassa est souvent actif en milieu
universitaire. Il est professeur en économie et en fiscalité à l’Université d’Ottawa de
1961 à 1963, puis il est professeur de finances publiques à l’Université de Montréal et à
l’Université Laval entre 1966 et 1969. Après son premier passage au gouvernement à
titre de premier ministre, Robert Bourassa entreprend une période de ressourcement.
Dès 1967, explique-t-il, « je commençais à m’intéresser au développement du marché
commun européen » (Bourassa, 1995, p. 23). Cet intérêt le motive ainsi en 1977 « d’aller
examiner de près le développement de l’Europe » (Bourassa, 1995, p. 153). Robert
Bourassa se retrouve comme professeur invité à l’Institut européen d’administration
des affaires (INSEAD) à Fontainebleau en 1977 et conférencier à l’Institut des affaires
européennes à Bruxelles. En 1978, il se joint au Center of Advanced International Studies de
l’Université John Hopkins, à Washington, et y donne des cours « portant sur les
relations entre l’État et les milieux économiques, ainsi que sur les différentes formes de
fédéralisme ». (Denis, 2006, p. 385). En 1979, il enseigne un cours de politique
économique à l’Université Laval, puis passe à l’Université de Montréal en 1980 aux
départements de sciences politiques dans les deux cas. En 1981 et 1982, il est professeur
invité respectivement à l’Université de la Caroline du Sud et à l’Université Yale. De 1994
à 1996, il est professeur associé à la Faculté de droit et actif à la Chaire d’études Jean
Monnet de l’Université de Montréal.
Indéniablement, Robert Bourassa témoigne pendant toute sa carrière politique et non
politique d’un profond intérêt pour les questions économiques « autour de la création
d’emplois, le développement hydroélectrique, l’investissement des entreprises et la
gestion des finances publiques » (Fortin, 2003, p. 41). Il croit que « la force du Québec se
trouvait dans sa force économique » (Bourassa, 1995, p. 53).
Dans un échange avec Stéphane Dion qui lui demande si sa pensée économique était
keynésienne, Robert Bourassa répond que
« Durant ma campagne au leadership, j’avais parlé du développement de la BaieJames. […] [et que la force économique du Québec] on la trouvait, entre autres
lieux, dans la conquête du Nord québécois […] C’était dans le développement des
ressources naturelles. […]
L’autre point, c’était évidemment les investissements étrangers avec l’argument
bien connu que mieux vaut importer des capitaux que d’exporter des emplois.
[…] je préconisais un niveau fiscal attrayant. C’était trois points dont je parlais en
priorité : ressources naturelles, accroissement des investissements étrangers,
fiscalité compétitive. Pas beaucoup de Keynes, parce qu’on était en Amérique du
Nord.» (Bourassa, 1995, pp. 53-54).
70
Son mantra pour le développement de l’hydroélectricité transcende toute sa carrière
politique, comme l’illustrent notamment ses ouvrages « Deux fois la Baie-James » en
1981 et « L’énergie du Nord : la force du Québec » en 1985. Bourassa (1985b) explique
également la place qu’il reconnaît au développement technologique pour rehausser la
productivité.
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Enfin, à travers l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General
Agreement on Tariffs and Trade ou GATT) et l’entente avec les États-Unis, inclus ensuite le
Mexique, Bourassa (1995) voit aussi le libre-échange comme clé « [d’]une économie plus
dynamique, plus productive, nous permettant de relever plus facilement le défi des
finances publiques » (p. 169).31
4.2 La formation universitaire en économie de Raymond Garneau
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74
En 1955, Raymond Garneau se « dirige vers l’administration des affaires ». (Garneau,
2014, p. 34). Il fait le choix d’entreprendre sa formation universitaire à la Faculté de
commerce de l’Université Laval. Elle offre une formation en management qui n’existait
pas à HEC Montréal et qui avait été développée en partenariat avec la Harvard Business
School, en utilisant la méthode d’études de cas. Par comparaison, l’enseignement dans
les programmes plus directement en économique est de tradition davantage
analytique. Marcel Bélanger est le professeur qui lui enseigne l’économique et avec
lequel il est appelé à travailler étroitement dans les années subséquentes. Il obtient une
maîtrise en sciences commerciales en 1958.
Après environ deux ans comme responsable des placements hypothécaires à
l’Assurance-vie Desjardins, Raymond Garneau amorce en 1961 des études à l’Université
de Genève, d’où il gradue en 1963 avec une licence en sciences économiques. Garneau
(2022) se rappelle le professeur Antony Babel d’histoire économique et sociale qui l’a
notamment marqué. Piuz (1980) rapporte d’ailleurs à propos de Babel que « le cours
magistral d’histoire économique […] a été pour tous ses auditeurs un des fondements de
leur culture et de leur formation » et que son enseignement avait le souci de
l’intégration de l’étude du fait économique et de l’histoire économique dans l’histoire
politique et dans l’histoire générale.
Également, Jacques L’Huillier lui a enseigné comme professeur d’économie politique.
Celui-ci occupe une position d’éminence à l’Université de Genève et avait été impliqué
dans la mise en place de l’accord du GATT et du marché commun européen. Pour
Fontela (2007), L’Huillier s’intéresse particulièrement aux institutions économiques
internationales. Il met en évidence le lien entre la théorie et la pratique, ainsi qu’entre
la théorie et les organisations de coopération économique internationale.32 Fontela
(2007) qualifie de « réalisme économique », l’approche de L’Huillier qui est caractérisée
par trois caractéristiques. 33D’une part, L’Huillier intègre le raisonnement par
déduction et le raisonnement par induction.34 Puis, L’Huillier voit « un rôle de l'État
dans la résolution des problèmes en collaboration avec les établissements privés » et la
complémentarité des deux secteurs, d’où son intérêt pour les organisations
internationales. Finalement, les souverainetés nationales doivent être encadrées au
niveau global. Sans que ça se soit décliné explicitement comme Fontela (2007) le
formule, la carrière de Raymond Garneau et les réformes économiques qu’il a menées
s’inscrivent dans l’esprit de réalisme économique.
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4.3 La révision de la loi sur l’administration publique
75
Pendant la campagne électorale de 1970, comme chef du Parti libéral du Québec, Robert
Bourassa fait notamment un cheval de bataille de la réforme de l’administration
gouvernementale autour de de la rationalité et de l’efficacité administrative et de
l’introduction du système des budgets par programme (ou PPBS : planning‐programming‐
budgeting system). Dès après son élection, Robert Bourassa reçoit copie du Rapport sur les
structures et modalités de la gestion financière préparé par Richard Mineau de Price
Waterhouse sur lequel s’appuiera la réorganisation des structures gouvernementales
pilotée par Raymond Garneau avec Yvon Marcoux, alors conseiller juridique du
ministre des Finances qui rédigea le cadre de référence de la Loi et dirigea sa rédaction.
35
76
C’est ainsi que la Loi sur l’administration financière (projet de loi 55), adoptée à
l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 1970, touche deux volets majeurs
de la gestion des finances publiques. Le premier, du côté des dépenses, sépare les rôles
de contrôleur des finances (comptable en chef du gouvernement) et de vérificateur des
finances (auditeur) dont l’indépendance vis-à-vis du gouvernement est établie. Elle
procède aussi à la création du Conseil du Trésor, comme comité ministériel doté de
pouvoirs, qui devient tributaire de la supervision du budget de dépenses (à la fois pour
la budgétisation et pour le contrôle), de l’organisation de l’administration publique, de
la gestion des ressources humaines et de la négociation des conventions collectives
dans le secteur public. Le second, du côté des revenus, entreprend une structuration du
ministère des Finances.
4.4 La transformation du ministère des Finances et des façons de
faire
77
78
Selon Audet (2022), le Rapport Mineau, dont l’emphase est plutôt sur l’administration
des dépenses, est plutôt muet quant au ministère des Finances. Le projet de loi 55
établit donc un nouveau cadre en confiant explicitement « au ministère des Finances
les responsabilités suivantes : la politique économique, fiscale et budgétaire de l’État ; la
gestion de l’encaisse et de la dette publique ; la préparation des Comptes publics et leur
présentation à l’Assemblée nationale ; [et] la vérification des dépenses avant d’en
autoriser le paiement. » (Garneau, 2014, p. 164).
Inspiré par son passage à l’ENA et son stage au ministère français des Finances, Michel
Audet pilote une modernisation du ministère québécois des Finances en créant trois
nouvelles divisions. Une première est la constitution d’une direction des études
économiques. Une seconde est l’implantation d’une direction chargée du volet fiscal.
Enfin, une nouvelle direction des relations fiscales fédérales-provinciales rapatrie en
grande partie une direction qui se trouvait auparavant au ministère des Affaires
intergouvernementales. La division responsable du financement et de gestion de la
dette est demeurée. Comme l’explique Garneau (2014), Michel Audet est aussi chargé
d’attirer au ministère « de nouveaux diplômés en sciences économiques et des
fonctionnaires expérimentés provenant d’autres ministères ».
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À partir de la restructuration du ministère des Finances, la préparation du budget peut
dès lors compter et s’appuyer sur une analyse économique. Contrastant avec l’époque
précédente, il devient alors possible de camper et d’intégrer l’exercice budgétaire, à
tout le moins, dans un narratif davantage économique. Comme l’exprime l’économiste
Yves Rabeau (2022), « avec les années 1970, on est passé d’un discours du budget qui
parlait de la comptabilité du budget à un discours qui parlait de l’économique du
budget ».36 Nous y revenons un peu plus loin.
Une autre réforme, annoncée par Robert Bourassa dans le discours du budget de 1970,
changera distinctement les façons de faire. « Car il faut comprendre que, même si l'État
québécois avait déjà accédé à la modernité avec la Révolution tranquille,
l'administration de ses finances, elle, tirait parfois de l'arrière» (p. 35), écrit Garneau
(1999). Malgré l’importance accrue des dépenses gouvernementales, le budget de l'État
québécois demeure une opération principalement comptable, consistant surtout
strictement à les financer et à considérer les ressources engagées ou intrants. Or, aux
États-Unis, on avait développé et implanté dans la première moitié des années 1960,
l’approche du système de budget des dépenses par programme ou PPBS, qui inspire par
la suite d’autres gouvernements, dont le gouvernement canadien. Basée sur une
rationalisation des dépenses, l’idée est de mettre en adéquation l’allocation des
ressources de l’État, les objectifs qu’on souhaite atteindre et les résultats ou extrants
obtenus par lesdites dépenses.
À titre de Président du Conseil du Trésor, Raymond Garneau travaille avec Michel
Bélanger puis Guy Coulombe (qui en furent successivement les secrétaires) à
l’implantation du système de budget des dépenses par programme. Alors que, la
présentation du budget pour l’exercice 1973-1974 utilise cette nouvelle façon de faire
pour la première fois. Ce changement vise donc à donner un sens aux dépenses faites
par le gouvernement et à esquisser une vision d’ensemble de ses actions. « Au lieu
d'être présentés par ministères, par unités et par services, ils [les crédits] sont
regroupés par missions, domaines, secteurs, programmes et éléments de programme. »
(Garneau, 1999, p. 38). Dans le discours sur le budget 1973-1974, Raymond Garneau
souligne que « la nouvelle présentation des crédits par mission permet d'ailleurs de
constater qu'une bonne partie des dépenses de l'État sont orientées vers l'action
économique. » (Ministère des Finances, 1973, p. 7).37 De plus, Garneau fait remarquer à
juste titre que l’action du gouvernement en matière économique ne se limite pas aux
crédits budgétaires, mais doit également considérer les déboursés extrabudgétaires
auprès des sociétés d’État.
Sans minimiser les améliorations découlant de la mise en place du PPBS, elle ne
constitue pas un remède miraculeux qui remplit toutes les vertus qu’on prêtait en
théorie à la rationalité du processus budgétaire. L’évaluation rigoureuse des
programmes de dépenses publiques demeure toujours une source de défis et de
frustrations. La première en liste porte certainement sur les mesures objectivement
adéquates des objectifs et des résultats. Par expérience, il existe souvent des résistances
à définir des mesures tant qualitatives que quantitatives, même lorsqu’elles sont
identifiables. Garneau (1999) fait ressortir l’influence que peuvent exercer des groupes
de pression, des exigences partisanes, des contextes électoraux et de l’inertie
bureaucratique face à la modification ou l’abandon de certains programmes. Lortie
(2019) mentionne que l’analyse rationnelle et rigoureuse des programmes se bute dans
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son application sur des limites de nature méthodologique ainsi que sur les coûts de
réalisation et la rareté d’analystes habilités à les mener à terme.
4.5 L’intégration de la dimension économique dans les discours du
budget
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L’introduction de la budgétisation des dépenses par programme contribue
certainement à mettre en exergue une dimension plus économique dans le budget du
gouvernement québécois. De plus, la restructuration du ministère des Finances permet
de proposer des politiques budgétaires fondées sur l’évolution de la conjoncture
économique. Cependant, ces transformations à elles seules n’expliquent pas comment
et pourquoi on se met à intégrer le budget dans le contexte économique plus large avec
les années 1970.
D’une part, il faut rappeler que le contexte macroéconomique commence à changer. De
4,1 % en 1966, le taux moyen de chômage au Québec amorce une ascension chaque
année pour atteindre 7,0 %, 7,3 % et 7,5 %, respectivement en 1970, 1971 et 1972.
(Langlois et al., 1990).38
Dès 1968, alors critique de l’opposition à l’Assemblée nationale, Robert Bourassa (1968)
soutient dans une entrevue que « lorsqu’il y a un ralentissement économique qui
s'annonce ou qui existe, je pense que c'est le rôle de l'État — et en particulier de l'État
québécois — d'équilibrer ou de relancer l'économie en accroissant ses investissements
publics », ce qui est à tout le moins conforme avec une approche keynésienne. Puis,
pendant la campagne électorale de 1970, Robert Bourassa enfourche un autre cheval de
bataille et prend l’engagement de créer 100 000 emplois.
Dans le premier budget de son gouvernement, le 18 juin, Robert Bourassa prend un ton
clairement économique. En guise d’introduction, il qualifie d’abord ce budget comme «
marqué du signe de l’austérité […] productive » et de la consolidation en visant la
création d’emploi et l’instauration d’un climat de confiance propice à de nouveaux
investissements. À cet effet, il procède même à une réduction des dépenses courantes
par rapport à l’année précédente. Puis, il plaide en faveur de priorité à donner à la
relance de l’économie en insistant sur la baisse marquée, de 1966 à 1970, de la part
totale des investissements québécois privés et publics en proportion de l’économie
canadienne et de la carence de cet indicateur relativement à la part de la population
canadienne.
Ce budget et ceux de Raymond Garneau refléteront leurs préoccupations économiques
gouvernementales quant à la gestion des finances publiques, les investissements, le
développement hydroélectrique et la création d’emplois. Avec les budgets de Raymond
Garneau, apparaissent explicitement des références à des éléments de justification
économique pour certaines orientations. Par exemple, dans le Budget 1972-1973, trois
des objectifs principaux sont :
« - Faire en sorte que les dépenses publiques dans l'ensemble ne croissent pas plus
rapidement que l'augmentation de la richesse globale ;
- Soutenir la croissance économique et la création d'emplois par un niveau élevé
d'investissements dans les secteurs public et parapublic ;
- Réformer nos lois fiscales en vue d'une plus grande équité pour tous les
contribuables, tout en favorisant l'expansion de l'économie ». (Ministère des
Finances du Québec, 1972, p. 3).
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Dans son budget 1975-1976, après la récession de 1974 associée au choc pétrolier,
Garneau affirme que « notre principal souci en ce moment demeure le ralentissement
de la croissance. […] Face à cette conjoncture, le gouvernement se doit d'intervenir,
dans la mesure de ses moyens, par une politique budgétaire et fiscale expansionniste. »
(p. 11), avec « une hausse marquée de l’ensemble des investissements publics » (p. 12).
(Ministère des Finances du Québec, 1975, p. 3).
Dans la foulée de la restructuration du ministère des Finances, Michel Audet (2022) fait
appel aux services de l’économiste Yves Rabeau comme conseiller économique de 1972
à 1976 pour l’assister dans l’évaluation de l’impact du budget provincial sur l’économie
du Québec, la préparation du système budgétaire et la mise en place d’un système de
prévisions budgétaires. À la suite de sa thèse de doctorat au MIT, qui portait
notamment sur l’estimation d’un sentier de revenu de plein emploi pour le Québec,
Yves Rabeau est appelé à travailler sur une évaluation d’un budget de plein emploi dans
le but de tenir compte de la dimension conjoncturelle et des niveaux de chômage.
Le concept de budget de plein emploi avait été développé aux États-Unis (Brown, 1956)
et était régulièrement rapporté dans le Rapport économique annuel du président
américain (p. ex. Council of Economic Advisers, 1962). Étant donné que les niveaux du
PIB et d’emplois ont un impact positif sur les recettes fiscales d’un gouvernement et
négatif sur certaines dépenses de transferts aux personnes et entreprises, le solde
budgétaire est largement tributaire de l’état de l’économie. L’idée est d’évaluer quel
serait le solde budgétaire dans la situation où le niveau de production agrégé évoluerait
le long de son sentier potentiel et que le taux de chômage serait à un niveau de plein
emploi. Selon que cette mesure de solde budgétaire est en déficit ou en surplus, on
parle alors d’un déficit ou surplus de plein emploi ou de déficit ou surplus structurel.
Conséquemment, en expurgeant le solde budgétaire observé de l’influence de la
conjoncture, la variation du solde budgétaire de plein emploi (ou ajusté pour le cycle)
entre deux années donne une indication de la direction qu’a suivie le gouvernement et
avec quelle intensité, lorsqu’on la compare avec l’évolution de la conjoncture. Par
exemple, une hausse d’un surplus de plein emploi suggère que la politique budgétaire
est devenue plus restrictive. Plus utile en termes de valeur relative, l’utilisation du
niveau du solde budgétaire de plein emploi est plus hasardeuse pour juger de l’à-propos
de l’intervention gouvernementale. En effet, sa mesure en niveau est sensible à
l’hypothèse retenue pour le plein emploi et sensible à l’impact de l’inflation qui gonfle
souvent les revenus plus rapidement que les dépenses. Il ne permet pas non plus de
quantifier l’impact de la politique budgétaire. Néanmoins, la différence entre le solde
budgétaire sur la base des comptes nationaux et le solde budgétaire de plein emploi
témoigne aussi de la direction de la politique budgétaire. Notons que l’idée d’afficher
un déficit budgétaire pour des motifs conjoncturels n’est pas mise à mal et est distincte
de ce que révèle un exercice de plein emploi quant à la direction structurelle du solde
budgétaire. Par exemple, un déficit structurel persistant et croissant est préoccupant
pour l’évolution de l’endettement et signale que des ajustements persistants dans les
dépenses ou les revenus sont requis.
Rabeau (1976) évalue le solde budgétaire de plein emploi pour le gouvernement
québécois de 1961 à 1973, en présumant une valeur du taux de chômage de plein emploi
de 4,5 % pour estimer approximativement quels seraient alors les revenus et dépenses.
39
De 1961 à 1967, ses estimations suggèrent que le gouvernement du Québec affichait
des déficits budgétaires tant sur la base des comptes nationaux que de plein emploi. La
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taille du déficit de plein emploi avoisinait même celle du déficit des comptes nationaux
de 1964 à 1967. Alors que le taux de chômage est en baisse jusqu’en 1966, le déficit de
plein emploi augmente, ce qui est plutôt procyclique. De même, alors que le taux de
chômage augmente en 1967 et 1969, le déficit de plein emploi commence par diminuer,
puis devient même un surplus de plein emploi en 1969. En revanche, possiblement à la
suite des augmentations soutenues du taux de chômage, le gouvernement affiche des
déficits budgétaires courants à compter de 1970 jusqu’en 1973. Le solde budgétaire de
plein emploi retombe en déficit en 1970, puis très légèrement en surplus en 1971, alors
que les valeurs du taux de chômage pour 1971 et 1972 demeurent plutôt stables. Avec la
baisse du taux de chômage en 1973, le solde budgétaire de plein emploi est en excédant.
De 1971 à 1973, le déficit du gouvernement québécois observé semble donc traduire une
orientation expresse de la politique budgétaire de contrecarrer le taux de chômage.
92
93
94
95
Une interprétation possible pour une partie des mouvements apparemment
contracycliques du solde budgétaire tient aux ajustements plutôt automatiques des
revenus et des dépenses avec l’état de la situation économique. Sous cet angle, comme
le dit Audet (2022), la politique budgétaire est appelée à s’apparenter à une politique
qualifiée de keynésienne en acceptant des déficits budgétaires en périodes de
ralentissement économique et de récession.
Enfin, de 1970 à 1975, tout comme depuis 1961, les dépenses publiques en
immobilisations expliquent les déficits budgétaires observés. (Voir Lambert et al., 2019).
De fait, même depuis 1961, le gouvernement du Québec n’a pas encore recours au
déficit budgétaire pour financer des excédents de dépenses courantes (c.-à-d. en
excluant les immobilisations) sur ses revenus courants, d’où les surplus des opérations
courantes. Alors que frappe la récession de 1974, le gouvernement augmente les
investissements publics.
Préparé dans un contexte plus difficile avec le déficit olympique à éponger et le
financement des travaux de la Baie-James, au moment de sa publication en mai, le
budget de 1976-1977 prévoit également un solde excédentaire des opérations courantes
et des immobilisations sur les revenus justifiant le recours aux emprunts.
Bien que le ministère des Finances du Québec n’ait pas poursuivi des estimations
systématiques de budget de plein emploi après les travaux de Rabeau (1976), la prise en
compte implicite et explicite de la conjoncture demeure un aspect durable et
significatif dans la confection du budget québécois jusqu’à ce jour.
05. Jacques Parizeau et l’opération de la machine de
l’État via les finances publiques
96
À compter de 1976, les contextes politique et économique au Québec, au Canada et dans
le monde amènent de nouveaux défis. L’inflation n’est pas maîtrisée. Le taux de
chômage au Québec poursuit son ascension vers des niveaux sans précédent. Un second
choc pétrolier et une politique monétaire restrictive au Canada, comme aux États-Unis,
sont à l’origine d’une profonde récession. Nonobstant le statut constitutionnel du
Québec et le référendum de 1980 mis de l’avant par l’élection du Parti québécois,
l’économiste Jacques Parizeau devient ministre des Finances de 1976 à 1984. Il est le
premier titulaire québécois d’un doctorat de la London School of Economics et un ancien
haut fonctionnaire résolument impliqué dans la création de plusieurs organismes de
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
299
l’État dans les années 1960. Ayant connu le ministère comme conseiller sénior sept ans
auparavant et maintenant ministre à sa tête, Jacques Parizeau retrouve le haut
fonctionnaire Michel Audet et lui confie qu’il ne reconnaît pas l’organisation qu’il avait
connue. Parizeau est ravi de la transformation structurelle du ministère et l’en félicite.
(Audet, 2022).40
5.1 Les années formatrices
97
Sous le mentorat de François-Albert Angers, Jacques Parizeau termine ses premières
études en économie à HEC Montréal en 1950. Avec les encouragements d’Angers, il
poursuit sa formation universitaire en France, notamment à Sciences Po. Comme le
rapporte l’hommage publié à son décès par l’Institut d’études politiques de Paris (2015),
on retrouve parmi ses professeurs Jean Fourastié, Jean Marchal, François Perroux, Paul
Delouvrier et François Bloch-Lainé. Comme l’exprime Barjot (2013), dans sa discussion
de la thèse de Dreyfus (2011) dont il a été directeur, pendant la période 1945-1958, on y
retrouve « un équilibre entre théoriciens et praticiens, universitaires et inspecteurs des
Finances, conservateurs et progressistes » où « se dégage ainsi un sens commun
économique du moment, d’où la synthèse opérée, dans les années 1950, entre Keynes (J.
Meynaud) et la bonne gestion financière (P. Delouvrier, F. Bloch-Lainé) » (p. 156). Les
économistes Marchal et Perroux l’initient aux idées de Keynes (Institut de sciences
politiques de Paris, 2015, et Dostaler et Hanin, 2006). Du fait de leurs responsabilités et
leurs expériences dans la gestion du volet administratif et financier du gouvernement
en tant qu’inspecteurs des finances, les jeunes hauts fonctionnaires comme Delouvrier
et Bloch-Lainé ne sont pas en reste pour former leurs étudiants comme Jacques
Parizeau. Rosanvallon (1987) écrit :
« La pénétration des idées keynésiennes dans ce milieu [parmi un noyau de jeunes
hauts fonctionnaires, dont Bloch-Lainé et Delouvrier] est inséparable de la tâche de
construction de tout un nouvel appareil d'information économique. […] Keynes est
pour cette génération l'opérateur d'un nouveau rapport entre la théorie et la
pratique. […] On peut parler en ce sens de la formation d'un keynésianisme pratique
dans la France du début des années cinquante : la pénétration de son œuvre est
indissociable de la transformation du rapport de l'État à la société. » (p. 41)
98
99
100
De son passage à l’Institut d’études politiques de Paris (2015) « Jacques Parizeau retient
le rôle de l’État dans la modernisation de l’économie, qu’il mettra en œuvre au Québec
comme haut fonctionnaire et homme politique réformateur », rapporte-t-on.
Contrairement aux préférences d’Angers pour un doctorat français, comme l’explique
Duchesne (2006), Jacques Parizeau préfère migrer au London School of Economics. Il y
obtient un doctorat en économie sous la direction du futur prix Nobel d’économie
James Meade. Meade est un keynésien de la première heure, qui appartenait déjà en
1930-31 à un groupe restreint d’économistes autour de Keynes, comme il le rappelle
dans son autobiographie (Meade, 1977). Dostaler et Hanin (2006) décrivent également
Meade comme « théoricien d’une politique économique mêlant libéralisme et
interventionnisme » (p. 167).
Tout en étant sans doute reconnaissant de l’attention et de l’appui dont il a bénéficié,
Jacques Parizeau n’est pas un adepte des idées économiques préconisées par Angers et
ne devient pas porteur du courant corporatiste. L’intégration de sa formation en France
et à Londres, de même que son expérience en font davantage un keynésien, qu’on peut
interpréter dans l’esprit ce que décrit Rosanvallon (1987) :
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
300
« On a pu dire, à juste titre, que le keynésianisme pouvait être considéré dans les
pays anglo-saxons comme le vecteur d'une formule sociopolitique de compromis. Il
a indéniablement aussi cette dimension en France. Mais il apparaît également dans
ce dernier cas comme une forme culturelle du rapport État-société. » (p. 52)
101
Ayant complété son éducation universitaire, Jacques Parizeau revient au Québec en
1955 comme professeur d’économie au HEC.41 À sa vocation de professeur, s’ajoutent
rapidement d’autres tâches dans les années 1960 comme haut fonctionnaire et
conseiller des premiers ministres du Québec. Son implication directe dans plusieurs
dossiers clés évoqués précédemment est aussi formatrice. Rappelons en particulier la
nationalisation de l’hydroélectricité, l'abolition du monopole des syndicats financiers
torontois sur l'émission des obligations du gouvernement du Québec, de même que la
création de la SGF, de la Régie des rentes du Québec et de la Caisse de dépôt et
placement du Québec.42 Il travaille aussi activement à élargir les sources d’emprunt et
le marché des obligations du Québec, tant comme haut fonctionnaire dans les
années 1960 qu’à titre de ministre des Finances en 1977.
5.2 Quelques principes de l’intervention type de Jacques Parizeau et
la pensée économique
102
103
104
105
Les principes qui guident Jacques Parizeau comme décideur public en matière
économique sont notamment caractérisés par une approche keynésienne,
généralement centralisatrice et interventionniste.
Déjà dans les années 1950, Jacques Parizeau publie plusieurs articles dans L’Actualité
économique qui témoignent de son penchant keynésien. 43 En plus de l’exposition aux
idées keynésiennes pendant ces années d’études, même si tous deux ne situent pas la
centralisation au même endroit, Jacques Parizeau reconnaît l’influence de Maurice
Lamontagne. Il a déclaré que Lamontagne « a été pour moi un phare. Son ouvrage Le
fédéralisme canadien marque la première intrusion des idées keynésiennes chez les
francophones du Québec. » (Duchesne, 2001, p. 197).
Comme nous l’avons soutenu précédemment, l’incursion d’un keynésianisme assumé et
explicite dans la politique budgétaire québécoise avait déjà débuté au début des
années 1970. L’arrivée de Jacques Parizeau à la tête du ministère des Finances, dont la
plume et la prose sont particulièrement reconnues, exprime avec plus d'insistance et
dans un ton qui lui est propre la justification de plusieurs décisions dans un langage qui
rappelle encore plus expressément la pensée keynésienne. À l’écoute et à la lecture des
budgets de Jacques Parizeau, on reconnaît aisément une formulation particulièrement
claire et efficace d’un ton résolument keynésien. On a l’impression de le voir actionner
un levier, tourner une roue, presser sur un bouton pour manœuvrer la machine de
l’État et affecter l’économie comme il le souhaite.44
Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler comment Rosanvallon (1987) décrit la diffusion du
keynésianisme en France après 1945 :
« L'économie devient perçue comme un système de variables et de flux à
optimiser. » (p. 44)
106
et
« Si l'économie est considérée comme un système de variables et de flux à
optimiser, elle constitue du même coup un objet pour l'action. Toutes les variables
économiques peuvent être actionnées : la monnaie, le budget, les revenus, les prix,
l'offre, la demande. Le langage lui-même traduit d'ailleurs cette évolution :
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
301
l'application du terme de politique s'étend à tous ces domaines. C'est seulement à
partir de la révolution keynésienne que l'on peut parler de politique des prix, de
politique des salaires, de politique fiscale. Interventions conjoncturelles et actions
structurelles deviennent à partir de là perçues comme complémentaires et
indissociables à la fois. » (p. 45)
107
108
109
C’est également en phase avec ce que Dostaler et Hanin (2005) racontent à propos de
l’approche à laquelle Maurice Lamontagne a été exposé à Harvard de 1941 à 1943, où « il
est surtout influencé par les cours d’Alvin Hansen, promoteur aux États-Unis d’un
keynésianisme mécanique, parfois qualifiés d’ "hydraulique", présenté sous forme de
modèles mathématiques. » (pp. 169-170).
Par ailleurs, alors qu’il est ministre des Finances, la gouvernance publique de Jacques
Parizeau procède dans une optique plutôt centralisatrice. Comme nous l’avons signifié
à la section 3, le keynésianisme tend à être souvent étroitement associé à une action
gouvernementale centralisée où les instruments de pouvoir budgétaire et de
stabilisation seraient concentrés.45 Lamontagne (1954) l’avait clairement défendu dans
son ouvrage. Comme le rapporte Duchesne (2016), dans les années 1950, Jacques
Parizeau, qui était fédéraliste à l’époque, soutient que « les vraies décisions de nature
économique, digne d’un État, se prennent à Ottawa ». Duchesne (2021) explique par
ailleurs que « dans les années 60, le jeune Parizeau était un défenseur de la
centralisation économique aux mains d’un État agissant. Il voyait toutefois la capitale à
Québec plutôt qu’à Ottawa. Cette position idéologique demeure forte jusque dans les
années 80 ».46
Dans une fédération où prévaut un partage de pouvoirs selon des champs de
compétence, mais qui ne peut pas être complètement étanche, et dans le contexte
sociodémographique et historique canadien, les tensions fédérales-provinciales se sont
donc également manifestées à travers le prisme de la place des politiques keynésiennes.
Pour Maurice Lamontagne, par exemple, des politiques macroéconomiques doivent être
du ressort du gouvernement fédéral à Ottawa, pour d’autres, comme Jacques Parizeau,
elles doivent relever de Québec. De plus, Jacques Parizeau est plutôt partisan de
l’intervention de l’État dans l’économie. Cet interventionnisme est compatible avec la
pensée et la pratique politique et économique ayant cours au XXe siècle, accentué dans
la foulée de la Seconde Guerre mondiale. Son passage en France à Sciences Po et son
contact avec les professeurs Delouvrier, artisan de la planification économique en
France, et Bloch-Lainé, un des plus ardents défenseurs du rôle de l’État dans l’économie
et de la planification à la française (Colasse et Pavé, 2000) a pu aussi l’influencer.
Faisant référence à ce noyau de jeunes hauts fonctionnaires dont ils font partie,
Rosanvallon (1987) parle d’ailleurs « de la formation d'un keynésianisme pratique dans
la France du début des années cinquante : la pénétration de son œuvre est indissociable
de la transformation du rapport de l'État à la société » (p. 41). Il ajoute :
« Le problème libéralisme/interventionnisme a en effet été complètement
transformé à cette époque par une nouvelle perception de l'économique comme
système d'action. La croissance, l'emploi et le pouvoir d'achat ne sont plus compris
comme des résultantes et des soldes : ils deviennent des objectifs. La transformation
du rôle de l'État n'est dans cette mesure qu'une conséquence de cette nouvelle
vision de l'économie […]. » (p. 44)
110
L’interventionnisme économique de Jacques Parizeau s’est bien sûr manifesté à travers
son implication directe dans la mise sur pied des sociétés d’État et organismes publics
comme la Caisse de dépôt et placement, la Société Générale de financement et la Régie
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
302
des rentes. La plupart ont été pérennes et ont donné lieu à des résultats jugés positifs.
D’autres interventions ont été de natures fiscales. Par exemple, le Régime d’épargnesaction a voulu favoriser l’investissement en bourses des ménages, ainsi que l’inscription
et le développement d’entreprises québécoises.47 Il a aussi introduit des crédits d’impôt
qui ont appuyé le développement de fonds fiscalisés pour encourager simultanément la
sensibilisation et la participation à l’épargne ainsi que des investissements dans les
entreprises québécoises. Certaines actions furent moins heureuses, comme la
nationalisation de l’amiante et la création de la Société nationale de l’amiante qui a
entraîné des pertes de plus de 500 millions de dollars (Shields, 2012). Jacques Parizeau
avait également exercé de la pression en 1979 sur la Caisse de dépôt et placement pour
acheter au rabais des obligations du gouvernement du Québec.
111
Enfin, notons que Jacques Parizeau est favorable à l’ouverture des marchés et au libreéchange.
« Avec l’aide hautement efficace de Bernard Landry, je réussis à faire effectuer un
virage de 180 degrés au Parti québécois dont je viens de prendre la présidence.
D’abord parce que nous pensons que le libre-échange favorise le Québec, et aussi en
raison des répercussions politiques immenses que la signature de ce traité va
entraîner. » (Parizeau, 1997, p. 43).
112
Il est raisonnable de penser que ceci n’est pas étranger à sa formation avec James
Meade dont la contribution en théorie du commerce international et en finance
internationale lui ont valu le prix Nobel, et un des initiateurs de l’accord du GATT de
1947.48
06. L’activisme assumé de Bernard Landry
6.1 Les études en économique et l’enseignement universitaire
113
114
115
Après des études en droit et son Barreau, ainsi qu’un passage en 1964 comme conseiller
politique dans le cabinet de René Lévesque, alors ministre des Ressources hydrauliques,
Bernard Landry part pour l’Institut d’études politiques de Paris pour y obtenir un
diplôme en économie et finance. L’économiste, futur ministre et futur premier ministre
Raymond Barre, qui avait notamment publié un réputé manuel d’économie en France
en 1956, lui enseigne. Cela marque le début d’une accointance durable. 49
À Sciences Po, Raymond Barre avait lui-même été étudiant et influencé par François
Perroux qui lui avait enseigné les idées de Keynes et de Schumpeter. Perroux avait
d’ailleurs rédigé une longue introduction dans la traduction française en 1935 de
l’ouvrage clé de Schumpeter (1912). Jean-Claude Casanova dit à propos de Barre : «
Comme tous les économistes, il est keynésien, mais en plus, il est schumpétérien ». 50
(Rimbaud, 2015).
Au moment où Bernard Landry s’y trouve, la composition du corps enseignant de
Sciences Po est répartie un tiers deux tiers entre non-fonctionnaires et fonctionnaires,
alors qu’y passent aussi plus de dirigeants de grandes entreprises comme l’explique
Dreyfus (2011). Coïncidant avec la prise de connaissance plus grande en France de la
synthèse néoclassique de Samuelson (1957), Barjot (2013) résume ainsi les conclusions
de Dreyfus (2011). Avec sa venue à Sciences Po en 1962, « Raymond Barre [est]
producteur d’une synthèse entre macroéconomie keynésienne et microéconomie
néoclassique, en réconciliant intervention de l’État et respect des mécanismes de
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303
marché » (p. 154) et il « permet de réconcilier le keynésianisme de Marchal, le nonconformisme de Perroux et le libéralisme de Rueff » (p. 156). 51 Dans les années 1960,
Barre contribue à ce que Sciences Po devienne un lieu où émerge une vision de la
politique économique avec une « une place plus large […] accordée aux entreprises et
aux mécanismes de marché sous la houlette plus libérale de l’État toujours
modernisateur. » (p. 156).
116
117
118
Le contact avec Raymond Barre et ceux qui gravitent autour de l’Institut des sciences
politiques de Paris et l’exposition à leurs vues a possiblement alimenté en partie
l’approche qu’adopte Bernard Landry en matière économique. Le caractère
interventionniste n’est pas pour autant laissé en reste. Par ailleurs, pendant ses études
à Paris, il est initié et développe une « fascination aux échanges économiques
internationaux » par l’enseignement de Jacques L’Huillier, expert d’économie
internationale, qui faisait la navette chaque semaine de Genève à Paris. (Landry, 1987).
Avant de revenir au Québec, Bernard Landry accomplit un stage au ministère des
Finances et des Affaires économiques du gouvernement français dirigé par le ministre
et futur président Valery Giscard d'Estaing et le ministre et futur premier ministre
Michel Debré.
Notons qu’en dehors de ses périodes au gouvernement, Bernard Landry évolue en
milieu universitaire alors qu’il est professeur à la Faculté des sciences administratives à
l'Université du Québec à Montréal de 1986 à 1994 et professeur au Département de
stratégie des affaires de l'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à
Montréal de 2005 à 2018. Il y fut notamment fondateur et premier titulaire de la Chaire
Philippe-Pariseault de formation en mondialisation des marchés de l'agroalimentaire.
6.2 Quelques principes représentatifs de la pensée et de la pratique
en politique économique de Bernard Landry
119
120
Le passage de Bernard Landry et ses rencontres à Sciences Po et dans un ministère
économique français clé ont certainement façonné son regard sur les enjeux
économiques. Ensuite, ses lectures, les réseaux qu’il développe et des défis
circonstanciels alimentent sa réflexion, sans compter que son orientation politique sur
le statut du Québec renforce vraisemblablement ces inclinaisons alors qu’il voit le
Québec comme victime historique des politiques fédérales auxquelles le gouvernement
du Québec doit faire contrepoids tant que l’indépendance ne se concrétise pas. 52
À titre de ministre d’État au Développement économique dans le gouvernement de
René Lévesque, Bernard Landry pilote la préparation et la publication de deux rapports
qui témoignent de la manière dont il aborde la pratique de la politique économique.
Dans Bâtir le Québec (ministère d'État au Développement économique, 1979), le secteur
privé est reconnu « en tant qu’agent économique de premier plan » (p. 3), mais avec
une place significative pour les interventions gouvernementales : 53
« Les moyens de production sont, au Québec, en quasi-totalité entre les mains des
agents privés de l'économie et la responsabilité d'assurer un développement
économique suffisant incombe d'abord au secteur privé. [...] Le développement
social n'est cependant plus dissociable des objectifs de justice sociale, de qualité de
vie et de respect de la personne et de l'environnement. L'État demeure l'arbitre des
choix collectifs et se doit de corriger les abus ou l'inefficacité du système de
l'économie de marché ». (p. 144)
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122
Avec un accent multisectoriel, le document parle également de l’importance d’utiliser
les avantages comparatifs du Québec. Il voit la « cellule de base du développement » (p.
3) comme étant l’entreprise et souligne le besoin de développer « la compétitivité des
entreprises et leur capacité de vendre sur les marchés internationaux » (p. 117), tout en
déplorant une carence en matière « [d’] action collective des agents économiques
québécois, action pourtant indispensable » (p. 4). C’est ainsi qu’est mise de l’avant l’idée
de l’action concertée de l’État pour coordonner « tous les intéressés – le patronat, les
syndicats les coopératives, la population et l'état » (p. 6). Cet alignement n’est pas sans
rappeler, peut-être fortuitement, ce que prônait François Bloch-Lainé. 54
Avec Le Virage technologique (ministère d'État au Développement économique, 1982),
Bernard Landry met de l’avant la place que les nouvelles technologies peuvent prendre
dans l’économie québécoise « dans des secteurs nouveaux, tout en équipant nos
industries existantes des technologies les plus développées » et souligne l’importance
de valoriser les exportations. Yakabuski (2001) dénote d’ailleurs que Landry se décrit
comme « un disciple de la théorie de la "destruction créatrice" de Joseph Schumpeter »
qui avait insisté « sur le rôle des entrepreneurs en tant qu'agents de progrès forçant le
changement par l'innovation » (traduction libre). En outre, Yakabuski (2001) indique
que Bernard Landry reconnaît l’influence de Lester Thurow, l’un des partisans les plus
éminents et les plus virulents d'une politique industrielle américaine interventionniste.
55
123
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125
126
Pendant toute sa carrière, Bernard Landry est clairement interventionniste avec une
forte conviction, comme le résume son ancien attaché de presse Hubert Bolduc
« [qu’]autant il croyait aux forces libres du marché, autant il croyait que l’État pouvait
intervenir et aider les entrepreneurs québécois à faire leur place sur la scène
internationale ».56 Landry a lui-même déclaré : « Quand on veut faire avancer les choses
plus vite, oui, je crois en l’intervention de l’État. Je pense que c’est le secteur privé qui
crée la richesse. Mais, parfois, l’État peut aider ».57
Les exemples d’interventionnisme économique de Bernard Landry sont légion et
s’intensifient lors de son deuxième passage au gouvernement avec Lucien Bouchard,
dans lequel il est notamment ministre d’État à l’Économie et aux Finances et titulaire
principal de la plupart des ministères à vocation économique. Ses interventions se
manifestent à travers des mesures fiscales, de même que via des sociétés d’État.
Il met en place diverses déductions fiscales et crédits d’impôt pour attirer des
entreprises et inciter les investissements dans des secteurs ou des régions désignées,
dont un crédit d’impôt pour la production de titres multimédias pouvant atteindre
jusqu’à 37,5 % du salaire d’employés des entreprises admissibles. Des fonds publics sont
dévolus à la création de la Cité du multimédia en 1998 et la Cité du commerce
électronique en 2000.58
Par ailleurs, en 1998, Bernard Landry crée Investissement Québec pour susciter des
investissements via le financement par prêts à des entreprises et par la prospection des
investissements étrangers. Il consent et soutient l’implication considérablement accrue
de la SGF entre 1998 et 2002 dans la participation directe dans des entreprises en
s’associant à des partenaires privés.59 Il voit aussi d’un bon œil et manifeste
publiquement son opinion pour un interventionnisme certain de la Caisse de dépôt et
placement dans le dossier de l’achat de Vidéotron pour des considérations nationalistes
distinctes de l’intérêt financier pour les déposants à la société d’État. 60
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128
La compétitivité des entreprises québécoises demeure aussi une préoccupation dans
l’approche de Bernard Landry, comme l’illustre le document intitulé Objectif emploi par
le Ministère des Finances du Québec (1998), ce qui a des incidences sur les politiques de
taxation qu’il favorise.
Enfin, Bernard Landry est un ardent défenseur du commerce international sous
l’enseigne du libre-échange :
« J’ai la conviction que le libre-échange, convenablement préparé et vécu, peut
produire des fruits et je crains qu’au contraire, le statu quo ne puisse qu’engendrer
des difficultés croissantes, amertumes liées aux guerres commerciales et médiocrité
à terme, surtout pour l’espace économique canadien. » (Landry, 1987, p. 28).
129
130
Il est un acteur à l’avant-plan dans le débat pendant la campagne électorale fédérale de
1988 axée sur l’accord avec les États-Unis.
Ayant traité du rapprochement entre la pensée économique et la manière de façonner
les politiques économiques sous l’angle de la formation et d’expériences qu’ont connues
Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry, nous nous
tournons plus spécifiquement vers quelques exemples des politiques économiques
illustrant les perspectives propres à la gestion des (dés-)équilibres budgétaires, ainsi
qu’à la fiscalité des gouvernements québécois dans des contextes économiques donnés.
07. De l’équilibre ou non des finances publiques dans
la politique budgétaire
131
Le développement et le déploiement de la pensée en macroéconomie ont rapidement
mis en évidence la place des changements et du niveau de la dette publique dans les
politiques économiques. Nous rappelons sommairement les préceptes entourant la
dynamique des déficits budgétaires et de la dette publique, puis nous discutons
l’évolution de mesures correspondantes au Québec en lien avec les politiques mises de
l’avant par les décideurs publics principalement entre 1970 et 2002. Le Tableau 2
présente une périodisation des politiques budgétaires du gouvernement du Québec.
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132
Tableau 2. Périodisation de la politique budgétaire québécoise en fonction des
ministres des Finances ayant déposé des énoncés budgétaires 1970 – 2003
Ministre
Gouvernement
des
Période
Finances
Statistiques budgétaires en
% du PIB dans leur
dernière année fiscale en
exercice comme ministre
des Finances
Quelques éléments
Dette totale ou brute /Dette
marquants
représentant les déficits
cumulés / Solde
budgétaire
consolidé
Récession de 1974-1975.
(-0,7% de croissance du PIB).
Robert
PLQ
Bourassa
1970
Raymond
1971-1976 1976 : 14,4% / 13.0% / -2,4%
Garneau
1970 : 11,9% / n. d. / -0,6%
Investissements publics.
Déficit olympique.
Hausse salariale des
secteurs public et
parapublic en 1976.
Hausse salariale des
secteurs public et
parapublic en 1979.
PQ
Jacques
Parizeau
Yves
Ralentissement économique
de 1979. (-0,5%de
croissance du PIB).
1976-1984 1984 : 28,6% / 20,8% / -3,7% Récession de 1981 (-5,0% de
1984-1985 1985 : 29,1% / 23,3% / -3,1% croissance du PIB).
Réduction de la
rémunération des employé
des secteurs public et
parapublic en 1982.
Duhaime
Augmentation importante
des déficits cumulés.
PLQ
Gérard D.
Lévesque
André
Bourbeau
Jean
Campeau
PQ
Bernard
Landry
Pauline
Marois
Réduction importante des
déficits cumulés
1989 : 29,4% / 22,9% / -1.2% Récession de 1990-1992
(-4,6% de croissance du PIB)
1993 : 42,7% / 31,4% / -3,0%
1994-1994
Augmentation importante
1994 : 42,0% / 33,0% / -3,3% des déficits cumulés.
1985-1993
Gel des dépenses de
programme pour 1994-1995
1995 : 42,2% / 33,9% / -2,2% Réduction de dépenses de
programme pour 1995-1996
1996 (avant la réforme
1994-1995 comptable) :
Loi sur l’élimination du
42,2% / 35,0% / -1,7%
déficit et l’équilibre en 1996
1996-2001 1997 (après la réforme
Ralentissement économique
2001-2003 comptable) :
de 2001 (-0,5%de croissance
57,6% / 42,7% / -1,1%
du PIB).
2000 : 52,2% / 35,1% / +0.6%
2003 : 51,2% / 33,2% / -0.1%
Sources : Ministère des Finances et de l’économie (2012) et Ministère des Finances du Québec (2021).
Bégin et al. (2014).
Note : * La réforme comptable de 1997 fait en sorte que les valeurs numériques des ratios dette/PIB ne
sont pas directement comparables avant et après ladite réforme.
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307
7.1 Des principes économiques entourant les déficits et la dette
publique
133
134
135
La théorie keynésienne met à l’avant-plan le rôle que peuvent jouer des politiques de
gestion macroéconomique pour réguler, sinon tempérer, les cycles économiques,
particulièrement en situation de sous-emploi des ressources. De même, une hausse des
dépenses publiques, dont des investissements en infrastructures publiques,
particulièrement productives, peuvent stimuler la demande. Sous un angle
complémentaire, Barro (1979, 1986) explique aussi qu’étant donné que le régime fiscal
implique l’utilisation de taux proportionnels de taxation qui sont « distortifs », des
déficits budgétaires sont temporairement justifiables pendant une certaine période
dans des situations liées à un ralentissement de la croissance économique (voire jusqu’à
une récession) ou à des dépenses exceptionnelles temporaires. 61 Dans des situations
inverses en période de forte expansion ou de dépenses gouvernementales
temporairement basses, un gouvernement devrait afficher un surplus.
La théorie économique ne soutient pas cependant un recours systématique à
l’endettement public (via des déficits structurels persistants) pour financer des
dépenses récurrentes. Par ailleurs, étant donné que des infrastructures publiques
justifiées ont généralement une existence et une durée d’utilisation qui débordent la
période sur laquelle s’étalent les investissements publics, il peut être tout à fait fondé
de les financer par un déficit budgétaire, dans la mesure où le taux d'endettement
relatif à la capacité de l'économie demeure sous contrôle. Toutefois, un gouvernement
fait néanmoins face chaque année à une contrainte budgétaire, puisqu’un
gouvernement ne peut rien faire avec rien. Autrement dit, dans une année donnée,
toute hausse des dépenses publiques doit être financée à même des recettes publiques
courantes provenant de taxes, impôts ou transferts nets reçus d’autres paliers de
gouvernement ou en contractant de nouveaux emprunts. Ainsi, un excédent de
dépenses publiques totales sur les revenus de l’État doit être financé par un déficit qui
augmente le stock de dettes en circulation. Dans le cas contraire, un surplus équivaut à
un remboursement ou réduction du stock de dettes.
De plus, les contraintes budgétaires annuelles d’un gouvernement relient les émissions
de nouvelles obligations d’une année aux paiements d’intérêts et au remboursement
éventuel de la dette dans l’avenir. Ce faisant, la contrainte budgétaire intertemporelle
du gouvernement signifie que même si son budget annuel n’a pas à être équilibré
chaque année, la somme de la dette publique existante et de la valeur actualisée des
dépenses gouvernementales courantes et futures doit être couverte par la valeur
actualisée des recettes publiques courantes et futures. Autrement dit, un gouvernement
trouve preneur pour ses obligations tant et aussi longtemps que les prêteurs anticipent
être remboursés à l’échéance et recevoir les paiements d’intérêt en fonction des
conditions stipulées par le contrat obligataire. Dans la mesure où les agents
économiques soupçonnent que la situation se rapproche d'une violation de ladite
contrainte, soit ils exigent une prime de risque sur les taux d'intérêt applicables aux
emprunts du gouvernement (d’où une décote par les agences de notation de crédit),
soit ils opposent un refus à prêter davantage au gouvernement à moins d'un
changement de cap crédible quant à la gestion des finances publiques. Le respect de la
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308
contrainte budgétaire du gouvernement exige alors une combinaison de réductions du
niveau ou de la croissance des dépenses et d’augmentations de taxes et impôts. En
prenant en compte le lien entre les équilibres financiers gouvernementaux de plusieurs
périodes, ladite contrainte impose une limite (ou borne) supérieure au taux de
croissance à long terme de la dette du gouvernement, de sorte que le sentier du ratio de
la dette au PIB doit demeurer sur un sentier soutenable.
7.2 Des (dés-)équilibres prudents ou imprudents des finances
publiques
136
137
138
139
De 1961 à 1970, l’augmentation de la dette publique par les gouvernements du Québec
couvre le financement des investissements publics, pendant que les opérations
courantes sont en surplus. En l’absence de récessions, alors que les budgets sont
essentiellement construits sur une base comptable et que l’État est en croissance, les
considérations cycliques sont absentes à proprement parler.
Avec l’arrivée des années 1970, Robert Bourassa et Raymond Garneau donnent un ton
explicitement économique à la politique budgétaire au moment où des réformes
importantes ont été apportées au cadre de gestion des finances publiques.
Alors que le taux de chômage est en hausse, le gouvernement procède à une hausse des
investissements publics et concurremment de la dette publique. Le déficit des
opérations budgétaires (surtout liées à l’excédent des dépenses courantes sur les
revenus courants du gouvernement) demeure relativement limité. D’ailleurs, la dette
brute en pourcentage du PIB demeure plutôt stable.62
Au tournant de la récession de 1974, le gouvernement laisse augmenter le déficit des
opérations courantes. Audet (2022) explique « [qu’] en fonction de l’évolution même
des choses, c.-à-d. les revenus baissent quand tu as une récession et que tes dépenses
montent, on avait une situation de déficits automatiques ». En pourcentage du PIB,
comme le montre la Figure 1, la dette brute et la dette représentant les déficits cumulés
(soit celle qui ne correspond à aucun actif) commencent à monter.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
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310
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141
142
Puis, en 1976, le déficit olympique et l’augmentation des dépenses salariales avec la
négociation des conventions collectives des employés des secteurs public et parapublic
ajoutent à la pression sur les finances publiques. Dans le budget 1977-1978, Jacques
Parizeau affirme : « les années à venir du montant total des engagements sont
franchement effrayantes. Il est donc plus que temps de s'attaquer à contrôler cette
sorte d'explosion de l'endettement à venir de l'État » (p. 27). 63 Toutefois, même sans
compter le contexte politique qui ait pu inciter le gouvernement à plus de largesse
budgétaire dans les salaires des employés de l’État en 1979, la conjoncture économique
est en train de changer. La fin de grands projets d’infrastructures jumelée au second
choc pétrolier de l’OPEP et les effets secondaires de la politique monétaire restrictive
requise pour maîtriser le taux d’inflation, aux États-Unis comme au Canada, se
conjuguent pour engendrer une conjoncture économique difficile. Le taux de chômage
atteint 10,3 % et 10,9 %, respectivement en 1977 et 1978. Il demeure autour de 9,5 % ou
9,8 % en 1979 et 1980, et grimpe ensuite jusqu’à 13,9 % en 1983 avant de rediminuer
graduellement à 9,3 % en 1989.
En 1981, alors que l'économie québécoise est durement touchée par une très
importante récession et subit une baisse de 3,7 % de son PIB réel, le déficit du budget de
fonctionnement courant du gouvernement du Québec passe de 1,816 milliards de
dollars en 1980-1981 à 2,877 milliards de dollars en 1981-1982, soit une augmentation de
58,4 %. Le gouvernement québécois affiche alors le plus gros déficit budgétaire de ses
opérations courantes en pourcentage du PIB de son histoire. Nul doute qu’une
composante cyclique joue un rôle significatif conforme à ce que prescrit la science
économique. Mais cela marque également le début d’une nouvelle ère, caractérisée par
l’apparition de déficits budgétaires structurels bon an, mal an, nonobstant l’état de la
conjoncture.64
Appliquant les notions de déficit prudent et de déficit générateur d'une hausse
permanente d'endettement proposée par Bruce et Purvis (1985, 1988), Paquet (1999)
montre la précarité de l’état des finances du gouvernement québécois qui a souvent
prévalu après 1981 en étudiant l’évolution du déficit d’exploitation dans sa totalité, c.à-d. pour les variations du niveau de la dette sur la base des données du système de
gestion financière disponibles à l’époque. En fonction de valeurs données pour une
cible d’endettement et une vitesse d’ajustement, la prudence fiscale vise à ce que le
déficit budgétaire revienne vers sa cible à moyen terme, ce qui ne proscrit pas une
certaine flexibilité pour faire face aux fluctuations cycliques, sans que les écarts ne
soient trop fréquents ou persistants. Sur la période de 1973 à 1993, la plus grande partie
du déficit observé entre 1981 et 1993 est imprudente. Paquet (1999) considère aussi la
partie du déficit d’exploitation relativement au PIB tendanciel qui contribue à une
hausse permanente du ratio observé dette/PIB tendanciel. Il trouve que « le déficit
générateur d'une hausse permanente d'endettement augmente sensiblement de moins
de 0,2 de 1 % en 1978 à 2,4 % du PIB tendanciel en 1981 », puis il se stabilise « autour de
1,5 % de 1983 à 1985, pour ensuite diminuer jusqu'à 0,5 de 1 % en 1988, avant de
remonter jusqu'à 2,6 % en 1992 », sous le gouvernement de Robert Bourassa après la
récession de 1990-1991.
143
De 1985 à 1993, Gérard D. Lévesque est ministre des Finances du deuxième passage au
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311
gouvernement de Robert Bourassa et présente huit discours sur le budget. L'objectif
principal du second gouvernement Bourassa est le développement de l'économie et une
bonne gestion des finances publiques. Dans le budget 1986-1987, Gérard D. Lévesque
déclare qu’on ne peut pas « continuer de financer par emprunts une part substantielle
de nos dépenses courantes, c'est-à-dire continuer d'emprunter pour financer une
partie de "l'épicerie" ». (p. 1).65 La situation financière du gouvernement québécois
s’améliore visiblement jusqu’en 1990-1991. Les graphiques de la Figure 1 montrent la
réduction du taux brut et du rati de la dette représentant les déficits cumulés en
proportion du PIB. Dans les termes consacrés du ministère des Finances du Québec, « la
dette représentant les déficits cumulés correspond à la "mauvaise dette" du
gouvernement, à savoir celle qui ne correspond à aucun actif. On dit souvent que c’est
la dette qui a servi à financer des "dépenses d’épicerie" ». (Ministère des Finances du
Québec, 2022). Jusqu’à la récession de 1990, le contrôle de la croissance des dépenses et
l’élimination de certains organismes et la privatisation de certaines entreprises
publiques permettent de pratiquement équilibrer les dépenses courantes, de sorte que
la dette représentant les déficits cumulés en pourcentage du PIB est stable, puis
diminue quelque peu.66
144
145
Toutefois, la récession de 1990 a un impact marqué. Il s’en suit une diminution des
recettes de l’État et une hausse des dépenses publiques (dont celles liées à l’aide sociale)
qui ont pour effet d’augmenter le ratio de la dette brute au PIB. Aussi, la dette
représentant les déficits cumulés repart sur une voie ascendante. En conformité avec
une politique de stabilisation macroéconomique, ceci se justifie pour un temps dans
une certaine mesure. Cependant, le problème réside dans le fait que la situation
persiste et qu’elle s’ajoute à des taux d’endettement plus élevés qui s’étaient aux mieux
stabilisés auparavant. Les agences de notation financière sont aux aguets et abaissent la
cote de crédit du gouvernement du Québec : une fois pour Standard and Poor’s en 1993
et deux fois pour Moody’s en 1993 et 1995.
Pour s’attaquer à la situation, les ministres des Finances André Bourbeau (PLQ) et Jean
Campeau (PQ) annoncent dans leurs budgets respectifs un gel des dépenses de
programme pour 1994-1995, puis une réduction de dépenses de programmes
pour 1995-1996. Cela dit, le véritable changement de direction se produit sous
Bernard Landry dans la foulée du budget 1996-1997.
146
La Loi sur l’élimination du déficit et l’équilibre (renommée Loi sur l’équilibre
budgétaire en 2001) est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1996. Elle
spécifie des cibles à atteindre pour les déficits des opérations budgétaires chaque année
sur 4 ans jusqu’au « déficit zéro » en 1999-2000, préconise subséquemment le maintien
de l’équilibre des opérations budgétaires et encadre de possibles déficits dans des
situations particulières.67 Si, dans une année, le gouvernement enregistre un déficit
inférieur à un milliard de dollars, il est tenu de réaliser l’année suivante un surplus du
même ordre. Si la conjoncture économique ou des circonstances hors de son contrôle
conduisent à un déficit d’un milliard de dollars ou plus, le ministre des Finances doit
présenter et faire le suivi d’un plan de résorption et de retour à l’équilibre sur une
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312
période maximale de cinq ans.
147
148
Cette loi constitue sans équivoque un premier pas et une avancée importante dans
l’encadrement de la gestion financière des gouvernements. Dix ans plus tard, viendra
une seconde étape et avancée importante dans la gestion des finances publiques avec la
création du Fonds des générations.68
En particulier, la Loi sur l’équilibre budgétaire s’attaque au cumul de la dette
« d’épicerie » observée pendant 28 ans :
« les trois quarts de la dette, soit 87,2 milliards de dollars, découlent des déficits que
le Québec a enregistrés année après année à partir du début des années 70 jusqu’en
1997-1998, pour payer des dépenses courantes » (ministère des Finances du Québec,
2006, p. 28).
149
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152
Elle concilie à la fois une plus grande rigueur dans l’optique de respecter la
soutenabilité du sentier d’endettement public que requiert la contrainte budgétaire
intertemporelle d’un gouvernement dans une optique de moyen terme et la possibilité
de faire jouer des outils de stabilisation économique. D’ailleurs, puisque la loi ne porte
que sur le solde des opérations budgétaires, elle ne limite pas en pratique le
financement par dette des investissements publics et des placements qui eux sont
comptabilisés dans les opérations dites non budgétaires.
Tout encadrement législatif de la gestion des finances publiques est sujet à des limites
et à des ajustements qui peuvent être requis dans certaines circonstances. L’expérience
et la pérennité de ces encadrements sous différentes administrations et sur plusieurs
décennies témoignent néanmoins de leur qualité.
Finalement, notons que les choix budgétaires annoncés par les ministres des Finances
se déclinent aussi en termes des dépenses. Selon les circonstances et les préférences
politiques, certaines dépenses peuvent être ponctuellement, ou pour un temps,
privilégiées ou non. Par exemple, le retour à l’équilibre des opérations budgétaires
courantes a entraîné des fluctuations en dents de scie dans la croissance des dépenses
pour certaines missions comme la santé et l’éducation. Une combinaison d’orientations,
de pressions de divers intervenants, de visibilité et d’échéanciers électoraux va
influencer ces décisions.
En revanche, la catégorie de dépenses associées aux investissements en infrastructures
est plutôt l’objet d’une discordance entre les connaissances économiques et les
politiques poursuivies globalement par toutes administrations de la fin des années 1970
jusqu’en 2003.
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154
Dans les années 1960 et la première moitié des années 1970, les gouvernements
québécois avaient déjà eu recours aux investissements publics pour encourager
l’activité économique et l’emploi, ce qui est aussi conforme avec la prescription de
Keynes en contexte de ralentissement économique. Par ailleurs, plusieurs études
théoriques et empiriques en économique démontrent que des dépenses judicieuses
d’investissement public contribuent à augmenter la capacité à long terme d’une
économie et sa compétitivité. Par exemple, Aschauer (1989a,b) trouve empiriquement
que le capital public (comme les infrastructures routières, les aéroports, le transport en
commun et les systèmes d'égouts et d'aqueduc) est un déterminant important de la
productivité des intrants privés. Baxter et King (1993) explicitent aussi les différents
canaux par lesquels les investissements publics agissent sur l’équilibre
macroéconomique.
Lambert et al. (2019) documentent bien le changement de cap. De 1961 à 1975, les
investissements publics québécois représentent entre 3 % et 4 % du PIB et le stock de
capital public est passé de 35 % à 36 % du PIB. En comparaison, les investissements
publics de 1980 à 2000 sont passés de 2 % du PIB à 1,2 %, de sorte que le stock de capital
public sur la même période s’est atrophié pour passer de 30 % à 19 % du PIB.
155
Le sous-investissement massif en infrastructures et la détérioration des actifs due à
l’insuffisance de leur maintien par tous les gouvernements du Québec depuis Jacques
Parizeau jusqu’à Bernard Landry ont des impacts négatifs importants et durables sur le
développement de l’économie québécoise pendant cette période. De plus, ces décisions
coïncident avec l’augmentation de la dette publique pour financer des dépenses
courantes.
08. L’influence de la théorie économique sur la
fiscalité québécoise
156
L’autre dimension de la politique budgétaire sur laquelle s’exerce l’influence de la
pensée économique concerne la fiscalité. Après avoir abordé des principes économiques
de la taxation, nous discutons de leur influence sur la politique québécoise de taxation
dans deux champs d’application, soit l’impôt sur le revenu et la taxe sur le capital.
8.1 Des principes économiques de la taxation
157
Lachance et Vaillancourt (1999) font état de trois critères qui sous-tendent les décisions
d’un gouvernement quant aux mesures fiscales : (1) l’impact politique d’une
mesure, (2) des considérations pragmatiques et pratiques liées à l’application de la
fiscalité et (3) la pensée économique du ministre des Finances. En somme, alors que la
fiscalité vise à prélever les ressources requises pour le financement des dépenses
gouvernementales, elle constitue également un moyen d’intervention économique de
l’État. Le tout doit également être concilié avec différentes propriétés recherchées:
l’efficacité (entendue par une volonté de minimiser les pertes sèches résultant des
taxes distortives), l’équité verticale (souvent exprimée en termes de progressivité du
système fiscal), l’équité horizontale (cherchant à ce que des contribuables similaires
soient traités de façon similaire par l’État), ainsi que des principes de transparence et
de simplicité. (Voir Garon et Paquet, 2017). Ces principes de taxation étaient d’ailleurs
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314
évoqués dans le Livre blanc sur la fiscalité des particuliers commandé par Jacques
Parizeau (ministère des Finances du Québec, 1985).
158
159
Pour Lachance et Vaillancourt (1999), les gouvernements du Québec sont enclins à
utiliser la fiscalité dans l’optique de « la pensée économique que l'État doit intervenir
pour encourager toutes sortes d'activités jugées socialement désirables » (p. 133). Ils
mettent d’ailleurs sur le compte de cette inclinaison interventionniste, une résistance
certaine à ce qu’ils appellent « ce fort courant économique qui veut qu'un régime fiscal
doit être neutre, donc qu'il n'influence pas les décisions des agents économiques. La
neutralité du régime fiscal conduit à l'élargissement des assiettes fiscales par l'abolition
des mesures référentielles et à la réduction des taux de taxation sur des assiettes les
plus larges possible. » (p. 133). Tout en reconnaissant que le principe de neutralité
fiscale n’est pas ignoré par les ministres québécois des Finances, ils soutiennent qu’il
est davantage invoqué au niveau fédéral.
En pratique, depuis les années 1970, les ministres des Finances du Québec cherchent
généralement à éviter des disparités qui ne sauraient reposer sur quelques
justifications. Ainsi, dans la foulée même de la réforme fédérale entrant en vigueur en
1972, Raymond Garneau annonce une réforme fiscale dans une déclaration ministérielle
le 23 décembre 1971. Il déclare notamment :
« Mais le Québec, tout en continuant de percevoir ses propres impôts, ne peut
ignorer la politique suivie par les autres gouvernements au Canada vis-à-vis de ces
mêmes impôts. En agissant autrement, le Québec s'isolerait, à son détriment, de
l'évolution fiscale de l'ensemble du Canada et causerait des embarras inutiles à ses
contribuables en les soumettant à un régime fiscal trop différent de celui des autres
gouvernements au pays. » (Garneau, 1971, p. 5663)
160
161
162
Des différences peuvent par exemple refléter des orientations divergentes en matières
économique et parfois politique, mais elles sont aussi motivées par des contextes
conjoncturels ou structurels différents dans la province. Telle qu’est défini le partage
des juridictions du régime fédéral canadien dans la Constitution, la possibilité de
répondre à des dimensions régionales existe à travers les politiques fiscales des
provinces. Néanmoins, le respect du principe de neutralité de la fiscalité pour réduire
des distorsions coûteuses dues aux pertes d’efficacité engendrées a aussi motivé des
éléments clés de certaines réformes fiscales.
Ainsi, en 1991, le gouvernement fédéral élimine l’ancienne taxe de 1924 sur les produits
manufacturiers et instaure la taxe sur les produits et services (TPS), qui est de fait une
taxe sur la valeur ajoutée, qui est tout à fait conforme avec l’analyse économique. C’est
sur la même base que Gérard D. Lévesque fait en sorte que le gouvernement du Québec
soit le premier gouvernement provincial qui entreprend rapidement sur quelques
années une harmonisation de la taxe de vente du Québec (TVQ) avec la TPS. 69 Il faudra
une vingtaine d’années pour que la TPS soit harmonisée avec les taxes de vente de
pratiquement l’ensemble des provinces, à l’exception de la Colombie-Britannique qui
maintient un régime distinct et de l’Alberta qui ne prélève pas de taxe de vente
provinciale.
Par ailleurs, la science économique a également établi que le dosage et la combinaison
des sources de revenus pour l’État ont une incidence non négligeable sur le
fonctionnement efficace de l’économie. « Les analyses théoriques et empiriques [ont]
généralement établies que les taxes sur le stock de capital, suivies par les impôts sur le
revenu du capital sont les plus dommageables en termes d’efficacité et de bien-être,
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315
suivis des impôts sur le revenu du travail et, finalement, les taxes sur la
consommation ». (Garon et Paquet, 2017, p. 313-313)
163
La réforme de la fiscalité de Bernard Landry pour 1998 procède de ces analyses. D’une
part, il réduit les taux marginaux d’imposition sur le revenu des particuliers et, d’autre
part, il augmente la TVQ.70
8.2 L’impôt sur le revenu
164
Avec l’entrée dans les années 1970, l’approche initiale de la fiscalité est largement
influencée par le Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (Bélanger et
al., 1965), dans la dernière année du gouvernement Lesage. Peu après la fin de ses
études en fiscalité, Robert Bourassa y avait fait ses premières armes comme secrétaire
et directeur de recherche de la Commission Bélanger. Le rapport de
160 recommandations inspire l’approche de la fiscalité du gouvernement de Robert
Bourassa. Comme le résume Denis (2006), afin d’augmenter les recettes de l’État
québécois, il préconise :
« - un nouvel aménagement de toute la fiscalité pour augmenter le rendement des
impôts sans alourdir le fardeau des contribuables et en s’assurant que le fisc aille
chercher tout son dû ;
- un nouveau partage des impôts que le gouvernement fédéral et le Québec lèvent
concurremment afin que le Québec retire davantage de ce partage ;
- une augmentation des taxes et des impôts dans les domaines où la concurrence
joue le moins, c’est-à-dire en évitant que ces prélèvements ne soient trop élevés par
rapport à ceux des provinces voisines. » (pp. 17-18).
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169
Du point de vue de la pensée économique, bien que le rapport ne réfère pas
explicitement à des textes de recherches universitaires, l’esprit du chapitre II sur les
principes de la fiscalité est en phase avec les connaissances exposées notamment dans
Musgrave (1955).71
L’approche fiscale des budgets de Raymond Garneau est globalement conforme aux
perspectives soulevées dans le rapport de la Commission Bélanger. Les politiques
fiscales qu’il met en œuvre reflètent une préoccupation constante « [d’]assurer un
niveau d'imposition qui puisse se comparer avantageusement avec celui de nos
concurrents immédiats » (Ministère des Finances, 1972, p. 8), en exprimant le souci que
l’effort fiscal du Québec a « atteint des limites que nous ne saurions dépasser sans
mettre en péril notre développement et l'esprit d'initiative dont le Québec a besoin
pour assurer la croissance de tous les secteurs de son économie » (p. 8). La volonté
d’une plus grande équité entre contribuables est aussi évoquée dans le budget de 1972.
Dans l’ensemble, le fardeau fiscal québécois est stabilisé par le gouvernement de Robert
Bourassa de 1970 à 1976, comme le montre Fortin (2003).
Généralement, Raymond Garneau ne procède pas explicitement à une hausse du
fardeau fiscal. Parallèlement, en lieu de baisses généralisées des impôts, il privilégie des
mesures sélectives dirigées vers les contribuables à revenu modeste et la mise en place,
par exemple, du programme bonifié d’allocations familiales non imposables.
Sur la même base, il choisit de ne pas indexer systématiquement l’ensemble du régime
fiscal (seuils d’imposition et crédits). Dans le Budget de 1974, il accorde une indexation
des transferts au titre des régimes universels de rentes, à l’aide sociale et aux
allocations familiales. Dans le Budget de 1975, il explique que la décision qui avait été
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316
prise « découle de la philosophie sociale du gouvernement, qui vise à une meilleure
répartition des revenus, de façon à permettre aux moins fortunés et à ceux qui ont
charge de famille, de maintenir et même d'augmenter leur pouvoir d'achat ; [alors que]
l'indexation eut davantage favorisé les contribuables à revenu élevé ». (p.14). Il
explique aussi par ailleurs que les mesures sélectives mises en application représentent
de toute façon une plus grande renonciation de recettes fiscales pour le gouvernement
du Québec en 1974.
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172
Toutefois, comme le souligne son successeur Jacques Parizeau dans le
Budget 1977-1978, la décision de ne pas indexer automatiquement les exemptions et la
table d’impôt sur le revenu revient à augmenter sensiblement le fardeau fiscal des
contribuables. En effet, un taux d’inflation annuel composé moyen de 8,8 % par année, à
Montréal, entre 1972 et 1976, signifie que l’augmentation nominale des salaires pousse
les contribuables vers des tranches d’imposition plus élevées, sans nécessairement que
leur pouvoir d’achat réel ne se soit accru. Cet effet gonfle donc significativement les
recettes fiscales du gouvernement du Québec. Il faut reconnaître que ces recettes
additionnelles pour l’État ont par ailleurs permis de couvrir les hausses de dépenses,
dont celles liées à l’indexation au coût de la vie de la rémunération des employés des
secteurs public et parapublic dans les conventions collectives. Faute de quoi, il eut fallu
augmenter d’autres taxes ou afficher un déficit des opérations courantes. 72
D’autres ajustements apportés par Raymond Garneau à la fiscalité concernent des
alignements sur l’importante réforme fiscale fédérale initiée en 1971. Cette dernière
était inspirée par le rapport publié en 1966 de la Commission royale d’enquête fédérale
sur la fiscalité (Carter et al., 1966), autour d’une approche globale centrée sur la
capacité de payer, la taxation du revenu global et une plus grande progressivité. En
particulier, la mise en place de l’imposition sur les gains en capital réalisés aux niveaux
fédéral et provincial amène une abolition graduelle de l’impôt successoral, qui était
devenu redondant. Enfin, la fiscalité municipale fait aussi l’objet de changements.
Déjà en 1960, Jacques Parizeau exprime des vues sur la fiscalité conforme aux
enseignements économiques :
« En pratique cependant, l'impôt sur le revenu, élevé comme il l'est depuis la guerre
a des effets imprévus. Il renforce considérablement, par exemple, la puissance
relative des monopoles et des oligopoles, et force l'État à un surcroît de vigilance
pour éviter l'expansion du contrôle des marchés. D’autre part, un impôt direct très
lourd risque souvent de nuire à la croissance, soit d'un secteur de l'économie soit de
l'économie dans son ensemble. Comme il est difficile de maintenir des taux
d'imposition fortement différentiels, un taux élevé peut en arriver à museler
l'expansion de certains secteurs. » (Parizeau, 1960, p. 303)
173
Dès son budget de 1977, Jacques Parizeau dénote le niveau relatif sensiblement plus
élevé de la fiscalité combinée provinciale et municipale au Québec par rapport aux
autres provinces. Cette préoccupation, soulignée précédemment également par
Raymond Garneau, est souvent reprise par tous les ministres des Finances qui se
succèdent, même en tenant du niveau de dépenses publiques aussi plus élevé.
Toutefois, comme nous y reviendrons, ça ne l’empêche pas en 1978 d’augmenter
significativement le nombre de seuils d’imposition et les taux applicables. Le fait de
relever le montant de certaines exemptions fiscales limite l’impact sur le taux moyen
d’imposition, mais pas sur la hausse des taux marginaux qui eux sont déterminants
dans les décisions des agents économiques en matière de travail et d’investissement.
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317
174
175
176
Plus tard, en 1983, des propos de Jacques Parizeau suggèrent une plus grande sensibilité
à l’impact de la fiscalité sur les incitations à travailler des ménages : « une société doit
être en mesure de reconnaître et de promouvoir l’intérêt financier au travail ».
(Ministère des Finances, 1983, budget) Comme le remarque Godbout (2017), il fait
implicitement référence à la question du taux effectif marginal implicite d’imposition
(TEMI).73 En effet, des valeurs élevées des taux marginaux effectifs ont des incidences
négatives significatives sur les décisions de travailler, l’efficacité économique et
l’équité verticale.74 Des changements sont amorcés en 1985.
Dans la foulée de la publication du Livre blanc sur la fiscalité des particuliers (Ministère
des Finances du Québec, 1985), le ministre des Finances Yves Duhaime propose des
mesures pour corriger les problèmes d’équité que la fiscalité pose aux ménages avec
enfants et aux ménages participant au marché du travail. Puis, en décembre 1985, suite
à l’élection d’un nouveau gouvernement, Gérard D. Lévesque présente un énoncé de
politiques budgétaires et annonce une réforme de la fiscalité dans l’optique «
d’instaurer une fois pour toutes une fiscalité plus concurrentielle au Québec afin de
favoriser la création d’emplois » (Ministère des Finances du Québec, 1985, p. 7) et
faciliter l’accroissement de l’investissement privé. De fait, les deux documents à teneur
budgétaire de 1985 marquent un virage important en matière de fiscalité québécoise
qui s’aligne sur une prescription de la science économique, nommément la recherche
d’une plus grande neutralité du régime fiscal dont parlent Lachance et Vaillancourt
(1999). Étant donné que « les coûts liés aux distorsions économiques tendent à
augmenter lorsque les taux marginaux d’imposition sont variables et élevés, avec un
impact négatif qui croît proportionnellement avec le carré du taux marginal de
taxation. » (Garon et Paquet, 1999, p. 306), les enseignements microéconomiques et
macroéconomiques de la théorie de la taxation, ainsi que la recherche empirique,
recommandent qu’une plus grande efficacité économique privilégie des assiettes
fiscales plus larges et des taux marginaux de taxation plus faibles pour lever un
montant donné de recettes publiques.
Tableau 3. Évolution des principales caractéristiques de la table d’impôt sur le
revenu des particuliers du Québec 1970 – 2003
Nombre de
paliers
Taux marginal
Taux marginal
minimum
maximum
Budget/Énoncé
(ministre des Finances)
Période
Budget 1970-1971
(Robert Bourassa PLQ)
1971*
17
5,8 %
42,4 %
Déclaration
ministérielle 1971
(Raymond Garneau PLQ)
1972
11
10,0 %
28,0 %
Budget 1974-1975
(Raymond Garneau PLQ)
1975
7
16,0 %
28,0 %
Budget 1978-1979
(Jacques Parizeau PQ)
1978
21
13,0 %
28,0 %
Budget 1985-1986
(Yves Duhaime PQ)
1986
13,0 %
30,0 %
d’imposition
1987
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16
13,0 %
28,0 %
318
Énoncé 1985-1986
(Gérard D. Lévesque PLQ)
1986
16
13,0 %
28,0 %
13,0 %
26,0 %
13,0 %
24,0 %
Budget 1988-1989
(Gérard D. Lévesque PLQ)
1988
Budget 1993-1984
(Gérard D. Lévesque PLQ)
1993
5
13,0 %
26,4 %**
Budget 1997-1998
(Bernard Landry PQ)
1998
3
20,0 %
26,0 %
Budget 2000-2001
(Bernard Landry PQ)
2000
2001
2002
3
19,0 %
18,0 %
17,0 %
25,0 %
25,0 %
24,0 %
1989
5
Sources : Garneau (1971) ; Discours du budget et énoncés budgétaires (ministère des Finances du
Québec, 1970, …, 2002).
Notes :
* De 1960 à 1971 inclusivement, la table d’imposition contenait 17 paliers, bien que les taux
applicables, fixés initialement en 1954, ont été modifiés en 1961, 1964, 1965, 1966 et 1967.
** Après la détérioration de l’état des finances publiques suivant la récession de 1991, Gérard
D. Lévesque impose en 1993 des surtaxes équivalant à 5 % respectivement des montant d'impôt à
payer excédant 5 000 $ et 10 000 $, soit pour des contribuables à revenus supérieurs à la moyenne,
ce qui pousse le taux marginal maximum à 26,4 %. Cette surtaxe est abolie avec la mise en place de la
réforme de 1998.
s’appliquent ont varié au Québec entre 1970 et 2002.75 Comme le montre le Tableau 3, la
table d’impôt du Québec contient 17 tranches d’imposition avec de taux variant entre
5,8 % et 42,4 % en 1971 (sans compter la table fédérale d’impôt). Elle tombe à 7 paliers
avec des taux entre 16,0 % et 28,0 %, sous Raymond Garneau. Puis, dans le budget de
1978-1979, Jacques Parizeau augmente à 21 le nombre de paliers d’imposition et des
taux variant de 13,0 % à 33,0 % sur le compte « [d’] une plus grande redistribution de la
richesse, ce qui se reflète par un écart plus important qu'auparavant entre les taux
minimum et maximum d'imposition ». (Renseignements supplémentaires – Impôts,
budget 1978-1979, 1978, p. 10). Le budget 1988-1989 de Gérard D. Lévesque marque un
pas majeur en direction du principe de neutralité, en faisant passer cette fois le nombre
de paliers à 5 avec des taux variant de 16,0 % à 26,0 % en 1989. 76 En 1997-1998, Bernard
Landry modifie la table d’impôt pour la ramener à 3 échelons, dont les taux sont fixés
ensuite entre 17,0 % et 24,0 % pour l’année 2002.
taux marginaux de taxation sur les revenus et augmente la TVQ sur la consommation,
pour un niveau pratiquement équivalent des recettes de l’État québécois. Ceci s’accorde
avec les prescriptions de la science économique, puisque les taxes proportionnelles sur
la consommation sont relativement moins dommageables que celles sur les revenus en
termes d’efficience.
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319
179
Quant à l’évolution du fardeau fiscal dans son ensemble, après la stabilisation de l’écart
en défaveur du Québec vis-à-vis l’Ontario jusqu’en 1976, Fortin (2003) estime qu’il
« dépassait l’équivalent de 2% du PIB en 1985 », mais est ramené à 1% en 1989. Cette
évolution découle en partie des décisions du gouvernement du Québec, mais également
de manière non négligeable, par les décisions du gouvernement ontarien. Les choix
subséquents des différents gouvernements laisseront l’écart Québec-Ontario s’élargir à
nouveau pour atteindre l’équivalent de 3% du PIB en 2002.
8.3 La taxe sur le capital et la fiscalité des entreprises
180
181
182
183
184
185
Bien que plusieurs exemples discutés ci-dessus sont souvent conformes avec le
consensus des connaissances économiques. Ce n’est pas toujours le cas. L’un de ces
contre-exemples est celui de la taxe sur le capital qui illustre des limites ou des délais
avec lesquels des développements en pensée économique peuvent subir avant
d’influencer certaines politiques.
La récession de 1981 frappe sévèrement l’économie québécoise et impacte solidement
les équilibres financiers de l’État. De fait, les recettes fiscales du gouvernement du
Québec au titre de l'impôt sur le revenu des sociétés fondent. Comme tout économiste,
Jacques Parizeau comprend bien que les profits des entreprises sont par nature volatils
et donc sensibles à des récessions.
Cette observation le motive alors à réduire l'impôt sur le revenu des sociétés, mais à
établir un taux d'imposition très élevé sur le capital. Pour les fins fiscales, le capital
utilisé par une entreprise est essentiellement défini comme étant la somme de la valeur
de son capital physique (soit la valeur des bâtiments, de la machinerie et des
équipements, de même que les inventaires) et ses emprunts privés de long terme
(servant présumément à financer l’achat de nouveau capital physique privé).
Le ministère des Finances et lui y voient la façon pour le gouvernement de tirer parti
d’une assiette fiscale plus stable pour y prélever des recettes publiques. En effet, les
entreprises sont assujetties à la taxe sur le capital, peu importe qu’elles fassent ou non
des profits.
Ainsi, dans son budget 1981-1982, Jacques Parizeau fait passer le taux de taxation sur le
capital de 0,30 % du capital imposable à 0,45 %, pour la plupart des entreprises, et une
augmentation du taux applicable aux institutions financières de 0,45 % à 0,89 %. Le
recours à ce mode de prélèvement fiscal a l’avantage pour le gouvernement de lever
rapidement des entrées de fonds et, du moins à court terme, sans que l’assiette fiscale
ne change trop. Présumément, les entreprises ne détruiront pas subitement leur capital
physique pour se soustraire à leurs obligations fiscales.
D’ailleurs, jusqu’en 2002, les gouvernements poursuivent cette façon de collecter des
fonds publics, voire augmentent davantage la taxe sur le capital. C’est ainsi que Gérard
D. Lévesque augmente le taux de la taxe sur le capital de la plupart des corporations à 4
reprises : à 0,48 % en 1986-1987 ; à 0,50 % en 1989-1990 ; à 0,52 % en 1990-1991 ; et à
0,56 % en 1991-1992. Dans les mêmes budgets, le taux de taxation sur le capital des
institutions financières passe à 0,97 %, 1,01 %, 1,04 % et 1,12 %. Finalement, le
budget 1995-1996 de Jean Campeau fixe les taux des entreprises en général à 0,64 % et
celui des institutions financières à 1,28 %. Pendant tout ce temps, le Québec affiche
largement les plus hauts taux de taxation sur le capital du continent. De plus, les taux
atteints en 1996 seront maintenus jusqu’en 2003, alors que sont mises en place des
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320
mesures compensatoires favorables aux investissements privés et que s’amorce son
élimination graduelle.77
186
187
Malheureusement, les décisions prises pendant plus de vingt ans en regard de la taxe
sur le capital se sont avérées à courte vue. Elles ont fait fi de l’importance que revêtent
les rendements attendus futurs après impôts dans les décisions regardant les
investissements dans la capacité productive des entreprises. Si les entreprises n’ont pas
choisi de détruire leur capital à court terme, les directions des entreprises et leurs
actionnaires ont réévalué à la baisse les rendements anticipés, ce qui les a incités à ne
pas remplacer le capital physique qui se déprécie avec le temps, avec un effet négatif
direct sur le niveau de PIB futur qui explique une partie du retard économique
québécois. Conformément à une compréhension plus statique de la théorie originale de
Keynes par ses disciples, la vision keynésienne apprise par les décideurs publics élus et
non élus québécois mise trop sur le court terme avant 2003.
Paquet (1996) avait soulevé comment cette taxe était la plus dommageable pour la
compétitivité et l’efficacité de l’économie québécoise. Comme discuté, notamment par
Garon et Paquet (2017), toutes les taxes ne sont pas équivalentes, alors que justement la
taxe sur le capital est de loin considérée comme la plus dommageable pour chaque
dollar additionnel de recettes fiscales prélevées.78
09. Un regard comparatif sur Robert Bourassa,
Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard
Landry
188
189
190
191
En nous référant à divers documents et témoignages relativement à certaines politiques
économiques mises de l’avant, nous avons voulu illustrer comment la pensée
économique a pu percoler jusqu’à influencer la direction de ces politiques,
particulièrement à travers les expériences de Robert Bourassa, Raymond Garneau,
Jacques Parizeau et Bernard Landry, et nous avons mis l’accent sur l’interventionnisme
à travers l’action macroéconomique.
Avant de conclure, il nous apparaît utile de dégager quelques points de convergence et
de divergence entre ces quatre décideurs publics et les gouvernements dans lesquels ils
ont œuvré. Nous pouvons aussi situer comment leurs actions et interventions
s’inscrivent dans une perspective reflétant des préférences ou orientations politiques
plus larges que strictement économiques.
En tant que politiques, tous quatre ont cherché à faire progresser la société qu’ils
représentaient et à laquelle ils appartiennent. Sans toujours mettre l’accent sur les
mêmes choses, un fil conducteur est présent. En particulier, on retrouve chez eux le
souci commun de contribuer à ce que l’économie québécoise puisse rattraper un retard
économique. Les quatre protagonistes sont également prédisposés par leur formation
et leur expérience à s’inspirer de connaissances et d’idées économiques auxquelles ils
ont été exposés et qui circulent.
À travers l’évolution des politiques de 1970 à 2003, on note que l’influence des idées se
répercute à travers le temps, par étape, mais avec un effet cumulatif. L’intégration et
l’évolution des vues sur les déficits budgétaires et la dette publique en sont un exemple
patent, qui se poursuit même jusqu’aujourd’hui, presque 20 ans plus tard. La même
chose se constate en matière de fiscalité. Fortin (2003) remarque d’ailleurs, par
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321
exemple, que « ce qui frappe dans la politique fiscale québécoise à l’égard des
investissements depuis 30 ans [entre 1970 et 2002], c’est la cohérence et la continuité de
l’orientation en dépit de l’alternance des partis politiques » (p. 55). De fait, la même
insensibilité face aux effets négatifs de la taxe sur le capital a perduré pendant tout ce
temps et n’a été corrigée que par la suite.
192
193
194
195
Toutefois, des différences dans leur conception et la place de l’interventionnisme
émergent et se reflètent dans leur point de vue sur la place du Québec au sein ou à
l’extérieur du Canada.
Robert Bourassa, Raymond Garneau et les gouvernements libéraux et fédéralistes
québécois voient le Québec défini par son histoire et ses spécificités, comme foyer d’une
majorité francophone qui aspire à conserver et développer une identité propre qui
prend sa place dans le Canada. Leur nationalisme dépasse facilement des considérations
sociologiques. Leur approche se fonde sur la place des individus à la base de la société,
sans pourtant ignorer qu’ils partagent des responsabilités envers elle. Le recours à
l’intervention de l’État est généralement davantage vu comme un moyen à considérer,
en reconnaissant des capacités et des limites. Une réserve sur le rôle des
gouvernements sous-tend même une justification en faveur d’un système fédéral où
une diversification des responsabilités peut renforcer des contrepoids en favorisant un
contrôle et équilibrage dans les actions et les pouvoirs des gouvernements. Les deux
niveaux de gouvernement occupent des champs de juridictions qui leur sont propres,
mais qui ne sont pas tous complètement étanches et qui laissent place à des
intersections et des tensions créatrices. C’est justement ce qui permet de diversifier des
risques et de partager des ressources. Pour autant, le principe de subsidiarité n'est pas
en reste et justifie une approche de fédéralisme relativement décentralisé, des ententes
asymétriques, etc.79 Robert Bourassa parle d’ailleurs de son « scepticisme vis-à-vis
l’État-nation » (Bourassa, 1995, p. 260).
Pour Jacques Parizeau et Bernard Landry et les gouvernements du Parti québécois,
malgré une place à la dimension civique, leur nationalisme accorde un poids
prépondérant à la dimension sociologique. C’est ainsi que le concept d’État-nation se
traduit dans leur vision que le Québec doit devenir un pays indépendant et, que d’ici là,
il doit s’identifier d’abord et avant tout autour du gouvernement provincial qui parle au
nom des Québécois. De facto, une approche collective est facilement justifiée et s’appuie
aisément sur l’étatisme avec une confiance plus forte sur l’action de l’État, sans rejeter
un rôle significatif du secteur privé.
Ainsi, au-delà des considérations économiques, ces orientations politiques différentes
ont coloré les actions gouvernementales et la perception de l’interventionnisme. 80
10.
0 onclusion
196
La contribution et la réception de la pensée macroéconomique sur la conception et la
pratique des politiques économiques au Québec a généralement attiré peu d’attention.
Une analyse de divers documents représentatifs (articles, livres, sites Internet et
témoignages) fondée sur une expérience à la fois d’universitaire et de décideur public
nous a permis de dégager une partie de l’itinéraire parcouru par les idées
macroéconomiques pour influencer les politiques publiques. Plusieurs acteurs se sont
croisés et ont emprunté ledit chemin. Nous retraçons d'abord comment les idées
keynésiennes se sont propagées au Canada et au Québec après leur parution jusque
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322
dans les années 1960. Puis, à partir de réalisations et de décisions de Robert Bourassa,
Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry, notamment ministre des
Finances à un moment ou à un autre, et certains de leurs collaborateurs, nous avons
voulu dépeindre comment certaines idées économiques keynésiennes ou non ont pu
cheminer et laisser des traces, principalement de 1970 à 2003.
197
198
199
200
Les idées en économie finissent par percer dans la décision publique en mettant en
exergue une combinaison de trois influences, évoquées par Hall (1989), à travers : (i) le
rôle des économistes en tant qu’experts, (ii) le rôle de l’appareil d’État et de la fonction
publique, (iii) le rôle d’appariement ou de coalition, auquel nous ajoutons (iv) la
disposition du leadership politique. Ces quatre éléments s’avèrent conformes à nos
propres observations et expériences et ont orienté la lecture que nous avons faite.
Cet article ne saurait rendre justice à tous les enjeux, débats et facteurs qui ont pu
influencer et déterminer les prises de décision publiques sur la période couverte.
Celles-ci sont en effet le fruit d’une combinaison d’influences de la pensée économique,
inspirée des connaissances et de l’expérience, mais aussi d’événements spécifiques
(Jeux olympiques, négociations avec les employés des secteurs public et parapublic,
référendums) et d’objectifs liés à des orientations politiques particulières.
Il est aussi certes plus facile de regarder avec les yeux sur le rétroviseur que lorsqu’on
est dans le feu de l’action. On bénéficie de connaître ce qui s’est passé et d’avoir appris
ou du moins de tenter de tirer des leçons de ce qui a fonctionné et de ce qui a moins
bien fonctionné. De plus, la décision publique doit se faire au cœur de débats avec des
objectifs multiples pas toujours convergents, des feux à éteindre, des limites
d’attention des commettants, des médias et des gouvernements qui jonglent avec
plusieurs balles à la fois, et ce dans un environnement où des vents contraires exercent
des pressions latérales, de face et de dos.
Dans son autobiographie, Raymond Garneau (2014) résume bien la charge de ministre
des Finances. Il y reconnaît certes l’importance de la confiance du premier ministre
dont il doit être le premier conseiller fiscal et être un confident, de même que du rôle
clé de communicateur qu’il doit jouer pour défendre les décisions devant le Parlement
et l’opinion publique et la philosophie politique du gouvernement auquel il appartient.
Ce qui est notable, c’est surtout la place qu’avait occupée la pensée économique pour la
première fois au Québec dans la conception du rôle de ministre des Finances :
« La responsabilité première d’un ministre des Finances est de proposer la politique
budgétaire et fiscale du gouvernement dont il fait partie et de s’assurer que le
niveau des dépenses publiques et celui de la taxation sont favorables au
développement économique et à la création d’emplois. J’ai toujours cru que dans
une économie ouverte comme celle du Québec, la politique budgétaire et fiscale
devait tenir compte de celle de ces principaux concurrents commerciaux et aussi et
surtout de la capacité de payer des contribuables. Ce rôle est à ce point important
que parfois le ministre des Finances doit tenir tête à ses collègues et même à son
premier ministre s’il croit que le ou les nouveaux programmes proposés ne seront
pas finançables, à moyen et à long terme, sans une augmentation sensible des
impôts ou des taxes, ce qui nuirait à la création d’emplois. […] Il est plus facile pour
un ministre des Finances d’être populaire à court terme qu’efficace à moyen et à
long terme. […] Pour être crédible et efficace, le ministre des Finances doit appuyer
ses décisions sur des analyses économiques fouillées et exhaustives. » (p. 244)
201
Depuis 1970, ce rôle s’est toujours retrouvé incarné chez ceux et celles qui ont assumé
ensuite des positions ministérielles associées aux Finances, quelles que fussent leurs
orientations politiques particulières. Notons également que, bien que nous n’ayons pas
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323
traité ici explicitement des mesures sociales mises de l’avant par les protagonistes
considérés, tous ont eu à cœur de développer et bonifier différentes mesures à la base
du filet social existant au Québec. Ceci mériterait en soi une analyse qui leur serait
dévolue. Enfin, nous n’avons pas tracé un bilan pour le Québec de ses avancées ou non
et des défis encore à relever.81
202
203
Conformément au cadre d’analyse que nous avons proposé et retenu, Bourassa,
Garneau, Parizeau et Landry ont été exposés à une formation économique autour de la
même époque et ont été réceptifs aux influences d’idées économiques. En somme,
l’ensemble des acteurs considérés de 1970 à 2003 fait preuve d’une continuité dans les
influences économiques, avec des accents particuliers, mais sans cassure. Les idées se
sont graduellement transmises par étape, avec un effet cumulatif.
Avec le passage du temps, les connaissances théoriques, empiriques et pratiques en
sciences économiques évoluent. Et les universitaires sont parfois accusés d'être isolés
dans leur tour d'ivoire. Pour être entendus, ils doivent documenter les problèmes et
développer des raisonnements économiques clairs et montrer que la théorie et les
preuves empiriques ne sont pas déconnectées des problèmes réels de société. Certains
font, du moins pour un temps, un passage plus direct vers l’élaboration, la mise en
œuvre et la promotion de politiques économiques publiques. Nonobstant celui ou celle
qui occupe les postes de décideurs publics, il n’en est pas moins important que les
décideurs eux-mêmes ne s’isolent pas dans une tour d’ivoire et ne passent pas d’une
tour d’ivoire à une autre.
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ANNEXE
Annexe 1. Terminologie et concepts du ministère des Finances du Québec en
regard des déficits et de la dette publique
Le ministère des Finances du Québec utilise les définitions suivantes dans ses
documents et sur son site Internet :
La dette brute est la somme de la dette contractée sur les marchés financiers (dette
directe consolidée) et du passif net au titre des régimes de retraite et des autres
avantages sociaux futurs des employés des secteurs public et parapublic, de laquelle est
soustrait le solde du Fonds des générations (depuis sa création en 2009-2010).
La dette représentant les déficits cumulés est donnée par la dette brute de laquelle sont
soustraits les actifs financiers du gouvernement, dont les participations dans les
entreprises du gouvernement (p. ex. Hydro-Québec) et les comptes débiteurs nets des
autres éléments de passifs (p. ex. les comptes créditeurs, ainsi que les actifs non
financiers.
Le solde des opérations budgétaires consolidées représente la différence entre les
revenus et les dépenses consolidées d'opérations courantes et est défini au sens de la
Loi sur l’équilibre budgétaire (ajusté pour l’analyse historique par le ministère des
Finances, pour éviter des bris dans la série dus aux réformes et modifications
comptables).
Le solde des opérations non budgétaires totalise les placements, prêts et avances, les
immobilisations, les investissements nets dans les réseaux, les régimes de retraite et
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
332
autres avantages sociaux futurs, les autres comptes analogues et les versements au
Fonds des générations, lorsqu’applicables.
Les surplus ou besoins financiers nets sont obtenus en combinant le solde budgétaire et
le solde des opérations non budgétaires.
Sources: http://www.finances.gouv.qc.ca/dette_du_quebec/fr/concepts_dette.asp et
http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/budget-en-chiffres/#/mars-2022/statistiquesbudgetaires/chapitre-5 , consultés août 2022.
NOTES
1. Note de l’auteur : Je tiens à remercier très sincèrement Christian Deblock, Liliane Brouillette
et André Fortier pour leurs commentaires et suggestions sur une version antérieure de ce texte.
Je suis aussi très reconnaissant à Michel Audet, Raymond Garneau et Yves Rabeau pour leur
disponibilité et le temps qu’ils ont accordés à des entrevues, de même qu’à Louis Massicotte et
Pierre Duchesne pour certaines informations. Toutes omissions ou erreurs résiduelles demeurent
la responsabilité de l’auteur.
2. Alain Paquet : Professeur au département des sciences économiques de l’UQAM depuis 1988,
directeur de l’axe d’Analyse et modélisation macroéconomique de la Chaire en macroéconomie et
prévision depuis 2021. L’auteur a aussi été un des auteurs principaux du programme économique
du Parti libéral du Québec (1996-2012), député de Laval-des-Rapides pendant trois mandats (2003
à 2012), au cours desquels il a agi notamment à titre de président de la Commission des finances
publiques, adjoint parlementaire au ministre des Finances et au premier ministre aux affaires
économiques et ministre délégué aux Finances du gouvernement du Québec. Pendant cette
période, il a été directement impliqué dans l’élaboration et la mise en oeuvre de plusieurs
mesures et priorités économiques, dont la prime au travail, la réduction du fardeau fiscal sur le
revenu des individus et des familles, la protection des épargnants, l’encadrement des marchés
financiers, la préparation des budgets, la Stratégie québécoise de l’innovation II et la Stratégie
québécoise de l’entrepreneuriat.
3. On pense notamment aux événements entourant la préparation et le financement des Jeux
olympiques de Montréal, les négociations entre l’État et les employés des secteurs publics et
parapublics, les tenues d’élections et de référendums, etc.
4. Malgré l’attention particulière accordée dans notre analyse aux passages de Robert Bourassa,
Raymond Garneau, Jacques Parizeau et Bernard Landry à titre de ministre des Finances ou
ministres économiques dans les gouvernements qu’ils ont servis sur la période 1970-2003 pour
discuter du lien entre les idées économiques et la conduite de la politique budgétaire, il est
pertinent de noter les personnes ayant occupé cette fonction entre 1960 et 2003 : Jean Lesage,
PLQ (1960/07-1966/05) ; Paul Dozois, UN (1968/09-1969/07) ; Jean-Jacques Bertrand, UN
(1969/07-1969/07) ;
Mario
(1970/05-1970/10) ;
Raymond
Beaulieu,
Garneau,
UN
PLQ
(1969/07-1970/05) ;
(1970/10-1976/11) ;
Robert
Jacques
Bourassa,
Parizeau,
PLQ
PQ
(1976/11-1984/11) ; Yves Duhaime, PQ (1984/11-1985/10) ; Bernard Landry, PQ
(1985/10-1985/12) ; Gérard D. Lévesque, PLQ (1985/12-1993/10) ; Monique Gagnon-Tremblay, PLQ
(1993/10-1994/01) ;
(1994/09-1995/11) ;
André Bourbeau, PLQ (1994/01-1994/09) ; Jean Campeau,
Pauline Marois, PQ (1995/11-1996/01) ; Bernard Landry,
PQ
PQ
(1996/01-2001/03) ; Pauline Marois, PQ (2001/03-2003/04).
5. À la tête du gouvernement du Québec de 1970 à 1976, puis pendant la majeure partie de 1985 à
1994, Robert Bourassa forme clairement un tandem avec ses ministres des Finances, soit
Raymond Garneau dans la première période et Gérard D. Lévesque dans la seconde. Au-delà des
questions économiques, pendant son deuxième passage au gouvernement, Robert Bourassa dut
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333
aussi affronter certaines crises politiques majeures (p. ex., la Crise constitutionnelle du Lac
Meech et la Crise d’Oka) sans oublier des ennuis importants de santé.
6. L’angle d’analyse que nous avons privilégié est inspiré de notre propre expérience à titre
d’universitaire, de consultant ou décideur public quant au lien entre l’élaboration et le
développement de politiques publiques économiques et les connaissances économiques
théoriques et empiriques. J’ai été directement influencé par la formation que j’ai reçue dans les
années 1980 à l’université Queen’s et à l’University of Rochester basée sur une vision d’équilibre
général dynamique en macroéconomie moderne, et les développements généralement acceptés
depuis en macroéconomie. Ceux-ci mettent l’emphase sur la spécification des fonctions objectifs
et des contraintes pour en dégager les incitatifs auxquels répondent les différents agents
économiques. Tout en reconnaissant des limites inhérentes à quelque modèle, qui demeure
toujours une représentation simplifiée de la réalité, les connaissances économiques permettent
d’encadrer rigoureusement une analyse et servent à situer les implications de politiques à court
et à long terme.
7. Pour une discussion un peu plus détaillée, voir la section 1.2 du chapitre 1 de Paquet (2022) ou
de De Vroey et Malgrange (2007).
8. Nonobstant la motivation keynésienne pour des déficits budgétaires en contexte de
fléchissement économique, Barro (1979, 1986) a aussi démontré qu’étant donné que les
gouvernements ont recours à des taxes proportionnelles sur les revenus des personnes et des
sociétés ainsi que sur la consommation, une autre justification conjoncturelle repose sur la
minimisation du fardeau excédentaire des taxes ou des pertes d’efficacité économique. Des
variations fréquentes des taux de taxation et des taux marginaux élevés lorsque l’économie
évolue en deçà de sa tendance, mais faibles lorsqu’elle est en dessus de sa tendance généreraient
des distorsions additionnelles. Ainsi, un lissage approprié du fardeau fiscal dans le temps justifie
que dans les périodes où les dépenses gouvernementales sont temporairement élevées ou lorsque
le niveau de production est temporairement bas, une augmentation du déficit budgétaire est
préférable à une augmentation temporaire des taux marginaux d’imposition.
9. Un de mes anciens professeurs à l’Université Queen’s, Ross Milbourne, associait la recherche
visant à saisir et à interpréter la pensée de Keynes comme s’apparentant à la recherche mythique
du Saint-Graal.
10. Les travaux de Stanley Fischer (1977), John B. Taylor (1980), N. Gregory Mankiw (1985) et
d’Olivier Blanchard, et Nabuhiro Kiyotaki (1987) sont des exemples de cette littérature.
11. Voir Goodfriend et King (1997), ainsi que Rotemberg et Woodford (1999), parmi les premiers
exemples de modèles de la nouvelle macroéconomie keynésienne.
12. Plus récemment encore, de nouvelles avancées se penchent notamment sur l’intégration
explicite du secteur financier, de l’innovation, de l’hétérogénéité entre les agents économiques,
ainsi que de l’ajout d’un ensemble plus riche de frictions et des changements dans le degré
d’incertitude macroéconomique globale.
13. La Grande Récession (crise économique et financière) autour de 2008, la crise de la COVID, le
recours à des politiques moins conventionnelles soulèvent d’autres questions intéressantes, mais
les acteurs et les interventions considérés ne sont pas concernés par ces événements au moment
où ils sont en fonction.
14. Pour en donner une idée, en juin 2021, plus de cent conférenciers, incluant 11 lauréats du
Nobel en économie, ont participé à une vidéoconférence de quatre jours de haut niveau intitulé
« The Economics of Creative Destruction : A festschrift symposium in honor of Philippe Aghion
and Peter Howitt ». Voir https://www.creativedestruction2021.org/ .
15. Voir Winch (1989) à ce sujet qui discute notamment des différences entre les versions
sociales-démocrates britannique et suédoise.
16. Parmi ces personnes d’influence, on compte notamment les économistes Adam Shortt
(1859-1931), William Clifford Clark (1889-1952), Oscar D. Skelton (1878-1941) et Harold Innis
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(1894-1952), qui ont composé avec des carrières d’universitaires et de hauts fonctionnaires, ainsi
que R.B. Bennett (1870-1947), qui est premier ministre de 1930 à 1935 et propose un New Deal
canadien à la fin de son mandat et William Lyon Mackenzie King (1874-1950), qui est premier
ministre de 1921 à 1930, puis de 1935 à 1948.
17. Les statistiques rapportées sont calculées à partir des chiffres de Statistique Canada. À noter
que les statistiques de cette période associées au taux de chômage et au PNB n’existent pas pour
les provinces. Toutefois, d’autres variables associées à l’emploi et au revenu personnel
permettent de qualifier l’impact de la Grande Dépression pour le Québec.
18. Berton (1990), par exemple, parle d’eux comme suit: « R. B. Bennett, who presided over the
five worst years of the Depression, said he was determined to preserve the nation’s credit ‘at
whatever sacrifice.’ But the burden of that sacrifice did not fall on the shoulders of Bennett or his
equally parsimonious opponent, Mackenzie King. […] Both the Liberal and the Conservative
governments stumbled from crisis to crisis, adopting band-aid solutions that often became part
of the problem. »
19. Comme l’explique Weir (1989), les officines gouvernementales de Grande-Bretagne affichent
également des résistances aux idées de Keynes au début des années 1940.
20. D’autres recommandations poussent également vers une centralisation du régime fédéral,
telles que la responsabilité des dettes provinciales existantes qui seraient transférées au niveau
fédéral, la possibilité que de nouvelles dettes puissent être garanties par les gouvernements
provinciaux ou par le gouvernement fédéral avec l’approbation d’une commission fédérale des
finances, et le remplacement des subventions conditionnelles, sauf exception.
21. The Corporative Idea (1940) explique ainsi le corporatisme: « a corporation is an official and
public body which acts as an intermediary between individual interests and the State. It manages
common welfare within a determined occupation. It is more than a voluntary association, having
its own authority from the State, although always subordinate to the State consequently its
decisions have the force of law, recognized by the State and obliging all members of the
vocational group. » (p. 277) Warren (2004) qualifie l’approche corporatiste de planification
économique décentralisée.
22. Voir Angers (1967).
23. Comme le relatent Dostaler et Hanin (2005), Maurice Lamontagne fait partie du cercle des
conseillers personnels de Lesage.
24. Les valeurs du PIB utilisées pour calculer la part du PIB québécois avant 1981 sont rapportées
par Hébert (2009).
25. Voir Lambert et al. (2019) pour les chiffres représentés dans leur Graphique 1. Les
investissements publics en infrastructures de l’État québécois comprennent ici les
investissements du gouvernement du Québec, des secteurs de la santé et de l’éducation, ainsi que
des municipalités en bâtiments non résidentiels et travaux de génie. Au Tableau 2, Lambert et al.
(2019) dressent aussi une liste de plusieurs exemples de projets d’investissements publics
d’envergure réalisés par le gouvernement du Québec au cours de la Révolution tranquille. Et
cette liste n’inclut pas les investissements dans les barrages hydroélectriques par Hydro-Québec.
Notons que les dépenses en immobilisations du gouvernement du Québec qui sont définies
comme les investissements en infrastructures des entités du périmètre comptable applicable à
une année donnée sont un sous-ensemble des investissements publics.
26. Nonobstant la possibilité qu’une hausse des investissements publics puisse contribuer à
atténuer un ralentissement économique, une émission de dette publique pour financer des
infrastructures productives ou utiles est justifiable. À la condition de les entretenir et les
maintenir, les immobilisations ont une vie utile qui dépasse la période initiale d’investissement.
Ceci demeure toutefois sujet à ce que l’endettement en circulation relatif à la capacité de
l’économie soit sous contrôle.
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27. Parenteau (1970) déplore que l’expérience avortée de planification des années 1960 n’ait pas
donné lieu à « l’élaboration d’un véritable plan de développement pour le Québec ». (p. 679) Il
argue que cela tiendrait en bonne partie à « la non-participation des autres agents économiques
aux tentatives de planification » qui « devenait fatale dès lors qu’on ne sentait pas une volonté
incontestable des pouvoirs publics de s’engager dans cette voie ». (p. 679) Il relève six catégories
d’obstacles qui auraient concourus à cette contre-performance, mais Parenteau juge que
« l’expérience de certains pays d'Europe, notamment de la France, révèle que la " performance "
de l'économie peut être sensiblement améliorée par la planification pourvu qu'on ne prétende
pas faire jouer à celle-ci un rôle qu'elle est incapable de jouer. »
À notre avis, ici comme ailleurs, l’expérience n’est pas très concluante, justement en raison de
certains des obstacles qui sont davantage inhérents à la nature même de ce que requerrait une
planification plutôt qu’à des « contraintes d’ordre institutionnel et psychologique » qui lui
apparaissaient circonstancielles. Par exemple, « l’absence d’accord sur les objectifs » et
« l’absence d’une volonté non équivoque, non seulement de planifier, mais d’en accepter les
conséquences » ne sont pas propres aux années 1960 ou au Québec. Parenteau (1970) soutient que
« la planification dans tout pays démocratique ne peut qu’être une œuvre collective ». (p. 691)
Sans exclure la possibilité de concertation et de convergence circonstancielle sur un objectif et
quelques moyens, il n’existe pas de mécanisme de sélection ou de coordination qui puisse en
théorie ou en pratique relever ces défis de planification économique, fut-elle optimale selon de
quelconques critères pour un « dictateur unique ». Ceci n’est pas sans rappeler le théorème
d’impossibilité d’Arrow (1950). Maintenant, si on limite le concept de planification à
« l’élaboration du plan », et même plus étroitement à l’élaboration d’une réflexion et d’une vision
dans l’optique d’établir une priorisation d’objectifs et de moyens, avec un processus et des
mécanismes d’évaluation, .ceci est souhaitable et peut être opérationnel dans une certaine
mesure. Cependant, la mise en place et le suivi de la performance de programmes demeurent
toujours un défi. Un autre enjeu tient à la difficulté rencontrée dans l’appareil gouvernemental à
travailler de manière horizontale, alors que le fonctionnement en silo tend à prévaloir
naturellement.
28. D’autres personnes, dont la diplomation n’est pas strictement en économie, sont aussi
recrutées dans la fonction publique dans les années 1960 et sont impliquées au ministère des
Finances du Québec. Par exemple, Pierre Goyette a une formation en comptabilité. Après avoir
œuvré dans le courtage sur le marché obligataire, en 1966, il entre au ministère à titre de
conseiller, devient sous-ministre adjoint au financement la même année, avant d’occuper la
fonction de sous-ministre en titre de 1972 à 1977.
29. Rabeau (1976) parle d’ailleurs d’un budget d’administratif pour cette période.
30. Pour visualiser l’évolution du nombre d’organismes gouvernementaux au Québec entre 1960
et 2010, voir Observatoire de l’administration publique (2011).
31. Voir Langlois et al. (1990).
32. À cette époque, John Hicks est à Oxford, à titre de Drummond Professor of Political Economy
à l’All Souls College, qui est principalement dédié à la recherche d’étudiants gradués. Aucune
référence ne permet de penser que Robert Bourassa ait interagi avec Hicks.
33. Bourassa semble moins enthousiaste ou est moins éloquent en faveur d’un accord de libreéchange avec les États-Unis avant son élection comme premier ministre en 1985 et même
jusqu’en 1986. Bourassa (1995) explique que cette réserve apparente tient davantage initialement
à son statut de chef de l’Opposition, puis à l’absence de textes sur un éventuel accord. Il explique :
« j’ai toujours été très ouvert vis-à-vis des investissements étrangers et si on est pour la mobilité
des capitaux, on peut difficilement être contre la mobilité des marchandises » (p. 202). Il est un
ferme supporteur de l’Accord de libre-échange canado-américain en 1988.
34. En référant à L’Huillier (1957), Fontela (2007) résume ainsi son approche : « What are the
theoretical foundations of the GATT? What is the theory behind the articles, which are not just
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there. (sic) What are the theoretical foundations of the IMF and of the World Bank? What are the
theoretical foundations of the European Coal and Steel Community? Do you want to know why
these organizations became a success? They were successful, because they do not break economic
relations. This remains a very, very important book, because it shows the importance of the link
between theory and practice, between theory and the institutions of international economic
cooperation ». (pp. 86-87).
35. Fontela (2007) dégage les points en commun en termes d’approche de trois économistes qui,
pourtant, étaient actifs en Suisse indépendamment l’un de l’autre sur des sujets distincts :
Wilhelm Röpke de Institut universitaire de hautes études internationales de Genève à partir de
1937; Jacques L’Huillier à l’Université de Genève depuis 1948 et à l’Institut à compter de 1962 ;
et Luigi Solari à l’Université de Genève à partir de 1964. Il étiquette cette communion fortuite
d’esprit d’ « école économique de Genève » ou d’école du réalisme économique (dans la théorie et
la pratique).
36. Le premier, caractéristique de l’économie théorique, aboutit à une conclusion logique à partir
de propositions. Le second, plus proche de la recherche empirique ou appliquée, cherche à
généraliser un raisonnement ou une observation à partir de cas singuliers.
37. Yvon Marcoux, avocat de formation, occupe par la suite divers postes à titre de décideur
public, dont secrétaire adjoint au Conseil du trésor du Québec (1971-1974), sous-ministre adjoint
au ministère des Affaires municipales (1974-1977), puis sous-ministre par intérim (1977-1978),
ministre des Transports et vice-président du Conseil du trésor (2003-2005), ainsi que ministre de
la Justice et Procureur général (2005-2007), sans compter de nombreuses responsabilités dans la
haute direction d’organisations et d’entreprises privées et publiques.
38. Comme le révèle une lecture desdits documents, les budgets des années 1960 reflètent des
orientations des politiques du gouvernement. Ils contiennent bien sûr une section décrivant le
contexte économique. Toutefois, on n’y trace pas vraiment ou clairement de liens entre l’état de
l’économie et le budget.
39. Rabeau (1976) explique que les « nouveaux développements [associés à présentation PPBS]
dans la classification des revenus et des dépenses marquent la volonté du gouvernement de
situer son action budgétaire dans une perspective économique plus claire et plus articulée »
(p. 17), bien qu’il explicite qu’une présentation des revenus et des dépenses du gouvernement sur
la base des comptes nationaux, après ajustements à leurs contreparties dans le budget
administratif, est davantage indiquée pour refléter les impacts de l’économie sur le budget et
ceux du budget sur l’économie.
40. Notons que les chiffres sur le taux moyen de chômage rapportés par Langlois et al. (1990)
coïncident avec les valeurs rapportées dans le budget 1976-1977 pour les années antérieures, au
moment où Statistique Canada a procédé à un remaniement important du questionnaire
d’enquête sur la population active. Ainsi, les estimations des chiffres de l’emploi et du chômage
ont été ajustées rétrospectivement jusqu’en 1966, en fonction des facteurs établis à partir de
l’utilisation en parallèle de l’ancien et du nouveau questionnaire d’enquête pour produire une
série chronologique qui soit plus comparable avec les données postérieures à 1975. (Statistique
Canada, 1976, 1977). Lorsqu’on consulte les chiffres rapportés dans les discours sur le budget de
1970 jusqu’en 1975, on y évoque des valeurs plus élevées du taux de chômage québécois : 4,7 % en
1966, 5,3 % en 1967, 6,5 % en 1968, 6,9 % en 1969, 7,9 % en 1970, 8,2 % en 1971, 8,3 % en 1972, 7,4 %
en 1973, et 7,4 % en 1974. Malgré des différences dans le niveau du taux de chômage, ici comme
ailleurs au Canada, il n’en demeure pas moins que le taux de chômage a augmenté jusqu’en 1972
et qu’il est plus élevé au Québec comparativement à l’Ontario ou au Canada dans son ensemble.
41. Voir les tableaux aux pages 37 et 38, ainsi que les graphiques aux pages 40 et 41 de Rabeau
(1976).
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42. Aujourd’hui, encore, l’organisation du ministère des Finances entreprise en 1970 n’a pas
fondamentalement changé, bien que sa structure soit davantage éclatée en directions et sousdirections pour refléter la nature des diverses fonctions.
43. Dans une collaboration à l’ouvrage d’Angers (1960), Parizeau (1960) présente un excellent
texte, intitulé « Les post-keynésiens et la politique économique contemporaine », qui démontre
la capacité analytique du jeune professeur à comprendre et à jongler aisément avec les concepts
dans la littérature économique de l’époque. Chose amusante, du point de vue politique, le texte
en question ne s’inscrit pas véritablement dans la thématique générale du livre d’Angers qui se
voulait un « Essai sur la centralisation : analyse des principes et perspectives canadiennes ». Le
texte de Parizeau constitue une de deux « études théoriques spéciales sur des aspects particuliers
de la théorie keynésienne et de ses développements post-keynésiens » (p.9) Harvey (1960) est
auteur de la seconde étude spéciale, mais elle est davantage dans la thématique de l’ouvrage.
44. Bien qu’on ne puisse en être certain, Jacques Parizeau n’est pas sans connaître la Caisse des
dépôts et consignations en France et le fait que son ancien professeur François Bloch-Lainé était
devenu directeur de l’institution en 1952 a peut-être contribué à lui inspirer l’idée de la Caisse de
dépôt et placement du Québec.
45. Carlos (2022) fait notamment une recension et une discussion de ces écrits. Parizeau (1954) en
est un exemple.
46. Étudiant à l’époque au premier cycle en économie à l’Université Laval, j’ai assisté en personne
à quelques reprises à la lecture du discours sur le budget de Jacques Parizeau dans les galeries de
l’Assemblée nationale. J’avais l’impression de voir le modèle IS-LM de Hicks et Hansen et ses
courbes s’animer à travers ses phrases.
47. Pourtant, comme l’expliquent Dostaler et Hanin (2005), Harvey (1958, 1960) apporte une
distinction entre centralisation administrative, comme l’ont souvent interprété les opposants et
les supporteurs du keynésianisme d’alors, et une centralisation comprise comme limitant
l’initiative individuelle au profit d’une approche plus collective ou corporatiste.
48. Ses penchants centralisateurs changent plus tard, alors qu’il est président d’une commission
d’étude sur les municipalités après avoir quitté ses fonctions parlementaires et ministérielles en
1985. Duchesne (2021) confirme que les « travaux et les consultations qu’il mène contribuent à
enrichir sa réflexion et viennent modifier certains de ses principes. Dans son rapport, déposé en
décembre 1986, il favorise une plus grande autonomie des municipalités se demandant si l’État
central peut encore répondre à la diversité des besoins comme on le concevait lors de la
Révolution tranquille. Dans une conférence devant les responsables des CLSC, il évoque même
l’expression du “mur-à-mur“, proposant la fin de cette vision. Dans l’année qui précède le
référendum de 1995, le premier ministre Parizeau imagine, pour le Québec indépendant, une
deuxième chambre au parlement afin de donner plus de pouvoirs aux régions. La
décentralisation occupe son esprit. Il envisage aussi de remettre aux municipalités de plus
grandes responsabilités de peur de se retrouver, au lendemain de l’apparition d’un Québec
indépendant, face à l’État le plus centralisé du monde. »
49. Cette mesure est largement créditée comme ayant contribué à l’émergence d’entreprises
québécoises francophones. Par exemple, Raymond Garneau souligne : « Pour moi, ce qu’on lui
doit comme ministre des Finances, c’est la création du REA ». (Cité dans Desjardins et Fortier,
2015).
50. Selon Bhullar (2017), l'arrivée de Meade au sein de la section économique du War Cabinet
Secretariat en 1940 a « consolidé sa position en tant que l'un des fondateurs de l'Accord général
sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) » (notre traduction). Meade (1942) met de l’avant
l’idée de négocier multilatéralement un commerce plus libre avec des tarifs réduits et convainc
Hugh Dalton, alors Président du Board of Trade et futur chanceler de l'Échiquier. «Meade’s
commercial union paper gave form to ideas about the future of post war international trade, and
these were discussed, revised and discussed further with firstly American officials and then as
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part of ongoing international conferences. » (Bhullar, 2017). Également, Irwin, Mavroidis et Sykes
(2008) expliquent que Meade (1942) a proposé plusieurs dispositions qui se sont retrouvées dans
l'accord du GATT de 1947 et que conformément à ce qu’il préconise, l’équipe britannique de
négociation dont il fait partie finit par convaincre les États-Unis à souscrire à un accord
commercial multilatéral, malgré leur forte préférence initiale pour l’ancienne approche
bilatérale prescrite dans la loi américaine de 1934 sur les accords commerciaux réciproques.
51. Voir Yakabuski (2001).
52. Économiste et intellectuel libéral, Jean-Claude Casanova est directeur de la traduction
française parue en 1983 de Schumpeter (1954), dont la préface est rédigée par Raymond Barre.
53. Jean-Claude Casanova explique que Barre « sait aussi ce qu’il faut savoir en macroéconomie :
la compréhension des agrégats et le mouvement de l’activité économique. Il maîtrise le
phénomène décisif de la croissance. » (Cité dans Rimbaud, 2015).
54. Nonobstant le mérite ou non de cette idée, elle est notamment exprimée dans Bâtir le Québec
(Ministère d'État au Développement économique, 1979) et est reprise dans de nombreuses
interventions pendant sa carrière.
55. Sur la base des calculs du modèle intersectoriel, on laisse même entendre que « chaque dollar
consacré à des dépenses publiques crée davantage d'emplois et de revenus salariaux qu'un dollar
provenant des ménages, de la formation brute de capital fixe des entreprises, ou des
exportations. » (p. 39) Cette affirmation témoigne d’ailleurs d’un usage abusif qui est fait du
modèle intersectoriel auquel ont souvent eu recours des gouvernements pour justifier et
autoriser plusieurs interventions et programmes gouvernementaux. Nonobstant le mérite ou non
d’un programme, cet argument fait notamment fi du coût de renonciation associé aux ressources
requises par le gouvernement pour engager une dépense publique, sans oublier le coût de lever
les fonds publics.
56. Comme l’écrit Descamps (2006), « en matière de gestion administrative, l’appétence de BlochLainé pour les structures de concertation collégiales et délibérantes, auxquelles il trouve
beaucoup de vertus, surtout s’il en tire les ficelles. Son goût pour la concertation trouvera son
épanouissement dans les commissions du Plan qu’il présidera tout au long des années 1960 et
dans l’idée d’« économie concertée » au début des années 1960. » (p. 220)
57. Voir par exemple Thurow (1980, 1984).
58. Voir Couture (2018).
59. Voir Orfali (2018).
60. Les résultats de certaines des mesures sont mitigés. D’une part, l’aide financière
gouvernementale subventionne non seulement de nouveaux emplois, mais aussi des
déménagements d’emplois. Elle engendre des distorsions dans l’immobilier en faveur de la
construction d’immeubles et en subventionnant en partie des loyers plus élevés dans les sites
désignés. Voir aussi Bourély (2003). D’autre part, elle contribue à faire du Québec un joueur
important du jeu vidéo au Canada, avec 291 studios et 13 500 employés, selon Nordicity (2021).
61. Cette super SGF encaisse des pertes importantes de près d’un milliard de dollars sur dix ans et
est marquée par des échecs coûteux comme le Technodôme, la Gaspésia, Mosel Vitellic. Elle est
intégrée à Investissement Québec en 2010.
62. Comme rapporté par Brousseau-Pouliot (2018), la participation en 2000 de la Caisse dans
Québecor Média équivaut à la renonciation de 2,9 milliards de dollars sur 17 ans, avec un
rendement moyen annuel de 2 % comparativement au rendement annuel de 8 % obtenu sur la
globalité de ses placements.
63. Par exemple, l’alternative à un déficit budgétaire consiste alors à hausser des taux marginaux
proportionnels d’imposition pour équilibrer le budget. Cette avenue occasionnerait ainsi des
effets délétères additionnels sur l’efficience de l’économie à un moment plutôt inopportun.
64. Dans les budgets et les comptes publics du gouvernement du Québec, notons qu’un déficit des
opérations budgétaires ne constitue qu’une partie de ses emprunts. Il faut se référer au concept
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de besoins financiers nets pour identifier les variations de la dette gouvernementale. Les besoins
financiers nets sont obtenus en combinant le solde des opérations dites budgétaire et le solde des
opérations non budgétaires. Les opérations dites budgétaires correspondent aux opérations
courantes récurrentes. Les opérations non budgétaires incluent notamment les immobilisations
et placements du gouvernement. Voir Annexe 1.
65. Audet (2022) se rappelle qu’au moment de préparer le budget de 1977-1978, Parizeau souhaite
initialement que le gouvernement fasse un déficit d’environ 2 milliards de dollars, soit plus du
double de qui est envisagé par les fonctionnaires. Ces derniers réussissent à le convaincre que
cela va au-delà de la capacité d’emprunter du gouvernement qu’accepteraient les marchés
financiers à ce moment-là. Jacques Parizeau se rend au Conseil des ministres et fait accepter le
chiffre plus modeste à ses collègues du cabinet.
66. La poursuite systématique de déficits structurels n’est pas unique au Québec. D’autres
gouvernements adoptent la même pratique à partir du milieu des années 1970, dans les
années 1980 jusqu’aux années 1990. Ce fut aussi le cas du gouvernement fédéral. Voir Paquet
(1999).
67. La notion d’endettement pour payer « l’épicerie » est reprise ensuite par plusieurs ministres
des Finances qui suivront, dont Jean Campeau, Bernard Landry, Michel Audet et Monique JérômeForget.
68. Comme l’indique l’Annexe du Discours sur le budget 1994-1995, les 38 privatisations ou ventes
de participations par des sociétés d’État entre 1986 et 1994 rapportent 1,4 milliard de dollars,
dont 295 millions de dollars sont récupérés directement par le gouvernement, pendant que la
différence est laissée aux sociétés d’État encore en opération.
69. En pratique, le retour à l’équilibre des opérations budgétaires est atteint un an plus tôt, en
1998-1999.
70. En 2006, la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations sera
présentée par Michel Audet, devenu ministre des Finances, et sera adoptée par l’Assemblée
nationale. D’une part, cette loi spécifie des objectifs à atteindre au plus tard en 2025-2026 pour le
ratio de dette brut au PIB et le ratio de dette représentant les déficits budgétaires accumulée
(pour financier « l’épicerie ») au PIB. D’autre part, des sources de recettes publiques sont
identifiées et dédiées à être déposées dans un Fonds destiné exclusivement au remboursement de
la dette. La gestion du Fonds est confiée à la Caisse de dépôt et placement, avec l’objectif
d’obtenir un rendement plus élevé que le coût d’emprunt du gouvernement.
71. Voir Garon et Paquet (2017) qui résument les arguments économiques et Godbout (2021) pour
un rappel de l’historique de la TPS.
72. La réforme fiscale de 1998, ou le fait de privilégier des augmentations de la TVQ pour 2009 et
2010 pour remettre le gouvernement du Québec sur la voie du retour vers l’équilibre budgétaire
des opérations courantes (annoncées par Raymond Bachand) sont des exemples de décisions
publiques en matière économique justifiées sur la base de la pensée. Toutefois, comme
l’indiquent Gagné-Dubé et al. (2022), le poids relatif de l’ensemble des taxes sur la consommation
(TVQ, taxes d’accises, etc.) demeure néanmoins plus faible en 2020 qu’en 1981. « Pour 2020,
l’importance relative des impôts sur le revenu dans la structure fiscale du Québec est plus de 45 %
plus élevée en regard de la structure fiscale moyenne des pays de l’OCDE. Inversement, toujours
en comparaison avec la structure fiscale moyenne des mêmes pays, les taxes générales sur les
ventes y apparaissent plus de 30 % plus faibles ». (p. 3).
73. Les diverses éditions du manuel de Musgrave (1955) sont longtemps utilisées comme
références pour initier aux trois fonctions associées aux finances publiques : (i) l’allocation des
ressources entre les biens sociaux et privés ; (ii) la distribution des revenus et de la richesse; et
(iii) la stabilisation. Les trois fonctions sont intervenues dans l’éventail de politiques qui ont été
considérées par l’un et l’autre gouvernements, mais notre texte ne prétend pas considérer en
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
340
détail toutes les politiques et toutes les dimensions ou pondérations accordées aux trois
fonctions.
74. En pratique, nonobstant diverses modifications à la fiscalité qui peuvent être interprétées
partiellement comme une indexation implicite, l’indexation explicite (même partielle) du régime
fiscal (exemptions personnelles, des crédits ou des seuils de revenu de la table d’impôt) est
sujette aux contextes économiques et aux ministres des Finances. Jacques Parizeau procède à
l’indexation des exemptions pour les années de 1979 à 1984. À compter de 1990, différents crédits
d’impôts personnels et programmes de sécurité du revenu et d’allocations familiales sont indexés
par Gérard D. Lévesque, mais cette indexation est suspendue pour plusieurs programmes pour
l’année 1994. Il faut attendre le budget 2001-2002 de Pauline Marois pour la mise en place d’une
indexation automatique des tranches de revenu imposable de la table d’imposition et de
différents crédits d’impôt. Cette indexation est reconduite depuis par tous les gouvernements qui
se sont succédé.
75. Un TEMI correspond au « montant des impôts et des cotisations à payer ainsi que les
montants de crédits d’impôt et de programmes sociaux sacrifiés pour chaque dollar de revenu
supplémentaire ». Voir Godbout (2017). Ainsi, l’entrecroisement de la taxation avec l’éligibilité à
divers programmes de transferts aux individus en fonction du revenu fait en sorte que les TEMI
sont souvent beaucoup plus élevés que les taux d’imposition officiels. C’est particulièrement le
cas pour les ménages à revenus plus modestes ou avec plus d’enfants.
76. Cet enjeu demeure d’actualité, bien que la mise en place d’un bouclier fiscal au Québec en
2016, à la suite des suggestions du rapport Godbout et al. (2015) ait corrigé un peu la situation, en
compensant en partie des pertes de transferts ou d’autres crédits dues à des accroissements de
revenus de travail.
77. La discussion met l’emphase ici sur les taux marginaux d’imposition qui ont eu tendance à
diminuer. Une multitude d’autres ajustements variés ont aussi contribué à réduire le taux moyen
d’imposition, par des modifications dans des exemptions fiscales, par exemple.
78. Toutefois, d’autres éléments de la réforme fiscale éliminent des exemptions et des déductions
fiscales ou les transforment en crédits d’impôts progressifs remboursables ou non
remboursables. Ceci exacerbe le problème des taux effectifs marginaux d’imposition, qui
s’avèrent plus élevés que ceux des tables officielles d’impôt pour certains types de contribuables,
et mitige en partie les objectifs de la réforme.
79. La taxe québécoise sur le capital a été abolie à partir de 2009 pour les entreprises
manufacturières, puis complètement éliminée pour 2011.
80. D’ailleurs, tel que rapporté par Paquet (2010), le ministère des Finances du Québec avait
évalué qu’un dollar additionnel prélevé en taxe sur le capital occasionne une réduction à long
terme de 1,37 $ de PIB réel, comparativement à une baisse du PIB réel de 0,89 $ pour l’impôt sur
les profits des sociétés, de 0,76 $ pour l’impôt sur le revenu des particuliers et 0,28 $ pour les
taxes à la consommation, ceteris paribus. Voir aussi Ohanian (1997) qui documente comment un
niveau relatif d'imposition du revenu de capital plus élevé au Royaume-Uni est associé avec le
fait que sa position relative face aux États-Unis a souffert grandement en termes de croissance et
de niveau de production dans les vingt années qui ont suivi la 2e Guerre mondiale. Les taux de
croissance britannique et américain ne se sont rapprochés qu’au début des années 1970, alors que
les taux d'imposition sur le revenu de capital sont devenus comparables.
81. Notons que le courant fédéraliste au Québec que nous venons de décrire est distinct d’un
autre fédéralisme plus centralisateur qui tend à être plus interventionniste et qui tend à voir le
gouvernement fédéral comme au-dessus des gouvernements provinciaux. À certains égards, cette
deuxième version nous semble plus proche de l’approche portée par Jacques Parizeau et Bernard
Landry, quoiqu’elle se décline par rapport à un nationalisme politique plutôt que sociologique.
82. Cette différence d’approche se manifeste notamment quant au rôle et à la façon d’administrer
les politiques d’immigration. Le contrôle des sources d’immigration, lorsque motivé en premier
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
341
lieu par des considérations sociolinguistiques, entraîne des répercussions sur le nombre
d’immigrants, qui ne sont pas sans conséquences économiques. Ce sujet demeure toujours
d’actualité et mériterait un traitement distinct.
83. Polèse (2021) et les textes du livre publié sous la direction de Paquin et Rioux
(2021) couvrent des éléments pertinents du chemin parcouru.
ABSTRACT
The attention paid to the contribution of macroeconomic thought to the conception and practice
of economic policies in Quebec has generally been limited, especially from the 1970s. After
having contextualized the evolution of thought in macroeconomics and the emergence of
Keynesianism until the 1960s in Canada and Quebec, we discuss the approaches and possible
influences of economic thought on Quebec public policy through the roles and periods marked by
Robert Bourassa, Raymond Garneau, Jacques Parizeau and Bernard Landry between 1970 and
2003. Accordingly, we highlight the place that academic training may have occupied, the
economic contexts and challenges of the moment, as well as other key people (elected officials,
civil servants, and advisers) in economic policy making. Representative examples are discussed
and serve to illustrate the contribution of economic ideas to policy design and implementation.
RÉSUMÉ
L’attention portée à l’apport de la pensée macroéconomique dans la conception et la pratique des
politiques économiques au Québec a généralement été relativement limitée, surtout à partir des
années 1970. Après avoir contextualisé l’évolution de la pensée en macroéconomie et
l’émergence du keynésianisme jusque dans les années 1960 au Canada et au Québec, nous traitons
des approches et des influences concevables de la pensée économique sur la politique publique
québécoise à travers les rôles et périodes marquées par Robert Bourassa, Raymond Garneau,
Jacques Parizeau et Bernard Landry entre 1970 et 2003. Pour ce faire, nous mettons en exergue la
place qu’ont pu occuper la formation universitaire, les contextes et défis économiques du
moment, ainsi que d’autres personnes clés (politiques, fonctionnaires et conseillers) dans la
décision publique en matière économique. Des exemples représentatifs associés sont discutés et
servent à illustrer la contribution des idées économiques sur la conception et la mise en œuvre
des politiques.
INDEX
Mots-clés: finances publiques , gouvernement du Québec , influences keynésiennes et nonkeynésiennes, macroéconomie, politiques économiques
Keywords: economic policy, Keynesian and non-Keynesian influences, macroeconomics, public
finance, Québec government
AUTEUR
ALAIN PAQUET
Ph.D., Professeur titulaire, département des sciences économiques, directeur de l’axe de
recherche Analyse et modélisation macroéconomique de la Chaire en macroéconomie et
prévision, ESG-UQAM, Montréal, Canada, paquet.alain@uqam.ca
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342
Entretiens
Interviews
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
343
Une économie politique ouverte et
tournée vers l’action collective
An Open Political Economy Oriented Towards Collective Action
Christian Deblock, Frédérick Guillaume Dufour et Michèle Rioux
1
Ouverture et action collective, c’est autour de ces deux dimensions que nous avons
voulu compléter ce numéro par une série de huit entretiens Il allait de soi de
commencer par celui sur Gilles Dostaler, tant son œuvre est empreinte de l’esprit
d’ouverture et de progrès social.
2
Internationalement reconnu pour ses travaux sur Keynes et l’histoire de la pensée
économique, Gilles Dostaler joua un très grand rôle dans les débats en économie
politique au Québec1. Grâce au témoignage de Marielle Cauchy, sa compagne mais aussi
sa collaboratrice, nous pouvons mieux comprendre sa méthode de travail et ce qui fut
son ambition intellectuelle. Une double ambition, serait-il plus juste de dire. Celle, tout
d’abord, d’aborder dans un esprit d’ouverture et de dialogue les « grands » de
l’économie politique, les classiques comme les contemporains. De Keynes, l’économiste
avec lequel il avait le plus d’affinités, à Hayek, en passant par Schumpeter, Myrdal,
Friedman, voire des auteurs pour lesquels il n’avait guère de sympathie, Jeremy
Bentham par exemple. À ce sujet d’ailleurs, l’un de ses grands regrets, comme il le
rappellera souvent, fut qu’il n’y ait pas plus de femmes en économie. Rigoureux, pour
ne pas dire pointilleux, Gilles Dostaler voulait aussi que ses textes soient accessibles et
compréhensibles du plus grand nombre. En témoigne La pensée économique depuis Keynes.
Histoire et dictionnaire des principaux auteurs (Paris, Éditions du Seuil, 1993), un ouvrage
magistral écrit à quatre mains avec Michel Beaud ou encore la chronique sur les grands
économistes qu’il livrait chaque mois à la revue Alternatives économiques. Et surtout
Keynes et ses combats (Paris, Albin Michel, 2005), son ouvrage le plus accompli. Rendre
l’économie politique attrayante, une science que l’économiste Thomas Carlyle qualifia
de lugubre, et ce sans perdre ce qui la distingue des autres sciences sociales, reste peutêtre l’un de ses plus grands mérites et, disons-le, sa plus grande réussite.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
344
01. De l’histoire de la pensée économique à la création
de l’AEP
3
Gilles Dostaler avait, sur le plan intellectuel, une seconde ambition : renouer avec la
tradition d’une économie politique pluraliste, sur le plan théorique comme sur le plan
méthodologique. Ses écrits dans ce domaine sont beaucoup moins nombreux que ceux
en histoire de la pensée économique mais ils sont incontournables et fort inspirants,
pour reprendre les mots de Marielle Cauchy. Il n’y avait pas pour lui, d’un côté, une
économie « orthodoxe », homogène et univoque, et de l’autre, une économie
« hétérodoxe », avec entre les deux un mur de science et de méthode. Pour lui,
l’économie politique devait être une science ouverte non seulement aux différentes
écoles, mais aussi aux autres sciences sociales. Autant l’étude approfondie des grands
économistes était-elle nécessaire pour mieux comprendre et corriger nos propres
failles intellectuelles, autant la multidisciplinarité lui paraissait-elle aussi nécessaire
qu’indispensable pour aborder les problèmes économiques et sociaux de notre temps.
On est évidemment très loin, ici, de la conception étriquée d’une économie purement
rationnelle que défendent un Gary Becker ou un Robert Lucas, par exemple, tous deux
« Prix Nobel d’économie »2, animée par la seule recherche de lois « naturelles » et de
résultats formalisés à l’image des sciences exactes. À cet égard, Maurice Lagueux va
dans la même direction dans l’entretien qu’il nous a accordé, mais en passant, plutôt
que par l’histoire de la pensée économique, par la philosophie économique, plus
précisément par l’épistémologie et la réflexion sur les concepts qu’utilisent les
économistes, notamment celui de rationalité qui distingue l’économie des autres
sciences sociales3. Gilles Dostaler contribua d’ailleurs à ce débat, notamment en
participant aux séminaires et travaux du très prolifique Groupe de recherche en
épistémologie comparée, fondé et codirigé par Robert Nadeau 4.
4
Un moment important dans la vie intellectuelle de Gilles Dostaler fut sans aucun doute
la création, en 1980, de l’Association d’économie politique (AEP) dont il fut l’un des
fondateurs et le premier président. Avant d’y revenir, rappelons qu’à l’époque, le
keynésianisme était en crise profonde, impuissant qu’il était non seulement devant la
stagflation des années 1970, mais aussi devant les effets délétères d’une mondialisation
alors à ses débuts sur les politiques économiques et sociales. En ces temps d’incertitude,
l’ultra-libéralisme5 était revenu en force, regagnant rapidement un terrain longtemps
perdu pour s’imposer par défaut, à commencer dans les universités. Du monétarisme de
l’école de Chicago aux théories de l’offre, en passant par les « nouveaux classiques » ou
encore par l’école autrichienne6, il n’était pas d’ailleurs sans présenter de multiples
visages7, mais pour en revenir toujours au même postulat d’un monde économique
trouvant toujours son équilibre par la vertu magique de la concurrence. Quant au
marxisme, il n’était guère plus vaillant. Sans doute avait-il connu un certain renouveau
dans les années 1969, notamment aux États-Unis8, mais trop enclin à s’enfermer dans le
dogmatisme et les débats sans fin sur la valeur, les crises, la nature du capitalisme ou
encore l’impérialisme, il ne pouvait offrir une alternative sérieuse au « néolibéralisme » comme le furent en leur temps l’institutionnalisme puis le keynésianisme.
5
Le keynésianisme va finalement réussir sa mutation et trouver une seconde vie dans le
post-keynésianisme. Au Québec et au Canada, deux départements d’économie
contribuèrent beaucoup à ce renouveau comme le montrent fort bien Marc Lavoie et
Mario Secarrecia dans leur article : ceux des universités McGill et d’Ottawa. C’est
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
345
néanmoins dans d’autres directions que les regards se tournent à l’époque, notamment
vers la France où, suite à la publication de l’ouvrage novateur de Michel Aglietta,
Régulation et crise du capitalisme (Paris, Calmann-Levy, 1976) et aux travaux d’un certain
nombre d’économistes du CEPREMAP9, on voit émerger une nouvelle théorie, la théorie
de la régulation10. Reprenant à son compte certains éléments du keynésianisme, du
marxisme11 et de l’institutionnalisme, elle suscitera immédiatement beaucoup
d’engouement, y compris au Québec, mais ce le fut surtout chez les politologues et les
sociologues, comme le relève Gérard Boismenu dans son article. Les économistes, du
moins les plus jeunes, n’y furent pas pour autant insensibles. Un séminaire doctoral fut
même donné en 1979 au département de science économique de l’Université de
Montréal par Michel De Vroey, alors professeur invité, avec pour thème central le livre
de Michel Aglietta. C’est d’ailleurs à partir de ce département qu’un collectif large de
jeunes économistes12 va se constituer avec pour projet la création d’une revue vouée à
l’analyse critique de l’économie politique13.
6
Appelée Interventions critiques en économie politique, la revue se voulait être à la fois en
rupture avec les théories, enseignements, pratiques, etc. et ouverte à l’apport de la
philosophie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, etc. 14 Et ce avec deux
grandes priorités : 1) élargir et approfondir le champ théorique d’une économie
politique ouverte aux autres disciplines ; et 2) penser l’économie et la politique
économique sous l’angle du bien commun et d’un progrès partagé. Très présente dans
les débats en économie, la revue fut surtout un véritable vivier intellectuel. De numéro
en numéro, la revue n’a cessé de gagner en maturité et en réputation, avec le résultat
qu’aujourd’hui, finalement, Interventions économiques occupe une place bien à elle dans
le paysage des revues scientifiques en économie politique.
7
Ce sont ces mêmes envies de rupture avec l’économicisme, d’interdisciplinarité et de
transformation sociale que l’on retrouvera dans la création de l’AEP en 1980. La
proximité était grande d’ailleurs entre l’AEP et Interventions, créée deux ans plus tôt.
L’AEP avait toutefois une vocation plus large : être un espace de rencontre et de
discussion entre des membres provenant de différents milieux académiques et socioprofessionnels. Une idée chère à Gilles Dostaler. Une autre idée qui lui était chère, et
que l’on retrouvera dans les colloques et travaux de l’AEP, était de mieux faire
connaître les approches hétérodoxes et de contribuer ainsi au renouvellement
théorique que rendait plus nécessaire que jamais l’hégémonie retrouvée du
« néolibéralisme » comme il est désormais devenu courant de qualifier le libéralisme
radical et son individualisme méthodologique. Plusieurs colloques furent ainsi
consacrés à de grandes figures intellectuelles : Keynes, évidemment, mais aussi Gunnar
Myrdal, Friedrich Hayek, François Perroux ou encore Joseph A. Schumpeter 15. On
retrouvera également cette volonté de changement et de contribuer au débat public
dans les colloques que l’AEP tenait sur une base annuelle. C’était un moment privilégié
dans la vie d’une association pluraliste dont les membres provenaient de partout au
Québec. En témoigne encore la richesse de la collection Études d’économie politique qui
fut créée aux Presses de l’université du Québec pour donner plus de résonance et de
rayonnement aux débats et aux travaux en économie politique16.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
346
02. Économie politique, économie du travail et
économie féministe
8
Les années 1980 furent, malgré un contexte de crise, des années d’effervescence
intellectuelle en économie au Québec. Des champs de recherche nouveaux vont aussi se
développer : les études régionales, les études sur le travail et l’emploi, celles sur la
politique industrielle, ou encore celles sur les inégalités pour ne mentionner que celleslà. Nous avons voulu revenir sur deux de ces champs, l’économie du travail et
l’économie féministe, dans les entretiens que nous avons eus avec Diane-Gabrielle
Tremblay et Sylvie Morel.
9
La question du plein-emploi n’était pas en soi un sujet nouveau au début des années
1980, mais elle va prendre une consonance particulière dans le Québec de cette époque
alors dirigé par le Parti québécois de René Lévesque. Sur fond de retour du chômage et
de l’orthodoxie du marché, le plein-emploi comme objectif de la politique économique
était partout malmené, pour ne pas dire remisé aux objets perdus. Au Québec comme à
peu près partout ailleurs. C’est autour de l’Institut de recherche appliquée sur le travail
(IRAT) et de quelques professeures, notamment en relations industrielles et en
économie, que vont être prises plusieurs initiatives et menées de nombreuses
recherches avec l’objectif non seulement de remettre de l’avant le plein-emploi comme
priorité de politique économique, mais aussi de s’attaquer aux inégalités sociales,
toujours plus criantes dans ces années de crise. À cet égard, la publication de l’ouvrage
de Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, Le plein-emploi : pourquoi ? (Montréal, Presses
de l'Université du Québec et Institut de Recherche Appliquée sur le Travail, 1983), suivi
peu de temps après par Le défi du plein emploi. Un nouveau regard économique (Montréal,
1986, Éditions Saint-Martin) des deux mêmes auteures, jouera le rôle salutaire de
démythifier le chômage, notamment en s’attaquant à cette idée absurde alors « à la
mode » de chômage volontaire, et de renouer avec l’idée centrale de sécurité
économique dans l’héritage intellectuel de William Beveridge. C’était aussi l’occasion
pour les auteures de tirer des leçons pour le Québec des expériences étrangères. Ces
deux ouvrages furent une source d’inspiration politique, mais aussi intellectuelle,
suscitant un intérêt renouvelé pour l’économie du travail et la méthode de travail
utilisée par ces deux chercheuses comme le rappelle Diane-Gabrielle Tremblay au tout
début de son entretien. Le travail de ces deux pionnières doit être souligné et leur plus
grand succès fut sans doute d’avoir ouvert la voie à la recherche pluri-disciplinaire en
économie du travail, combinant rigueur scientifique, ouverture et action collective. Un
autre aspect important de leur contribution fut aussi d’avoir rapproché deux milieux
généralement éloignés l’un de l’autre, le milieu syndical et le milieu universitaire. Sans
oublier les retombées politiques, notamment d’avoir été à l’origine du Forum pour
l’emploi, comme nous le rappelle Sylvie Morel.
10
Le champ de l’économie du travail rejoint aujourd’hui un très grand nombre de
chercheuses et de chercheurs ; il s’est aussi considérablement élargi et ouvert à des
domaines plus nouveaux comme le télétravail, le coworking, la conciliation travailfamille, l’économie du « care », ou encore les différences socio-professionnelles ou
socioéconomiques hommes/femmes. Autant de thèmes qui ont fait l’objet de numéros
particuliers de la revue Interventions économiques ! Diane-Gabrielle Tremblay nous
retrace ces évolutions dans son entretien, elle-même ayant joué un rôle majeur aussi
bien dans la formation de jeunes chercheures et chercheurs que dans la création
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
347
d’équipes de recherche dans ces nouveaux champs. Un autre point à souligner
également dans cet entretien, c’est l’importance qu’elle attache à l’institutionnalisme
économique et sa contribution à une étude du travail et de ses institutions qui
débouche sur des « changements positifs au sein de la société ». C’est cette démarche
institutionnaliste que met également de l’avant Sylvie Morel dans l’entretien qu’elle
nous a accordé sur l’économie féministe.
11
Ouvrir l’économie politique aux femmes, et pas simplement leur laisser certaines
niches fut aussi au cœur des débats dans les années 1980 et n’a jamais cessé de l’être
depuis. Sylvie Morel, chiffres à l’appui, revient sur cet « anachronisme », comme elle le
qualifie17. Tout comme elle revient sur le rôle, la contribution, et l’influence de
plusieurs « pionnières », notamment Ruth Rose18, alors rattachée au département
d’économie de l’Université du Québec à Montréal. Ce retour sur leur travail est une
magnifique reconnaissance de ce qu’elles ont apporté à l’économie politique au Québec
mais aussi dans le monde, tant leur rayonnement international a été et reste important.
Un autre volet important de l’entretien porte sur l’économie féministe, un champ en
plein essor, comme le souligne Sylvie Morel, avec entre autres la création en 1992, de
l’Association internationale pour l’économie féministe (AIEF). L’économie féministe
n’est pas forcément « hétérodoxe », prend-elle soin de nous rappeler : nombre de
travaux s’inscrivent dans le courant néoclassique. La véritable question qui devrait être
posée selon elle est la suivante : « quels préceptes méthodologiques et quels concepts
pouvons-nous mobiliser pour améliorer son pouvoir heuristique et être en mesure
ensuite de concevoir des politiques publiques pertinentes ? » Défendant un
« institutionnalisme féministe », Sylvie Morel reprend à son compte, dans ses travaux
comme dans son enseignement, l’héritage institutionnaliste de Commons pour en
appeler au renouvellement de l’économie féministe, mais aussi nous rappeler que la
transformation sociale est inhérente à l’action féministe, et donc « partie prenante de
la définition de l’économie féministe ». C’est un aspect important sur lequel elle revient
d’ailleurs longuement, la recherche contribuant concrètement à changer et à améliorer
les politiques publiques comme notre quotidien. Soulignons également le regard
original et fort critique qu’elle porte sur le « revenu universel » en dernière partie de
l’entretien, un sujet qui s’inscrit dans le temps long d’une recherche qu’elle poursuit
depuis de nombreuses années sur la solidarité sociale et le revenu 19.
03. L’économie politique en exil
12
Tout comme ce fut le cas pour Gilles Dostaler, Jean-Jacques Gislain revient dans son
entretien sur la fermeture toujours plus grande des départements d’économie à
l’économie politique et aux autres disciplines ainsi que sur la difficulté devenue
presque insurmontable d’y être embauché pour quiconque s’intéresse spécifiquement à
l’économie politique. Pour reprendre ses mots, « il y a une telle hégémonie des
néoclassiques en économie que le développement de l'approche institutionnaliste ne
peut se faire qu’ailleurs ». N’a-t-on pas déjà écrit que Keynes ne pourrait plus être
embauché aujourd’hui en économie ? Toujours est-il que même si on peut le regretter,
l’économie politique s’est déplacée vers d’autres départements et disciplines : les
relations industrielles20, la sociologie, la science politique, les sciences humaines ou
encore la philosophie.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
348
13
De Smith à Stuart Mill en passant par Ricardo, Malthus ou Say, les économistes
classiques ont pourtant tous insisté, chacun à sa manière, sur l’importance et la qualité
des institutions. Non sans toutefois clairement distinguer entre l’économie politique et
la politique21. Jean-Baptiste Say revient d’ailleurs dans une note de bas de page de son
célèbre Traité d’économie politique sur les raisons qui le poussent à garder le terme
d’économie politique : « Le terme d'Économie politique convient d'autant mieux pour
désigner la science qui fait le sujet de cet ouvrage, qu'il ne peut y être question des
richesses naturelles, des biens que la nature nous accorde gratuitement et sans
mesure ; mais seulement des richesses sociales, fondées sur l'échange et la propriété
qui sont des institutions sociales22. » Ce n’est que plus tard, lorsque les marginalistes
rejetteront l’économie classique pour faire de l’économie une science exacte, que la
référence aux institutions sera abandonnée. On se rappellera la célèbre querelle de
méthode qui opposa deux des ténors des écoles historique allemande et autrichienne 23
à propos de la place à accorder à l’histoire et aux institutions en économie. Cette
« querelle » constitua un tournant décisif pour la discipline. Sans doute, la synthèse
dite néoclassique fort habile que réalisera Alfred Marshall permit de conserver pour
l’essentiel l’héritage des classiques, mais l’idée selon laquelle l’économie devait être
considérée, à l’image des sciences pures, comme une science exclusivement vouée au
calcul et aux choix ne s’en était pas moins imposée, boutant dans la foulée les
institutions hors de son champ d’études. Pas tout à fait ! Le débat allait être relancé loin
d’Europe, aux États-Unis où va se développer et, disons-le, s’imposer dans la foulée des
travaux d’économistes aussi sensibles aux violentes réalités d’un capitalisme sauvage
que très créatifs sur le plan intellectuel, un nouveau courant de pensée en économie,
l’institutionnalisme.
14
Professeur, tout comme Sylvie Morel d’ailleurs, au département des relations
industrielles de l’Université Laval, Jean-Jacques Gislain revient dans son entretien sur
ce contexte particulier ainsi que sur les trois facteurs qui furent à l’origine de ce
courant majeur en économie politique, soit : la formation doctorale des jeunes
économistes partis étudier en Allemagne et s’initier à l’étude des institutions, la
diffusion et l’engouement aux États-Unis pour le darwinisme, et surtout peut-être, la
philosophie pragmatiste, alors très en vogue dans les milieux académiques américains.
Du pragmatisme, les institutionnalistes en tireront non seulement une méthode de
recherche qui en fera sa particularité, l’abduction, mais également « une théorie de
l’action radicalement différente de la théorie dite de l’action rationnelle », pour
reprendre les mots de Jean-Jacques Gislain et qui va accorder une place importante
chez Commons au concept de futurité. On retrouvera dans la suite de l’entretien une
présentation très fine de la contribution intellectuelle, mais aussi politique de trois des
« fondateurs » de l’institutionnalisme économique24 : Thorstein Veblen, Wesley C.
Mitchell et surtout John. R. Commons25 dont Jean-Jacques Gislain et Bruno Théret ont
dirigé la traduction en français de son ouvrage majeur Institutonal Economics. Its Place in
Political Economy (Londres, Routledge, 1989 [1939] 26. Ou du moins devrait-on dire, de
l’institutionnalisme de première génération, les « nouveaux institutionnalistes », avec
Douglass North et Oliver Williamson27 aux avant-postes, ne faisant qu’introduire les
institutions dans l’analyse économique pour les rationaliser et les plaquer sur le cadre
référentiel, en l’occurrence le marché concurrentiel.
15
L’économie politique a, depuis très longtemps déjà, ses entrées en sociologie, la
frontière entre les deux disciplines étant très poreuse. On se rappellera les travaux de
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
349
Max Weber et son ambition de reconstruire l’économie politique 28, les débats qui
opposèrent au dix-neuvième siècle l’école historique allemande à l’école autrichienne,
ou encore à la place importante qu’attribuait Schumpeter29 à la sociologie dans sa boîte
à outils, à commencer pour comprendre les comportements économiques et étudier les
institutions économiques. C’est dire que l’économie politique sut trouver sa place en
sociologie où l’on y retrouve presque « naturellement » la sociologie économique, la
sociologie du développement, l’économie sociale, l’économie marxiste, l’étude des
mouvements migratoires, ou encore l’étude de la mondialisation. Avec l’économie du
travail, l’économie sociale occupe depuis longtemps une place importante au Québec.
Non seulement comme discipline universitaire, mais également comme programme
d’action collective. À cet égard, des universitaires comme Benoît Lévesque, Paul R.
Bélanger et tant d’autres à travers la Province et, parallèlement, le Centre de recherche
sur les innovations sociales ( CRISES) qu’avec d’autres ils ont créé, ont joué un rôle
pionnier dans la formation de jeunes chercheurs et professionnels dans un secteur qui,
à la fois, occupe une place importante dans le Québec contemporain et dispose, avec le
Chantier de l’économie sociale créé sous l’impulsion de Nancy Neamtan, d’une véritable
structure autonome30. Plusieurs articles reviennent sur le sujet dans le numéro, sans
oublier l’important ouvrage d’entretiens réalisés par Marie Bouchard 31 avec Benoît
Lévesque qui fait d’ailleurs l’objet d’un compte-rendu dans ce numéro.
16
Le libre-échange avec les États-Unis, arrivé quelque peu par surprise dans le train des
recommandations de la Commission Macdonald32, marqua également profondément les
débats en économie politique au Québec comme au Canada. Les négociations devaient
débuter peu de temps après le dépôt du rapport en 1986 pour être conclues en 1987. De
l’accord de libre-échange bilatéral au projet de Zone de libre-échange des Amériques 33,
en passant par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entré en vigueur le
1er janvier 198934, c’était aussi pour nous l’occasion de revenir dans l’entretien que nous
a accordé Dorval Brunelle, sur l’intégration des Amériques et l’économie politique du
régionalisme. Professeur au département de sociologie, combinant une formation en
droit et en économie politique, Dorval Brunelle a, notamment, co-fondé avec Christian
Deblock le Groupe de recherche sur l’intégration continental (GRIC) et dirigé
l’Observatoire des Amériques rattaché au Centre d’études sur l’intégration et la
mondialisation (CEIM)35. L’originalité de son approche fut de contribuer très
activement non seulement au débat intellectuel sur l’intégration des Amériques, encore
appelée « continentalisation », mais aussi au débat politique sur les effets délétères sur
les programmes sociaux et les identités canadienne et québécoise d’un libre-échange
« sans filet » sur un espace ouvert et soumis aux seules forces du marché 36. Le GRIC est
ainsi rapidement devenu sous son dynamisme un pôle de recherche et de formation de
rayonnement international sur l’économie politique du régionalisme. Les études sur le
régionalisme se sont depuis élargies à d’autres régions du monde et un réseau
pluridisciplinaire important de chercheures et de chercheurs s’est constitué autour du
CEIM basé à l’Université du Québec à Montréal. Mentionnons entre autres participants,
le CEPCI, le Centre d’études pluridisciplinaires en commerce et investissements
internationaux basé à l’Université Laval37, le Groupe de recherche et d’études sur
l’international et le Québec (GERIQ) basé à l’École nationale d’administration publique,
ou encore l’antenne du CEIM à l’Université de Sherbrooke. Un champ original
d’expertise en économie politique s’est ainsi établi et pérennisé dans une perspective
pluridisciplinaire, rejoignant autant l’économie politique internationale que le droit
international économique.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
350
17
L’économie politique est entrée plus tardivement en science politique. D’abord, par le
biais du marxisme et des débats politiques autour du capitalisme, puis par celui des
Relations internationales et des théories du développement. C’est d’ailleurs dans le
champ des Relations internationales que s’est développé ce qui est convenu d’appeler
désormais l’économie politique internationale.
18
Pendant trop longtemps les spécialistes des Relations internationales n’ont accordé que
peu d’importance à l’économie dans leur discipline : alors que les internationalistes se
contentent généralement d’évoquer le doux commerce de Montesquieu ou de calquer
leur théorie de l’interdépendance sur la théorie des avantages comparatifs, les réalistes
auront, de leur côté, tendance à n’accorder que peu d’importance à ce qui se passe sur
les marchés internationaux, quand il ne s’agit pas de réduire la coopération
économique internationale à de simples jeux d’alliance. Stéphane Paquin revient dans
son entretien sur les origines de l’économie politique internationale, notamment sur
les débats sur le déclin américain dans années 1970 qui ont entouré sa naissance.
Reprenant à leur compte la théorie des biens publics internationaux de Charles
Kindleberger, les réalistes vont, à la suite des travaux de Robert Gilpin, pour ne citer
que lui, développer une théorie fort originale dite de la stabilité hégémonique, alors
que les internationalistes libéraux, Robert Keohane en tête, vont faire leur une autre
théorie, celle des régimes internationaux. L’autre porte d’entrée de l’économie
politique fut celle du développement. Les économistes de la CEPAL, regroupés autour
du grand économiste argentin Raúl Prebisch, furent à l’origine d’une théorie qui
marqua profondément les débats d’après-Guerre sur le développement, tant sur le plan
théorique que sur le plan des revendications : la théorie centre-périphérie.
Superbement ignorées par les théories néoclassiques du développement, équilibré ou
non, les théories de Prebisch et de la CEPAL, bientôt enrichies et élargies par les
apports des théoriciens marxistes, vont trouver leur niche dans les départements de
science politique. Ceux-ci leur feront bon accueil, certains n’hésitant pas d’ailleurs à
étendre la théorie aux relations entre le Canada et les États-Unis, et si elles ont
aujourd’hui beaucoup perdu de leur attrait, les études sur les rapports de pouvoir, les
asymétries économiques ou encore les inégalités de développement témoignent de cet
intérêt qui demeure pour l’économie politique du développement.
19
Stéphane Paquin revient dans son entretien sur ces développements mais aussi sur les
évolutions de l’économie politique internationale, une discipline qui, souffrant d’un
certain complexe vis-à-vis de l’économie, préfère désormais privilégier les méthodes
quantitatives sur les débats théoriques des fondateurs et se fermer aux échanges avec
les autres disciplines des sciences sociales, lui-même regrettant cette perte d’intérêt
pour les dimensions historiques et institutionnelles de la discipline Un aspect fort
intéressant de son entretien porte sur les raisons du faible intérêt porté en France,
contrairement au Québec d’ailleurs, à l’économie politique internationale aussi bien par
les politologues que par les économistes dits hétérodoxes.
20
Il ne s’agit là que de quelques exemples qui illustrent à quel point les échanges et les
croisements interdisciplinaires peuvent être extrêmement fructueux quand il s’agit
d’étudier les problèmes économiques dans leurs multiples dimensions. Il n’en demeure
pas moins que l’économie politique reste isolée dans les départements d’accueil et que
l’expression « économie politique » y est souvent utilisée sans qu’une définition
appropriée ne lui soit accolée. La connaissance des théories et méthodes en économie
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
351
est également souvent limitée, pour ne pas dire déficiente, et, passant d’un extrême à
l’autre, le relativisme fait trop souvent office de substitut à la rigueur méthodologique.
04. L’économie politique et l’économie du Québec
21
L’économie du Québec et ce qu’il est convenu d’appeler son modèle ont fait l’objet de
nombreux travaux en économie politique. Si certains se sont attardés sur les
caractéristiques du modèle économique québécois, un modèle caractérisé par une forte
présence de l’État dans l’économie, une étroite concertation entre ses représentants et
les acteurs économiques et sociaux, ainsi que par la cohabitation d’un Québec Inc. et
d’un secteur d’économie sociale38, d’autres se sont plutôt intéressés aux efforts de
rattrapage et de modernisation de l’économie québécoise depuis la Révolution
tranquille39. Plusieurs centres et instituts de recherche regroupent également de
nombreux chercheurs en économie politique. On peut mentionner notamment
l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) qui s’est donné pour mission
de valoriser la recherche pour une économie plurielle au Québec 40, ou encore l’Institut
de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), un institut tourné vers les
recherches progressistes. Une mention particulière doit être faite de l’Institut Karl
Polanyi, un institut fort dynamique qui a pour double mandat de préserver et de
promouvoir l’héritage intellectuel de Karl Polanyi et de contribuer au débat sur des
politiques alternatives, ici comme à l’international41.
22
Plusieurs articles et entrevues de ce numéro portent un regard rétrospectif ou critique
sur l’économie québécoise et les politiques qui ont contribué à la façonner. L’entretien
avec Dorval Brunelle nous apporte, quant à lui, un témoignage à la fois personnel et
impliqué sur les transformations du Québec, de la Révolution tranquille au libreéchange avec les États-Unis. Des transformations qui n’ont rien de banal comme nous
l’avons souligné plus haut. Mais l’un des traits caractéristiques du modèle québécois est
également d’être tourné vers l’extérieur. Difficile de ne pas l’être, tant nous dépendons
des marchés extérieurs, à commencer américains ! Mais, à l’instar des pays nordiques,
le modèle est parvenu à concilier économie sociale et ouverture commerciale, voire
également autonomie nationale et mondialisation. Pas toujours facilement, faut-il le
souligner. Tant les pressions économiques, mais aussi idéologiques en faveur d’un
libéralisme sans entraves sont fortes42. L’entretien que nous avons eu avec Louise
Beaudoin fut l’occasion de revenir avec elle sur ces débats, notamment sur le libreéchange. Ces débats furent, dans les années 1980 et 1990, intenses. Au sein du Parti
québécois et au Québec mais aussi partout ailleurs dans les Amériques et dans le
monde. Trois des moments forts furent 1) le projet d’Accord multilatéral sur
l’investissement (AMI) négocié à l’OCDE entre mai 1995 et avril 1997 et finalement
abandonné sous la pression des critiques et des oppositions, 2) la tenue à Porto Alegre,
du 25 au 30 janvier 2001, du premier Forum social mondial qui devait porter haut et
fort l’idée d’une « autre mondialisation », et 3) trois mois plus tard, la tenue à Québec
les 20, 21 et 22 avril du premier Sommet des Amériques qui allait lancer un autre projet
très contesté, celui de Zone de libre-échange des Amériques. C’est dans la foulée des
deux derniers évènements d’ailleurs que Louise Beaudoin devait proposer la création
d’un Observatoire de la mondialisation43, un projet qui allait dans le sens de cette
capacité qu’a toujours eu le modèle économique québécois de juxtaposer l’État,
l’économique et le social. Sans oublier la culture, comme elle nous le rappelle avec
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352
force. À cet égard, c’est grâce à la collaboration étroite des gouvernements du Québec,
du Canada et de la France, mais aussi des acteurs de la société civile et des milieux
culturels que pu être adoptée en octobre 2005 la Convention de l’UNESCO sur la
protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
23
Avec cette série d’entretiens, nous complétons ainsi ce qui étaient nos quatre
objectifs en préparant ce numéro, soit : 1) nous pencher sur la contribution du Québec
(grandes et grands auteurs, institutions, revues, associations, etc.) à l’évolution de la
pensée économique en économie politique et en sociologie économique ; 2) couvrir les
grands champs de la pensée économique au Québec (économie sociale,
institutionnalisme économique, féminisme, inégalités sociales, indépendance
économique, continentalisme, etc.) ; 3) revenir sur la pensée économique au Québec et
sa contribution aux politiques publiques, à l’analyse de l’économie, au
modèle économique québécois et aux études socio-économiques ; et 4) en ouvrant la
boîte à outils de la pensée économique hétérodoxe et des alternatives sociales, susciter
la réflexion scientifique, la recherche empirique et l’action politique pour aborder le
monde d’aujourd’hui. Ce n’est donc pas un regard en arrière que nous avons voulu
porter en préparant ce numéro, mais plutôt un choix de faire le point, pour ne pas dire
le tri, et de montrer que l’économie politique est tout sauf cette science triste dont
parlait Carlyle !
NOTES
1. Gilles Dostaler fut aussi très engagé sur les plans politique et social.
2. Plus exactement, Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred
Nobel.
3. Voir également Maurice Lagueux, « Hétérodoxie et scientificité chez Marx, Keynes et
Schumpeter », « Cahiers d'économie politique », 1985, n° 10-11, pp. 421-436 ; « L’économie
hétérodoxe en crise et en critique. L’homme et la société. Revue internationale de recherches et
de synthèses en sciences sociales », 2008/2009, n° 170-171.
4. Robert Nadeau est l’auteur d’un magistral Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie
(Paris, PUF, 1999).
5. On ne parlait pas encore de néolibéralisme.
6. Milton Friedman, Arthur Laffer, Robert Lucas et Friedrich von Hayek en furent,
respectivement, les plus illustres représentants.
7. Gilles Dostaler et Maurice Lagueux ont consacré plusieurs articles au néolibéralisme. Voir
entre autres : Gilles Dostaler, « De la domination de l'économie au néo-libéralisme », Possibles,
vol. 24, n° 2-3, 2000, pp. 11-26 ; Maurice Lagueux, « Le néo-libéralisme comme programme de
recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, n° 16-17, 1989, pp. 129-152.
8. Avec ses analyses originales du capitalisme monopoliste et sa théorie du surplus, la nouvelle
économie marxienne américaine va renouveler l’analyse marxienne classique et l’adapter aux
réalités du capitalisme d’Après-Guerre marqué du sceau de l’État, de la régulation et de la
demande effective. Mentionnons les noms de quelques acteurs phares : Paul M. Sweezy, Paul A.
Baran, Harry Magdoff, ou encore Harry Braverman. Sans oublier la revue Monthly Review qui
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353
jouera un rôle important dans ce renouveau et dans la diffusion de leurs idées. La plupart de ces
auteurs seront influencés par les travaux de Michael Kalecki mais aussi par ceux de Alvin Hansen
et Joseph Steindl sur la stagnation du capitalisme. Pour une excellente présentation des débats
sur ce sujet, voir : Pierre Dockès, « Les débats sur la stagnation séculaire dans les années
1937-1950. Hansen-Terborgh et Schumpeter-Sweezy », Revue économique, 2015, vol. 66, n° 5,
pp. 967-992. Au Québec, on ne peut passer sous silence l’importance et l’influence qu’exerça Louis
Gill, économiste et professeur au département des sciences économiques de l’UQAM. Son ouvrage
L’économie capitaliste : une analyse marxiste, publié en deux tomes en 1976 et 1979 aux Presses
socialistes internationales. Une version entièrement refondue a été publiée en 1996 aux éditions
du Boréal sous le titre Fondements et limites du capitalisme. L’économie marxienne de Louis Gill
reste cependant plus traditionnelle, au demeurant très critique des courants néo-marxistes
américains et du rôle attribué à la demande.
9. Centre pour la recherche économique et ses applications. Mentionnons notamment le rapport
de Jean-Pascal Benassy, Robert Boyer, Rosa-Maria Gelpi, Alain Lipietz, Jacques Mistral, Jorge
Munoz, Carlos Ominami, Approches de l’inflation. L’exemple français (rapport au CORDES Paris,
CEPREMAP, 1977) et le livre de Alain Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ? (Paris, Maspero, 1979).
Sans oublier les nombreux ouvrages de Robert Boyer, en particulier Théorie de la régulation. Une
analyse critique (Paris, La Découverte, 1986).
10. Jean Cartelier et Michel De Vroey, « L’approche de la régulation : un nouveau paradigme ? »,
Économies et Sociétés, Série Théorie de la Régulation, 1989, n° 4, pp. 63-87. Une autre théorie va
connaître également un certain succès, quoique plus limité : l’économie des conventions, Toutes
deux ont en commun de remettre de l’avant les institutions.
11. Voir à ce sujet, Thierry Pouch, « Les tumultueuses relations des économistes français avec le
marxisme : une mise en perspective historique », Le Portique, 2014, n° 32 : http://
journals.openedition.org/leportique/2718.
12. Un colloque avait réuni, en mars 1978, des étudiants en économie provenant de toutes les
universités du Québec.
13. On retrouvera le document de présentation de la revue dans le premier numéro sous le titre :
« Interventions. Pourquoi cette revue ? », pp. 9-16. (n° 1, 1978). Le collectif de départ était
composé des personnes suivantes : Sylvie Bouchard (U. de M.), Jean Charest (HEC), Christian
Deblock (U. de M.), Pierre Paquette (U. de M.), Alain Côté (U. de M.), Michel Camus (U. de M.),
Ronald Cameron (U. de S.), Daniel Boutaud (U. de M.) et Vincent Van Schendel (UQAM). Le
collectif s’élargira au fil des numéros. Pour ne citer que quelques noms qui viendront s’y joindre :
Richard Arteau, Monique Audet, Jeanne Baillargeon, Karim Errouaki, Jean-Jacques Gislain,
Richard Grignon, Charles Halary, Étienne Lamy, Richard Langlois, François Moreau, Gisèle
Poupart, Marc Romulus, Denis Perreault. Michel Pilon, François Plourde, Normand Roy, Claire
Sabourin, Marc Romulus, Diane Gabrielle Tremblay, etc. Sans oublier les très nombreuses
collaborations pour les différents numéros thématiques et le rôle important que jouèrent deux
des anciens présidents de l’AEP, Diane-Gabrielle Tremblay et Christian Deblock, pour renforcer
les liens entre la revue et l’association.
14. D’abord produite « à la main », la revue sera par la suite éditée et imprimée aux Éditions
Saint-Martin. Avec ce début de professionnalisation, la revue changera de nom en 1982, à partir
du numéro 8 pour s’appeler Interventions économiques. Pour une alternative sociale. Un nouveau
tournant sera pris au début des années 2000 quand la revue abandonnera le format papier pour le
format numérique. Enfin, dernière évolution, elle rejoindra en 2010 le bouquet de revues
scientifiques OpenEdition. Elle prendre à cette occasion son nom actuel : Revue Interventions
économiques/Papers in Political Economy. On retrouvera la collection complète des numéros (version
papier) de la revue Interventions économiques ainsi que les publications de l’Association d’économie
politique sur le site Les Classiques des sciences sociales. À cet égard, le travail remarquable, et
bien souvent ingrat, de Jean-Marie Tremblay et de ses collaboratrices et collaborateurs se doit
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354
d’être souligné.
http://classiques.uqac.ca/contemporains/Interventionseconomiques/
Interventionseconomiques.html
15. La revue a également consacré plusieurs numéros aux économistes hétérodoxes : Actualité de
John Commons (n° 42, 2010, https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1193) :
Innovation et développement chez Schumpeter (N° 46, 2012, https://journals.openedition.org/
interventionseconomiques/1463) ; Le renouveau de la pensée polanyienne (n° 38, 2008 ; https://
journals.openedition.org/interventionseconomiques/239) ; Pertinences et impertinences de Thorstein
Veblen : Héritage et nouvelles perspectives pour les sciences sociales (n° 36, 2007, https://
journals.openedition.org/interventionseconomiques/518)
16. On retrouvera cette collection à l’adresse suivante : https://www.puq.ca/catalogue/livres/
liste-collection-29.html ?nombreProduitsParPage =40. Les actes du premier colloque consacré au
thème « la crise économique et sa gestion » ont été publiés aux éditions du Boréal (1982) :
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/crise-economique-gestion-93.html.
17. Le fait que Joan Robinson ne se soit jamais vu attribuer le « prix Nobel » en économie est
encore aujourd’hui considérée par beaucoup d’économistes comme une honte. Tout comme le
fait que sur les 89 prix décernés (2021), uniquement deux femmes l’ont reçu : Elinor Ostrom en
2009 et Esther Duflo, en 2019.
18. On pourrait aussi ajouter les noms de Kari Levitt, Marguerite Mendell, Sylvia Ostry ou encore
Ginette Dussault.
19. Voir notamment son ouvrage : Les logiques de la réciprocité. Les transformations de la
relation d'assistance aux États-Unis et en France, Paris, PUF, 2000.
20. Le département des relations industrielles de l’Université Laval, par exemple, abrite un noyau
important de chercheuses et chercheurs travaillant sur l’institutionnalisme économique. On
retrouve ici une certaine filiation historique dans la mesure où les institutionnalistes
« historiques », John R. Commons en particulier, avaient fait des relations industrielles et des
institutions du travail deux de leur champ de recherche privilégiés. Voir à ce sujet, Michel
Lallement, « Relations industrielles et institutionnalisme historique aux États-Unis », L'Année
sociologique, vol. 55, n°. 2, 2005, pp. 365-389.
21. Jean-Baptiste Say résume fort bien la différence entre les deux dans les premières lignes de
son Discours préliminaire au Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se
forment, se distribuent et se consomment les richesses : « On a longtemps confondu la Politique
proprement dite, la science de l'organisation des sociétés, avec l'Économie politique, qui enseigne
comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses qui satisfont aux besoins des
sociétés. Cependant les richesses sont essentiellement indépendantes de l'organisation politique.
Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer, s'il est bien administré. On a vu
des nations s'enrichir sous des monarques absolus : on en a vu se ruiner sous des conseils
populaires. Si la liberté politique est plus favorable au développement des richesses, c'est
indirectement, de même qu'elle est plus favorable à l'instruction. » (1841 [1803] p. 1.)
22. Ibidem, p. 2.
23. Voir dans cette revue l’article de Mathieu Charbonneau, « Économie, droit et histoire : le
Methodenstreit, plus qu’une ‘querelle des méthodes » (Interventions économiques, n° 65, 2021)
24. Il faudrait également mentionner les noms de Clarence Ayres, Richard T. Ely, le fondateur de
l’American Economic Association, Adolf Berle, Willard E. Atkins ou encore John M. Clark. Pour une
définition de l’institutionnalisme économique, on se rapportera à celle qu’en donne John R.
Commons dans son article de 1931 (« Institutional Economics », The American Economic Review,
1931, vol. 21, n˚ 4, pp. 648-657). Commons y donne une définition plus large et plus générale des
institutions que celle qu’en donne Veblen. Jean-Jacques Gislain les reprend dans le cours de
l’entretien. Voir également le débat de 1932 à l’American Economic Association : Institutional
Economics, auquel participèrent : W. H. Kiekhofer, John Maurice Clark, Paul T. Homan, Hugh M.
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Fletcher, Max J. Wasserman, Willard E. Atkins, Francis D. Tyson, William W. Hewett and R. T. Ely
(The American Economic Review. Supplement, Papers and Proceedings of the Forty-fourth Annual
Meeting of the American Economic Association, 1932, vol. 22, n° 1, pp. 105-116. L’influence
intellectuelle de Commons fut considérable, notamment sur Alvin Hansen qui fit son doctorat
sous sa direction et celle de Richard Ely. Hansen contribua largement à la diffusion des idées de
Keynes aux États-Unis non sans leur apporter une dimension sociale et pour le travail, deux
thèmes majeurs inspirés par les travaux de Commons qu’il maîtrisait parfaitement. Il fut
également un influent conseiller économique. Malcom Rutherford revient sur cette facette trop
méconnue de Hansen en introduction de la conférence que ce dernier prononça en novembre
1932 à l’occasion des 70 ans de John Commons. (Malcolm Rutherford, « The Contribution of
Professor John R. Commons to American Economics », in Luca Fiorito, Scott Scheall et Carlos
Eduardo Suprinyak (dir.), Including a Symposium on 50 Years of the Union for Radical Political
Economics, 2019, Emerald Publishing Ltd, pp. 193-196. La conférence de Hansen a été rééditée par
Rutherford dans le même volume.
25. On se rapportera avec profit à l’article de Commons de 1931 et à la définition très concise
qu’il donne des institutions : « Une institution se définit comme une action collective contrôlant,
libérant et étendant l'action individuelle. Ses formes sont la "coutume inorganisée" et les
"organisations en fonctionnement". L'action individuelle est la participation à des transactions
de marchandage, de direction et de répartition, qui constituent les unités élémentaires de
l'activité économique. » (Traduction : Laure Bazzoli et Véronique Dutraive). Voir également
Laure Bazzoli, L'économie politique de John R. Commons. Essai sur l’institutionnalisme en sciences
sociales, Paris, L’Harmattan, 2000)
26. Le lancement de ce projet doit être associé au colloque qui s’est tenu à l’Université Laval les
16 et 17 octobre 2008, sur le thème : Vers un capitalisme raisonnable ? La régulation économique selon
J. R. Commons. Une régulation « raisonnable » du capitalisme (A Reasonable Stabilization of
Capitalism) fut une préoccupation centrale pour Commons et le point de rencontre entre celui-ci
et John Maynard Keynes qui en reprit l’idée à son compte.
27. Tous deux ont été récipiendaires du « prix Nobel » en économie : Douglass North, avec Robert
Fogel, en 1993 et Oliver Williamson, avec Elinor Ostrom, en 2009.
28. On se rapportera notamment à ses ouvrages Économie et société (Paris, Plon, 1971) et Histoire
économique. Esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société (Paris, Gallimard, 1982).
29. Pour Schumpeter, l’analyse économique ne se confond pas avec la théorie ni avec la pensée
économique.
30. Le Chantier de l’économie sociale a vu le jour en 1999 dans le prolongement du Sommet de
l’économie et de l’emploi de 1996. Il a pour objectif la construction d’une économie plurielle qui a
pour finalité le rendement à la communauté et la défense du bien commun directement liée aux
besoins et aux aspirations des collectivités. On retrouvera un très bon aperçu de ses activités à
l’adresse suivante : https://chantier.qc.ca/ Voir également, Gabriel Arsenault, L'économie sociale
au Québec. Une perspective politique, Québec, Presses de l’Université du Québec (2018) ; Nancy
Neamtan, Trente ans d'économie sociale au Québec. Un mouvement en chantier, Montréal, Fides, 2019.
31. Marie Bouchard, L'innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois - Entretiens avec
Benoît Lévesque, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2021.
32. Couramment appelée du nom de son président, Donald Macdonald, La Commission royale sur
l'union économique et les perspectives de développement du Canada, mise en place par le
gouvernement de Pierre Elliott Trudeau en 1982, présentera ses recommandations au nouveau
premier ministre Brian Mulroney en 1984. Le rapport final fut déposé en 1985.
33. Le projet fut lancé à l’occasion du Sommet de Québec de 2001 réunissant tous les chefs d’État
et de gouvernement des Amériques à l’exception de Cuba. Voir à ce sujet Christian Deblock et
Sylvain Turcotte (dir.) Suivre les États-Unis ou prendre une autre voie ?, Bruxelles, Bruylant, 2003.
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34. Voir, entre autres, Dorval Brunelle et Christian Deblock, Le libre-échange par défaut, Montréal,
VLB éditeur, 1989.
35. Le GRIC est aujourd’hui dirigé par Gilbert Gagné et le CEIM par Michèle Rioux. Dorval
Brunelle fut également directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal.
36. Dorval Brunelle et le GRIC ont été associés au Réseau québécois sur l’intégration continentale
(RQIC) : https://www.pressegauche.org/_Reseau-quebecois-sur-l-integration-continentale-RQIC_
37. https://www.cepci.hei.ulaval.ca/
38. L’économie sociale est reconnue et encadrée en vertu de la loi adoptée à l’unanimité par
l’Assemblée nationale en 2013. Le secteur de l’économie sociale au Québec comptait, en 2016,
11200 entreprises, avait généré 47,8 milliards de dollars, et employé 220 000 salariés. Les trois
quarts des entreprises sont des organismes à but non lucratif. Par contre, 41 p. cent des revenus
du secteur provenait des coopératives financières, 38 p. cent des coopératives non financières,
18 p. cent des organismes à but non lucratif et 3 p. cent des mutuelles. Source : Institut de la
statistique du Québec, L’économie sociale au Québec. Portrait statistique 2016, Québec, 2019) Voir
également : CSMO-ESAC, Les repères en économie sociale et en action communautaire. Faits saillants,
enquête 2018. Panorama du secteur et de sa main-d’œuvre. Nous remercions Carole Lévesque du
Chantier de l’économie sociale de nous avoir transmis cette source d’information.
39. Pour ne mentionner que quelques ouvrages : L’Économie québécoise (Québec, Presses de
l’Université du Québec, 1976) sous la direction de Rodrigue Tremblay, Le capitalisme au Québec
(Montréal, Éditions Saint Martin, 1978) sous la direction de Pierre Fournier, L’économie du Québec,
une économie à la remorque de ses groupes (Beauchemin, Laval, 1994) de Roma Dauphin, Économie du
Québec : Régions, acteurs, enjeux de Diane-Gabrielle Tremblay et Vincent van Schendel (Montréal,
Éditions Saint Martin, 2004), L’économie du Québec, mythes et réalité (Montréal, Les Éditions Varia,
2007) de Gérard Bélanger, Québec Inc. L'entreprise québécoise à la croisée des chemins de Yves
Bélanger (Montréal, Hurtubise HMH, 1998), ou encore, sur un ton plus personnel, Le petit Fortin :
l'économie du Québec racontée à mon voisin (Montréal, Les éditions Rogers limitée, 2013) de Pierre
Fortin, et plus récemment, Le miracle québécois. Récit d’un voyageur d’ici et d’ailleurs (Montréal,
Éditions du Boréal, 2021) de Mario Polese. Sans oublier les deux énoncés de politique économique
produits par le Ministère d'État au Développement économique alors dirigé par Bernard Landry :
le premier qui présentait pour la première fois une étude systématique de l’économie du Québec :
Bâtir le Québec. Énoncé de politique économique. Synthèse, orientations et actions (Québec,
gouvernement du Québec, 1979) ; et le second, plus prospectif et tourné vers l’avenir : Le virage
technologique. Bâtir le Québec, phase 2 : programme d'action économique 1982-1986 (Québec,
gouvernement du Québec, 1982).
40. L’IREC récompense notamment chaque année les meilleurs thèses et mémoires de maîtrise en
économie. On retrouvera l’information sur ses activités à l’adresse suivante : https://irec.quebec/
41. L’institut a été créé à l’initiative de Kari Levitt Polanyi et de Marguerite Mendell dans le
prolongement d’un colloque tenu en Hongrie, en 1986, en mémoire de Karl Polanyi. Rattaché à
l’Université Concordia, il a été officiellement lancé en novembre 1988, à l’occasion d’un grand
colloque international tenu dans la même université : Market, State and Society at the End of the 20th
Century. Légataire des archives de Karl Polany, celles-ci sont désormais accessibles en version
numérique. L’Institut organise chaque année un grand colloque international, tient des
conférences et séminaires sur une base régulière et met en ligne des textes et travaux. Il est
également au centre d’un vaste réseau international de discussions et de recherches consacrées à
l’œuvre de Polanyi et à sa contribution à la gouvernance mondiale. On retrouvera de nombreuses
informations sur le site de l’Institut à l’adresse électronique suivante : https://
www.concordia.ca/research/polanyi.html. Pour une présentation de l’institut et une mise en
perspective, voir l’article de Ana Gomez, sa coordinatrice, que nous avons publié dans le numéro
consacré à Karl Polanyi et au renouveau de sa pensée (n° 38, 2008) : « The Karl Polanyi Institute of
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Political Economy : A Narrative of Contributions to Social Change » (Interventions économiques,
https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/381).
42. C’est la mission que s’est donné l’Institut économique de Montréal (IEDM) : « La vision de
l’IEDM est celle d’un monde libre et responsable où les échanges volontaires, le respect des droits
de propriété et l’entrepreneuriat favorisent la mobilité sociale et la prospérité pour tous.
» (https://www.iedm.org/fr/31148-qui-sommes-nous/)
43. Créé en 2002, l’observatoire fut aboli en décembre 2005 par le gouvernement libéral de Jean
Charest. (https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/O-1.1)S
AUTEURS
CHRISTIAN DEBLOCK
Professeur honoraire au département de science politique, Université du Québec à Montréal
deblock.christian@uqam.ca
FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR
Professeur titulaire au département de sociologie, Université du Québec à Montréal
dufour.frederick_guillaume@uqam.ca
MICHÈLE RIOUX
Professeure titulaire au département de science politique, Université du Québec à Montréal
rioux.michele@uqam.ca
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358
Gilles Dostaler et l’histoire de la
pensée économique
Entretien avec Marielle Cauchy
Gilles Dostaler and the History of Economic Thought
Marielle Cauchy détient une maîtrise en philosophie de l’Université de ToulouseLe Mirail et une maîtrise en sciences de la gestion des HEC Montréal. Professeure
retraitée du Cégep de Saint-Laurent, elle a occupé différentes fonctions au sein de
la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN).
Elle a été la conjointe de Gilles Dostaler.
1
Interventions économiques : Merci Marielle Cauchy d’avoir accepté cette entrevue sur
Gilles Dostaler. Commençons, si vous le voulez bien, par une question d’ordre général :
quelle vision avait Gilles Dostaler de l’économie politique ? Il y revient notamment dans
une entrevue qu’il a donnée en 19951, mais j’aimerais, vous qui avez été proche de lui,
que vous précisiez sa démarche intellectuelle.
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359
2
Marielle Cauchy : J’aimerais d’abord indiquer que j’ai accepté cette entrevue en tant
que témoin privilégiée des recherches et travaux d’écriture de Gilles, mais je ne suis
aucunement spécialiste de ces questions.
3
Gilles a bien montré que l’expression « économie politique » a connu plusieurs sens et
qu’elle a pu exprimer une façon d’appréhender l’économie et son contraire. Selon lui, le
concept de loi naturelle a joué un rôle essentiel dans l’émergence de l’économie
politique comme discipline aux 17e et 18 e siècles. Dans un article publié en 2008, « Les
lois naturelles en économie. Émergence d’un débat »2, il a offert un exposé très
éloquent sur les conditions dans lesquelles se sont développées deux façons
d’appréhender la sphère de l’économique. Ainsi, d’un côté, l’économie serait une
science aux prétentions d’exactitude avec les mêmes attributs que la physique
newtonienne et relèverait de lois immuables qui n’ont rien à voir avec l’intervention
humaine. De l’autre, on trouverait une approche plus large, plus sociale, plus
interdisciplinaire.
4
Entre ces deux visions, entre ces deux axes, il y a une multitude de courants, de
penseurs et d’acteurs. Et Gilles attachait une grande importance à l’ensemble de ces
nuances. J’en retiens que, pour lui, l’économie politique renvoie à la conception que
l’on se fait du rôle du politique et du social dans l’élaboration d’un discours
économique. Je le vois un peu comme un parti pris théorique : l’économie comme
relevant d’une science exacte – la formalisation et la mathématisation, entre autres
aspects – par opposition à l’interdisciplinarité du discours économique qui intègrerait
l’histoire, la sociologie, la politique, la psychologie, la philosophie, et même la
psychanalyse, pour mieux saisir les interactions économiques. C’est cette dernière
façon d’appréhender l’économie politique qu’il a promue, tout comme Keynes et bien
d’autres.
5
C’est à partir de la conception économiciste, voire minimaliste, des interactions
économiques comme relevant de lois physiques que s’est développée l’idée que le
marché était autorégulateur, mais aussi qu’il était mû par des agents rationnels qui, à
travers leur intérêt individuel, prenaient toujours collectivement des décisions
optimales. Ainsi, sa réflexion sur l’émergence de l’économie politique est couplée à une
réflexion sur le développement du libéralisme. Il a écrit en 2009 un texte très inspirant 3
sur cet autre concept auquel il est possible de donner plusieurs sens. Je crois que ce
texte témoigne de cette volonté qu’il avait de débusquer les idées reçues derrière
nombre de concepts, de montrer l’importance de la nuance.
6
L’après-guerre a donné lieu à une approche plus interventionniste dans la sphère
économique pour des raisons de reconstruction et de justice sociale. Une bonne partie
du travail de Gilles a consisté à montrer comment on peut passer d’une vision de
l’économie à une autre, quels sont les points de rupture et les points de continuité.
7
Il s’est beaucoup intéressé à la résurgence du « tout à l’économie » dans les années
1970-1980. L’économie se présentait alors comme la science sociale par excellence, celle
qui domine toutes les autres. C’est une époque où les politiques keynésiennes étaient
fortement critiquées – Hayek sera d’ailleurs un grand détracteur de ces politiques. Sur
le plan disciplinaire, on assiste à une résurgence de l’économicisme, ce qui donne lieu à
une plus grande mathématisation de l’économie. Bref, une discipline devenue
inaccessible au commun des mortels. Cette résurgence se répercute également dans les
institutions universitaires où se reproduisent ces discours, notamment à travers les
comités de sélection des professeurs, les comités de lecture et d’évaluation des grandes
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360
revues, les jurys de thèse. De retour de Paris en 1975, avec une thèse sur la théorie de la
valeur chez Marx et deux publications à son compte, Gilles n’a pas été engagé en
économie. On lui a plutôt offert un poste en sociologie. Ce n’est que plus tard qu’il
obtiendra un poste de professeur en économie. Je crois que cet épisode a eu une
incidence sur sa façon de percevoir la façon dont les structures organisationnelles
orientent l’avenir de la discipline.
8
Bref, les économistes qui prônent une approche multidisciplinaire où l’économie cesse
d’être dominante ont de la difficulté à être reconnus par ceux qui détiennent les rênes
des institutions. Je doute que cela ait beaucoup changé. C’était un aspect des batailles
que Gilles menait avec d’autres collègues et étudiants. Il était très attentif à ce que
l’histoire de la pensée économique reflète aussi les points de vue plus hétérodoxes dans
les cursus. Et il souhaitait qu’on accorde le plus d’espace possible à la multitude des
points de vue et des penseurs. En ce sens, je pense que pour Gilles, les problèmes
économiques et sociaux ne peuvent être expliqués ou abordés qu’à travers une
approche multidisciplinaire.
9
L’Association d’économie politique (AEP), entre autres, dont il a été l’un des fondateurs,
témoigne aussi de cette approche. Vont s’y côtoyer des gens de tous les milieux et de
tous les horizons, des syndicalistes, des travailleurs, des étudiants, des philosophes,
bref, un lieu de réflexion multidimensionnel. Dans son travail comme économiste, c’est
à cette ouverture qu’il se dédiait.
10
La crise des subprimes de 2008-2009 a révélé les limites du discours du laisser-faire et du
moins d’État et la nécessité justement pour les États d’intervenir pour sauver ce qui
pouvait l’être. On a vu justement qu’il y avait une volonté sinon une obligation,
notamment aux États-Unis au début de la présidence d’Obama, d’intervenir pour sauver
les banques et les institutions financières qui avaient été laissées à elles-mêmes.
Aujourd’hui, avec la pandémie, je me demande comment il aurait interprété
l’intervention économique de l’État, alors que les grandes compagnies, les grands
investisseurs souhaitant traditionnellement le moins d’intervention possible de la part
de l’État, sont tout à coup les premiers à monter au front pour exiger que l’État
intervienne. De grandes compagnies qui exigent qu’on pige à même les impôts du plus
grand nombre pour les dédommager... On entend peu les ténors du « moins d’État » ces
temps-ci. Et les chiffres sont tombés : les plus riches se sont plus que jamais enrichis ! Je
crois que Gilles et moi en aurions discuté sans fin…
11
Finalement, je considère que la vision néolibérale a été plus ancrée dans le monde
anglo-saxon. En France, et en Europe en général, le terrain était plus fertile pour
l’économie politique, au sens d’une économie ouverte sur les enjeux sociaux, moraux,
politiques, philosophiques. À cet égard, je ne peux m’empêcher de penser que peu de
temps après le décès de Gilles4, nous organisions à Paris, en novembre 2011, un colloque
fort couru pour souligner son apport intellectuel et les différents aspects de son travail.
Tandis que de ce côté-ci de l’océan, peu a été fait pour lui rendre hommage. C’est
frappant de constater à quel point ses travaux étaient plus connus et suivis en France
qu’ici.
12
IE : Gilles Dostaler s’est très tôt intéressé à trois grands économistes : Karl Marx,
Friedrich von Hayek et, bien entendu, John Maynard Keynes. Qu’est-ce qui vous paraît
marquant dans son travail sur ces trois auteurs ? Pourquoi, lui qui était quand même
très proche de la pensée de Marx, s’est-il dirigé vers Keynes ? Tout comme il s’est
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beaucoup intéressé à Hayek dont le nom a souvent été associé justement au
néolibéralisme.
13
Marielle Cauchy : Ces trois penseurs ont eu des retombées intellectuelles importantes
et leurs apports sociaux ont été concrets. Comme hommes et penseurs, ils ont exercé
une fascination certaine sur Gilles. D’ailleurs, Gilles a été proche de la pensée marxiste.
Ils marquent tous des moments historiques importants, trois grandes étapes dans
l’évolution de la pensée économique récente. Ils ont donné lieu, particulièrement Marx
et Keynes, à des courants dont Gilles disait qu’eux-mêmes ne s’y reconnaissaient pas.
Gilles voulait comprendre comment on pouvait passer d’un courant à l’autre, comment
un courant en venait à supplanter l’autre. Certains parleraient peut-être d’une rupture
ou d’un changement de paradigme. Les œuvres de Marx et Keynes étaient
particulièrement intéressantes pour illustrer les ruptures, les continuités, les
changements. Il a consacré plusieurs écrits à situer Marx ou Keynes par rapport aux
classiques, à explorer leurs points de convergence et de divergence, par exemple la
vision déterministe de l’histoire menant à la fin du capitalisme selon Marx et la vision
non déterministe de Keynes. Keynes, comme Aristote, croyait que l’économie devait
être soumise au politique. Ce sont les humains qui la déterminent. L’économie est une
science morale.
14
Gilles était très pointilleux sur ces questions de divergence et de convergence. Prenons
Hayek et Keynes. Ils se connaissaient, et évidemment, les deux n’avaient pas du tout la
même perspective, mais entre eux, il y avait certains points de convergence. Par
exemple, Hayek avait beaucoup de problèmes avec la mathématisation de l’économie et
la perspective selon laquelle l’économie serait une science exacte. Certains pourraient
se surprendre que Gilles ait accordé cette place à Hayek, alors qu’ils sont si éloignés.
Hayek disait des politiques keynésiennes qu’elles sont, je cite, une « drogue
euphorisante » qui au bout du compte mène au chômage et à l’inflation, d’où la
nécessité d’une cure d’austérité. Hayek était pour un État minimaliste finançant les
infrastructures ou l’armée, mais surtout pas pour la redistribution de la richesse et la
justice sociale. Gilles était respectueux de la rigueur intellectuelle du penseur. Il était
même convaincu qu’il fallait lire ceux avec qui nous sommes en désaccord. Le fait de
lire et d’analyser les travaux de Hayek permet de saisir les failles de nos propres
raisonnements.
15
Pour Gilles, un économiste est ancré dans son temps, il est engagé socialement,
moralement. Ainsi, pour comprendre la dimension théorique de l’apport d’un auteur, il
fallait investiguer sa vie, le contexte historique, moral dans lequel il évoluait, ses
relations, ses lectures, sa famille, ses habitudes. C’est probablement autour de Keynes
que cette façon d’approcher l’économiste a été la plus évidente, la plus remarquable.
Son Keynes illustre parfaitement cette démarche. Dans le même esprit, à sa retraite,
Gilles avait le projet de travailler sur Mozart, particulièrement son rapport à l’argent
(avec probablement en filigrane l’apport freudien).
16
IE : C’est intéressant ce que vous dites sur Hayek. C’est quelqu’un qui a beaucoup
réfléchi sur la société et son organisation, et son opposition à Keynes n’était pas
simplement une opposition d’ordre politique ; elle était aussi d’ordre théorique. On
peut penser à son texte célèbre sur le constructivisme social qui reste un très grand
classique. À cet égard, il ne faut pas non plus oublier que Hayek était très opposé à
Friedman et à sa théorie monétaire tout comme on peut évoquer sa critique des
politiques de Thatcher et de Reagan auxquelles son nom fut associé à son corps
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défendant. On peut prendre un autre exemple à son propos. Son rapport à Schumpeter.
Même s’il n’était pas d’accord avec sa vision de l’évolution, il n’en a pas moins traduit
de l’allemand à l’anglais le texte de Schumpeter sur l’individualisme méthodologique,
un texte qu’il jugeait fondamental et qui, grâce à lui, on lui doit la paternité de la
formule. Mais revenons à Gilles Dostaler et à son œuvre maîtresse : Keynes et ses
combats5. L’ouvrage consacre le travail de toute une vie et, vous-même y avez collaboré.
Pourriez-vous revenir sur cet ouvrage passionnant et sur les thèmes qui y sont abordés.
Parce que, disons-le, c’est un livre qui sort des sentiers battus. Des livres sur la vie de
Keynes, il y en a eu beaucoup, mais prendre Keynes au travers de ses combats, c’est une
approche originale et le résultat est remarquable.
17
Marielle Cauchy : Keynes et ses combats ont été publiés il y a déjà 17 ans. J’ai retrouvé
dernièrement un cahier dans lequel j’avais traduit toutes les citations de Keynes et cela
m’a rappelé une année extraordinaire de congé que j’avais pris pour aider Gilles dans
son projet. Mon soutien se traduisait notamment par la relecture, la traduction et la
mise en forme des textes pour en assurer une cohérence. Cette année-là fut aussi
marquée par des moments de fatigue et d’anxiété pour lui, car il devait remettre son
manuscrit à son éditeur.
18
Gilles travaillait sur Keynes depuis si longtemps. À ma connaissance, ses premiers écrits
sur lui datent du milieu des années 1980. Au début, ses textes étaient plus centrés sur
ses théories économiques, puis il s’est de plus en plus intéressé à l’homme qu’était
Keynes.
19
Pour préparer le livre, il a passé beaucoup de temps dans les archives, notamment à
Cambridge, où il a trouvé des inédits de Keynes, dont plusieurs portaient sur la
philosophie, que j’ai commencé à transcrire en vue d’une éventuelle publication. Parmi
ces inédits, il y avait notamment un manuscrit intitulé « A Theory of Beauty » 6.
20
Et puis, nous avons voyagé en Angleterre. Je l’ai suivi avec intérêt dans ce pèlerinage où
nous avons visité tous les lieux fréquentés par le groupe de Bloomsbury auquel
appartenait Keynes. Nous sommes même allés à Cassis, un de leurs lieux de villégiature,
dans la maison où logeaient surtout, je crois, Vanessa et Clyde Bell. La personne qui y
habitait nous a alors gentiment permis d’y passer un peu de temps. Gilles voulait tout
voir, tout sentir, tout savoir. C’est ainsi qu’il travaillait. Il fallait que l’auteur l’habite.
Keynes et ses combats est un ouvrage de grande érudition. C’est une mosaïque qui forme
un tout.
21
Les combats de Keynes dont il est question ici, ce sont des combats contre certaines
politiques qui relèvent de décisions humaines, décisions qui exacerbent les inégalités,
nourrissent les guerres et mènent les sociétés à leur perte. Des combats contre la
morale victorienne de son époque, contre une conception économique centrée sur
l’individualisme, contre l’accumulation du capital.
22
Pour Gilles, comme je l’ai déjà mentionné, on ne peut comprendre Keynes l’économiste
que si on comprend ce qu’il est, ce qu’il vit, dans quelle époque et dans quel
environnement, ce qui l’intéresse, ce qui le motive. Le livre rend bien compte de cela.
L’économie n’en est qu’un des aspects. Il tourne autour de quatre axes : le premier axe
est consacré à la philosophie, l’éthique et la morale ; le second au politique (Marx, la
guerre, le conservatisme, etc.) ; le troisième à l’économie (les théories monétaires,
l’emploi, l’intérêt, l’étalon-or) ; et enfin l’esthétique. Gilles souligne aussi les
contradictions chez l’homme, et il le fait sans complaisance. On sait que Keynes était un
grand mécène, il a d’ailleurs beaucoup aidé les membres du groupe de Bloomsbury,
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mais il était aussi un spéculateur élitiste, alors que son discours condamnait cette
pratique. Keynes était critique de la mathématisation du discours économique. Il
considérait que l’économétrie s’apparentait à une « sorte d’alchimie statistique » et
pourtant il a été membre du comité de rédaction de la revue Econometrica et, en 1943, il
a présidé la Société d’économétrie.
23
J’ai dit à quel point Gilles avait une fascination pour l’homme qu’était Keynes, pour sa
vie, sa façon d’être, etc. J’ai toujours pensé qu’il y avait des traits communs entre lui et
Keynes. Par exemple, tout comme Keynes, Gilles avait l’obsession des listes. Ou encore,
il rédigeait des comptes rendus précis de certaines activités (chasse au cerf de Virginie,
pêche au saumon, etc.). Il avait même le projet de faire un film sur la vie de Keynes et il
aurait vraiment aimé que son personnage principal soit interprété par Donald
Sutherland.
24
IE : C’est un trait qu’on retrouve chez plusieurs grands économistes. Vous évoquez
Keynes, mais on pourrait aussi évoquer Schumpeter avec ces petits bouts de papier ou
Mitchell qui notait tout dans son agenda. Vous avez bien souligné cette idée chez Gilles
de s’imprégner de la vie de l’auteur, de son environnement, etc., mais, devrait-on
ajouter, de s’imprégner avec rigueur et précision.
25
Marielle Cauchy : Certainement. Chaque détail, chaque date, chaque citation, chaque
assertion importaient. Il ne laissait rien passer. Je finirais par une anecdote. Quand j’ai
commencé à traduire les citations, certaines, provenant de membres du groupe de
Bloomsbury, étaient plutôt salaces. Je me souviens avoir dit à Gilles : « Bon, là, il va
falloir s’entendre sur le ton. Je comprends bien leur portée en anglais, mais il y a
plusieurs façons de les traduire : l’une crue et l’autre pudique. » Gilles m’a alors
répondu : « cru ! ».
26
IE : C’est intéressant les éléments que vous apportez. C’est un éclairage très humain et
très personnel sur le travail de Gilles. Allons vers la question suivante. Parallèlement à
ses travaux sur Keynes, Gilles Dostaler a également travaillé sur un certain nombre
d’économistes qualifiés d’hétérodoxes – Gunnar Myrdal, par exemple – mais il s’est
aussi intéressé aux grands économistes contemporains. Il a d’ailleurs publié un ouvrage
avec Michel Beaud7 qui a également été traduit et publié en anglais chez Routledge.
Outre la recherche documentaire approfondie, il a entretenu une correspondance
suivie avec plusieurs de ces grands économistes. Là encore, je voudrais que vous
reveniez sur sa méthode de travail et cette rigueur méthodologique, son sens du détail
devrais-je dire, qui le caractérise.
27
Marielle Cauchy : Mentionnons qu’en 1980, Gilles a aussi écrit avec le sociologue Gilles
Bourque, son grand ami, Socialisme et Indépendance (Boréal). Il a également dirigé et
codirigé des ouvrages collectifs, effectuant un travail de collection des articles, de
gestion des allers-retours avec les auteurs/auteures, et s’assurant d’une prise de
décision collective. Il était très discipliné et très rigoureux. Sa plus importante
collaboration éditoriale est celle qu’il a eue avec Michel Beaud, son directeur de thèse à
Paris. La pensée économique depuis Keynes est le résultat d’une très belle coopération,
empreinte de respect. Michel Beaud est un homme extraordinaire, un grand penseur
qui s’est par la suite intéressé aux problèmes écologiques liés aux enjeux économiques
et au développement.
28
Leur ouvrage se divise en deux parties. La première partie propose une lecture des
courants économiques depuis Keynes, particulièrement dans le contexte de la
résurgence du libéralisme. À l’interventionnisme d’inspiration keynésienne
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succèderont divers courants, notamment une tendance à la formalisation de la
discipline. La seconde partie aborde les grands auteurs depuis Keynes, un genre de
Who’s Who de l’économie. Je pourrais difficilement me prononcer sur le contenu
théorique, mais je me souviens de la logistique entourant ce projet. Pour Gilles et
Michel Beaud, l’important était d’abord de s’entendre sur le texte explicatif des grands
mouvements, puis d’élaborer la liste des auteurs à retenir (un choix qui a suscité,
inévitablement, quelques déceptions, voire même en a fâché certains). Ensuite, il
s’agissait pour eux d’écrire les textes et de les soumettre aux divers auteurs pour
approbation. Pour Gilles, ce fut l’occasion d’une correspondance unique, manuscrite ou
électronique, avec des gens marquants. On peut consulter cette correspondance dans
ses archives. Gilles trouvait significatif le fait qu’il y ait si peu de femmes non seulement
dans l’histoire de la pensée économique, mais aussi dans la période contemporaine.
Cela montre à quel point ce fut, et c’est toujours, à l’instar de bien d’autres disciplines,
une chasse gardée masculine.
29
Gilles et Michel Beaud ont mis à la disposition à la fois des collègues, des étudiants et du
grand public un instrument précieux pour saisir les contours de l’économie au
XXe siècle en dressant un tableau assez exhaustif, minutieux et nuancé de ce qui a pu se
faire en économie depuis les années 1940 – la Théorie générale de Keynes est parue en
1936 – et en offrant un panorama, sous forme de dictionnaire, des auteurs significatifs
de cette période. Il y a aussi une autre collaboration dont vous n’avez pas parlé. Et ce
fut le dernier ouvrage de Gilles. Je parle de Capitalisme et pulsion de mort 8, qu’il a cosigné
avec Bernard Maris.
30
IE : Oui, tout à fait. Abordons aussi cette collaboration qui fut particulière et fort
différente de celle avec Michel Beaud.
31
Marielle Cauchy : Gilles et Bernard Maris se sont connus à la fin des années 1980, alors
que Gilles était professeur invité à Toulouse – plus précisément par le L.E.R.E.P.S. 9 dont
il fut membre associé. Ils sont devenus amis et complices. Maris était aussi un grand
connaisseur de Keynes. Ainsi, le projet d’écrire ensemble Capitalisme et pulsion de mort
les ont d’emblée emballés. Bien vite, cependant, il s’est avéré que Gilles et lui avaient
des méthodes de travail résolument différentes. Les deux partageaient une lecture
commune des dérives économiques, politiques, sociales du monde contemporain, mais
leur façon de la communiquer différait radicalement. Je me souviendrai toujours de la
fois où Gilles a reçu le premier texte de Maris. J’ai senti chez lui un moment de panique
et de découragement. Ils avaient le même message, mais le portaient de façon tellement
différente ! Moi, j’appréciais beaucoup le travail de Bernard Maris. Il avait sa propre
façon de travailler, ses écrits ne ménageaient pas les sensibilités. Il aimait provoquer et
ses brûlots publiés dans Charlie Hebdo en témoignent. C’était une des dimensions de son
écriture que j’appréciais aussi. Son message était clair. Gilles et lui s’entendaient sur le
caractère morbide de l’argent, de son accumulation et des risques afférents. Mais dans
son écriture, Gilles était rarement intempestif. Pour lui, le message ressortait de la
démonstration patiente et nuancée de ses propos. Bien que résolument campé à gauche
tout comme Maris, Gilles était un chercheur, non un polémiste. J’avais l’impression que
chez Bernard, c’était l’inverse : le message primait, et il l’expliquait, l’argumentait. Ils
ont fini par écrire ensemble quelque chose de vraiment très intéressant et très mordant
sur le rôle mortifère de l’argent. Après la sortie du livre et suite à quelques imbroglios,
à ma connaissance, ils ont cessé de correspondre et ne se sont plus parlé. Gilles est
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décédé peu de temps après. Bernard Maris décèdera dans l’attentat perpétré contre
Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.
32
Malgré tout, je crois que l’ouvrage met en lumière les problèmes fondamentaux
auxquels nous sommes confrontés. Il est très contemporain. En montrant l’effet
mortifère de l’attachement à l’argent, il montre non seulement combien il nous mène à
l’autodestruction, mais aussi à l’anéantissement de notre planète… Et ce sont les mêmes
pulsions qui animent l’humanité depuis la nuit des temps.
33
Bien que ce ne soit pas en lien direct avec le thème abordé ici, j’aimerais parler du
rapport de Gilles à la mort. Quelque chose le fascinait dans la mort. Freud et sa pensée
jouaient un rôle prépondérant dans la façon dont Gilles appréhendait la vie en général.
Freud apparaît en filigrane dans plusieurs de ses travaux sur les auteurs. Comme je l’ai
déjà mentionné, un de ses grands projets était d’écrire sur Mozart et l’argent, en fait
sur Mozart et la mort. Le Don Giovanni était très présent chez nous… De la même façon,
on pourrait tenter de comprendre sa passion pour la chasse ou pour la corrida. Ce défi
de la mort, c’est là sa véritable quête inachevée et inachevable.
34
IE : Vous l’avez évoqué, la dimension politique est très présente chez Gilles Dostaler.
Une autre facette de lui, c’est son militantisme et son souci permanent de la formation.
On peut évoquer son militantisme pour le socialisme, son travail au sein du syndicat
des professeures et professeurs de l’Université du Québec à Montréal, ou encore son
rôle déterminant dans la création de l’Association d’économie politique (AEP), dont il
fut d’ailleurs le premier président. Mais c’est sur sa collaboration avec le magazine
Alternatives économiques que nous aimerions que vous reveniez. Il y tenait une chronique
très suivie sur les grands auteurs de la pensée économique. Un ouvrage reprenant ses
chroniques a d’ailleurs été publié peu après son décès10. Comment voyez-vous ce travail
qui, pour être de vulgarisation, n’en était pas moins toujours très rigoureux ?
35
Marielle Cauchy : L’ouvrage a été publié au Québec par les Éditions Somme toute en
2016. La reconnaissance de ce travail par une maison québécoise m’a touchée. Gilles
était un vulgarisateur, mais aussi un fin pédagogue. Les deux vont ensemble parce que
se faire comprendre, s’exprimer clairement, lui importait beaucoup. Sa contribution à
Alternatives économiques était mensuelle. Sa dernière chronique, qui portait sur
Thornton, a paru en mars 2011, mais il l’avait écrite peu avant son décès, le 26 février. Il
me demandait de relire chacune de ses chroniques, et je le faisais scrupuleusement et
avec grand plaisir. En cette journée de février 2011, j’ai su que ce serait sa dernière
chronique. Ce n’était plus lui qui écrivait : le texte était confus, difficile à lire, et il a dû
s’en rendre compte parce que j’y avais fait beaucoup de corrections. Sa façon de
travailler, comme je l’ai déjà dit, était très disciplinée et pouvait même se comparer à
des compétitions sportives, de Formule 1, de tennis ou encore de soccer. Il se levait à
l’aube, mais il ne travaillait jamais le soir après le repas. Il travaillait au son de la
musique de Mozart, Bach, Ferré, Bob Marley…
36
Il avait dressé avec Christian Chavagneux, le rédacteur en chef d’Alternatives
économiques, une liste des précurseurs de la discipline sur lesquels devaient porter ses
chroniques mensuelles. S’ensuivit plus tard une série portant sur des économistes plus
contemporains. Tout comme pour le dictionnaire des économistes depuis Keynes, Gilles
déplorait qu’il y ait si peu de femmes parmi les auteurs à traiter. En vue d’une nouvelle
série d’articles, je crois que Chavagneux et lui avaient commencé à constituer un projet
autour des divers courants économiques.
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37
Quand il préparait une chronique, Gilles se plongeait dans la lecture de l’œuvre de
l’auteur – il lisait à une vitesse phénoménale. Il s’imprégnait de ses écrits, de ce qui lui
était singulier. Il s’intéressait aussi à tout ce qui caractérisait l’homme,
personnellement, historiquement, politiquement. Curieusement, il prenait très peu de
notes, si ce n’est quelques éléments de référence. Cela m’a toujours étonnée. Cela
traduit aussi le fait qu’il avait une mémoire exceptionnelle – les gens qui le côtoyaient
pouvaient l’entendre souvent citer de mémoire des auteurs, des poètes, des
politiciens… Quand il avait lu ce qu’il voulait lire, il se mettait à l’ordinateur, tapait très
vite, et ainsi naissait le texte ! Généralement, ça lui prenait un avant-midi. Il me
l’envoyait pour correction et l’article partait. Gilles avait cette capacité d’écrire
simplement, de faire des phrases pas trop longues, simples, précises. Il écrivait avec
une légèreté et une clarté étonnante.
38
IE : Il écrivait pour les autres.
39
Marielle Cauchy : Exactement, il ne cherchait pas à rendre les choses plus complexes
qu’elles ne l’étaient. Quand il travaillait sur un auteur, c’était comme si celui-ci habitait
la maison, tellement il en était imprégné. Il y avait dans cette liste des auteurs peu
sympathiques, qui défendaient des thèses difficilement acceptables de notre point de
vue. Mais, pour Gilles, il était important d’en parler parce que, selon lui, on apprenait
toujours de ces parcours et qu’il fallait comprendre comment et pourquoi certaines
personnes développaient de telles approches.
40
Par ailleurs, il était insatiable sur le plan intellectuel. C’était aussi vrai dans plusieurs
de ses activités – pêche au saumon, chasse, corrida, opéra et combien d’autres passions
qui l’alimentaient. C’est pourquoi la collaboration avec Alternatives économiques a été si
importante. Scruter la vie et la pensée des auteurs représentait pour lui une occasion
unique d’accroître ses horizons, de développer de nouveaux axes de recherche.
J’ajouterais que cela faisait aussi partie de son objectif de rendre l’économie accessible à
tout le monde et d’expliquer simplement de grands enjeux.
41
Je finirais en revenant sur la façon dont Gilles considérait l’histoire de la pensée
économique. Pour lui, on n’invente rien de nouveau. C’est pour ça d’ailleurs que
l’histoire de la pensée le captivait autant : la plupart des idées dont on discute ne sont
pas neuves, elles ont déjà été discutées en d’autres lieux, en d’autres temps. Peut-être
d’une autre façon. L’histoire de la pensée économique nous permet de recadrer les
débats qui ont cours aujourd’hui, de leur donner de la profondeur. Rendre le discours
économique accessible à toutes et tous, en expliquer simplement les enjeux lui
importaient beaucoup. Et un de ses messages les plus percutants à mon avis a été de
montrer que pour pouvoir avancer, il faut entendre non seulement les auteurs qui nous
confortent dans nos prises de position, mais aussi ceux qui nous confrontent.
42
Je terminerai par un mot que j’avais écrit à son sujet dans la postface de l’ouvrage Les
grands auteurs de la pensée économique :
« … l’homme passionné de la vie des hommes et de la vie tout court aura réussi à
ressusciter des penseurs par plaisir, certes, mais avant tout pour nous faire
comprendre que les inquiétudes des humains d’aujourd’hui peuvent trouver un
éclairage nouveau dans le passé. Il déplorait d’ailleurs que trop peu d’économistes
s’intéressent à l’histoire de la discipline. Puisse cet ouvrage susciter des
vocations. »11
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
367
43
IE : Une très belle citation ! Marielle Cauchy, un très grand merci pour finir cet
entretien au cours duquel vous avez porté un regard à la fois personnel et original sur
le travail de Gilles Dostaler.
Entretien réalisé par Christian Deblock le 29 novembre 2021.
NOTES
1. Entrevue de Gilles Dostaler conçue, réalisée et traitée par Éric Forgues et Luc Thériault pour
l’AEP [l'Association d’économie politique]. Le bulletin de l’Association d’économie politique, Volume
16, numéro spécial, septembre 1995.
http ://classiques.uqac.ca/contemporains/dostaler_gilles/qu_est_ce_econo_politique/
econo_politique.html
2. L’Économie hétérodoxe en crise et en critique, revue L’homme et la société, L’Harmattan, 2008,
numéro 170-171, p. 71 à 92.
3. Gilles Dostaler, « Les chemins sinueux de la pensée économique libérale », revue L’Économie
politique #44, Le Libéralisme en crise, octobre 2009, p. 42-63.
4. Gilles Dostaler est décédé le 26 février 2011.
5. Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005.
6. En fait, il s’agit d’un texte lu à la Société G.L. Dickinson le 5 octobre1905 et à la Société des
apôtres le 5 mai 1912.
7. Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis Keynes. Historique et dictionnaire des
principaux auteurs, Paris, Seuil, 1993 (Points, 1996).
8. Bernard Maris et Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Albin Michel, 2009.
9. Laboratoire d’Étude et de Recherche sur l’Économie, les Politiques et les Systèmes sociaux
(Université des sciences sociales, Toulouse). Il fut aussi membre associé du PHARE, Pôle d’Histoire
de l’Analyse et des Représentations économiques (Universités de Paris 1 et 10), entre autres
contributions et collaborations.
10.
Gilles Dostaler, Les grands auteurs de la pensée économique, Alternatives économiques/poche
o
n 57, 2012. Réédité en 2015, éd. Les Petits Matins, Alternatives économiques ; Éditions Somme
toute, 2016, pour le Canada.
11.
Gilles Dostaler, Les grands auteurs de la pensée économique, Paris, Alternatives
économiques, 2012 / Somme Toute, 2016, p. 510.
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368
La science économique dans l’œil
d’un philosophe
Entretien avec le professeur Maurice Lagueux
Economics in the Eye of a Philosopher
Détenteur d’un doctorat en philosophie et d’une maîtrise en économie, Maurice
Lagueux a été professeur au département de philosophie de l’Université de
Montréal. Il a aussi enseigné l’histoire de la pensée économique au département de
sciences économiques de la même université. Parmi ses nombreuses publications,
mentionnons Le marxisme des années soixante. Une saison dans l’histoire de la
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
369
pensée critique (Montréal, Hurtubise HMH, 1982, prix du Gouverneur général
1982) et Rationality and Explanation in Economics (New York, Routledge, 2010).
www.lagueux-maurice.org
1
Interventions économiques : Tout d’abord merci Maurice Lagueux pour avoir accepté
cette entrevue. J’aimerais commencer par une question d’ordre général : comment
définiriez-vous la philosophie économique ? Et quel est son rapport avec la pensée
économique et la méthodologie économique, deux sous domaines de l’économie qu’elle
croise ?
2
Maurice Lagueux : Je pense que vous avez raison de souligner que diverses disciplines
croisent l’économie, une science qui porte sur l’activité et les organisations
économiques. Alors il y a, entre autres évidemment, l’histoire de la pensée économique.
L’économie n’est pas une discipline qui est aussi définie que la physique. Il y a encore
des courants très différents qui traversent l’économie actuelle. Ces courants ont une
origine et par conséquent la réflexion sur l’histoire de la pensée économique, sur la
façon dont tout ça s’est développé, demeure quelque chose de très important. La
plupart des départements accordent une certaine importance, parfois même une
grande importance, à l’histoire de la pensée. Ce qui n’est pas autant le cas, je pense,
dans des disciplines comme la physique que je qualifiais tout à l’heure de mieux
définies, car l’histoire du développement est moins essentielle pour ceux qui se
consacrent à la pratique de telles disciplines. Tout cela pour dire que l’histoire de la
pensée économique devait forcément prendre une place non négligeable autour de
l’économie comme telle.
3
Vous avez parlé aussi de méthodologie économique. La relation entre la méthodologie
économique et ce qu’on appelle souvent la philosophie économique n’est pas très
arrêtée ni très précise. Je pense que ça dépend beaucoup de la façon dont tout ça est
interprété. Pour ma part, je trouve commode de distinguer la méthodologie, qui est la
science et l’analyse des méthodes que les économistes utilisent. Cela peut comprendre à
la fois le rôle des statistiques, la façon dont les hypothèses peuvent être construites,
etc. Pour moi, un économiste ne peut pas ne pas connaître, ne pas avoir pratiqué et être
familier avec la méthodologie de l’économie. Par contre, ce qu’on appelle la philosophie
économique peut couvrir différentes choses, mais ce qui m’a intéressé davantage c’est
l’épistémologie de l’économie. On a ici quelque chose de très différent de la
méthodologie. On va y retrouver une réflexion sur les concepts mêmes que les
économistes utilisent – et doivent forcément utiliser - dans la construction des
hypothèses et de leur théorie. Bien entendu, toute théorie est construite à partir de
concepts, mais ces concepts sont souvent très ambigus et appellent des discussions
auxquelles se consacrent les épistémologues de l’économie. Ce qui intéresse le
philosophe épistémologue, ce n’est pas la réalité économique comme telle, mais ce
qu’on désigne du nom de science économique, ce que les économistes ont construit, ce
qu’ils en ont fait, ce que sont leurs hypothèses et les problèmes que pose le recours à
ces hypothèses et à ces constructions. C’est ça qui est examiné par les philosophes. Et
d’ailleurs, je faisais allusion à la physique tout à l’heure. On peut dire que l’économie
est une science sociale qui comporte certains traits qui la rapprochent des sciences
physiques, mais c’est aussi une science sociale qui comporte certains traits qui la
rapprochent même de l’histoire. Il est important de bien comprendre en quoi une
discipline comme l’économie se distingue de l’histoire comme de la physique. Ne serait-
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
370
ce que dans la façon dont sont conçues les explications, et c’est un thème qui m’a
beaucoup intéressé : la rationalité économique et la nature des explications que
l’économie peut apporter. Il s’agit donc de situer cette discipline de ce point de vue et
c’est une démarche qui me paraît importante ou, en tout cas, qui m’a intéressé
beaucoup. C’est l’étude de la science comme telle, à la lumière de points de
comparaison avec d’autres sciences ou à la lumière d’une analyse des concepts.
4
Ça n’épuise toutefois pas le champ de ce qu’on appelle souvent la philosophie
économique parce qu’à côté des épistémologues, il y a, par exemple, des collègues qui
enseignent la philosophie économique et pour qui la réflexion est d’un tout autre
caractère. Elle porte sur la réalité économique, mais d’un point de vue généralement ou
assez largement éthique. Une réflexion éthique sur la vie économique peut aussi être
qualifiée de philosophie économique. Alors que l’épistémologie économique est
relativement récente dans les travaux des philosophes, l’éthique de l’économie a même
précédé l’économie comme science. Elle remonte au moins à Aristote. Mais si Aristote,
Thomas d’Aquin et bien d’autres ont réfléchi sur l’économie largement d’un point de
vue éthique, et même si, à l’occasion, ils ont apporté des éclaircissements sur ce qu’est
l’activité économique, il reste que c’est bien plus tard, que la science économique a
commencé à se développer, quand les mercantilistes, puis les physiocrates ont repris ce
type de discussion et qu’ils ont été amenés, progressivement, à élaborer une théorie,
une analyse au sens scientifique du mot. Et d’autres par la suite ont repris le flambeau
pour développer ce qu’on appellera la science économique.
5
IE : L’épistémologie économique et la philosophie économique seraient deux domaines
très proches l’un de l’autre si je comprends bien ce que vous venez de dire.
6
Maurice Lagueux : Oui, très proches, mais je préfère dire que la première est une
branche de la seconde, bien que tout ça, comme vous le disiez très bien, se croise. On ne
peut pas établir une frontière précise entre ce qui relève de l’une de ces disciplines et
ce qui serait propre à une autre, mais il y a quand même des visées qui peuvent être
très différentes. Cela peut se refléter aussi très clairement dans les programmes qui
sont adoptés en épistémologie ou en éthique, en épistémologie ou en histoire, et ce
même si une réflexion épistémologique ne peut pas ne pas se nourrir de l’histoire de la
pensée économique parce que c’est de cela dont il s’agit de comprendre le
développement, mais de le comprendre d’une façon qui mette l’accent davantage sur
autre chose que ce sur quoi un très bon historien de l’économie peut mettre l’accent. Je
me suis intéressé à ces deux domaines, mais dans mon esprit, c’est un travail différent
et dans l’esprit des étudiants aussi, même si, encore une fois, tout ça peut se croiser.
Très fréquemment d’ailleurs.
7
IE : Revenons sur un autre thème, professeur Lagueux. La philosophie économique a été
très présente au Québec particulièrement dans les années 1980 et encore aujourd’hui
plusieurs penseurs intellectuels s’en réclament. Vous en avez été d’ailleurs un de ses
plus illustres représentants, mais il y en a d’autres. Je pense, par exemple, à Robert
Nadeau. Quelle était l’originalité de la philosophie économique au Québec ? Et quels en
furent et quels en sont encore aujourd’hui les principaux représentants ?
8
Maurice Lagueux : Vous évoquez de façon bien généreuse mon rôle dans ce stimulant
milieu, mais je tiens à préciser que j’ai quitté le monde universitaire depuis maintenant
plus de 15 ans. Je ne suis que plus ou moins ce qui se fait actuellement, mais il se fait
encore beaucoup de choses. Pour ce qui est du groupe de recherche fondé par Robert
Nadeau, auquel j’ai participé comme co-animateur, nous avons travaillé ensemble très
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
371
longtemps sur ces questions. En définir l’originalité est un peu difficile parce que l’on
pouvait s’intéresser à des questions différentes qui pouvaient relever à l’occasion de
l’une ou l’autre des disciplines dont on vient de parler, même si l’accent était
nettement mis sur l’épistémologie, tout en faisant place à l’épistémologie des autres
sciences quand l’occasion s’en présentait. Ce groupe a fonctionné pendant plusieurs
années. Il fut aussi très prolifique comme en témoignent les très nombreuses
prépublications sous forme de cahiers diffusés entre les années 1970 et 1990. Il a aussi
permis à des gens comme Robert Nadeau, moi-même, Paul Dumouchel, Don Ross,
Robert Leonard, Daniel Desjardins, François Tournier, Jean Robillard, Gérald Lafleur,
Benoît Pépin, André Lacroix, et bien d’autres dont plusieurs étaient encore étudiants à
l’époque, de faire valoir leurs travaux et d’échanger avec chacun. Ces échanges
intellectuels se sont poursuivis longtemps avec des collègues qui se sont joints
épisodiquement au groupe, mais aussi avec des collègues qui n’en faisaient pas aussi
explicitement partie. Je pense en particulier à Gilles Dostaler qui, sans avoir toujours
été aussi étroitement associé aux activités habituelles du groupe, en a toujours été très
près, notamment par ses échanges intellectuels avec Robert et avec moi. J’ai connu
Gilles à l’Université McGill où j’étudiais à peu près en même temps que lui en économie.
Nous avons eu plus tard l’occasion d’échanger à partir de nos écrits. On s’est aussi
répondu mutuellement à propos de la théorie de la valeur chez Marx. On s’y intéressait
tous les deux, mais de manière différente. Gilles, à l’époque, était plus proche de Marx
et des milieux marxistes que je ne l’étais moi-même. Je me suis intéressé à cette
question beaucoup plus parce qu’elle était tellement présente dans le monde des
années 1970 que je ne pouvais pas ne pas m’y intéresser, mais j’essayais de le faire
strictement en tant que philosophe qui réfléchit sur ce qu’a été la pensée de Marx. Plus
tard, j’ai eu l’occasion de rédiger avec Gilles l’introduction de l’ouvrage Un échiquier
centenaire, Théorie de la valeur et formation des prix1, un livre collectif auquel ont
contribué plusieurs auteurs. J’ai participé au travail de préparation et à l’introduction
comme telle, ce qui a été pour moi une expérience inoubliable. J’ai eu ensuite la chance
de discuter et d’échanger avec Gilles sur le thème qui, de plus en plus, l’intéressait et
dont il devenait le grand spécialiste, soit l’œuvre de John Maynard Keynes, ou plus
précisément le rôle et les combats de Keynes, comme il disait. Mais au moment où le
livre est paru2, j’étais déjà plongé assez profondément dans un domaine complètement
différent, soit la philosophie de l’architecture. Mais je suis toujours demeuré un très
bon ami de Gilles, jusqu’à son décès qui nous a tous laissés si affligés.
9
IE : En effet.
10
Maurice Lagueux : Peut-être juste un mot encore pour terminer sur la question du
groupe de recherche. Vous parliez de son originalité. C’est difficile de répondre en
termes de thèmes, mais le groupe reflète aussi la situation particulière du Québec sur
laquelle on est souvent revenu dans toutes sortes de contextes. Le Québec est à la
jonction de la France et du monde anglophone, et ça se reflétait beaucoup dans les
collaborations qu’on a entretenues avec des économistes et des philosophes de
l’économie français ou américains ou même britanniques. Je pense entre autres à
Philippe Mongin, Michel Rosier, Bernard Walliser, Alain Leroux, Christian Schmidt,
Jean-Pierre Dupuy et d’autres qui nous ont fait l’honneur de présenter des cours, des
cycles de conférences ou des exposés dans notre groupe de recherche. De même dans le
monde anglophone, Alex Rosenberg, Philip Mirowski, Daniel Hausman, Bruce Caldwell,
et j’en passe évidemment, tant du côté français que du côté anglais. On a même eu le
plaisir de recevoir Terence W. Hutchison quelques années avant son décès. Ces
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
372
nombreuses rencontres ont contribué à alimenter notre réflexion et à donner peut-être
un certain caractère particulier à notre groupe.
11
IE : Il y avait alors une vie intellectuelle importante et beaucoup d’échanges aussi bien
avec la France qu’avec les États-Unis, mais tout à l’heure vous évoquiez plusieurs noms,
mais il y en a d’autres qui ont été marquants dans leur temps et qui restent encore
marquants. Il y avait vraiment un bouillonnement de réflexions autour de l’économie
politique, mais aussi autour de ce que pourrait être une économie hétérodoxe, une
formule qui cachait de multiples tendances puisqu’on pouvait y retrouver aussi bien
Keynes que Hayek, aussi bien Schumpeter que Gunnar Myrdal, ou même Marx.
12
Maurice Lagueux : Oui c’est exact.
13
IE : Revenons maintenant, Maurice Lagueux, sur certains de vos thèmes de
prédilection. Nous n’aborderons pas évidemment les thèmes de la philosophie de
l’architecture auxquels vous avez consacré beaucoup de travaux ces dernières années.
Il y a quelque chose qui m’a beaucoup marqué en consultant vos travaux : il y a au
moins trois thèmes qui sont récurrents dans votre œuvre de philosophie économique.
Le premier thème, c’est, et on vient de l’évoquer, Marx. La question de la valeur chez
Marx, mais également celle de l’actualité de Marx. Marx est-il encore d’actualité et
qu’est-ce qu’on peut encore en tirer ? Un autre thème très important pour vous, c’est
celui de la rationalité économique. Vous avez beaucoup travaillé là-dessus, pas tant sur
les auteurs néoclassiques ou même classiques eux-mêmes, mais plutôt sur la rationalité
comme principe fondateur de l’économie néoclassique. On se rappellera les longs
développements que Schumpeter consacre à la rationalité dans son livre Capitalisme,
socialisme et démocratie3 et l’association qu’il fait entre celle-ci et la logique du
capitalisme. Vous avez d’ailleurs publié un ouvrage très important sur le sujet,
Rationality and Explanation in Economics, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un magnifique débat
dans la revue Interventions économiques avec Benoît Dubreuil qui en avait fait le
compte-rendu4. Puis le troisième thème également qui revient, c’est celui du
néolibéralisme. Et là je sais que vous avez toujours voulu être clair parce que le
néolibéralisme est défini un peu n’importe comment aujourd’hui. Vous avez cherché à
le définir de manière très rigoureuse et surtout voulu montrer en quoi il se démarque
du libéralisme classique. Que pouvons-nous retenir de ces débats en 2021 ?
14
Maurice Lagueux : Je pense que vous avez bien cerné trois des thèmes qui ont occupé
en tout cas beaucoup de place dans mes recherches et dans mes travaux. J’ajouterais
peut-être en passant deux autres thèmes qui y ont eu une place presque aussi
importante. Tout d’abord, toute la réflexion sur les externalités qui était l’objet de mon
mémoire de maîtrise en économie et sur lequel je suis revenu à quelques reprises 5. Et
aussi l’importance de l’idéologie, ou plutôt de la signification de l’idéologie, en
particulier dans le monde de la pensée économique6.
15
IE : Il y avait un autre thème également dans vos travaux, c’est celui des
représentations graphiques, des schémas comme le circuit ou même des dessins que les
économistes peuvent utiliser pour représenter leur démarche.
16
Maurice Lagueux : Oui, en particulier dans un article 7, j’ai présenté quelques
réflexions à propos des modèles, je parlais même des modèles hydrauliques qui
exprimaient ces choses, ces fonctionnements de l’économie, et pouvaient même à
l’occasion servir de preuve schématique.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
373
17
IE : Mais revenons aux trois thèmes évoqués plus haut. Pourquoi les avoir choisis et
quelle fut votre contribution pour chacun d’eux ?
18
Maurice Lagueux : On peut commencer par la rationalité, car ça a vraiment été un
thème qui m’a poursuivi si je peux dire, tout au long de ma carrière, dans ma réflexion
sur la philosophie de l’économie.8 Et ce n’est pas étonnant parce que c’est un concept
qui a joué le rôle de principe fondateur de la pensée économique. Aujourd’hui, certains
cherchent à s’en distancier, comme d’autres ont cherché à le faire depuis longtemps,
mais je pense que c’est un concept tout à fait central et à propos duquel de très
nombreuses discussions et échanges de toute nature ont eu lieu. Je me suis intéressé
beaucoup à ces débats en essayant à la fois de mettre l’accent sur ce qui me paraît
important et sur la façon dont ces débats entrent en conflit avec d’autres débats.
19
D’abord, on peut se demander ce qu’on veut dire par « principe de rationalité » dans le
développement de l’économie, tant l’expression est devenue assez proche de celle de
maximisation des revenus, un rapprochement qui, à mon sens, est loin d’aller de soi. En
fait il y a beaucoup de facteurs qui interfèrent dans les décisions, dans les choix
économiques qui sont retenus. Un bon exemple très actuel, parce qu’on en discute
beaucoup, c’est le manque de médecins au Québec et probablement un peu partout
dans le monde. Cela tient pour une part au fait que, comme ces médecins sont très
largement payés, ils peuvent se permettre de profiter davantage de la vie. Cela ne les
incite pas forcément à travailler encore plus. Il ne va donc pas de soi que les individus
soient mus avant tout par cette recherche d’un maximum de profits. J’y reviendrai,
mais, d’abord, peut-être un mot sur cette notion de rationalité minimale que j’ai été
amené à préciser.
20
Je préfère voir dans le principe de rationalité, un principe de rationalité minimale et
non pas maximale. Par minimal, je me réfère à l’idée selon laquelle les individus ne sont
pas assez stupides pour ne pas tirer quelque bénéfice des avantages qui leur sont
offerts. Et je pense que cette rationalité minimale suffit pour rendre compte de ce
qu’est la vie économique9. Un autre point qui m’a intéressé, c’est le caractère
instrumental de la rationalité. C’est quelque chose qui a même choqué un collègue, et
plus d’un d’ailleurs, pour qui la rationalité devrait être plus qu’un simple instrument.
Or je pense que c’est vraiment la rationalité instrumentale qui intéresse les
économistes et ça se comprend. Pour l’illustrer, j’ai proposé un exemple dans mon
livre : si vous voyez passer une voiture à toute allure sur la rue, vous pouvez vous
demander pourquoi. On peut vous répondre que cette personne se dirige à toute allure
à l’hôpital et que c’est normal de vouloir arriver vite à un endroit comme un hôpital.
Mais pourquoi aller à l’hôpital ? La réponse peut être : parce qu’il y a un enfant malade
qu’il faut sauver. Alors, c’est sûr que si on veut sauver un enfant malade, il faut se
rendre le plus vite possible à l’hôpital. Dans ces deux cas, la rationalité invoquée est
clairement instrumentale. Mais si on continue : pourquoi sauver un enfant malade ?
Alors là, ce n’est plus la rationalité instrumentale qui se présente. Ce n’est plus, en
effet, ce qui nous intéresse. Ce sont des valeurs qui sont en cause. On voit ici la
différence entre instrumental et non instrumental, mais en économie ce qui nous
intéresse, c’est la rationalité comme instrument pour celui qui se dit : après tout, il y a
un avantage à faire telle chose ; cela répond à mon intérêt au but que je me donne : je
prends les moyens d’y arriver.
21
Il en fut ainsi, je pense, dans l’histoire de la pensée économique depuis les classiques.
L’économie est apparue au milieu du 18e siècle. J’aime bien prendre l’exemple que
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374
propose Turgot dans son ouvrage principal10. Soit, dit-il, un marchand de vin qui offre
quatre pintes à un fermier pour obtenir un baril de blé. Mais si le fermier qui vend le
blé apprend qu’il peut obtenir 7 ou 8 pintes au lieu de 4, il n’est pas assez fou pour
acheter ce qu’offre le premier marchand ; il va se tourner vers celui qui offre 7 ou 8
pintes. C’est de cette façon que Turgot expose pour l’une des premières fois, en 1766, le
développement d’une pensée, d’une analyse proprement économique. Le relais va être
pris ensuite par Smith, Ricardo, et bien d’autres, mais toujours, on va analyser ce qui
résulte du comportement des individus qui ont des intérêts et qui prennent les moyens
de les satisfaire. Les marginalistes, par la suite, ont repris cette idée, mais en
introduisant un appareil qui se prêtait davantage à l’analyse mathématique et qui va les
amener à parler de la maximisation comme d’un principe de base. Mais ce n’est pas la
fin de l’histoire de la rationalité. Au 20e siècle, avec Samuelson en particulier, la
rationalité est définie par la cohérence, par le fait que les décisions ne peuvent être
contradictoires entre elles. Ceci posera cependant beaucoup de problèmes. Les
théoriciens de l’époque en ont discuté. Les économistes, mais aussi les théoriciens de
l’épistémologie économique. Pourquoi la cohérence, étant donné les changements de
goût qui sont parfaitement légitimes et qui sont même exigés s’il est possible
d’apprendre, bref si l’on donne un sens à l’idée d’éducation ? Pour apprendre, il faut
changer ses goûts et ses façons de voir. Ceci a troublé beaucoup de penseurs et
d’économistes, je pense en particulier à ceux qui se sont intéressés à la question de
savoir si les choix doivent être transitifs indépendamment du contexte. C’est quelque
chose qui ne pouvait pas ne pas intéresser ceux qui réfléchissent sur l’analyse
économique, sur ce qu’est l’économie. En particulier, les épistémologues de l’économie.
22
Il y a encore d’autres questions. En particulier, on a beaucoup relié le principe de
rationalité à l’individualisme économique. Par-là, on entend que ce sont les individus
qui sont dits rationnels et que tout est basé là-dessus. Cela a donné lieu à de nombreux
débats qui m’ont aussi beaucoup intéressé. Je pense qu’il est important dans ce
domaine de bien définir ce qu’on entend par individualisme, qui n’implique pas
d’adhérer à un constructivisme social, à l’idée voulant que la société soit construite à
l’aide d’éléments individuels. À son tour, cet individualisme pose d’autres questions sur
ce qu’est l’individu. On a même parlé de la fragilité du soi. Est-ce que cet individualisme
exige, au point de la rendre difficilement défendable, l’idée même de « soi », au sens
qu’évoque mieux le mot anglais « self » ? Voilà autant de problèmes philosophiques
posés par la théorie économique.
23
IE : Sur ce point en particulier, on peut penser aux remarques introductives de
l’anthropologue, Louis Dumont, à son ouvrage L’Homo Aequalis11. Dans le fond, écrit-il,
les sociétés humaines se divisent en deux catégories : les sociétés de type holistique,
collectives, et les sociétés qui sont centrées sur l’individu et au sein desquelles
l’individu est la société. Et Dumont de souligner que nos sociétés sont les premières
dans l’histoire de l’humanité à être centrées sur l’individu. Il y a matière à réflexion
dans ce que dit Dumont parce que si on suit son raisonnement, ce qui est central, ce
n’est pas tellement la liberté, mais l’individualité. À cet égard, au 19 e siècle, on ne
parlait pas de libéralisme, mais d’individualisme et c’est en opposition à celui-ci que le
mot socialisme a été inventé et utilisé, par Pierre Leroux et Robert Owen entre autres.
Cet exemple nous invite à rester prudents avec les termes. J’aimerais que vous y
reveniez et, par la même occasion, que vous reveniez sur le néolibéralisme que
j’évoquais plus haut. N’est-il pas d’ailleurs paradoxal, comme Gilles Dostaler aimait le
rappeler, que le mot néolibéralisme renvoyait à la fin du dix-neuvième siècle et dans les
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375
années 1930 a une vision interventionniste de l’État. Dans ce sens-là, on retrouve le
fameux débat ouvert par Isaiah Berlin entre liberté positive et liberté négative. Ce sont
des questions qui me semblent très importantes et sur lesquelles vous avez eu
l’occasion de réfléchir de manière assez approfondie.
24
Maurice Lagueux : C’est intéressant que vous parliez de Louis Dumont. Parce qu’il est
même allé jusqu’à soutenir que Marx est d’abord un individualiste.
25
IE : Plus précisément, il nous fait part de son embarras à propos de Marx, hésitant à le
classer parmi les individualistes ou les holistes.
26
Maurice Lagueux : Je m’appuie sur un souvenir qui remonte très loin dans le temps,
mais le fait qu’il n’exclut aucunement d’associer Marx et individualisme est déjà une
réflexion inattendue sur la nature de l’individualisme. Je reviendrai plus loin sur le
libéralisme et sur Marx, mais pour en finir avec la rationalité, parmi les débats qui
intéressent l’épistémologue il y a, entre autres, une question à laquelle je me suis
beaucoup intéressé, soit celle de savoir s’il est vraiment possible d’être irrationnel. À
force de définir la rationalité en termes de maximisation, il devient presque normal
d’être irrationnel. Dans ce sens-là, je pense en effet que toute personne peut être dite
irrationnelle, faute de maximiser constamment. Mais la situation est bien différente si
on définit la rationalité autrement, comme le font, par exemple, les économistes
« autrichiens » qui sont allés le plus loin dans ce sens-là en admettant que tout ce qui
est orienté vers un but est rationnel. Est-ce qu’on peut agir sans être orienté vers un
but, un certain but qui peut varier d’ailleurs selon les goûts des individus ? Ça pose un
problème auquel je me suis beaucoup intéressé12.
27
Dans la même veine, on peut s’interroger sur cette rationalité minimale dont j’ai parlé.
Je pense qu’elle suffit pour rendre compte de l’économie. On va me reprocher le fait
que c’est un peu vague et que ce n’est pas précis comme l’est la maximisation, mais je
ne suis pas certain que la maximisation puisse être aussi aisément définie si on admet la
possibilité de changer d’idée. Éviter ce piège supposerait de postuler une omniscience
et même une omniscience absolue particulièrement difficile à définir. Alors c’est pour
ça que les économistes, eux-mêmes, ont rencontré des problèmes à propos de la
rationalité. L’un des textes qui a le plus marqué la pensée économique moderne est
évidemment le fameux article de Friedman13 qui nous dit, en somme, de ne pas perdre
son temps à s’interroger sur la rationalité et que l’important est de pouvoir prédire
efficacement. Ce texte et les trois fameux exemples que présente Friedman et qu’on a
repris partout, même s’ils sont très malavisés à mon sens, m’ont aussi beaucoup
intéressé14.
28
Ce qui est plus intéressant dans le texte de Friedman et dans d’autres qui vont suivre,
c’est le lien qui est fait avec la sélection naturelle. Comment peut-on penser l’activité
économique si, au fond, on peut se débarrasser de la rationalité en évoquant plutôt une
sorte de sélection naturelle – ce que Friedman fait d’une certaine façon avec ses deux
derniers exemples, soit celui portant sur les feuilles d’un arbre tournées vers le soleil et
celui portant sur les joueurs de billard. C’est un thème qui a été développé aussi par
d’autres économistes, par d’autres théoriciens de l’économie ou par d’autres
philosophes de l’économie. Par exemple, on a comparé à cette forme de sélection les
théories basées sur la main invisible au sens que Hayek donne à cette expression en
s’appuyant sur l’idée qu’un équilibre puisse se réaliser par les diverses interventions
libres des individus. Sans doute, c’est très différent de la sélection naturelle, mais
justement ce sont ces différences qu’il est intéressant de souligner 15. Celui qui est allé le
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
376
plus loin dans cette direction, c’est peut-être Gary Becker16. Il essaie de montrer qu’on
peut arriver aux mêmes conclusions – ce qui est très discutable – que celle des
économistes plus traditionnels en supposant que tous les agents sont irrationnels en ce
sens qu’ils choisiraient au hasard ou ne bougeraient pas devant les changements de
situation. Voilà encore une considération qui a alimenté ma réflexion sur la pensée
économique17.
29
En conclusion, je dirais que si la rationalité économique est quelque chose d’important,
c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, c’est la clé des explications fournies par
les économistes. Expliquer vraiment c’est montrer en quoi en économie telle situation
est raisonnable. J’ai illustré cela en prenant l’exemple de quelqu’un qui cherche un
logement en ville et, n’en trouvant pas, se fait dire : « c’est parce qu’il y a un plafond
qui est imposé sur les loyers ; dans un tel cas, ça crée toujours une pénurie de
logements ». Le type ne sera pas convaincu, car il veut savoir pourquoi ça crée cet effetlà. Il trouverait au contraire très sympathique l’idée de logements bon marché
engendrés par ce plafond. Il comprendra seulement si on lui explique que, quand le
propriétaire de logements voit ses coûts dépasser ce qu’il peut gagner d’un loyer, il ne
sera pas assez fou pour se mettre à offrir des logements à loyer sans y trouver un gain
réel. À ce moment-là, l’individu va avoir la conviction qu’on lui a enfin donné une
explication. Ce n’est pas suffisant de dire que ça se passe toujours comme ça. En
sciences physiques, d’une certaine façon, ça peut l’être. Si c’est une loi générale, il n’y a
dans ce cas rien d’autre à expliquer. Mais en économie, on ne peut se permettre de dire
que c’est en vertu d’une loi générale que les choses se passent de telle ou telle manière ;
on veut savoir pourquoi. Et on parvient à se dire : « oui je comprends pourquoi », dans
la mesure où, après tout, si ça s’explique, c’est parce que les gens sont rationnels et
trouvent intérêt à agir comme ça. C’est sur ce genre de question que je me concentre,
en particulier, dans mon livre, Rationality and Explanation in Economics.
30
IE : Pourquoi vous être intéressé au néolibéralisme ? Qu’est-ce qu’il reste aujourd’hui à
votre avis de tous ces débats à son sujet, débats qui sont souvent, disons-le,
superficiels ?
31
Maurice Lagueux : Je dirais d’abord que l’intérêt s’est imposé de soi. Dans les années
où mon groupe de recherche fonctionnait, le néolibéralisme était présent partout. On
est dans les années 1980. La pensée de Milton Friedman semblait s’imposer partout et
se reflétait dans la politique de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.
32
IE : À cette époque-là, on parlait davantage de monétarisme que de néolibéralisme.
Avec la crise de la dette des années 1980, c’était le monétarisme, avec notamment les
« Chicago boys », qui était dans le point de mire. Le terme néolibéralisme s’est imposé
rapidement par la suite.
33
Maurice Lagueux : Oui, mais ça demeure vrai qu’il y a un lien assez étroit entre le
néolibéralisme dont Milton Friedman était le principal représentant et les thèses
monétaristes qu’il a développées. J’avoue que ce n’est pas cet aspect du débat qui m’a
directement intéressé. Peut-être parce que ça pose moins immédiatement un problème
d’ordre épistémologique. Ce que je trouvais intéressant à la fois pour l’épistémologie et
pour l’histoire de la pensée économique, c’est de voir comment le néolibéralisme est
apparu dans cette période-là et comment il s’est substitué à ce qu’on appelait, et qu’on
devrait encore appeler, le néoclassicisme ou l’économie néoclassique. Je sais que
beaucoup d’économistes néolibéraux se disent néoclassiques, et en fait les mots
peuvent être utilisés de diverses façons, mais l’important c’est la différence très grande
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
377
qui existe entre les économistes néoclassiques, en gros de Léon Walras à Paul
Samuelson, qui ont marqué très profondément la pensée économique de leur temps et
les néolibéraux qui, sur toutes sortes de points, sont à contrepied de ces auteurs.
34
En particulier, il y a quatre points sur lesquels je me suis arrêté. D’abord, la lutte contre
les monopoles. C’est l’un des triomphes de l’économie néoclassique, du moins de celle
du 20e siècle. Friedman remet totalement en cause cette idée. Le seul monopole
dangereux, dira-t-il, c’est le monopole conçu et créé par l’État. En deuxième lieu, les
économistes néoclassiques ont également beaucoup mis l’accent sur la répartition des
revenus et l’État-providence (le Welfare state) qui a été associé largement à leur
entreprise théorique. C’est évidemment quelque chose que les néolibéraux ont rejeté :
l’État doit intervenir le moins possible. Je parlais tout à l’heure des externalités pour les
économistes libéraux, et c’est la troisième raison pour laquelle je me suis intéressé à
leur approche. Les néo-classiques s’étaient donné pour mission de corriger les
externalités. Les externalités, c’est ce qui échappe au marché en quelque sorte. Comme
il s’agissait de bâtir un marché qui n’est pas nécessairement là, déjà donné, les
néoclassiques vont proposer des moyens de construire quelque chose qui ressemble à la
concurrence parfaite. Et donc, dans ce cas, il faut intervenir pour corriger ces
externalités qui gênent complètement le bon fonctionnement du marché. Voilà encore
quelque chose que les néolibéraux rejettent. Il n’est pas question que l’État intervienne
et construise le marché ! Le marché, pour eux, est déjà là et il s’agit d’en tirer parti.
Enfin, rappelons que les néoclassiques avaient fait bon ménage, si j’ose dire, avec la
pensée de Keynes, qui suppose une intervention de l’État importante. Les néolibéraux
vont s’opposer à la pensée de Keynes qui avait dominé la macroéconomie et influencé
l’activité de l’État au cours des trente glorieuses, les années qui courent jusqu’à la
mi-1970.
35
Ce sont ces questions-là qui m’ont intéressé18. Le néolibéralisme veut être une reprise
en quelque sorte du libéralisme qui, après avoir triomphé au début et au milieu du 19 e
siècle, avait été progressivement oublié, voire carrément rejeté dans le dernier quart
ou le dernier tiers du 19e siècle pour faire place progressivement à un néoclassicisme
qui est très différent, pour les raisons qu’on a vues, de la pensée libérale qui prévalait
auparavant. Le néolibéralisme entend renouer avec le libéralisme classique, mais en le
radicalisant beaucoup, et, surtout, en apportant des réponses, discutables, mais souvent
très ingénieusement argumentées, aux problèmes auxquels celui-ci n’avait su répondre.
Il y a quand même des recherches théoriques intéressantes chez les économistes
libéraux, je tiens à le souligner. Toujours est-il que j’essayais d’y voir plus clair dans
cette évolution de l’histoire économique, une histoire qui est à la fois intéressante et
intrigante par ses renversements auxquels j’ai fait allusion.
36
IE : Abordons maintenant l’actualité de Marx ? Est-ce un auteur qui mérite encore
d’être étudié aujourd’hui ? Vous vous êtes notamment beaucoup intéressé à la question
de la valeur. Vous avez d’ailleurs eu de nombreux échanges avec Gilles Dostaler à ce
sujet. Il y a une facette qui est aussi extrêmement importante chez Marx, c’est sa vision
de l’économie mondiale. On se souvient de ce que disait Schumpeter à son propos :
Marx fut le premier grand théoricien de la croissance économique. Ne pourrions-nous
pas dire aussi que Marx fut le premier grand théoricien de la globalisation ? On
retrouve en effet dans ses textes la vision d’un marché mondial unifié, obéissant à une
seule loi : celle du capital. Ne va-t-il d’ailleurs pas jusqu’à écrire dans une note de bas de
page que pour des questions d’ordre méthodologique, il faut supposer que le monde est
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378
comme un seul et unique État pour ensuite regarder comment se développe et se
poursuit l’accumulation. Certains aspects de son œuvre ont certainement vieilli, mais
en même temps, lorsqu’il est question de croissance ou de globalisation, Marx reste un
auteur d’actualité.
37
Maurice Lagueux : Oui je pense que vous avez raison de souligner cette dimension de
la pensée de Marx. J’ai d’ailleurs écrit un article que j’ai intitulé « Grandeur et misère
du socialisme scientifique »19, où je souligne effectivement la contribution de Marx à
l’analyse de ce développement. D’ailleurs une des conclusions de ce texte me paraît tout
à fait évidente – en fait, ce n’est même pas une conclusion, c’est un constat – à savoir
que Marx est un penseur qui a beaucoup à nous dire sur le capitalisme, mais qui n’a
rien à nous dire sur le communisme que, pourtant, il annonce et appelle de ses vœux.
En effet, il n’apporte rien qui puisse nous éclairer sur ce que peut être une société
communiste. Il y a bien de brefs passages dans la Critique du programme de Gotha (1875)
ou encore dans certains « écrits de jeunesse » dans lesquels il nous chante la beauté
qu’il y a à aller à la pêche le matin, à la chasse l’après-midi et à faire de la critique le
soir … Mais ce n’est pas ça qui peut nous aider à comprendre ce que peut être et
pourrait être un régime communiste. Sa pensée a beaucoup contribué à la
compréhension de ce qu’est le capitalisme et, forcément, à la manière de le remettre en
cause et, donc, à définir les conditions qui rendent possible une révolution et la
tentative de construction d’un monde différent, mais en fin de compte, ce n’est pas
étonnant que ça ait donné les échecs que nous connaissons.
38
Pour revenir à la question, je pense que Marx a permis plus que n’importe qui à son
époque de comprendre ce qui se passait au 19e siècle dans lequel il vivait et de
comprendre le monde économique dans sa globalité, dans toutes ses dimensions en fait.
Et dans ce sens-là, il est certain que l’on peut, comme vous disiez, saisir la progression,
la productivité du capitalisme et en même temps comprendre comment, au fur et à
mesure qu’il se développe, on aboutit à ces contradictions qui devaient permettre un
changement de régime. On peut même parler à ce propos d’un évènement théorique. Je
reprends cette expression d’un auteur que je n’aime pas particulièrement, Louis
Althusser20. L’expression est bien choisie parce que, pour la première fois peut-être
dans l’histoire de l’humanité, l’idéal de justice (ou de transformation du monde pour le
rendre plus égalitaire et plus juste) et l’idéal scientifique se trouvent réunis. On a eu
bien avant Marx de grands auteurs qui ont clamé avec force l’égalité, mais, en général,
ils n’avaient rien à dire de très scientifique. L’inverse est vrai aussi : les savants ne se
préoccupaient pas tellement de l’égalité entre les peuples et entre les hommes. Marx
est peut-être le premier à présenter les choses dans une perspective scientifique. J’ai,
moi-même, essayé de souligner les nombreuses limites de cette entreprise scientifique,
mais elle était suffisamment sérieuse pour que la plupart des intellectuels du 19e et
beaucoup de grands esprits au 20e siècle, du moins jusque dans les années 1970, voient
dans le marxisme une science, une véritable démarche scientifique et en même temps la
présumée construction d’un monde meilleur et plus égalitaire. Évidemment la science a
évolué et on a vu toutes les carences et les limites de la pensée de Marx. Et c’est bien
normal. Parce que les sciences évoluent et se développent de cette façon-là, soit par la
remise en cause de ce qu’ont été les analyses des périodes passées. C’est vrai de la
physique et de la biologie, comme c’est vrai de la sociologie et de l’économie, mais il
n’en demeure pas moins que Marx a quand même marqué pour la première fois cette
conjonction de la recherche scientifique et de l’idéal de justice.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
379
39
C’est là une des raisons qui incitent à l’admirer. Je n’ai jamais été un militant marxiste
et je n’ai jamais été très profondément convaincu du bien-fondé de cette entreprise.
Aussi, j’ai été l’homme le plus surpris du monde quand j’ai appris qu’au tournant des
années 1970, bien des gens me considéraient marxiste. C’était la belle période du
marxisme. Aussi, je me sentais plutôt gêné de ne pas y adhérer comme tout le monde,
mais ça m’a amené quand même à m’intéresser au marxisme. Comme je le disais tout à
l’heure, on ne peut pas vivre dans notre monde sans s’interroger sur les idées de
l’époque. C’est ce qui m’a amené à étudier beaucoup Marx et à publier mon premier
livre justement sur le marxisme des années soixante, puis à écrire par la suite les trois
articles auxquels vous faisiez allusion sur ce qu’a été la pensée de Marx.
40
IE : Revenons à Schumpeter, mais de façon différente. Schumpeter connaît fort bien
l’œuvre de Marx – c’est d’ailleurs l’un des rares économistes libéraux à avoir lu
attentivement Marx –. Il en reconnaît clairement les qualités, mais en même temps, il
en est très critique21. Dans le fond, s’il y a autant d’ambiguïté dans l’œuvre de Marx,
n’est-ce pas parce que son projet était trop ambitieux, pour ne pas dire démesuré ? Ne
s’est-il pas aussi piégé lui-même avec sa théorie de la valeur-travail ? Cela fait partie
des débats, mais, en même temps, s’il reste encore quelque chose encore de lui
aujourd’hui, n’est-ce pas justement, comme vous venez de le souligner, cette ambition,
mais aussi cette capacité originale d’être un économiste militant qui s’interroge non
seulement sur les évolutions et les transformations du monde, mais aussi sur cette
question fondamentale à laquelle aucun autre économiste n’avait répondu avant lui :
d’où viennent les inégalités dans ce monde capitaliste qu’il voyait s’étendre toujours
davantage ?
41
Maurice Lagueux : Tout à fait. Je pense que c’est ça qui le caractérise et qui fait sa
grandeur. Quand je parle de grandeur et de misère du socialisme de Marx, c’est cette
dimension-là que j’évoquais. C’est intéressant que vous parliez du problème de sa
théorie de la valeur. J’ai écrit un article22 où j’essaie de situer son rapport aux principes
de conservation qui étaient très importants à cette époque-là. Ça me paraissait
intéressant de situer le débat dans ce contexte-là, mais ce que l’on reproche à Marx et à
sa théorie de la valeur – ce que Bortkiewicz et d’autres ont souligné, notamment à
propos de la transformation de la valeur en prix – c’est quelque chose qui est dans le
Livre III du Capital qui est demeuré inédit. Inédit probablement en bonne partie parce
que Marx voyait bien qu’il y avait quelque chose là-dedans qui n’allait pas tout à fait,
contrairement à Engels qui était fort enthousiaste à ce propos. J’y suis revenu à
quelques reprises, notamment dans le texte que j’ai écrit avec Gilles Dostaler.
42
IE : Effectivement. Et c’est aussi dans le livre III qu’on retrouve la fameuse loi de baisse
tendancielle du taux de profit à propos de laquelle Marx était tout sauf satisfait.
J’aimerais revenir, professeur Lagueux, sur cette collaboration avec Gilles Dostaler.
Vous l’avez déjà évoquée, vous avez cosigné un article avec lui et collaboré à certains
ouvrages qu’il a dirigés. Avec le recul, comment voyez-vous son œuvre et sa
contribution à l’histoire de la pensée économique, surtout celle de Keynes ?
43
Maurice Lagueux : Je connais surtout Gilles Dostaler à travers les échanges verbaux
qu’on a eus, entre autres lors de divers congrès. Je suis un lecteur plutôt très lent. Je
médite toujours sur ce que je lis, et je n’ai pas été amené à lire beaucoup de ses œuvres,
surtout dans la dernière partie de son œuvre, celle sur Keynes, parce que, déjà à
l’époque, j’étais plongé dans la philosophie de l’architecture. Mais comme je le
mentionnais précédemment, j’ai eu l’occasion d’échanger avec lui sur la théorie de la
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380
valeur chez Marx et de collaborer à la publication de L’échiquier centenaire. J’ai toujours
admiré chez lui son sens de l’analyse et de la réflexion. Il avait tendance, comme j’ai
moi-même essayé de le faire, à rendre justice à ce qu’on peut trouver de meilleur chez
un auteur comme Marx, ou d’autres d’ailleurs, mais sans en faire pour autant une idole.
Je pense notamment à l’école d’Althusser et à ceux qui en ont fait le symbole, pour ne
pas dire l’incarnation de la science, de la science historique. Gilles Dostaler, peut-être
autant que moi, était très éloigné de cette manière de penser. Beaucoup de mes
contacts avec lui se sont faits aussi dans le cadre du groupe de recherche en
épistémologie auquel il participait à l’occasion et surtout dans celui de l’Association
d’économie politique, qu’il a fondée et dont il a été le président et l’animateur pendant
de très nombreuses années. Vous en avez vous-même été le président, je crois, et je sais
que vous y étiez très associé. J’ai pu apprécier son travail, à deux égards. D’abord,
comme animateur qui savait se faire respecter par l’ensemble des membres, non sans
introduire parfois un certain humour, que j’appréciais, dans les relations humaines. Et
bien sûr comme spécialiste de la pensée économique, avec un sens des nuances dans sa
réflexion sur l’économie et sur les problèmes posés par la pensée économique. Ce
n’était pas seulement Marx qui était en cause dans l’association ; c’était un lieu où l’on
pouvait réfléchir sur l’économie politique, au sens que l’expression avait encore à
l’époque. Non pas toute la pensée économique, mais celle qui est sensible aux
problèmes d’égalité et de justice. Ce qui est quand même un des objectifs, ou du moins
devrait être l’un des objectifs, de la science économique.
44
IE : Maurice Lagueux, un très grand merci pour cette entrevue.
Entretien réalisé par Christian Deblock, le 2 novembre 2021
NOTES
1. L’ouvrage a été dirigé par Gilles Dostaler avec la collaboration de Maurice Lagueux. Il a été
publié en 1985 aux éditions La découverte et aux Presses de l’université du Québec.
2. Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005.
3. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1942 pour l’édition française.
4. À propos de l’ouvrage de Maurice Lagueux, Rationality and Explanation in Economics. New
York, Routledge, 2010. https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1634
5. Cf. « Learning from the debate on Externalities » dans Backhouse Roger, Daniel Hausman and
Uskali Mäki & Andrea Salanti (eds.) Economics and Methodology: Crossing Boundaries, Londres,
Macmillan, 1998, p. 120-147 et « The residual character of externalities », The European Journal of
the History of Economic Thought, vol. 17, n° 4, octobre 2010, p. 957-973.
6. Maurice Lagueux, « Peut-on séparer science et idéologie en économique ? », Revue de
philosophie économique, n˚ 11, 2005, p. 85-111. Cet article doit paraître à nouveau parmi une
sélection d’articles que cette revue doit publier dans un numéro spécial à l’occasion de son vingtcinquième anniversaire.
7. « What's Wrong with Metaphors in Economics? the Case of Hydraulic Metaphors », dans
Lowry, Todd (dir.) Perspectives on the History of Economic Thought, vol VIII, Aldershot, Hants.,
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
381
Edward Elgar Publishing, 1992, p. 35-50. Voir aussi : Maurice Lagueux, « Do Metaphors Affect
Economic Theory ? », Economics and Philosophy, vol 15, n° 1, 1999, p. 1-22.
8. « Agents économiques et rationalité» dans Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi (dirs.)
Philosophie économique, Un état des lieux, Paris, Éditions Matériologiques, 2017, p. 489-502. Voir
aussi « The Forgotten Role of the Rationality Principle in Economics », Journal of Economic
Methodology, vol 11, no 1, 2004, p. 31-51. Enfin, «Analyse économique et principe de rationalité»,
Revue de Synthèse, Paris: Albin Michel, 1, janvier-mars 1993, p. 9-31.
9. « L’agent économique : rationalité maximale ou minimale », Cahiers d’économie politique, Paris,
L’Harmattan no 49, 2005, p.143-157.
10. Anne Robert Jacques Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses 1766
11. Louis Dumont, l’Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris,
Gallimard, 1977.
12. « How Could One Be Irrational? » dans Marion Mathieu & Cohen Robert S. (eds), Quebec Studies
in the Philosophy of Science, livre II: Biology, Psychology, Cognitive Science and Economics,
Collection «Boston Studies in the Philosophy of Science», Dordrecht: Kluwer, 1995, p. 177-192.
13. Friedman, Milton, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics,
Chicago, University of Chicago Press, 1953.
14. « Friedman's ‘Instrumentalism’ and Constructive Empiricism in Economics », Theory and
Decision, vol 37, 1994, p. 147-174.
15. « Ordre spontané et darwinisme méthodologique chez Hayek », dans Dostaler Gilles et Diane
éthier (dirs.), Friedrich Hayek, philosophie, économie et politique, Paris: Economica, 1989, p. 87-103.
16. Becker Gary, « Irrational Behavior and Economic Theory », Journal of Political Economy, 1962,
70. p. 1-13.
17. « Kirzner vs Becker: Rationality and Mechanisms in Economic Discourse » dans Hebert,
Robert (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol IX, Aldershot, U.K.: Edward Elgar,
1993, p. 37-50.
18. « Libéralisme et néolibéralisme » dans Gilles Kévorkian (dir.) La pensée libérale, histoire et
controverses, Paris, Ellipses, 2010, p. 357-377. Voir aussi « Le néo-libéralisme comme programme
de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, no 16-17, Paris, L'Harmattan,
1989, p. 129-152.
19. « Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n˚ 2, oct. 1983,
p. 315-340.
20. Par exemple, dans un contexte légèrement différent : Louis Althusser, Lénine et la philosophie
suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1972 p. 52.
21. Voir à ce sujet le numéro de la revue Interventions économiques consacré à Schumpeter :
https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1463
22. « Le principe de conservation de la valeur et le problème de la transformation »,
Dialogue, vol. 23, n˚ 1, mars 1984, p. 85-102. Paru également avec additions dans Un échiquier
centenaire.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
382
Les enjeux actuels en économie du
travail à partir d’une approche
institutionnaliste
Entretien avec Diane-Gabrielle Tremblay
Contemporary Challenges in Labour Economics; an Institutionalist Approach
Diane-Gabrielle Tremblay est professeure à l’université TÉLUQ après avoir été
professeure substitut à l’université de Sherbrooke (www.teluq.ca/dgtremblay). Elle
détient un doctorat en sciences économiques, en économie du travail, de
l’université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, ainsi qu’un DEA (diplôme d’études
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
383
approfondies) de 3e cycle en sociologie du travail, de l’université de Paris VII,
Jussieu. Elle avait auparavant fait un baccalauréat et une maîtrise en sciences
économiques à l’UQAM. Elle est aujourd’hui titulaire d’une chaire de recherche sur
les enjeux socio-organisationnels de la société du savoir, après avoir été titulaire
d’une chaire de recherche du Canada de 2002 à 2016 (www.teluq.ca/
chaireecosavoir). Elle a été présidente de l’Association d’économie politique de
1994 à 2008. Elle est coresponsable du réseau ‘Gender, Work and Family’ de la
Society for the Advancement of Socio-Economics, directrice de l’ARUC sur la
gestion des âges et des temps sociaux (www.teluq.ca/aruc-gats). Elle codirige la
revue Interventions économiques depuis 2001 et est membre du comité de
rédaction de la Revue française de socio-économie
1
Interventions économiques : Diane-Gabrielle Tremblay, vous êtes professeure à la
TÉLUQ, à l’École des sciences de l’administration. Vous êtes titulaire d’une chaire de
recherche sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir, incluant les
modèles du télétravail et du coworking, et vous dirigez aussi une équipe de recherche
qui porte sur la thématique de l’articulation emploi/famille ou vie personnelle/
professionnelle et des temps sociaux. Vous avez dirigé de nombreux étudiants de
maîtrise, doctorat, ainsi que des post-doctorants, et certains sont à leur tour devenus
professeurs ou chercheurs dans des équipes de recherche. Qu’est-ce qui vous a amenée
à vous spécialiser dans ce domaine de l’économie du travail ?
2
Diane-Gabrielle Tremblay : En fait j’ai commencé à étudier en économie et j’ai été
assez rapidement très intéressée par l’économie du travail, l’emploi, tout ce qui se
passait sur le marché du travail. J’étais alors étudiante à l’UQAM, mais j’ai suivi deux
cours en économie du travail à l’université McGill, des cours que j’ai trouvé
particulièrement passionnants. Les deux professeurs avaient une approche
institutionnaliste du marché du travail et c’est vraiment ce qui a confirmé mon intérêt
pour le travail, l’emploi, la segmentation du marché du travail, les différences entre les
hommes et les femmes sous plusieurs angles sur le marché du travail. Par exemple, le
fait que les hommes et les femmes ne soient pas dans les mêmes secteurs d’emploi, qu’il
y ait des écarts de salaires, de conditions de travail et autres différences, justement une
segmentation du marché du travail et des conditions de travail. Par la suite, après un
mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon,
et portant sur le programme de travail partagé et ses effets sur l’emploi, j’ai continué à
m’intéresser au temps de travail et j’ai passé trois ans en France pour faire mon
doctorat à l’université de Paris-I Sorbonne, mais aussi la scolarité de doctorat en
sociologie du travail, à Paris VII-Jussieu. A ce moment-là, en France, il était beaucoup
question du temps de travail, de la réduction du temps de travail et ça m’a beaucoup
intéressée, par exemple comment l’aménagement du temps de travail pouvait
éventuellement jouer un rôle dans divers secteurs, à ce moment-là c’était plus par
rapport à la réduction du chômage en France. J’ai participé à un réseau féministe
important en France sur les enjeux relatifs à l’articulation entre système productif et
structures familiales et sur les méthodologies des approches comparatives hommes/
femmes, l’Atelier Production-Reproduction (APRE), et j’ai continué à me pencher sur la
division sexuelle du travail. A l’Université de Paris I, Sorbonne, j’ai réalisé un mémoire
de DEA de 3e cycle (Diplôme d’études approfondies) sur le travail des jeunes et aussi sur
les contrats de solidarité dans divers secteurs d’activité ; ces contrats visaient à réduire
le temps de travail pour les plus âgés, et à permettre aux jeunes d’entrer sur le marché
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384
du travail, car le chômage était très élevé alors et l’accès à l’emploi très difficile pour
les jeunes.
3
En revenant au Québec, je me suis davantage penchée sur l’articulation vie
personnelle/ vie professionnelle ou conciliation emploi/famille. J’ai donc poursuivi mes
recherches sur cette dimension temporelle, le fait que les femmes s’investissent
davantage que les hommes dans les activités familiales et parentales; l’effet de ce
surinvestissement féminin, et sous-investissement masculin m’a beaucoup intéressée.
(Terssac et Tremblay, 2000)
4
Depuis ce temps-là, en fait depuis la fin de ma thèse, un grand nombre de mes projets
de recherche ont porté sur cette question de conciliation emploi/famille, vie
personnelle/vie professionnelle, le temps de travail, le temps hors travail, la différence
entre ces temps-là du côté des hommes et des femmes et le soutien des entreprises au
réaménagement du temps de travail. J’ai étudié divers secteurs professionnels, dont les
infirmières, les avocat-e-s, les enseignant-e-s, les gestionnaires et cadres, le personnel
navigant commercial (PNC) principalement. Par ailleurs, j’ai aussi travaillé sur les
jeunes et sur les travailleurs plus âgés, et donc je m’intéresse aussi au parcours de vie :
comment le temps de travail et les conditions de travail se transforment tout au long
du parcours de vie, et selon cette théorie des parcours de vie, ou life course (par
opposition à life cycle), les divers éléments du parcours ont une incidence sur la suite du
parcours.
5
Je m’intéresse donc aux transformations du temps de travail, mais aussi de
l’organisation du travail (télétravail, coworking, etc.) chez les jeunes, mais aussi dans
les catégories plus âgées, comment ces groupes arrivent à concilier travail et famille
notamment, quelles mesures sont nécessaires pour y arriver. Enfin, je m’intéresse à la
fin de carrière : comment est-ce qu’elle se passe ? À quel moment les gens prennent-ils
la retraite ? Pourquoi prennent-ils la retraite à ce moment-là ? Est-ce qu’il y a des
éléments qui peuvent les inciter à rester en emploi, s’ils le souhaitent ? Donc,
finalement, la majorité de mes recherches depuis la maîtrise porte sur les thématiques
liées à l’emploi, au temps de travail, à la vie professionnelle et aux différences hommesfemmes. J’ai aussi travaillé sur l’innovation et le rôle des ressources humaines, de la
coopération, de la créativité dans l’innovation technologique et organisationnelle, dans
le cadre de la thèse de doctorat et dans des recherches ultérieures sur les grappes
industrielles.
6
IE : Donc vous avez réalisé des recherches dans lesquelles vous vous êtes intéressée à
des domaines très variés qui touchent essentiellement l’humain au travail.
7
Diane-Gabrielle Tremblay : Tout à fait, oui. En fait je m’inscris dans une perspective
d’économie institutionnaliste, qui accorde beaucoup d’importance au rôle des
institutions dans les parcours des personnes. Ainsi, je m’intéresse à cette dimension
humaine des hommes, des femmes, de leur parcours professionnel, de leur vie
personnelle et familiale, notamment parce que je considère qu’il y a une imbrication
très, très forte entre les deux sphères de vie (emploi et vie personnelle). Je m’intéresse
à la manière dont les institutions au sens large, que ce soit l’éducation, la formation
professionnelle, le syndicalisme, l’organisation du marché du travail à travers toutes
ces institutions, comment ces institutions vont influencer la situation des femmes et en
partie influencer leurs choix professionnels.
8
Je pense que les « choix » (entre guillemets) des femmes ne sont pas des choix sans
contrainte. Ces « choix » sont évidemment faits sous contraintes, souvent même de
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385
fortes contraintes, notamment de la participation de leur conjoint éventuellement ou
de leur non-participation aux responsabilités familiales, ainsi que du soutien ou de
l’absence de soutien de l’employeur. Il y a tout un ensemble de contraintes aussi, toutes
les conditions du marché du travail, les horaires de travail variant selon les secteurs, la
vie en entreprise. Par exemple, est-ce qu’on propose du travail à plein temps ? Du
temps partiel ? Est-ce que les femmes par exemple dans la santé sont obligées de faire
des heures plus longues, du temps supplémentaire obligatoire comme on l’a vu
récemment ? Donc je m’intéresse à la manière dont toutes ces institutions agissent,
plus particulièrement dans le cas des femmes. Ainsi, dans le secteur de la santé c’est
l’organisation collective du travail, l’organisation patronale, l’organisation syndicale,
les conventions collectives notamment, qui sont les institutions déterminantes. De ce
fait, l’élaboration de leurs horaires de travail et leurs obligations face à leur emploi sont
fortement déterminées par ces diverses institutions du marché du travail et de leur
milieu de travail propre.
9
C’est pour cela que je parlerais plutôt de « choix sous contraintes » en ce qui concerne
le temps de travail et la conciliation vie personnelle-familiale-professionnelle, puisque
j’ai vu par exemple que certaines femmes « choisissent » (entre guillemets) du temps
partiel, mais simplement parce qu’elles n’arrivaient pas à avoir un horaire régulier de
jour et avec le temps supplémentaire obligatoire, c’est encore pire. Donc cet aspect
m’intéresse beaucoup : comment les institutions peuvent modeler les décisions
personnelles ou individuelles ? Cela me paraît important à mettre en évidence.
10
IE : Oui, comment cela oriente-t-il les choix de vie, finalement ?
11
Diane-Gabrielle Tremblay : Exactement, ça oriente les choix de vie. Si on adopte une
perspective économique traditionnelle (j’ai une formation en économie qui couvre à la
fois les théories traditionnelles et les nouvelles théories ou les théories hétérodoxes),
l’essentiel le marché du travail est comme tout autre marché largement déterminé par
l’offre et la demande, ou par les prix (ou salaires). Or, dans la foulée des économistes
institutionnalistes (Tremblay, 2007, 2002) qui ont alimenté mes travaux à partir de mes
études à McGill puis en France, les théories de la segmentation et tout ça, tous ces
économistes hétérodoxes accordent plus d’importance aux institutions et à leur
incidence sur les décisions des individus. Ils vont donc affirmer que l’offre et la
demande ne permettent pas d’en arriver à un équilibre sur le marché du travail et on le
voit bien puisqu’après la pandémie il y a eu une augmentation très forte du taux de
chômage et le Québec a globalement connu des taux de chômage très élevé au fil des
ans, donc je pense que ça démontre bien que ça n’est pas un marché comme les autres.
12
Le marché du travail est un marché qui est soumis à des institutions et au-delà de cela,
je considère que les individus prennent leur décision dans ce contexte-là bien sûr ; il y a
des préférences personnelles, il y a des dimensions psychologiques et tout, mais je
pense qu’on oublie trop souvent comment ces décisions individuelles sont largement
modelées par la société, les institutions et par la situation économique sur le marché du
travail. Est-ce qu’on est en période de pénurie ou rareté de main-d’œuvre ou encore
d’abondance de main-d’œuvre ? Est-ce que le taux de chômage est très élevé ? Est-ce
que dans tel ou tel secteur, la demande pour certaines professions, par exemple les
infirmières ou les enseignantes, est-ce qu’elle est très forte ? Donc il y a toute une série
d’éléments comme ça : Quel est le niveau de salaire ? Quels sont les horaires ? Les
théories traditionnelles diraient que tout se détermine par les salaires, l’offre et la
demande ; or, c’est faux. Ainsi les femmes sont souvent dans des secteurs où leur travail
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386
est sous-estimé et elles vont peut-être rester dans ces secteurs-là pour toutes sortes de
raisons, parce que les horaires sont plus faciles à organiser avec la vie familiale, alors
que d’autres secteurs exigent un surinvestissement, sans soutien organisationnel ou
étatique, donc y a toute une série de variables qui vont rejoindre la dimension
institutionnelle.
13
IE : Poursuivons la discussion sur les théories économiques. Adam Smith, le fondateur
pour ainsi dire de l’analyse économique, était d’avis en 1776 que la poursuite de
l’intérêt individuel était le meilleur moyen d’assurer la prospérité de la société. Est-ce
que cette vision vous semble toujours valide ?
14
Diane-Gabrielle Tremblay : Pour ma part, je pense que l’action collective est au moins
aussi importante, notamment pour assurer des changements positifs au sein de la
société. Je pense que les thèses institutionnalistes sont importantes pour le
développement et le renouvellement du discours en économie politique. Il faut
souligner que les institutionnalistes se sont toujours intéressés aux problèmes
du réel (chômage, emploi, travail, développement économique...) par opposition à la
seule théorie pure, permettant moins d’intervenir sur les problèmes économiques et
sociaux. Cela ne signifie pas que les économistes institutionnalistes ou ceux qui
soutiennent ces thèses d’économie politique ne s’intéressent pas à la théorie, au
contraire ; c’est plutôt qu’ils s’intéressent davantage à l’articulation théorie-réel, à la
validation des théories, à leur pouvoir explicatif, de même qu’au désir de trouver des
solutions aux problèmes du réel, ce qui les rapproche de la tradition institutionnaliste
en science économique.
15
En effet, cet intérêt pour le réel et la solution des problèmes n’est pas propre aux
économistes se situant aujourd’hui dans le champ de l’économie politique, ou encore de
la socio-économie (au sein de la Society for the Advancement of Socio-economics
notamment), puisque c’est là la tradition dans le champ de l’économie
institutionnaliste. Par contre, cette école institutionnaliste, même si elle représente
une certaine tradition en science économique, est tout de même minoritaire chez les
économistes. On arrive mal à l’évaluer avec précision, mais certains l’ont estimé à entre
10 % et 20 %, selon que l’on retient une définition étroite ou large, et selon que l’on
inclut ou non les étudiants, par exemple. On peut aussi souligner que plusieurs
économistes, dont je suis, ont tendance à se rattacher au courant théorique
institutionnaliste, sans nécessairement que cela ne soit toujours évoqué dans nos
publications portant sur des sujets spécifiques en économie du travail ou autre.
16
Divers groupes d’institutionnalistes peuvent être identifiés, mais on s’entend
généralement pour considérer qu’il y a essentiellement trois grands groupes. Les
économistes institutionnalistes de la première génération (Veblen et Commons
notamment), ceux de la deuxième génération, ou génération d’après-guerre, que l’on
qualifie parfois de post-institutionnalistes, et enfin, les « nouveaux »
institutionnalistes, qui regroupent des auteurs en économie du travail comme Michael
Piore, Paul Osterman et d’autres qui se sont beaucoup intéressés à la segmentation du
marché du travail, et aux marchés internes du travail, ou systèmes d’emploi, par
exemple.
17
Je considère que mes recherches s’inscrivent dans la foulée de cette tradition de
l’économie institutionnaliste américaine, mais aussi dans une certaine tradition
française représentée notamment par l’économiste François Perroux, qui appelait à une
économie du « genre humain », ou de la ressource humaine, ou encore de l’économiste
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387
Henri Bartoli, qui invite à une économie “multidimensionnelle”. Ces penseurs
institutionnalistes, qui ne représentent pas la tradition dominante en science
économique, sont ceux qui inspirent le plus mes travaux et, réciproquement, dont mes
travaux se rapprochent le plus, tant du point de vue de la méthodologie (souvent
inductive) que du cadre théorique.
18
IE : Karl Marx, un autre économiste écrivant vers 1850 semblait conclure que le plus
important est la lutte des classes. Dans le contexte actuel, Piketty dans son livre de
2013, Le Capital, semble démontrer qu’il y a maintenant des écarts de richesse
substantiels. La lutte des classes est-elle une vision pertinente ou nécessaire ?
19
Diane-Gabrielle Tremblay : Les écarts de richesse sont un constat clair et ces écarts
sont importants. En économie, je trouve l’approche des institutionnalistes, celle de
Commons en particulier, intéressante et pertinente pour analyser les conflits. John
Commons s’intéressait aux conflits d’intérêts qui existent toujours dans l’économie, et
il se penchait surtout sur l’action collective. Comme de nombreux autres économistes
institutionnalistes, Commons a beaucoup travaillé au développement de législations en
matière de travail aux États-Unis, considérant qu’il fallait encadrer le marché pour qu’il
fonctionne correctement. Ainsi, les économistes institutionnalistes ont joué un rôle
déterminant dans la création des institutions de l’État-providence américain, au début
du XXe siècle. Ils ont milité pour la reconnaissance syndicale et pour la mise en place de
procédures de conciliation et d’arbitrage (McNulty, 1988). Ils ont également contribué
au développement de diverses législations, par exemple sur les accidents du travail, sur
le salaire minimum et sur l’assurance-chômage.
20
Les économistes institutionnalistes considèrent que les institutions jouent un rôle
déterminant dans l’économie, comme c’est le cas chez Thorstein Veblen. Ces
économistes voient l’activité économique comme le résultat de l’action volontaire, de
stratégies d’acteurs, comme le propose John Commons. Commons considère que les
économistes se trompent lorsqu’ils adoptent des concepts de la physique ou encore de
la biologie, pour analyser les questions économiques. Pour Commons, ces modèles ne
peuvent s’appliquer aux relations sociales, dont les relations de travail ou de
production, justement parce que les activités humaines sont des activités volontaires,
et non le simple résultat de forces inanimées, l’offre et la demande par exemple. C’est
pour cette raison que Commons accorde autant d’attention aux institutions. En effet,
les institutions sont essentielles pour qu’on en arrive à un certain ordre social, malgré
l’existence de conflits d’intérêts. Commons définit une institution comme l’action
collective qui maîtrise, qui libère et qui élargit l’action individuelle. Dans le domaine de
l’économie du travail, des relations industrielles comme de la gestion du personnel, je
pense que la dimension collective et les institutions constituent vraiment une
dimension importante.
21
IE : Dans le dernier siècle, l’expansion territoriale semblait être la voie à suivre pour
poursuivre les intérêts de la société. Celle-ci a été remplacée par l’expansion des
marchés favorisée par la diminution des barrières tarifaires, ces frontières virtuelles.
La mondialisation semble favoriser la prospérité. L’expansion est-elle possiblement
sans limites ?
22
Diane-Gabrielle Tremblay : Certains considèrent que la mondialisation et la
technologie sont les forces dominantes qui façonnent le développement économique, la
nature de l’emploi, la structure des marchés du travail et la capacité des
gouvernements à répondre aux influences de la mondialisation. Selon ce point de vue,
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388
la mondialisation et la nature de la technologie au niveau de l’entreprise déterminent
les résultats en termes de statut d’emploi, de qualification (ou de déqualification des
travailleurs), d’organisation des tâches, de contenu de l’emploi, de perte d’emploi, etc.
23
On met souvent l’accent sur la mondialisation et la technologie comme deux facteurs
déterminants, mais je les considère plutôt comme des facteurs parmi d’autres, incluant
toujours les institutions du marché du travail, qui influencent la nature du travail. Je
réfuterais la vision déterministe souvent présentée en relation avec les changements
technologiques et la mondialisation pour une vision plus multiforme et surtout non
déterministe, tenant compte des institutions du marché du travail. Bien que ces
facteurs ne puissent être écartés complètement, leur rôle dans l’évolution de la nature
de l’emploi et du travail me semble souvent surestimé. D’autres facteurs importants
sont également en jeu et les gouvernements ainsi que les entreprises et les syndicats
ont des responsabilités dans ces développements, car ils conservent des pouvoirs
considérables pour façonner ce que les économistes institutionnalistes préfèrent
qualifier de systèmes d’emploi, une vision qui me semble plus juste que celle des
« marchés » du travail, puisqu’il n’y a pas vraiment de fonctionnement en marché ici.
24
J’adhère plutôt à une vision institutionnaliste, ou multidimensionnelle (cf Bartoli,
1991), qui réfute le déterminisme technologique ou toute autre forme de déterminisme,
et qui semble mieux refléter les changements observés. Bien que la technologie,
l’économie du savoir et la mondialisation aient un certain effet sur l’emploi, elles ne
déterminent pas entièrement les résultats, car ceux-ci sont différents dans diverses
entreprises, divers secteurs, différentes régions, divers régimes de relations de travail,
ou encore dans les pays développés et en développement.
25
Dans une perspective multidimensionnelle ou institutionnaliste, le choix de la stratégie
d’entreprise, entre la minimisation des coûts et les approches qualité/innovation
notamment, est souvent déterminé par des aspects institutionnels et influence
fortement le contenu du travail, de l’emploi et la nature de la relation d’emploi.
26
Il faut aussi dire que le choix des stratégies de gestion d’une entreprise a également des
effets au sein d’un secteur économique, employant des systèmes de production
identiques, produisant des produits similaires, deux entreprises adoptant des
approches de gestion radicalement différentes se traduiront par des environnements
de travail très différents sur la base des choix organisationnels, et ces stratégies me
semblent être fonction du contexte, des institutions, etc.
27
Finalement, les politiques gouvernementales locales, régionales et nationales façonnent
également la nature des emplois, en influençant l’emploi à partir de la formation
professionnelle ou de créations directes d’emplois, ou de stratégies de cluster (ou
grappes industrielles) aux niveaux local et régional. Le niveau du chômage influence à
son tour la façon dont les entreprises gèrent l’emploi et les travailleurs. Là où l’on a un
chômage chronique élevé, les entreprises sont moins incitées à adopter des systèmes de
gestion « centrés sur l’humain » ou à offrir des salaires et de meilleures conditions de
travail afin d’attirer et de retenir la main-d’œuvre. De même, un marché du travail
tendu, avec une rareté de main-d’œuvre, devrait se traduire par une offre de meilleurs
salaires et conditions de travail par les entreprises et le développement de meilleures
relations de travail afin d’attirer et de retenir la main-d’œuvre. Mais cela reste à voir,
car plusieurs variables interviennent et on observe aussi des effets d’exclusion et de
discrimination à l’endroit de certains groupes (femmes, groupes minoritaires ou
minorités visibles par exemple).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
389
28
Au lieu d’une vision déterministe où la mondialisation et les changements
technologiques déterminent tout, j’opte pour une vision non déterministe,
institutionnaliste, accordant une grande importance au rôle des institutions. Les
stratégies de gestion et de ressources humaines des organisations sont donc
considérées comme des choix ou des variables intermédiaires qui résultent d’une série
de facteurs (caractéristiques des travailleurs, des systèmes d’emploi, du milieu de
travail, stratégies organisationnelles, normes juridiques et sociétales) qui contribuent
tous à façonner les résultats individuels, organisationnels et sociétaux, comme le
propose le modèle de Beer en relations industrielles.1
29
L’évolution du nombre d’emplois, des modes d’emploi et du contenu des emplois peut
donc être attribuée simultanément à de multiples facteurs : les changements
technologiques et organisationnels qui se produisent dans les entreprises (parfois, mais
pas toujours nécessairement liés à la mondialisation), les politiques gouvernementales
relatives à l’emploi (politiques de formation, de soutien à la création d’emplois) ainsi
que l’attention portée (ou pas) par les entreprises et les gouvernements à l’articulation
entre vie professionnelle et vie familiale, ou encore aux effets d’exclusion ou de
discrimination. Certaines initiatives peuvent influencer l’évolution de certains
secteurs, comme on peut l’observer avec les initiatives du tiers secteur ou de
l’économie sociale. En fait, même si la mondialisation et les changements
technologiques ne sont pas totalement négligeables, les actions des entreprises, du tiers
secteur et des gouvernements sont également des facteurs déterminants et doivent être
pris en compte pour comprendre les évolutions observées en matière d’emploi et de
travail.
30
IE : Votre thèse de doctorat portait sur la vision économique de Schumpeter qui
écrivait vers 1950, une critique du processus de décision économique. Les entreprises à
mesure qu’elles grossissent se bureaucratisent et l’État socialise plusieurs aspects de la
vie économique, deux choses qui, selon Schumpeter, « sclérosent » la société et le
développement de l’économie. Quels sont les éléments actuels de cette critique. Et quel
est le rôle ou la place des politiques publiques dans ce cadre ? Comment s’articulentelles aux stratégies d’entreprises et quel est leur effet sur le marché du travail ?
31
Diane-Gabrielle Tremblay : Oui, effectivement, ma thèse traitait de divers
économistes, dont Veblen et Schumpeter (Tremblay, 2014), notamment en ce qui
concerne le développement économique. Les stratégies des entreprises sont
importantes pour expliquer le développement de l’économie, l’évolution de la société,
mais aussi celle des conditions de travail et de l’environnement de travail, et oui, l’État
et les politiques publiques ont ou peuvent avoir une influence importante sur ces
stratégies. Les politiques étatiques telles que les politiques d’éducation, de formation,
d’équité en emploi, de grappes industrielles, et d’autres, ont une incidence sur les
stratégies organisationnelles. Elles peuvent inciter les organisations à adopter une
stratégie de qualité, d’innovation, ainsi que de qualité des conditions de travail, de
même que d’inclusion de divers groupes. Leur recours à la main-d’œuvre féminine est
également influencé par les politiques publiques touchant le congé parental (maternité
et paternité), la garde d’enfants, etc., et la pandémie a révélé l’importance d’un tel
soutien de l’État pour soutenir l’activité des femmes en particulier et assurer une
meilleure équité en emploi. (Tremblay et Mathieu, 2021).
32
Mes travaux de thèse sur l’innovation ont permis de montrer que le processus même de
l’innovation peut être modelé, influencé ou transformé par les institutions du marché
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390
du travail, par les politiques publiques et les organisations ; celles-ci peuvent avoir un
effet structurant sur le processus et les capacités d’innovation.
33
Le rôle de l’État est particulièrement important en raison précisément du fait que les
marchés du travail ne sont pas du tout des « marchés ». C’est pour cette raison que la
mondialisation et d’autres tendances économiques dominantes ont des effets variables
sur la nature du travail. Les marchés du travail sont en fait un ensemble de structures
hiérarchiques et segmentées régies par des règles et des conventions où le libre jeu de
l’offre et de la demande joue un rôle moindre dans la détermination des prix, en fait les
salaires. Il en résulte des obstacles importants à la mobilité entre les nombreuses
catégories d’employés – les femmes, les jeunes et les minorités ethniques n’ont pas un
accès égal à tous les emplois disponibles, et l’emploi dans des postes plus souhaitables
dépend fortement de sa situation.
34
Une contribution majeure de la socio-économie et de l’économie du travail a été
d’identifier ces processus de ségrégation et de sélection, qui ont tendance à être
renforcés lorsque les postes ou les possibilités d’emploi sont rares. En fait, des emplois
de qualité très variable continuent de coexister au sein d’une même économie et
parfois au sein d’une même entreprise. En analysant ces questions, certains chercheurs
se réfèrent à la notion de « mauvais emplois » (ou de Bad jobs, en référence au débat sur
les Good jobs, bad jobs ; cf. Kalleberg, 2011) d’autres à des modalités de travail atypiques
ou flexibles, à des emplois de mauvaise qualité. Le débat sur la qualité de l’emploi est
d’ailleurs un des aspects importants des développements en économie du travail au
cours des dernières années. L’Institut de la statistique du Québec a fait un certain
nombre de travaux fort intéressants sur ce plan, montrant comment la qualité de
l’emploi des femmes, des travailleurs âgés ou d’autres groupes a pu évoluer au fil des
ans. Cette observation de qualité différenciée des emplois nous permet de confirmer la
vision institutionnaliste de la segmentation du marché du travail, ou des systèmes
d’emploi.
35
Il est clair que l’hypothèse ou l’idée d’un marché du travail composé uniquement de
« bons emplois », bien rémunérés, caractérisés par l’autonomie, la responsabilité, la
communication ouverte, des défis intellectuels et des relations de confiance va à
l’encontre des données qui montrent qu’au contraire, bien souvent, les jeunes, les
minorités visibles et les femmes (bien qu’elles aient progressé dans de nombreux
emplois professionnels et de gestion) n’ont pas un accès équitable à tous les bons
emplois. De fait, tant les pays développés que les pays en développement présentent
encore un bon nombre de « mauvais emplois ». La pandémie ayant accru la rareté de
main-d’œuvre, il semble que les mauvais emplois diminueraient en nombre, ou tout au
moins que beaucoup de personnes les ont laissés. Aux États-Unis, on évoque la ‘Grande
démission’ (The Great Resignation) pour traiter de ce nombre important de personnes
qui ont quitté ces emplois qu’ils jugeaient de mauvaise qualité. La tendance n’est pas la
même au Canada et au Québec, du moins pour le moment, et on verra comment les
choses évoluent dans les années à venir.
36
IE : L’enseignement de l’économie aujourd’hui est axé sur l’ambition du développement
d’une « science » de l’économie. La mathématisation par des modèles économétriques
semble orienter l’étude de l’économie vers sa capacité prédictive. L’économie réelle
peut-elle être objectivée ou encore l’analyse économique inclut-elle une part de
subjectivité ?
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391
37
Diane-Gabrielle Tremblay : Effectivement, un bon nombre de départements
d’économie optent pour la mathématisation, les modèles économétriques, plutôt que
pour une compréhension du monde du travail, ainsi que des institutions du marché du
travail. Pour ma part, si je trouve important d’avoir des données statistiques sur les
évolutions du travail et de l’emploi, la mathématisation extrême me semble à déplorer.
Comme l’ont indiqué des auteurs institutionnalistes, et surtout John Commons,
l’économie ne peut pas être apparentée à la physique ou à la biologie. On n’est pas dans
le même type de monde.
38
Pour moi, la socio-économie du travail ou l’approche institutionnaliste est plus
intéressante et pertinente, ces approches aident davantage à comprendre les réalités
du marché du travail. Ce n’est pas nécessairement une approche subjective, mais elle
prend en compte les institutions et les réalités du marché du travail, ou des systèmes
d’emploi, un terme qui serait en fait plus approprié, et qui est utilisé par les auteurs
institutionnalistes traitant de la segmentation du marché du travail et des marchés
internes du travail, qu’ils proposent de renommer « systèmes d’emploi » (Tremblay,
2016), pour justement mettre en évidence les facteurs qui influent sur ces systèmes.
39
IE : Vous avez orienté vos recherches en économie autour du thème de l’économie du
travail et ses petites sœurs, les relations industrielles et la gestion des ressources
humaines. Pourquoi ces domaines vous semblent importants ?
40
Diane-Gabrielle Tremblay : J’enseigne surtout dans des programmes en gestion des
ressources humaines ou relations industrielles, car mes cours d’économie du travail et
autres sont surtout offerts dans ces programmes, et je pense qu’il est important que les
étudiants comprennent les systèmes d’emploi ou le marché du travail réel, et non pas
seulement des modèles théoriques qui n’expliquent pas bien les faits observés. Aussi,
les théories institutionnalistes, et plus précisément celles de la segmentation et des
systèmes d’emploi me semblent plus pertinentes pour des analystes du marché du
travail, comme pour les étudiants en relations industrielles ou gestion des ressources
humaines. Les théories keynésiennes sont aussi utiles pour eux, pour une meilleure
compréhension des enjeux et relations macro-économiques.
41
Pour ce qui est de l’emploi, par le passé, les carrières ont le plus souvent été vues dans
le contexte des systèmes d’emploi ou de ce qu’on a aussi appelé des marchés internes
du travail, que l’on trouvait dans le contexte de grandes entreprises hiérarchiques,
souvent syndiquées, où l’on « monte » dans la hiérarchie au cours de sa carrière. La
mobilité horizontale et d’autres formes de mobilité ont reçu moins d’attention, en
partie parce que ces situations sont traditionnellement considérées comme des nonpromotions et, par conséquent, une absence de véritable carrière. Cela peut aussi être
dû au fait que les syndicats ont fortement adopté ce modèle de marché interne comme
archétype de carrière et de gestion des emplois dans les organisations. Cependant, ces
dernières années, le concept de carrière a évolué. Certains chercheurs ont parlé d’une
balkanisation des connaissances et de la différenciation dans les carrières, d’autres de
« carrières boundaryless » (Arthur et Rousseau, 1996), ou carrières nomades en français.
42
Comme il est impossible d’identifier une seule force dominante (que ce soit la
technologie ou la mondialisation) influant sur le contenu du travail et les formes
d’emploi, il est tout aussi difficile de déterminer quel sera l’avenir du travail. Alors que
certains évoquaient la diffusion de l’organisation « à haute performance » ou encore la
fin de la division du travail (en référence aux travaux de Kern et Schumann,) et de
l’avènement de l’enrichissement des contenus du travail pour tous, la réalité est
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392
beaucoup plus complexe. Je pense que la segmentation et la diversité des systèmes
d’emploi se maintiendront. On continuera de voir une diversité de situations d’emploi –
bonnes, mauvaises et mixtes. Le rôle de l’État et de ses institutions demeure majeur en
raison de l’incapacité évidente du marché libre à corriger par lui-même ces problèmes
de mauvais emplois ou de mauvaise qualité des tâches, ces enjeux d’iniquité et tant
d’autres qui subsistent en matière de travail et d’emploi.
43
Mes recherches récentes portent sur les enjeux organisationnels associés à l’économie
ou à la société du savoir. Les enjeux en matière de temporalités, conflits entre vie
professionnelle et vie personnelle, articulations possibles entre ces deux sphères sont
des enjeux majeurs en économie du travail et en économie politique. Je pense qu’il faut
étudier ces réalités en lien avec les théories traitant des parcours de vie (lifecourse) et de
l’articulation des temps sociaux tout au long du parcours de vie, mais aussi en lien avec
les changements dans l’organisation du travail ou les technologies (apparition de
l’intelligence artificielle par exemple, et ses effets sur le contenu du travail et le volume
de l’emploi.
44
IE : Au cours des dernières décennies, n’est-on pas passé d’un modèle fondé sur le
travail utilitaire où l’on travaille pour générer des revenus à un travail où c’est plus une
question identitaire ?
45
Diane-Gabrielle Tremblay : Premièrement, je dirais que les choses n’ont pas changé
pour tout le monde. On parle ici du Québec ou du monde développé surtout, mais il est
clair qu’une bonne partie de la planète, sans doute les deux tiers si on pense à l’Afrique,
à une bonne partie de l’Asie, ça reste encore un travail utilitaire pour gagner un revenu.
Même dans nos sociétés développées, il reste encore une bonne part de la population
pour qui le travail est d’abord et avant tout une simple source de revenus. Par contre,
c’est vrai qu’à partir des années 70 environ, c’est quand même une période où le taux
de chômage augmente, mais malgré tout on voit les gens souhaiter une meilleure
qualité de vie au travail. Il y avait des articles ou des livres à l’époque qui s’intitulaient :
« ne pas perdre sa vie à la gagner », « travailler 2h par jour » « la société des loisirs »,
donc il y avait cette aspiration à avoir plus de temps pour soi, à se développer comme
personne, alors qu’avant cette période-là, c’était rare et ça l’est encore
malheureusement pour beaucoup de personnes et ce, malgré la baisse du chômage et la
rareté de main-d’œuvre.
46
Par contre, beaucoup de personnes ont souhaité se développer dans leur travail, il faut
dire qu’on y passe tout de même beaucoup d’heures par semaine, par année et dans
toute une vie. On a donc cette aspiration à se développer, à s’épanouir dans son travail
comme dans le reste de sa vie privée. Pour certaines personnes, c’est même davantage
dans son travail parce que dans certains cas, il y a moins de possibilités dans la vie
privée ; à l’inverse des personnes qui ne peuvent pas ou en tout cas ont l’impression, de
ne pas pouvoir se développer et s’épanouir dans leur travail, vont souvent rechercher
beaucoup du côté de la vie personnelle et familiale des compensations ou des lieux
d’épanouissement.
47
La présence des femmes et des jeunes sur le marché du travail, je crois que cela a
renforcé la recherche d’identité, le fait de vouloir développer son identité à la fois dans
le travail et dans sa vie personnelle.
48
IE : Par contre, cela crée parfois des conflits aussi entre les deux sphères ?
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49
Diane-Gabrielle Tremblay : Les deux sphères de la vie me semblent vraiment très
importantes à intégrer dans l’analyse du travail et de l’emploi. C’est intéressant
aujourd’hui parce que, autant pour les femmes que pour les hommes, le fait d’avoir ces
deux sphères est souvent important, alors qu’auparavant les hommes étaient dans la
sphère publique, le travail salarié, la production, les femmes davantage dans la sphère
privée, la reproduction (de l’espèce humaine). Cela fait un moment déjà, depuis les
années 1960-70, qu’un certain nombre de femmes travaillaient déjà à l’extérieur, et on
peut dire même que le travail domestique était présent bien avant, même si ça n’était
pas rémunéré ni sur le marché du travail. Bien sûr dans la famille les femmes
travaillaient, mais le fait d’avoir maintenant un espace de vie professionnelle au-delà
de la vie simplement familiale ou personnelle, cela peut parfois donner lieu à des
conflits. Par ailleurs, certaines théories sur l’articulation vie professionnelle et vie
familiale-personnelle, ou conciliation emploi/famille, évoquent l’idée d’enrichissement
par la participation aux deux sphères, au lieu d’une seule. On peut parler de conflits de
rôles et de temps, mais il y a aussi un enrichissement associé au fait d’être présent dans
ces deux sphères. Cela apporte aux individus un enrichissement et cet enrichissement
de la vie professionnelle peut parfois servir à la vie familiale, comme inversement
l’enrichissement associé à la vie familiale et personnelle peut aussi favoriser ou
bénéficier à la vie professionnelle. Les auteurs de ces théories évoquent une évolution
assez positive de ce côté-là, même si dans certains cas on peut clairement parler de
difficultés ou de conflit entre les deux sphères.(Tremblay,2019, 2012)
50
IE : Et quand vous parlez d’enrichissement, vous ne parlez pas d’enrichissement
monétaire ?
51
Diane-Gabrielle Tremblay : Non, la théorie de l’enrichissement lié à la conciliation
emploi et vie personnelle familiale renvoie à l’idée que les deux sphères personnelles et
professionnelles ne sont pas nécessairement toujours ou seulement en conflit. Il y a
effectivement souvent des conflits de temps et conflits de rôles entre les deux sphères,
mais la théorie de l’enrichissement, c’est une autre théorie qui va plutôt mettre de
l’avant l’idée qu’il y a un enrichissement ou un épanouissement associé au fait de
mener de front les deux rôles et d’articuler les deux sphères et que chaque sphère peut
bénéficier à l’autre sphère. (Tremblay, 2019). On pourrait dire que le fait d’être présent
dans les deux sphères serait positif autant pour les hommes que pour les femmes.
52
Les femmes étaient très présentes évidemment dans la vie privée et familiale et elles
sont maintenant très présentes sur le marché du travail. L’inverse est vrai pour les
hommes, ou pour certains hommes, surtout depuis l’introduction du congé de paternité
au Québec. (Tremblay et Lazzari-Dodeler, 2015). Depuis les années 70, il n’y a pas
vraiment eu de recul, les femmes progressent, et les hommes ont eu accès à la vie
familiale et ont revendiqué ce rôle de père au Québec comme dans les pays nordiques
d’ailleurs (Suède, Norvège...). Ils ont revendiqué leur place dans la famille et pour
beaucoup d’entre eux, il semble que cela leur donne un meilleur équilibre ou en tout
cas une meilleure possibilité d’équilibrer leur vie globalement.
53
IE : Et pensez-vous que c’est le futur du monde du travail, que tout le monde peut en
arriver à se réaliser tant sur les plans professionnel et personnel ?
54
Diane-Gabrielle Tremblay : Ça semble être recherché par la majorité à l’heure
actuelle, dans les pays développés bien sûr, parce qu’il y a quand même des pays où l’on
peut être voir les choses un peu différemment, mais ça semble beaucoup évoluer de
cette manière. Il reste quand même du travail contraint, du travail peut-être pas forcé
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394
dans les pays développés, quoique c’est parfois un peu le cas dans l’économie de p lateforme (Uber, Deliveroo, etc.). Parfois, c’est tout simplement imposé par la situation
économique, mais dans les pays plus développés je pense qu’on va vraiment vers cette
vision où l’on considère que les deux sphères sont très valorisées, très souvent
valorisantes aussi pour les personnes, et que la plupart souhaitent participer aux deux
sphères, vie professionnelle et vie personnelle (qui peut inclure familiale et autres).
55
Ce qui est malheureux effectivement c’est que dans tous les milieux de travail, la
hiérarchie, les gestionnaires, les cadres ou les supérieurs immédiats ne permettent pas
toujours cet épanouissement au travail. Il semble que dans l’idéal, on tend vers un
épanouissement dans les deux sphères pour la plupart des individus. Avec la
progression des études et de l’activité féminine, il y a de moins en moins de femmes qui
souhaitent rester entièrement dans la vie familiale, mais les institutions familiales
(services de garde, congés de maternité et de paternité) permettent à toutes d’exercer
un certain choix, ce qui n’était pas le cas auparavant. Si l’on regarde les chiffres, il y en
a de moins en moins qui restent uniquement dans la sphère familiale ou personnelle ;
dans à peu près tous les pays développés, ce pourcentage est réduit. Par contre, ce que
je trouve important et ici, je reviendrais aux institutions du marché du travail c’est
l’idée de permettre à tous et toutes d’avoir des options, cette possibilité de prendre la
décision de s’investir tout autant dans les deux sphères, soit l’emploi et la vie
personnelle ou familiale, tout comme certains pourraient choisir de valoriser une
sphère plutôt qu’une autre. L’idéal serait de pouvoir faire ses choix tout au long du
parcours de vie, du moins si l’on se fonde sur une approche théorique qui est axée sur
les théories du parcours de vie.
56
Je pense que la vision qu’on avait auparavant, soit la vision ternaire ou l’on commence
par les études, puis on est sur le marché du travail et puis enfin, il y a un âge ou c’est la
retraite ‘couperet’ et à partir de cette date, on est exclu du marché du travail; cette
vision ternaire tend toutefois à disparaître et les différents temps ou activités de la vie
se chevauchent davantage (travail-études; travail-retraite partielle; retraite et retour
aux études). Certains pays ont encore des obligations de prendre la retraite, comme la
France, et je sais qu’il y a des gens qui vivent très douloureusement cette obligation de
quitter le marché du travail de manière aussi radicale.
57
Au Québec et au Canada nous avons des lois qui font que c’est considéré comme de la
discrimination selon l’âge et cela permet effectivement aux personnes de rester actives
sur le marché du travail ou en emploi ou dans un autre type d’activité, si elles le
souhaitent. C’est ce que plusieurs gens préfèrent, soit de pouvoir décider, déterminer
les pourcentages de temps ou nombre de jours par semaine qui seront affectés à
l’activité professionnelle et à l’activité personnelle ou familiale. Cette répartition du
temps peut être pensée à la fois sur une journée, une semaine, mais aussi sur l’ensemble
du parcours de vie. On voit par exemple des gens qui reviennent aux études après avoir
été sur le marché du travail. Ainsi, cette vision ternaire ‘ études-travail-retraite’,
reposant sur trois temps définis de manière linéaire, a été remise en question.
Maintenant il y a des gens qui font études, puis travail, ou retour aux études en
parallèle pour changer d’emploi, pour évoluer vers autre chose, puis retraite, retraite
partielle, retraite avec études, retraite avec bénévolat. Ainsi, pour la majorité des gens
il y a plus de possibilités d’arriver à un certain épanouissement parce qu’on a
davantage de sphères de vie où l’on peut développer ses compétences et ses plaisirs, ou
son bonheur, si l’on veut.
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395
58
IE : Oui c’est ça, ce serait l’idéal si on pouvait choisir le nombre d’heures travaillées par
semaine ou dans une année, est-ce utopique de penser cela ? Est-ce que vous pensez
que c’est utopique, ou que les employeurs vont nous permettre de choisir combien de
temps on travaille dans une année ?
59
Diane-Gabrielle Tremblay : Malheureusement l’organisation du travail s’est beaucoup
rigidifiée. En effet, si l’on regarde l’évolution historique du temps de travail, cela a
beaucoup évolué. Le temps de travail a diminué pendant un certain temps, puis s’est
arrêté. On est passés d’une période où les gens travaillaient à 6 ou 7 jours par semaine,
et de longues journées de 8 ou 9 heures, ce qui est encore le cas dans certains pays, mais
dans les pays développés on est passé de 7 à 6 jours, puis à 5 jours. De plus, le nombre
d’heures par jour a été limité, mais les données indiquent que cette réduction du temps
de travail s’est bloquée autour de 40 h dans le secteur manufacturier, et environ 35-37
heures dans le secteur des services, selon les secteurs. Par ailleurs, les femmes
continuent d’ajouter à ces heures de travail rémunéré, un grand nombre d’heures de
travail domestique, parental ou familial (Tremblay, 2019,2012).
60
C’est vrai qu’il y a beaucoup de résistance à une organisation du travail plus souple,
plus flexible. Parfois certains employeurs considèrent que ça n’est pas possible ou
refusent d’offrir plus de flexibilité ou une réduction d’heures. Mais si on regarde les
statistiques à ce sujet, on constate qu’il y a quand même une certaine fluidification des
horaires et des moments où l’on travaille. Le travail de 9 à 5 du lundi au vendredi, c’est
quelque chose qui existe encore, mais c’est de moins en moins la situation dominante.
On n’a qu’à penser à tous les secteurs de services de proximité, ou essentiels, qu’il
s’agisse de la santé, des services policiers, hôtellerie, restauration, il y a une grande
diversification des horaires et des durées du travail.
61
IE : Dans l’ensemble de vos travaux on peut en déduire certains thèmes récurrents.
Dans le domaine du travail par exemple, si l’intervention de l’État vous semble
nécessaire et utile, c’est du côté des entreprises plus directement que l’analyse est la
plus appropriée. Il semble transparaître que l’idée maîtresse de vos enquêtes pourrait
se résumer à ce qu’il est dans le meilleur intérêt des entreprises de développer le
« potentiel » humain de leur main-d’œuvre et de créer un environnement sécuritaire,
deux éléments importants pour favoriser l’innovation et l’esprit d’initiative, le
principal thème de l’approche de Schumpeter. Toutefois les entreprises ne semblent
pas en être conscientes et continuer de réfléchir comme au temps d’Adam Smith. Ce
portrait vous semble-t-il refléter votre idée de l’état de l’économie du travail ?
62
Diane-Gabrielle Tremblay : Je ne sais pas si je formulerais ainsi, en termes de
développement du potentiel humain, ou plutôt si je reprendrais la vision de Bartoli, et
son économie multidimensionnelle. Au cours des dernières années, le concept
d’autonomie au travail m’a beaucoup intéressée. Ce concept a fait l’objet de beaucoup
d’intérêt et de nombreux débats, notamment dans la foulée de l’application du ‘Lean
Management’ dans le secteur de la santé et le travail infirmier, mais aussi dans bien
d’autres secteurs ou professions. Un certain consensus s’est dégagé autour de la notion
générale d’autonomie, c’est-à-dire la capacité individuelle à faire ses propres choix audelà du contrôle des autres (Van Gelderen et Jansen, 2006), et de fait le concept
d’autonomie au travail reste polysémique. On peut définir trois facettes du concept :
l’autonomie de la méthode de travail (degré de choix des individus en ce qui concerne
les procédures/méthodes qu’elles utilisent), l’autonomie de l’horaire de travail (mesure
dans laquelle les travailleurs estiment pouvoir contrôler l’horaire et le calendrier de
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leurs activités de travail) et l’autonomie des critères (mesure dans laquelle les
travailleurs peuvent choisir ou modifier les critères utilisés pour évaluer leur
rendement), en suivant les travaux de Beaugh (1999), que je trouve fort pertinents pour
l’analyse de divers secteurs d’emploi ou professions, dont les infirmières, que j’ai
beaucoup étudiés depuis une quinzaine d’années (Tremblay 2014 notamment). Je
mentionne plusieurs secteurs d’activité et plusieurs professions dans mes réponses ; il
convient peut-être de souligner que nombre de mes recherches sont en fait des
recherches dites « partenariales » (Gillet et Tremblay, 2017), c’est-à-dire avec la
participation de divers partenaires, souvent des syndicats, des ordres professionnels,
ou d’autres organisations comme des grappes industrielles. Ces groupes peuvent
alimenter la recherche, aider à comprendre le contexte, les enjeux, sans toutefois
influer sur les résultats. Ici aussi, je tracerais un parallèle avec les travaux des
économistes institutionnalistes, qui cherchaient des solutions aux problèmes du
chômage, notamment.
63
D’autres auteurs avaient distingué l’autonomie stratégique, qui permet aux travailleurs
de choisir leurs objectifs et buts de travail, et l’autonomie opérationnelle, qui les
autorise à choisir les méthodes adéquates pour résoudre les problèmes ou atteindre des
cibles fixes. (Guérin et Lemire,1999 ; Tremblay et Genin, 2009)
64
D’autres encore préfèrent la notion de discrétion au concept d’autonomie du travail ,
notamment Gilbert de Terssac, un sociologue de travail avec qui j’ai travaillé (Terssac
(de) et Maggi 1996). Pour De Terssac, la discrétion fait référence à la liberté d’action par
laquelle les travailleurs peuvent choisir parmi différentes options, bien que dans un
environnement où il y a des contraintes. La notion de discrétion indique donc que
l’autonomie au travail est toujours limitée par des contraintes organisationnelles, ce
qui est cohérent avec les résultats de travaux sur le travail en équipe, qui indiquent que
l’interdépendance entre les membres d’une équipe est le premier facteur limitant
l’autonomie au travail. Tous ces travaux me semblent fort intéressants dans le contexte
de travail et d’emploi d’aujourd’hui, et on se rapproche ici de la socio-économie du
travail, dont mes travaux se rapprochent davantage au fil des ans. D’ailleurs,
j’appliquerais ces notions d’autonomie ou d’options ‘sous contraintes’ à l’analyse des
temporalités et des temps de travail et hors travail. Ils sont aussi contraints fortement
par les organisations, et c’est d’ailleurs source de stress important aujourd’hui.
65
D’autres chercheurs utilisent le terme de microémancipation pour définir les situations
dans lesquelles les travailleurs peuvent acquérir une certaine autonomie, une
autonomie marginale peut-être, et ces chercheurs vont d’ailleurs insister sur les limites
de l’autonomie au travail. (Alvesson et Willmott, 2002) Ces microémancipations
impliquent un relâchement des contraintes organisationnelles, mais s’accompagnent
d’une augmentation du stress et de l’insécurité de l’emploi, deux thèmes qui me
semblent tout à fait majeurs dans l’analyse des systèmes d’emploi ou du marché du
travail d’aujourd’hui. Par exemple, les travailleurs peuvent bénéficier d’une plus
grande flexibilité pour définir leurs méthodes de travail, mais doivent respecter des
paramètres stricts de qualité et de quantité, fixés par l’organisation. De plus, pour les
travailleurs autonomes, la relation employeur-employé traditionnelle est remplacée
par une relation interdépendante entre un client et un fournisseur et au cours des
dernières années, la relation d’emploi s’est encore complexifiée avec le travail de
plateforme, tout ce que l’on trouve autour de Uber, Deliveroo, Skip the Dishes, et autres
organisations du genre qui ont un effet majeur sur les emplois, ou plutôt le travail
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d’aujourd’hui, car la forme d’emploi n’est pas celle de salarié et l’insécurité et la
précarité y sont très fortes. Je travaille actuellement sur ce thème du travail de
plateforme, qui prend de plus en plus de place dans notre économie, comme dans bien
d’autres
66
IE : Vous enseignez l’économie à l’université TÉLUQ depuis trente ans, après un début
de carrière à l’université de Sherbrooke, et vous avez été témoin de la transformation
de l’orientation des universités québécoises vers l’approche néo-classique. Les cours
d’économie forment les décideurs publics et privés, orientent leur système de décision.
L’originalité de vos cours, sans tout à fait d’équivalent au Québec, consiste à enseigner
tout à la fois cette approche néo-classique et sa critique, notamment à l’aide des
approches de la régulation et de celle des institutionnalistes. Diriez-vous que le plus
important de votre tâche d’enseignement, au-delà de la transmission des connaissances
et de l’évaluation de leur maîtrise, est d’instiller le doute ?
67
Diane-Gabrielle Tremblay : Il ne s’agit peut-être pas seulement de susciter le doute,
ou je l’exprimerais autrement ; il s’agit davantage d’amener les étudiants à s’interroger,
et leur permettre de mieux comprendre les réalités à partir des différentes théories, car
ils pourront être confrontés dans leur emploi à des perspectives découlant de théories
orthodoxes ou néoclassiques, peut-être plus souvent même que de théories
hétérodoxes.
68
Mon cours et mon manuel d’économie du travail commencent par l’analyse des réalités
(précarité d’emploi, travail des jeunes, emploi des femmes, travail autonome, qualité de
l’emploi, etc.) pour ensuite interroger les théories, et mettre en évidence le rôle des
institutions. Dans ce contexte, je me situe dans le cadre des économistes
institutionnalistes, et dans la foulée des approches de la régulation pour la dimension
macro-économique. J’ai fait mon doctorat à l’Université de Paris I-Sorbonne, et l’école
de la régulation m’a influencée, comme j’avais été fortement influencée par l’école
institutionnaliste lorsque j’ai fait des cours de maîtrise à l’université McGill. Ce sont
donc les deux traditions de pensée économique qui sont dominantes pour moi, dans
mes travaux en général.
69
En ce qui concerne les transformations du travail, je m’inspire des travaux des
institutionnalistes pour me pencher sur les réalités de l’emploi, et je me suis donc
intéressée aux changements dans le travail du point de vue du contenu de l’emploi, de
l’autonomie, de l’engagement, des formes de travail et des questions d’articulation vie
professionnelle-vie personnelle. De ce point de vue, si certains manuels de sociologie ou
de socio-économie du travail ont mis de l’avant certaines avenues telles que
l’autonomie et l’engagement pour une meilleure compétitivité, et des concepts tels que
l’autonomie au travail et « l’organisation du travail à haute performance », il me
semble qu’il reste encore beaucoup à faire dans de nombreux milieux de travail. Aussi,
tout comme les institutionnalistes avaient à cœur de changer les réalités du chômage et
des relations industrielles, je trouve important de diffuser des résultats de recherche
qui peuvent influer sur la transformation du travail et de l’emploi, mais surtout tenter
de contrer les tendances négatives comme l’intensification du travail, l’allongement des
heures, le contrôle du travail et des travailleurs par exemple.
70
Il ne fait aucun doute, surtout si l’on regarde l’économie de plateforme ou le travail
infirmier, qui sont parmi mes objets de recherche actuels, qu’il y a encore beaucoup de
gens qui travaillent dans des emplois difficiles, sans autonomie, parfois mal rémunérée.
Aussi, beaucoup de ces personnes sont des femmes, dans des secteurs comme le
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commerce de détail, l’hôtellerie, la restauration et la santé, peut-être un peu moins
l’économie de plateforme, quoiqu’il y ait aussi des femmes dans ce secteur, dans des
créneaux précis, mais ce sont davantage des travailleurs immigrés. L’économie dite ‘du
savoir’ ou de la connaissance a également développé des emplois nomades, ou
précaires, car souvent occasionnels, ainsi que l’insécurité du revenu qui y est associée.
Enfin, les questions d’articulation vie professionnelle et vie personnelle sont devenues
un enjeu majeur de nos sociétés d’aujourd’hui, dans pratiquement tous les secteurs,
mais il semble que les entreprises n’ont pas encore pris toute la mesure des enjeux
majeurs ici et n’ont pas encore adapté les horaires et les heures de travail aux
exigences travail-famille-vie personnelle.
71
Donc pour conclure sur l’enseignement, ce transfert de connaissances est un élément
qui pour moi est vraiment une source de plaisir. De voir des gens se développer,
découvrir des nouvelles connaissances, apprécier d’acquérir ces connaissances, se
développer et devenir des personnes qui se réalisent elles-mêmes professionnellement
et personnellement, je trouve que c’est très satisfaisant. L’économie est souvent
rebutante pour des étudiants en relations industrielles ou en gestion des ressources
humaines. Par exemple, il y a des étudiants qui sont rebutés au début du cours
(obligatoire), mais qui en fin de session, me disent ou m’écrivent : « Ah l’économie du
travail, l’économie, je croyais que c’était complexe, ardu, pénible et pas intéressant » et
c’est un grand bonheur pour moi quand ils disent à la fin : « Finalement, j’ai compris
beaucoup de choses, emploi, chômage, salaires, etc., j’ai très bien compris l’économie
du travail, le marché du travail et finalement je trouve ça passionnant ». C’est
important pour moi, car dans leur emploi, ils pourront être confrontés à des
perspectives découlant de théories orthodoxes ou néoclassiques, plus souvent même
que de théories hétérodoxes. Donc c’est important qu’ils aient été sensibilisés à ces
modes d’analyse et qu’ils soient en mesure de comprendre leur organisation, de faire
des analyses, des propositions originales. Mes recherches alimentent aussi beaucoup
mon enseignement, de sorte que les cours sont alimentés par l’actualité, par les
résultats de recherche.
Entretien réalisé par Nathalie Marceau et David Rolland, décembre 2021.
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NOTES
1. Sur ce modèle, voir Diane-Gabrielle Tremblay et David Rolland, Gestion
des
ressources humaines : typologies et comparaisons internationales. Québec, Presses de
l’université du Québec, 2019.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
401
Développer l’économie féministe
Entretien avec Sylvie Morel
Developing Feminist Economics
Sylvie Morel est économiste et professeure retraitée associée au Département des
relations industrielles de l’Université Laval. Ses recherches portent
essentiellement sur les politiques publiques de l’emploi, la sécurité sociale et la
théorie économique – l’économie institutionnaliste commonsienne et l’économie
féministe. Elle a collaboré à plusieurs réseaux de recherche féministes, en lien,
notamment, avec les groupes de femmes et est actuellement membre du Réseau
québécois en études féministes (RéQEF). Signataire du Manifeste pour un Québec
solidaire (2005), elle a co-fondé le site Économie autrement, qui était dédié à la
promotion de l’économie hétérodoxe. Elle a aussi siégé au comité de direction du
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402
Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE), rattaché au Ministère du
Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS), et milité au RéCI, le comité
femmes des Organisations unies pour l’indépendance (OUI Québec).
1
Interventions économiques : Professeure Morel, merci d’avoir accepté cette entrevue.
Commençons par une première question sur la place des femmes en économie, celles-ci
sont, comme vous le savez, trop peu nombreuses, ce que confirme d’ailleurs le fait que,
jusqu’à présent, seules deux femmes ont obtenu le « Prix Nobel d’économie », et ce très
récemment d’ailleurs. Pouvez-vous rapidement dresser un état des lieux à cet égard ?
2
Sylvie Morel : L’économie est une discipline qui demeure très fermée aux femmes. La
résistance à la féminisation y est élevée et persistante, un anachronisme évident quand
on voit comment a évolué la situation, à cet égard, dans de nombreuses disciplines.
Cette sous-représentation des femmes est démontrée par de nombreuses recherches,
même si le portrait peut fortement différer selon les pays 1.
3
Évoquons ici – et cet exemple montre bien à quel point la reconnaissance de ce
problème n’est pas un fait récent – la création, en 1971, par l’American Economic
Association (AEA), d’un comité permanent sur la question : le Committee on the Status of
Women in the Economics Profession (CSWEP), dont la mission est de promouvoir les
carrières et de suivre les progrès des femmes économistes dans les universités, les
organismes gouvernementaux et ailleurs2. Le CSWEP examine, depuis 1972, la présence
des femmes dans les départements d’économie aux États-Unis 3 : à partir de 1993, il a
mené cet exercice annuellement auprès de 250 de ceux-ci4. Le rapport de 2017 révèle
que les femmes représentaient alors « 32 % des doctorants en économie, 23 % des
enseignants-chercheurs en tenure-track, 29 % des professeurs assistants, 26 % des
professeurs associés et 14 % des professeurs permanents » 5. Comme le soulignent les
auteurs, ces données montrent bien que, plus on gravit les échelons dans la hiérarchie
universitaire, plus la minorisation des femmes se confirme. Cela sans compter le fait
que cette sous-représentation des femmes est encore plus accusée dans les universités
les plus prestigieuses, indiquent-ils.
4
La base de données constituée par le groupe Research Papers in Economics (RePEc)
représente une autre source d’information au sujet de la représentation des femmes en
économie. Y sont répertoriés des dizaines de milliers d’auteurs de documents de
recherche dans ce domaine dans le monde6. Anne Boring et Soledad Zignano7. ont
extrait du rapport de 2017 les résultats suivants : les femmes représentent 19 % de la
profession d’économiste en moyenne dans le monde et de fortes disparités existent
entre les régions du monde et les pays à cet égard. La part des femmes dans la
profession d’économiste est supérieure à la moyenne mondiale en Europe (Italie 30 % ;
Espagne 27 % ; France 26 % ; Roumanie 52 %) alors que l’on observe l’inverse dans les
pays anglo-saxons (États-Unis 16 % ; Royaume-Uni 18 %) et, plus encore, au Japon, en
Chine et en Inde (6 %). Au Canada, toujours à partir des données du RePEc, Judy
Lafrenière rapporte que 14,3 % des publications qui y sont enregistrées sont
attribuables à des femmes8. Dresser un portrait de la situation au Québec serait très
certainement un exercice à réaliser.
5
Outre le fait de dénombrer les femmes dans les départements de sciences économiques
ou les publications en économie impliquant des femmes, il faut aussi examiner, pour
évaluer la place de celles-ci dans la discipline, dans quels domaines de spécialisation
elles se dirigent quand elles y étudient, une ségrégation professionnelle plus fine étant
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403
à l’œuvre ici. Ainsi, les femmes optent souvent pour l’économie du travail, l’économie
de la famille ou encore l’économie du développement, mais délaissent les champs
associés, notamment, à l’argent, comme l’économie financière 9. Ici, l’analyse de genre
s’avère particulièrement éclairante tant elle touche des champs de pratique considérés
comme étant particulièrement prestigieux, tel celui de la gouvernance de la politique
monétaire10.
6
Il n’est pas inintéressant à cet égard de relater brièvement les évènements entourant la
dernière nomination à la tête de la Banque du Canada (BC). En mai 2021, Tiff Macklem
devient le 10e homme à gouverner cette institution depuis sa fondation. Pourtant le
numéro deux de la BC, la sous-gouverneure principale Carolyn A. Wilkins, « se
retrouvait haut sur la liste des potentiels successeurs à Stephen Poloz » 11. Un organisme
voué à une meilleure représentation des femmes dans les instances décisionnelles
déplore une occasion manquée de doter la banque centrale de sa toute première
gouverneure : « Ça aurait été une formidable opportunité, surtout sachant qu’il s’agit
d’une femme qui a quand même un parcours exceptionnel, qui a réussi à se positionner
avec brio au sein de la banque », déclare Caroline Codsi, la présidente et fondatrice de
l’organisme La Gouvernance au féminin. Et l’article de se poursuivre comme suit :
« Mme Wilkins présentait, selon elle, un « choix tout naturel » pour le gouvernement
de Justin Trudeau, qui se présente comme résolument féministe ». Il faut préciser que
Carolyn A. Wilkins, qui avait œuvré durant 20 ans à la BC, avait récemment mené
l’élaboration et la mise en œuvre des programmes d’achat d’actifs de la Banque 12. Pour
Caroline Codsi, cette décision témoigne « d’une frilosité face aux candidatures
féminines en temps de crise », la nomination de Tiff Macklem ayant été justifiée par le
fait « qu’il était davantage perçu comme une valeur sûre en période d’incertitude
économique »13. En septembre 2020, Carolyn A. Wilkins avait annoncé qu’elle ne
solliciterait pas un second mandat (de sept ans). Elle a finalement démissionné trois
mois plus tard14. En juillet 2021, la BC a nommé Carolyn Rogers pour la remplacer.
Éternelles numéro 2 !
7
IE : Quelles sont les raisons qui pourraient expliquer selon vous une telle minorisation
des femmes en économie ?
8
Sylvie Morel : On peut en évoquer de nombreuses. Les femmes peuvent se sentir loin
de l’économie parce qu’elles en redoutent l’hermétisme, comme nous avons pu le
constater, Ruth Rose15 et moi, dans le cadre d’une formation sur la théorie économique
à l’intention de militantes féministes16, que nous avons donnée de 2004 à 2006.
S’observait aussi une certaine incompréhension de la part de ces militantes de ce qu’est
le contenu de cette discipline (cela dépasse largement le cas des femmes et est fort
compréhensible, vu la manière dont cette dernière est souvent présentée sur la place
publique), ce qui pourrait peut-être partiellement expliquer la distance qu’elles
disaient éprouver face à l’économie : cette dernière leur paraissait beaucoup plus être
une affaire de chiffres, d’argent ou de comptes à faire balancer, qu’une science portant
sur les questions touchant leurs préoccupations quotidiennes, tournées vers les enjeux
de travail et d’emploi, de distribution des revenus et d’équité salariale, d’articulation
emploi-famille-études et autres, de politiques publiques, de pauvreté, de précarité, de
justice ou encore de sécurité économique, par exemple.
9
Nombreuses et nombreux sont aussi les économistes féministes à pointer, pour
expliquer le manque d’attrait que recèle cette discipline pour les étudiantes, le fait que
l’approche néoclassique soit devenue, de façon prédominante, synonyme de formalisme
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404
économique, réduisant ainsi le champ des propositions et des construits analytiques à
l’unique matériau susceptible de se prêter à un tel traitement (ou les mathématiques et
l’économétrie utilisées comme une fin en soi plutôt que comme un moyen parmi
l’ensemble des méthodologies mobilisables pour la recherche). Cela d’autant plus qu’on
observe toujours une sous-représentation des filles dans les sciences dites dures
(mathématiques, ingénierie et physique), comme l’indique Maryse Lassonde, directrice
scientifique du Fonds de recherche du Québec (Nature et technologies) et présidente de la
Société royale du Canada17. À noter qu’aux États-Unis, les femmes ne constituent que
25 % de la main-d’œuvre dans les métiers liés à la science, l’ingénierie, l’informatique
ou les mathématiques (National Science Foundation, 2006)18.
10
L’approche néoclassique, avec sa méthodologie déductive et ses questions absconses,
peut aussi éloigner des publics qui cherchent avant tout des clés de compréhension du
fonctionnement de l’économie19. C’est un motif retenu par Ruth Rose pour expliquer
que plusieurs étudiantes choisissent de ne pas s’inscrire au doctorat en économie 20.
Pour intéresser plus de femmes aux études de troisième cycle dans ce domaine, trop
axé sur les méthodes économétriques, elle estime qu’il faut transformer l’approche
méthodologique. Il y a aussi la culture de cooptation en pratique dans les départements
universitaires qui conduit, dans une certaine mesure, à reproduire les affiliations
théoriques et profils de recherche existants : les étudiantes qui, malgré les obstacles
précités, décident tout de même d’entreprendre des études de troisième cycle en
économie sont défavorisées, explique Ruth Rose, quand elles voient les départements
d’économie, lors des embauches, privilégier les économètres, en « écartant parfois de
solides candidatures féminines »21 ; j’ajoute que cela concerne aussi, au Québec, les
économistes hétérodoxes, plusieurs d’entre nous ayant en tête des histoires
personnelles pour appuyer ce constat22. Durant les années 2000, on a observé aux ÉtatsUnis que si entre 30 % et 35 % des doctorats en économie étaient décernés à des
femmes, elles sont moins de 15 %, comme on l’a vu plus haut, à être promues au rang de
professeur titulaire (full professor)23.
11
Cela renvoie aussi à des processus pernicieux de discrimination à l’encontre des
femmes survenant en amont et ayant trait aux codes culturels genrés en vertu desquels
les sciences, telles que l’économie, feraient davantage appel à des qualités
prétendument « naturellement » masculines24. Emmanuelle Auriol du réseau « Women
in Economics » au sein de la European Economic Association (EEA), parle ainsi de la sousreprésentation des femmes dans le domaine économique comme étant due à « un
ensemble complexe de causes pouvant relever de la misogynie, du conservatisme, des
biais inconscients ou des obstacles institutionnels » 25. Car, outre l’effet de processus
discriminatoires inintentionnels, sont à l’œuvre encore aujourd’hui des préjugés et des
attitudes ouvertement sexistes à l’égard des femmes. On cite fréquemment à cet égard
les travaux de recherche d’une étudiante de l’Université de Berkeley en Californie, Alice
Wu26, dont les résultats, amplement médiatisés, ont fortement secoué le milieu et
l’opinion publique américaine, tant le caractère offensant de la culture machiste des
économistes aux États-Unis s’y révélait de manière éclatante 27. Enfin, le manque de
modèles pour les plus jeunes peut entretenir une sorte de cercle vicieux par lequel se
reproduit la minorisation des femmes dans la discipline. Comme vous l’avez dit, il y a
uniquement deux, non pas « Prix Nobel », mais « prix de la Banque de Suède en
sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel »28 décernés à ce jour à des femmes :
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405
Elinor Ostrom, en 2009, pour sa contribution concernant « les communs » et Esther
Duflo, en 2019, pour ses recherches en économie expérimentale traitant de la pauvreté.
12
Sur une note plus optimiste, il est intéressant de constater que des efforts se font jour,
au-delà des cercles féministes, pour donner une meilleure visibilité à la contribution
des femmes économistes ou encore de l’économie féministe. Par exemple, la Revue de la
Régulation a publié, au printemps 2019, un numéro spécial intitulé Déployer les études de
genre en économie politique, tout comme la revue Alternatives Economiques a fait paraître
un dossier sur Ces femmes qui ont transformé l’économie et ont été oubliées (no 403), en
juillet 2020, présentant 20 portraits de femmes économistes méconnues ou oubliées. Les
idées féministes sur l’importance de briser le plafond de verre semblent aussi faire leur
chemin dans l’arène politique. Pensons aux nominations remarquées de femmes dans
l’équipe économique de Joe Biden : Janet Yellen au secrétariat au Trésor (qui, il faut le
mentionner aussi, était auparavant gouverneure de la Réserve fédérale américaine) ;
Neera Tanden à la direction de l’Office of Management and Budget (qui s’est retirée du
processus de nomination en mars 2021) ; elle aurait été la première femme de couleur
et d’origine sud-asiatique à occuper une telle fonction ; Cecilia Rouse, économiste à
l’Université de Princeton et première Afro-américaine à diriger le Council of Economic
Advisers (CEA), composé des trois économistes chargés de conseiller le président en
matière de politique économique ; Heather Boushey, qui agit depuis longtemps à titre
de conseillère économique auprès de Joe Biden, comme membre du CEA ; et Katia Tai,
nommée au Bureau du représentant américain au commerce (en anglais, l’USTR pour
United States Trade Representative), qui, en tant que représentante au Commerce et
membre du cabinet présidentiel, dirigera la politique commerciale internationale des
États-Unis29. Sans pouvoir être qualifiées de féministes, ces nominations n’en semblent
pas moins refléter une confiance nouvelle dans la capacité des femmes à occuper des
postes de pouvoir liés à la conduite de la politique économique. À une autre échelle, au
Canada, n’y a-t-il pas aussi la ministre des Finances, Chrystia Freeland, qui a
officiellement fait une profession de foi féministe (tout comme le premier ministre
Justin Trudeau) lors du dépôt du budget30, pour la première fois rédigée par une femme,
à la Chambre des communes en avril 202131 ? L’annonce, le 26 octobre 2021, de la
composition paritaire (pour la troisième fois) du cabinet Trudeau va dans le même
sens32. Et ce ne sont que quelques exemples de cette percée croissante des femmes dans
le monde politique.
13
IE : Venons-en maintenant tout particulièrement au cas du Québec. Malgré la faible
présence des femmes dans la discipline, un certain nombre de femmes ont néanmoins
marqué l’économie et la politique économique tant au Québec qu’au Canada. Je pense
notamment à Kari Levitt et à Sylvia Ostry, ou encore à Diane Bellemare, Ruth Rose, Lise
Poulin-Simon, Ginette Dussault, Diane-Gabrielle Tremblay et, bien entendu, à vous.
14
Sylvie Morel : Il est tout à fait juste de dire que les femmes ont marqué la théorie
économique et les politiques publiques au Québec et au Canada. Elles l’ont fait, soit en
laissant leur marque, par l’ampleur de leur contribution, dans ce domaine hautement
masculin, soit en contribuant à la constitution du champ d’études de l’économie
féministe. Les économistes que vous identifiez sont exemplaires à cet égard ; nombre
d’entre elles ont d’ailleurs une réputation qui dépasse largement les frontières
québécoises et canadiennes.
15
C’est incontestablement le cas de Kari Polanyi Levitt et de Sylvia Ostry, dont on a dit
qu’elles avaient « marqué les débats économiques qui ont accompagné la définition des
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
406
politiques publiques et la coopération économique internationale au XX e siècle » 33 ;
toutes deux ont d’ailleurs côtoyé Joan Robinson34, élève et critique de Keynes.
Professeure émérite de l’Université McGill35, Kari Polanyi Levitt a fortement contribué à
la consolidation de l’économie du développement (elle m’a enseigné cette matière
quand j’étais étudiante à la maîtrise en économie à l’Université Mc Gill) et aux
recherches sur la souveraineté économique et, plus récemment, sur la financiarisation
de l’économie globalisée et l’histoire des faits économiques 36. Dans son ouvrage le plus
connu, publié en 1970 (et réédité en 2003), Silent Surrender : The Multinational Corporation
in Canada – paru, en 1972, sous le titre La capitulation tranquille : les multinationales –
pouvoir politique parallèle ? –, elle explique, à partir d’une analyse des investissements
étrangers au Canada, comment ce pays a été progressivement dépossédé de ses leviers
de pouvoir sur le plan économique. Le rayonnement international de Kari Polanyi
Levitt se vérifie particulièrement quand, dans la mouvance des travaux des théoriciens
de la dépendance (Samir Amin, Celso Furtado, André Gunder Frank, etc.), elle innove
dans ce champ de l’économie du développement, en théorisant, avec Lloyd Best,
économiste trinidadien et professeur d’économie à la University of West Indies, le
modèle de l’économie des plantations : la question du colonialisme et de la traite des
esclaves est ainsi introduite dans les études économiques de la région caribéenne 37. Elle
continue d’agir comme passeuse de l’œuvre de son père, le grand spécialiste hongrois
de l’histoire et de l’anthropologie économiques, Karl Polanyi, dont les archives sont
mises à disposition du public à l’Institut d’économie politique Karl Polanyi, basé à
l’Université Concordia, à Montréal, et dont elle est présidente honoraire. J’ajoute que ce
travail est également mené par Marguerite Mendell, directrice du comité exécutif de
cet institut et autre économiste féministe connue internationalement pour ses
recherches dans le champ, notamment, de l’économie sociale.
16
Économiste d’origine manitobaine qui a étudié, notamment, à l’Université McGill,
Sylvia Ostry – née Knelman – est également une figure d’exception au Canada et bien
au-delà de ce pays. Durant sa longue carrière, elle s’est illustrée dans le monde
universitaire, mais surtout dans la haute fonction publique et dans les grandes
institutions internationales. Elle a fait œuvre de pionnière avec son ouvrage The Female
Worker in Canada, publié en 1968, dans lequel on trouve une analyse statistique de
l’évolution de l’emploi des femmes au 20e siècle 38. En 1972, elle est nommée
statisticienne en chef de Statistique Canada par le premier ministre d’alors, PierreElliot Trudeau, nomination faisant d’elle « la première femme au pays à occuper une
responsabilité de sous-ministre »39. Elle réformera en profondeur la culture
organisationnelle de Statistique Canada en montrant l’importance de contextualiser les
données statistiques au moyen d’analyses facilitant leur compréhension 40. C’est ainsi,
estime-t-on, qu’elle a influencé, au Canada, le processus d’élaboration des politiques
publiques, bien que cet impact vienne aussi de la direction du Conseil économique du
Canada qu’elle a assumée après son départ, en 1975, de Statistique Canada 41. Son legs
est fortement marqué par son implication sur le plan des relations économiques
internationales : à l’Organisation de coopération et développement économiques
(OCDE), où elle dirige le département des statistiques et de l’analyse économique, dans
le cadre des négociations entourant les sommets du G7, où elle agit à titre de
représentante personnelle du premier ministre Mulroney, et dans la négociation de
nombreux accords commerciaux entre le Canada et d’autres pays, dont celles qui ont
mené à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Elle
favorise le renforcement du multilatéralisme et plaide, entre autres, pour une réforme
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407
de l’OMC qui mènerait à une plus grande adhésion des pays en développement à ce
système42.
17
Diane Bellemare et Lise Poulin Simon, détenant toutes deux un doctorat de l’Université
McGill, sont des économistes qui ont fortement marqué le monde du travail au Québec.
Je garde d’elles un vif souvenir puisque c’est sous leur supervision que j’ai débuté mes
activités de recherche en 1981 (au Laboratoire de recherche sur la répartition et la
sécurité du revenu (LABREV)) et que la première a co-dirigé mon mémoire de maîtrise
portant sur l’impact discriminatoire des pénuries d’emploi sur les femmes. Durant les
années 1980, Diane et Lise ont été à l’avant-plan, comme chercheures, professeures et
par leur implication dans le milieu, de la défense des politiques de plein emploi au
Québec. Leur legs est, à cet égard, mémorable. En 1982, le Québec est plongé dans une
profonde récession économique. Leur ouvrage Le plein emploi : Pourquoi ?, paru l’année
suivante43, devient alors vite un incontournable pour quiconque s’intéresse aux
politiques publiques de l’emploi au Québec. Elles y soulignent, notamment, le
défaitisme ambiant face au chômage, le fait que les gouvernements canadiens n’ont
jamais mené une véritable politique de plein-emploi, malgré la rentabilité économique
de celle-ci, et le rôle que pourraient jouer les provinces en matière de politique de
stabilisation. L’impact discriminatoire du chômage, notamment sur les femmes, est
aussi examiné dans ce livre. Suivra, quelques années plus tard, le deuxième tome
portant, cette fois, sur « le comment » : Le défi du plein emploi – un nouveau regard
économique44. Les auteures y soutiennent que le plein emploi est, non seulement
rentable, mais réalisable, et qu’il y aurait intérêt, pour développer une stratégie de
plein emploi, à prendre appui sur un argumentaire keynésien renouvelé et à s’inspirer
de l’expérience de pays de tradition néo-corporatiste (Autriche, Norvège, Suède,
Allemagne) ayant privilégié des pratiques de concertation. Ces publications ont mené à
des formations en milieu syndical et – c’est ce dont on se souvient surtout – au Forum
pour l’emploi (1987-1996), qu’elles ont participé à créer, une initiative sociale et
politique majeure qui a réuni les grands acteurs des milieux patronal, syndical,
communautaire et autres : le Sommet pour l’emploi de 1989 en est le moment
marquant. Lise Poulin Simon a aussi travaillé à développer la concertation à la Table
nationale de l’emploi et au Secrétariat à la Concertation45. Il faut dire qu’elle avait deux
jeunes enfants lorsqu’elle s’était engagée dans des études universitaires en sciences
économiques, dénotant chez elle un grand courage et une forte détermination, comme
on l’a, à juste titre, souligné dans un hommage à sa mémoire 46, son décès, en août 1995,
ayant mis un terme à sa carrière de professeure au département des relations
industrielles de l’Université Laval. Quant à Diane Bellemare, elle a également endossé
de nombreux autres mandats : membre, notamment, du Conseil économique du Canada
et du Conseil national de la statistique, présidente et directrice générale de la Société
québécoise de développement de la main-d’œuvre (SQDM) puis présidente de la
Commission des partenaires du marché du travail – prenant part ainsi aux négociations
portant sur l’entente sur le marché du travail entre le Québec et le gouvernement
fédéral –, responsable du périodique La minute de l’emploi du Fonds de solidarité du
Québec, première vice-présidence, entre autres, du Conseil du patronat jusqu’à ses
implications dans l’arène politique, deux fois comme candidate aux élections
provinciales pour l’Action démocratique du Québec (ADQ) et à titre de sénatrice depuis
201247.
18
Ginette Dussault, qui a été ma collègue de travail au département des relations
industrielles de l’Université Laval – économiste féministe hétérodoxe dont la carrière
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408
ne s’est pas déroulée au sein d’un département de sciences économiques, quel
hasard ! –, est insuffisamment reconnue dans le monde de l’économie féministe.
Pourtant, elle a participé au développement de la problématique de la discrimination
en emploi envers les femmes, notamment par ses travaux de recherche doctorale – sa
thèse, déposée à l’Université McGill, s’intitule La discrimination sur le marché du travail : le
cas des employés de bureau à Montréal48. Elle y étudie l’influence des valeurs sociales sur
l’allocation des emplois à partir des dynamiques impulsées par le phénomène de
pénurie d’emploi et le rationnement qu’il engendre. Chercheuse syndicale durant cinq
ans, avant de se joindre à l’Institut de recherche appliquée sur le travail (IRAT),
Ginette – qui a développé de nombreux projets de formation et collaborations de
recherche avec les organisations syndicales – a publié sur des sujets (ségrégation
professionnelle, équité salariale49, coûts du chômage, etc.) qui ont concouru à éveiller
les esprits sur des enjeux fondamentaux en matière de politiques publiques
antidiscriminatoires, dont les lois sur l’équité salariale au Canada et au Québec. Elle a
aussi travaillé de près avec Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, notamment en
présentant un essai à la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, présidée par la
juge Rosalie Silberman Abella50 : les auteures préconisent que des programmes d’accès à
l’égalité soient partie intégrante d’une politique de plein emploi. Elle a aussi réactualisé
les travaux sur les coûts du chômage en mettant à jour les données du tableau « La
répartition des coûts économiques du chômage pour les groupes », qui figurait dans
l’ouvrage Le plein-emploi : Pourquoi ?51. Durant les années précédant son décès, Ginette,
économiste institutionnaliste, travaillait à la rédaction d’un ouvrage portant sur J. R.
Commons, efforts qui, fort malheureusement, n’auront pas eu le temps d’aboutir.
19
J’ai déjà parlé de Ruth Rose, économiste féministe, diplômée, notamment, de
l’Université de Californie à Berkeley, qui a enseigné à l’UQAM pendant 35 ans 52 : elle m’y
a enseigné au baccalauréat. La contribution exceptionnelle des travaux de Ruth
concernant les femmes est clairement reconnue au Québec53, car ses implications au
sein de la société québécoise sont innombrables. Parmi ses réalisations, elle a été
membre de plusieurs conseils ou comités gouvernementaux, dont le conseil
d’administration du Régime québécois d’assurance parentale, le Comité consultatif sur
l’équité salariale (où elle continue de siéger à titre de représentante des travailleuses
non syndiquées) et la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics
du Québec. Elle continue d’œuvrer dans la recherche54 et la consultation, notamment
auprès du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) et des
coalitions, comme la Coalition pour la conciliation travail-famille études (CCTFE) 55. On
peut dire sans risquer de se tromper que Ruth Rose est l’économiste féministe qui a le
plus apporté au mouvement des femmes québécois : comme elle le dit elle-même, « elle
s’est donnée comme vocation la recherche-action avec les groupes de femmes, des
organismes communautaires et le mouvement syndical ». Il n’est donc pas surprenant
qu’elle ait été récipiendaire du prix Idola-Saint-Jean, décerné par la Fédération des
femmes du Québec, et nommée Chevalière de l’Ordre national du Québec en juin 2011,
en reconnaissance de ses recherches effectuées principalement pour les groupes de
femmes dans les domaines de la politique familiale, la fiscalité, l’assurance-emploi, les
régimes de retraite et le travail des femmes.
20
La contribution de Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de
l’administration de l’Université Téluq, est marquante dans le champ de l’économie du
travail hétérodoxe au Québec, champ d’études qu’elle a fouillé à partir d’un large
éventail de sujets (gestion de la main-d’œuvre, organisation du travail, aménagement
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409
et réduction du temps de travail, précarité en emploi, concertation, formation,
télétravail, etc.), sans parler de ses contributions dans les domaines de l’économie
régionale, du développement local, de la politique industrielle, etc. La perspective de
genre traverse l’ensemble de ses recherches. Par exemple, dans le cadre de sa thèse,
déposée à l’Université de Paris 1 et consacrée à l’étude des dynamiques d’innovation
dans le secteur bancaire56, elle analyse la ségrégation occupationnelle qui y prévaut. Ces
recherches la conduisent à collaborer à un réseau féministe pionnier en France sur les
enjeux relatifs à l’articulation entre système productif et structures familiales et sur les
méthodologies des approches comparatives hommes/femmes, l’Atelier ProductionReproduction (APRE)57. Elle a aussi travaillé avec Diane Bellemare, Lise Poulin-Simon et
Ginette Dussault, ayant signé avec elles, notamment, un article dans lequel leur
perspective théorique institutionnaliste est présentée58. Son dossier de réalisations en
recherche est hors du commun, marqué par d’importantes responsabilités de
direction – Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de
l’économie du savoir depuis 2002, ARUC (Alliance de recherche universitécommunauté) sur la gestion des âges et des temps sociaux, pour ne m’en tenir qu’à ses
mentions actuelles –, de nombreuses collaborations internationales – projets de
coopération internationale59, enseignements comme professeure invitée, participation
à des comités de rédaction de revues scientifiques, etc. – ainsi que de très nombreuses
publications – notamment, plus de 25 ouvrages à son actif, à titre d’auteure unique ou
en co-direction60. À noter que nous avons co-dirigé ensemble – nous nous connaissons
depuis le baccalauréat – un numéro spécial d’Interventions économiques, Femmes et
économie, qui a été publié, en 1988, avec des articles signés, notamment, par Ginette
Dussault, Marie-Thérèse Chicha, Ruth Rose et nous-mêmes.
21
Nul doute que ma réponse à votre question est déjà très longue, mais, si vous me
permettez, j’aimerais identifier quelques autres Québécoises qui ont contribué à
l’avancement de l’économie féministe, quitte à donner des noms en rafale pour ne pas
indûment allonger le propos. Je pense ainsi à des économistes féministes comme MarieThérèse Chicha, professeure à l’École des relations industrielles de l’Université de
Montréal, spécialiste des politiques antidiscriminatoires (équité salariale, équité en
emploi, gestion de la diversité) et d’immigration61 ; Cécile Sabourin, professeure
retraitée de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), qui a travaillé,
entre autres, au Chantier « Femmes et économie » de l’Alliance pour un monde
responsable, pluriel et solidaire62 et sur l’écoféminisme durant les années 1990 63 ; ou
encore, au-delà de la sphère académique, Francine Lepage64 et Anne Gauthier 65,
économistes au Conseil du statut de la femme du Québec, organisme créé en 1973 par le
gouvernement du Québec. Des femmes économistes se sont aussi illustrées dans le
milieu syndical : Monique Audet, France Laurendeau, Raymonde Leblanc et Josée
Lamoureux, pour n’en nommer que quelques-unes.
22
Enfin, s’agissant des apports d’autres sciences sociales au développement de l’économie
féministe, je pense, en particulier, aux travaux de sociologues féministes qui ont
incontestablement été des sources théoriques et empiriques essentielles pour enrichir
la réflexion féministe québécoise en économie du travail, à savoir Francine Barry 66,
Colette Bernier67, Bettina Bradbury68, Hélène David69, Francine Descarries70, Ginette
Legault71, Marie Lavigne, Jennifer Stoddart et Yolande Pinard72 ainsi que Louise
Vandelac73. Et tout cela reste bien fragmentaire parce qu’entre autres raisons, je n’ai
pas touché mot des économistes des plus jeunes générations, des économistes
anglophones (ou si peu) ou encore des chercheures des autres disciplines. Il y aurait
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
410
sûrement lieu de mener une recherche approfondie pour rendre compte de manière
moins partielle et partiale de l’étendue des réalisations en économie féministe au
Québec.
23
IE : Professeure Morel, pourriez-vous précisez ce que vous entendez par économie
féministe ?
24
Sylvie Morel : Dès le départ, on se heurte à une question très complexe, à savoir
comment délimiter le champ théorique couvert par l’économie féministe. Mais
commençons par le début. Dans un texte paru en 2011 sur le site Économie autrement
(2009-2018)74, je tentais de vulgariser le sujet de l’économie féministe pour un public
large, conformément à la mission de ce site, qui était de réseauter les économistes
hétérodoxes au Québec dans le but de soutenir, d’un point de vue théorique, les actrices
et acteurs des mouvements sociaux et d’influencer l’orientation des politiques
publiques. J’y indiquais qu’il s’agissait d’un champ de spécialisation de la théorie
économique, celui s’intéressant aux inégalités économiques existant entre les sexes
ainsi qu’aux changements institutionnels requis pour y mettre un terme. En clair, la
visée de transformation sociale inhérente à l’action féministe est partie prenante de la
définition de l’économie féministe.
25
Le problème de la délimitation du champ de l’économie féministe était traité dans cet
article ainsi que les raisons pour lesquelles il se pose. Ces dernières étaient identifiées
comme suit : 1) la transversalité de l’économie féministe (elle touche à tous les autres
domaines de spécialisation de l’économie, comme l’économie du travail, l’économie du
développement, l’économie de la santé, l’économie internationale, etc.), les inégalités
de genre devant être appréhendées par rapport à toutes ces dimensions ; 2) son
caractère non stabilisé puisqu’elle renvoie à une littérature abondante et en constante
évolution – « beaucoup trop effervescente pour être mise en bouteille », selon les
termes de Nancy Folbre75, ce qui est toujours le cas ; 3) le fait qu’elle plonge ses racines
loin dans l’histoire76 ; 4) qu’on puisse y insérer les contributions d’hommes économistes,
tels que, par exemple, Friedrich Engels, John Stuart Mill ou Thorstein Veblen – l’un des
fondateurs du courant américain de l’institutionnalisme des origines –, qui, chacun à sa
façon, ont analysé ou théorisé la subordination économique des femmes dans la
société ; 5) qu’elle puise dans plusieurs disciplines, ses objets d’étude (travail, emploi,
développement, etc.) ayant été enrichis par d’autres regards disciplinaires et ses
fondements méthodologiques renvoyant, notamment, à la philosophie ; 6) que de
nombreuses littératures spécialisées (d’ordres théorique et empirique) en fassent
partie – par exemple, ces champs d’études très vastes portant sur les inégalités
salariales et l’équité salariale, la ségrégation professionnelle, l’articulation emploifamille (et autres espaces sociaux), la citoyenneté, les analyses de genre de l’Étatprovidence, etc. ; 7) qu’enfin, son développement ne se soit pas réalisé à l’identique
dans tous les pays, les pays anglo-saxons étant à l’avant-garde dans ce domaine.
26
J’y expliquais aussi que l’économie féministe a reçu une véritable visibilité et connu un
essor important à partir des années 1990, surtout dans le monde anglophone, suite à la
création, en 1992, de l’Association internationale pour l’économie féministe (AIEF)
(International Association for Feminist Economics (IAFFE)) ; il est reconnu que l’AIEF a servi
de catalyseur à son développement. Cette association à but non lucratif, vouée à
l’avancement de la recherche féministe sur les questions économiques, compte
aujourd’hui environ 600 membres (en majorité des économistes, mais aussi des
universitaires issus d’autres disciplines, des étudiantes, des féministes des milieux
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411
associatifs ainsi que des femmes et hommes politiques) répartis dans 64 pays 77. Elle
édite, depuis 1995, la revue Feminist Economics, une publication phare dans ce domaine,
qui, outre la recherche, promeut les échanges entre économistes, décideuses politiques
et grand public. Malgré ces réalisations que d’aucuns ont associées à
l’institutionnalisation de l’économie féministe, ce savoir n’est généralement pas encore
intégré au cursus d’économie dans les départements de sciences économiques.
27
Dans un texte, plus académique cette fois, publié en 2019 dans la Revue de la régulation 78,
j’ai surtout mis l’accent sur les contributions scientifiques qui ont jalonné le
développement récent de l’économie féministe, en expliquant, entre autres que :
1) cette dernière porte sur un vaste ensemble de concepts, écoles de pensée, champs de
la discipline, objets de recherche et questions de politiques publiques, tels qu’on peut le
constater à la lecture d’ouvrages de référence, tels que ceux de Janice Peterson et
Margaret Lewis79 (99 entrées rédigées par environ 90 économistes sur plus de 800
pages) ou de Deborah M. Figart et Tonia L. Warnecke80 (plus de 30 chapitres rédigés par
une cinquantaine de féministes, en grande majorité économistes) ; 2) les économistes
féministes ont beaucoup travaillé sur la définition de l’objet d’étude de l’économie, ce
qui fait dire à D. Strassmann que « peut-être l’aspect le plus révolutionnaire de
l’économie féministe contemporaine réside dans sa contestation de l’objectif de la
recherche économique : à qui la pensée économique doit-elle rendre des comptes et
comment peut-elle améliorer la vie humaine ? »81, renvoyant ainsi aux efforts déployés
pour remplacer la définition néo-classique de l’économie comme « science des
choix »82 ; 3) plusieurs économistes féministes ont proposé, à cette fin, de centrer la
définition de l’économie sur la question de la satisfaction des besoins humains en
recourant à la notion de « social provisioning »83, cet aspect fondamental de l’activité
économique qui a trait aux manières, culturellement déterminées, dont les gens
s’organisent collectivement pour garantir leur niveau de vie, en comblant leurs besoins
vitaux de nourriture, de logement, d’habillement et de « care » ; 4) l’économie féministe
a beaucoup contribué à mettre en cause les principes, catégories et méthodes du cadre
d’analyse néoclassique, aspect considéré par certaines comme étant sa principale
caractéristique84 ; 5) les économistes féministes ont beaucoup œuvré à l’élaboration
d’un savoir axé sur l’expérience vécue des femmes, transformant ainsi la théorie
économique par l’introduction de nouveaux objets d’étude, plus représentatifs des
problèmes réels des femmes, et par le recours à de nouvelles démarches de recherche, à
dimension plus qualitative et interdisciplinaire ; 6) de nombreux travaux d’ordre
méthodologique ont mis en évidence la stérilité et le sexisme des raisonnements
structurés sur la base des catégories dualistes85 ; 7) la pseudo-neutralité de la science
sert à masquer des rapports de domination, comme l’a montré aussi la philosophe
américaine Sandra Harding86, présentant la connaissance scientifique comme
phénomène « socialement situé »87 ; et 8) que les études de genre intègrent l’approche
de l’intersectionnalité, forgée dans le contexte américain, et celle de la
consubstantialité, issue de la France et du féminisme matérialiste 88, complexifiant
encore l’économie féministe en intégrant à la dynamique des rapports de sexe, celles
d’autres rapports d’oppression vécus par les femmes (capitalisme, racisme, post/
colonialisme, hétérosexisme, etc.).
28
Il est courant de souligner à quel point la perspective féministe, quelle que soit la
science dont on parle, a eu pour effet de remodeler en profondeur les savoirs. Pour
illustrer ce fait et montrer aussi qu’en la négligeant, on aboutit à une lecture tronquée
de la réalité, je reprends souvent dans mes cours ou dans mes écrits, la citation
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suivante tirée d’un article de Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani :
« en oubliant les femmes, ce n’est pas seulement de l’information que l’on perd, c’est de
la connaissance que l’on déforme »89. On l’a bien vu en économie. Autrement dit, ce
dont il est question ici, ce n’est pas simplement d’un élargissement de la vision, mais
d’une refonte des perspectives et, au bout du compte, de la pertinence des savoirs
scientifiques. C’est pourquoi l’économie féministe n’est rien moins qu’indispensable à la
compréhension de l’économie.
29
IE : Et quels sont les domaines dans lesquels il y a eu, selon vous, les plus grandes
avancées autant théoriques que pratiques ?
30
Sylvie Morel : Les retombées des avancées théoriques issues de l’économie féministe
sont innombrables. Par exemple, en éclairant le caractère productif du travail
domestique, la théorisation féministe du travail a forcé à redéfinir ce qu’est la
production, donnant à cette catégorie économique, certes, une nouvelle extension,
mais aussi un nouveau contenu par l’adjonction de la catégorie « reproduction ». Cela
impacte notre compréhension de l’emploi (qui devient un sous-ensemble de la
catégorie travail) ainsi que des processus d’allocation des postes de travail et de
détermination des salaires (dont on comprend de plus en plus qu’ils relèvent, non pas
seulement de l’entreprise ou de l’État, mais aussi des règles opérantes de l’institution
de la famille – et inversement). Cela a conduit à l’émergence de nouvelles politiques
publiques, comme celles ayant trait à l’articulation des temps sociaux (emploi-famille
certes, mais plus largement encore, d’autres espaces d’activité économique, comme les
études, la formation, etc.). S’est également ensuivie l’obligation de réviser la
« macroéconomie » et les politiques de stabilisation, les économistes féministes ayant
montré que les modèles économiques à partir desquels celles-ci sont conçues sont très
limités parce qu’ils ignorent le travail de re/production des femmes 90. Dans le contexte
de la COVID, cette nécessité s’est particulièrement imposée puisque, nombre de
recherches ayant documenté que la pandémie avait frappé plus fortement les femmes
que les hommes parce que les premières ne pas sont intégrées à l’économie comme les
seconds, on a reconnu que les politiques de relance ne devaient plus être conçues sans
considérer leur impact différencié selon le genre91. Cela alors que de manière générale,
la « budgétisation sensible au genre » (BSG) a été de plus en plus promue au niveau
international92.
31
En conceptualisant une « économie du care » qui donne au travail du « prendre soin »
une place de premier plan, les économistes féministes ont aussi impacté les agendas de
politiques publiques internationales comme celui du travail décent, que promeut,
depuis 1999, l’Organisation internationale du travail (OIT) 93. Celle-ci considère, en effet,
que le travail de prendre soin d’autrui – qui s’inscrit dans « l’économie des soins à la
personne » – est essentiel pour l’avenir de cet agenda de recherche et d’action 94. Par ce
type de travaux, les économistes féministes et les féministes d’autres sciences sociales
avaient montré depuis longtemps ce que la pandémie vient de révéler au grand jour :
« que, partout dans le monde, les économies formelles et la poursuite de notre vie
quotidienne reposent sur le travail invisible et non rémunéré des femmes et des
filles »95. Autrement dit, les services de soin doivent être considérés comme des
infrastructures économiques ; les qualifier seulement de « sociales » leur confère un
statut de second rang. À noter que, dans une perspective plus large d’économie
politique, la grille d’analyse de l’économie du prendre soin incorpore, outre les
questions relatives à la valeur économique du travail domestique, le coût de la
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reproduction sociale96 et s’étend, comme l’explique Mary Daly, aux enjeux concernant
la croissance du travail domestique rémunéré via, notamment, les migrations
transnationales de services de soin ou les « chaînes de soin » mondiales 97.
32
IE : Revenons maintenant, si vous le voulez bien, sur un point que vous aimez
souligner, à savoir que l’économie féministe n’est pas forcément hétérodoxe. En quoi
cette économie féministe se démarque-t-elle dans ce cas de l’économie néoclassique ?
Pourquoi vous paraît-il nécessaire de rompre avec ce cadre de pensée ?
33
Sylvie Morel : J’aime bien votre question en effet, car elle renvoie aux avenues
théoriques à privilégier pour développer l’économie féministe98. Le fait que l’économie
féministe ne soit pas à ranger automatiquement parmi les lectures hétérodoxes de
l’économie est une question que j’ai souvent soulignée dans mes articles 99. Cela mérite
d’être répété parce qu’on a trop tendance à penser le contraire, c’est-à-dire à croire que
la perspective féministe suffit à elle seule à conférer à une analyse économique le
qualificatif d’hétérodoxe. Or, on sait que ce terme sert à désigner la large palette des
orientations théoriques en économie qui s’opposent au courant néoclassique –
l’approche dominante en matière d’enseignement et de recherche en économie à
l’université – comme le marxisme, l’institutionnalisme, le keynésianisme, le postkeynésianisme, les théories de la régulation, l’économie écologique, l’école des
conventions, etc. Cependant, nombre de travaux réalisés en économie féministe
s’inscrivent dans le courant néoclassique (au même titre, sur le plan doctrinal, que le
féminisme libéral est un courant du mouvement féministe). Cela est démontré par
plusieurs recherches. Je pense, par exemple, à la recension exhaustive de Diana
Strassmann100 des recherches réalisées dans le monde anglo-saxon, aux contributions
rassemblées, en France, par Sophie Ponthieux et Rachel Silvera 101 dans un ouvrage
traitant, notamment, de l’« approche féministe de l’économie », ou encore, à l’article de
Fatiha Talahite102 sur « l’économie du genre » 103. L’examen des articles publiés dans la
revue Feminist Economics révèle aussi que les auteures recourent, de manière
prédominante, dans leurs travaux, à la modélisation et aux méthodes quantitatives 104.
34
Comme je l’expliquais dans l’article de 2019 évoqué plus haut, cette ambition de genrer
le cadre orthodoxe, car c’est bien ce dont on parle, peut aussi se comprendre dans la
mesure où l’analyse féministe de l’économie s’est surtout élaborée sur la base des
différents courants de la pensée féministe (libéral, marxiste/socialiste, radical,
matérialiste, lesbien, poststructuraliste, post/dé/colonial, queer, anarchiste,
écologique, etc.) et, en conséquence, moins sur ceux qu’on associe traditionnellement à
la pensée économique (incluant les courants de l’hétérodoxie donc), bien que les deux
types de configurations théoriques se recoupent partiellement. Beaucoup reste donc à
faire pour approfondir ce travail de croisement théorique entre la pensée féministe et
les écoles hétérodoxes en économie, travail qui a déjà fait ses preuves. On peut aussi
évoquer des considérations institutionnelles pour expliquer cette adhésion de plusieurs
économistes féministes au cadre néoclassique. Ainsi, Drucilla K. Barker pense que cette
situation vient de ce que les économistes féministes tentent à la fois « de transformer la
discipline et d’y travailler ». Selon elle, cela tient au fait qu’elles « veulent un siège à la
table » afin de pouvoir influencer les politiques publiques, ce qui requiert de parler,
non seulement le langage du féminisme, mais aussi celui de l’économie dominante 105.
35
Je ne veux pas minorer les apports de nombre de ces travaux. Il est indubitable que les
féministes néoclassiques ont réalisé des avancées notables dans la discipline puisqu’en
critiquant le cadre dominant en économie, elles l’ont élargi, comme je l’ai dit plus haut,
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tant en termes d’objets d’étude que de méthodologie. Elles en ont indiqué aussi
plusieurs des limites. Je ne partage pas toutes leurs critiques, en particulier celle
consistant à dire que l’« agent économique » présenté par l’économie néoclassique
décrit les comportements masculins. Cela dit, le problème majeur que je vois dans ce
« réformisme » néoclassique, ai-je aussi souvent souligné, c’est qu’il limite grandement
la fécondité théorique de l’économie féministe. D’autre part, si cette capacité de manier
ces deux langages peut permettre de donner une certaine légitimité à l’économie
féministe dans les départements d’économie et d’y faciliter l’intégration
professionnelle des jeunes économistes féministes, enjeux pointés par Barker, il s’agit
de stratégies institutionnelles qui sont, à mon avis, plutôt incompatibles avec le combat
pour une véritable reconnaissance académique des hétérodoxies dans l’enseignement
et la recherche en économie.
36
La question qui devrait nous interpeller, me semble-t-il, concerne, comme je l’ai dit
plus haut, la manière de poursuivre le développement de l’économie féministe : quels
préceptes méthodologiques et quels concepts pouvons-nous mobiliser pour améliorer
son pouvoir heuristique et être en mesure ensuite de concevoir des politiques
publiques pertinentes ? C’est à cet égard que, selon moi, la coupure avec l’économie
néoclassique doit être radicale puisque c’est justement à ce double point de vue que
celle-ci est insatisfaisante. D’une part, en effet, elle offre une vision erronée des
comportements humains et des formes institutionnelles dont se dotent les sociétés,
cela en raison notamment de sa lecture des faits économiques héritée d’une méthode
de connaissance intentionnellement calquée sur le paradigme rigide de la physique du
milieu du 19e siècle 106. D’autre part, malgré l’auréole de scientificité dont on l’entoure
généralement, tirée largement de l’argument de la « neutralité de l’expert », elle sert
néanmoins un projet politique, en tant que référent théorique central de l’idéologie
(néo)libérale. Et ce ne sont pas les développements de la théorie des jeux ou ceux, plus
récents, de l’économie expérimentale, qui changent substantiellement le fond du
problème, même bien au contraire107.
37
La robustesse de l’économie féministe dépendra donc de sa capacité à remettre en
cause fondamentalement ce cadre théorique en s’appuyant sur une hétérodoxie
économique qui a déjà fait ses preuves à cet égard, et ce, du double point de vue
méthodologique et conceptuel. Cela suppose de reconnaître explicitement que les
courants hétérodoxes en économie peuvent offrir aux études féministes de véritables
opportunités de développement. Cette démarche n’a rien de très original quand on
considère les croisements déjà survenus dans l’histoire de l’économie politique
féministe, entre pensée féministe et hétérodoxies, ou que l’on examine l’évolution de
celle-ci dans d’autres disciplines. Ainsi, Anne-Marie Devreux rappelle que « tout au long
de sa constitution, la sociologie du genre a (…) été en dialogue constant avec les grands
cadres théoriques, les courants de pensée, voire les écoles de la sociologie » 108. En
économie féministe, certains auteurs endossent pleinement cette posture, je pense par
exemple à Guillaume Vallet qui, dans un ouvrage récent, plaide pour une « économie
politique du genre hétérodoxe »109. Il n’est pas inintéressant de comparer cette position
à celle défendue dans un autre ouvrage paru il y a peu de temps, celui d’Hélène Périvier
qui, quant à elle, défend une économie féministe intégrant les apports du courant
néoclassique, au motif, entre autres, que « ce n’est (…) pas le paradigme néoclassique
lui-même qui est en cause, mais sa généralisation à toute question sociale (mariage,
sexe, droits reproductifs, criminalité, etc.) »110 ; cette position ne va pas sans rappeler la
mouvance des économistes féministes qui pensent que la distinction entre orthodoxie
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et hétérodoxie n’est ni valable, ni utile, question qui pose débat entre les économistes
féministes, comme nous l’avions souligné dans la présentation du colloque du CIRFF 111.
38
IE : Ainsi, vous vous définissez comme économiste féministe institutionnaliste, pouvezvous expliquer cette perspective que vous qualifiez d’institutionnaliste ?
39
Sylvie Morel : Votre question est judicieuse, car le qualificatif « institutionnaliste » est
accolé à tellement de courants théoriques en économie et même au-delà de cette
discipline, qu’on en vient à ne plus trop savoir ce qu’il recouvre ; même les économistes
néoclassiques s’intéressent aux « institutions ». Plusieurs économistes hétérodoxes se
déclarent également institutionnalistes, rejoignant ici les économistes féministes qui
s’inspirent de l’hétérodoxie en économie pour développer l’analyse de genre.
40
Pour ma part, c’est essentiellement dans la tradition de ce qu’il est convenu d’appeler
l’institutionnalisme américain des origines, dont les fondateurs sont Thorstein Veblen,
John Rogers Commons et Wesley Clair Mitchell, que je m’inscris. L’institutionnalisme
original ne doit pas être confondu avec l’« institutionnalisme » de la deuxième vague en
économie du travail, celui, notamment, de John Dunlop ou Clark Kerr, économistes
américains qui sont à l’origine des théories des marchés internes et de la segmentation
du marché du travail, lesquelles seront développées ensuite par d’autres économistes à
qui on a aussi accolé l’étiquette d’« institutionnalistes » (la troisième vague) : Peter B.
Doeringer et Michael J. Piore. En effet, les fondateurs de l’institutionnalisme, comme
Veblen et Commons, ont un projet théorique autrement novateur et distinct de la
théorie néo-classique que celui des deux générations d’auteurs qui leur succèderont.
D’où mon intérêt pour ce courant théorique puisqu’il constitue un cadre théorique
alternatif à celui de la théorie néo-classique, en proposant une démarche de
connaissance, des outils méthodologiques et des concepts radicalement différents, dans
leur nature et leur contenu, à ceux de la théorie économique dominante. C’est pourquoi
je le considère comme étant analytiquement le plus pertinent pour « penser l’économie
autrement ».
41
En cela, je m’inspire de toute une lignée d’économistes féministes qui ont montré que
l’institutionnalisme des origines, en raison notamment de son fondement
philosophique pragmatiste112, est un outil précieux pour développer une analyse de
genre de l’économie. Je pense ici surtout à Ann L. Jennings 113, mais également à Anne
Mayhew114, Charles Whalen et Linda Whalen115 ou encore à William Waller et Mary V.
Wrenn116. À cet égard, il est utile, je trouve, de réfléchir à la différenciation
qu’établissent William Waller et Ann L. Jennings117 entre une « économie véritablement
féministe », l’« économie faite par les féministes » et « l’économie au sujet des
femmes ». Les auteurs évaluent que ni l’économie néoclassique ni le marxisme ne sont
des candidats crédibles pour réaliser la première option, à la différence de
l’institutionnalisme des origines.
42
Le projet d’un « institutionnalisme féministe » – je reprends l’expression d’Ann L.
Jennings – que j’ai défendu dans plusieurs contributions118 consiste donc, en somme, à
approfondir cet exercice de « fertilisation croisée » entre l’institutionnalisme des
origines et les théories féministes, en retenant particulièrement, au sein de cet
institutionnalisme, celui de Commons119. Les féministes ont peu étudié l’œuvre
théorique de cet auteur, comparativement à celle de Veblen. Or, l’institutionnalisme
commonsien présente des points de convergence très clairs, sur le plan
méthodologique, avec certains courants théoriques féministes. En outre, il propose des
concepts qui ouvrent de nouvelles voies de théorisation pour approfondir l’analyse de
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la division sexuelle du travail et des rapports de sexe ou d’autres types de rapport de
domination. C’est pourquoi je pense en effet qu’il s’agit là d’une voie très prometteuse
pour renouveler l’économie féministe.
43
IE : Vous avez indiqué plus tôt que l’économie du travail est un domaine privilégié
d’investigation pour les économistes féministes. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever
que John R. Commons était lui-même un spécialiste des relations de travail. Y a-t-il une
raison à cela ?
44
Sylvie Morel : Les recherches portant sur le travail et l’emploi ont été, en effet, l’un des
principaux fers de lance de l’économie féministe. Pouvons-nous considérer, comme
vous le suggérez, que Commons, qui a élaboré des concepts permettant de développer
une « économie du travail transactionnelle »120, offre un cadre théorique
particulièrement adapté à l’économie féministe ? Cette hypothèse est intéressante. De
fait, quand j’ai commencé à développer mes analyses féministes commonsiennes – il
s’agissait de mener une analyse comparée des transformations des politiques
d’assistance sociale survenues avec l’émergence du « workfare », aux États-Unis, et de
l’insertion, en France121 – j’ai pris comme point d’appui la « relation salariale » élaborée
dans la perspective de Commons122, ce qui m’a permis d’analyser ce que j’ai appelé la
« relation assistancielle ». C’est ainsi que le workfare et l’insertion ont pu être
théorisés, notamment, comme des relations sociales instituant des droits et des
devoirs123.
45
Il est vrai également que le cadre d’analyse de Commons est tiré de sa vaste
connaissance du monde du travail. En effet, toute sa vie durant, fidèle en cela à la
méthode pragmatiste, il a développé l’analyse théorique en conjonction avec ses
investigations concrètes dans les champs de l’arbitrage des relations professionnelles et
des politiques sociales (accidents du travail, assurance-chômage 124, etc.), notamment.
Ce choix méthodologique « abductif » a été systématiquement appliqué jusqu’à ce qu’il
dispose d’un système théorique élaboré125. Ainsi, souligne Yngve Ramstad, « les théories
de Commons étaient elles-mêmes continuellement testées et révisées à partir de leur
applicabilité aux innombrables problèmes concrets auxquels il a été confronté en tant
que membre de commissions tant fédérales que des États et comme auteur de diverses
pièces de législation novatrices »126. En outre, on a beaucoup retenu de son œuvre ses
recherches historiques dirigées ou menées sur l’histoire de la société industrielle
américaine et sur l’histoire du travail aux États-Unis127, ainsi que l’importance de
l’approche historique dans ses travaux128. Cependant, il est important de souligner que
Commons n’est pas qu’un spécialiste des « relations de travail », comme vous dites. Car
celui qui est considéré comme étant le père du champ d’études des relations
industrielles s’impose surtout comme un économiste ayant développé une théorie
économique générale – comprenant de nombreuses théories particulières (de la valeur,
de la monnaie, des prix, de l’entreprise, de la répartition, etc.) –, un « corpus
conceptuel unifié à portée générale pour la connaissance en science sociale » 129. Car
c’est l’analyse des institutions que le cadre théorique commonsien renouvelle
entièrement130 : Commons propose une théorie originale de l’institution dont l’une des
qualités essentielles est d’être articulée à une théorie de l’action, elle aussi originale 131.
De plus, le « projet » qui l’animait était de développer une théorie économique
utilisable pour améliorer les institutions créées et modifiées dans le temps historique,
par l’action de la volonté humaine. La contribution théorique de Commons est donc de
vaste ampleur. Avec la publication à venir de la traduction en français d’Institutional
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Economics132, on le saisira mieux133. Les économistes féministes pourraient donc
s’approprier une œuvre aux multiples ramifications, qui leur permettrait d’aller bien
au-delà de l’« économie du travail ».
46
IE : Pour compléter cette entrevue, revenons, Sylvie Morel, sur un sujet qui vous tient à
cœur et sur lequel vous avez travaillé, le revenu universel, encore appelé au Québec
revenu minimum garanti. Vous en avez parlé dans un article publié dans le Devoir
comme d’un « miroir aux alouettes ». Pourriez-vous nous expliquer de quoi il en
retourne et en quoi ce revenu serait, selon vous, une fausse bonne idée ?
47
Sylvie Morel : Merci d’aborder ce sujet qui, vous avez raison, m’interpelle beaucoup et
auquel je m’intéresse depuis longtemps134, même si je ne peux émettre ici que quelques
commentaires. Tout d’abord, il y a beaucoup de confusion dans les débats entourant le
revenu universel : on rappellera que cette expression (il y a plusieurs dénominations :
allocation universelle, revenu de base, revenu de citoyenneté, revenu d’existence, etc.)
désigne les diverses propositions visant l’octroi, sur une base régulière, d’un revenu
inconditionnel à chaque personne. Par exemple, on confond revenu minimum garanti
et revenu universel, alors qu’avec l’aide sociale, nous disposons déjà au Québec d’un
revenu minimum garanti. Autre exemple de manque de rigueur dans le traitement de
cette question, on prend souvent appui, pour justifier le bien-fondé de cette politique
publique, sur des expérimentations partielles menées dans des pays dont les
institutions de la sécurité sociale et des politiques publiques de l’emploi ne sont pas
comparables aux nôtres. Autrement dit, on tient insuffisamment compte du problème
de « validité externe », en généralisant de manière abusive les résultats obtenus dans
ces recherches.
48
Comme je l’ai indiqué dans la note d’opinion à laquelle vous faites référence 135, on se
méprend souvent aussi sur les vertus du revenu universel parce qu’on en sous-estime
largement les risques. Déjà, il est remarquable de constater – dans les médias
notamment – à quel point la simple évocation du revenu universel suffit à faire jaillir
dans les esprits l’idée d’une politique audacieuse, porteuse de toutes les promesses. Or,
le premier constat qui frappe à l’observation des débats sur le revenu universel est que
sa défense recouvre tout le spectre politique, du (néo)libéralisme au postcapitalisme, en
passant par les orientations intermédiaires – sa dénonciation également du reste.
Dépendamment de ses modalités, ce projet pourrait donc déboucher sur tout et son
contraire. Cette malléabilité idéologique représente, pour de nombreux analystes, le
premier risque de cette proposition. Je souscris à ce point de vue. De quel projet
politique parle-t-on quand on l’évoque ? À cet égard, on navigue à vue.
49
En outre, on défend le revenu universel sans considérer son impact sur la qualité de
l’emploi et je pense ici particulièrement à la question de la détermination des salaires,
ainsi qu’à celle de la qualité de la sécurité sociale. Ainsi, un revenu universel
compromettrait la revalorisation des salaires (dont le salaire minimum) ainsi que les
efforts pour améliorer le statut des emplois atypiques. Quelle justification pourrionsnous invoquer en effet pour hausser les salaires si un revenu universel était déjà
assuré ? Sauf à ce que le niveau de ce dernier soit tellement faible que, du coup, il
n’offrirait aucune des garanties (mettre fin à la pauvreté, diminuer les inégalités de
revenu, permettre une liberté d’activité, etc.) auxquelles on l’associe souvent. Le
pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats risquerait d’être davantage
laminé, et les employeurs auraient la légitimité de contracter leur masse salariale. Pour
les femmes, l’enjeu est de taille dans la mesure où les inégalités salariales sont
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persistantes dans nos sociétés ; l’équité salariale, dont l’application se bute encore à de
nombreuses difficultés, pâtirait de cette situation. Quant à la sécurité sociale, prenons
le cas des services publics. Il est fréquent d’entendre plaider à la fois pour un revenu
universel et des services publics de qualité, sans que le problème de la contradiction
existant entre ces deux objectifs ne soit même envisagé. Pour ma part, je pense qu’il est
illusoire de penser que les gouvernements financeraient en même temps des services
publics gratuits de qualité à la hauteur des enjeux de société – et on voit en cette
période de COVID à quel point, ne serait-ce que dans le domaine de la santé, le défi est
de taille – et un revenu universel (encore une fois d’un montant suffisamment élevé
pour que le projet reste cohérent avec les vertus qu’on lui prête). Comme je l’indiquais
dans l’article du Devoir, la gratuité des services publics équivaut à l’octroi d’un revenu
puisque ce qui est financé collectivement n’a pas à l’être privément. Alors, de deux
choses l’une, soit on garantit des services publics de haut niveau, soit on verse
directement un revenu aux individus pour qu’ils se les procurent (ce qui ne va pas sans
soulever d’autres problèmes, étant donné la croissance des services marchands
privatifs que l’on stimulerait ainsi). Toujours en matière de sécurité sociale, on
comprend mal également la distinction qualitative qui existe entre les assurances
sociales (assurance chômage, assurance retraite, assurance parentale, etc.), qui
remplacent le revenu antérieur, et un transfert universel comme le revenu universel,
dont le montant est forfaitaire. Il est clair que ce dernier serait, dans la grande majorité
des cas, inférieur au revenu de remplacement offert par une assurance sociale bien
calibrée. Or, là encore, pense-t-on vraiment qu’on pourra à la fois défendre une
amélioration substantielle des assurances sociales et l’implantation d’un revenu
universel généreux ?
50
Ces questions sont décisives pour les femmes même si les enjeux de genre brillent
souvent par leur absence parmi les préoccupations des instigateurs de cette voie de
réforme de l’État social. En effet, la position différenciée des femmes face à la famille, à
l’emploi et à la sécurité sociale, fait en sorte qu’elles vivraient de façon spécifique une
transformation aussi radicale de la structure des transferts sociaux. On a vu d’ailleurs
avec la pandémie, je l’ai dit déjà, à quel point la division sexuelle du travail dans la
société a fait en sorte que la crise sanitaire et la crise économique les ont
démesurément affectées, en tant que travailleuses dans les services publics de première
ligne ou dans des secteurs frappés par les pertes d’emplois et la baisse des heures de
travail, ou comme travailleuses à la maison, quand les mères, en particulier, ont vu
leurs tâches domestiques s’intensifier en raison, entre autres, des fermetures d’école –
et je ne parle pas de l’accroissement des violences domestiques repérées partout sur la
planète. Aussi seraient-elles particulièrement à risque de voir leur situation
économique se dégrader avec l’implantation d’un revenu universel, étant plus
vulnérables que les hommes économiquement : non seulement risquerait-il d’y avoir
une pression à la baisse sur le niveau des salaires, mais on peut anticiper la même chose
concernant les assurances sociales et les services publics, composantes de la sécurité
sociale dont l’existence est tout à fait déterminante pour les femmes.
51
Et je n’ai pas parlé d’autres questions tout à fait fondamentales à considérer quand on
discute du revenu universel. Par exemple, est-ce que ce dernier permettrait une
meilleure reconnaissance de la valeur du travail des femmes (domestique et en emploi),
dont la nécessité est une autre leçon à tirer de cette crise ? Puisque toutes les activités
s’équivaudraient (on recevrait un revenu universel quelles que soient les occupations
auxquelles on se livre), on voit mal comment un tel relativisme moral – fondé sur le
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419
principe qu’une société juste ne doit pas être fondée sur une conception préalable de ce
que doit être une vie bonne – pourrait aller de pair avec l’impératif de plus en plus
pressant de mettre au cœur de nos sociétés le travail du prendre soin (analysé aussi par
les féministes, à travers son extension aux enjeux écologiques).
52
Autre question à celles et ceux qui voient dans le revenu universel un levier
d’émancipation pour les femmes : octroyer un tel revenu suffirait-il à contrer le poids
historique des inégalités entre les sexes, dont on connaît la remarquable force d’inertie,
la division sexuelle du travail se reproduisant souvent sous de nouvelles formes ? Alors,
même si ma réponse est partielle, on voit déjà que les raisons sont nombreuses pour
que les féministes s’opposent au revenu universel. Mais il faut dire que celles-ci sont
très partagées sur le bien-fondé de cette politique, qui, en réalité, recueille autant
d’adhésion qu’elle ne suscite d’opposition. À cet égard, nous ne nous distinguons pas de
nos autres collègues en sciences sociales, et, à vrai dire, il n’y a aucune raison qu’il en
aille autrement…
Entretien réalisé par Christian Deblock le 27 décembre 2021
NOTES
1. S’agissant de la France, Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Antoine
Rebérioux établissent le constat suivant : « Comparée aux autres disciplines, l’économie se situe
dans la moyenne (moins féminisée que la sociologie, la psychologie, ou la littérature, mais plus
que les mathématiques, l’informatique, les sciences politiques, la philosophie ou la chimie » :
Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Antoine Rebérioux, « Vers un nouveau
genre de finance ? », Revue de la régulation [En ligne], 25 | 1er semestre/spring 2019, mis en ligne le
03 juillet 2019, consulté le 17 octobre 2021, p. 28 : URL : http://journals.openedition.org/
regulation/14632 : DOI : https://doi.org/10.4000/regulation.14632.
2. American Economic Association, Committee on the Status of Women in the Economics Profession :
https://www.aeaweb.org/about-aea/committees/cswep.
3. Pour un historique de l’intégration des femmes en économie aux États-Unis, voir : Claire
Holton Hammond, 1999, «Women in the Economics Profession», dans J. Peterson, M. Lewis (eds),
The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edwar Elgar, p. 757-764.
4. American Economic Association, About CSWEP : https://www.aeaweb.org/about-aea/
committees/cswep/about
5. G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A. Rebérioux, op. cit., p. 28.
6. Le RePEc est un projet collaboratif porté par des centaines de volontaires dans 102 pays, dont
le cœur est une base de données bibliographique portant sur la recherche en économie
(documents de travail, articles de revues, ouvrages, chapitres de livres, composants logiciels) ; les
informations proviennent « de 3,600 revues et de 5,300 séries de documents de travail. Plus de 62
000 auteurs y sont inscrits et 80 000 abonnements par courrier électronique sont servis chaque
semaine » ; RePEc, General principles ; http://repec.org/#general.
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420
7. Anne Boring et Soledad Zignago, 2018, « Économie : où sont les femmes ? », Bloc-Notes Éco,
Banque de France, 07/03/18 : https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/economieou-sontles-Femmes.
8. Judy Lafrenière, 2018, « Les femmes économistes, une ressource rare ! », Libres échanges, le
blogue des économistes québécois, Association des économistes québécois (ASDEQ) : https://
blogue.economistesquebecois.com/2018/03/08/les-femmes-economistes-une-ressource-rare/
9. G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A. Rebérioux, op. cit., p. 2. Ces auteurs présentent
une première synthèse des résultats des études de genre dans le domaine de la finance et de la
gouvernance d’entreprise.
10. Pour une analyse de genre du monde des banques centrales, voir, outre la publication
précédemment citée : Guillaume Vallet, 2020, Économie politique du genre, De Boeck Supérieur,
Louvain-La-Neuve.
11. « Banque du Canada : « une occasion manquée » de nommer une première femme à sa tête »,
La Presse canadienne 2020-05-02 | Mis à jour le 3 mai 2020 : https://lactualite.com/actualites/
banque-du-canada-une-occasion-manquee-de-nommer-une-premiere-femme-a-sa-tete/.
12. Banque du Canada, 2020, « La première sous-gouverneure de la Banque du Canada, Carolyn A.
Wilkins, ne sollicitera pas un second mandat », 17 septembre : https://www.banqueducanada.ca/
2020/09/premiere-sous-gouverneure-banque-canada-carolyn-a-wilkins-sollicitera-pas-secondmandat/.
13. « Et ce phénomène est largement répandu, aux yeux de Mme Codsi, qui raconte avoir ellemême eu affaire à des organisations qui, face à la pandémie, ont retiré la parité de leurs
orientations prioritaires. Elle cite aussi en exemple le Royaume-Uni, qui a tout récemment levé
l’obligation pour les entreprises de divulguer l’écart salarial entre leurs employés » : « Banque du
Canada : « une occasion manquée » de nommer une première femme à sa tête », op. cit.
14. Carolyn Wilkins a quitté son poste de première sous-gouverneure de la BC le 9 décembre,
plusieurs mois avant que ne se termine, en mai 2021, son premier mandat.
15. Économiste féministe et professeure retraitée associée du département des sciences
économiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
16. Intitulée
Discours économiques alternatifs et revendications féministes, cette formation,
subventionnée par le Ministère de l’Éducation du Québec, visait à outiller les militantes des
groupes de femmes sur le plan de l’analyse économique et portait sur les hétérodoxies féministes
en économie et leurs applications.
17. Rapporté par Judy Lafrenière, op. cit.
18. Thomas Breda, 2014, « Pourquoi y-a-t-il si peu de femmes en science ?, Regards croisés sur
l’économie, 2014/2, no 15, p. 100 :
https://www.cairn.info/journal-regards-croises-sur-l-
economie-2014-2-page-99.htm.
19. Il faut rappeler ici que le Mouvement des étudiants pour la réforme de l’enseignement de l’économie
faisait valoir, parmi ses revendications, l’importance de sortir « des mondes imaginaires »,
considérant que le décalage existant « de l’enseignement par rapport aux réalités concrètes pose
nécessairement un problème d'adaptation pour ceux qui voudraient se rendre utiles auprès des
acteurs économiques et sociaux » : « Lettre ouverte des étudiants en économie aux professeurs et
responsables de l’enseignement de cette discipline », Autisme-économie.org : http://www.autismeeconomie.org/article2.html. Cette lettre ouverte a été publiée dans Le Monde du 17 juin 2000 et a
été signée par près d’un millier d'étudiantes et étudiants ainsi que plusieurs dizaines
d’enseignantes et enseignants en seulement un mois.
20. Rapporté par : Judy Lafrenière, op. cit.
21. Id.
22. On ne saurait non plus oublier ici les combats menés par l’Association française d’économie
politique (AFEP) au sujet des recrutements dans le monde universitaire : voir à ce sujet : AFEP,
2013, Evolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000. La fin du
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421
pluralisme,
CA,
septembre :
https://assoeconomiepolitique.org/rapport-evolution-des-
recrutements-des-professeurs-de-sciences-economiques-depuis-2000-septembre-2013/.
23. Emmanuelle Auriol, Guido Friebel et Sascha Wilhelm, 2019, Women in European Economics, VOX
EU. CEPR : https://voxeu.org/article/women-european-economics.
24. Comme l’ont montré, par exemple, Julie A. Nelson et Ann. L. Jennings, les « métaphores » de
genre sont asymétriques, car les dualismes masculins/féminins sont hiérarchiques. Ainsi, alors
que les qualités associées culturellement à la masculinité (l’abstraction, l’objectivité, la raison,
etc.) sont valorisées, celles qui sont reliées à l’univers féminin (le concret, la subjectivité,
l’émotion, etc.) sont systématiquement dénigrées : Ann L. Jennings, 1993, «Public or Private?
Institutional Economics and Feminism», dans M. A. Ferber et J. A. Nelson (ed). Beyond Economic
Man, Feminist Theory and Economics, Chicago, The University of Chicago Press, p. 111-129 : Julie A.
Nelson, 1992, “Gender, Metaphor, and the definition of economics”, Economics and Philosophy, vol.
8, no 1, p. 103-125.
25. Rapporté par : Judy Lafrenière, op. cit.
26. Alice Wu, 2017, Gender Stereotype in Academia: Evidence from Economics Job Market Rumors
Forum, Working Papers 2017-09, Princeton University, Woodrow Wilson School of Public and
International Affairs, Center for Health and Wellbeing.
27. « Diffusé par Justin Wolfers dans le New York Times du 18 août 2017, ce travail réalisé dans le
cadre d’un mémoire de Master a consisté à exploiter plus d’un million de billets déposés sur un
forum de discussion en ligne econjobrumors.com (son nom complet est Economics Job Market
Rumors). Ce site est devenu une machine à café virtuelle – et anonyme – où se retrouvent
universitaires, doctorants et docteurs en quête d’informations pour leur job market. En
appliquant les techniques du machine learning, Wu a cherché à classer les billets selon qu’ils
portaient sur un homme ou une femme en répertoriant les mots s’y rapportant. Les trente mots
les plus utilisés dans les discussions portant sur les femmes sont d’un sexisme cru : « chaude »,
« lesbienne », « seins », « anal », « salope », « vagin », « enceinte », « grossesse », « mignonne »,
« mariée », « sexy », « vieille », « prostituée »… Rien de tel dans ceux associés aux discussions
portant sur des hommes. Largement commenté, ce travail a eu l’immense mérite d’activer le
débat sur le sexisme des économistes » : G. Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran et A.
Rebérioux, op. cit., p. 47.
28. Pour comprendre à quel point l’institution de ce prix est discutable, voir l’a rticle de Gilles
Dostaler : « Le "prix Nobel d'économie" : une habile mystification », Alternatives économiques, n°
238 - juillet 2005 : https://rechercheregulation.files.wordpress.com/2019/10/dostaler-2005-prixnobel.pdf.
29. Je remercie Christian Deblock d’avoir attiré mon attention sur cette dernière nomination.
30. Elle est également celle qui lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères, a mis de l’avant
le concept de « commerce progressiste », définissant une nouvelle approche en commerce
international visant à « faire en sorte que les accords de commerce profitent à toute la société »,
dont les femmes : Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux, « L’agenda progressiste et les accords
commerciaux de nouvelle génération », Revue Interventions économiques [En ligne], 65 | 2021, mis
en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 26 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/
https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.
interventionseconomiques/12297 ; DOI :
12297. Bien entendu, le caractère authentiquement progressiste de l’agenda politique du
gouvernement Trudeau est tout sauf non questionnable.
31. La ministre portait un T-shirt sur lequel était inscrit « Je parle féministe » et le mot
« féministe » apparaissait 18 fois dans le budget : Marie-Ève Fournier, 2021, « Budget fédéral : des
solutions féministes à une récession féminine », La Presse, 19 avril : https://www.lapresse.ca/
affaires/economie/2021-04-19/budget-federal/des-solutions-feministes-a-une-recessionfeminine.php.
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422
32. On constate aussi des nominations de femmes à des postes-clés : Mélanie Joly aux Affaires
étrangères, Anita Anan à la Défense, et, surtout, Chrystia Freeland, qui continue d’agir comme
Vice-Première ministre et ministre des Finances.
33. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, Deux
économistes à contre-courant. Sylvia Ostry et Kari Polanyi Levitt, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, p. 7.
34. Ibid., p. 14.
35. Kari Polanyi Levitt est née à Vienne.
36. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, op. cit.
37. Ibid., p. 9. Ces auteurs précisent aussi que « (t)rès peu d’économistes avant eux avaient
intégré dans leurs recherches la colonisation, et aucun ne s’était penché sur les conséquences
économiques néfastes que pouvait avoir la colonisation sur les régions colonisées » : ibid., p. 66.
38. Elle a aussi publié en économie du travail avec H. D. Woods et M. A. Zaidi ; H. D. Woods et S.
Ostry, 1962, Labour Policy and Labour Economics in Canada, Toronto, Macmillan of Canada : Sylvia
Ostry et M. A. Zaidi, 1972, Labour Economics in Canada, Toronto, Macmillan of Canada, 2 e édition.
39. Michèle Rioux et Hugues Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, 2018, op. cit., p.
10.
40. Ibid., p. 18.
41. Durant cette période, « elle avait l’oreille des gouvernements canadiens et ses conseils
avaient une influence certaine sur les décideurs et les hauts fonctionnaires responsables de
l’élaboration des politiques économiques » : ibid., p. 19.
42. Ibid., p. 22.
43. Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, 1983, Le plein emploi: Pourquoi ?, Montréal, Presses de
l’Université du Québec à Montréal (UQAM-LABREV), Institut de recherche appliquée sur le
travail.
44. Diane Bellemare et Lise Poulin-Simon, 1986, Le défi du plein emploi – un nouveau regard
économique, Montréal, Les Éditions St-Martin.
45. Diane Bellemare et Ginette Dussault, 1996, « À la mémoire de Lise Poulin Simon », Relations
industrielles, vol. 51, no 1, p. 4.
46. Id.
47. « Sénatrice Diane Bellemare. Biographie », Parlement du Canada, Sénat du Canada : https://
sencanada.ca/fr/senateurs/bellemare-diane/.
48. Ginette Dussault, 1983, La discrimination sur le marché du travail: le cas des employés de bureau à
Montréal, Thèse de doctorat en économique, Montréal, Université McGill.
49. Ginette Dussault, 1987, « À travail équivalent, salaire égal : la portée de la revendication »,
IRAT.
50. Diane Bellemare, Ginette Dussault et Lise Poulin Simon, 1985, « Les femmes et l’économie »,
dans R. Silberman Abella, Research studies of the Commission on Equality in Employment, A Royal
Commission report, Research studies, Ottawa, Supply and Services Canada, p. 331-340.
51. Voir note 42.
52. Un mot sur le contexte québécois de l’époque en matière d’enseignement féministe : le
premier cours sur les femmes est donné à l’Université Concordia en 1968, et, dans une université
francophone, en 1972, à l’UQAM, où il est issu d’une démarche collective et militante qui
regroupa une vingtaine de professeures et de chargées de cours et plus de 200 étudiantes et
étudiants : Francine Descarries, 2006, Chronologie de l’histoire des femmes au Québec et rappel
d’événements marquants à travers le monde, Institut de recherches et d’études féministes (IREF),
UQAM – 2006-2007
;
https://unites.uqam.ca/arir/pdf/
chronologieNouvelleVersionJuin2007_old.pdf.
53. Voir, par exemple : Odile Rochon, « Ruth Rose, économiste au féminin », Éditions Vie
économique, Vol. 1, no 4 : http://www.eve.coop/?a=44.
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423
54. Voir, entre autres : Ruth Rose, 2016, « La politique familiale du Québec », La sécurité sociale au
Québec, Histoire et enjeux, Denis Latulippe (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval.
55. Le mémoire qu’elle a rédigé sur le Projet de loi 51 portant sur le Régime québécois
d’assurance parentale pour la CCTFE, présenté, en septembre 2020, à la Commission de
l’économie et du travail, a conduit le gouvernement québécois à effectuer quelques amendements
en faveur des nouvelles mères.
56. Diane Gabrielle Tremblay, 1989, La dynamique économique du processus d’innovation. Une analyse
de l’innovation et du mode de gestion des ressources humaines dans le secteur bancaire canadien, Thèse de
doctorat en Science économique, Paris, Université de Paris I – Panthéon Sorbonne.
57. Diane Tremblay, 1987, Gestion de main-d’œuvre, division sexuelle du travail et informatisation dans
la banque, Contribution à la Table-ronde APRE-CNRS, les 24-26 novembre 1987, Cahiers de l’APRE,
no 7. Paris, APRE/CNRS.
58. Diane Bellemare, Ginette Dussault, Lise Poulin Simon et Diane-Gabrielle Tremblay, 1996,
« L’emploi, le travail et les relations professionnelles : la vision des économistes du travail nordaméricains », dans G. Murray, M. L. Morin et I. da Costa (dir.), L’état des relations professionnelles.
Tradition et perspectives de recherche, Toulouse, Québec, Éditions Octares/Presses de l’Université
Laval, p. 466-486.
59. « Coopération internationale », Curriculum Vitæ de Diane-Gabrielle Tremblay, Téluq : https://
spip.teluq.ca/dgtremblay/spip.php?article30.
60. « Livres depuis 10 ans », ibid. : https://spip.teluq.ca/dgtremblay/spip.php?article27.
61. Marie-Thérèse
Chicha,
Profil, Portail
de
l’Université
de
Montréal :
https://
recherche.umontreal.ca/english/our-researchers/professors-directory/researcher/is/in14709/.
62. Cécile Sabourin, 2003, « Vers un renouvellement des rapports entre les femmes et
l’économie », Colloque L’accès des femmes à l’économie à l’heure de l’intégration des Amériques : Quelle
économie ?, Montréal, avril : https://unites.uqam.ca/arir/pdf/Sabourin.pdf
63. Cécile Sabourin, Josée Belleau et Michelle Duval, 2005, Atelier de réflexion et d’échange sur le
renouvellement de la théorie économique d’un point de vue féministe et écologique, tenu à l’UQAM le 2
avril 2004, Montréal, juin, Relais-Femmes, UQAM, UQAT, ARIR.
64. Francine Lepage a réalisé, seule ou en collaboration avec d’autres chercheures, un très grand
nombre d’études et de mémoires sur une panoplie de questions touchant les femmes (la
syndicalisation, la fiscalité, la retraite, l’union de fait, les congés parentaux, l’accès à l’emploi, la
pauvreté, etc.).
65. Francine Lepage et Anne Gauthier, 1981, Syndicalisation : droit à acquérir, outil à conquérir : Étude
sur les travailleuses non syndiquées au Québec, Conseil du statut de la femme : Anne Gauthier, 1985,
« État-mari, État-papa. Les politiques sociales et le travail domestique », dans L. Vandelac (dir.) et
al., Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique, Montréal, Éditions Saint-Martin,
p. 257-311 : Louise Vandelac, avec la collaboration de Anne Gauthier, « Problématique, ce travail
domestique… », ibid., p. 23-68.
66. Barry, Francine, 1980, Le travail de la femme au Québec, l’évolution de 1940 à 1970, Sillery, Presses
de l’Université du Québec.
67. Colette Bernier et Hélène David, 1978, Le travail à temps partiel, Montréal, Institut de recherche
appliquée sur le travail.
68. Bettina Bradbury, 1983, « L’économie familiale et le travail dans une ville en voie
d’industrialisation. Montréal dans les années 1870 », dans N. Fahmy-Eid, M. Dumont, Maîtresses de
maison, maîtresses d’école. Femmes, famille et éducation dans l’histoire du Québec, Montréal, Boréal
Express, p. 287-318.
69. Hélène David, 1986, Femmes et emploi, le défi de l’égalité, Montréal, Institut de recherche
appliquée sur le travail-Presses de l’Université du Québec.
70. Francine Descarries-Bélanger, 1980, l’école rose… et les cols roses. La reproduction de la division
sociale des sexes, Laval, Éditions coopératives Saint-Martin-Centrale de l’enseignement du Québec.
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Sa riche carrière vient d’être soulignée dans le cadre d’un colloque organisé à cette fin par le
Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
71. Ginette Legault, 1991, Repenser le travail : quand les femmes accèdent à l'égalité, Montréal,
Éditions Liber.
72. Marie Lavigne et Jennifer Stoddart, 1983, « Ouvrières et travailleuses montréalaises,
1900-1940 », dans M. Lavigne et Y. Pinard (dir.), Travailleuses et féministes. Les femmes dans la société
québécoise, Montréal, Boréal Express, p. 99-113 ; voir aussi un ouvrage marquant de cette époque :
Collectif Clio (Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart), 1982,
L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour.
73. Louise Vandelac (dir.) et al., 1985, Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique,
Montréal, Éditions Saint-Martin.
74. Sylvie Morel, 2011, « L’économie féministe : quelques éléments de présentation », Économie
autrement, 8 décembre.
75. Nancy Folbre, 1997 [1994], De la différence des sexes en économie politique, Paris, Des femmes.
Antoinette Fouque, p. 11.
76. Pensons, entre autres, à Charlotte Perkins Gilman (1860-1935), qui, dans son ouvrage intitulé
Women and Economics, paru en 1898, analysait la dépendance économique des femmes en
intégrant la famille et le rapport de celles-ci à la sexualité, tout en posant, comme condition de
transformation de leur statut économique, la libération des femmes, mais aussi des hommes.
77. IAFFE, « History », http://www.iaffe.org/pages/about-iaffe/history/ : page consultée le 24
octobre 2021.
78. D’ailleurs, pour de plus amples développements sur la question, voir cet article, qui est en
accès libre à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/regulation/14900 . https://
doi.org/10.4000/regulation.14900 : Sylvie Morel, Esther Jeffers, Thomas Lamarche et Cécile
Lefèvre, « Pour une économie féministe radicalement hétérodoxe », Revue de la régulation [En
ligne], 25 | 1er semestre/spring 2019, mis en ligne le, consulté le 25 octobre 2021.
79. Jane Peterson et Margaret Lewis, 1999, The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/
Northampton, Edward Elgar. Cet ouvrage a été réédité en 2001 et 2004.
80. Deborah M. Figart et Tonia L. Warnecke, 2013, Handbook of Research on Gender and Economic Life,
Cheltenham/Northampton, Edward Elgar Publishing.
81. Diana Strassmann, 1999, « Feminist Economics », dans J. Peterson et M. Lewis (eds), The Elgar
Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edwar Elgar, p. 360.
82. Cette définition, qui vient de Lionel Robbins, est la suivante : « L’économie est la science qui
étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des ressources rares ayant
des usages alternatifs » : Lionel Robbins, 1935, An Essay on the Nature and Significance of Economic
Science, London, Macmillan (2nd ed.: 1952).
83. Voir, notamment : Marilyn Power, 2004, “Social Provisioning as a Starting Point for Feminist
Economics”, Feminist Economics, vol. 10, no 3, p. 3-21 ; Julie A. Nelson, 1992, op. cit.; Julie A. Nelson,
1993, “The Study of Choice or the Study of Social Provisioning? Gender and the Definition of
Economics”, dans M. A. Ferber et J. A. Nelson (ed). Beyond Economic Man, Feminist Theory and
Economics, Chicago, The University of Chicago Press, p. 23-36.
84. Mutari Ellen et Boushey Heather, 1997, “Introduction. The Development of Feminist Political
Economy”, dans E. Mutari, H. Boushey et W. Fraher, Gender and Political Economy. Incorporating
Diversity into Theory and Policy, Armonk, M. E. Sharpe, p. 3.
85. Ann L. Jennings, 1993, op. cit. ; Julie A. Nelson, 1992, op. cit.
86. Sandra Harding, 1986, The Science Question in Feminism. Ithaca/London, Cornell University
Press.
87. Dans cette optique, la science est toujours une entreprise politique, subjectivement biaisée et
socialement construite, notamment, par la position sociale (le sexe, la classe sociale, l’origine
ethnique, la culture) du chercheur.
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425
88. Elsa Galerand et Danièle Kergoat, 2014, « Consubstantialité vs intersectionnalité ? À propos de
l’imbrication des rapports sociaux », Nouvelles pratiques sociales, vol. 26, no 2, p. 44-61 : https://
www.erudit.org/fr/revues/nps/2014-v26-n2-nps01770/1029261ar/
89. Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani, 2003. « Introduction », dans J.
Laufer, C. Marry et M. Maruani (dir.). Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des
différences de sexe, Paris, La Découverte/MAGE, p. 11.
90. April Laskey Aerni et Margaret Lewis, “Macroeconomics”, dans J. Peterson et M. Lewis
(eds). The Elgar Companion of Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, 1999, p.
522-528.
91. Sylvie Morel, 2020, « Privilégier les femmes dans la stratégie de relance économique ? », L’État
du Québec 2021, Institut du nouveau monde/Del Busso éditeur, p. 77-84 : Sylvie Morel, 2021, « Pour
une stratégie québécoise de services publics et associatifs à la mesure d’un pays », L’Action
nationale. Pandémie. Premiers enseignements, vol. CXI, no 5-6, mai-juin, p. 91-106.
92. Cette démarche « cherche à intégrer des considérations d’égalité des genres dans la
procédure budgétaire pour garantir une affectation efficace des ressources en fonction des
besoins définis, et restructurer les recettes et les dépenses pour renforcer l’égalité hommesfemmes et l’autonomisation des femmes » : Réseau du CAD sur l’égalité hommes-femmes
(Gendernet), 2010, Intégration des considérations d’égalité hommes femmes aux réformes de la gestion
des finances publiques, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) :
http://www.oecd.org/fr/social/femmes-developpement/46545339.pdf.
93. L’agenda du travail décent, visant à assurer l’accès à l’emploi dans des conditions de liberté,
d’équité, de sécurité et de dignité, « repose sur la création d’emplois, les droits au travail, la
protection sociale et le dialogue social, l’égalité entre hommes et femmes étant un objectif
transversal » : OIT, 2020, Travail décent : https://www.ilo.org/global/topics/decent-work/lang-fr/index.htm.
94. Organisation internationale du Travail (OIT). Prendre soin d’autrui: un travail et des emplois pour
l’avenir du travail décent. Résumé, Bureau international du travail. https://www.ilo.org/global/
publications/books/WCMS_633167/lang--fr/index.htm.
95. Nations-Unies, 2020, Note de synthèse : l’impact de la COVID-19 sur les femmes, 9 avril, p. 16.
96. Nancy Folbre, 1994, Who Pays for the Kids? Gender and the Structures of Constraint, Londres,
Routledge.
97. Mary Daly, 2020, Gender Inequality and Welfare States in Europe, Cheltenham/Northampton,
Edward Elgar.
98. Cette question figurait au programme du colloque sur l’économie féministe – intitulé
Différents regards sur l’économie féministe – qu’Artemisa Flores Espinola, Fatiha Talahite et moi
avions organisé dans le cadre du Congrès international des recherches féministes dans la
francophonie (CIRFF), qui s’est tenu à Paris, en août 2018.
99. Voir, notamment : Sylvie Morel, 2007, « Pour une « fertilisation croisée » entre
l’institutionnalisme et le féminisme », Nouvelles questions féministes, Perspectives féministes en
sciences économiques, vol. 26/2, p. 12-28.
100. Diana Strassmann, 1999, op. cit., p. 360-373.
101. Sophie Ponthieux et Rachel Silvera, 2003, « Sciences économiques, Peut-on faire l’économie
du genre ? Introduction », dans J. Laufer, C. Marry et M. Maruani (dir.), Le travail du genre. Les
sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte/MAGE, p. 209-212.
102. Fatiha Talahite, 2014, « Genre et théorie économique », Regards croisés sur l’économie, La
Découverte, n° 15, p. 13-28.
103. Ces contributions examinent aussi comment les économistes classiques ont pris en compte
les différences de sexe.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
426
104. Drucilla K. Barker, 2013, « Feminist economics as a theory and method », dans D. M. Figart et
T. L. Warnecke (eds), Handbook of Research on Gender and Economic Life, Edward Elgar Publishing,
Elgaronline, p. 18-31.
105. Ibid., p. 21.
106. Philip Mirowski, 1988, Against Mechanism. Protecting Economics from Science, Totowa, Rowman
and
Littlefield.
107. L’économie expérimentale reste fortement ancrée dans l’économie orthodoxe tout comme
elle cautionne implicitement l’ordre économique existant : Agnès Labrousse, 2010, « Nouvelle
économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective d’un outil
de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation, no 7, printemps, 2–32, doi : 10.4000/
regulation.7818 ; André Orléans, Le tournant expérimental : https://webtv.univ-rouen.fr/videos/letournant-experimental-en-economie-par-andre-orlean/iframe/
108. Anne-Marie Devreux, 2010, « Introduction. Questions de genre aux sciences sociales «
normâles » », dans D. Chabaud-Rychter, V. Descoutures, A.-M. Devreux et E. Varikas Eleni (dir.),
Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, Éditions La
Découverte, p. 9.
109. Guillaume Vallet, 2020, op. cit.
110. Hélène Périvier, 2020, L’Économie féministe, Paris, Les Presses de Sciences po, p. 17-18.
111. Voir note 98.
112. Le pragmatisme apparaît vers 1870 à Cambridge, au Massachusetts. Ses premiers
représentants sont principalement Charles S. Peirce (1839-1914), William James (1842-1910) et
John Dewey (1859-1952).
113. Ann L. Jennings, 1993, op. cit.
114. Anne Mayhew, 1999, «Institutional Economics», dans J. Peterson et M. Lewis (ed.), The Elgar
Companion to Feminist Economics, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, p. 479-486.
115. Charles Whalen et Linda Whalen, 1994, «Institutionalism: A Useful Foundation for Feminist
Economics?», dans J. Peterson, D. Brown (ed.). The Economic Status of Women Under Capitalism.
Institutional Economics and Feminist Theory, Aldershot, Edward Elgar, p. 19-34.
116. William Waller et Ann L. Jennings, 1990, «On the Possibility of a Feminist Economics: The
Convergence of Institutional and Feminist Methodology», Journal of Economic Issues, vol. 24, no 2,
p. 613-622 : William Waller et Mary V. Wrenn, 2021, “Feminist Institutionalism and
Neoliberalism”, Feminist Economics, vol. 27, no 3, p. 51-76.
117. Ibid., p. 613.
118. Sylvie Morel, 2000, Les logiques de la réciprocité, Paris, Presses Universitaires de France ; Sylvie
Morel, 2007, op. cit.
119. John R. Commons, 1924, Legal Foundations of Capitalism, Madison, The University of Wisconsin
Press (1968) ; 1934, Institutional Economics. Its Place in Political Economy, New Brunswick/London,
Transaction Publishers (1990), 2 vol. ; et 1950, The Economics of Collective Action, New York, The
Macmillan Company.
120. Sylvie Morel, 2010, « L’économie du travail commonsienne : l’analyse transactionnelle de la
relation salariale », Revue Interventions économiques. Actualité de John Commons, [En ligne], no 42 :
mis en ligne le 01 décembre 2010; http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/
1254 : https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.1254.
121. Sylvie Morel, 1996, Le workfare et l’insertion : une application de la théorie institutionnaliste de
John R. Commons, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, Paris, Un. de Paris I.
122. Voir notamment à ce sujet : Laure Bazzoli, 1994, Action collective, travail, dynamique du
capitalisme : fondements et actualité de l’économie institutionnaliste de J. R. Commons, Thèse de Doctorat
en Sciences Économiques, Lyon, Université Lumière - Lyon 2.
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427
123. J’ai forgé le néologisme de « maternabilité » pour rendre compte, par analogie avec la notion
d’employabilité, de cet ensemble d’exigences comportementales imposées aux femmes dans le
cadre de l’institution de l’assistance sociale et liées à leur fonction de travailleuses dans l’espace
domestique.
124. Par exemple, parlant des discussions et des débats ayant entouré le projet de programme
d’assurance-chômage au Wisconsin, Commons précise : « C’est, en effet, grâce à ces dix années de
discussions et à ma propre participation à ces dernières, que j’ai finalement atteint la
formulation de la théorie plus abstraite de l’économie institutionnelle »; John R. Commons, 1934,
op. cit., p. 841-842.
125. Commons commence son ouvrage Institutional Economics comme suit : « Mon point de vue est
basé sur ma participation à des activités collectives, desquelles je dérive ici une théorie de la part
jouée par l’action collective en contrôle de l’action individuelle » : John R. Commons, 1934, op. cit.,
p. 1.
126. Yngve Ramstad, 1989, “A Pragmatist’s Quest for Holistic Knowledge: The Scientific
Methodology of John R. Commons”, dans M. R. Tool et W. J. Samuels (ed.), The Methodology of
Economic Thought, New Brunswick, Transaction, p. 209.
127. John R. Commons, and associates, 1910, A Documentary History of American Industrial Society,
The Arthur H. Clark Company, 10 vols. ; John R. Commons, and associates, 1918, 1935, History of
Labour in the United States, The Macmillan Company, 4 vols. (1918 : vol. I, II : 1935 : vol. III, IV).
128. Commons reconnaissait lui-même une certaine filiation de ses travaux avec l’École
historique allemande (identifiée par l’auteur à Roscher, Hildebrand et Knies), « qui a introduit,
disait-il, la méthode de la recherche historique dans l’économie », même si l’économie
institutionnaliste qu’il entreprenait d’exposer se démarquait nettement de ce courant de
l’économie politique : John R. Commons, 1934, op. cit., p. 115.
129. Jean-Jacques Gislain, 2019, « La sécurisation du travail et le capitalisme raisonnable de John
R. Commons », dans D. Mercure et Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques, Québec, Les
Presses de l’Université Laval, p. 240.
130. Il en va de même de T. Veblen, qui met aussi de l’avant une théorie de l’institution dont
l’objectif est de remplacer l’ancienne économie politique : Jean-Jacques Gislain, Philippe Steiner,
1995, La sociologie économique 1890-1920, Paris, Presses Universitaires de France.
131. Jean-Jacques Gislain, 1999, « Les conceptions évolutionnaires de T. Veblen et J. R.
Commons », Économies et Sociétés, Hors série HS, vol. 34, no 1, p. 47-65 ; Yngve Ramstad, 1993,
« Institutional Economics and the Dual Labor Market Theory », dans M. R. Tool (dir.), Institutional
Economics: Theory, Method, Policy, Boston, Kluwer Academic Publishers, p. 173-232.
132. Cette entreprise est dirigée actuellement par les économistes Jean-Jacques Gislain et Bruno
Théret.
133. Il est notoire que l’institutionnalisme commonsien fait l’objet d’une profonde
incompréhension lorsqu’il n’est pas totalement ignoré. Comme l’indique Yngve Ramstad,
Commons est l’auteur « le moins compris des principaux théoriciens » du mouvement
institutionnaliste : Yngve Ramstad, 1989, op. cit., p. 207.
134. Sylvie Morel, 1998, « Le projet d’allocation universelle : quand les risques outrepassent les
avantages », Débat avec François Blais, Soirée de la revue Relations, L’allocation universelle, Québec,
9 février ; Sylvie Morel, Louise Brossard, Anita Caron et Nadine Goudreault (dir.), 2003, Actes de
l’atelier : La sécurité économique des femmes : les critiques féministes du discours économique dominant et
les nouvelles avenues de politiques sociales, Montréal, IREF-Relais-Femmes.
135. Sylvie Morel, 2020. « Le miroir aux alouettes du revenu universel », Le
Devoir, Opinions, 1er juin : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/579935/lemiroir-aux-alouettes-du-revenu-universel.
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428
Le renouveau de
l’institutionnalisme au Québec
Entretien avec Jean-Jacques Gislain
The Revival of Institutionalism in Québec
1
Interventions économiques : Merci professeur Gislain d’avoir accepté cette entrevue.
J’aimerais centrer l'entrevue sur le renouveau de l’institutionnalisme au Québec autour
de 3 thèmes : 1) qu'est-ce que l’institutionnalisme en économie ? 2) quelle a été la
contribution intellectuelle de John R. Commons, une personnalité très marquante de
l’institutionnalisme aux États-Unis ? Et 3) qu’en est-il de l’institutionnalisme au
Québec ? Sans plus tarder, qu'est-ce que l’institutionnalisme en économie ? Quelles en
sont les origines, les évolutions et les caractéristiques principales, et quels en sont des
changements récents ?
2
Jean-Jacques Gislain : Quelles sont les origines de l’institutionnalisme et ses
évolutions ? L’institutionnalisme est une approche typiquement étatsunienne qui est
apparue au tournant du 20e siècle. Pourquoi est-il apparu à ce moment-là aux ÉtatsUnis ? En fait, il contribue à ce que les historiens appellent en général
l’exceptionnalisme américain. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, la vie intellectuelle
aux États-Unis était assez proche de celle de la Grande-Bretagne. Ce n’est que vers la fin
du dix-neuvième siècle que les États-Unis entrent dans cette ère de l’exceptionnalisme
et commencent à avoir une originalité forte par rapport au monde britannique.
3
Pour ce qui concerne l'économie, il y a trois circonstances qui vont conduire à la
naissance de l’institutionnalisme. La première circonstance, c'est le fait qu’après la
guerre civile, la guerre de Sécession, et surtout après 1870 et la victoire de l'Allemagne
unifiée contre la France, l'Allemagne devenant le nouveau centre intellectuel de
l'Europe, la bourgeoisie étatsunienne commence à ne plus envoyer ses enfants faire
leur doctorat en Grande-Bretagne, comme elle le faisait depuis un siècle, mais en
Allemagne. C’est notamment le cas des jeunes doctorants économistes qui vont faire
leur thèse en Allemagne, et, bien évidemment, quand ils reviennent aux États-Unis ils
ont une formation qui est très différente de la formation classique en économie,
justement celle des classiques Adam Smith, Ricardo, Jean-Baptiste Say. La formation
qu’ils y reçoivent est celle de ce qu'on appelle en histoire de la pensée économique
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
429
« l’école historique allemande ». De retour aux États-Unis, ils deviendront souvent des
jeunes professeurs des nouvelles universités, notamment celles du Midwest, de Chicago
en particulier. En opposition assez claire avec l’école franco-anglaise universaliste et
cosmopolite, l'école historique allemande considère au contraire que les économies
nationales sont le fruit de l'évolution particulière de chaque pays, chacun d’eux ayant
ses propres institutions et sa spécificité en termes de système économique. Aussi,
lorsque va se constituer en 1883 l'American Economic Association (AEA), le premier grand
regroupement d'économistes aux États-Unis, l'un de ses leaders principaux, Richard T.
Ely, est un économiste qui est justement un de ces cas de figure d’étudiant. Il obtiendra
un doctorat à l’Université d’Heidelberg et a eu comme professeur Karl Knies. À son
retour aux États-Unis, il sera professeur d’économie politique à l’Université John
Hopkins. Un des principaux fondateurs de l’AEA, il va introduire dans la charte portant
création de l'association cette conception de l'école historique allemande, et en
particulier la question de l’institution de l’économie. R. T. Ely sera le mentor de John
Commons. Voilà pour une première origine.
4
Le deuxième facteur qui va contribuer à cet exceptionnalisme américain est le
darwinisme. La publication en 1859 par Darwin de L'origine des espèces va entraîner un
choc intellectuel important. Par-delà sa théorie biologique, ce que Darwin introduit
dans le monde de la pensée c'est l'idée selon laquelle le monde est en perpétuelle
transformation et donc que tout l’ancien savoir qui consistait à rechercher l’essence
des choses, c’est-à-dire quelque chose qui était fixe, n'est plus pertinent : si le monde
est en perpétuelle transformation, il faut aussi que la connaissance soit en perpétuelle
transformation. Un certain nombre d’intellectuels américains vont adopter ce
darwinisme, non pas tant la théorie de Darwin même si va naître aussi avec William
Graham Sumner le darwinisme social, mais ce dont nous parlons et qui va être une des
sources de l'institutionnalisme : le darwinisme méthodologique. C'est-à-dire le fait qu'il
faille penser la réalité comme étant une réalité en perpétuelle transformation, un
processus causal cumulatif aveugle. Donc voilà une deuxième origine de la façon de
penser le monde qu'on appelle généralement la pensée évolutionnaire.
5
Quant à la troisième origine, souvent considérée comme la conséquence de la seconde,
c'est la philosophie pragmatiste. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, le monde
philosophique aux États-Unis était lui aussi très influencé par le monde britannique.
Mais, avec la pensée darwinienne, va naître une nouvelle pensée très originale : le
pragmatisme. Trois auteurs, Charles Sanders Peirce, John Dewey et William James, vont
donc être à l'origine de cette pensée. Le pragmatisme, qui est un antirationalisme,
rompt avec le projet d'une connaissance orientée vers la découverte des lois de la
nature qui seraient universelles et fixes et va lui opposer le fait que la pensée doit
aborder le monde comme étant en perpétuelle transformation. Le pragmatisme
propose d’appréhender la pensée dans une perspective darwinienne, comme un
instrument de survie, d'action. C’est donc une philosophie de l’action plutôt d’une
philosophie purement spéculative. Le pragmatisme appréhende l'entendement, le
processus mental, non plus comme l’activité d’une raison suffisante, l’esprit différent
du corps, comme dans le dualisme cartésien, mais plutôt comme un organe au service
de l’activité, comme l'œil l’est pour la vision, comme l'oreille pour l’audition, etc., en
somme comme un organe d'adaptation à la survie. Toute la philosophie pragmatiste va
se construire sur cette idée qu’il n’y a pas de différence dans la façon de penser l’action
pour un homme ordinaire et la façon de penser pour un scientifique. Dans les deux cas,
ce qui est pensé est la résolution du problème pour maintenir la survie. Cette
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
430
philosophie pragmatiste va être tout à fait spécifique aux États-Unis. Elle exercera une
petite influence en Grande-Bretagne et en Italie, mais c'est surtout aux États-Unis
qu’elle va se développer et, progressivement, y devenir très importante dans le premier
tiers du vingtième siècle. Elle va un peu disparaître à partir des années 30, mais
réapparaît actuellement, notre époque connaissant un très fort renouveau de cette
pensée pragmatiste. Pour l’institutionnalisme, elle fournira les fondements d’une
théorie de l’action radicalement différente de la théorie dite de l’action « rationnelle ».
6
Résumons les trois origines. Il y a d’abord l'idée d'institution, mise de l’avant par l’école
historique allemande. Pour elle, l’économie n’est pas le marché universel ; elle est une
construction sociale, elle est « instituée », déterminée par les institutions historiques,
spécifiques à chaque pays et à chaque époque. Viennent ensuite le darwinisme
méthodologique et l’étude évolutionnaire des « institutions », comme Darwin l’a fait
pour les « espèces ». Et finalement, il y a la philosophie pragmatiste, qui va être à
l'origine de la théorie de l'action chez les institutionnalistes. Et donc, lorsqu’apparaît le
premier grand institutionnaliste à la fin du dix-neuvième siècle, comme professeur à la
jeune Université de Chicago, en l’occurrence Thorstein Veblen, on a déjà la synthèse de
ces trois origines et la naissance de l’institutionnalisme dont le socle est construit à
partir de ces trois éléments. Les autres institutionnalistes continueront à construire sur
ce socle.
7
IE : Revenons maintenant sur ses caractéristiques et
l’institutionnalisme va s’imposer en économie aux États-Unis.
8
Jean-Jacques Gislain : L’institutionnalisme est une appellation qui n’apparaît qu'en
1919. Walton H. Hamilton est le premier à l’identifier dans un article où il recense un
ensemble de travaux d’économistes hétérodoxes états-uniens dont les caractéristiques
communes constituent le fonds partagé des idées institutionnalistes. Cela dit, si 1919
peut être considérée comme la date d’autoproclamation officielle de
l’institutionnalisme comme école de pensée, celui-ci est né en réalité quelque 20 -25
années plus tôt, avec Veblen qui va mourir en 1929. L’essentiel de son œuvre a été
produit avant 1919. Il est le premier institutionnaliste. Veblen a été qualifié par
certains commentateurs américains de « Marx des États-Unis », tant sa pensée est
radicale et même, sous certains aspects, révolutionnaire.
9
Que nous dit Veblen ? Eh bien, dans le prolongement de l’école historique allemande,
que l’économie est régie par des institutions, que les institutions sont des habitudes de
pensée, donc des façons « instituées » d’appréhender le monde et d’agir sur lui. Or, ces
façons, bien évidemment, évoluent au cours du temps ; aussi, se trouvent-elles non
seulement à l'origine des institutions, mais aussi derrière leur évolution. La première
de ces institutions est la propriété. La propriété est l'établissement d'une relation qui
détermine comment vont se répartir les moyens de vie. Autrement dit, c’est sur la base
de la propriété que va se développer tout un phylum d'institutions dont Veblen fera la
généalogie. L’institution de la propriété va évoluer comme une espèce – il faut
comprendre le concept d’« institution » comme analogue au concept d’« espèce » dans
la pensée darwinienne – pour devenir jusqu'à nos jours la propriété financière. Veblen
est l’un des premiers à montrer cette métamorphose, cette généalogie de la propriété,
vers ce qu'on appelle maintenant l’économie financière, la forme institutionnelle
plénière de la prédation propriétaire. Il va aussi y avoir des embranchements dans ce
phylum des institutions et notamment celles concernant la consommation et le loisir.
La consommation et le loisir seront pour Veblen une forme institutionnelle qui
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
voyons
comment
431
permettra de rivaliser avec les autres et de procéder au classement social : les
propriétaires, pour se différencier des autres, vont consommer, au sens de consommer
des biens de luxe, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas nécessaire, et ce uniquement pour
montrer aux autres, en particulier les travailleurs, qu'ils ont une certaine supériorité
sociale. De même pour le loisir qui est une forme ostentatoire de surclassement par
rapport aux autres dans la lutte de comparaison provocante. Ainsi, Veblen va
développer toute une théorie de la société fondée sur la lutte de classement. Sur la base
de la comparaison provocante, montrer qu’on est plus riche que ses rivaux, montrer
qu’on peut consommer, qu'on peut avoir du loisir, sont des marqueurs de supériorité
sociale. Le sport est la forme atavique et la mode la forme la plus évoluée de ces
institutions de la consommation et du loisir, elles-mêmes dérivées de l’institution de la
propriété. En somme, Veblen propose une analyse de l’évolution des institutions, des
origines jusqu'à nos jours, les institutions ayant atteint leur forme plénière avec le
capital financier et la société de consommation et du loisir.
10
Ça, c’est l'analyse de la réalité de l'évolution de nos économies jusqu’au monde actuel,
tel que Veblen la caractérise dès le tournant du vingtième siècle. Je vous disais tout à
l'heure que Veblen était aussi considéré un peu comme le Marx des États-Unis. Il va en
effet proposer une alternative sociale radicale, dans une optique très saint-simonienne.
On retrouve d’ailleurs, le fait est intéressant à relever, la matrice originelle de
beaucoup de socialismes dans le projet saint-simonien de proposer l’organisation et la
planification comme alternative à l'anarchie du marché. Comme les socialistes
européens de l'époque, Veblen va proposer la planification opérée par ce qu'il appelle
le « soviet des ingénieurs ». Il s’agirait de mettre ceux qui sont compétents, c’est-à-dire
ceux qui ont développé leur capacité du travail efficient, à la direction de la production
sociale. Ce projet de société va, à partir des années 1920, prendre un nom, un nom qui a
été un petit peu dévoyé de nos jours, la « technocratie ». Les vébléniens vont créer un
mouvement qu’ils appelleront mouvement technocratique. Ce mouvement se fonde sur
cette idée d’organiser l’activité économique dans une logique très saint-simonienne,
c’est-à-dire en laissant aux experts, aux ingénieurs, aux savants, autrement dit à ceux
qui sont capables de performer efficacement, le soin de planifier l'activité économique
pour le bien de la collectivité. Voilà pour Veblen, qui sera une inspiration très
importante pour beaucoup d’institutionnalistes, à commencer par certains concepteurs
du New Deal de Roosevelt.
11
Il y a deux autres fondateurs de l’institutionnalisme : Wesley C. Mitchell et John R.
Commons. Mitchell est un économiste qui s’intéresse aux questions monétaires et aux
cycles économiques. Il va développer, dans une optique assez proche de Veblen
d'ailleurs, l'idée selon laquelle l'activité économique est régie par des institutions, des
habitudes mentales, des façons de penser et donc que les comportements économiques
sont eux-mêmes régis par les institutions, mais il va orienter sa recherche
essentiellement sur ce qu'on appelle à l'époque les mouvements économiques et
notamment ceux qui sont liés à la question monétaire. Mitchell a d’ailleurs fait sa thèse
de doctorat sur les Greenbacks, cette monnaie toute particulière qui a été créée à
l'occasion de la guerre civile américaine. En fait, ce sont des billets de banque purement
fiduciaires, les fameux billets verts. Mitchell va montrer que l'introduction de ce type
de monnaie a eu un impact important sur l'activité économique, autrement dit que la
monnaie n'est pas neutre comme le pensent les orthodoxes en économie et qu’elle joue
un rôle très important tant sur l'activité économique que sur les mouvements
économiques. Il développera une théorie des cycles économiques très intéressante, et
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432
ce à une époque où beaucoup d’économistes s’interrogent sur l’origine des mouvements
économiques et les meilleures façons de les prévoir et d’y faire face.
12
Ce qui va être la grande spécificité de Mitchell, c'est la méthode. On assistera dans les
années 1920 et au début des années 1930 à un combat méthodologique entre, d’un côté,
la méthode proposée par Mitchell qui est celle des statistiques descriptives et de la
construction d'indicateurs, de nombres indices, pour pouvoir justement observer et
prévoir les mouvements économiques, et de l'autre côté, du côté des néoclassiques, une
nouvelle méthode, l’économétrie, qui consistera à rechercher des corrélations entre les
variables d’un modèle mathématique. Ce combat va durer jusqu'au début des années
1930. Il va être définitivement perdu par l'école institutionnaliste de Mitchell. En
revanche, la méthode des indicateurs dits avancés, coïncidents et retardés survivra et
reste toujours utilisée en analyse de conjoncture.
13
IE : L’article de Koopmans de 19471 sera à cet égard particulièrement dévastateur.
14
Jean-Jacques Gislain : Le professeur Deblock est spécialiste des cycles et mouvements
économiques ; il est beaucoup plus compétent que moi sur cette question-là. Revenons
au troisième personnage : John Rogers Commons. Avec lui, c’est un autre pan de
l’approche institutionnaliste qui apparaît, un peu différent à la fois de Veblen et de
Mitchell, même s’ils ont en commun de partir de l'idée que l'activité économique est
« instituée », régie par les institutions et leur évolution. Pour Commons, les institutions
sont ce qu'il appelle l'action collective, c'est-à-dire la façon commune, la façon normale
de se comporter dans un groupe humain. Elles régissent donc les comportements dans
la mesure où ceux-ci sont « autorisés par les autorités autorisantes », en particulier les
instances juridictionnelles à tous les niveaux d’activité et de compétence décisionnelle.
On retrouve là l’optique pragmatiste qui considère qu’en fait une grande partie de nos
comportements n’est pas le fruit libre de notre introspection rationnelle, comme ce
serait le cas de l’homo economicus, mais des prescriptions sociales données par, « sous
contrôle », de l'action collective. C'est-à-dire, en fait, par la façon normale de se
comporter, laquelle est la façon la plus efficace qui a été sélectionnée par l'évolution.
Celle-ci est le fruit de ce que Commons nomme, en référence à Darwin, la sélection
artificielle des institutions, des pratiques sociales autorisées. En ce sens, d’ailleurs
fortement influencé par le système juridique de la Common Law, Commons est assez
proche des futures thèses de Hayek sur le rôle d’opérateur de sélection des règles
abstraites de conduite, des institutions pour Commons, joué par les instances
judiciaires. Pour Commons, selon l'histoire de chaque formation sociale, de chaque
groupe organisé, il y aura des types d'action autorisés différents. Dans ces conditions,
une bonne part du travail analytique, proposé par Commons, consiste à identifier ce
qu'est l'action collective, c’est-à-dire l’institution à l’étude. C'est un premier élément à
retenir.
15
Ensuite, Commons va proposer une façon d'analyser l'activité économique non
réductible à l’échange comme le fait l'approche orthodoxe en économie. Autant pour
les classiques que pour les néoclassiques, il n’y a qu'une seule instance : le marché. Et
une seule règle sur celui-ci : l’échange. C'est très réducteur de postuler l’existence
d’une seule institution économique, le marché, et une seule règle, l'échange
d'équivalent ou équilibré, c’est-à-dire égal. Les questions de pouvoirs et de conflits sont
alors éliminées de l’analyse. De son côté, Commons propose le concept de transaction
pour analyser les relations économiques. Il substitue ainsi au concept d'échange celui
de transaction. Dans l’activité économique, les relations sont toujours réciproques, des
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transactions, et celles-ci s’effectuent selon des positions de pouvoir le plus souvent
asymétriques. De plus, ces relations sont régies par l’action collective qui assigne des
positions corrélatives à chacun des transacteurs. Commons nous dit aussi qu’en
économie, il y a trois types de transactions : la transaction de marchandage, la
transaction de direction, et la transaction de répartition. Cette typologie des
transactions correspond en fait à la vieille idée aristotélicienne, reprise à l'époque
médiévale, des trois composantes de la propriété : le droit de cession, le droit d'usage et
le droit d’usufruit. En somme, Commons considère que la transaction est l’unité de base
de l’analyse économique.
16
La transaction de marchandage se réfère au processus d'achat et de vente. L’objet de
cette transaction n’est pas comme le propose l’économie orthodoxe un bien ou un
service, c’est-à-dire une chose ou l’actif qui la représente. Pour Commons, l’objet de la
transaction de marchandage, qui n’a aucune raison a priori d’être équilibrée, est le droit
sur l’usage légal futur d’une chose ou l’actif qui la représente. Ce sont les droits de
propriété qui sont les enjeux de la transaction de marchandage et celle-ci contient des
relations de pouvoirs réciproques d’autant plus importants que les transacteurs auront
la (non)opportunité d’y échapper. Ainsi, lorsque d'un côté, un acteur a du pouvoir de
marchandage, son vis-à-vis est souvent en situation de vulnérabilité, d’exposition au
pouvoir de l’autre. Commons s'intéresse beaucoup aux relations d’emploi et ainsi pour
lui, pour prendre cet exemple, l'employeur est souvent, dans le système économique
actuel, en position de pouvoir et le salarié en position de vulnérabilité lorsqu'il est
question de déterminer ce que sera le salaire, c'est-à-dire le prix de la location de la
force de travail ou, plus précisément, comme dit Commons, de la cession de la bonne
volonté (goodwill) temporaire du travailleur à l’employeur. Le résultat de la transaction
de marchandage est un prix qui correspondra à l’état des positions corrélatives de
pouvoir des transacteurs. Il n’y a donc pas de « mécanisme » de la formation des prix
comme pour l’économie orthodoxe, mais une détermination du prix, au cas par cas,
selon les situations et positions transactionnelles.
17
Il y a un deuxième type de transactions que Commons appelle les transactions de
direction. Cela fait référence à ce qui est pour les économistes néoclassiques une boîte
noire, à savoir : comment fonctionnent les organisations ? Comme les néoclassiques
n’ont qu’un univers de pensée, le marché, ce qui se passe dans les organisations ça
n'existe pas ou alors c'est analysé de façon analogique au marché, comme un marché de
contrats. Commons nous dit qu’il faut analyser l'économie des organisations, des
groupes actifs (going concern), à partir de cette transaction de direction et dans ce caslà, on n'est plus dans une relation horizontale ; on est dans une relation de
subordination du salarié à l’employeur, d'ailleurs bien spécifié dans tous les codes du
travail. L'employeur et sa direction hiérarchique donnent des ordres que l'employé
exécute. On est donc dans un type de transactions qui est explicitement une transaction
de supérieur à inférieur. C’est comme cela que Commons analyse les organisations
économiques.
18
Et puis il y a le troisième type de transactions, qu'il appelle les transactions de
répartition. Ce sont celles qui consistent à répartir les pertes et les bénéfices. Le droit
de cession concerne la transaction de marchandage ; le droit d'usage, la transaction de
direction ; le droit d’usufruit, la transaction de répartition, la façon dont l'activité
économique produit des surplus-pertes et les répartit. Là encore, dans la transaction de
répartition, on n’est pas dans une relation égalitaire puisqu'il y a le principe de
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gouvernance. Celui-ci est le pouvoir de diriger l'activité et de déterminer ce que chacun
va recevoir ou ne pas recevoir du surplus créé. Au niveau de l'entreprise, si vous voulez,
c'est un petit peu ce que l'on voit dans les conventions collectives à propos des
avantages sociaux, régimes de pension, assurances collectives, et toutes autres formes
de répartition des gains-pertes d'activité. Les deux autres éléments de la convention
collective sont, d’une part, ce qu'on appelle le « normatif », les conditions de travail,
correspondant à la transaction de direction, et d’autre part, ce qui touche à la
dimension purement salariale, correspondant à la transaction de marchandage. En
clair, le triptyque marchandage-direction-répartition représente exactement la
structure des conventions collectives. Et comme spécialiste des questions du travail,
Commons illustre abondamment ce triptyque par les divers aspects de la relation
salariale. Voilà un autre élément.
19
Un troisième élément important chez Commons, concerne la temporalité de l’activité.
Il y en a évidemment bien d’autres, mais on ne peut pas non plus tout développer ici.
Dans l'analyse classique et néoclassique, donc orthodoxe, en économie, la temporalité,
donc le rapport au temps, est conçue analogiquement au temps physique, c’est-à-dire
où le temps est orienté selon la flèche passé, présent, futur ; le passé entraînant le
présent qui lui-même entraîne le futur. Comme dans les sciences de la nature,
l’économie orthodoxe appréhende donc la temporalité chronologiquement, passéprésent-futur, et causalement, antécédent-conséquent-subséquent, selon une même
flèche linéaire du temps. En revanche, ce que propose Commons est une temporalité de
l'activité, et en particulier celle de l’action économique, qui ne suit pas cette flèche du
temps linéaire : passé, présent futur. Pour lui, le passé est compris comme le bagage de
connaissances et d’actions collectives que chacun partage. Et lorsqu’un individu se
propose d’agir, il va utiliser ce bagage, ce background, ce guide d’actions, pour se
projeter dans le futur envisagé comme probable, car potentiellement une réplique du
passé. Ce futur projeté, ce futur envisagé, Commons l’appelle la futurité (futurity), qui
n'est pas le futur, mais la façon dont est envisagé le futur. Cette futurité est en grande
partie la conséquence de ce qui a été réalisé dans le passé, une répétition envisagée de
celui-ci. C’est en fonction de cette futurité et de son degré de sécurité, des hypothèses
habituelles qu’elle fournit, car s’étant avérée dans le passé, que l’on va agir ou ne pas
agir. Dans ces conditions, la temporalité de l’activité n’est plus orientée selon une
flèche linéaire, mais selon une boucle causale. Le passé entraîne la futurité, qui entraîne
l'action présente orientée vers le futur. L’approche de Commons produit ainsi une
théorie de l'action radicalement différente de la théorie de l'action dite « rationnelle »
qui est une action physicaliste. L’homo economicus prend des données ; par
introspection, il fait son choix, et il se projette dans le futur. En revanche, pour
Commons, la temporalité de l’activité est une boucle : passé, futurité, présent. En
somme, ce sont les institutions, l’action collective, qui composent la futurité comme
autant de guides comportementaux plus ou moins sécurisés. Cette temporalité de
l’activité est spécifique à l’humanité, c'est une caractéristique sui generis de l’activité
humaine. Il n'y a que les êtres humains qui se comportent en fonction de cette futurité.
Chez les autres espèces vivantes, ce sont les instincts qui poussent à agir alors que chez
les humains l'action est en bonne partie tirée par la futurité, cette dernière exerce ainsi
un tropisme sur l’activité. Lorsque la futurité n’offre pas de solution institutionnelle à
une situation d’activité, c’est alors pour Commons, selon la philosophie pragmatiste
proposée par Charles S. Peirce et John Dewey, l’« enquête » qui prend le relais.
Commons différencie ainsi, d’une part, l’activité routinière, déterminée par la futurité
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structurée institutionnellement, d’autre part, l’activité stratégique conditionnée par
l’enquête, par l’exercice abductif de l’intelligence orientée vers la résolution de
problèmes. À partir de cette approche de la temporalité, Commons va développer une
conception très originale de la monnaie et de la finance. La monnaie, c’est ce qui
permet la quantification dans la futurité. Or nous dit Commons à juste titre, comme
l'activité économique comporte essentiellement des transactions de dettes, eh bien les
dettes ne peuvent se formaliser que comme étant des quantités monétaires espérées
dans la futurité. Donc, peu importe le caractère matériel ou non de la monnaie,
l’essentiel est que la monnaie, comme unité de compte, puisse fournir un calcul de
quantification des hypothèses qui sont faites pour se projeter dans le futur.
20
On pourrait développer davantage, mais ce qui est très pertinent pour la situation
actuelle, c'est la façon dont Commons analyse la finance. Une grande partie de la
finance n'est en fait ni plus ni moins que la capitalisation de la futurité. C’est-à-dire
tout ce que l’on peut envisager comme étant source putative d’un revenu futur.
Évidemment, plus l'anticipation d'un revenu futur est importante, plus la capitalisation
présente va être élevée. Il y a quelque chose de tout à fait intéressant là-dedans, pour
ne pas dire exceptionnel, d’assister ainsi à une convergence analytique entre Commons,
qui est institutionnaliste et professeur à Madison dans le Wisconsin, et Irving Fisher, le
pape de l'orthodoxie monétaire aux États-Unis, professeur à Yale. On retrouve chez
Fisher la même conception qui est à l'origine du capital, le capital étant pour lui la
source de tout revenu futur. Cela dit, pour Commons, la faiblesse de Fisher est de rester
dans la matérialité et de penser que le capital est individuel et incarné soit dans
l'humain (le futur capital humain de Gary Becker), soit dans les choses matérielles, les
équipements. En fait, le capital, dans sa forme évolutive plénière, est purement une
anticipation sur le futur, quantifiée monétairement dans la futurité, ce que Commons
appelle le capital intangible. Effectivement, pour l'analyse de la réalité contemporaine,
ce qu’on appelle la bulle financière relève de cette idée, qu’en fait, ce sont les espoirs de
gains futurs qui constituent le capital financier, donc une capitalisation monétaire
putative dans la futurité. On voit à quel point la pensée de Commons est très riche et
toujours actuelle.
21
IE : On reviendra sur Commons, mais pour le moment, j'aimerais que vous reveniez sur
la remarque que vous avez faite plus tôt, à savoir qu’il y a un renouveau de
l’institutionnalisme à l’heure actuelle. J'aimerais que vous précisiez ce point parce
qu’on peut comprendre votre remarque de deux façons. On peut parler de renouveau
dans le sens où un nombre important de personnes s’intéressent à Commons et aux
anciens institutionnalistes, mais on peut également parler de renouveau dans le sens où
l’on a pu observer l'apparition d’un nouvel institutionnalisme – je pense en particulier
à Oliver Williamson, voire à Douglass North – qui, s’inscrivant dans une logique plus
orthodoxe, voit dans les institutions un facteur de rationalité ou de réduction des
incertitudes.
22
Jean-Jacques Gislain : Oui, il y a actuellement ce qu'on appelle des néoinstitutionnalistes, les nouveaux institutionnalistes. Comme il y a les nouveaux
keynésiens. Chez les économistes néoclassiques, on retrouve maintenant deux
tendances qui s'affrontent : les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens. Mais
les nouveaux keynésiens n’ont de keynésien que la problématique de Keynes. Ils
n’adhèrent absolument pas à la théorie de Keynes. Pour les nouveaux
institutionnalistes, c'est pareil. Ils adhèrent à la problématique des institutionnalistes
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selon laquelle les institutions sont incontournables pour l'analyse économique, mais au
niveau de leur cadre d’analyse, ils restent des néoclassiques. Ils considèrent toujours
que le modèle idéal et idéel référentiel, c'est le marché tel que théorisé dans le modèle
d’équilibre général walrasien. Et c’est dans ce cadre qu’ils cherchent à introduire les
institutions, soit comme des instances de régulation, soit pour s’intéresser à l'économie
appliquée. On trouve cette posture dès le dix-neuvième siècle, chez Pellegrino Rossi par
exemple. Rossi fut le premier à soutenir chez les classiques dans les années 1840 qu’il
fallait, par analogie avec la physique, différencier l'économie pure, sans friction, donc
en fait sans institution, de l’économie appliquée où, là, on introduit l'État, les
institutions etc. C’est ce que font les nouveaux institutionnalistes.
23
Ils introduisent dans le modèle de marché des éléments qui, bien évidemment, vont
être déterminants, mais uniquement en seconde instance. Pour les néoinstitutionnalistes, la prise en considération d’autres règles que l’échange marchand,
comme les règles sociales, les normes, les conventions, etc., ce qu’ils appellent des
« institutions » sans autre définition que descriptive, les amène à constater que cela
régule ou perturbe le marché. Certes, comme les institutionnalistes, ils intègrent l’idée
d’un processus d’évolution de ces « institutions », mais le marché reste le référent
universel. Par exemple, pour Douglass North, qui est sans doute l’un des plus pertinents
dans cette approche-là et l’un des fondateurs de ce néo-institutionnalisme, les droits de
propriété, donc les institutions qui régissent le droit de propriété vont être
déterminantes dans l’émergence du capitalisme. Il va falloir attendre historiquement
que ceux qui innovent ou prennent des risques puissent voir les gains issus de leur
activité garantis par des « droits de propriété ». Ces derniers seraient ainsi à l'origine
de notre économie capitaliste moderne. Ensuite, il va prolonger son analyse, parce que
c’est un historien, sur l'évolution du capitalisme en montrant que le capitalisme évolue
– son approche est aussi évolutionnaire – en fonction des transformations des
« institutions », toujours appréhendées comme favorables ou non au développement de
l’économie capitaliste « de marché ».
24
On le voit donc, les néo-institutionnalistes mettent aussi l'accent sur les institutions,
mais les institutions sont posées, comme je viens de le dire, en deuxième instance, le
modèle idéal et idéel référentiel restant le marché. En revanche, les institutionnalistes
originaux, ceux des origines, considèrent au contraire que le concept central de
l’analyse économique est le concept d’institution et que le marché - d’ailleurs ils
n’utilisent que très peu le terme « marché » - c’est-à-dire les transactions de
marchandage ne sont qu’une forme institutionnelle parmi d’autres comme on l’a vu à
propos de la typologie des transactions. À cet égard, ce qui est aussi intéressant dans
l’approche de Commons est qu’il propose en quelque sorte une procédure de
réunification des sciences sociales puisqu’on a un même cadre analytique prenant en
compte ce que Commons appelle la connexion économie-droit-éthique. Pour ce qui est
de l’activité économique, dans l’approche commonsienne, il n’y a plus les seuls
économistes qui s'intéresseraient au marché, les gestionnaires qui s'intéresseraient aux
organisations et l'économie politique qui s’intéresserait aux questions de souveraineté
ou de répartition. Chez Commons, on a les trois éléments à la fois : l’économie, au sens
traditionnel du terme, la gestion, mais aussi économie politique au sens des sciences
politiques. Commons fait la connexion, ce que ne font pas les nouveaux
institutionnalistes, entre l'économie, le droit et l'éthique. À cet égard, le premier
ouvrage de Commons de 1924, Les fondations légales du capitalisme 2, nous montre
comment l'appareillage juridique va contribuer à la construction des économies
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capitalistes avancées et notamment, par exemple, à la naissance de la société par
actions dans les années 1890 dans le Delaware avec cette nouvelle figure du droit qui
apparaît, la personne civile et la propriété intangible, et à partir de là une évolution
très rapide du capital financier, qui va révolutionner l'économie américaine.
25
Donc pour résumer les néo-institutionnalistes ont introduit dans le cadre d’analyse
orthodoxe les institutions, ce qui n'est pas inintéressant en soi, mais les institutions
sont pour eux une notion qui s'ajoute à tout un corps de doctrine qui est déjà bien
établi, et c'est en ce sens-là seulement qu’ils ont une problématique institutionnaliste
mais ce ne sont pas des institutionnalistes au sens originel du terme dans la mesure où,
pour ces derniers, les institutions sont le concept de base, comme peut l’être le concept
d'espèce dans la biologie.
26
IE : Alors que pour les néo-institutionnalistes, les institutions ont une fonctionnalité,
notamment chez Williamson qui est celle de réduire les coûts de transaction.
27
Jean-Jacques Gislain : Effectivement. Oliver Williamson, par exemple, nous dit que
dans l'activité économique, il y a une alternative : si le marché entraîne peu de coûts de
transaction, dans ce cas-là, le marché est supérieur, mais très fréquemment, les
transactions entraînent un coût de transaction important et dans ce cas-là,
l'organisation est préférable. Le référent demeure le marché. Concernant l'évolution du
capitalisme, car son ouvrage porte aussi sur l’évolution des institutions du capitalisme,
son analyse est quand même assez claire. C'est parce qu’il y a de plus en plus de coûts
de transaction importants qu’il y a de plus en plus d'organisations. Et ce parce qu’elles
sont plus efficaces que le marché, mais le marché reste malgré tout le référentiel ultime
analytiquement.
28
IE : Revenons à Commons, un auteur, effectivement, extrêmement important. Il y a
chez lui, vous l’avez souligné la dimension conceptuelle. Les innovations conceptuelles
et théoriques de Commons sont extrêmement importantes, au point d'ailleurs que vous
avez avec notre collègue Bruno Théret piloté la traduction de son ouvrage L'économie
institutionnelle qui devrait paraître d'ailleurs prochainement. Donc, il y a la contribution
théorique, mais il y a aussi la contribution plus politique. Dans les années 1930,
Commons et les institutionnalistes ont marqué le domaine des relations industrielles,
mais ils ont joué aussi un rôle important dans le New Deal, au travers notamment des
Brain Trusts de Roosevelt. J'aimerais que vous reveniez sur ces deux facettes de
Common, le grand théoricien, mais aussi le praticien de l'action collective.
29
Jean-Jacques Gislain : On retrouve ici les fondements du pragmatisme : la production
de connaissances n'est pas indépendante de l'action. Commons, initialement, est un
praticien ; c’est quelqu'un qui va être embauché en 1905 à l’université du Wisconsin à
Madison, par Richard T. Ely d’ailleurs, et qui va essentiellement s'intéresser aux
questions du travail. Il va diriger l'histoire monumentale du travail aux États-Unis en
plusieurs volumes et il va aussi s'intéresser à toutes les formes de relation d'emploi. Il
va intervenir de façon très politique à l'époque, en ce début du 20 e siècle. Dans le
Wisconsin, il y a un sénateur qui deviendra par la suite Gouverneur, Robert Marion La
Follette, qui est l'un de ceux qui vont être l'architecte d’une scission au sein du parti
républicain. On oublie souvent que le parti républicain, pendant le dix-neuvième siècle,
est un parti populaire et au début du 20e siècle, on va avoir au sein de ce parti les
progressistes rooseveltiens – partisans de l’Ère du progrès – qui vont se séparer du parti.
C'est comme cela que le reste du parti républicain devient un parti conservateur et
réactionnaire. Les républicains progressistes vont en quelque sorte, du moins certains,
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tenter de réactiver le People Party, le parti du peuple. C’est de là que vient le populisme
américain tout comme il apparaît à la même époque en Russie. Il y a donc deux origines
historiques du populisme : russe et étatsunien, respectivement.
30
La Follette, qui fut l’un des républicains progressistes rooseveltiens, créera, par la suite,
le Parti Progressiste en 1924, qui n’eut pas de pérennité. Pendant cette période,
Commons va être l’éminence grise de la Follette dans ses projets de réformes
progressistes. La stratégie de Commons, qui est tout à fait intéressante, va être la
suivante : elle consistera à rédiger un ensemble de projets de loi pour réformer les
institutions, notamment celles du travail et de la protection sociale, et de les fournir à
La Follette pour qu'ils soient votés par l'État du Wisconsin et éventuellement, par la
suite, généralisés au niveau fédéral. Prenons quelques exemples : la commission
industrielle pour commencer. C’est une commission tripartite administrative ayant une
dimension proudhonienne. Il s’agit d’administrer les questions économiques,
essentiellement les problèmes et les conflits, par la concertation dans des instances
paritaires constituées de représentants des travailleurs (les syndicats), de
représentants des employeurs et de représentants des autorités publiques, et
éventuellement les représentants des personnes compétentes. Au passage d'ailleurs, ce
modèle va être adopté en 1919 par l'Organisation internationale du travail dont
l'originalité est, entre autres, cette dimension paritaire. Donc, Commons va œuvrer
pour ces transformations institutionnelles, les commissions industrielles. En 1913, si je
ne me trompe pas, il est invité par les autorités fédérales à créer la commission des
relations industrielles, mais il refuse d'en prendre la direction parce qu'il préfère rester
professeur. Il va quand même être dans la construction, encore une fois paritaire, de
ces commissions, mais comme représentant du public, à côté du patronat et des
syndicats. Il va aussi rédiger des projets de loi sur l’établissement de l'assurance
chômage, avec une conception bien particulière d’ailleurs : ceux qui sont à l'origine de
l'assurance du chômage doivent en payer les frais. Autrement dit, c’est aux employeurs
de cotiser sur un fonds d’indemnisation pour les chômeurs. Cette façon d’appréhender
la construction de l'État-providence américain a une origine tout à fait intéressante
chez Commons. Elle concerne la question des accidents du travail.
31
Jusqu’au début du 20e siècle, le droit américain est essentiellement un droit de type
Common Law, orienté sur la problématique de la responsabilité des personnes. Donc
lorsqu'il y a un problème on cherche la responsabilité des personnes, comme dans le
droit civil d’ailleurs. Ainsi, lorsqu'il y a un accident du travail et que cela passe en cour
de justice, on a le représentant de l'employeur avec son avocat, le salarié pas trop bien
défendu et le juge qui doit trouver la responsabilité. Qui est responsable de l'accident
du travail ? Est-ce l'employeur ou le salarié ? Évidemment vu la puissance de
représentation de l’employeur avec ses avocats, la plupart du temps c'était l’employeur
qui gagnait la cause. Il n’y avait donc pas de reconnaissance à des indemnités puisque
c'était l'ouvrier qui était le plus souvent trouvé responsable. Il y a ici une
problématique de doctrine de droit très intéressante. Commons, sous l’inspiration de
l’un de ses étudiants, va inventer une doctrine de droit tout à fait originale : il n’y a pas
de responsabilité personnelle en cas d’accident du travail, sauf, bien évidemment, faute
manifeste. Ni l'employeur ni le travailleur ne sont personnellement responsables de
l'accident du travail ; le responsable c'est le système industriel. Il invente ainsi l'idée
d'une responsabilité qui n'est pas imputable à qui que ce soit, mais qu'on pourrait
qualifier de systémique. Mais, à partir du moment où il n'y a pas de responsabilité
imputable à une personne, il y a un problème : qui va assumer les indemnités pour
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l’accidenté ? Commons répond : les employeurs vont cotiser volontairement à une
caisse collective et c'est sur les fonds de celle-ci qu'ils vont payer les indemnités aux
salariés accidentés. Les cotisations employeur seront calculées au prorata des accidents
du travail passés dans l’entreprise. Il est intéressant de relever que l’une des
originalités de l'assurance automobile au Québec est exactement l'application de cette
doctrine juridique inventée par Commons aux États-Unis, le no-fault. Au Québec,
jusqu'aux années 70, les accidents de la route étaient indemnisés sur une base
assurancielle privée. Il fallait chercher le responsable. On va inventer dans les années
1970 un système d'assurance où il n’y a plus de responsable en cas d’accident routier.
Chacun cotise à un fonds qui indemnise de façon indifférenciée en termes de
responsabilité. Cette doctrine de droit très particulière qu’invente Commons pour les
accidents du travail, il veut la généraliser à toute la couverture sociale, notamment à
l'assurance chômage. Cette façon de concevoir de l’assurance chômage ne sera pas
retenue aux États-Unis ; ce sera la version européenne, avec cotisations employeurs et
salariés, qui sera retenue.
32
Le troisième élément qu’on peut citer, mais il y en a bien d’autres, concerne l’arrivée au
pouvoir de Franklin D. Roosevelt, début 1933, et la politique du New Deal, la Nouvelle
donne, qui s’ensuivra. Roosevelt lui-même était peu enclin à déterminer un programme
et, donc, il va innover en créant le Brain Trust, un groupe de conseillers pour sa
politique. On dirait aujourd’hui un Conseil, une sorte de Conseil privé pour définir
l'architecture du New Deal. Dans ce conseil, dans ce Brain Trust, quelles personnes va-ton retrouver ? Sinon des élèves de Veblen, de Mitchell et de Commons, des
institutionnalistes de la seconde génération. Si je fais référence uniquement à
Commons, il y a deux éléments fondamentaux du New Deal qui vont être la continuation
de l'œuvre de Commons. C’est la loi Wagner (National Labor Relations Act) du nom de son
porteur, Robert F. Wagner, la loi de 1935 sur les relations de travail qui va définir le
régime des relations industrielles aux États-Unis, mais aussi régir le système des
relations industrielles au Canada après 1945. Un autre élément est la loi de 1935 sur la
sécurité sociale (Social Security Act). Là aussi on va retrouver une grande partie des
élèves de Commons sur la question du salaire minimum, sur la question des accidents
du travail, sur toute la panoplie de la couverture sociale. À cet égard, c'est tout à fait
intéressant, car cette architecture de l'État-providence qui va se construire avec le New
Deal est le seul épisode social-démocrate qu’aient connu les États-Unis dans leur
histoire. Ce fut une sorte d’exceptionnalisme, mais, dès 1935, la Cour suprême casse
systématiquement la construction de cet État-providence, et il va lui manquer un
morceau : l'assurance-maladie. Et depuis cette date, tous les gouvernements un peu
progressistes aux États-Unis n’ont eu de cesse d’essayer de compléter l'architecture
sociale de l’État-providence sur l'assurance-maladie. Le dernier en date fut Barack
Obama. Il a essayé d’instaurer un système public d’assurance-maladie, mais il n’a réussi
qu’à moitié puisque ça reste encore en partie un système privé, et donc encore un
chantier à compléter.
33
Pour résumer, dans le cas des élèves de Commons, comme dans ceux de Mitchell et de
Veblen, l’intelligence grise du New Deal doit être attribuée, et là-dessus la littérature est
claire, aux institutionnalistes. C’est à eux que le projet social-démocrate aux États-Unis
doit son originalité. Du côté véblénien, on retrouvera bien évidemment cette idée des
agences de régulation et d’une technocratie pour réguler les trusts, mais aussi les
différents secteurs d’activité. On retrouvera d’ailleurs à l’agriculture, un jeune
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économiste d’origine ontarienne, John K. Galbraith, qui, avec d’autres, formeront la
deuxième génération d’institutionnalistes après la Seconde Guerre mondiale.
34
IE : Professeur Gislain, abordons maintenant l’institutionnalisme au Québec. Là où vous
travaillez, au département des relations industrielles de l’Université Laval, on peut
parler d’un noyau ou d’un pôle institutionnaliste. Nous avons parlé précédemment d’un
renouveau de l’institutionnalisme en France, mais également au Québec et au Canada,
dans l'ouest notamment. J'aimerais que vous reveniez là-dessus, mais également sur les
difficultés rencontrées dans les milieux académiques.
35
Jean-Jacques Gislain : Au Canada, à l’université de Victoria, Colombie-Britannique, il y
a Malcolm Rutherford, qui est l’historien du mouvement institutionnaliste américain.
C’est un Canadien, qui est le gardien du temple, de l’historiographie de
l’institutionnalisme, c’est déjà intéressant.
36
IE : De réputation internationale d’ailleurs.
37
Jean-Jacques Gislain : Oui, tout à fait, c'est l'un de ceux qui ont contribué à partir de
1967 au renouveau de l’institutionnalisme des origines, avec la création du Journal of
Economic Issues, qui est la grande revue des institutionnalistes et où on y retrouve
d’ailleurs les deux tendances : les vébléniens et les commonsiens.
38
Si on revient au Québec, ce n'est qu'à partir de la fin des années 90, d'ailleurs c'est vrai
aussi en Europe, qu’il y a eu un intérêt renouvelé pour l'approche institutionnaliste des
origines, mais avant d’y revenir, on peut signaler qu'il y a eu aussi une influence assez
importante des néo-institutionnalistes au Québec. En sciences politiques, en sociologie,
notamment, plusieurs vont aussi s'intéresser aux thèses néo-institutionnalistes. Pour
ce qui est de l’institutionnalisme original et originel, je vais choisir la référence de
l’Université Laval. Ce n'est pas un hasard si c'est dans un département des relations
industrielles que se sont développées les approches institutionnalistes commonsiennes,
tout simplement parce que Commons était certes un théoricien, mais aussi quelqu'un
qui a fortement contribué aux relations industrielles et même à l'architecture des
relations industrielles telles qu'on les connaît. En relations industrielles à l’université
Laval, donc, un certain nombre de professeurs s’inscrivent dans la lignée de Commons,
lesquels ont formé des étudiants qui eux-mêmes poursuivent la lignée, et s’est ainsi que
s’est constitué un pôle commonsien. Je ne veux pas nommer les personnes, cela leur
revient, mais disons que cela constitue une demi-douzaine de professeurs plus un
certain nombre d’étudiants qui s'inscrivent dans une approche spécifiquement
commonsienne, c’est-à-dire une approche où l’on appréhende les problèmes, en
particulier ceux liés à la relation d'emploi et à la question du travail, d'un point de vue
commonsien. Mais il y a aussi des vébléniens au Québec. Je pense notamment à notre
ancien étudiant commun, Marc-André Gagnon, qui a fait sa thèse dans un cadre
véblénien, et qui développe depuis une théorie véblénienne du pouvoir économique,
notamment concernant le Big Pharma3. L’institutionnalisme se développe bien au
Québec ; il y a une relève qui est là, il y a des jeunes professeurs qui ont été formés, il y
a des étudiants qui travaillent dans cette optique là et réactivent donc le programme de
recherche quand même ancien, mais qui reste un outil très efficace d’analyse des
problèmes concernant les questions de l'emploi et du travail. Un numéro de la Revue
Interventions Économiques4 a d’ailleurs été consacré à certaines contributions
commonsiennes.
39
Bien évidemment, dans le domaine des sciences économiques académiques au Québec,
ce n’est pas possible. Au Québec, comme dans beaucoup d'autres pays occidentaux, les
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départements d'économie ne s’appellent pas département d’économie, mais
département d'économique, et en fait, ce sont des départements purement
néoclassiques. Il n’y a qu’une seule école de pensée qui y règne, l'analyse néoclassique,
avec ses propres chicanes entre les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens,
deux variétés de néoclassiques. Il y a une reproduction à l'identique des professeurs
dans ces départements qui ne sont pas pluralistes, qui ne sont pas ouverts à d’autres
courants de pensée, notamment l’institutionnalisme. Il en va de même dans les centres
de recherche. L’économie institutionnaliste doit donc se développer ailleurs, certes en
relations industrielles, mais aussi, comme c’est déjà maintenant le cas, en sciences
politiques, en sociologie, etc. Mais encore une fois, il y a un problème institutionnel,
celui de l'hégémonie, au sens gramscien du terme, des néoclassiques dans les
départements d’économie. Avec le système électif de recrutement qui fonctionne à la
reproduction, il est impossible d’y entrer. Nous en sommes d'ailleurs tous deux des
exemples vivants. Ce n’est pas très conforme avec l’idéologie « libérale » des
néoclassiques !
40
IE : Mais est-ce que l’institutionnalisme en économie à un avenir ou pas, car vous
semblez très pessimiste ?
41
Jean-Jacques Gislain : Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste. Sans faire de mauvais
jeux de mots, d'un point de vue institutionnel il y a une telle hégémonie des
néoclassiques en économie que le développement de l'approche institutionnaliste ne
peut se faire qu’ailleurs. Mais d'un point de vue prospectif, vu la façon dont évoluent
nos économies, je pense à la question monétaire, je pense à la question financière, on
l'a vu avec la COVID, qu’est-ce que les tenants du tout-marché ont à dire ? Pas grandchose, et ce alors qu’on a vu le principe de souveraineté s'imposer. Il y a cinq grands
principes chez Commons : le principe de rareté, le principe d'efficacité, le principe de
coutume, le principe de futurité et le principe de souveraineté. Et là on a vu comment le
principe de souveraineté, qui n'existe pas dans l'analyse néo-classique, a été opératoire
dans la gestion de la Covid et la sauvegarde de la relative bonne santé des économies. Et
si la reprise est possible actuellement, c'est parce que des gouvernements ont déversé
des tombereaux de monnaie produite par les banques centrales ; ce qui est totalement
incompréhensible pour un économiste néoclassique. N’a-t-on pas vu aussi les taux
d’intérêt devenir négatifs, ce qui est une ineptie pour les théoriciens néoclassiques
puisque le taux d’intérêt est censé être le prix sur le marché monétaire découlant de
l'offre et la demande de monnaie ? Là, l’offre de monnaie a complètement défoncé cette
idée-là et on se retrouve avec des taux d'intérêt négatifs. Il y a tout un ensemble de
transformations réelles de nos économies, notamment à l’occasion de la COVID-19, que
la théorie économique néoclassique est incapable de saisir. Mais il y a d’autres
éléments. La question du pouvoir, par exemple. Il est clair que si on regarde les
désastres de la mondialisation ou comment se développe le néomercantilisme à
l’international, qui est votre spécialité professeur Deblock, les relations de pouvoir
deviennent de plus en plus cruciales dans les relations économiques internationales et
là encore, la théorie néoclassique du marché n’a pas grand-chose à nous dire. À cet
égard d'ailleurs, l'Europe se réveille avec une « gueule de bois » phénoménale, elle qui a
défendu depuis 30 ans cette idée des avantages comparatifs selon laquelle le marché
mondial allait offrir toutes les opportunités, pour se rendre compte, encore une fois à
l'occasion de la pandémie, que la mondialisation avait désindustrialisé l'Europe et que
cette dernière était devenue le terrain de luttes des forces économiques américaines et
chinoises notamment. Encore une fois si on prend la seule question du pouvoir, qui est
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442
au cœur des théories institutionnalistes, les événements récents et sans doute les
évènements à venir vont prouver la pertinence de l’approche institutionnaliste.
42
Sur la relation de travail, autre exemple, qui peut soutenir encore actuellement que le
travail est une marchandise ? Il est pourtant clair depuis la création de l’OIT en 1919
que le travail n'est pas une marchandise. Toutes les analyses en relations industrielles,
en économie du travail ou en sociologie du travail montrent clairement que le travail
n’est pas une marchandise, mais une relation sociale qui est fortement
institutionnalisée, avec des acteurs institutionnels. Là encore, l’approche
institutionnaliste est très pertinente. On peut multiplier les exemples où il y a une vraie
pertinence de l’approche institutionnaliste. Que celle-ci s’impose dans le domaine du
savoir économique, alors là c’est une autre paire de manches, on entre dans la
« tuyauterie » des instances académiques, des recrutements, des centres de recherche,
et là on rentre justement dans des relations de pouvoir, dans des relations
institutionnelles pour le compte.
43
IE : Pour finir, Professeur Gislain, parlez-nous de la traduction de l’ouvrage majeur de
Commons Institutional Economics (L’économie institutionnelle) que vous avez dirigé,
vous-même avec Bruno Théret.
44
Jean-Jacques Gislain : Effectivement, avec la fin des années 90 et la montée en
puissance, donc, du renouveau de l’institutionnalisme original dans le monde
francophone, se posait la question de l'accessibilité notamment à l'œuvre majeure du
Commons, qui est l’Économie institutionnelle. Voilà, c'est un ouvrage de 900 pages, de
facture assez complexe et écrite dans une langue assez difficile à traduire. Bruno Théret
et moi-même, nous nous sommes dit à un moment donné que ce serait peut-être une
bonne idée de traduire en français cette œuvre. Bien évidemment, il était impossible
qu'on puisse traduire à nous deux seuls 900 pages. Bruno Théret est directeur de
recherche au CNRS, je suis prof à Laval ; nous avons plein d’autres activités. D’où l’idée
de mobiliser la communauté des chercheurs s'intéressant à Commons et de constituer
un pool, un groupe de traducteurs. On a ainsi mobilisé une trentaine de personnes
intéressées par Commons, qui travaillaient sur Commons, et on a « saucissonné »
l’ouvrage en tranches de 50 pages, selon un processus où il y avait un premier
traducteur, un deuxième traducteur qui repassait dessus. Alors, imaginez la complexité
du processus.
45
Paradoxalement pourtant, dans une première phase, cela s'est assez bien passé. Cela
s’est d’ailleurs concrétisé par un colloque en 2008 tenu à l'Université Laval et financé
par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), mais, vous vous en doutez bien, la
première version qui avait été produite était une version hétéroclite. Il y avait un
problème d’homogénéité, et c'est là qu’ont commencé les difficultés, dans le processus
d’homogénéisation de la traduction. Pour deux raisons. Pour des raisons financières,
parce qu'il fallait trouver du financement pour avoir des professionnels qui non
seulement puissent lisser et homogénéiser la traduction, mais connaissent au moins un
peu Commons. Ce n’est pas évident. On s'est heurté à d'énormes difficultés, et c’est tout
à fait paradoxal aussi parce qu’il y a beaucoup de financement pour traduire les
ouvrages français en anglais, mais pas dans l'autre sens. Il a donc fallu se tourner vers
les différents centres de recherche, mobiliser la communauté des chercheurs
commonsiens, mais nous y sommes finalement arrivés. Ensuite, pour travailler sur le
lissage du texte, nous avons constitué un comité de révision. Mais là encore la demidouzaine de personnes qui s'étaient portées volontaires avaient aussi plein d’autres
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activités, et encore une fois ça a échoué. Il a fallu que Bruno Théret et moi reprenions
en mains la direction du processus, mais la première personne que nous avions
mobilisée avait elle-même d’autres activités. Il faut imaginer le travail que cela
nécessitait : reprendre page par page, quasiment ligne par ligne 900 pages… Cela a pris
des mois et des mois, des années à effectuer ce travail, qui était en fait quasiment un
hobby pour nous, en plus de toutes nos activités. Cela a pris une éternité, avec en plus
bien des moments de découragement, des problèmes institutionnels, des problèmes de
santé, etc. Le premier réviseur fatigué nous a alors lâchés. Il a fallu en recruter un
second, et, cette fois, cela a beaucoup mieux marché, mais encore une fois, il nous a
fallu repasser sur 900 pages. C'est tout un travail, parce qu’en plus, l’appareil
conceptuel de Commons est très riche ; il fallait trouver des équivalents français, ce qui
fut excessivement difficile. Sans oublier le style ! Commons écrit dans un langage quasi
parlé, quasi idiomatique de l'américain des années 1930.
46
Nous nous sommes heurtés à des difficultés, avec des solutions que nous pensons être
correctes, mais qui sont loin d’être parfaites. Je vais prendre quelques exemples :
common law pour commencer. Il y a eu tout un débat parmi la communauté pour arriver
au résultat que l’expression common law est intraduisible en français. Cela ne peut pas
être le droit coutumier ni le droit jurisprudentiel. Et donc, après discussion nous avons
gardé common law, comme les juristes francophones le font d’ailleurs. Un autre
exemple : goodwill. Là aussi c’était incroyable. Si on fait une traduction littérale, nous
avons « bonne volonté », ce qui n’a aucun sens. Lorsque Commons donne l’exemple de
quelqu'un qui vend, un commerçant qui bénéficie de la bonne volonté des clients, nous
sommes d'accord. Mais lorsqu’un travailleur loue sa force de travail, en fait il ne loue
rien ; il ne loue rien d’autre que sa bonne volonté et ainsi de suite. Donc, le caractère
polysémique de goodwill nous a embarrassés, car nous traduisions l’expression
différemment, selon le contexte. À un moment donné, nous avons fini par nous dire
qu’il faudrait garder goodwill en anglais ; ce que fait aussi d’ailleurs la littérature
financière francophone. Autre exemple : commonwealth. Est-ce qu’il faut traduire
l’expression par communauté ? Par enrichissement collectif ? Il y a, de plus, la
dimension politique. Plusieurs traductions ont été choisies selon le contexte. Dans tous
les cas, à la première apparition d’un terme qui nous a posé des problèmes, nous avons
ajouté, entre parenthèses et en italique, le terme anglais original.
47
IE : Le résultat est là !
48
Jean-Jacques Gislain : Pour expliquer la longueur du processus, la difficulté du
processus, le financement, les problèmes de traduction, nous avons rédigé une note
explicative d’un type un peu particulier. Cette note, expérience conforme au
pragmatisme, va peut-être permettre à d'autres de comprendre un peu comment se
produit et se réalise ce type de traduction. Et puis bien évidemment, comme Bruno et
moi avons fortement travaillé sur le texte, nous avons aussi rédigé une introduction
dont l'objectif principal sera justement de répondre à cette question : quelle est la
pertinence actuelle de l’approche de Commons ? Nous voulons montrer notamment
comment elle peut servir de point de départ à un programme de recherche alternatif à
l’orthodoxie économique.
49
Il a souvent été reproché à Commons d’être confus tout simplement parce que dans
l'approche pragmatiste, la production de la connaissance est un processus circulaire,
un processus abductif. Ça veut dire qu’au fur à mesure qu’on avance, on remodèle à la
fois le cadre conceptuel et les articulations théoriques. Au premier abord, cela peut
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paraître confus, mais une fois que l’on a compris ce qu’est l’abduction, c'est-à-dire le
processus itératif de déduction et d’induction qui consiste à revenir sur son acquis, on
comprend alors la pertinence méthodologique. C'est un processus typiquement
darwinien et pragmatiste ; cela correspond à la vie : la vie se remodèle
perpétuellement, évolue. Et donc la mise en œuvre de cette façon de produire de la
connaissance, c’est quelque chose qui est aussi difficile et qui fait l'objet de critiques de
la part de ceux qui ont une lecture rapide. Qu’il y ait 17 définitions de l'institution chez
Commons, ce n'est pas un problème ! C’est comme quand on polit un miroir, on l’affine
et ça, c’est difficile. Alors que dans la tradition scientifique orthodoxe c’est le modèle
hypothético-déductif qui prime, avec l’institutionnalisme pragmatiste on est dans un
univers méthodologique qui est radicalement différent, mais qui a aussi son
opportunité et son efficacité.
50
IE : Professeur Gislain, un très grand merci pour cette entrevue. J'attends évidemment
comme d’autres la parution prochaine de cet ouvrage qui reste encore une fois pour
moi comme pour vous, un ouvrage majeur. Vous avez utilisé une formule qui est tout à
fait pertinente, vous avez l'idée d’un programme de recherche et je pense que c'est
comme ça que l’on peut envisager cette discussion.
51
Jean-Jacques Gislain : Je vous en prie.
Entretien réalisé par Christian Deblock, le 10 octobre 2021
BIBLIOGRAPHIE
Jean-Jacques Gislain, « Causalité institutionnelle : la futurité chez J-R. Commons », Économie et
Institutions, vol. 1, n° 1, 2002, pp. 47-66 (URL : http://www.u-picardie.fr/CRIISEA/
Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=2_
Jean-Jacques Gislain, « L’institution des relations industrielles : le cadre analytique de J. R.
Commons », Économie et Institutions, vol. 1, n° 2, 2003, pp. 11-59 (URL : http://www.u-picardie.fr/
CRIISEA/Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=8)
Jean-Jacques Gislain, « Futurité et toposité : situlogie des perspectives de l’action », Géographie,
Économie, Société, vol. 6, n° 2, 2004, pp. 203-219 (URL : http://www.cairn.info/revue-geographieeconomie-societe-2004-2-page-203.htm)
Jean-Jacques Gislain, « Pourquoi l’économie est-elle nécessairement instituée ? Une réponse
commonsienne à partir du concept de futurité », Interventions Économiques, 2011, n° 42, 19 p.
(URL : http://interventionseconomiques.revues.org/1195) ;
Jean-Jacques Gislain « Le darwinisme méthodologique de Veblen », Économie et Institutions, n° . 17,
2011, pp. 7-23 (URL : http://www.upicardie.fr/CRIISEA/
Revue%20Economie%20et%20Institutions/artpdf.php?doc=85)
Jean-Jacques Gislain, « Futurité, origine des institutions économiques », Économie et Institutions,
n° 25, 2017, http://journals.openedition.org/ei/5828
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
445
Jean-Jacques Gislain, « Futurité, la temporalité économique chez J. R. Commons », OEconomia,
vol. 7, n° 2, 2017, pp. 239-270. http://oeconomia.revues.org/2696
Jean-Jacques Gislain, « La sécurisation du travail et le capitalisme raisonnable de John R.
Commons », dans Daniel Mercure et Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques, Québec,
PUL, Paris, Hermann, 2019, pp. 235-275. https://www.jstor.org/stable/j.ctv1g245kq.14
NOTES
1. Tjalling C. Koopmans, « Measurement Without Theory », The Review of Economics and Statistics,
vol. 29, n° 3, 1947, pp. 161-172. Voir à ce sujet Christian Deblock, « La prévision économique et la
méthode des baromètres économiques dans l’entre-deux-guerres », dans Jean-Pierre Beaud et
Jean-Guy Prévost, L’ère du chiffre. Systèmes statistiques et traditions nationales, Québec, PUQ,
printemps 2000. pp. 357-410.
2. John R. Commons, Legal Foundations of Capitalism, Londres, Routledge, 1995 [1924]
3. Voir le numéro d’Interventions éconoiques : Pertinences et impertinences de Thorstein
Veblen : Héritage et nouvelles perspectives pour les sciences sociales, sous la direction de
Marc-André Gagnon
et
Dimitri
della
Faille,
n°
36,
2017,
https://
journals.openedition.org/interventionseconomiques/518
4. Actualité de John Commons, Sous la direction de Diane-Gabrielle Tremblay
et
Jean-Jacques
Gislain,
n°
42,
2010,
https://journals.openedition.org/
interventionseconomiques/1193
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446
L’économie politique internationale
vue du Québec
Entretien avec Stéphane Paquin
International Political Economy as Seen From Quebec
Stéphane Paquin est professeur titulaire à l’École nationale d’administration
publique. Il est directeur du Groupe de recherche et d’études sur l’international et
le Québec (GERIQ), directeur scientifique du Centre d’études sur l’Intégration et la
mondialisation (CEIM) et est également co-directeur de la collection « Politique
mondiale » aux presses de l’Université de Montréal. Il a rédigé, corédigé ou dirigé
35 livres ou revues scientifiques et publiées une centaine d’articles sur l’économie
politique internationale, sur la réforme de l’État et la social-démocratie et sur la
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politique internationale des États fédérés. Il a obtenu de nombreuses bourses
d’importance, dont une Chaire de recherche du Canada et une Fulbright
distinguished Chair à la State University of New York. Il a été sélectionné en 2008
dans le prestigieux International Visitor Leadership Program du State department
du gouvernement américain. Il a également été le président du comité local
d’organisation du congrès mondial de sciences politiques qui a eu lieu à Montréal
en 2014.
1
Interventions économiques : Professeur Paquin, vous avez publié plusieurs ouvrages
et articles consacrés à l’économie politique internationale. Comment définiriez-vous
l’économie politique internationale ? Comment ce champ d’études, qui fait partie des
Relations internationales en sciences politiques, est-il apparu et s’est imposé dans une
discipline qui pendant très longtemps s’était peu intéressée à l’économie politique ?
2
Stéphane Paquin : Comment définit-on l’économie politique internationale ? Il y a un
débat pour savoir quelle est la meilleure définition. Je dirais qu’au minimum,
l’économie politique internationale s’intéresse à l’interaction entre les acteurs de la
politique et ceux du marché sur la scène internationale, donc au-delà les frontières des
États. Sinon on parlerait de l’économie politique plutôt que d’économie politique
internationale (EPI). Dans les années 2000, Jeffry Frieden et David Lake 1, deux grands
chercheurs en économie politique internationale, ont défini la discipline comme l’étude
de l’interaction entre l’économie et le politique dans l’arène mondiale. Donc, c’est un
peu ça l’idée. Cela dit, un des pères fondateurs de la discipline et un des auteurs les plus
importants Robert Gilpin2 disait, quant à lui, que l’EPI, c’est l’interaction réciproque et
dynamique dans les relations internationales dans la poursuite de la richesse et la
poursuite du pouvoir. C’est une définition un peu plus complexe qui vient nous
ramener vers la dimension « Relation internationale », alors que la Britannique Susan
Strange, qui, elle, peut être considérée comme la mère fondatrice de la discipline, disait
que l’économie politique internationale, c’est l’interaction entre les États et le marché,
et ce même si elle ne parlait pas nécessairement de la scène internationale. Plus tard
dans sa vie, elle parlera des autorités et du marché parce que, selon elle, les États
étaient de moins en moins puissants.
3
Aujourd’hui je remarque que sur la scène mondiale des spécialistes en économie
politique internationale, il y a deux grandes tendances et une grande division : d’un
côté, ceux qui vont mettre l’accent sur le » E » de l’économie politique internationale
et, de l’autre, ceux qui vont mettre l’accent sur le « P » de l’économie politique
internationale. Autrement dit il y a ceux qui abordent l’économie politique
internationale plutôt avec les outils de l’économie politique classique alors que les
autres vont l’étudier avec les cadres théoriques et les cadres de référence des relations
internationales. Les auteurs de ces deux courants ne dialoguent pas toujours bien entre
eux. Traditionnellement, les chercheurs américains les plus orthodoxes, les plus
mainstream comme on dirait en anglais, mettent l’accent sur le « P » de politique
internationale. En conséquence de quoi, ils utilisent des modèles théoriques issus de la
théorie des relations internationales pour expliquer les questions économiques
internationales. Mais si on regarde des auteurs qui font partie de l’école britannique de
l’EPI comme je l’ai appelée, comme Susan Strange, Ronen Palan par exemple, ces
auteurs-là ont une approche plutôt d’économie politique un peu plus classique, et le
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448
plus souvent, ils ne discutent pas vraiment des mêmes enjeux ni ne participent aux
mêmes débats. Plusieurs déplorent même un dialogue de sourds.
4
Pour la seconde partie de la question, l’EPI comme sous discipline des relations
internationales, qu’est-ce qui s’est passé ? Comment la discipline a-t-elle évolué ? Je
vais reformuler la question : comment ce champ d’étude qui fait partie des relations
internationales en sciences politiques est apparu et s’est imposé ? Alors que la plupart
des spécialistes nous disent que l’économie politique internationale va commencer à
apparaître à la fin des années 1960 / début des années 1970, l’un des articles les plus
cités comme étant à l’origine de la discipline, c’est celui de Susan Strange publié en
1970 : « International Economics and International Relations : A Case of Mutual
Neglect »3 Susan Strange, qui n’est pas titulaire d’un doctorat, était correspondante
notamment pour la revue The Economist aux États-Unis. Elle couvrait l’économie
internationale comme journaliste, mais elle a aussi enseigné les relations
internationales. Elle trouvait fort étrange que les deux disciplines ne se parlent pas,
tellement l’une influençait l’autre. L’année suivante Joseph Nye et Robert Keohane vont
diriger un numéro spécial de la revue International Organisation 4 sur les relations
transnationales dans la politique mondiale. Ils n’utilisent pas l’expression « économie
politique internationale » dans leur introduction – elle va s’institutionnaliser
progressivement aux États-Unis – mais, en parlant de relations transnationales, ils vont
décentrer l’étude des relations internationales, et là clairement, aux États-Unis, on
s’inscrit plus dans les débats sur l’économie des relations internationales. Pourquoi
après la publication de ce numéro et de l’article de Susan Strange, la discipline
commence-t-elle à se formaliser dans les années 70 ?
5
Il y a plusieurs facteurs qui sont importants, mais celui qui va donner naissance au
débat fondateur de la discipline, c’est la perception du déclin des États-Unis – du moins
en termes relatifs –, associée à la montée en puissance de pays comme le Japon et
l’Allemagne. Cela va lancer le débat sur ce qu’on a appelé la stabilité hégémonique, la
puissance ou l’hyperpuissance américaine. On se rappellera qu’en 1971, le président
américain Richard Nixon va adopter ce que l’on a appelé le Nixon shock, c’est-à-dire une
série de mesures qui visaient à limiter l’inflation aux États-Unis. L’une des mesures
fortes était de mettre fin unilatéralement à la convertibilité du dollar américain. Les
États-Unis se trouvaient ainsi à remettre en question le système monétaire qui avait été
mis sur pied à Bretton Woods après la Deuxième Guerre mondiale. Cette décision a été
interprétée de façon radicalement différente. Aux États-Unis, elle a été largement
interprétée comme un signe du déclin de l’empire américain qui avait, dit-on, mis sur
pied l’ordre mondial de l’après-guerre. Était ainsi lancé le débat sur la stabilité
hégémonique. Le déclin des États-Unis dans les années 1970 ne rappelait-il pas ce qui
s’était passé pour l’Empire britannique au début du 20e siècle ? Allons-nous vers un
monde de récessions, de conflits, d’instabilité ? Bref, quel est l’impact du déclin des
États-Unis sur le système international ? C’est le premier gros débat. Il est encore
présent aujourd’hui. Graham Allison a sorti un livre sur le piège de Thucydide 5 Il porte
sur la rivalité entre la Chine et les États-Unis ; c’est à peu près dans les mêmes termes
que pour la stabilité hégémonique. Le chercheur Josef Joffe a écrit il y a dix ans qu’il y a
eu cinq vagues de débats sur le déclin des États-Unis depuis les années 1970. Avec
l’élection de Donald Trump, le débat est reparti de plus belle. En tout cas, c’est un débat
fondateur.
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449
6
Dans la période de l’après-guerre, il y a aussi eu les vagues d’indépendance. Les
anciennes colonies, les nouveaux pays vont progressivement devenir membres des
organisations internationales. Ils vont aussi se coaliser, notamment lors d’une
conférence en Indonésie, à Bandung en 1955, et ensemble, ils vont chercher à remettre
en question l’ordre économique international. Ils vont contester l’hégémonie des ÉtatsUnis et des puissances occidentales sur le système international. C’est un autre élément
important dans le développement de la discipline, certes un peu marginal dans la
recherche aux États-Unis, mais central ailleurs, en Grande-Bretagne notamment. On
peut évoquer d’autres facteurs typiques des années 1970, notamment les premiers
chocs pétroliers qui nous font comprendre l’importance de l’interdépendance
économique et financière sur les problèmes de croissance, en particulier de stagflation
ou encore, plus tard, dans les années 1980, la crise de la dette dans plusieurs pays
d’Amérique latine : au Mexique, au Brésil, en Argentine, etc. Ces crises en cascade vont
soulever de très grandes inquiétudes sur la stabilité du système financier international.
Mentionnons également la question des interdépendances économiques,
l’internationalisation des très grandes entreprises, etc. On commence à s’intéresser de
plus en plus à un phénomène qu’on nomme maintenant la mondialisation, mais à
l’époque on parlait surtout d’interdépendance économique. Puis vient l’effondrement
de l’URSS, le développement accéléré des nouvelles technologies de l’information,
internet par exemple, qui fait en sorte que l’économie politique internationale comme
discipline va avoir son point de bascule.
7
En fait, c’est à partir de ce moment-là, c’est-à-dire dans les années 1990, que la
discipline va s’emballer. La plupart des universités vont commencer à offrir des cours
d’économie politique internationale, des manuels vont être publiés, des revues
spécialisées sont créées, etc. La revue Review of International Political Economy est créée
en 1994 et New Political Economy, en 1996. La plupart des grandes universités de ce
monde vont aussi ouvrir des postes en économie politique internationale et,
effectivement, la plupart de ces postes-là sont dans les départements de science
politique même si, en Grande-Bretagne, la tradition multidisciplinaire de l’EPI fait en
sorte que c’est un peu plus dans des départements de relations internationales que l’on
va créer ce genre de postes, mais globalement c’est vrai que c’est plus en sciences
politiques qu’en économie par exemple.
8
IE : L’économie politique internationale est traversée par plusieurs courants de pensée,
très opposés les uns aux autres d’ailleurs. Vous venez de l’évoquer. Pourriez-vous
revenir sur ces débats et, par la même occasion, présenter leurs postulats, leurs
principaux concepts, leur méthode et, bien entendu, les points de divergences. Quels en
sont aussi les chefs de file ?
9
Stéphane Paquin : J’aime bien quand je présente les différents travaux en économie
politique internationale, reprendre pour les classer les bons vieux concepts de
Wallerstein de centre, de semi-périphérie et de périphérie. Pour lui, c’est une façon de
décrire le système-monde ; pour moi, le système de la pensée en économie politique
internationale. Si on regarde le centre, c’est là que se trouvent les travaux les plus
importants, mais aussi dominants en clair ceux qu’il faut connaître pour être considéré
comme un expert. Je me base d’ailleurs pour dire cela sur des sondages effectués par un
groupe de chercheurs autour d’un projet appelé Teaching, Research, and International
Policy (TRIP)6 Le sondage a d’abord été fait aux États-Unis puis après, un peu partout
dans le monde. Je m’intéresse aux indices de citation, mais aussi aux principaux
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450
manuels d’introduction pour voir qui sont les auteurs considérés comme étant les
auteurs de référence. Quand on fait la synthèse de tout cela, on est capable de
déterminer qui est au centre, en semi-périphérie et en périphérie, mais aussi ce qui se
fait à chaque niveau. Le centre, c’est l’école orthodoxe américaine. Elle a développé les
principaux débats, les principales théories depuis la fondation de l’EPI dans les années
1970. On peut dire que l’école orthodoxe domine la discipline depuis les années 1970.
Elle est massivement concentrée aux États-Unis, mais pas uniquement puisque certains
des auteurs peuvent être au Canada ou ailleurs dans le monde. Parmi les débats les plus
importants, mentionnons celui sur la stabilité hégémonique dont on vient de parler,
celui sur la coopération internationale, ou encore celui sur la façon dont on définit la
mondialisation. Les auteurs les plus d’influents dans la genèse de l’EPI orthodoxe sont
Robert Keohane, Joseph Nye, Stephen Krasner, Robert Gilpin, Benjamin Cohen et Peter
Katzenstein. Parmi les auteurs de la seconde génération, on trouve David Lake, Helen
Milner, Jeffry Frieden, Lisa Martin, Joseph Grieco et John Ikenberry. Les auteurs de la
troisième génération comptent notamment Jonathan Kirshner et Michael J. Hiscox.
Pour ceux qui souhaitent obtenir leur doctorat d’une grande université américaine en
EPI, ces auteurs sont des lectures obligatoires lors des examens de synthèse.
10
De nos jours, cette approche est souvent critiquée comme étant monoculturelle, les
Américains ayant tendance à se citer eux-mêmes et à ignorer tout ce qui n’est pas de
l’école orthodoxe. De plus, alors qu’au début, dans les années 1970-80, on développait
de très grandes théories, aujourd’hui les chercheurs orthodoxes ont tendance à
développer des théories plutôt de moyenne portée. Les agendas de recherche se
concentrent surtout sur la coopération, les institutions internationales, les relations de
pouvoir, la mondialisation, l’hégémonie américaine, et ce qui la caractérise le plus, c’est
cette double allégeance au positivisme et aux méthodes quantitatives. Cette école a, en
effet, un penchant pour le rationalisme et le positivisme. Autrement dit, elle repose sur
les deux piliers de la science dure traditionnelle. L’école orthodoxe valorise la méthode
scientifique basée sur les modèles issus des sciences de la nature et cherche à
développer des théories causales. Paradoxalement, elle aspire de plus en plus à devenir
comme les économistes néo-classiques qu’elle critiquait beaucoup dans les années 1970.
Elle reprend et transpose dans leur champ la façon très standardisée dont ceux-ci
abordent l’économie.
11
Dans cette école orthodoxe, il y a différentes catégories ou perspectives qui
s’affrontent. Il y a tout d’abord les libéraux. C’est le groupe le plus important. Selon les
sondages, 70 % des articles publiés dans les plus importantes revues scientifiques de la
discipline ont été écrits par des gens qui se qualifient eux-mêmes de libéraux. Parmi les
auteurs de référence, on a, pour la première génération, Robert Keohane, Joseph Nye,
Peter Katzenstein, qui était un libéral dans les années 1970 et 1980 avant de devenir un
constructiviste, Benjamin Cohen. Et pour la nouvelle, la deuxième génération, on a
David Lake, Helen Milner, Jeffry Frieden, Lisa Martin ou encore G. John Ikenberry. Cette
école est dominante, majoritaire et tient le haut du pavé dans les débats.
Traditionnellement, en relations internationales (RI), ce sont les réalistes qui critiquent
les libéraux. Il en va de même en économie politique internationale. Les théoriciens en
EPI sont d’ailleurs très proches de leurs collègues en RI. À ceci près cependant qu’ils
mettent les questions économiques et financières au centre de l’analyse. Le pouvoir et
les relations de pouvoir sont aussi pour eux importants. Le déclin de l’hégémonie
américaine est central dans leur façon de penser et le fondateur de cette école c’est
bien entendu Robert Gilpin suivi de Stephen Krasner. De nos jours, on pourrait mettre
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451
John Mearsheimer, même s’il est peu versé en économie, Joseph Grieco ou encore
Jonathan Kirshner qui est à l’université Cornell.
12
À ces auteurs de l’orthodoxie américaine, on peut ajouter certains autres qui sont un
peu insaisissables. Je pense à Dani Rodrick par exemple. Il se définit lui-même comme
étant un professeur d’économie politique internationale, mais, par contre, il publie
dans les revues d’économie assez classiques même si ces articles se démarquent
généralement de ceux des libéraux. Il s’intéresse notamment au populisme ou encore
aux accords de commerce, un sujet plus typiquement sciences politiques ou encore
droit économique international qu’économie.
13
La semi-périphérie est constituée fondamentalement de deux écoles. D’abord, l’école
britannique fondée par Susan Strange et ses successeurs, comme Ronen Palan, Barry
Jones, Roger Tooze, Nicolas Philipps, etc. Ensuite l’école néo gramscienne, fondée par
Robert Cox, originaire de Montréal. Chez les néo gramscien, il y a Stephen Gill, David
Law, Jeffrey Underhill, ou encore Mark Rupert, Hélène Pellerin, Robert O’Brian ou Craig
N. Murphy. Strange et Cox figurent parmi les fondateurs de l’école de l’économie
politique internationale, mais ils tendent à être largement ignorés aux États-Unis. L’une
des caractéristiques de ces auteurs, c’est de mettre l’économie politique des relations
internationales au centre de leurs analyses plutôt que de partir des travaux en relations
internationales ou des théories des relations internationales classiques.
14
Reste la périphérie, dont les travaux sont généralement peu mentionnés, mais qui
pourrait se retrouver dans la définition large de l’économie politique internationale. On
y retrouve les perspectives féministes, post-coloniales, green ou critical green, etc. Là, on
a les travaux de Steven Bernstein, Eric Heilleiner, Alf Hornborg, David Schlosberg, pour
les critical green theory, Ann Tickner, V. Spike Peterson ou Cynthia Enloe pour les
perspectives féministes.
15
Ce sont des travaux et théories vraiment très marginaux et peu publiés dans les
grandes revues de la discipline, mais qui ont quand même gagné du terrain ces
dernières années, notamment en raison de la crise sur les changements climatiques.
16
Les approches de la périphérie et de la semi-périphérie peuvent être qualifiées
d’hétérodoxes dans la mesure où les travaux sont globalement très critiques par
rapport aux travaux de l’école orthodoxe. Les écoles hétérodoxes n’acceptent pas le
monde tel qu’il est, et en comparaison de l’école orthodoxe, elles sont plus
explicitement normatives et les travaux se concentrent sur des questions de justice,
d’éthique, de moralité, d’équité, etc. Robert Cox a même déjà écrit un article il y a une
dizaine d’années dans lequel il disait que « Le but n’est pas seulement d’expliquer le
monde, mais de le changer7 »
17
Donc, il est très clair que l’objectif est de changer les relations d’inégalité ou d’injustice
sociale. Les écoles hétérodoxes ne croient généralement pas qu’il faille adapter ou
adopter les modèles développés dans le milieu des sciences de la nature pour faire des
recherches en économie politique internationale : ce n’est pas une façon adéquate de
comprendre le monde. Les auteurs sont plutôt plus post-positivistes et rejettent
généralement les méthodes quantitatives et la modélisation formelle. Tout comme ils
sont très critiques à l’égard des théories des choix rationnels. Leurs travaux sont
difficiles à résumer sous forme d’articles ; aussi, est-ce la raison pour laquelle les livres
sont ici importants. On est ici très proche en fait d’une tradition de recherche qu’on
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pourrait qualifier de sociologie historique interprétative. Or, c’est tout le contraire de
ce qu’on valorise aux États-Unis, c’est à dire le réductionnisme.
18
Les écoles hétérodoxes sont aussi très souvent plus multidisciplinaires. D’ailleurs en
Grande-Bretagne, on préfère souvent l’expression d’économie politique globale (Global
Political Economy) plutôt que celle d’économie politique internationale, et les questions
qui sont posées sont généralement très vastes : qui a du pouvoir dans l’économie
mondiale ? Qu’est-ce que l’hégémonie ? Comment fonctionne la finance
internationale ? Qu’est-ce qui cause les inégalités ? Quelles sont les sources coloniales
du système international ? Pourquoi les femmes sont-elles marginalisées dans le
commerce international ? Ce sont de grandes questions qui nécessitent un travail
d’approfondissement historique, mais au final, on cherche toujours à identifier un
problème ou une injustice qu’on doit chercher à corriger.
19
Bref, les cultures scientifiques sont de plus en plus différentes entre les approches de la
semi-périphérie et de la périphérie, d’un côté, et celles l’école orthodoxe américaine, de
l’autre. Dans les faits, il y a très peu de dialogue entre les courants ; ils s’ignorent la
plupart du temps et les références croisées sont rares. Ce fut le combat d’une vie pour
Susan Strange : chercher à ouvrir l’esprit des chercheurs américains à ce qui n’est pas
produit ou pensé aux États-Unis. Mais dans la pratique, ça reste assez difficile.
20
IE : L’économie politique internationale a connu, vous l’avez rappelé, d’importants
changements ces dernières années. Les débats théoriques qui ont marqué ses origines
ont perdu beaucoup de leur actualité et, disons-le aussi, de leur intérêt au profit d’une
approche qui se veut plus empirique et quantitative, mais aussi davantage
complémentaire de l’économie néoclassique que ce n’était le cas au début. Vous y
revenez souvent dans vos ouvrages notamment, Theories of International Political
Economy chez Oxford Press ou encore Les théories de l’économie politique
internationale. Culture scientifique et hégémonie américaine aux Presses de Sciences
po Paris8 Pourriez-vous nous en parler professeur Paquin ?
21
Stéphane Paquin : Merci de la question. Oui, c’est vrai qu’il y a un changement de
culture dans les travaux en économie politique internationale. Les économistes disent
souvent à la blague que Keynes ne serait jamais embauché aujourd’hui dans un
département moderne d’économie parce qu’il n’était pas quantitativiste, qu’il ne faisait
pas d’inférence causale ni de régressions statistiques. Ce serait sans doute la même
chose pour les pères et les mères fondateurs de l’économie politique internationale.
Aujourd’hui, les Susan Strange, Robert Gilpin, Stephen Krasner, Robert Keohane, Joseph
Nye, Robert Cox, etc. auraient de la difficulté à se faire embaucher comme spécialistes
en EPI. Le virage quantitatif est de plus en plus, sinon très affirmé. Surtout pour l’école
que j’ai appelée le centre tout à l’heure. L’école américaine en est rendue à ce point
qu’aujourd’hui, un spécialiste d’économie politique internationale est associé au
quantitatif. Quand on embauche un spécialiste dans ce domaine, c’est lui qui va donner
les cours de méthodologie quantitative aux étudiants du département. Ce n’était pas
cela le projet d’origine. Au contraire, il s’agissait de contester la mathématisation
grandissante des départements d’économie et de se poser de très grandes questions sur
le monde comme celle du déclin de la puissance américaine et son impact sur la
stabilité du système international. Les auteurs faisaient souvent de grandes fresques
historiques. Si vous regardez les travaux de Robert Gilpin, par ailleurs très bons, ce sont
vraiment de grandes études historiques et non pas des exercices statistiques dont
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l’ambition est de répondre à des questions ou de vérifier des hypothèses portant sur
certains aspects de plus en plus précis d’une théorie.
22
On observe aujourd’hui une obsession grandissante pour les méthodes quantitatives.
Les auteurs du projet Trip dont j’ai parlé plus tôt montrent que les chercheurs diplômés
après les années 2000 ont tendance à être beaucoup plus quantitatifs dans leur façon de
présenter les choses et de faire la recherche. Certains des fondateurs de l’économie
politique internationale sont fort déçus de ce virage quantitatif. Je pense notamment à
Robert Keohane qui voit l’évolution de la discipline avec un sentiment croissant
d’insatisfaction9 Il est d’avis que ce dont nous avons besoin, c’est d’une grande
interprétation et du changement dans le système économique international. Or, dit-il,
les revues qui s’intéressent à ces questions-là sont tellement spécialisées, tellement
axées sur la méthodologie et sur des enjeux quantitatifs très spécifiques, que cela en
devient inintéressant. Autre exemple, Benjamin Cohen, qui a écrit un livre sur l’histoire
intellectuelle de l’économie politique internationale, disait récemment qu’il trouvait
que les articles dans cette discipline étaient devenus boring, au point de lui faire perdre
beaucoup d’intérêt10 Autre exemple assez surprenant, Benjamin Cohen, encore lui, s’est
amusé à inventorier les articles publiés au cours des dix années qui ont précédé après la
crise financière de 2008-2009 dans les revues les plus cotées aux États-Unis, soit :
International Organisation, International Studies Quarterly, World Politics, American Political
Science Review, American Journal of Politica Science. Il est arrivé à la conclusion gênante
qu’aucune de ces revues n’avait prévu ce qui était sur le point de se produire et que
même si un chercheur avait décidé de lire systématiquement les articles qui traitaient
des questions financières, il serait arrivé à la conclusion qu’on vivait dans un monde
beaucoup plus stable que celui dans lequel on vivait pour la simple et bonne raison que
la façon d’aborder les problèmes et les méthodologies employées visent à trouver les
régularités et les liens causaux et, bien entendu, à prédire 11 Personne n’avait compris
qu’on était en train de vivre des transformations de grande ampleur qui allaient finir
par déboucher sur la crise de 2008-2009. C’était devenu évident après, mais personne
n’avait vu venir la crise. Ronen Palan, un des successeurs de Susan Strange, a ironisé en
disant que les « hétérodoxes » Britanniques n’utilisaient peut-être pas de méthodes
quantitatives avec des beaux graphiques, mais qu’ils avaient prévu la crise financière
de 2008-2009, incluant Susan Strange qui, déjà en 1998, avait écrit un livre qui
s’appelait Mad Money. When Markets Outgrow Governments12 et dans lequel elle prédisait
l’éclatement des marchés boursiers tel qu’on l’a connu à partir de 2008. Pour le
paraphraser, il conclut son article par ce proverbe anglais : The proof of the pudding is in
the eating. La façon dont les Britanniques font de la recherche en économie politique
internationale n’était peut-être pas aussi élégante que celle qui se faisait aux ÉtatsUnis, mais globalement ils avaient mis le doigt sur un vrai problème : celui de
l’instabilité des marchés financiers.
23
IE : Un débat analogue eut lieu dans les années 1920-1930 aux États-Unis chez les
économistes à propos des baromètres économiques, notamment avec le baromètre de
Harvard resté célèbre pour avoir complètement raté la crise de 1929.
24
Stéphane Paquin : On a le même débat aujourd’hui en EPI avec les données massives. Il
y a tellement de données qui sont accessibles que, dans le fond, il faudrait simplement
cruncher plus de données pour arriver à créer un modèle prédictif extrêmement solide.
C’est une vision, en fait, assez naïve du monde parce qu’il n’y a pas de volume de
données qui va nous permettre de prédire correctement l’avenir. Jamais. Il faut
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comprendre qu’il y a toujours une part d’impondérable dans les relations
internationales, dans l’économie internationale et que le plus souvent, c’est un choc
imprévu qui sera la cause d’une rupture profonde. C’est comme l’effondrement du
marché des subprimes aux États-Unis en 2008. Le phénomène était pourtant connu et
diagnostiqué, mais les signaux étaient trop faibles pour qu’on réalise l’ampleur que cela
prendra par la suite. C’est un débat vraiment intéressant. Peut-on se passer de la
théorie dans le monde actuel ? Peut-on simplement enseigner à nos étudiants à
développer leurs compétences méthodologiques pour comprendre le monde ?
Aujourd’hui, pour l’école américaine en EPI, c’est la méthodologie qui dicte les
questions de recherche qu’on peut se poser. Cela fait en sorte qu’on ne se pose pas les
questions critiques sur les origines des inégalités ou sur les rapports de domination
entre les hommes et les femmes, par exemple. Il y a plein de questions qu’on ne peut
pas se poser à partir d’une approche quantitative. Et cela vient limiter sévèrement la
richesse de la discipline.
25
IE : Nous allons passer à une autre question : le rapport entre l’économie politique
internationale et l’économie. L’économie politique internationale a suscité un grand
intérêt chez les économistes hétérodoxes dans les années 1980-1990, notamment après
la publication de l’ouvrage de Gérard Kébabdjian, en 1999, éditions Le Seuil, Les théories
de l’économie politique internationale, ouvrage qui a suscité des débats intéressants et
débouché sur un colloque à Poitiers en 2009. Il en est sorti un ouvrage fort important,
mais qui soulève plus de questions que de réponses. Le titre à lui seul dit tout : La
question politique en économie internationale13 L’intérêt est, par la suite, vite retombé chez
les économistes hétérodoxes, ceux-ci préférant aborder la construction des institutions,
les rapports de pouvoir ou encore le rôle des États dans l’économie mondiale à partir de
leur propre discipline, l’économie politique. C’est le choix d’ailleurs que nous avons fait
Michèle Rioux et moi-même dans nos travaux et enseignements, nous inscrivant dans
le courant institutionnaliste en économie, celui de John Commons pour être plus précis.
D’où la question : cela ne tiendrait-il pas au fait que l’économie politique internationale
ne soit jamais vraiment parvenue à développer un corpus théorique qui lui soit
propre ? Je prends pour exemple ce qu’on appelle la théorie des régimes qui n’en est
pas vraiment une comme l’a montré Susan Strange dans un article resté célèbre 14
26
Stéphane Paquin : Oui, effectivement, Berthaud et Kébabdjian n’ont pas voulu adopter
l’expression économie politique internationale pour le titre de cet ouvrage. Je me suis
aussi souvent posé cette question. Pourquoi l’économie politique internationale étaitelle si peu présente en France ? Je constate que les gens qui ont décidé de s’identifier à
l’économie politique internationale en France – je pense à Christian Chavagneux, à
Mehdi Abbas, à Jean Coussy ou encore à Gérard Kebabdjian – sont des économistes de
formation et non pas des spécialistes des relations internationales 15 C’est une différence
importante avec les États-Unis. Ce sont des économistes qui, à la base, ont lancé ce
débat en France en 1999. D’ailleurs, le livre Kebabdjian est très bon.
27
Les chercheurs du projet Trip, dont j’ai parlé plus haut, ont sondé les chercheurs
français : seulement cinq p. cent des internationalistes français indiquent avoir comme
premier champ de recherche l’économie politique internationale. C’est énormément
moins que ce que l’on voit aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. En fait
même aux États-Unis, le champ de l’économique politique internationale est le premier
champ parmi les internationalistes, avant les questions de sécurité. On peut donc voir
qu’il y a un écart important. Comment expliquer ce qui se produit en France ?
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28
Un chercheur français, mais qui a étudié et qui travaille maintenant aux États-Unis
après un léger petit retour en France, Nicolas Jabko, s’est demandé pourquoi l’économie
politique internationale était à ce point sous-développée en France 16 D’autant que les
Français sont très critiques de l’hégémonie américaine. Ils devraient donc très bien se
retrouver dans le débat sur la stabilité hégémonique ou la critique de l’hégémonie
américaine. En outre, les Français sont très critiques en général du néolibéralisme, et là
encore, ils devraient donc être très à l’aise avec les débats en EPI, surtout ceux de
l’école britannique. N’oublions pas non plus que, traditionnellement, la France a été un
pays d’incubation formidable pour les idées en économie politique. On peut penser à
l’École de la régulation en économie, à celle des Annales en histoire, mais on peut
remonter jusqu’aux physiocrates. La France a une pensée économique profonde.
Comment dans ce cas expliquer le sous-développement de la discipline ? Pour Jabko,
l’explication tiendrait au fait que les théoriciens marxistes en économie politique
furent très influents en France dans les années 1970, et cette influence était tellement
forte qu’elle aurait eu pour effet d’empêcher que l’économie politique internationale ne
se développe dans l’Hexagone. Avec le déclin de la pensée marxiste dans les années
1980, les internationalistes étaient alors très réticents à se spécialiser en économie
politique internationale, parce que cela faisait trop écho au marxisme. Comme on l’a
spécifié tout à l’heure, les spécialistes français en économie politique internationale
sont avant tout des économistes et non des politologues. Pourquoi ces derniers sont-ils
toujours si peu nombreux ? Certains comme Jabko disent que c’est lié à la formation en
France. Alors que les économistes sont surtout formés aux méthodes quantitatives,
dans des écoles d’ingénieurs notamment, les internationalistes sont plutôt formés à la
sociologie des relations internationales au droit et à l’histoire. L’influence des théories
économiques et la culture scientifique des économistes ne sont pas très présentes dans
les instituts d’études politiques par exemple, ce qui a pour effet que la culture
scientifique est vraiment différente. C’est très décevant comme situation parce que
plusieurs auteurs français ont eu beaucoup d’influence en économie politique
internationale. On peut penser à François Perroux dont la théorie de la domination a
beaucoup influencé Charles Kindleberger, celui qui a inventé la théorie de la stabilité
hégémonique, en se basant sur les travaux de Perroux. On peut aussi penser à Fernand
Braudel, qui a eu une influence considérable sur Robert Cox et Immanuel Wallerstein,
qu’on peut mettre dans l’école marxiste et le premier dans l’école néo gramscienne.
Cela dit, c’est peut-être appelé à changer. J’ai pu constater qu’il y a maintenant à
Sciences-Po Paris des cours intitulés « économie politique internationale » ou plutôt
« International Political Economy » parce qu’ils sont enseignés en anglais. Il y a
également des cours d’économie politique internationale dans d’autres IEP en France
ou encore à l’INALCO (Institut national des Langues et Civilisations Orientales). On voit
que cela arrive, mais avec un retard effectivement de plus de 20 ans sur le Québec et de
plus de 30 ans sur les États-Unis.
29
IE : Vous avez évoqué l’influence du marxisme, mais on le retrouvait aussi aux ÉtatsUnis, au Canada à la même époque, toutes proportions gardées, cela s’entend. Cela ne
vient-il pas aussi du fait que se sont développées en économie des approches
hétérodoxes qui ont mis l’accent sur les institutions. Vous évoquiez François Perroux et
son concept de domination, mais on peut penser à l’École la régulation voire même aux
institutionnalistes qui, d’entrée de jeu, ont intégré les dimensions internationales dans
leur analyse. Même dans le cas des théories de la firme multinationale, il y a certain
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nombre de théoriciens qui ont intégré les questions de pouvoir du côté français. Je
pense notamment à Charles-Albert Michalet, mais il y en a beaucoup d’autres.
30
Stéphane Paquin : Oui, il y a énormément d’économistes français hétérodoxes – on
peut même penser à Piketty jusqu’à un certain point – qui utilisent des concepts
provenant de la sociologie, de la science politique, du droit, et qui font de l’économie de
façon très différente de ce qu’on verrait dans un département d’économie américaine.
Cela fait en sorte qu’il y a peut-être une moins forte demande pour créer une discipline
de type économie politique internationale. Je pense que c’est avec les années, avec
l’internationalisation aussi de la recherche que, maintenant, on est arrivé à la
conclusion qu’il faut faire comme un peu partout ailleurs et qu’il faut que des
internationalistes aient des compétences un peu plus solides sur les questions
d’économie politique internationale. C’est la raison pour laquelle quelques postes ont
été créés au Centre de recherches internationales (CERI) à Sciences Po, ou dans d’autres
unités académiques, mais c’est vrai qu’à la base, la discipline est restée longtemps sousdéveloppée, car elle ne répondait tout simplement pas à un besoin. Et puis se distinguer
des États-Unis est toujours un trait identitaire important en France…
31
IE : Mais en même temps, le problème ne viendrait-il pas aussi de l’économie politique
internationale elle-même ? Vous évoquiez certains grands auteurs, mais aussi certains
concepts et théories. Celle de la stabilité hégémonique, par exemple, n’est pas à
proprement parler une véritable théorie, mais, plutôt, une théorie ad hoc, inventée par
Kindelberger pour expliquer la profondeur de la crise de 1929 et reprise par la suite par
les politologues. Gilpin d’ailleurs montre très bien la différence entre son approche et
celle de Kindelberger17 N’y aurait-il donc pas là un problème ? D’un côté, comme il n’y a
pas de corpus théorique solide, les économistes n’y trouveraient pas suffisamment
d’intérêt. Mais, de l’autre, cela n’expliquerait-il pas aussi, du moins en partie, le
glissement de la discipline vers le quantitatif, les questions de méthode servant
d’échappatoire aux débats d’idées ?
32
Stéphane Paquin : Oui, en grande partie. Comme on ne sera jamais capable de
développer une grande théorie de l’économie politique internationale, on devient de
plus en plus ciblé et spécialisé sur notre façon d’analyser le monde. Je pense que vous
avez tout à fait raison sur ce fait. Mais je voudrais revenir sur le cas français. Le
développement de la mondialisation est sans aucun doute l’une des raisons pour
lesquelles on a développé massivement au Canada, au Québec, aux États-Unis, les cours
d’économie politique internationale. Le mot commence à être utilisé à la fin des années
1980 pour connaître une véritable explosion dans les années 1990. En France, les gens
vont dire : je suis un sociologue de la mondialisation ; au Québec, on va dire : je suis un
spécialiste en économie politique internationale de la mondialisation. On parle à peu
près de la même chose, mais on se définit différemment. Les débats dont on parle sont
très connus des chercheurs français, qu’il s’agisse des économistes, des politologues ou
des sociologues, mais eux le nomment différemment.
33
IE : Une dernière question professeur Paquin : où en est la discipline aujourd’hui au
Québec et au Canada ? Vous avez évoqué le nom de Robert Cox qui a été l’un des
fondateurs de la discipline, au Canada du moins, du courant néo gramscien et qui a été
très influent, à commencer au Québec. On peut penser aussi à York University. Existe-til des pôles ou bien la discipline est-elle très éclatée ?
34
Stéphane Paquin : Encore une fois on peut se référer aux travaux des chercheurs du
projet Trip. On peut faire néanmoins une distinction entre le Canada et le Québec, entre
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le monde francophone et le monde anglophone. Dans le monde anglophone, les
chercheurs du projet Trip ont soutenu que certains chercheurs comme Susan Strange et
Robert Cox étaient fort importants. Ils faisaient même partie du top 20 des chercheurs
les plus influents. Une autre caractéristique du Canada tient à l’origine du pays où le
doctorat du professeur a été fait. Ceux qui ont fait leur doctorat aux États-Unis ont
tendance à s’aligner davantage sur la norme américaine, alors que ceux qui ont fait leur
doctorat soit au Canada soit en Grande-Bretagne, comme c’est assez fréquent, ont
tendance soit à s’aligner sur l’approche multidisciplinaire « à la Susan Strange » soit à
carrément s’inscrire dans le registre de l’École néo gramscienne fondée par Robert Cox,
dont le successeur est Stephen Gill à l’Univerité York. Cette école a formé beaucoup
d’étudiants que l’on retrouve aujourd’hui dans différentes universités, l’université
d’Ottawa ou l’université de Carleton par exemple. Des programmes de recherche y sont
encore importants, mais, par contre, ils ne sont pas extrêmement développés au
Québec.
35
Au Québec la situation est différente. Évidemment, je vais nommer le CEIM, le Centre
d’études sur l’intégration et la mondialisation de Christian Deblock et de Michèle Rioux,
qui ont porté ces projets pendant des années, notamment sur l’intégration économique
et la mondialisation. C’est l’un des tout premiers et l’un des plus anciens. Les
chercheurs de ce centre sont pour la plupart hétérodoxes. Plusieurs ont des formations
en économie, certains, comme moi, en relations internationales, d’autres en droit, mais
on accepte le discours multidisciplinaire et on y travaille de façon plutôt
multidisciplinaire. La théorisation y est très présente, mais la description est
importante, plus par études de cas que par modélisation quantitative. Si on regarde
dans le reste du Québec, à l’Université de Montréal il y a déjà eu une chaire de
recherche sur l’Union européenne alors dirigée par Panayotis Soldatos, l’un de ceux qui
s’intéressaient beaucoup à l’intégration, mais à l’époque on ne parlait pas encore
d’économie politique internationale. Son successeur Pierre Martin, s’intéresse aux
grands enjeux de la politique commerciale américaine, mais moins à ceux de la
discipline. Le spécialiste de l’économie politique internationale à l’Université de
Montréal, Vincent Arel-Bundock, s’inscrit dans l’école américaine quantitativiste
classique. À l’université Laval, il y a Érick Duschene, Jean Frédéric Morin plus
empiristes, parfois plus quantitativistes mais pas toujours, dans leur façon de faire les
choses. Ils tentent d’être plus proches du modèle dans les travaux présents de ce qu’on
voit aux États-Unis même s’ils font preuve d’une grande ouverture dans leurs travaux.
C’est donc très variable au Québec. On ne peut pas parler d’unité de pensée ; il y a une
très grande diversité de réflexions. J’ajouterai que le Québec étant relativement petit, il
y a aussi une assez forte camaraderie entre les chercheurs des différentes universités.
36
IE : Et vous-même, dans quel courant vous situez-vous, Stéphane Paquin ? Au centre ? À
la périphérie ? À la semi-périphérie ou en dehors ?
37
Stéphane Paquin : Bonne question. Comme j’ai une formation de base en histoire, j’ai
une tendance à penser avec une perspective historique. Je m’intéresse aussi aux
institutions et au droit international et constitutionnel, mes travaux ont ainsi une
importante composante institutionnaliste. Puisque le cœur de ma formation est en
sciences politiques, je m’intéresse aux intérêts des acteurs puissants et aux conflits,
mais aussi à la construction sociale des idées et des mythes. Et puisque je pense que la
perception du monde des acteurs clés est importante, je fais beaucoup d’entrevues
semi-dirigées pour réaliser mes travaux, notamment auprès des négociateurs d’accords
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commerciaux, j’ai ainsi plusieurs points communs avec certains constructivistes. Pour
résumer, je m’intéresse aux trois « i » dans une perspective historique, les trois « i »
étant, les institutions, les idées et les intérêts. Et finalement, comme je suis Québécois,
je m’intéresse aux questions d’importance pour le Québec en perspective comparée.
38
Tout cela s’additionne et a pour effet que je ne suis pas positiviste ni quantitativiste
même si je mobilise les statistiques dans mes travaux. Je trouve à ce propos l’histoire
quantitative très intéressante. Même si je conçois qu’il puisse y avoir des régularités
dans l’histoire humaine, je pense que la plupart des théories causales n’ont de sens qu’à
l’intérieur d’une séquence historique précise et qu’elles sont très dépendantes du
contexte de leur création ou ce que j’ai nommé la « culture scientifique » dans un de
mes livres. Plus simplement, je ne crois pas dans une théorie qui peut s’appliquer dans
tous les espaces spatio-temporels. Je suis donc très sceptique face aux théories à
prétention universelle. Je suis également très sceptique face à la transculturalité des
concepts qui renvoie à l’idée qu’on peut utiliser un ensemble des concepts qui
s’appliqueraient de tout temps dans toutes les sociétés humaines. 18 En affirmant la
transculturalité des concepts, comme ceux d’autorité, de classe moyenne, de pauvreté,
d’inégalité, d’État-nation ou de système financier, je pense qu’on crée une distorsion
trop grande qui rend douteuse la comparaison à partir de ces construits. J’ai ainsi un
faible pour les études avec une « description vaste » (thick description) selon les mots de
Clifford Geertz ou une importante contextualisation. Cette situation explique pourquoi
généralement je préfère les livres aux articles scientifiques. Il m’arrive bien sûr de
tester des hypothèses, c’est de nos jours essentiel si on veut être publié tant l’école
américaine est dominante, mais c’est généralement pour infirmer les théories à
prétention universelle.
39
Au final, je serai ainsi plus proche des approches des fondateurs de l’EPI. Je trouve
d’ailleurs que les travaux de Gilpin sont très intéressants, et ce même si je ne suis pas
un réaliste. Je ne suis pas très proche de la jeune école plus quantitativiste des
dernières années. Je trouve d’ailleurs que des revues comme International Organisation
en ce moment sont plutôt ennuyeuses. Il est rare que j’y trouve un article qui attire
mon attention et me donne l’envie de mieux connaître le problème abordé.
40
IE : Professeur Paquin, merci.
Entretien réalisé par Christian Deblock le 18 novembre 2021.
NOTES
1. Jeffry A. Frieden et David A. Lake, International Political Economy. Perspectives on Global
Power and Wealth, Londres, Routledge, 1999.
2. Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations, Princeton, Princeton
University Press, 1987.
3. International Affairs, vol. 46, n°2, 1970, pp. 304-315
4. Transnational Relations and World Politics, International Organization, vol. 25, n°3, 1971.
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459
5. Destined for War: Can America and China Escape Thucydides's Trap? Houghton Mifflin
Harcourt, 2017
6. Voir leur site : https://trip.wm.edu/
7. Robert W. Cox, « The Point is Not Just to Explain the World but to Change It », dans Christian
Reus-Smit et Duncan Snidal (dir.), The Oxford Handbook of International Relations, New York
(N. Y.), Oxford University Press, 2008, p. 84-94.
8. Stéphane Paquin, Theories of International Political Economy, Oxford University Press, 2016,
240 pages et Stéphane Paquin, Théories de l’économie politique internationales : Culture
scienfitiques et hégémonie américaine, Paris, Presses de Sciences po, 2013, 377 pages. Pour un
livre plus introductif : Stéphane Paquin, Introduction à l’économie politique internationale,
Paris, Armand Colin, 2021.
9. Robert O. Keohane, « The Old IPE and the New », Review of International Political Economy,
16 (1), 2009, p. 34-46.
10. Benjamin Cohen, « Are IPE Journals Becoming Boring? », International Studies Quarterly,
54 (3), 2010, p. 887-891.
11. Benjamin Cohen, « A Grave Case of Myopia », International Interactions, 35 (4), 2009,
p. 436-444.
12. Manchester, Manchester University. Press, 1998.
13. Berthaud Pierre et Kébabdjian Gérard (dir.), La question politique en économie
internationale, Paris, La Découverte, « Recherches », 2006
14. Susan Strange, « Cave! Hic Dragones: A Critique of Regime Analysis», International
Organization, vol. 36, n°2,1982, pp. 479-496.
15. Christian Chavagneux, Économie politique internationale, Paris, La Découverte, 2010.
16. Nicolas Jabko, « Why IPE is Underdeveloped in Continental Europe. A Case Study of France »,
dans Mark Blyth (ed.), Routledge Handbook of International Political Economy (IPE) : IPE as a
Global Conversation, Londres, Routledge, 2009.
17. Robert Gilpin, « The Rise of American Hegemony », in Patrick Karl O'Brien et Armand Clesse
(dir.), Two Hegemonies: Britain 1846-1914 and the United States 1941-2001, Aldershot, Ashgate
Publishing, 2002 pp. 165-182.
18. J’ai développé ce point dans : Stéphane Paquin « Durkheim, Bouchard et la
méthode comparative positive », Politique et sociétés, vol. 30, no 1, 2011, p. 57-74.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
460
De l’économie politique du Canada à
celle des Amériques
Retour socio-historique avec Dorval Brunelle
Studying Political Economy: From Canada to the Americas
Dorval Brunelle, professeur au département de sociologie de l’Université du
Québec à Montréal de 1970 à 2020, a été, entre autres, co-fondateur et directeur du
Groupe de recherche sur l’intégration continentale, directeur de l'Observatoire des
Amériques et directeur de l'Institut d’études internationales de Montréal.
1
Interventions économiques (IE) : Merci beaucoup, M. Brunelle, de nous avoir accordé
cet entretien. Nous aimerions revenir sur certains éléments majeurs au cours de votre
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461
carrière. Ne pouvant malheureusement tout couvrir, nous allons centrer cet entretien
autour de trois thèmes principaux : 1) le contexte social québécois lors de la création du
réseau des Universités du Québec ; 2) l’agrandissement de l’échelle politique ;
et 3) l’essor du libre-échange et de la continentalisation. Pour commencer, pouvez-vous
nous parler du contexte social sous-tendant la création du réseau des Universités du
Québec ?
2
Dorval Brunelle : Au début des années 1960, la jeune génération entre en scène de
manière tumultueuse. Le collègue Jacques Lazure a écrit un livre sur cette jeunesse « en
révolution » et le politologue Gérard Bergeron a parlé de « révolution tapageuse », les
enfants du « baby-boom » d’après-guerre accèdent à l’âge adulte dans un contexte où la
société leur parait figée, sinon frileuse, à bien des égards. Figée en matière théologique
et philosophique, frileuse en matière politique et sociale. Un des facteurs qui va
alimenter la grogne, c’est l’écart croissant entre le contexte idéologico-politique et la
conjoncture à l’échelle mondiale : la « guerre froide », l’arme atomique, les guerres de
libération, les dictatures, la tertiarisation de l’économie, les mass medias, les nouveaux
mouvements sociaux, etc. Pendant ce temps, l’université est une institution en mal
d’ouverture à plusieurs niveaux : face à l’accessibilité, aux nouvelles professions, aux
débouchés sur le marché du travail, voire face aux contenus des cours offerts.
3
Or, dans le contexte de l’époque, cette revendication d’ouverture passe par un préalable
qui va jouer un rôle déterminant pour la suite des choses, à savoir l’établissement d’une
connexion forte entre l’accession à une société-monde et l’élargissement de l’espace
alloué à la langue française au Québec même, aussi bien dans l’enseignement que sur le
marché du travail.
4
Pour la petite histoire, rappelons que l’adoption de la loi portant création de
l’Université du Québec, en 1968, et la mise sur pied de l’Université du Québec à
Montréal (UQAM) l’année suivante auront pour effet de rétablir l’équilibre entre les
deux communautés franco et anglophone en leur attribuant deux universités chacune.
En effet, quelques années plus tôt, la communauté anglophone portait le projet de se
doter d’un troisième établissement d’enseignement supérieur (après McGill University,
créée en 1821 et Sir George Williams University, créée en 1926) en transformant le
Collège Loyola en université, un projet qui sera par la suite intégré à Sir George
Williams University et qui nous donnera l’actuelle Université Concordia, en 1974.
5
Au départ, la création de l'UQAM est portée par un projet qui s'inscrit en rupture par
rapport à l'Université de Montréal à deux niveaux, en particulier. D'abord, l'Université
de Montréal demeurait à l’époque une université élitiste et l'UQAM s’ouvrira à une
clientèle étudiante dont c’est la première génération à accéder aux études supérieures.
Ensuite, misant résolument – voire même à l’excès – sur l’innovation et
l’expérimentation, plusieurs cours inscriront leurs contenus en rupture
paradigmatique avec ce qui se faisait non seulement du côté de l’Université de
Montréal, mais également de côté des universités dites « traditionnelles ».
6
Ce radicalisme a alimenté une nette ouverture en direction du marxisme au sein de
plusieurs départements, dont la sociologie. À ses débuts, cette ouverture a pu prendre
des formes assez sectaires et les conflits ont pullulé, entraînant de nombreuses
démissions et réaffectations.
7
En parallèle toutefois, en sociologie en tous les cas, le souci d'une implication forte dans
les milieux populaires (Saint-Henri, Petite-Bourgogne, etc.) a joué un rôle très
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462
important. À ce sujet, le livre de Donald McGraw, Le développement des groupes populaires
à Montréal (1963-1973) illustre fort bien cette ouverture.
8
IÉ : D’ailleurs, cette proximité avec le milieu et l’importance accordée à la ville ont été
présentes tout au long de votre carrière, non ?
9
Dorval Brunelle : Au début et à la fin en tous les cas. On avait l'impression d’être porté
par une vague. Il y avait un va-et-vient constant entre mouvements sociaux qui se
croisaient et s’alimentaient les uns les autres. À cet égard, l’expérience du Front
d’action politique, le FRAP, et des comités d’action politique de quartier (les CAP) est
extraordinaire. Malheureusement cette expérience sera étouffée par l’intervention
inopinée du FLQ sur la scène montréalaise lors des élections municipales d’octobre
1970. Alors que certains prédisaient que le maire Drapeau risquait de perdre ses
élections, il sera réélu avec 92% des voix ! Il faudra attendre la création du Ralliement
des citoyens de Montréal en 1974 et le retrait du maire Drapeau de l’arène politique
pour qu’un parti de gauche entre finalement à l’Hôtel de Ville, en 1986 et y demeure
jusqu’en 1994.
10
Il convient de rappeler qu’à l’époque, le philosophe marxiste Henri Lefebvre avait
défendu l’idée d’un « droit à la ville ». La ville devait être envisagée comme l’avait été
l’usine au siècle de Marx, c’est-à-dire comme la scène sur laquelle se déployaient les
rapports antagoniques entre les classes sociales. En renonçant à lutter pour la ville
d’abord et avant tout, on a presque tout perdu, et les responsables sont une certaine
extrême gauche, d'un côté, certains courants au sein du « péquisme », de l'autre. Les
premiers nous ont emmenés dans le cul-de-sac de la lutte armée, les seconds ont
concentré toute leur attention au niveau provincial. Je dis « certains courants » parce
qu’il y a tout de même eu deux mesures essentielles, parmi d’autres bien sûr, que seuls
des gouvernements du PQ ont eu le courage d’adopter : la législation sur la langue (la
loi 101) et la Loi portant sur la réforme de l'organisation territoriale municipale des régions
métropolitaines de Montréal, de Québec et de l'Outaouais, de 2000, une initiative
contrecarrée par le gouvernement Charest quand il a adopté sa politique des dé-fusions
à Montréal, en 2005.
11
IÉ : A-t-on perdu les villes de vue aujourd’hui ?
12
Dorval Brunelle : Le problème majeur des villes, à l'heure actuelle, c'est la
superposition des juridictions sur un territoire donné. À Montréal, en particulier, il n’y
a aucune cohérence au niveau municipal. Avec 16 gouvernements municipaux sur l’île
et 82 municipalités membres de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM),
vous avez une pléthore d’élus locaux (34 maires et 209 conseillers pour la seule ile de
Montréal), mais aucune représentation citoyenne directe ni au niveau de l’ile ni au
niveau régional. Et il n'y a aucun mécanisme pour y pourvoir. Tout comme
l’Agglomération de Montréal, la CMM est formée d’un petit nombre d’élus municipaux
uniquement. Il n'y a pas d'élection directe à ces niveaux. Or, comment voulez-vous
pourvoir à ce bien commun qui s’appelle l’ile de Montréal ou à cet autre qui s’appelle la
protection des terres agricoles au niveau régional, par exemple, si les citoyens euxmêmes ne peuvent pas s’impliquer dans ces dossiers ? C’est bien beau de se dire que le
niveau municipal est le niveau le plus important, mais quand on y regarde de près, à
part le ramassage des ordures, l’enlèvement de la neige, les pistes cyclables, l’itinérance
ou la signalisation, c’est celui où on est le plus impuissant face aux enjeux les plus
cruciaux : la congestion automobile, les mégaprojets immobiliers, l’installation de
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463
plaques tournantes logistiques, les accès au fleuve et j’en passe. Ce n'est donc pas
surprenant si les citoyens ne votent pas.
13
Pendant ce temps, les villes sont prises dans un carcan imposé par les deux niveaux de
gouvernement pour subvenir à leurs besoins et boucler leurs budgets. Elles ne
disposent pas d'une assiette fiscale suffisante pour faire face à leurs dépenses, ce qui est
tout de même incroyable quand on y pense ! Leur seule source de financement, c’est la
taxe foncière. En somme, la seule façon dont une ville peut se développer, c'est grâce à
la spéculation foncière, la densification et l'étalement urbain, alors que, d'un autre
côté, on cherche à retenir les familles, à protéger et à multiplier les espaces verts et à
lutter contre la destruction de l’environnement. Cherchez l’erreur !
14
IÉ : Revenons un peu en arrière : qu’est-ce qui vous a fait passer du droit à la
sociologie ?
15
Dorval Brunelle : J’ai complété le baccalauréat en droit à l’Université de Montréal en
1962. Durant mes études de droit, j’ai suivi des cours d’espagnol, ce qui m’a valu une
bourse du gouvernement espagnol. J’ai donc quitté le pays pour Madrid à l’automne. Je
devais m’inscrire à la Escuela diplomatica de Madrid, mais une fois sur place j’apprends
que le général Franco a fermé l’école. Je me suis alors bricolé un programme d’études
assez disparate. Je rentre au pays à l’hiver 63, au moment où mon père doit sacrifier son
entreprise, ainsi que la maison familiale qu’il avait mise en garantie. Notre situation
financière bascule. Je choisis alors de reprendre mes études de droit pour faire le
Barreau, mais je cours vers un échec.
16
Au printemps 64, j’apprends que le ministre Laporte se cherche un secrétaire. Je pose
ma candidature et je suis embauché comme secrétaire administratif – on dirait chef de
Cabinet aujourd’hui. Mais c’eut été exagéré à l’époque, car le Cabinet était formé, à part
des deux secrétaires de ministre, d’un pool de quatre dactylos et d’une réceptionniste.
Un attaché de presse se joindra à l’équipe en 1965. Durant son passage aux Affaires
municipales, le dossier majeur de Laporte a été celui des fusions municipales, mais sa
seule réussite a été le projet de création de Ville de Laval (Commission Sylvestre),
l’autre, celui de la réorganisation municipale sur l’ile de Montréal (Commission Blier)
n’a pas abouti. Je suis demeuré en poste à Québec deux ans jusqu’en avril 1966 ; j’ai
quitté quelques semaines à peine avant la défaite des Libéraux aux élections du 5 juin.
17
J’avais 22 ans en entrant aux Affaires municipales, 24 à ma sortie, et je ne me voyais ni
devenir fonctionnaire ni faire de la politique. Le sous-ministre Jean-Louis Doucet, sur
lequel j’avais beaucoup compté durant mes années au ministère, m’avait suggéré de
retourner aux études et c’est sur les conseils du regretté André Patry, professeur de
droit à l’Université Laval, que j’ai choisi la sociologie. Patry fut par la suite nommé Chef
du protocole par Daniel Johnson en prévision de l’Expo 67 et il fut un des organisateurs
de la visite du général De Gaulle au Québec.
18
J’ai donc fait mes études de sociologie pour moitié à l’Université Laval, pour moitié à
l’Université de Montréal, tout en travaillant durant la première année au ministère de
l’Éducation et durant la seconde, comme journaliste-pigiste à Radio-Canada. Et puis, en
1968, mes deux diplômes, le baccalauréat de sociologie et celui en droit m’ont valu une
bourse d’études de deux ans du gouvernement français. Je me suis alors inscrit à l’École
pratique des Hautes études sous la direction d’un économiste marxiste fort réputé,
Charles Bettelheim. Pourquoi Bettelheim ? La réponse est fort curieuse, elle relève
même du quiproquo. En tant qu’employé au cabinet de Laporte, je faisais partie d’une
jeune génération que Jacques Parizeau avait baptisé à la blague, en référence à l’équipe
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qui entourait Mustafa Kemal, les « Jeunes-Turcs ». Ces jeunes, c’étaient Morin, Landry,
Paré, et j’en passe qui étaient à la fois progressistes et ambitieux. Logé aux Affaires
municipales, j’étais bien sûr à la périphérie du groupe, mais il n’empêche que nous
étions quelques-uns au ministère à lire les livres de la collection « Économie et
socialisme » et à être attirés par les thèses sur la planification étatique fort en vogue
dans les pays de l’Est (en Hongrie notamment, plus tard en Tchécoslovaquie), en
Amérique latine (à Cuba bien évidemment) et en France. Comme Bettelheim dirigeait la
collection en question, je me suis adressé à lui et il m’a accepté dans son séminaire. Il va
de soi que le fait que j’étais passé par un cabinet de ministre a joué en ma faveur, mais
ce que le bon maître ignorait, c’est que j’avais fort peu lu Marx et, ce que je ne savais
pas, c’est que je devrais m’y mettre au plus vite ! Mon apprentissage s’est fait en mode
accéléré parce que la plupart des étudiants de Bettelheim étaient des rescapés des
dictatures en Amérique latine, en Grèce ou au Vietnam et qu’ils étaient déjà très
familiers avec les thèses marxistes, léninistes, trotskystes, stalinistes et quoi encore ?
19
Mon projet au départ était d’écrire une thèse sur la planification telle qu’elle avait été
conçue et appliquée durant la Révolution tranquille à l’instigation du Conseil
d’orientation économique du Québec, notamment. Ce projet a donné lieu à une
publication intitulée La désillusion tranquille (1978), mais pas à une thèse. Coincé par le
temps, – l’administration de l’UQAM projetait de remercier tous les professeurs qui
n’avaient pas de diplôme de deuxième cycle – j’ai rédigé une thèse en socio du droit qui
fut soutenue en 1973 et publiée sous le titre : Le Code civil et les rapports de classes, en
1975. Pour la petite histoire, Bettelheim s’était récemment colleté au droit et Nicos
Poulantzas (qui avait co-dirigé un numéro spécial des Archives de philosophie du droit, en
1967) faisait partie de mon jury de thèse.
20
Quoi qu’il en soit, c’est en toute fin de séjour à Paris que j’ai été approché par Céline StPierre qui m’a suggéré de poser ma candidature au département de sociologie de
l’UQAM où j’ai été embauché au printemps 1970. Bien sûr, il faut voir dans mon
embauche et dans celle de Jorge Niosi, qui étudiait avec Bettelheim en même temps que
moi, le recours à une approche différente en sociologie et la volonté de l’ouvrir à des
domaines connexes comme l’économie ou le droit. Il en est résulté que je me suis
consacré davantage à la sociologie économique, voire à la sociologie du droit – comme
en témoigne La Raison du capital (1980) et Droit et exclusion (1997) – qu’à la socio stricto
sensu.
21
IÉ : Et comment en êtes-vous arrivé à la question du libre-échange ?
22
Dorval Brunelle : Ce qui m’intéressait, à la base, c’était l’économie politique, un
domaine auquel je pouvais apporter une contribution originale grâce à ma formation
en droit. La question de la relation du Québec avec le Canada était au centre des
préoccupations et j’ai participé au débat en publiant deux livres sur le sujet. Le
premier, La désillusion tranquille, cherchait à sonder la Révolution tranquille vue de
l'intérieur, le second, Les trois colombes, de l’extérieur, c’est-à-dire dans l’optique de
ceux qui étaient critiques ou qui en étaient les adversaires. Mais j’étais aussi engagé sur
d’autres fronts alors que les sciences humaines à l’UQAM occupaient l’avant-scène dans
une foule de débats. Les collaborations avec les collègues d’autres départements
(sciences po, philo, éco) étaient très nombreuses et très soutenues. Nous étions ainsi
impliqués dans la production de plusieurs revues (Cahiers du socialisme, Spirale,
Interventions économiques, Sédiments, etc., etc.) et l’organisation de nombreux colloques
interdisciplinaires.
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465
23
Le dossier du libre-échange nous est tombé dessus de manière quelque peu inopinée
dans la foulée du référendum de 1980, du rapatriement de 1982 et de la mise sur pied de
la Commission Macdonald la même année. L’idée de mandater une commission
d’enquête pour étudier « l’union économique » trouvait peut-être son explication dans
le fait que Trudeau-le-constituant voulait savoir où allait le conduire l’initiative qu’il
avait prise d’enchâsser une charte dans la Constitution. Il ne devait pas se douter, tout
nationaliste canadian qu’il était, que cela mènerait son pays vers le libre-échange avec
le voisin. C’est en tout cas la seule explication valable que je vois à sa démission
surprise après une marche en solitaire dans la neige, le 29 février 1984.
24
J’ai suivi de près les travaux de la commission et j’y ai déposé un mémoire qui critiquait
l’abandon par le fédéral des paramètres keynésiens au cours des dernières décennies et
qui plaidait en faveur d’un retour à un nationalisme économique conséquent. Au temps
du thatchérisme et du reaganisme, c’était une position passablement anachronique. La
commission avait déjà fait son lit et elle s’orientait résolument vers le libre-échange.
25
Nous nous sommes donc retrouvés sur le fil du rasoir en étant pour le libre-échange au
niveau théorique, mais contre ce soi-disant libre-échange, ce « level-playing field » à la
Reagan avec ses exigences particulières en matière d’approvisionnement de pétrole, ses
poursuites investisseurs-État, etc. Larguer le keynésianisme pour se mettre au diapason
des monétaristes américains, ça paraissait intolérable. Et c'est une chose que Bernard
Landry n’a jamais comprise, parce que, pour lui, dans la mesure où le libre-échange
avantageait les exportateurs québécois, peu importait si cela mettait à mal l’économie
politique au Canada ou au Québec d’ailleurs !
26
IÉ : Donc là, on est dans les années 1980, début des années 1990 ? Le Parti québécois
mise tout là-dessus ?
27
Dorval Brunelle : Le Parti québécois, au début, non. Mais je pense que la charge a été
fort bien menée par Bernard Landry. C'est lui qui s'est fait le chantre du libre-échange à
l'intérieur du PQ et qui a emporté la mise, y compris contre celui qui, au point de
départ, était ambivalent face à cette idée : Jacques Parizeau. C'est assez révélateur
parce qu’au bout du compte, à compter des années 2000, Parizeau est devenu beaucoup
plus critique vis-à-vis du libre-échange. Mais pour Landry, le libre-échange faisait
pencher la balance en faveur de la séparation dans la mesure où cette politique
renforçait les échanges dans un axe nord-sud au détriment des échanges est-ouest.
Mais aller croire que les Américains auraient toléré la formation d’un pays indépendant
sur leur frontière nord qui aurait eu le contrôle de l’accès aux Grands Lacs, il fallait
rêver en couleurs.
28
Ce dossier nous a occupés pendant plus de 20 ans. J’ai mis de côté mes préoccupations
montréalaises, entre autres, pour me lancer dans celui de l'intégration des Amériques.
Il s’agissait d’un changement d’échelle qui était dicté par le fait que, quand tu ne peux
pas changer les choses chez toi, tu vas essayer de les changer ailleurs en escomptant
que ce qui arrivera là-bas pourra, en retour, avoir un impact ici même.
29
IÉ : Selon vous, y a-t-il eu une perte de pouvoir des acteurs locaux ?
30
Dorval Brunelle : En fait, on a été quelque peu désarçonné à la suite du coup de force
de 1982 et de l’adoption d’une nouvelle constitution. On était confronté à ce que j'ai
appelé – et plusieurs de mes collègues ont été critiques face à cette idée – l'ajustement
du modèle constitutionnel canadien sur le modèle américain. En ce sens, 1982 marque
le passage du modèle constitutionnel britannique fondé sur la suprématie
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parlementaire, à un modèle américain de gouvernement par les juges. En termes
marxistes, on pourrait dire que la superstructure juridico-politique est ajustée à la
réalité de l’infrastructure économique : à la continentalisation de l’économie nordaméricaine répond une continentalisation normative.
31
IÉ : Quand il a été question d’intégration dans les Amériques, vous êtes-vous inspiré du
modèle de l’Union européenne ?
32
Dorval Brunelle : Oui, la comparaison entre l’Amérique du Nord et ce qui s’appelait à
l’époque l’Europe communautaire s’est imposée d’emblée et je crois qu’avec Christian
Deblock nous avons été les premiers à le faire en organisant un colloque sur le sujet en
1995. On a parfois croisé des alliés inattendus, par exemple, Robert Pastor, conseiller de
Jimmy Carter. Il faisait partie de ceux qui, chez les démocrates, pensaient qu'on
pourrait transposer le modèle européen à l’Amérique du Nord. Il y en a qui ont même
rêvé à l’émission d’une monnaie commune !
33
Mais les choses devaient évoluer très vite parce que, moins d’un an après l’entrée en
vigueur de l’ALENA, l’accord de libre-échange à trois avec le Mexique, le premier
janvier 1994, le président Clinton convoque le premier Sommet des Amériques, en
décembre. Il dépose sur la table le projet de création d’une Zone de libre-échange des
Amériques (ZLEA) impliquant 34 pays à l’exclusion de Cuba.
34
Ce projet sera contesté à deux niveaux ; au niveau politique par plusieurs présidents
latino-américains (Lula au Brésil, Chavez au Venezuela, Morales en Colombie, Mujica en
Uruguay, etc) et au niveau social, par une importante convergence de mouvements
sociaux à la grandeur des trois Amériques qui ont formé l’Alliance sociale continentale,
en 1997. L’ASC a organisé plusieurs Sommets des peuples à travers les Amériques et,
notamment, grâce à l’implication soutenue des mouvements syndicaux et sociaux ici
même, le Sommet des peuples dans la ville de Québec, en 2001.
35
L’Observatoire des Amériques – financé en grande partie par le ministère des Relations
internationales grâce aux bons soins de Christian Deblock, au passage – a été très
impliqué dans cette conjoncture. L’OdA diffusait ses Chroniques des Amériques, trois ou
même quatre fois par mois, la plupart en français bien sûr, mais plusieurs dans les trois
autres langues officielles. On y traitait d’économie, de politique et des sociétés latinoaméricaines L’OdA a également produit et mis en ligne des rapports de recherches,
participé à plusieurs commissions parlementaires et tenu une chronique radiophonique
une fois la semaine. J’ai retracé le parcours de ces mobilisations dans un ouvrage
intitulé Chronique des Amériques. Du Sommet de Québec au Forum social mondial (2010).
36
IÉ : Alors que les accords de libre-échange étaient, notamment, un moyen utilisé par les
États-Unis afin de maintenir leur position de première puissance mondiale, croyez-vous
que le Canada serait dans une meilleure position pour négocier avec les États-Unis en
raison de la montée en puissance de la Chine ?
37
Dorval Brunelle : L'intégration du Canada et des États-Unis est la plus avancée au
monde. Cette situation date des années d’après-guerre et elle se renforce année après
année. En raison de cela, le plus grand problème pour le Canada est de se tailler une
marge de manœuvre quelconque au niveau international. Même son rapport avec la
Chine est tributaire de sa position vis-à-vis des États-Unis, ce qu’on a bien vu avec
l'affaire Huawei, dans laquelle le Canada s’est trouvé coincé entre les États-Unis et la
Chine.
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467
38
Le problème qui risque de se poser, c'est celui de l'accroissement de la présence des
investissements chinois au Canada, ce qui va probablement finir par embêter davantage
les États-Unis que le Canada, dans la mesure où les deux puissances vont se retrouver
en concurrence ici même pour accéder aux ressources, dont le pétrole, le gaz, le bois,
les minéraux, etc. Dans ces conditions, tout ce que le Canada pourra faire, ce sera
d’accommoder les Chinois sans trop détrôner les États-Unis. Les Chinois ont toutes
sortes de stratégies à l'heure actuelle pour concurrencer les Américains, y compris sur
le territoire canadien, comme en témoigne le rôle des chaînes de valeur qui ont réussi à
déplacer une bonne part de l’activité économique vers la bordure du Pacifique.
39
IÉ : D’ailleurs, en raison de ces chaînes de valeur, la question du transport devient de
plus en plus importante pour nos économies. Pensez-vous que, de manière stratégique,
les États vont tenter d’accroître leur contrôle sur le transport maritime ?
40
Dorval Brunelle : Je pense qu’on ne réalise pas, en socio du moins, à quel point le
transport, en général, et le transport maritime, en particulier, occupent une position
centrale dans nos économies et nos sociétés. Naguère, on disait que la mer séparait les
pays, hier qu’elle les rapprochait, aujourd’hui les choses vont plus loin. On assiste à un
double processus, celui de la territorialisation des mers et de la maritimisation de zones
proches d’installations portuaires notamment. Les pays cherchent à sécuriser leurs
voies maritimes et à étendre leur contrôle sur le plateau continental. Le Brésil a lancé
un ambitieux projet appelé « Amazonie bleue » en vue d’étendre son contrôle sur le
plateau continental et l’on connaît les velléités d’expansion de la Chine en mer de
Chine.
41
On exploite de plus en plus de pétrole et l’on extrait de plus en plus de minerais en
haute mer, ce qui cause une détérioration environnementale qui échappe à tout
contrôle.
42
C’est cette réalité qui nous a conduits à organiser deux colloques à la suite sur
l’Atlantique à l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM). Nous avions alors
pris le relais de forums successifs convoqués par le directeur du Haut-Commissariat au
Plan du Royaume du Maroc, Ahmed Lahlimi Alami, autour d’une « Initiative
Tricontinentale Atlantique ». L’idée était d’explorer les possibilités d’une coopération
durable entre les pays des trois bordures africaine, européenne et américaine de
l’océan Atlantique. Ce genre de coopération existe déjà depuis plusieurs années entre
les pays de la bordure des océans Pacifique et Indien. Elle existe également entre les
pays de l’Atlantique-Nord et ceux de l’Atlantique-Sud, mais, pour tout un ensemble de
raisons historiques, politiques et autres, la jonction n’a jamais pu opérer entre les pays
riverains des deux bassins alors que les défis sont nombreux, qu’il s’agisse
d’environnement, de piraterie, de traite, d’immigration clandestine, de sécurité, ou
encore de commerce et de coopération scientifique. À noter au passage qu’il existe
plusieurs forums de coopération entre pays du pourtour de la Méditerranée et au-delà
dont l’Union pour la Méditerranée – le Processus de Barcelone – lancée à l’instigation
du président Sarkozy, en 2008.
43
IÉ : Pour revenir au libre-échange, pensez-vous qu’il va continuer de prendre de
l'expansion à l'international ou pensez-vous plutôt qu'il y aura un retour vers des
politiques interventionnistes, voire protectionnistes ? La crise énergétique résultant du
besoin de transition écologique, par exemple, pourrait-elle inciter les États vers l'une
ou l'autre de ces voies ?
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468
44
Dorval Brunelle : Le premier indicateur des entraves auxquelles fait face le libreéchange, ce sont les échecs successifs des cycles de négociations multilatérales menées
à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). L’OMC avait été créée (1 er janvier 1995)
pour faciliter l'ouverture des économies et poser les bases d’un libre-échange universel.
Or, après un départ sur les chapeaux de roues, qu’est-il arrivé ? Le système s’est enrayé
et les négociations ont glissé du niveau multilatéral vers le niveau régional, voire le
niveau minilatéral. Les grandes puissances cherchent ainsi à se ménager une zone
d’influence économique plus ou moins exclusive. On parlait il y a peu de « blocs
économiques ». Or, autant on peut être critique – et nous l'avons été – vis-à-vis de
l'OMC, parce que l'OMC sanctionne une approche ultralibérale à la globalisation des
économies, autant l'existence même de l'OMC est précieuse parce qu’elle représente
une tribune internationale où discuter de l'ouverture des frontières et de l'économie.
Dans la mesure où l'OMC va mal, c’est non seulement que la réflexion sur la
libéralisation va mal, c’est surtout que l’on retombe dans l’ornière des rapports de
forces entre puissances rivales. Ce n'est pas une bonne nouvelle.
45
Cela dit, la libéralisation est un processus en cours et je vois difficilement comment elle
pourra être enrayée, sinon par l’irruption de contraintes extérieures à l'économie ellemême, par exemple, une crise écologique grave ou l'accroissement exponentiel des
coûts du transport maritime. Est-ce que, à terme, on pourrait en arriver au point où
l’on remettrait en cause le développement des chaînes de valeur ou des chaînes
d'approvisionnement ? À noter que les coûts de transport maritime ont été multipliés
par cinq depuis un an environ. Est-ce que ça va continuer comme ça ? Est-ce que ça
pourrait aller jusqu'au point où l’on renouerait avec des modèles de développement
autocentrés ? C'est difficile à prévoir. Pour le moment, j'ai plutôt tendance à croire
qu'on va vivre avec l'augmentation des coûts de transport, qu'on va les refiler au
consommateur ou, pire, qu’on va trouver des moyens de réduire encore les coûts de la
variable travail. Mais je ne vois pas comment on pourrait recomposer des économies à
l’échelle nationale et recréer ce cercle économique vertueux imaginé par Keynes alors
que les économies sont aussi désarticulées qu’elles le sont. Pourquoi ? Pas seulement
parce que les chaînes de valeur ont une dynamique propre, ce qui est un élément
important, mais surtout parce qu'on est de plus en plus tributaires de ressources
naturelles rares très localisées. Il n’y a pas longtemps, le facteur travail demeurait une
variable importante. À l’heure actuelle, elle a été déclassée par l'intelligence artificielle
et les terres rares.
46
Ce qui est en train de se passer dans le Nord-du-Québec me semble révélateur à ce sujet.
Des investissements indiens exploitent une mine à ciel ouvert dont le minerai n’est pas
extrait sur place. La matière brute (la roche) est chargée sur des wagons, transférée sur
des cargos puis transportée en Afrique ou en Inde pour être traitée. Il n’y a strictement
aucune transformation de la ressource sur place. Ce type d’exploitation est
complètement décentré au point où il devient difficile d’imaginer un retour à un ancien
modèle, à moins d’une catastrophe écologique ou d’un conflit à grande échelle entre
acteurs économiques.
47
IÉ : Pour finir, pourriez-vous nous dire quels sont, selon vous, les plus grands défis
actuels pour ceux qui veulent faire l'économie politique du Canada ?
48
Dorval Brunelle : Je ne vois pas pourquoi il y aurait un défi plus grand qu'hier pour
faire des travaux d'économie politique sur le Canada ou le Québec. Ça prend une
panoplie d'instruments. Je pense que, à l'heure actuelle, on est beaucoup mieux pourvu
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
469
d'instruments analytiques, statistiques et de travaux. Peut-être que la seule difficulté
qu'on a, c'est que, maintenant, une thèse de doctorat nécessite des milliers de
références alors que, dans mon temps, nous avions une bibliographie d’une centaine de
titres et nous étions essoufflés. À l'heure actuelle, avec toute cette production de
connaissances, il est vraiment difficile de se maintenir à flot. C’est à ce moment-ci que
je réalise à quel point nous étions prétentieux en pensant que l’on pouvait faire le tour
de questions pour lesquelles, à l'heure actuelle, un seul cerveau ou une seule équipe n’y
suffirait pas. D'où la multiplication des publications collectives. On n'est plus capable
de faire de synthèse, on est obligé de se mettre à plusieurs pour traiter d’une seule
question. On produit des collages faute de pouvoir construire un ensemble cohérent. En
économie politique, à part les traités, les ouvrages à un seul auteur se raréfient à
l’avantage des collectifs. Cette réalité reflète la complexité des faits et des
comportements. En même temps, elle montre à quel point la façon qu'on avait de
traiter les questions par le passé pouvait être réductrice. C'est une leçon d'humilité
qu'il faut prendre, même si c'est frustrant de penser qu'on ne sera pas capable de faire
par soi-même le tour de certains dossiers, parce que ça prendrait plus d'une vie pour le
faire.
Entretien réalisé par Frederick Guillaume Dufour et Joannie Ouellette le 29
novembre 2021.
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470
Le Québec d’hier à aujourd’hui : du
désir d’indépendance à l’angoisse
existentielle
Entretien avec Louise Beaudoin
Quebec Yesterday and Now: From Independence Dreams to Existential Anxiety
Louise Beaudoin, titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université Laval à Québec,
a été, notamment, directrice de cabinet du ministre des Affaires
intergouvernementales du Québec (1976-1981), déléguée générale du Québec à
Paris (1984-1985), directrice de la distribution, du marketing et des affaires
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
471
internationales à Téléfilm Canada (1987-1990). Élue députée du Parti Québécois
dans la circonscription de Chambly en 1994 et réélue en 1998, elle a occupé,
successivement, pendant ces deux mandats (1994-2003), les fonctions de ministre
déléguée aux affaires intergouvernementales canadiennes, de ministre de la
Culture et des Communications, de ministre responsable de la Charte de la langue
française et de ministre des Relations internationales. Elle a ensuite été
professeure invitée à l’université Jean-Moulin à Lyon, chargée de cours à l’UQAM
puis membre associée au Centre d’études et de recherches internationales de
l’Université de Montréal (CERIUM). Enfin, elle a représenté la circonscription de
Rosemont à l’Assemblée nationale de 2008 à 2012. Elle est actuellement Présidente
du Conseil d’administration du RÉMI (Regroupement des évènements majeurs
internationaux).
1
Interventions économiques : Les débats sur la mondialisation ont-ils eu un grand
impact sur le projet indépendantiste/souverainiste ?
2
Louise Beaudoin : Des débats sur cette question, il y en a toujours eu au Parti
québécois (PQ), car il y avait une aile plus progressiste et une aile plus centriste. L’aile la
plus à droite du mouvement souverainiste est apparue plus tard. Il y avait, au sein du
parti, divergence d’opinions et de visions sur la mondialisation, en premier lieu sur la
question du libre-échange.
3
M. Lévesque voulait un Québec ouvert sur le monde, économiquement et autrement,
mais il faut dire que la question du libre-échange ne se posait pas de la même manière
dans les années 70 et 80. Elle s’est posée de manière différente lorsque Jacques Parizeau
et Bernard Landry étaient aux commandes. À tort ou à raison, ces derniers ont parié
que le libre-échange permettrait au Québec de s’affranchir du chantage économique
canadien par rapport à la question de l’indépendance.
4
Du moment que le Québec ferait partie d’un grand ensemble économique, le Canada ne
pourrait plus nous en éjecter. C’était une vision très pragmatique, mais aussi
idéologique, car tant M. Parizeau que M. Landry étaient favorables au libre-échange
sans trop de bémols. Bernard Landry a fait campagne en appuyant les Conservateurs
dirigés à l’époque par Brian Mulroney alors que les Libéraux fédéraux étaient opposés
au premier accord de libre-échange du Canada avec les États-Unis. Le PQ, curieusement,
s’est donc beaucoup avancé pour appuyer cet accord, dans la perspective politique de la
création d’un marché commun comme en Europe duquel le Québec ne serait jamais
éjecté, car il serait intégré au marché nord-américain avec les États-Unis et
éventuellement le Mexique. La succession des traités ferait en sorte que le Québec allait
demeurer membre de cet espace économique et qu’ainsi le libre-échange sécuriserait
les liens du Québec avec ses principaux partenaires commerciaux. S’ils étaient très
favorables au libre-échange, ils étaient cependant sensibles à la nécessité d’une
exception culturelle dans le cadre de la libéralisation des échanges commerciaux.
5
Cette exception culturelle a été déclinée de toutes les façons et de toutes les manières
possibles. Lorsque j’étais ministre des Relations internationales, j’avais même produit
un court dépliant expliquant ma position globale : « oui à la mondialisation, mais… » Si
nous n’étions vraiment pas nombreux à adhérer à cette idée générale au Conseil des
ministres, j’avais des appuis au PQ. Daniel Turp, par exemple, en était un ardent
promoteur. On se disait tous les deux qu’on devrait faire comme au Parti socialiste
français et créer un groupe, un club, de tendance altermondialiste reconnue comme
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472
telle à l’intérieur du PQ. À l’instar de Marc Laviolette et Pierre Dubuc qui ont animé le
SPQ Libre à partir de 2005 jusqu’à ce que Pauline Marois, en 2011, cheffe du parti, avant
même de prendre le pouvoir, mette fin à ce type d’expérience, avec l’accord du caucus.
Daniel Turp et moi-même n’avons jamais été en mesure de donner suite à cette idée
pourtant porteuse.
6
IE : Tout au long des débats sur ces questions, il y avait donc un préjugé très favorable
au libre-échange et à la mondialisation ?
7
Louise Beaudoin : C’est vrai, mais il faut nuancer. Plusieurs faits militent en ce sens.
8
J’ai fait voter en 2002, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, une loi, inspirée par
Daniel Turp, qui avait comme principal objectif de donner une voix aux députés
québécois concernant les accords de libre-échange. En fait, comme l’explique très bien
Daniel Turp dans un article paru en 2016 dans la « Revue québécoise de droit
international », il s’agissait de donner « une nouvelle dimension parlementaire à la
doctrine Gérin-Lajoie ».
9
Ainsi, depuis ce temps, pour que le Québec puisse se déclarer lié par un accord
international du Canada ou pour qu’il ratifie une entente internationale du Québec,
considérés comme importants au titre des amendements apportés à la loi du ministère
des Relations internationales, les députés doivent se prononcer sur les textes de ces
engagements internationaux. C’est, bien sûr, plutôt symbolique, mais on voulait, via
une motion déposée par le gouvernement, être en mesure, suite à un débat, de voter
sur ces accords. Daniel Turp me signalait récemment que, sous Bernard Landry, alors
chef de l’opposition (2003-2005), des députés du PQ se sont opposés à deux accords de
libre-échange signés par le Canada : celui conclu avec le Chili et l’autre conclu avec le
Costa Rica, car ces deux accords contenaient une clause — inacceptable à leurs
yeux — de recours investisseur-État.
10
Il y avait aussi une dynamique enclenchée depuis 1998 qui posait la question des
impacts de la mondialisation, je dirais plutôt « des mondialisations », par exemple en
matière de libéralisation dans le secteur de la culture.
11
On pensait qu’il fallait avoir le maximum d’outils pour s’opposer à cette libéralisation
dans ce secteur névralgique pour le Québec. C’est ainsi que je me suis rendue à Porto
Alegre, au Forum social mondial, défendre cette position alors que Pauline Marois,
ministre des Finances, se trouvait, au même moment, au Forum économique mondial à
Davos. Symbolique forte de mon point de vue de ministre des Relations internationales.
J’y suis allée deux fois, accompagnée, entre autres, par M. Parizeau qui s’intéressait à
ces questions. C’était inspirant et stimulant au niveau des réflexions et autour des
réponses à donner aux mondialisations. Dans la foulée j’ai souhaité créer un
Observatoire de la mondialisation. C’est avec Patrice Bachand, de mon cabinet, que j’ai
imaginé cet Observatoire. J’ai préparé un mémoire en ce sens pour le Conseil des
ministres et la loi le créant a été adoptée par l’Assemblée nationale en 2002 : son
mandat était principalement d’éclairer les Québécois sur les effets de la mondialisation
et d’en mesurer les conséquences. De telle sorte que le gouvernement et la société civile
agissent au meilleur des intérêts des Québécois. Malheureusement, dès leur arrivée au
pouvoir en 2003, les Libéraux ont aboli cet Observatoire qui n’avait pas eu le temps de
prendre son envol. Il y a par ailleurs un dossier que je regrette de n’avoir pu mener à
son terme avant la fin de mon mandat : celui de la réouverture du Centre culturel
québécois à Paris qui avait été fermé par les Libéraux, malgré le fait que l’on avait
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473
trouvé un lieu, près de Beaubourg, et identifié des partenaires financiers, dont le bras
immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec.
12
Grâce à l’Observatoire de la mondialisation, le gouvernement aurait eu entre les mains un
instrument qui aurait permis d’approfondir la question de savoir si le Québec s’en allait
dans la bonne direction. Pour moi, il s’agissait de recentrer la réflexion au Québec sur la
mondialisation au-delà de l’enjeu de la culture. Nous étions un certain nombre à nous
engager en faveur d’une mondialisation maîtrisée et équilibrée. Je pense à la question
des inégalités économiques et sociales et de l’environnement, du numérique aussi. « La
mondialisation oui », mais pas à n’importe quelle condition. Heureusement nous avons
eu le temps de travailler sérieusement à partir de 1998 sur la question de la diversité
des expressions culturelles et donc de l’exception culturelle qui a trouvé sa traduction
dans une Convention de l’UNESCO dans l’adoption de laquelle nous avons joué un rôle
non négligeable. Et là les Libéraux ont donné suite dans une belle continuité
démocratique.
13
Chose certaine, je n’ai jamais entendu au Parti québécois quiconque affirmer qu’il ne
faut pas que l’État intervienne sur le plan économique. La plupart du temps d’ailleurs
ces interventions se produisaient dans une perspective progressiste, socialement
parlant. Par exemple, Jean Rochon qui, après avoir été à la Santé, est passé à
l’Innovation, a toujours promu une vision du développement juxtaposant l’économique
et le social.
14
IE : Est-ce qu’à ce moment, il y avait une réalisation que même le projet de société de
nation au Québec était justement fragilisé par les impacts de la mondialisation ?
15
Louise Beaudoin : D’abord, comme tous les partis sociaux-démocrates dans le monde, à
partir du moment où on accepte le marché et la mondialisation, on perd une partie du
sens de son action politique. Il y a un certain retour du balancier actuellement mais on
peut dire qu’avec la mondialisation et son acceptation, c’est l’identité même de la
social-démocratie qui a été remise en cause. On défend qui ? On défend quoi, quel
modèle, etc. Ces questions se posent aujourd’hui.
16
L’austérité budgétaire imposée à l’arrivée de Lucien Bouchard en tant que premier
ministre a indéniablement fait mal aux travailleurs de l’État. M. Lévesque avait, luimême, gelé les salaires des employés de l’État dans les années 80. Ces décisions
suscitaient d’importants débats au sein du PQ. La hauteur des dépenses pour la santé
l’éducation et la famille font en sorte que le système est très lourd sur le plan financier.
Les dépenses en santé représentent plus de 45 % des dépenses publiques alors que les
dépenses en culture se limitent à un maigre 1 %. Pas facile de trouver des solutions et
des compromis. Pour Lucien Bouchard, si le Québec voulait devenir indépendant, il
fallait des finances saines. Un Québec avec quelque 8 millions d’habitants, ça ne fait pas
nécessairement le poids, il fallait donc prendre toutes les précautions.
17
Lucien Bouchard, Louise Harel et Pauline Marois insistent souvent sur le fait que le PQ a
fait des avancées sociales progressistes, évidentes et visibles à cette époque,
notamment avec les CPE et l’équité salariale. Et c’est vrai. Ce sont des innovations
indéniables et durables. Bernard Landry a aussi eu recours à un nationalisme
économique interventionniste, par exemple en partenariat avec la Caisse de dépôt et
les Fonds des travailleurs qui impressionnaient tant les Français qui venaient au
Québec. Également, Jean Rochon, qui n’a pas eu les moyens d’aller au bout de ses
réformes en santé, souhaitait toujours conjuguer le développement économique et
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social. Les deux dimensions étaient pour lui indissociables. La moitié du Conseil des
ministres pensait comme lui.
18
L’autre moitié pensait que le développement économique seul comptait et qu’il allait
créer un effet de ruissellement, ce qui, à ma connaissance, n’est jamais arrivé à nulle
part. Bref, le PQ était un parti de coalition avec tout ce que cela implique comme
compromis.
19
IE : Est-ce que le Parti québécois et les gens influents dans le Parti québécois croyaient
qu’il y avait des moyens d’intervention qui permettraient de construire la nation
québécoise dans l’économie mondiale, de positionner le Québec ? Comment le Québec
peut encore mieux se positionner ?
20
Louise Beaudoin : À cet égard, la pensée économique du PQ était beaucoup influencée
par M. Parizeau et M. Landry. On s’est donné des instruments économiques au moment
de la Révolution tranquille qui ont bien résisté à la mondialisation, comme la Caisse de
dépôt, le Régime des rentes, l’ancienne Société Générale de financement,
Investissement Québec, etc. Le nationalisme économique a toujours été présent et il
fallait le préserver.
21
Lorsque des entreprises québécoises étaient rachetées, on se posait la question à savoir
si l’on pouvait intervenir. Le Québec l’a fait, notamment avec Vidéotron. On a les
instruments pour le faire. Mais c’est un couteau à double tranchant dans la
mondialisation, car si l’on s’engage dans ce type d’interventions, il faut avoir les reins
solides. Il faut tenir compte que le Québec a beaucoup d’entreprises qui, à l’étranger,
comptent sur des rachats pour prendre de l’expansion.
22
Le Québec fait bien dans les classements de l’OCDE. Même sur les inégalités, le Québec
n’est pas le pire des États. Les écarts se sont cependant creusés un peu partout, ici aussi
depuis plusieurs années et la pandémie n’aide pas. Plusieurs pays n’ont pas de filets
sociaux ou d’État providence. Tous les instruments que le Québec s’est donnés servent
bien le Québec dans la mondialisation. On a des instruments culturels, des instruments
économiques, mais les défis sont décuplés. Dans certains secteurs, on arrive à tirer
notre épingle du jeu. Dans le secteur de la culture cependant on perd, en musique et
ailleurs, des parts de marché et je crains pour nos créateurs et nos artistes, tout comme
pour nos industries culturelles. Actuellement le temps presse, mais je ne vois pas où on
s’en va. Il semble maintenant que ce soit une priorité du Canada, mais le gouvernement
fédéral a perdu 5 longues années à tergiverser. Le Projet de loi C-10 a été déposé de
nouveau (C-11 dorénavant) à la Chambre des Communes. C’est un début, mais il y a une
extrême urgence dont les Conservateurs, l’opposition officielle à ce gouvernement
minoritaire, ne sont pas conscients ou plus vraisemblablement ne souhaitent pas, pour
des raisons idéologiques, reconnaître. Au Québec, il y a aussi des dossiers qui doivent
avancer comme celui de la révision des lois sur le statut de l’artiste ainsi que tout ce qui
concerne le rouleau compresseur des GAFAM, dont, par exemple, la mission QuébecFrance sur la découvrabilité des contenus. Le Québec suit la parade canadienne, il
devrait plutôt la précéder comme il l’a déjà fait.
23
C’est difficile de dire comment ce monde nouveau va nous affecter avec la tuyauterie
(les télécommunications), les algorithmes et les entreprises mondialisés dans le secteur
des données et des contenus. Est-ce que le Québec pourra tirer son épingle du jeu ?
Comment dompter la bête ? Y arrivera-t-on ? Je le souhaite, mais je n’en suis pas
certaine.
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475
24
IE : Quel est l’avenir du Québec dans ce monde nouveau ? Qui va montrer la voie ? Le PQ at-il un avenir et un rôle à jouer ?
25
Louise Beaudoin : Notre existence en tant que nation est liée à la culture et langue.
Tout le monde politique au Québec en est conscient, avec plus ou moins d’ardeur et de
détermination. Le livre de Claude Trudel1 sur l’histoire du ministère de la Culture est
très instructif à cet égard. Georges-Émile Lapalme a écrit le programme électoral du
Parti libéral en vue des élections de 1960 et c’est le premier qui a eu l’audace de
proposer un ministère de la Culture au Québec, avec les pouvoirs et les obligations que
cela implique.
26
Le Québec, c’est sûr, a connu des avancées sociales, économiques et culturelles grâce à
l’État, au mouvement coopératif, à l’économie sociale et solidaire et aux artistes, sans
oublier le secteur privé composé en majorité de PME. Depuis la Révolution tranquille, il
y a eu un minimum de continuité politique sur l’importance de la place de la langue et
de la culture dans notre société mais il faut aujourd’hui urgemment adapter les moyens
d’affirmation de cette volonté collective, compte tenu des transformations mondiales.
27
Au Parti Québécois, il n’y a que sept députés ; il est, pour l’instant, en mode survie. Il
fait des efforts réels pour penser, réfléchir, s’adapter. Il m’impressionne, car c’est
sûrement difficile lorsque les moyens et le personnel sont réduits. À ce que je sache, il
n’a aucunement modifié le programme du Parti à propos de la mondialisation et il
demeure partisan de la ligne progressiste finalement instaurée à l’époque. Mon cœur et
ma raison penchent encore de ce côté, malgré les aléas de la vie politique.
28
Québec solidaire, lié à des valeurs sociales et environnementales ainsi qu’aux groupes
communautaires, peut être aussi, bien sûr, porteur d’avenir. De son côté, la CAQ a
récemment posé certains gestes pragmatiques et intelligents en soutien à l’économie, à
la culture, à la langue.
29
Mais force est aujourd’hui de constater, pour revenir à la question qui me préoccupe le
plus actuellement, que les GAFAM nous dictent notre avenir, notre destin — pas
seulement culturel — et mettent en péril notre existence même. Pour la culture, il me
semble qu’il n’y a pas grand chose à l’horizon. Je doute, sur le plan international, que le
travail de l’OCDE sur la taxation des entreprises multinationales porte fruit dans un
horizon rapproché.
30
Quelle est la place des petites nations dans ces transformations ? Celle du Québec ? On a
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des succès mondiaux, mais il faut reprendre un certain leadership dans le monde.
Comme le font d’autres petites nations. Pourquoi ne pas avoir d’ambitions
internationales affichées, autres que commerciales, à travers notre réseau de
Représentations à l’étranger ? Nous continuons à avancer, mais il nous manque un
projet fort, costaud, inspirant. Il faut y arriver avant qu’il ne soit trop tard, avant que le
tsunami déréglé de la mondialisation nous emporte. Nous en avons les moyens et ce
projet réenchanteur est nécessaire pour continuer à vivre pleinement notre vie de
petite nation, au sens démographique : tout simplement.
Entretien réalisé par Michèle Rioux et Guy-Philippe Wells, décembre 2021.
NOTES
1. Trudel, Claude. 2021. Une histoire du ministère de la Culture. Boréal.
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Hors thème
Varia
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Latin American Health Regimes in
the Face of the Pandemic
Les régimes de santé latino-américains face à la pandémie
Los regímenes de salud latinoamericanos ante la pandemia
Ilán Bizberg
With the collaboration of Mauricio Jiménez Hernández.
01. Introduction
1
None of the Latin American countries has achieved fully universal, egalitarian, and
efficient health regimes, although Uruguay and Costa Rica have probably come closest
to this goal. Nevertheless, during the first decade and a half of the twenty-first century,
several countries which saw the arrival to power of coalitions including the popular
classes tried to develop their health systems by taking advantage of the commodity
boom and the influx of financial resources from developed countries.
2
With the commodity boom of the first decade and a half of the 2000, several countries
of the continent embarked upon a socio-developmentist growth mode based on the
expansion of internal demand; sustained by redistribution through the increase of
wages and the extension of the social protection system. This mode of development was
promoted especially in Brazil, during the two presidencies of Lula da Silva and the first
of Dilma Roussef, as well as in Argentina during the governments of Nestor Kirchner
and Cristina Fernández de Kirchner. A similar process of direct (wages) and indirect
(social policy) redistribution was undertaken in countries that followed a redistributive
rentier model: Bolivia and Ecuador, although their health services remained much less
developed. However, in these four countries, there has been a trend towards the
universalization of health services. In contrast, in countries that followed a liberal
economic model, based either on international subcontracting, such as Mexico, or a
rentier one, such as Colombia and Peru, sustained on a non-distributive growth model
based on profits, social policy has remained mainly residual or assistance-oriented. In
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the latter, there has also been an expansion of the health organizations, nonetheless
centered on minimum universalization schemes (Bizberg, 2019).
3
The end of the commodity boom and the arrival of governmental coalitions dominated
by financial and commodity exports interests in the countries that followed the sociodevelopmentist and redistributive rentier models put an end to the slow
transformations of the health systems in poor countries such as Bolivia and Ecuador. It
also strongly affected the efforts undertaken by Brazil in trying to consolidate one of
Latin America’s most ambitious health structures which, like Costa Rica’s, is State-run.
It is quite true that, even before this economic and political reversal, the SUS (created
in 1988) had not been able to achieve its egalitarian and universal objectives, basically
due to the lack of public investment and the absence of regulation of the private health
sector. This situation led to an increase in private spending, not only among the rich
and the middle classes but also among workers and civil servants, individually or
through collective contracts. Likewise, in Argentina, a near-universal health system
was seriously de-financed during the Menem administration (in the nineties) and since
the downturn of the commodity boom, in the mid-2010s. This evolution resulted in
greater inequalities between the different schemes that exist in these two countries: in
Brazil amid the private health and the SUS, as well as regionally, in Argentina among
the Obras Sociales, and between them and public health.
4
The health regimes of countries following international subcontracting and liberal
rentier capitalisms underwent less dramatic modifications during the last years of the
second decade of the century; on the one hand, because most of these systems are not
as developed and, on the other, because the design of social protection policies in these
economies has been mainly limited to assistance; most of these countries have simply
extended basic, limited health services. However, there are important exceptions to
this trend. On the one hand, Chile, a pioneer country in social policies in the twentieth
century, has succeeded in re-building an almost universal health structure and in
regulating its (previously unregulated) private health sector. Nonetheless, only a small
percentage of the population can afford the latter (17 %) and the public sector is much
less generously funded. On the other hand, Colombia has almost succeeded in covering
the entire population in a mandatory contributory public service, by subsidizing the
inclusion of its poorer population. Mexico with a similar model (the Seguro Popular,
until 2020) continuously left around 20 % of its population without coverage owing to
its voluntary and un-subsidized affiliation for all but the very poor population. Except
for Chile, most of these countries regulate private health services very poorly.
5
The pandemic the world is currently undergoing has strained all the health systems of
the continent; an exceptional situation that allows us to compare their performance
and resilience. Some countries have weathered the crisis better than others. This
resulted, in part, from the condition of the health services themselves, but also from
the approach that different governments adopted to deal with the epidemic: some
governments initially denied the severity of the disease (Brazil, Mexico), some that
continue to do so (Brazil), others reacted late (Ecuador, Bolivia), while still others did
everything they could to face the crisis from the very start (or even before, as soon as
the pandemic hit the European countries), like Costa Rica, Uruguay, and Argentina.
6
In this article, we will analyze three aspects: 1. The specific trajectories of the different
health systems, and more particularly the changes they underwent since the beginning
of the commodity boom and the arrival to power of redistributive coalitions in certain
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countries; 2. The specific characteristics of the different health organizations in terms
of coverage, structure, investment, infrastructure, and historical performance; and 3.
The performance of the various health regimes during the pandemic.
02. The Trajectories of the Health Systems
7
In Figure 1, we can see the differences between the social protection systems of two
blocks of countries: Argentina, Brazil, and Uruguay, and the rest. They coincide with
what Carmelo Mesa Lago considered as the pioneer countries which adopted social
protection before the Second World War (Uruguay, Argentina, Chile, Cuba, and Brazil;
one must add Costa Rica which developed after the war but caught up with this group)
and those that came afterward. The countries of the first group implemented
retirement programs since the 1920s and 1930s, and like other pioneering countries in
Europe, originally “… protected the best organized occupational groups […] so they
evolved in a fragmented way, […] leading to deep stratification […] These systems “…
gradually incorporated larger groups […] reaching [at their highest level] 70 % or more,
[becoming] virtually universal if non-contributory programs for the poor are taken into
account.“ In the second group of countries (Bolivia, Colombia, Costa Rica, Ecuador,
Mexico, Panama, Paraguay, Peru, and Venezuela), social protection programs were
implemented after World War II. “In these countries, there was a central institution in
charge of covering the whole population, but at the beginning, its action was limited to
the capital and the big cities, […] the coverage … [reached its highest point, between] 13
and 60 %. Specific programs protected the most powerful groups […] [although] fewer
special funds were created than in the pioneer countries, so the degree of stratification
was lesser. ”(Mesa Lago, 1994: 17). Although this description refers to retirement
programs, it coincides with that for the health regimes, “… in 1990 the six countries in
the first group had almost universal health coverage, ranging from 74 % to 96 %, the
middle group had coverage between 16 % and 58 %, the third one, had coverage of less
than 20 %.”(Mesa Lago, 2008: 7)
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481
8
In figure 2 we can see that health spending follows the same trend. There is, however,
one exception: Chile, which underwent a strong wave of privatization during the
dictatorship, recently joined the group of countries that spend most. But, while the
amount spent may be equivalent, there are important differences regarding the source
of spending: government, private, or families, whether public health is managed by the
state or by civil society organizations (unions or mutualists), and finally, the coverage
of each of the subsystems.
To begin with, it is useful to analyze both the coverage of each health subsystem, as
well as the characteristics of the dominant one. In figure 3, we can see that the three
so-called pioneer countries are, again, those which cover almost the entire population.
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482
Nevertheless, there are significant differences regarding the structure of each system.
There are countries with a majoritarian state-supported public scheme: Brazil, Chile,
and Costa Rica. In others, such as Uruguay and Argentina, health services are based on
contributions that are managed by civil society.
9
There are obvious exceptions: on the one hand, two countries: Costa Rica and Colombia
have almost achieved universal coverage. As previously mentioned, Costa Rica joined
the leading pack following the reforms undertaken after the 1940s. Colombia’s
universal coverage is based both on a contributory and a subsidized health structure
administered by the State, which is, nevertheless, much less generous than that of the
other countries mentioned. On the other hand, Chile also seems to have succeeded in
covering the whole of its population with a public scheme, despite the importance of
the private sector. We will see further on that, although Chile spends as much per
capita as Uruguay, and more than Brazil and Argentina, these expenditures are largely
private. This is also the case in Brazil, despite the existence of a public service sector
(the SUS) with universal coverage.
10
It is obvious it is not enough to consider only expenditure, but that it is necessary to
analyze their structure and specific characteristics. It will become evident that
coverage universality can be achieved through different combinations of public, social,
and private services. We will discuss how these combinations, and especially their
hierarchy, determine the character of the regime: whether it is predominantly state,
social, market, or familiarist. We will look first, however briefly, at their historical
trajectory.
11
The so-called pioneer countries continue to have higher health coverage, as can be seen
in Figure 3, even though their systems have followed different trajectories and
although coverage is gained by different combinations of the State, social
organizations, and the private sector. Two of the countries (Argentina and Uruguay)
have preserved a regime dominated by social organizations (unions and mutualists)
while developing a state sub-system to cover those that are not included in a
contributive scheme. Only one country, Costa Rica, has succeeded in approaching the
pioneer countries, with a single, state-run, centralized health model. With the 1988
Constitution, Brazil moved away from its corporatist/segmented trajectory and, like
Costa Rica, founded a centralized public structure (the SUS), destined to become the
Brazilian NHS, but which over the years has left more and more room for the private
sector. Finally, even if in Chile the military dictatorship imposed a health scheme
dominated by the private sector since the democratic transition it has developed its
public service and subjected private health to increasingly strict regulation.
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483
As a result, different types of health regimes have emerged in Latin America that
cannot be analyzed with the usual typologies developed to describe the central
countries and those that have been constructed in the continent using this scheme.
This, in the first place, is because the latter health systems are more hybrid, a mixture
between different types. Then, and above all, due to the greater role of the family and
the existence of a private sector (including insurance companies, clinics and hospitals,
pharmacies, and pharmaceutical companies) that is very loosely regulated, even in
countries where the public structure is dominant, as in Brazil. To build a typology that
better reflects the situation of the continent, we will base ourselves on what was
pointed out by Karl Polanyi and developed by Bruno Théret with regards to the
relationship between the four dimensions that constitute the socio-economic life of
modern societies: The State, the social actors, the market and the family (Polanyi, 1944;
Théret, 2011).
12
We can thus distinguish (Table 1) four regimes in Latin America: one, where the State
predominates (Costa Rica), another where the welfare regime is funded and managed
primordially by unions or mutualists (Argentina and Uruguay), a third where it’s the
market that dominates, and where the state provides medical services to sectors that
cannot afford private insurance and services (which may be the majority of the
population; this is why it is not called no residual) (Chile), and finally, where the regime
is mainly familiarist and families have to cope with health expenditure as social or
public health services are very deficient (Peru, Ecuador, Bolivia). Even if some countries
come closer to one of the ideal types, as in all typologies, the national situations do not
coincide with any ideal type, they are all more or fewer hybrids in so far as a single
principle never prevails, even if it is dominant. On the other hand, there are true
hybrids where two dimensions are equally dominant, as in the case of Mexico, Brazil,
and Colombia. In Mexico there is a combination of social security and State services,
together with another third without coverage; in addition, out-of-pocket expenditure is
40 % of the total spending in health.
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484
13
The health systems of Uruguay and Argentina, remain highly segmented, as in their
beginnings: a large part of the population (56 % in Uruguay and 64 % in Argentina) is
insured in a subsystem based on contributions and health benefits administered by
social actors: unions in Argentina and mutualists in Uruguay. There is, in addition, a
structure that is governed and provided by the State and financed thru taxes; private
health being much more limited.
14
The Uruguayan scheme is the only one in Latin America that resembles a European, or
Canadian, socio-democratic health care regime since the state is the sole payer and
financially covers 95 % of the population (Aran and Laca, 2011). Even if health care is
managed by the mutualists, the payer is the State-administered FONASA, that
concentrates both taxes and contributions from employers and employees and
distributes them to the various providers: both to the health services administered
directly by the State (Administración de Servicios de Salud del Estado - ASSE), which covers
37 % of the most modest population, and to the Instituciones de Asistencia Médica
Colectiva (IAMC), which are private non-profit organizations that provide
comprehensive health care to 56 % of Uruguayans (Aran and Laca 2011; 269). The
existence of a single-payer that covers most health services greatly reduces the
segmentation of services. As can be seen in the following figures, in recent years, per
capita health expenditure in this country has risen sharply from 687 to 1,590 dollars
(Figure 4), but this mainly concerns the share of public services, since the private part
of expenditure has decreased from 58 % to 27 % and out-of-pocket expenses have also
considerably reduced (17 %); they are, along with those of Colombia, the lowest of the
continent; the out-of-pocket expenditure of Uruguay is comparable to that of the
average of the European Union countries (16.6 %). All this justifies our typifying it as a
socio-corporatist system financially controlled and regulated by the State that, in
addition, complements it by public services.
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485
15
Argentina’s system is equally based on civil society, although it is more segmented than
that of Uruguay. The Obras Sociales is administered by trade unions and financed by
contributions from workers and employers (8 % of their salary) in full autonomy from
the State; they cover 42 % of the population. If we add the national contributory
subsystem (8 %) and the provincial Obras Sociales (14 %); the social sector represents
64 % of the total as can be seen in figure 3 (Repetto and Potenza, 2011). The remainder,
36 %, receive care in public hospitals or through private insurance (Belló et al 2011).
Argentina has a high level of per capita spending, which has strongly increased since
the years 2000, and which comes close to that of Uruguay. All the same, in Argentina,
the share of private expenditure and out-of-pocket expenditure is higher than in
Uruguay, around 40 % and 25 %, respectively. During the last 20 years, Argentina has
gone through two contrary processes: during the first Kirchner period, the health
coverage of both the social service and the public was considerably extended, and the
latter improved (Cecchini, Filgueira and Robles, 2014: 35). Since the reduction of the
price of commodities, around 2012, during the Kirchner presidency, but especially
during the Macri government, health expenditure decreased. As a result, private
expenditure increased, reaching 38 % of the total, although out-of-pocket expenditure
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486
remained stable (28 %); which shows that the increase has been mainly due to the
acquisition of insurance plans result of the degradation of public service and that of
the Obras Sociales.
16
Costa Rica comes nearest to a State health regime, as it has a centralized and unified
state health structure. Since 1973 all the different public infrastructures and financial
resources were transferred to the Social Security Fund (CCSS). Unlike Brazil and other
State systems like the NHS, the CCSS is not funded primarily by taxes, but by
contributions from employers and workers (Saenz et al, 2011). On the other hand,
individuals in non-formal employment have the obligation of joining this fund, their
contributions being paid by the State. Finally, the self-employed can join voluntarily
(Santos Basso, 2005: 192). In 1998, the hospital “de-concentration law” brought about a
transformation in the way of allocating resources to health establishments: from one
based on the historical trajectory to an allocation according to the future needs
calculated upon the established agreements (Martínez Franzoni and SánchezAncochea, 2016: 170). This law also stimulated the duplication of doctors, in addition to
spending on advisers and corruption, fiscal and administrative autonomy that was not
accompanied by effective coordination (Ibid., 163-164). This has resulted in a decreased
quality of the services, the retreat of users from the public sector, and the
reinforcement of the private sector; all of which pose a challenge to the universalist
institutional architecture of health protection in this country. (Ibid, 2016: 167-170). For
example, while in 2003, 36 % of Costa Ricans felt that hospitals had not been
modernized, in 2007 this percentage had risen to 74 %. (Poltronieri, 2011). On the other
hand, in contrast with the countries which profited from the commodity boom, the
international subcontracting economy of Costa Rica grew less quickly and encountered
financial problems which contributed to the erosion of this integrated and efficient
structure and the expansion of private care. Despite all this, the entire Costa Rican
population can access medical care (Cercone and Pacheco Jiménez, 2008), and private
services have not become dominant. Costa Rica has some of the lowest private (25 %)
and out-of-pocket expenses (16 %) of the continent, similar to those of Uruguay.
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487
17
Universal and State-led coverage of health services in Brazil was enshrined in the 1988
Constitution; the result of a democratization process involving a very intense
mobilization of civil society organizations and movements, among them the
“sanitaristas“ who promoted a very advanced public health project for the continent.
The SUS (Sistema Único de Saúde) is a universal, unified health system, modeled on the
British NHS, and financed by taxes and contributions from the three federal levels: the
federation, the states, and the municipalities. Formally, it covers the entire population
and includes all diseases and ailments (in contrast to the former Mexican Seguro
Popular and the Chilean FONASA, which define a list of diseases and acts), and has
aimed to equalize access care, although it has not achieved to do so, as we will see
below. (Becerril-Montekio et al., 2011a). In addition, the SUS does not charge any
copayments, can direct patients to private hospitals or clinics, and is monitored by
more than 5,000 municipal health councils, in which more than 100,000 citizens
participate (ibid.).
18
Nevertheless, it is noteworthy that although the expenditure per capita has increased
considerably in the last 30 years, both private expenditure and out-of-pocket
expenditure have grown even faster, reaching the huge figure of 60 % of the total for
the first, and 27 % for the second. The reason for the expansion of the latter is linked to
problems inherent to the SUS: quality of services and waiting times (Becerril-Montekio
et al., 2011a). Although the Brazilian system was set to be more homogeneous
compared to segmented schemes, as it is based on a universal State structure, the fact
that the share of private participation is so high, unlike the cases of Uruguay and
Argentina, for example, explains an increased segmentation among private/state lines.
After 20 years of existence of the SUS, public health care facilities grew from 22,000 in
1981 to 75,000 in 2009, and hospital beds in the public sector increased from 22 to 35
percent of the total; nevertheless in 2013 50 % of hospital beds were still private
(Gragnolati, et al. 2013: 2-3) More recent data, for 2015, place the percentage of public
hospital beds at 70 % (commonwealthfund.org). The study of Gragnolati found that the
main source of health care in Brazil in 2008 was around 55 % in the US, around 27 % in
private health insurance, and 18 % in out-of-pocket. While primary health care was
practically all SUS, dentistry was less than 30 % in SUS facilities, 20 % in private
insurance, and 50 % out-of-pocket. Finally, hospital admissions were 75 % SUS, 20 %
private insurance, and 5 % out-of-pocket (Ibid.: 59). Data for 2015 considers that while
75 percent of Brazilian citizens rely solely on SUS, 23 percent had private medical/
hospital insurance (commonwealthfund.org.).
19
In the last 10 years, the share of private health care plans charging copayments has
grown from 22 percent to 52 percent. In 2015, there were 6,154 general and specialized
hospitals in Brazil, with 443,257 beds. Of these, 38 percent were public and 62 percent
private. Among the public hospitals, 4 percent were federal, 25 percent were stateowned, and 70 percent were municipal. Amid private hospitals, 38 percent were
nonprofit and 63 percent were for-profit. (commonwealthfund.org)
20
A study, based on a poll comparing Brazil with Colombia, displays the same trends.
With regards to the type of services used: 74 % of those interviewed used the SUS
exclusively, while 19.4 % attended private centers; people who used both were 6.6 %. In
the case of the primary services, 80 % attended the public ones, while 18.7 % used the
private ones. Concerning specialized attention, the percentage using public facilities
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488
went down to 63 %. Finally, in the case of emergencies, the percentage rises to 87.4 %
for public and 11.5 % for private. (García Subirats, 2014: 482)
21
This process of “privatization” began in the 1990s. Workers with stable purchasing
power and the middle classes gradually abandoned the SUS to buy private insurance,
either individually (the middle classes), or collectively, through union negotiations in
large companies (Werneck, V. and M.L. Teixeira, 1997). 70 % of the Brazilians that have
private insurance get it as an employment benefit (commonwealthfund.org); this is
why these authors affirmed that Brazil was undergoing a process of ”Americanization“.
This process, as we know, greatly affects the quality of public health services as the
population with the best salaries abandons it. In addition, a relatively significant
proportion of the new middle classes that emerged during the commodities boom also
acquired some sort of private health insurance. While Brazil has a system that is, in
principle, State-run, it risks to increasingly resemble that of Chile, which we have
defined as a market-dominated one.
22
With the creation of the Sistema General de Seguridad Social en Salud (SGSSS) in 1993, the
Colombian health system has become a public compulsory scheme based on
contributions from employees and employers of the formal sectors of the economy (to
which resources of direct taxes are added) and a subsidized subsystem based on
individual contributions and public subsidies for the sectors of the population working
informally or lacking sufficient resources. The SGSSS compels individuals to enroll in
the Entidades Promotoras de Salud (EPS), which administer contributions and offer a
defined health plan, delivered by either public or private health institutions (IPS). In
this way, almost 100 % of Colombians are covered by 968 public and 4,565 private
health institutes (EPS) (Bernal and Barbosa, 2015: 434).
23
The State concentrates the contributions of the workers (12.5 % of their income), those
of the companies and of the State itself in the Fondo de Solidaridad y Garantia; 42.8 % of
the total corresponding to the contributory scheme and 48.5 % to the subsidized
(Guerrero et al., 2011: 150); and has thus, in fact, become the single payer. The only
sector which is excluded from this scheme is that of 4.9 % of the population which has
its services: teachers, army, police, public universities, and oil workers. In addition, it
excludes some treatments and illnesses, and the health institutions charge user fees
(Bernal and Barbosa, 2015: 43-5). A relatively recent study, based on a poll, that
compares Brazil with Colombia, shows the weight of the public structure in allocating
health services in the latter: 92.2 % of those interviewed used only the public SGSSS and
only 5.6 % the private services, while the rest used both. More specifically, for primary
health, 93.3 % of Colombians attended public services procedures and 5 % the private.
In the case of specialized attention, the trend is similar, as 93. 5 % attended public
health centers. Finally, in the case of emergencies, they did so in 95 % in the public
sector. (García Subirats et al., 2014: 482)
24
Nonetheless, the Colombian system suffers from inequalities between the population
covered by the subsidized services and those covered by the contributory services,
which have to do with the differences between the benefit packages and their level of
funding (Garcia-Subirats et al., 2014). In addition, the EPSs of the subsidized sector send
their affiliates to public health providers, while those of the contributive scheme send
their patients to private providers; nevertheless, the law obliges the private EPSs to
provide services to at least 60 % of public patients. There are also significant
differences between what each EPS covers, although there is a minimum defined by the
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489
mandatory health plan (Bernal and Barbosa, 2015 and Guerrero et al., 2011). In 2008,
the law was amended to standardize both subsystems and prohibit private providers
from refusing health care to patients coming from the public sector.
25
Nevertheless, although Colombia has an almost unified structure and private health
and out-of-pocket spending are also among the lowest (17 %), when it comes to per
capita spending it is in the bottom tier. This situation has as its consequence, as will be
seen in part II of this article, a significant lack of health infrastructure and one of the
lowest historical performances, comparable to those of Peru, Bolivia, and Ecuador, that
we have designated (following Martinez Franzoni) as familiarist.
26
It is well known that the Chilean military government undertook the most radical
privatization experiment on the continent. It privatized pensions, moving from “pay as
you go” to one based on individual capitalization; it similarly gave increasing leeway to
private education and health. The military government replaced a unified health
system, the Sistema Nacional de Salud, with a decentralized public service that covers the
population that does not have private insurance or that has been expelled from it
because of being too ill or not being able to pay co-payments. The project was that
private insurance would become majoritarian, but this never happened, as it is too
expensive for the majority of Chileans. The private ISAPRES cover 17.5 % of the
population (Becerril-Montekio et al., 2011b), mainly the middle and upper classes
(Draibe, 1997: 224). Both sectors receive resources from the FONASA, a fund that
collects contributions from formal workers in the private and public sectors, as well as
those who contribute independently; obviously, the private sector is also paid for
directly by its affiliates.
27
Post-democratic transition governments, especially those of Lagos and Bachelet,
assumed changes to diminish the most unfair aspects of the system, although they did
not change it in substance. They extended the coverage of the public services and
imposed regulations on the private ISAPRES (Mesa-Lago, 2009: 13). In 2008, the Bachelet
government introduced compulsory membership for all workers. It also imposed the
so-called Plan de Acceso Universal a Garantías Explícitas (AUGE), which defines the services
that both public and private health services must include; it began with 40 in 2008 and
gradually increased to reach 80 by the end of 2017. It also imposed a limit on copayments; they should not exceed 20 % of the total hospitalization costs (Robles Farías,
2013: 28; Becerril Montekio et al., 2011b; Cecchini, Filgueira and Robles, 2014). It is a
fact that the last three socialist governments have, on the one hand, introduced
measures to regulate the private health sector, and on the other, have considerably
strengthened public care. Notwithstanding, after all, we consider the Chilean a marketdominated regime, even though the ISAPREs are not the majority because they
determine its character. Public services cover individuals who cannot be integrated by
private insurance, who are too old to be insured, or who are too sick and are kicked out
of it. The State is thus, in effect, subsidiary to the market; in fact, private spending
accounts for half of the total, although the sector covers only 17 % of the population. A
large portion of these expenses is out-of-pocket, which means that Chileans not only
pay for private insurance but spend on co-payments and other costs not covered by
their insurance. This makes Chile the most US-like health system in the continent, a
highly commodified regime.
28
Finally, the rest of the Latin American schemes considered in this article, those of
Mexico, Peru, Ecuador, and Bolivia, have simply extended the previously existing
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focused policies to provide minimal health services to the uncovered population. And
in fact, they have left behind a large number of people without protection, as can be
seen in Figure 3. The health structures in these countries depend very heavily on
private spending: around 50 % for Mexico and Ecuador; in addition, in these two
countries, a large proportion of expenses are “out of pocket”, around 40 %. In Peru,
private spending is somewhat lower, around 40 %, and out-of-pocket expenses are 30 %.
Bolivia is the country with the highest proportion of the uncovered population.
29
We have called the systems of Peru, Bolivia, and Ecuador, familiarist because a large
part of the population is without coverage, and individuals and families have to face a
large number of private expenses which are not due to payments to private insurance,
but to out-of-pocket expenses. Private insurance coverage is, even in a hybrid system as
the one of Mexico, quite limited, around 7 % of the population, while in countries
where this type of insurance is considerable, it is around 17 % for Chile and 25 % for
Brazil. The familiarist character is defined by the fact that the major source of health
expenditure comes from families and is paid directly to doctors and private clinics, or
the purchase of medicines, as very often these are neither provided by the social
security sector, nor by the public institutions.
30
The Mexican system is a hybrid between a social security scheme (IMSS and ISSSTE), a
public health sector (Secretaría de Salud/INSABI), and a private sector that serves both
the richest segment of the population, but also the poor and the middle classes that
have to recur to it due to the deficiencies of the other two. The two major contributory
sectors: the IMSS (private workers) and the ISSSTE (civil servants) are overburdened
and underfunded. The public sector, under the direction of the Ministry of Health,
which provides services to the informal population (about 50 % of the population), has
the same shortcomings but aggravated due to the proportion of the population that it
covers. This situation has meant that the subsystem of the Ministry of Health deals, in
effect, only with accidents and serious illnesses. In the early 2000s, this third pillar was
integrated into the Seguro Popular, a contributory program, that included the
population that the two social security services did not incorporate. The state-financed
the contributions for the population of the poorest three deciles, while the rest of the
population had to pay relatively small contributions; this was the reason why it did not
achieve to include the totality of the population. It was believed that this form of
integration would give this population a concrete and enforceable right to health in
contrast to the previous situation when they had, in principle, access to this scheme
but no recognized incorporation. Although this program aimed at universal coverage, it
failed to attract most of the informal workers; according to the OECD, the Seguro
Popular allowed the health structure to cover around 80 % of the population. In
addition, while the percentage of out-of-pocket expenditure was slightly reduced, the
fact that public expenditure and infrastructure did not increase in the same proportion
as the number of affiliates explains why these expenses remain the highest in the group
of countries that we consider (figure 6). Finally, the current government of López
Obrador replaced the Seguro Popular with a universal system, the Instituto Nacional de
Bienestar (INSABI), barely three months before the onset of the health crisis; it is, of
course, in its infancy in terms of organization and remains fundamentally
underfunded, it has also abandoned its contributory principle, which gave formal
rights to those included. This has added to the structural problems in dealing with the
pandemic.
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491
31
In Peru, 36 % of the population is not affiliated with any health plan. The reason why a
high percentage of Peruvians do not have coverage is that the main structure,
the Sistema Integral de Salud, is, like the extinct Mexican Seguro Popular, contributory and
voluntary. On the other hand, if in principle all Peruvians have access to the public
health services offered by the Ministry of Health (MINSA), they must pay a recovery
allowance which “… is variable, and subject to the discretion of the
organizations…”(Alcalde-Rabanal et al., 2011: 274). Finally, it is underfunded. Under
these conditions, Peruvians prefer to go either to a private clinic or to a private doctor,
rather than waiting their turn in public clinics, losing a day’s work, and, in the end,
having to pay for the prescriptions. This accounts for the high out-of-pocket expenses.
In most countries of the continent there are pharmacies where a doctor prescribes
drugs or treatment, after an “on the spot”, cheap or even free consultation, when the
medicines are purchased at the same dispensary.
32
Although the distributive rentier countries (Bolivia and Ecuador) sought to universalize
health care through public sector expansion during the commodity boom, they did not
succeed, due to the enormous costs involved; their current systems remain at levels
similar to those of Mexico and Peru in terms of coverage. In Bolivia and Ecuador, there
also exists a social security sector that concentrates formal workers with the best wage
and working conditions and a small private sector that protects the middle and upper
classes.
33
The case of Bolivia is interesting because the Constitution of this country includes all
the Bolivian population in the services of the Ministry of Health and Sports, and it has,
since 2003, a redistributive social policy that significantly expanded this public
structure. Public spending as a proportion of GDP has been increasing steadily since the
mid-1990s and exceeds that of Peru and Mexico in terms of per capita expenditure. The
social security sector consists of eight health funds and two mixed funds that cover
formal workers and their families (Ledo and Soria 2011: 112). The current public health
insurance came about from the expansion of the Seguro Universal Materno Infantil (SUMI)
implemented in 2003, that intended to include all children under 5 and all women of
childbearing age, and covers around 41 % of the population (Ledo and Soria 2011: 112).
There is also a voluntary social security subsystem that the self-employed can join but,
as in the case of Mexico, Peru, and Ecuador, leaves many of them uninsured. As a result,
according to data available for 2013, 60 % of Bolivians did not have health insurance.
34
Finally, Ecuador is not too different from Bolivia. Since the reform of the Constitution
of 1998, health was defined as a right, in 2006 the government created the universal
health insurance scheme and increased taxes on foreign oil companies, raising the
royalty on profits from 50 to 90, (Conaghan, 2011), to increase social programs
significantly from 2007 to 2018; this country spends more on health relative to GDP
than Mexico, Peru, and even Costa Rica and Colombia. Nonetheless, the goal of
universal coverage has not been achieved, since it protects a little less than half of the
Ecuadorians. What has increased the most in this country is private spending and
especially out-of-pocket spending.
03. The Health Regimes in the Face of the Pandemic
35
The health crisis that hit the world in December 2019, and Latin America head-on in
March 2020, has been a terrible health tragedy that has claimed millions of lives. It is
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also an opportunity to measure the performance of the various health regimes of the
continent. Although the number of contagions would be an excellent indicator of the
country’s ability to control the epidemic, the fact that this indicator depends on the
number of tests that each country does, and that there are significant differences in
this respect, makes it unreliable. The number of deaths that each country records is
equally untrustworthy, as countries differ in the way and efficacy of (voluntary or
unintentionally) counting deceases. The number of deaths in excess from the last year
compared to that of previous years is thus the most reliable indicator.
36
To be able to assess the causes of the divergences among countries, we will refer both
to the qualitative characteristics of the health systems, analyzed in the first part of this
article, as to quantitative indicators and then, briefly, to the political responses of the
government.
37
In table 2 as well as in the following figure (we have assessed the situation of the
different countries regarding health infrastructure, as well as the performance of the
different health systems, before the pandemic. In terms of infrastructure, the pioneer
countries Uruguay, Argentina, Chile, Brazil, and Costa Rica, were the best endowed,
without too many dissimilarities, although, as we have seen, these five countries have
three different types of regime. On the other hand, in terms of performance, two highperforming countries (Brazil and Argentina) are below average.
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In general terms, the pandemic has been a humanitarian disaster of great proportions
except in a few countries: Uruguay and Costa Rica. We have divided our countries into
three groups: Peru, Ecuador, Bolivia, and Mexico have had (more recent data is for
October 2021) more than 400 deaths per 100,000 inhabitants. An intermediate group
was formed by Brazil, Argentina, Colombia, and Chile, with several deaths between 200
and 355. And two countries that have had the lowest rates: Costa Rica and Uruguay,
which had less than 200 deaths per 100,000 inhabitants.
39
The correlation between infrastructure, performance, and the number of deaths is very
significant. We can see that the two countries which stand out in terms of
infrastructure and performance are also those which had the fewest deaths during the
pandemic. On the opposite situation, the countries with the least infrastructure and the
lowest performance are those that have had the most deaths: Bolivia, Ecuador, Peru,
and Mexico.
40
We have already mentioned how the two countries that stand out from the rest: Costa
Rica and Uruguay, have the most solid health structures, even if they are very different
in character and structure: one is a state governed scheme, the other is sociocorporatist. In addition, it is also interesting that Costa Rica, with less infrastructure,
achieves similar performance to Uruguay; something which could be the result of less
segmentation when compared with the latter. They are indeed small countries, but,
Bolivia and Ecuador are also relatively small, and perform very badly.
41
The very poor performance of the three countries that we have named familiarist:
Peru, Bolivia, and Ecuador, as well as Mexico where, although it cannot be strictly
considered as this type of regime because there is a large social security and public
health subsector, family expenditures in health are the highest in our sample (40 % of
total health expenditure are out-of-pocket), corresponds, in the first place, with the
fact that a considerable part of the population is without coverage and that total health
expenditure, is low (both out-of-pocket and total health expenditure are closely related
to excess deaths during the pandemic as we can see in figure 9 and 11).
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The circumstance that families depend on their means, entails that they are quite
helpless facing health problems and more understandably of a pandemic like the one
we are now undergoing. The fact that health depends so heavily on out-of-pocket
expenses means that people hesitate before going to the doctor or the hospital, and do
so only when their condition worsens; in the case of the coronavirus, this has resulted
that many of the sick approached the clinics once it was too late when they were
seriously ill, or that they died at home. We have learned that for Covid, the delay in the
start of treatment before the autoimmune shock begins and the individual lacks oxygen
is fundamental in deciding a cure or an aggravation that can lead to death, either in the
hospital during a late arrival, or at home. In almost all the countries of the continent,
we have seen the emergency purchases of oxygen tanks, which testifies to the fact that
many patients tried, in the first place, to get by at home, and only when they were very
serious they start looking for a hospital. In some countries, most notably in Mexico,
almost half of the Covid related deaths occurred at home. In fact, between 40 % and
50 % of Mexican Covid patients that were interned in any of the public hospital subsystems have died, while in the private sector the percentage is around 20 % (SánchezTalanquer et al., 2020: 28). This does not only show that care provided in public
hospitals is deficient but also, at least partially, that many patients arrived once they
were too sick.
43
While the extreme cases can be quite clearly explained, the situation of Argentina,
Chile, Brazil, and Colombia require further analysis. The answer of why these systems
did not fare as well as one could have expected looking at our indexes of infrastructure
and past performance that are similar to those countries that fared better, has to do
with recent trends in terms of public investment in health, but especially with their
structure (basically its dependence on out-of-pocket expenditure and the sources of
inequality).
44
Argentina, a country with an infrastructure and a performance of health services
(before the pandemic) among the highest in the continent, has not been performing as
would correspond to this situation. While Uruguay and Argentina are very similar in
terms of infrastructure and performance, as well as in terms of health expenditure as a
percentage of GDP, and the number of doctors, it has not performed as well in the face
of the pandemic. We have mentioned how, especially during the Macri government
(Dec. 2015- Dec. 2019), the social and public health structures deteriorated due to the
reduction of public investment; this can be seen in figure 2 and 4, but especially in the
figures that indicate an increase in private health expenditure, that went from a
historical low in 2015 (35 %) to around 40 % in 2018, although out-of-pocket expenses
remained stable. Nonetheless, if one compares the out-of-pocket expenditure of
Argentina with the other countries, it is in mid-range, together with Brazil, Bolivia, and
Peru. We can see in Table 3 that there is a very strong correlation between the level of
total expenditure on health (-071), the government expenditure as a percentage of GDP
(-0.77), and out-of-pocket expenditure (0.44) with deaths during the pandemic;
negative in the first two cases, and positive in the third. So, the fact that public health
expenditure was reduced, in the first place, and that out-of-pocket in this country is
higher than in the other countries which are similar in terms of infrastructure and
performance may explain part of the situation.
45
Another part of the explanation is the structure of the Argentinian health system. But
structure may mean many things. In the first place, its most basic and obvious meaning
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is the difference between having or not having health coverage, something that
determines how frequently people consult a doctor (Ballesteros, 2014). Most of the
articles we have consulted consider that the main factor that explains inequality in
Latin America is income level, as most schemes have a pro-rich and pro-educated (both
coincide most of the time)1. Nonetheless, this fact does not allow us to distinguish
between the Latin American countries as they all fall in the same situation.
46
As we have explained, the Argentinian health system is highly segmented, based on
the Obras Sociales on the one hand, and a public sector, on the other. This segmentation
is the source of inequalities both in funding and in quality of services, first amid the
various Obras Sociales managed by the unions, and among them and the public and
private sector. Some of the Obras Sociales fare better than others, and these are
superior, in general, to the public services. On the other hand, there are important
regional differences: between the capital and the suburbs of Buenos Aires
(the conurbado), as well as between the capital and the provinces (Palacios et al., 2020).
Financial and infrastructure resources are highly concentrated in Buenos Aires,
Cordoba, and Rosario. For example, in the capital, there are 10.2 doctors and 7.3 beds
per 1,000 inhabitants, while in the province of Misiones there are 1.2 and 1.1
respectively. This explains why the capital had a much better performance (around
30 % fewer deaths) than the conurbado; while the number of beds is not as strongly
correlated with the prevention of deaths (-0.31 for regular beds, -0.42 for intensive care
beds), several doctors are highly correlated (-0.71). Another study that also signals
geographic inequality centers on cervical cancer considered “… a disease symbolic of
health inequality; primarily a cancer of the poor, socially vulnerable women, even
though there are simple and relatively low-cost means of preventing it” (Arrossi et al.,
2008: 50). This study found that in addition to the rich/educated/labor active/ bias,
there was a geographic one, as the mortality rate in the province of Jujuy is almost four
times higher than that of the province of Buenos Aires (Ibíd.). Women from the
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Northwest and Northeast regions (the least developed areas of the country) were
almost three times more likely to be under users of pap screening […] have the
country’s highest cervical cancer mortality”. (Ibid.: 56).
47
Brazil, with a comparatively fairly well-equipped and efficient health system (Table 2),
also displayed poor performance in the face of the health crisis. On the one hand, it has
a significant shortage of doctors akin to that of the familiarist regimes, even if other
infrastructure factors are high (figure 8). Given the strong correlation between the
number of doctors and deaths, this may be part of the explanation. A complementary
elucidation is the low level of public expenditure and, therefore, a large proportion of
private expenditure, especially out-of-pocket; Brazil is, among the countries with the
highest level of infrastructure and performance, the one with the utmost out-of-pocket
expenditure: around 27 % (Figure 6). Although the studies we consulted coincided with
the fact that, like in Argentina, there are significant differences between health access
between the rural and urban areas, and between poorer regions of the country (North
and Northeast), and that these characteristics reinforce each other (Figueireido 2018),
some other studies stress the fact that one of the main sources of inequality lies
between those who are privately insured (25 % of the population) and those who rely
only on the SUS (Capelas Barbosa and Cookson, 2019; García-Subirats et al., 2014). So,
while in Argentina, the less effective management of the crisis (compared with
Uruguay and Costa Rica) was probably partly due to the segmentation of the health
system and especially (as Uruguay is also a segmented health scheme) the rural /urban
and regional inequalities (that coincide with levels of income), in Brazil, in addition to
these same rural/urban and regional differences, the SUS has been sapped by private
insurance (Barbosa and Cookson, op. cit.).
48
But it is quite probable that another crucial factor to explain the ruinous management
of the health crisis is the total irresponsibility of the federal government headed by
president Bolsonaro, who never took the health crisis seriously, was against the use of
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masks and vaccines, and made coordination at the national level inoperative (in a
manner that is comparable to that which occurred in the United States under Trump);
nonetheless, the governments of some states, like Sao Paulo and Rio, have managed to
cope better. While a federal structure that operates effectively (Canada and Germany)
has worked better than many centralized countries (England, France), federal
structures where there is no coordination between the federation and the federal
states, have shown a very poor performance (the United States and Brazil).
49
Chile is another case that deserves to be discussed at greater length. It is a system that
has been reformed by social democratic governments over the past 20 years and has
succeeded in achieving universal coverage. It has a health infrastructure that is on par
for the continent, but the top in our performance index. It also has one of the highest
levels of total expenditure concerning GDP (Figure 2) and the highest per capita
expenditure (with Uruguay) (figure 4). The reasons why this country failed to measure
up to our benchmark countries during the pandemic seem to be similar to those we
defined for the case of Brazil. Although Chile is a centralized country that does not
have the regional inequalities of Brazil, it is comparable in the high level of privacy
and, especially, out-of-pocket spending (Figure 10 and 11); among the highest in the
continent. These are variables that have a very strong correlation with deceases during
the pandemic, that characterize the familiarist regimes which have had the worst
performance. Like all other health systems in Latin America (with their differences),
the Chilean is lopsided toward the wealthy, and the best predictor of health service
usage is education and employment status. However, a special feature of the Chilean
scheme is that it also discriminates by type of health disbursement, that is by the
difference between who has private insurance (and thus also spends more on out-ofpocket in a privatized health sector, where insurance fees and co-payments are very
high) and who depends only on the public health services (Nuñez and Chi, 2013;
Vasquez et al., 2013). As Vasquez et al. write, “… while 79 % of the total population was
in FONASA, public insurance covered a greater share (87.5 %) of the population age 65
or older. On the other hand, ISAPRES beneficiaries, who accounted for 13 % of the total
population, were disproportionately rich, with 45 % belonging to the top income
quintile.” This data shows that FONASA, thus the government, subsidizes the private
sector. Both sectors get resources from the government (coming from the
contributions of 7 % of the individual’s gross income), and any individual can be treated
by the public sector although he is enrolled in an ISAPRES many use the public health
sector for emergencies, hospitalizations, and intensive care treatments. And this
happens either when individuals affiliated in the private sector become too sick to
afford to pay the high co-payments or when they stop being able to pay the annual fee
for the insurance that increases annually or once they retire. In this manner, the
ISAPRES concentrate on young and healthy individuals in their productive years, while
the public sector concentrates on the old and sick.
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Finally, Colombia is also an ”outlier“, but in a different direction as the three countries
we have just discussed, it has not fared as badly as one would have expected if one
considers that it has one of the lowest infrastructure and performance levels of the
continent, and a relatively low total health expenditure (similar to Ecuador, Bolivia,
and Peru) but has not had the number of deaths of these countries or even Mexico
(Table 2 and Figure 9). This may be explained by the fact that its health system has
succeeded in covering practically its entire population, something that has translated
into a very low level of private and (especially) out-of-pocket spending (Figures 5, 6, 10,
and 11); both are crucial variables for defining excess deaths. From the discussion on
Chile and Brazil, we have learned about the effects of inequality that dependence on
private health services and out-of-pocket fees entail. The latter is also the case for all
countries that do not have universal coverage, that we have called familiarist, as well as
Mexico; in all these cases, people hesitate for a long time to go to the doctor or hospital,
because it will cost them dearly and could even lead to catastrophic expenses that
could ruin them.
50
As we have previously discussed, the Colombian health system can be considered a
single-payer regime, as the State obliges all the population to enroll in either a private
or public health plan, concentrates the contributions of all workers, and subsidizes the
individuals that lack sufficient resources to pay for their plan. It is however segmented
between a contributive, social security sector, and a subsidized public one that allots
different benefits and attends patients either in public or in private health centers.
Nonetheless, in comparison with an akin structure, that of Brazil, with a parallel
private sector to that of SUS, the latter suffers from very high usage of emergency
services and “… a certain weakness in treating chronic diseases in primary attention
[…] as compared to Colombia” (Garcia Subirats et. al. 2014). This is most probably due to
long waiting periods in the case of Brazil which increases the inequality between the
public and private sectors. Another study shows that the 1993 reform in Colombia
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increased the use of preventive and curative outpatient services, a 22 % increase in the
supply of drugs and, even more importantly, a 53 % reduction in out-of-pocket
expenses for outpatients and 50 % for inpatients (Ruiz Gómez et al, 2013). In this way,
we can risk concluding that the Colombian health system, admittedly segmented and
having an income bias like the rest of Latin American ones, has had a better
performance in the face of the pandemic than similar countries with respect to
infrastructure and past performance, due to reduced private health expenditure and,
more importantly (and with a higher correlation index), low out-of-pocket
expenditure.
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04. Conclusion
51
The most significant indicators (of the limited ones we have considered in this paper)
to explain the number of deaths are those we expected: while the number of doctors
per capita and the percentage of total health expenditure about GDP has a negative
correlation, the level of private and out-of-pocket expenditures has a positive
correlation. Countries with the fewest doctors and lowest public spending; Peru,
Bolivia, Ecuador, and Mexico have a high number of deaths per capita, on the contrary,
the countries with the most doctors and health expenditure, Costa Rica and Uruguay
have had the fewest.
52
Nonetheless, we also found specificities in terms of the type of health regime, those
that have shown to be the best able to fight the epidemic have been the ones of the two
countries that are the most universal, regardless if they are socio-corporatist or stateled (Uruguay and Costa Rica). Although they represent different types of health
regimes, both Uruguay’s and Costa Rica’s have coped relatively well with the health
crisis. While Uruguay is segmented, as it is managed by mutualists and unions, Costa
Rica has a unified state structure. It should be noted that Costa Rica had a very high
performance before the crisis, and also in the face of the pandemic, with less
infrastructure; this reinforces the idea that a centralized regime can spend less to be
efficient.
53
The historical performance of health services based on the percentage of children
vaccinated, maternal death, cancer preparedness index, etc. does not always match
with infrastructure, although the correlations between the two are quite high (0.59). In
fact, in a few countries, there are significant disparities, namely Chile, Mexico, and
Costa Rica. Chile has a predominantly market-dominated, historically efficient health
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system (index = 88), but a lower infrastructure index. Faced with the crisis, it was in the
middle group in terms of the number of deaths in the proportion of the population,
which is most probably the consequence of the lack of infrastructure (while the private
sector is very well provided, the public one is much less so) and on the fact that out-ofpocket health expenditure is very high. Mexico has one of the worst performances in
face of the epidemic, despite a fairly high historical performance; what played a
decisive role in this case, as in the Chilean case, was the lack of infrastructure and a
very high out-of-pocket expense (the highest of all the countries considered). The fact
that health depends so heavily on out-of-pocket expenses means that people hesitate
before going to the doctor or the hospital until they are very sick.
54
Argentina, with the highest infrastructure and historical performance and lower outof-pocket expenses, performed worse than Uruguay and Costa Rica. This can be
explained on the one hand by the investment reduction in health since the crisis of the
commodities, but above all by the inequities of a system that is highly segmented and
that concentrates resources and infrastructure in the capital and some other big cities.
Brazil also has a fairly high level of infrastructure and a high level of past performance,
but that has been strongly hit by the epidemic. We can also consider that this is also the
consequence of the reduction of health spending since 2015, but above all due to the
inequity that exists between private and public care.
55
Colombia is another exception, its health system has one the poorest infrastructures
and lowest performances in the continent in terms of our indexes; only Ecuador,
Bolivia, and Peru have the weaker infrastructure and worst performance. Nevertheless,
in the face of the epidemic, it has fared better than these three countries and even
Mexico and Brazil. This may be explained by a health system that covers almost the
entire population, a fact which results in a very low level of private expenditure, but
above all of the out-of-pocket expenses; we have discussed how the latter has had very
deleterious effects during the pandemic.
56
Finally, in the cases of Mexico and Brazil, we also have to account for a situation that is
difficult to quantify: the irresponsible posture of its leaders in the face of the epidemic.
The Mexican president did not take the health crisis seriously at the beginning, and
even when the situation worsened and the government began to advise social
distancing (without imposing a strict containment and providing support to the
informal or formal sectors to achieve this) it did not advise the widespread use of face
masks; in fact, the Mexican president has on very few occasions shown up in public
wearing a mask. The case of Brazilian President Bolsonaro is much worse, as he has not
only avoided advising on mask-wearing and social distancing but has sabotaged these
measures when taken by State governments, hindered the purchase of vaccines, and
boycotted vaccination (like US President Trump in his time). In fact, like most other
leaders in Latin America, they did not call for strict confinement because in the
continent the informal sector is so large that these measures would be impossible to
implement, but they clearly (at the beginning and specific moments in the case of the
Mexican president, always in the case of the Brazilian) prioritized the economy rather
than life itself; a gamble that failed as we can see in Figure 12, where the economies of
the countries with more deaths have also fallen sharply. In the case of Bolivia, Peru,
and Ecuador, rather than a populist government, the political variable that partly
explains their performance is political instability. Argentina, Chile, and Colombia
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imposed harder confinement measures than other countries of the continent, which
led to a deep fall of the economy, but probably saved lives.
05. Appendix
57
Sources of tables 2 and 3 and of the following figures.
Image
10014F0400005BF700003612020E71C04B6175C9.emf
https://ourworldindata.org/excess-mortality-covid
*https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/argentina
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**https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/Costa-Rica
***https://datosmacro.expansion.com/otros/coronavirus/Uruguay
5.1 The indexes
58
They are both constructed as a simple average of the percentages of the variables
considered for each index. The variables that are not expressed in percentages are
converted into these by a simple rule of three. The highest value for each variable is
rounded up to set the 100 % benchmark, and each country’s percentage is then defined
with respect to it.
59
The following variables are used for each of the indexes:
• Infrastructure: Number of beds per thousand inhabitants 2017 *; 2. Average number of
intensive care beds per 100,000 inhabitants *; Number of doctors per thousand inhabitants
(2017) *; Number of nurses per thousand inhabitants *; Radiotherapy units per million
inhabitants (latest year available) *; Global Health Security Index 2019 **; Mechanical
ventilators per hundred thousand inhabitants ***.
• Performance: Percentage of the population vaccinated per year *; Percentage of women
examined at least four times during pregnancy *; Maternal mortality rate per 100,000 births
*; Mortality in children under five per 1000 births *; Cancer Preparedness Index ****
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NOTES
1. And one could also include in the pro-rich and pro-educated bias of the health system,
such a bias towards a basic health condition. Many studies have shown that poorer and less
educated populations (for example FIEL, 2007) and the effects of bad health conditions as a risk in
the case of Covid have been thoroughly proven.
ABSTRACTS
None of the Latin American countries has achieved fully universal, egalitarian, and efficient
health systems, although Uruguay and Costa Rica have probably come closest to this goal. The
pandemic the world is currently undergoing has strained all the health organizations of the
continent; an exceptional situation that allows us to compare their performance and resilience. It
is clear that some countries have weathered the crisis better than others in part due to the
condition of the health services themselves, but also from the approach that different
governments adopted to deal with the epidemic. I will analyze three aspects: 1. The specific
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
507
trajectories of the different health systems, and more particularly the changes they underwent
since the beginning of the commodity boom and the arrival to power of redistributive coalitions
in certain countries; 2. The specific characteristics of the different health organizations in terms
of coverage, structure, investment, infrastructure, and historical performance; and 3. The
performance of the various health regimes during the pandemic.
Aucun des pays d’Amérique latine n’a pas pu mettre en place des systèmes de santé pleinement
universels, égalitaires et efficaces, bien que l’Uruguay et le Costa Rica se soient probablement
rapprochés le plus de cet objectif. La pandémie que le monde traverse actuellement a mis à rude
épreuve tous les systèmes de santé du continent ; une situation exceptionnelle qui nous permet
de comparer leurs performances et leur résilience. Il est clair que certains pays ont mieux résisté
à la crise que d’autres en partie en raison de l’état des services de santé eux-mêmes, mais aussi de
l’approche adoptée par les différents gouvernements pour faire face à l’épidémie. J’analyserai
trois aspects: 1. Les trajectoires spécifiques des différents systèmes de santé, et plus
particulièrement les changements qu’ils ont subis depuis le début du boom des matières
premières et l’arrivée au pouvoir de coalitions redistributives dans certains pays; 2. Les
caractéristiques spécifiques des différents organisations de santé en termes de couverture, de
structure, d’investissement, d’infrastructure et de performance historique; et 3. La performance
des divers régimes de santé pendant la pandémie.
Ninguno de los países latinoamericanos ha logrado construir sistemas de salud plenamente
universales, igualitarios y eficientes, aunque probablemente Uruguay y Costa Rica se hayan
acercado más a esta meta. La pandemia que atraviesa el mundo actualmente ha afectado a todos
los sistemas de salud del continente; una situación excepcional que nos permite comparar su
desempeño y resiliencia. Es evidente que algunos de ellos han resistido la crisis mejor que otros,
en parte debido a la condición de los propios servicios de salud, pero también por el enfoque que
adoptaron los diferentes gobiernos para hacer frente a la epidemia. Analizaré tres aspectos: 1. Las
trayectorias específicas de los diferentes sistemas de salud y, más particularmente, los cambios
que experimentaron desde el inicio del boom de las commodities y la llegada al poder de las
coaliciones redistributivas en ciertos países; 2. Las características específicas de las diferentes
organizaciones de salud en términos de cobertura, estructura, inversión, infraestructura y
desempeño histórico; y 3. El desempeño de los distintos sistemas de salud durante la pandemia.
INDEX
Mots-clés: pandémie, systèmes de santé, Amérique latine, performance, politique
Palabras claves: pandemia, sistemas de salud, America latina, desempeño, política
Keywords: pandemic, health systems, Latin America, performance, politics
AUTHOR
ILÁN BIZBERG
Professeur, El Colegio de México, ilan@colmex.mx
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
508
Télétravail contraint et nouvel
agencement organisationnel :
quelles conséquences sur les risques
psychosociaux ?
Organizational Reorganization and Telework During Lockdown, What Kind of
Consequences on Psychosocial Risks?
Caroline Diard, Virginie Hachard et Dimitri Laroutis
01. Introduction
1
Le Décret du 16 mars 2020 et la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire
face à l’épidémie de covid-19 ont imposé le confinement de la totalité de la population
française. En conséquence dans le cadre de plans de continuité, les entreprises ont été
contraintes d’organiser le télétravail de leurs salariés du jour au lendemain sans aucune
organisation ni négociation spécifique préalable. Les entreprises ont alors été
confrontées à la nécessité de conduire une forme d’agencement organisationnel (Girin,
2016).
2
Le 11 mai 2020 le premier confinement a pris fin. Ce « jour d’après » met fin à la période
de télétravail pour certaines entreprises et les managers ont pu mesurer les
conséquences sur la santé physique et mentale de cette parenthèse en télétravail. Si le
télétravail a déjà été exploré par de nombreux auteurs (Taskin, 2003 ; Pontier, 2014 ;
Vayre, 2019) en tant que modification organisationnelle, l’adaptation au télétravail
contraint, non formalisé et ses conséquences en tant que nouvel agencement
organisationnel n’a pas été encore étudiée.
3
Nous formulons l’hypothèse que les organisations (managers et service RH) n’ont pas
suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des
risques psychosociaux. Nous proposons ainsi dans cet article d’étudier les conséquences
des pratiques de mise en œuvre du télétravail contraint dans le cadre d’un agencement
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
509
organisationnel (Girin (2016,1995)) sur les conditions de travail et la santé des salariés.
Notre approche ne se limite pas à des facteurs individuels, mais envisage l’organisation
dans son ensemble.
4
Cette contribution s’appuie sur une étude quantitative menée en période de premier
confinement (15 avril -10 mai 2020), auprès de 169 télétravailleurs et une seconde étude
réalisée en sortie du confinement entre le 11 mai et le 11 juin 2020 qui a recueilli 181
réponses dont 167 exploitables et constituent notre champ d’analyse. Après avoir
dressé un état des lieux du télétravail, le cadre théorique sera détaillé, puis la
méthodologie et les résultats de l’étude seront présentés et discutés.
02. Revue de littérature : télétravail contraint, risques
psychosociaux et agencement organisationnel
2.1 Le télétravail : état des lieux
5
On entend par « télétravail », au sens de l’accord national interprofessionnel du 26
novembre 2020 en France, « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un
travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué
par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire en utilisant les technologies de
l’information et de la communication ». Dans la pratique, il peut s’exercer au lieu
d’habitation du salarié ou dans un tiers lieu, par exemple un espace de co-working,
différent des locaux de l’entreprise, de façon régulière, occasionnelle. Cette définition
du télétravail recouvre différentes formes de télétravail correspondant à diverses
situations organisationnelles. Cette définition reprend celle énoncée par l’article L.
1222-9 du Code du travail français. L’article L1222-11 quant à lui prévoit qu’« en cas de
circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, la mise en œuvre du
télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu
nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la
protection des salariés ». En France, le télétravail bénéficie depuis peu d’un cadre
juridique facilitant et relativement stable. La mise en œuvre du télétravail résulte en
France de la transposition d’un accord-cadre européen de 2002 à travers l’Accord
National Interprofessionnel (ANI) de juillet 2005. Le télétravail ne sera cependant
introduit dans le Code du travail qu’en 2012 par la Loi Warssman du 22 mars. Ce travail
de recherche se situe dans ce cadre normatif où le télétravail peut être imposé et
contraint, en situation de crise.
On notera en revanche que dans les pays d’Amérique du Nord le cadre juridique
demeure incomplet (Scaillerez et Tremblay, 2016). Il s’agit d’un outil de régulation et de
flexibilisation.
6
En France, pendant la crise de la covid 19 le taux de télétravailleur a atteint 41 %
(Baromètre Malakoff Humanis, 2021) chiffre semblable à celui observé au Canada (40 %)
(Tremblay 2020). Avant la crise il s’exerçait souvent de manière informelle, à domicile
ou dans des espaces de co-working. Tel était aussi le cas au Canada où les organisations
fonctionnaient déjà avec une bonne dose de télétravail et que nombre de professionnels
et de cadres, comme d’employés de bureau, sont en mesure de réaliser leur travail
depuis leur domicile ou encore d’un espace de coworking (Tremblay 2020).
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
510
2.2 Les risques psychosociaux en situation de télétravail
2.2.1 Définition des risques psychosociaux
7
Les risques psychosociaux sont définis par l’INRS (Institut national de recherche et de
sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles).
8
Ce sont des risques inhérents à des situations de travail où sont présents, combinés ou
non : du stress, des violences internes commises au sein de l’entreprise par des
salariés : harcèlement moral ou sexuel, conflits exacerbés entre des personnes ou entre
des équipes. Il est de la responsabilité de l’employeur d’évaluer ces risques, et de
prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger ses salariés dans le
cadre de l’obligation générale de sécurité à l’égard de ses salariés (articles L4121-1 et
L4121-2 du code du travail). En situation de télétravail, l’employeur a les mêmes
obligations à l’égard des salariés et il doit prendre les mesures préventives nécessaires
pour protéger la santé physique et mentale des salariés confinés (INRS 2020). La plupart
des contributions en gestion insistent sur l’importance accordée aux managers de
proximité dans la gestion des risques psychosociaux (Tappura et al. ., 2014 in Vuattoux,
2020). Vuattoux (2020) a effectué une recension de la littérature relative à ces risques
psychosociaux et révèle que Les RPS sont multifactoriels, les expositions des salariés sont
souvent multiples et cumulatives, et leurs conséquences différées dans le temps (p. 8). Il
appartient aux entreprises d’élaborer elles-mêmes leur propre définition et politique
de prévention et moyens à mettre en oeuvre.
2.2.2 Risques psychosociaux et télétravail
9
L’INRS a cependant relevé la difficulté d’appliquer certaines dispositions relatives à la
santé et la sécurité du Code du travail en raison du caractère privé du domicile du
télétravailleur (INRS, 2020). La période de confinement peut être assimilée à une
situation de changement pour l’organisation et les salariés. Ce changement n’a pas été
anticipé. Avant le premier confinement, certains n’avaient jamais travaillé à domicile,
d’autres n’avaient jamais exploré les outils de travail collaboratif en ligne. Le télétravail
en situation de confinement, analysé en tant qu’agencement organisationnel permet de
mieux appréhender les risques psychosociaux.
10
L’enquête du syndicat CGT (Confédération Générale du Travail) réalisée en avril et
publiée le 4 mai 2020 fait ressortir que la mise en place du télétravail en mode dégradé
contribue à l’augmentation des risques psychosociaux : 35 % des télétravailleurs se
plaignent d’une anxiété inhabituelle et près de la moitié de douleurs physiques. 40 %
des managers ont vu leurs temps et charge de travail augmenter. Le télétravail conduit
à l’augmentation de la charge de travail et à l’hyperconnectivité comme précisée dans
une étude de l’ANACT, (Agence Nationale pour l’Amélioration de Conditions de travail),
intitulée « Le monde du travail à l’épreuve d’un coronavirus : analyses et réflexions, la
revue des conditions de travail » (2020). 45 % des télétravailleurs ont du mal à se
déconnecter du travail (Étude Malakoff Humanis, avril 2020). Les managers devront
rester vigilants en prévenant le risque d’hyperconnectivité. Ainsi, savoir s’arrêter de
travailler devient une compétence à part entière pour créer une frontière entre sphères privée et
professionnelle (Fernandez, Guillot, Marrault, 2014, p. 18). Le télétravailleur peut
également se sentir angoissé par l’isolement et la solitude engendrée peut conduire à
un sentiment d’exclusion. Cet isolement peut à la fois faire référence à l’insertion dans un
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511
collectif de travail et à la place de la fonction dans le processus de production (Taskin, 2010,
p. 64). Ruiller et al. . (2017) mettent en évidence cet isolement comme un risque
inhérent au télétravail. Le télétravail présente donc des risques pour la santé. Le
télétravail contraint correspond à un réagencement organisationnel qui bouleverse les
conditions de travail et fait apparaitre des risques psychosociaux qu’il convient
d’anticiper. Ces risques sont présentés dans le tableau 10. Taskin et Lambotte (2020)
proposent un audit régulier des risques psychosociaux grâce à des enquêtes, une cellule
permettant d’accompagner le retour au travail, une communication régulière et
factuelle sur la situation économique.
2.2.3 Prévention des risques psychosociaux et télétravail
11
La mise en œuvre du télétravail en situation de confinement questionne ainsi sur
l’éventuelle mise en place d’outils de prévention des risques psychosociaux.
L’émergence de ces risques en contexte de télétravail contraint et de réagencement
organisationnel nécessite donc des actions de prévention. Le rôle du manager consiste
à accompagner ces mesures de prévention et mettre en œuvre des espaces de débats et
de régulation du travail (Tremblay, 2002 et Vuattoux, 2020). Par exemple, en matière de
prévention du risque d’isolement social, le manager doit veiller à préserver des
modalités de contact régulier (entretiens réguliers d’activités, réunions collectives…).
La formation des managers à la prévention des risques psychosociaux est donc un
élément incontournable en situation de télétravail contraint. Ces derniers pourraient
contribuer à la co-construction d’une relation d’emploi équilibrée. Il appartient aux
entreprises d’élaborer elles-mêmes leur propre définition et politique de prévention et
moyens à mettre en oeuvre. Vuattoux (2020) avait d’ailleurs mis en avant l’importance
des managers de proximité dans la gestion des Risques psychosociaux.
2.3 Télétravail contraint : un nouvel agencement organisationnel
2.3.1 Le concept d’agencement organisationnel
12
Dans le cadre du confinement imposé au printemps 2020, les entreprises ont été
contraintes d’organiser le travail à distance dans le cadre de plans de continuité. Elles
ont dû s’adapter et faire preuve d’agilité. Cette situation inédite et soudaine peut être
rapprochée d’un évènement cosmologique imprévisible décrit par Weick (1985, 1993).
Les exemples contemporains sont nombreux : le SRAS en 2002, les attentats du 11
septembre 2001 aux États-Unis, la crise des subprimes en 2008, ou encore les attentats
en 2015 en France. Les pratiques de gestion de crise peuvent provoquer un changement
organisationnel obligeant chaque partie à s’adapter (Lorino & Mottis, 2020). La mise en
œuvre du télétravail contraint constitue ainsi un aménagement et une adaptation
indispensables pour protéger la santé et la sécurité des salariés pendant la pandémie.
13
Pour étudier l’évolution des conditions de travail en situation de télétravail contraint,
nous analysons le fonctionnement de la relation de travail notamment autour du
repositionnement des acteurs dans le cadre d’un réagencement organisationnel et
d’une relation managériale modifiée.
14
Le concept d’agencement organisationnel a été décrit par Girin (1995). L’agencement
organisationnel est un composite, c’est-à-dire un ensemble d’éléments hétérogènes reliés entre
eux (Girin, 2016, p. 230). Les organisations sont constituées de divers processus de
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512
fonctionnement. Pour Girin (1995), toute action peut relever d’un agencement
organisationnel, c’est-à-dire d’un ensemble de ressources humaines (individus liés par des
contrats, engagés dans des relations de pouvoir), de ressources matérielles (édifices, objets
techniques, machines) et de ressources symboliques (langage, règlements, procédures, outils de
calcul, techniques comptables) (in Bourret et Andonova, 2012). Pour l’auteur, les
« agencements organisationnels » correspondent à un ensemble de ressources
hétérogènes capables de réaliser une performance (Pène, 2006). Girin (1995) a été par
ailleurs le premier à avoir théorisé les situations de gestion. Il s’appuie sur la
description d’unités qui ressemblent à celles de la tragédie classique : unité de temps,
unité de lieu (même si les moyens de communication modernes peuvent faire de ce lieu
un lieu virtuel), et unité d’action. Taskin (2006) utilise également cette analogie pour
décrire le télétravail comme produisant des changements majeurs affectant le cadre spatiotemporel de l’exercice du travail (…) (p 2). L’organisation est une combinaison de ressources
humaines, matérielles, financières en interaction. Elle se construit et évolue en
fonction d’éléments de contexte : l’environnement économique, technologique a été
bouleversé. Le contexte étudié ici est celui d’une crise sanitaire nécessitant un
confinement ponctuel et un télétravail contraint. En management des organisations, la
régulation d’un système est coordonnée de façon formelle et informelle, des
ajustements étant parfois indispensables. Les changements intervenus en période de
télétravail confiné peuvent être appréhendés en tant que composants d’agencements
organisationnels.
15
Le télétravail en confinement a produit différentes formes d’aménagements
(aménagement du lieu de travail, aménagement des technologies utilisées,
réorganisation du collectif de travail et des procédures, aménagement du temps de
travail). Certaines seraient facteurs de risques tandis que d’autres seraient, à l’inverse,
des moyens de prévenir ces risques. Tissandier et al. (2019) ont ainsi montré une
réduction du stress en situation de télétravail avant le confinement. Le télétravail agit
positivement pour ces auteurs : l’absence de déplacement (…) et la prise de recul par rapport
à la multitude des interactions professionnelles (collègues ou clients pressés, réunions
impromptues...) (..) occasionne une plus grande souplesse et permets de prendre des pauses plus
nombreuses, ce qui réduirait le stress.
16
Précédemment Metzger et Cleach (2004), au contraire, avaient relevé un brouillage de
la frontière vie personnelle-vie professionnelle et une aggravation des contraintes
temporelles. Une autre étude, canadienne (Tremblay et Najem 2010), a quant à elle relevé
que le quart des salariés canadiens font du travail à domicile pour répondre aux
demandes des employeurs et pas nécessairement dans une démarche de conciliation
emploi-famille.
17
Ainsi de nombreux auteurs se sont intéressés aux conséquences parfois négatives du
télétravail (augmentation du temps de travail et de la charge de travail, Obergo 2018,
Vayre 2019, conflit travail famille, Dockery et Bawa 2018, porosité de la frontière vie
professionnelle/vie personnelle, Dumas et Ruiller 2014), quand il est exercé de façon
régulière et formalisée. Les services RH sont régulièrement confrontés à des
aménagements organisationnels multidimensionnels. Il s’agit parfois d’aménager le
temps de travail (Guerfel-Henda, 2011), d’aménager l’espace de travail, d’accompagner
la croissance de l’entreprise avec une tendance à la personnalisation (Arnaud et al. ,
2009). En situation de télétravail contraint, les services RH grâce à une information
ciblée ont contribué à la prévention des risques psychosociaux (Diard, Hachard,
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Laroutis, 2021). Les services RH ont gagné à accompagner les collaborateurs pendant la période
de confinement à travers une diffusion de l’information sur les outils, les processus et les
pratiques liées au télétravail (ibid, p. 16). Néanmoins, l’absence de formalisme a fait
émerger différentes sources de risques et a nui au rôle attendu du service RH.
18
Nous choisissons ainsi d’analyser la situation de télétravail contraint à travers le
prisme théorique de l’agencement organisationnel.
2.3.2 Télétravail contraint : Des repères organisationnels bouleversés
19
En télétravail contraint, l’utilisation massive de nouvelles technologies de travail à
distance (Zoom, Teams…) rompt trois unités (temps, lieu, action). Taskin (2006, p. 13)
définit la « déspatialisation » qui représente une distance physique et psychologique
comme étant un enjeu central de la régulation nécessaire au télétravail. En effet, le
collaborateur peut travailler en tout endroit : cette dispersion géographique concourt à
l’élaboration d’un modèle organisationnel irrégulier, changeant, rendant plus
compliqué le contrôle présentiel. De même, l’unité de temps n’a plus lieu d’être en
situation de télétravail. Le contrôle du temps de travail ne permet plus à lui seul de
contrôler le travail. L’unité d’action repose sur le respect de procédures et de méthodes
de contrôle qui n’ont plus d’effet en confinement. Le collaborateur doit s’adapter à des
situations inédites, en l’absence de manager, définissant alors par lui-même un mode
de fonctionnement (Taskin, 2006). En situation de crise, Carillo et al. . (2020) ont relevé
l’importance du support organisationnel s’agissant d’un télétravail contraint. Ainsi,
nous avons étudié le télétravail comme une situation de gestion. Ceci s’inscrit dans la
continuité des travaux de Girin (1990), une situation de gestion apparait lorsque des
participants sont réunis et doivent accomplir dans un temps déterminé, une action collective
conduisant à un résultat soumis à un jugement externe (p. 142). De même Gentil (2013), s’est
intéressée à quatre types de situations de gestion à travers le prisme de l’agencement
organisationnel révélant le rôle du collectif pour réguler des événements dans un
contexte marqué par la rationalisation économique
20
Le télétravail peut être assimilé à ce que la littérature qualifie de situation « extrême »,
c’est-à-dire évolutive, car elle apparaît pour un acteur (ou un groupe d’acteurs) donné
comme présentant une certaine rupture par rapport à sa vie quotidienne (Rivolier,
1998). Un manager est confronté à une telle situation quand il est amené à piloter une
action collective (…) dans un contexte évolutif, incertain et risqué (Lièvre, 2014). C’est
l’émergence d’un environnement économique de plus en plus turbulent, chaotique, volatile,
incertain où l’urgence et la crise deviennent des situations récurrentes qui amène nos
organisations à être confrontées à un nouveau type de situation de gestion (p. 3). Une rupture
organisationnelle contraint les collectifs à s’engager dans un processus d’agencement
organisationnel. Ainsi, une étude récente (CIME, 2021) s’est intéressée à l’entreprise
éprouvée par son environnement en situation de crise, laissant envisager un « monde
d’après », dans lequel il apparait impérieux de repenser sa mission et sa vision
stratégique. Au niveau organisationnel, la rupture provoquée par la crise a bouleversé
les modes d’organisation, les cadres de pensée et d’exercice du management. L’étude
révèle alors les paradoxes auxquels les managers sont confrontés : manager par la
confiance sans perdre le contrôle, prendre en compte des besoins individuels tout en poussant à
la performance collective (…) (p. 37).
21
Pour s’adapter, les managers ont développé des pratiques liées au contexte de crise et
plus particulièrement de télétravail. Les résultats de l’étude CIME indiquent
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notamment des modes de réunions renouvelés, une attention croissante aux personnes.
Notre travail s’inscrit dans la même démarche, c’est-à-dire l’étude de l’évolution de la
relation managériale dans une situation organisationnelle atypique, de crise
provoquant une rupture.
2.3.3 Gérer les salariés en télétravail contraint : une nouvelle relation managériale
22
Brunelle (2010) a proposé un modèle permettant d’expliquer l’efficacité du leadership
dans un contexte de direction de télétravailleurs. Léon (2008) a identifié un certain
nombre de paramètres objectifs visant à approfondir la notion de distance managériale
subjective, à savoir : le fait de connaître préalablement son manager / son
collaborateur, l’ancienneté au sein de l’entreprise, le niveau hiérarchique, l’habitude du
management à distance et la durée de la dyade manager / managé (..). Pour de Ridder et
al. . (2019), le manager de demain, s’apparentera à un animateur de collectif, facilitateur,
coordinateur au service de son équipe capable d’accompagner ses collaborateurs dans leurs
décisions de manière autonome. La mise en place des systèmes de communication facilitant la
transmission des messages deviendrait une compétence cruciale (p. 50). L’autonomie accrue
des télétravailleurs contribue à une modification de la relation d’emploi. En effet en
situation de télétravail, le contrôle en présentiel n’est plus possible. Une nouvelle
forme d’autonomie est involontairement laissée au télétravailleur pendant le
confinement. Ceci induit la mise en place d’un système de contrôle sur objectifs, d’une
obligation de résultats. En situation de télétravail, dans le cadre de la réciprocité du
contrat psychologique, la relation managériale est modifiée autour de trois
dimensions : l’autonomie, le contrôle, la confiance. Les collaborateurs en revanche
mettent en place des mécanismes d’autocontrôle (Diard, Hachard, 2021). Il s’agit d’une
situation de travail perturbée (Gentil, 2013) qui induit des réponses organisationnelles
spécifiques.
03. Méthodologie
23
Ainsi nous avons cherché à comprendre à travers une étude quantitative en deux temps
si les organisations ont suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un
but de prévention des risques psychosociaux et si l’évolution de la relation managériale
a modifié les conditions de travail avec une incidence sur ces risques. Il s’agissait de
recueillir la perception des télétravailleurs pendant le premier confinement et après la
sortie de confinement.
3.1 Administration des questionnaires
24
Deux questionnaires autoadministrés ont été réalisés grâce à Google forms. Les
répondants ont tous été sollicités par Linkedin. Dans un premier temps, un premier
questionnaire a été administré pendant la période de confinement, du 15 avril au 10
mai 2020 auprès de 169 télétravailleurs. L’étude a été réalisée en France.
25
Ce premier questionnaire a été mis en place le 15 avril (1 mois après le début du
confinement) et a été retiré le 11 mai. Un second questionnaire est administré en sortie
du confinement entre le 11 mai 2020 et le 15 juin 2020 et a recueilli 181 réponses dont
167 correspondent à notre échantillon (uniquement les personnes étant toujours en
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télétravail). Nous avons construit le premier questionnaire afin d’analyser la relation
managériale et l’agencement organisationnel et afin de déterminer dans quelle mesure
les salariés ont été informés sur les conditions de mise en œuvre du télétravail, de leurs
droits, des risques potentiels, des bonnes pratiques, de l’évolution organisationnelle et
formés aux nouvelles technologies de travail à distance par les services RH. Nous avons
tenté d’élaborer les contours du réagencement organisationnel, l’évolution des
conditions de travail, la régulation interne dans un contexte de pandémie. Nous avons
donc interrogé dans une première partie, des télétravailleurs en situation de
confinement sur la nature de l’information, l’existence de formation, la formalisation
éventuelle proposée par l’organisation. Dans une seconde partie, les télétravailleurs
confinés ont été interrogés sur la charge de travail, les horaires, la connectivité,
l’autonomie et l’utilisation de nouveaux outils, la santé au travail. Ce questionnaire
s’intéresse au rôle du manager dans la modification potentielle des conditions de
travail et au rôle du service RH dans la formalisation des procédures, la régulation et la
prévention des risques inhérents à la mise en œuvre du télétravail. L’échantillon des
répondants au premier questionnaire est constitué majoritairement de cadres (46,4 %
cadres et 19,6 % cadres supérieurs). Ceci peut s’expliquer par la nature des métiers et le
contenu des missions, aisément télétravaillables pour les cadres. Les employés et
ouvriers représentent 21,4 % tandis que les techniciens correspondent à 12,5 % de la
population étudiée. 64,9 % ont moins de 5 ans d’ancienneté, 17,3 % entre 5 et 10 ans et
17,9 % plus de 10 ans. 54,4 % des répondants avaient déjà eu une première expérience
du télétravail. Ce premier questionnaire administré pendant le confinement comprend
27 questions auxquelles il faut répondre par oui ou non. Ce questionnaire s’intéresse au
rôle du service RH et à la relation managériale. Les questions tentent de déterminer les
modalités de mise en œuvre, d’encadrement organisationnel du télétravail. Il vise à
identifier dans quelle mesure le télétravail contraint est un agencement
organisationnel.
26
Le deuxième questionnaire comporte quant à lui 24 questions visant à analyser
l’expérience de télétravail vécue en confinement et notamment l’évolution et les
modifications éventuelles de la relation managériale. Nous avons élaboré ce deuxième
questionnaire à partir des résultats du premier afin d’évaluer la situation managériale
en sortie de confinement dans une posture longitudinale. Cette posture est primordiale
pour nos résultats. En effet, nos travaux ont débuté avant le confinement et nous ont
permis d’observer la relation managériale en situation de télétravail formalisé, non
contrainte (Diard, Hachard, 2021).
27
Dans cette étude, le premier questionnaire a été administré pendant le premier
confinement de 2020 alors que le deuxième l’a été en sortie de confinement. Notre
objectif était d’étudier l’évolution de la relation managériale pendant et après. Le
deuxième questionnaire met l’accent sur la santé au travail et tente d’évaluer
l’apparition de risques psychosociaux, les difficultés émergentes liées à de nouvelles
conditions de travail à distance. L’échantillon des répondants au second questionnaire
est constitué de 92,3 % de personnes ayant été en télétravail pendant le confinement et
33,7 % avant le confinement. Ce questionnaire est bloquant pour les participants
n’ayant pas poursuivi le télétravail après le déconfinement. Seuls ceux ayant poursuivi
en télétravail constituent notre échantillon de 167 répondants (sur 181 au total ayant
répondu). Dans le deuxième questionnaire, l’expérience vécue pendant le confinement
fait l’objet de questions portant sur l’organisation du travail, l’utilisation de nouveaux
outils, mais nous avons fait le choix d’intégrer la notion de santé au travail. Il s’agit
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516
dans ce questionnaire d’appréhender les problèmes relatifs à la santé au travail et
l’émergence potentielle de risques psychosociaux consécutifs au mode de déploiement
du télétravail. Notre choix méthodologique initial a été de préserver l’anonymat ce qui
nous a conduits à relancer un second questionnaire sur LinkedIn sans volonté
d’observer la situation chez les mêmes télétravailleurs. Les deux échantillons sont donc
différents. Les participants ont été contactés par des messages standardisés sur le
réseau professionnel LinkedIn. Le réseau mobilisé correspond au réseau professionnel
des auteurs (5 000 contacts professionnels ont constitué les répondants potentiels.
Cette méthode a déjà été utilisée par Müller et Niessen (2019). Le tableau 1 donne une
description détaillée des deux questionnaires administrés. Le télétravail en
confinement se déroule dans un temps prédéfini par décret sur lequel des enjeux
sanitaires, économiques et organisationnels se jouent. Il s’agit d’une situation de
gestion inédite qui conduit à des évolutions organisationnelles dans un laps de temps
donné.
3.2 Résultats
28
Afin de traiter les données recueillies, nous avons utilisé des régressions logistiques qui
permettent de s’adapter à tout type de variables indépendantes (Greene et al. ., 2011).
Ce type de régression permet de prédire les choix effectués par les individus. La
variable dite latente ou variable à expliquer fait référence dans le cadre de notre article
à:
• Pour le questionnaire 1 : la mise en œuvre d’outils de prévention des risques liés au
télétravail par le service RH (codé 1 si l’individu considère que des outils de prévention ont
été mis en place, 0 sinon)
• Pour le questionnaire 2 : la rencontre de difficultés de santé liées au travail pendant la
période de confinement (codé 1 si l’individu a rencontré des difficultés de santé liées au
travail pendant la période de confinement, 0 sinon).
29
Les variables indépendantes (ou explicatives) correspondent aux différentes
caractéristiques des individus et à leur comportement ou perception de la situation.
Comme cela se fait généralement pour ce type de méthode, nous avons retenu dans le
modèle économétrique les seules variables significatives à 10 %. Le modèle logistique
s’écrit de la façon suivante : X
30
(1) Prob(yi) est la fonction logistique expliquant :
31
- Pour le questionnaire 1, le fait que le service RH ait mis en place ou non des outils de
prévention des risques liés au télétravail contraint ;
32
Cette variable latente a été choisie afin de comprendre l’implication du service RH dans
la mise en œuvre de différents outils préventifs.
33
- Pour le questionnaire 2, le fait d’avoir rencontré ou non des difficultés relatives à la
santé au travail.
34
Cette variable latente a été analysée dans le but de déterminer si les personnes
interrogées ont perçu des conséquences du confinement sur leur santé.
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517
35
Ces deux variables permettent de comprendre les effets d’un agencement
organisationnel en situation de télétravail contraint.
Le modèle est exprimé en fonction de variables explicatives (Xi) rattachées à leurs
coefficients β et à un terme d’erreur ɛ indépendant et normalement distribué avec une
moyenne de 0 et une variance de
(cf. Greene et al. ., 2011). Un traitement
économétrique des données a été réalisé sur les 2 questionnaires via le logiciel STATA
12. Pour le premier questionnaire, la question centrale utilisée est Q18 : Votre service
RH a-t-il selon vous mis en œuvre des outils de prévention des risques liés à la situation
de télétravail contraint ? (143 non, 26 oui).
36
Les questions qui révèlent un fort coefficient de régression avec la question centrale
sont indiquées dans le tableau 2. La régression logistique est présentée dans le tableau 3
(seules les variables significatives à 10 % ont été retenues dans le modèle). Les tableaux
6 et 7 retracent les corrélations entre variables significatives. La prévalence de la
relation des questions Q10, Q12, Q13, Q14, Q19, Q23, Q25 (cf : tableau 2 pour la
formulation des questions) avec la question Q18 révèle les résultats suivants :
37
Dans le premier questionnaire, les éléments de prévention des risques mis en place par
les RH et perçus par les salariés sont :
• La précision des horaires de travail
• L’information sur les risques potentiels liés au télétravail
• La mise en place de bonnes pratiques
• L’information sur les droits des télétravailleurs (variable la plus significative)
• L’augmentation des réunions organisées par les managers.
• Le service RH a été perçu comme ne mettant pas en œuvre de prévention des risques quand :
◦ Les salariés ont perçu une porosité de la frontière vie privée-vie professionnelle et quand
◦ Ils ont utilisé des outils technologiques pour la première fois.
38
Concernant le deuxième questionnaire, la question centrale est Q4 : Pendant la période
de confinement avez-vous rencontré des difficultés relatives à votre santé en lien avec
le travail ?
39
Les questions qui révèlent un fort coefficient de régression avec la question centrale
sont indiquées dans le tableau 4.
40
Le tableau 5 présente la régression logistique du questionnaire 2.
41
La prévalence de la relation des questions Q5, Q6-1, Q6-4, Q12, Q21-7, Q22, Q23 (voir
tableau 4 pour la formulation des questions) avec la question Q4 révèle les résultats
suivants :
42
Les problèmes de santé au travail en période de confinement sont significatifs quand un
professionnel de santé a été consulté et sont la conséquence de :
• Une situation de stress vécue en confinement
• Une perte de lien social
• Des délais d’exécution des tâches perçus comme raccourcis
• L’augmentation du temps de travail
43
En revanche, de nouvelles conditions d’exécution du travail n’entrainent pas de
problème de santé au travail :
• La nécessité perçue de prendre des décisions en toute autonomie
• Des délais raccourcis
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518
• L’augmentation de la charge de travail
44
Il convient de préciser la nuance entre temps de travail (durée effective à laquelle le
salarié est la disposition de l’employeur) et la charge de travail qui correspond au
contenu et à la densité des missions confiées.
45
Nous avons également calculé les corrélations entre variables. Ces corrélations sont
reprises dans les tableaux 6 et 7. Aucune corrélation importante n’apparait entre les
variables significatives.
04. Analyse des résultats et discussion
46
En préambule, il convient de préciser que les deux questionnaires ont été administrés
auprès d’individus en télétravail, ce ne sont pas les entreprises qui ont été
questionnées. Nous avons procédé à l’analyse des questionnaires autoadministrés en
trois étapes : une analyse descriptive du premier questionnaire, une analyse descriptive
du deuxième questionnaire, un traitement économétrique des deux questionnaires.
4.1 Analyse statistique descriptive du premier questionnaire
47
Une première étape correspond à l’analyse de statistiques descriptives sur Google
forms a été effectuée l’issue du premier questionnaire, il apparait que seulement 33,7 %
des entreprises concernées ont signé un accord et 34,3 % une charte. Seulement 21,9 %
de ces salariés ont reçu un guide du télétravail. 10,7 % d’entre eux ont eu une formation
au télétravail. 40,2 % des services RH ont délivré une information relative au travail à
distance. Les horaires à appliquer n’ont été précisés que dans 26,6 % des cas. 39,6 % des
télétravailleurs ont été informés de la nécessité de se déconnecter. 14,8 % ont été
informés des risques potentiels. 15,4 % des services RH ont mis en place des outils de
prévention des risques. 32 % des services RH ont mis en place des « bonnes pratiques de
télétravail » et ils n’ont informé les télétravailleurs de leurs droits que dans 13 % des
cas. Dans la majorité des cas (72,2 %) les horaires sont inchangés, mais les
télétravailleurs ont également tendance à plus travailler dans 69,2 % des cas. La
fréquence des réunions a augmenté dans 37,3 % des cas et la charge de travail dans
40,2 % des cas. 52,1 % des télétravailleurs se sentent plus autonomes et 42,6 % plus
stressés. Le débordement sur la vie privée est évoqué dans 53,8 % des cas. Les outils ont
été fournis par les trois quarts des entreprises. Le télétravail en confinement a été
l’occasion d’utiliser des outils nouveaux dans 62,7 % des cas. Le reporting est réalisé via
un outil spécifiquement mis en place dans uniquement 15,4 % des cas. Seuls 18,9 % des
répondants pensent que leur employeur a mis en place des outils de contrôle pendant
le confinement. Les salariés en télétravail témoignent ainsi à travers ce premier
questionnaire d’un manque d’information, de communication et de formation de la
part des services RH. Ce manque d’information pourrait modifier durablement
l’agencement organisationnel c’est-à-dire la relation entre autonomie et autorité dans
les organisations où le télétravail a été contraint.
4.2 Analyse statistique descriptive du deuxième questionnaire
48
Une deuxième étape a permis d’analyser l’expérience vécue de télétravail par les
répondants. 17,4 % des répondants révèlent avoir eu des problèmes de santé pendant le
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confinement. 32 % se sont sentis stressés, et 13,8 % angoissés. 32 % mentionnent une
perte de lien social, 44 % des difficultés à se déconnecter et 40 % une surcharge de
travail. 41 % ont augmenté leur charge de travail et 45 % leur charge de travail. Ces
risques psychosociaux (tableau 10) ont eu des conséquences immédiates sur la santé au
travail dès la sortie du premier confinement (17,4 % des répondants ont eu un problème
de santé lié au travail). 13 % des télétravailleurs se sont tournés vers leur manager pour
un problème de santé au travail et seulement 2 % ont consulté le service RH. La
majorité (80 %) n’a pas ressenti de pression spécifique des managers bien que 1/3 des
répondants aient cependant reçu des sollicitations tardives des managers avec des
délais de réalisation des missions raccourcis. Les modes de communication ont été
modifiés pour 80 % des répondants. 82 % déclarent avoir ressenti une liberté
d’organisation malgré un stress pour 52 %. Le travail a débordé sur la vie privée pour
53 % des individus interrogés. Le contrôle a été accru seulement pour 12 % des
télétravailleurs. La relation managériale a été bienveillante pour 52 % des personnes. La
moitié d’entre eux sont prêts à continuer en télétravail. Ces résultats précisent les
conclusions des études institutionnelles évoquées précédemment. En effet, l’ANACT
mentionnait notamment des communications appauvries, devenant de potentielles sources de
stress pour les salariés (2020, p. 38) les cadres intermédiaires ont payé un lourd tribut à cette
réorganisation : c’est sur leurs épaules qu’a reposé la continuité de l’activité à distance. Il fallait
assurer le contact avec les salariés, suivre l’exécution du travail, résoudre les problèmes
matériels (p. 8).
4.3 Traitement économétrique des deux questionnaires
49
Une troisième étape a consisté à effectuer un traitement économétrique et une analyse
de régressions logistiques qui ont permis de prédire les comportements des individus
en situation de télétravail contraints. Les variables dites latentes ou variables à
expliquer étaient la mise en œuvre d’outils de prévention des risques liés au télétravail par le
service RH et la rencontre de difficultés de santé liées au travail pendant la période de
confinement.
50
Comme souligné par Diard, Hachard, Laroutis (2021), la régression logistique 1 est
généralement mise en œuvre « en raison de sa capacité à s’adapter à tout type de variables
indépendantes (métriques et non métriques) ». Il apparait que pendant le confinement,
lorsque le service RH a précisé les horaires à respecter ; qu’il y a eu une information des
salariés des risques potentiels ; les services RH ont mis en place des bonnes pratiques,
que des réunions ont été organisées par les managers, les salariés le perçoivent comme
la mise en œuvre d’outils de prévention des risques inhérents au télétravail. À l’inverse,
les télétravailleurs considèrent que les services RH n’ont pas mis en œuvre des outils de
prévention des risques nécessaires quand ils ont eu un sentiment de porosité de la
frontière vie professionnelle/vie personnelle et quand ils ont utilisé des outils
technologiques qu’ils ne connaissaient pas auparavant.
51
À travers le calcul des effets marginaux (tableaux 8 et 9), nous pouvons identifier
l’influence de chaque variable pour chacun des questionnaires.
52
Pour le premier questionnaire (tableau 8), la variable ayant le plus fort impact sur « la
perception de l’implication du service RH » dans la prévention des risques liés au
télétravail forcé est la variable Q14. Ainsi, le fait que le service RH informe les salariés
de leurs droits dans ce contexte augmente de 33,53 % la propension à considérer que le
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520
service RH a mis en œuvre des outils de prévention des risques. Vient ensuite
l’information donnée par le service RH sur les risques potentiels (Q12 : +17,36 %), puis la
mise en place des bonnes pratiques (Q13 : +8,65 %) et l’information des horaires (Q10 :
+7,63 %). Les impacts négatifs de Q23 et Q25 sont quant à eux assez proches (-8 % et
-8,77 %).
53
Pour le deuxième questionnaire, le calcul des effets marginaux (tableau 9) pour ces
variables indique que naturellement les salariés ayant eu à consulter un professionnel
de santé révèle une propension supérieure de 80,65 % par rapport aux autres à
considérer avoir eu des difficultés relatives à la santé. Viennent ensuite les variables
telles que le stress (+35,79 %), la perte de lien social (+8,69 %) et l’augmentation du
temps de travail (+4,78 %), mais dans une moindre mesure. L’autonomie dans les
décisions (-9,51 %), l’augmentation de la charge de travail (-6,63 %) et les délais
raccourcis (-6.63 %) ont plutôt une influence négative. Les collaborateurs se sentent
valorisés par une plus grande autonomie, il y a davantage de confiance de la part des
managers en leur confiant des tâches supplémentaires ce qui peut avoir des bénéfices
en termes de santé au travail.
54
Ces résultats suggèrent que les services RH gagneraient à inciter les managers à
responsabiliser leurs collaborateurs (Diard et al., 2021). De même, comme évoqué dans
de précédents travaux (Diard, Hachard, Laroutis, 2022, à paraitre), dans un contexte de
télétravail contraint, la bienveillance apparait comme un élément prégnant de la
relation managériale. Cette bienveillance peut s’exprimer par la confiance, la transparence, la
reconnaissance, le respect, la coopération. Notre étude quantitative a permis de déterminer
que les mesures prises dans l’urgence et le formalisme mis en place ont été insuffisants
pour assurer la protection de la santé physique et mentale des télétravailleurs.
4.4 Discussion
55
Les risques psychosociaux doivent dès lors être identifiés et cartographiés et les
entreprises doivent s’adapter rapidement (tableau 10). Il est impératif de mettre en
œuvre une protection renforcée pour lutter contre ces risques psychosociaux de
manière plus globale dans chaque organisation concernée. Une vigilance particulière
s’imposera pour la protection des salariés. En effet, la direction va devoir veiller à un
suivi régulier des télétravailleurs (entretiens, santé au travail). Au sortir du
confinement, il faut travailler en étroite collaboration avec les représentants du
personnel ainsi qu’avec la médecine du travail. Les managers doivent alors envisager
l’opportunité d’un dialogue renforcé au sein de l’équipe dans le cadre d’actions de
prévention et d’une organisation du travail repensée (audit des risques psychosociaux).
Le dialogue social sera un outil indispensable au suivi de ce nouveau mode
d’organisation du travail, notamment à travers la négociation obligatoire relative à
l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail
prévue à l’article L2242-13 du code du travail français. Le jour d’après s’est présenté
comme un défi organisationnel pour les entreprises, un enjeu d’agilité et d’adaptabilité,
tout en préservant la santé des télétravailleurs. Les points de vigilance qui pourront
être abordés lors d’éventuelles négociations avec les partenaires sociaux et
mentionnées le cas échéant dans une charte, un guide de bonnes pratiques ou un
accord d’entreprise sont relatifs au stress en priorité, à la perte de lien social, au temps
de travail. On veillera à favoriser le développement de l’autonomie des salariés. Notre
recherche suggère que le télétravail en confinement n’est pas suffisamment formalisé
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521
ni accompagné. En situation de télétravail contraint, les managers comme les salariés
subissent une organisation qu’ils n’ont pas choisie. L’organisation est bouleversée et
ceci peut être assimilé à un agencement organisationnel. Le manager doit gérer une
équipe à distance dans une organisation éclatée, communiquer par l’intermédiaire de
nouvelles technologies, garantir l’attente des objectifs du groupe. La relation se fonde
sur la confiance, l’autonomie et la possibilité de contrôle est limitée à un contrôle
technologique (Diard, Hachard, 2019).
Ce travail comporte néanmoins quelques limites méthodologiques. En effet, lors de
l’administration du deuxième questionnaire, la typologie (genre, statut, ancienneté) des
répondants n’a pas été étudiée contrairement au premier questionnaire. Les
répondants n’appartiennent pas à un groupe homogène.
56
L’échantillon a été constitué de manière aléatoire à partir de la plateforme Linkedin ce
qui pourrait constituer un biais. Ceci a conduit à deux échantillons de taille
comparable, mais dont la composition est différente. Nous avons donc pris soin de
traiter cette source de répondants avec précaution. La sollicitation auprès des
répondants a été faite avec une invitation ouverte auprès du réseau personnel des
auteurs. Ce réseau est constitué majoritairement de diplômés de l’enseignement
supérieur ayant un statut. Une forte proportion sont cadres en gestion des RH,
communication, commerciaux, chefs d’entreprise. Ceci ne nous permet pas de
généraliser les résultats de cette étude. Nous avons cherché à montrer que le manque
de formalisation lors de la mise en place du télétravail pendant le confinement et
l’évolution des conditions de travail aurait une incidence sur les risques psychosociaux.
Cette étude révèle que les organisations ont peu accompagné les salariés pendant la
période de confinement. La santé des télétravailleurs a parfois été affectée et des
risques psychosociaux sont apparus. En effet, les pratiques managériales ont évolué,
entrainant une modification des conditions de travail ; les télétravailleurs ont été
soumis à une connectivité accrue et à davantage de stress. Ceci pourrait avoir des
conséquences à moyen terme : sur le bien-être au travail et un accroissement du
nombre d’arrêts de travail et accidents du travail. Ces résultats sont contraires aux
résultats de Tissandier et al. . (2019) concernant le stress, mais conformes à ceux de
Metzger et Cléach (2004) et à l’étude réalisée par Lasfargue et Fauconnier (2018)
concernant l’augmentation du temps de travail en situation de travail à distance. La
perception de l’autonomie avait déjà été relevée dans une précédente étude (auteurs,
2019). Nous avons dans cet article examiné les agencements organisationnels (Girin,
1995) qui se construisent lors d’une situation de travail perturbée. Ce travail a mis en
lumière l’existence d’agencements spécifiques, au sein desquels les ressources ne
prennent pas la même importance, selon la nature des situations dans lesquelles les
acteurs sont impliqués. Conformément aux travaux de Gentil (2013, p. 76) : en situation
normale, la règle prédomine, elle va régir les comportements, tandis qu’en situation perturbée,
les acteurs et les dynamiques communicationnelles vont constituer la ressource principale de
l’agencement. En situation de télétravail contraint, le réagencement a concerné la charge
de travail, l’utilisation de nouveaux outils, de nouveaux modes de communication avec
le manager. Il apparait nécessaire d’encadrer le télétravail pour éviter les dérives et
élaborer des consignes, des bonnes pratiques dans le cadre d’un dialogue social et de
concertation avec les partenaires sociaux. Cela rejoint les résultats des travaux de
Taskin et Vendramin (2004) pour qui la formalisation dépend de la situation (télétravail
occasionnel et régulier) et s’inscrit dans un cadre légal existant, mais constitue un enjeu
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522
essentiel, car le caractère économiquement et socialement profitable du télétravail en dépend
(p. 103).
4.5 Limites
57
Notre travail comporte cependant certaines limites méthodologiques. En effet, nous
n’avons pas questionné sur les formes d’agencement organisationnel initial. Nous
n’avons pas recueilli d’information concernant la nature de l’organisation
d’appartenance ou le type d’activité. Travailler dans des lieux différents (un
laboratoire, une multinationale, une très petite entreprise (TPE), un cabinet de
consultant ou un établissement de fonction publique, un open-space, une agence, etc.)
correspond à des agencements différents. Ces agencements, lors du passage au
télétravail contraint, ont pu évoluer différemment, ce que nous n’avons pas étudié.
58
Par ailleurs, les deux questionnaires administrés à plusieurs semaines d’intervalle n’ont
pas été réalisés auprès de populations identiques, ne sont pas constitués par les mêmes
questions. L’absence de représentativité de l’échantillon est marquée notamment par
une majorité de répondants ayant un statut de cadre. Ce biais provient du mode
d’administration du questionnaire : aléatoire et via linkedin. Certains auteurs avaient
quant à eux d’emblée choisi de s’intéresser uniquement aux cadres. C’est notamment le
cas de Metzger et Cleach (2004) et Metzger (2009). L’étude COCONEL (Lambert et al. .,
2020) indique que ce sont les cadres qui rapportent plus souvent une dégradation des
relations avec leurs enfants, et moins souvent une amélioration. Les auteures évoquent
un recours massif au télétravail dans cette catégorie ayant pu déséquilibrer les
relations intrafamiliales (p 1).
05 . Conclusion
59
L’objectif de cette recherche était d’étudier le télétravail contraint en confinement et
ses conséquences potentielles en tant que nouvel agencement organisationnel sur
l’émergence de risques psychosociaux. Nous cherchions à montrer que les
organisations (managers et service RH) n’ont pas suffisamment formalisé la mise en
place du télétravail dans un but de prévention des risques psychosociaux, ce que ce
travail a confirmé à travers une étude quantitative en deux temps.
60
Dans un contexte de télétravail contraint, certains agencements organisationnels se
sont construits au sein de l’activité pour garantir la pérennité de l’organisation et
notamment parce qu’il a fallu faire face à une crise majeure. Une nouvelle activité
communicationnelle, informationnelle, managériale, au cœur de la régulation des aléas
a dû être mise en œuvre par les entreprises. Ces modifications et agencements
organisationnels peuvent entrainer des risques psychosociaux que nous avons
identifiés (tableau 10). L’évolution des conditions de travail a provoqué des situations
de stress, d’isolement, d’hyperconnectivité. Les entreprises ont développé l’autonomie
en s’appuyant sur une obligation de résultats. L’autonomie bien que positive pour la
santé des télétravailleurs suppose cependant une vigilance particulière quant à
l’augmentation potentielle de la charge de travail et les difficultés à déconnecter. La
négociation d’accords d’entreprise pourrait permettre la mise en œuvre d’une
protection renforcée pour lutter contre les risques psychosociaux de manière plus
globale dans l’organisation concernée (Diard, 2020 ; Diard, Dufour, 2021) et d’engager
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une politique de prévention. Un Accord National Interprofessionnel (ANI) a d’ailleurs
été négocié en sortie de confinement et publié au Journal Officiel le 13 avril 2021. Cet
accord décrit l’organisation du travail en son chapitre 3. (Fréquence du télétravail,
Contrôle du temps de travail, information, communication, formation). Le contenu de
l’ANI, négocié après la réalisation de notre étude répond pour partie aux modifications
de la relation managériale et conditions de travail relevées par notre recherche. Il sera
donc utile de travailler en étroite collaboration avec les représentants du personnel sur
le sujet du télétravail ainsi qu’avec la médecine du travail. Les managers pourront alors
envisager l’opportunité d’un dialogue renforcé dans le cadre d’actions de prévention
(audit des risques psychosociaux, ce qui a également été préconisé par Taskin et
Lambotte (2020). Il s’agirait de négocier des accords d’entreprise adaptés à chaque
situation En effet, en matière de télétravail l’accord d’entreprise peut déroger à l’ANI
ou l’accord de branche. Dans d’autres pays que la France, il pourrait s’agir de
développer des politiques formelles pour encadrer le télétravail ou des annexes aux
conventions collectives, selon la législation du pays. Il s’agit d’une particularité
française où le dialogue social avec les partenaires sociaux est favorisé. Ceci résulte de
l’histoire syndicale française. Comme en Allemagne, les syndicats ont contribué de
longue date à la défense des droits des collaborateurs. Le droit français va également
dans ce sens (Loi Rebsamen de 2015). Les pays anglo-saxons ont en effet des systèmes
de relations professionnelles davantage décentralisés (Gazier et Bruggeman, 2016).
06. Tableaux
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Revue Interventions économiques, 67 | 2022
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travail ». https://www.anact.fr/le-monde-du-travail-lepreuve-dun-coronavirus-analyses-etreflexions
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travail et des maladies professionnelles) (2020), Télétravail, quels risques, quelles pistes de
prévention ?, avril.
Étude Cime innovation (2021), Bastien Anne, Defelix Christian, Le Boulaire Martine, Ledoux
Camille, Picq Thierry, Rôles et compétences des managers dans les dynamiques de
transformation et d’innovation.
NOTES
1. La régression logistique est utilisée notamment lorsque la variable à expliquer est qualitative,
le plus souvent binaire (Greene et al., 2011). Cette variable dépendante ou à expliquer correspond
le plus souvent à la réalisation ou non d’un élément (ici, la réception
d’une
information). Les variables indépendantes, quant à elles, correspondent aux variables
pouvant influencer la survenue de cet élément.
RÉSUMÉS
En France, un actif sur quatre a été en télétravail dès le début du premier confinement le 16 mars
2020 (DARES, avril 2020). Avant la crise, le télétravail présentait, en tant que mode d’organisation
à distance, des bénéfices (réduction des temps de transport, délégation, développement de
l’autonomie, qualité de vie au travail) et des risques (isolement, porosité de la frontière vie
privée-vie professionnelle, surcharge de travail, perte de lien social) que la littérature avait
identifiés (Tremblay 2001, Vayre 2019). En période de crise sanitaire, il s’agit d’une forme de
télétravail contraint, à temps plein, parfois dégradé qui présente de nouveaux risques dont les
risques psychosociaux. L’objectif de cette recherche est d’analyser le télétravail contraint
pendant le confinement en France et ses conséquences en tant que nouvel agencement
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530
organisationnel et relation managériale modifiée, sur l’émergence éventuelle de risques
psychosociaux. Nous formulons ainsi l’hypothèse que les organisations (managers et service RH)
n’ont pas suffisamment formalisé la mise en place du télétravail dans un but de prévention des
risques psychosociaux. Ainsi, l’absence d’accompagnement organisationnel serait un facteur de
risque. Cette étude quantitative conduite en deux temps, révèle que la communication et la
formalisation ont été insuffisantes pour une prévention efficace des risques et que l’évolution des
conditions de travail a abouti à des situations nouvelles de stress, d’augmentation de la charge de
travail, d’hyperconnectivité, d’isolement, sources de risques psychosociaux.
In France, one over four workers were teleworkers from the start of the first lockdown in March
2020 (DARES, April 2020). Before the crisis, telework presented benefits (reduction of transport
times, delegation, development of autonomy, quality of life at work) and risks (isolation,
blurring, work overload, loss of social connections) as a means of a remote organization. In times
of health crisis, it is a form of forced, sometimes degraded telework that presents new and
emerging risks. New relationships at work appeared, revealing the existence of psychosocial
risks. The objective of this research is to analyze teleworking during the lockdown in France and
its consequences as an organizational rearrangement on the emergence of psychosocial risks. We
hypothesize that organizations have not sufficiently formalized the implementation of
teleworking during confinement and that the evolution of the managerial relationship without
an adapted framework has an impact on psychosocial risks. A quantitative study carried out in
two stages reveals that communication and formalization have been insufficient and that the
evolution of working conditions has resulted in new situations of stress, increased workload,
hyper-connectivity, isolation, sources of psychosocial risks.
INDEX
Mots-clés : télétravail, risques psychosociaux, prévention, agencement organisationnel, relation
managérial.e
Keywords : telework, psychosocial risks, prevention, organizational arrangement, management.
AUTEURS
CAROLINE DIARD
Enseignant-chercheur en Management des RH et droit, ESC Amiens, France,
caroline.diard@gmail.com
VIRGINIE HACHARD
Enseignant-chercheur en Finance, Doyenne déléguée de la faculté, École de Management de
Normandie, Laboratoire Métis, France, vhachard@em-normandie.fr
DIMITRI LAROUTIS
Enseignant-chercheur en marketing, ESC Amiens, France, Dimitri.laroutis1@gmail.com
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531
Comptes Rendus
Reports
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
532
Max Weber, Economy and Society. A
New Translation. Édité et traduit par
Keith Tribe, Cambridge,
Massachusetts, Harvard University
Press, 2019, 520 p.
Frédérick Guillaume Dufour
1
Spécialiste de longue date de Max Weber, Keith Tribe est l’un des historiens de la
pensée économique allemande les plus qualifiés pour contextualiser l’œuvre de l’auteur
d’Économie et Société dans les débats de l’époque en pensée sociale et économique. On
doit à Tribe autant des publications ciblées sur la sociologie de Weber, que des ouvrages
sur l’histoire de la pensée économique allemande (2017) ; l’édition d’essais sur Weber et
d’essais de Weber concernant les relations entre l’État et le développement économique
(Tribe, 1989), ainsi qu’un ouvrage général sur l’histoire de la pensée économique (Tribe,
2015). C’est donc un historien économique doté d’une connaissance acérée de l’histoire
des idées politiques et économiques allemandes qui se donne ici comme objectif de
rédiger une nouvelle traduction et édition d’Économie et Société, un ouvrage aussi
fondamental que structurant de la discipline sociologie.
2
Le lectorat francophone connaît Économie et Société essentiellement à travers son
édition en deux volumes publiée d’abord chez Plon en 1971, puis chez Presses Pocket en
1995 : Les catégories de la sociologie et L’organisation et les puissances de la société dans leur
rapport avec l’économie. En France, Raymond Aron a attiré l’attention depuis longtemps
sur l’importance de la sociologie de Weber, notamment dans Les étapes de la pensée
sociologique. Le lectorat anglophone connait, lui, Économie et Société soit à travers la
traduction qu’en a effectué Parsons en 1947, soit par la traduction de 1968 de Guenther
Roth et Claus Wittich. La traduction et l’édition effectuée par Tribe recouvre le matériel
du premier volume, Les catégories de la sociologie1.
3
L’édition de Tribe débute avec une courte préface et une introduction de soixantetreize pages. L’introduction, qui constitue en soi une contribution à l’histoire de la
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sociologie, revient sur le contexte historique et sociolinguistique de la publication
d’Économie et Société ; sa place dans l’œuvre du sociologue ; les interlocuteurs et
influences de Weber ; les enjeux spécifiques à la traduction de son œuvre de l’allemand
vers l’anglais. Puis, chacun des quatre chapitres d’Économie et Société est présenté et
précédé d’un survol analytique effectué par Tribe. Cette nouvelle édition reprend
également la présentation graphique de la publication conçue par Weber où chaque
sous-section est divisée en un paragraphe de définition, puis une section d’élaboration
qui est clairement distinguée de la première. L’édition de Parsons en anglais, comme
l’édition française, ont abandonné ce mode de présentation du texte original qui fait
davantage ressortir le développement très structuré de l’argument de Weber. Les
quatre chapitres sont suivis d’un lexique de vingt-huit pages où Tribe aborde les enjeux
liés à la traduction des concepts au cœur du travail de Weber.
4
Une motivation essentielle à la démarche de Tribe de fournir une nouvelle traduction
d’Économie et Société est le fait que Weber a désigné la première partie de son contenu
comme étant sa « [ma] sociologie ». L’emploi de cette expression n’est pas anodin parce
que Weber c’est longuement autodésigné comme un économiste avant d’estimer qu’il
avait fait une contribution originale à la sociologie. Ce n’est qu’à partir de 1913 qu’il
commence à qualifier sa contribution au Gründrisse für Sozialeconomisch de sa « [ma]
sociologie ». Il est donc essentiel estime Tribe d’isoler cette contribution et d’en
dégager l’originalité de la démarche.
5
Il est difficile de ne pas situer la traduction de Tribe par rapport à celle de Roth et
Wittich de 1968. Ces derniers avaient procédé à la traduction et à l’édition de la
quatrième édition allemande d’Économie et Société publiée en 1956. Cette édition de 1500
pages en langue anglaise organisait l’ouvrage en trois grandes parties. Les trois
premiers chapitres de la première partie correspondent aux cours enseignés par Weber
en 1918 et 1919 et approuvé par lui pour publication. Le quatrième chapitre de cette
première partie était sous forme de fragments au moment de la mort de Weber en 1920.
Ce sont ces quatre premiers chapitres qui furent d’abord publiés de façon posthume en
février 1921 comme Économie et Société. Les deux autres grandes parties de l’ouvrage,
assemblées à la suite des cours de 1918 à 1920, sont constituées d’écrits antérieurs à
1913 et rassemblés par Marianne Weber pour une réédition augmentée d’Économie et
Société en 1922. Marianne a placé ces deux autres grandes parties à la suite de la
première en cherchant à respecter le plan que Weber avait en tête en 1914. Or, seule la
première partie correspond au travail tardif que Weber qualifiait de « sa sociologie ».
6
La démarche de Tribe s’inscrit également dans la foulée du colossal travail d’édition des
livres, articles, correspondances et cours de Weber entreprit en 1984 sous la direction
de Horst Baier et plusieurs spécialistes du sociologue. C’est en s’arrimant à ce travail
d’édition, le Max Weber Gesamtausgabe, que Tribe effectue son édition d’Économie et
Société. Le lectorat francophone a aussi accès à une traduction inspirée de la
Gesamtausgabe. La Découverte a en effet procédé à la publication de La domination, La
ville, Les communautés en se basant sur cette réédition allemande. L’édition de Les
communautés comprend notamment d’importantes notes éditoriales autant sur la
traduction d’Économie et Société en général, que sur les sous-sections de l’ouvrage, une
postface très substantielle de Catherine Colliot-Thélène, ainsi qu’un glossaire raisonné
des concepts traduits.
7
Tribe estime nécessaire de revenir sur la traduction par Parsons de certains concepts
clés dans son édition de la première partie d’Économie et Société sous le titre de Theory of
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534
Social and Economic Organization en 1947. Il reproche à l’édition de Parsons de perdre en
précision structurelle et conceptuelle par rapport au texte original. Dans l’édition
originale dont Tribe reprend ici la structure, chaque sous-section débute par un
paragraphe de définition d’un concept occupant toute la largeur de la page, qui est
suivie par une section de développement précédé d’un alinéa vide.
8
Tribe ajoute à son édition une importante annexe de vingt-huit pages où sont discutés
les choix terminologiques effectués dans la présente traduction. Cette annexe est
beaucoup plus qu’une simple traduction terminologique. Elle effectue une discussion
substantielle des enjeux épistémologiques liés à la traduction des termes que Tribe
contextualise dans les débats de l’époque. Plusieurs de ces traductions ont des
conséquences importances pour la compréhension sociologique. Le terme
« appropriation » par exemple est employé de façon passive et non active chez Weber,
ce qui a une conséquence importante sur la théorisation de l’action intentionnelle. Le
terme « chance », important dans la théorisation wébérienne des classes de possession,
n’est pas toujours employé pour désigner le résultat d’un hasard ou d’une contingence.
Il est également utilisé comme synonyme d’« opportunité ». La traduction de Parsons
des concepts d’Herrschaft par Autority et Verband par Corporate group a également des
conséquences importantes sur l’interprétation de la sociologie de Weber. Pour Tribe, le
concept de « rule » (Herrschaft) n’est pas interchangeable avec ceux Macht ou Autorität.
L’empreinte du fonctionnalisme de Parsons sur la traduction de Weber a comme autre
effet d’injecter une coloration beaucoup plus structuraliste au texte de Theory of Social
and Economic Organization. Cette forte empreinte du fonctionnalisme de Parsons sur
cette traduction influença fortement des interprétations où la sociologie de Weber est
dénuée autant de sa substance historique que du rôle central que jouent les relations
sociales dans l’œuvre originale. Cette influence de Parsons rend par exemple possible la
théorie des systèmes sociaux souvent ésotérique et ahistorique de Niklas Luhmann.
Tribe émet également des réserves à l’égard de la traduction systématique de Herrschaft
par domination, comme c’est le cas dans l’édition anglaise de 1968. Il souligne qu’aux
endroits où Weber veut mettre l’accent sur l’aspect coercitif d’un Herrschaft, proche de
ce qu’on entend généralement par une domination, il précise son concept par l’ajout
d’un qualificatif ou d’un autre terme. Quant au concept de Verband, Tribe préfère le
traduire par organisation que par group, corporate group, association ou society. Cette
attention aux règles, légitimes ou coercitives, des organisations est au cœur de la
sociologie de Weber insiste Tribe.
9
Tribe veut également remettre de l’avant des éléments originaux de la sociologie de
Weber de 1918-1919 qui tendent à être dilués dans l’édition en trois parties de 1968 qui
fait plus de 1500 pages. Il regrette notamment que l’on se souvienne de l’œuvre comme
d’une sociologie seulement interprétative, alors qu’aussi pertinente soit-elle, la
démarche interprétative n’était qu’un moment dans une méthode dont l’étape suivante
était la reconstruction causale destinée à être soumise à des analyses sociohistoriques
et comparatives. Puis, Tribe espère qu’à une époque où les méthodes des économistes
néoclassiques sont remises en question, les économistes cesseront de bouder le
chapitre deux d’Économie et Société, longuement négligé par les néoclassiques, où les
institutions économiques sont théorisées comme ancrées dans un tissu de relations
sociales.
10
Cette nouvelle édition de Weber s’imposera rapidement comme incontournable. Tribe
réussit son pari d’attirer l’attention sur l’originalité et la complexité de la démarche de
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535
Weber. Il extirpe le travail de Weber autant de l’interprétation structuraliste qu’en
offrait Parsons dans la version en langue anglaise de 1947, que des interprétations plus
étroitement versées vers un individualisme méthodologique qui serait allergique à des
explications relationnelles et processuelles. En mettant l’accent sur l’importance du
chapitre deux d’Économie et Société dans « la sociologie » de Weber, Tribe met également
le clou dans le cercueil des interprétations culturalistes du sociologue qui s’accrochent
au texte de L’éthique puritaine et l’esprit du capitalisme pour en faire un repoussoir contre
Marx. En invitant les interprètes de Weber à porter une plus grande attention au
chapitre deux d’Économie et Société portant sur les relations sociales et les relations
sociales de propriété dans l’analyse des ensembles de règles qui façonnent l’action des
acteurs au sein des organisations, Tribe montre que la sociologie mature de Weber est
irréductible aux différentes modes que des interprètes ont cherché à justifier en
invoquant cet incontournable de la tradition sociologique.
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Weber entamé en 1984. Elle regroupe l’œuvre en trois grandes parties : 1) livres et articles, 2)
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en anglais de Guenther Roth et Claus Wittich effectue d’importantes révisions à la traduction du
premier volume par Parsons en 1947. Elle rend accessible en anglais le reste de l’édition
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importante préface de Élisabeth Kauffmann et une postface tout aussi pertinente de Catherine
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Sintomer.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
536
NOTES
1. L’édition française de Les catégories de la sociologie contient également deux courtes sections
additionnelles en annexe portant sur les Ordres guerriers qui ne sont pas présentes dans
l’édition de Tribe.
AUTEUR
FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR
Département de sociologie, UQAM, dufour.frederick_guillaume@uqam.ca
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537
Marie J. Bouchard, L’innovation et
l’économie sociale au cœur du
modèle québécois. Entretiens avec
Benoît Lévesque, Québec, Presses de
l’Université du Québec, 2021, 408 p.
Emanuel Guay
1
Les travaux portant sur l’innovation sociale et son rôle dans l’évolution des modèles de
développement constituent l’un des axes de recherche les plus importants dans la
production québécoise en sciences sociales depuis les années 1980, comme en
témoignent le dynamisme du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES)
et les nombreux articles dédiés aux innovations sociales dans des revues telles que
Économie et Solidarités, Revue Interventions économiques et Nouvelles pratiques sociales, ou
encore les ouvrages parus dans la collection « Innovation sociale » aux Presses de
l’Université du Québec. Marie J. Bouchard, professeure titulaire au département
d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM),
propose avec cet ouvrage une série d’entretiens avec Benoît Lévesque, théoricien de
l’innovation sociale, professeur émérite au département de sociologie de l’UQAM et
cofondateur du CRISES et de l’Alliance de recherche universités-communautés en
économie sociale (ARUC-ÉS). Ces entretiens permettent d’en apprendre davantage sur
la trajectoire personnelle du sociologue, ainsi que sur sa vision de l’histoire du Québec,
de la Révolution tranquille jusqu’à nos jours. Ils offrent également des pistes de
réflexion fortes sur l’avenir du modèle de développement québécois et sur l’importance
de la sociologie engagée pour affronter les défis contemporains.
2
Les trois premiers chapitres nous introduisent aux grandes étapes de la vie de
Lévesque, de son enfance à sa retraite en passant par les différentes fonctions qu’il a
occupées et les nombreuses initiatives auxquelles il a pris part. Après avoir grandi sur
une ferme à Saint-Ulric, Lévesque a fait des études classiques au Collège Saint-Viateur à
Montréal, puis des études en théologie au Scolasticat Saint-Charles à Joliette, pour être
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538
ensuite ordonné prêtre et affecté au Collège de Matane comme responsable de la
pastorale en 1967. Trois ans plus tard, il a entrepris une maîtrise en sciences humaines
des religions à l’Université de Sherbrooke, puis des études doctorales à Paris, après
avoir quitté sa congrégation religieuse. Muni d’une thèse de 850 pages portant sur les
Clercs de Saint-Viateur, Lévesque a été professeur en sociologie à l’Université du
Québec à Rimouski (UQAR) de 1975 à 1982, période durant laquelle il a participé aux
activités du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de
l’Est-du-Québec (GRIDEQ) tout en contribuant à plusieurs projets, notamment les
coopératives de recherche-action de l’Est-du-Québec (CRAEQ) et la Librairie socialiste
de l’Est-du-Québec. L’arrivée de Lévesque au département de sociologie de l’UQAM à
l’été 1982 a eu lieu tandis qu’une récession économique mondiale battait son plein, ce
qui a apporté son lot de bouleversements tant sociaux que théoriques : « Les rêves et les
utopies ne semblaient plus pouvoir se matérialiser à grande échelle, mais seulement à
partir d’expérimentations et d’innovations à l’échelle de la société civile. Comment de
telles expérimentations et innovations peuvent-elles contribuer à la transformation de
la société ? En arrivant à l’UQAM, les défis n’étaient pas seulement de prendre part au
débat. Il fallait repenser les approches théoriques et méthodologiques, revoir nos plans
de cours et mener des recherches sur de nouveaux terrains » (p. 61). Le passage du
sociologue à l’UQAM lui a permis de collaborer avec le Service aux collectivités (SAC),
puis de cofonder le CRISES avec Paul R. Bélanger, de lancer l’ARUC-ÉS et d’assumer un
rôle déterminant dans les projets menés par la section canadienne du Centre
interdisciplinaire de recherche et d’information sur les entreprises collectives (CIRIECCanada). Depuis sa retraite en 2004, Lévesque est devenu professeur associé à l’UQAM et
à l’École nationale d’administration publique (ENAP), il a instauré avec des collègues le
Chantier pour une social-démocratie renouvelée et il s’est engagé auprès de Centraide,
de l’Institut Mallet et de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du
travail (IRSST), parmi plusieurs autres formes d’implication.
3
Le quatrième et le cinquième chapitre du livre se penchent respectivement sur
l’innovation sociale et sur l’économie sociale et solidaire. L’intérêt de Lévesque pour les
innovations sociales à partir des années 1980 peut être lié à deux contextes, soit « [un]
contexte immédiat, celui du Département de sociologie de l’Université du Québec à
Montréal (UQAM) ; ensuite, un contexte social plus large, celui des politiques publiques
qui valorisent fortement l’innovation technologique dans l’entreprise pour répondre
aux défis de l’emploi et de la concurrence exacerbée par une libéralisation des
marchés » (p. 120). En s’inspirant des travaux d’Alain Touraine et de la théorie de la
régulation, Lévesque définit l’innovation sociale comme un processus par l’entremise
duquel de nouveaux produits, services ou arrangements sociaux, organisationnels ou
institutionnels sont élaborés afin de répondre à des besoins sociaux et à des aspirations
collectives. Les travaux de Lévesque et de ses collègues sur l’innovation sociale ont
contribué à l’émergence d’un champ de recherche comprenant quatre éléments
principaux, soit « 1) une définition de l’innovation selon deux types, l’un
organisationnel et l’autre institutionnel ; 2) une thématique de recherche, soit
« innovation sociale et transformation » ; 3) un cadre conceptuel avec trois niveaux
d’analyse, soit les acteurs sociaux, les institutions et les organisations ; 4) une
programmation de recherche comprenant l’étude des politiques à l’échelle
macroscopique (États et acteurs sociaux) et des monographies à l’échelle
microscopique, sans oublier les secteurs et les régions à l’échelle mésoscopique »
(p. 140). Une autre contribution importante du sociologue est d’avoir mis en relief les
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539
convergences possibles, ainsi que les difficultés d’arrimage, entre les innovations
sociales qui sont élaborées par des communautés et des organisations locales et la
transformation, à une échelle plus large, des configurations sociétales dans lesquelles
ces innovations, ces communautés et ces organisations s’inscrivent (p. 152). L’économie
sociale et solidaire désigne, pour sa part, des entreprises et des initiatives économiques
qui opèrent sur des principes coopératifs, qui disposent d’une gouvernance
démocratique et qui visent l’amélioration de la qualité de vie et du bien-être de la
population (p. 160-161). L’attention croissante pour ce secteur au Québec a coïncidé,
entre autres, avec un repositionnement des organisations de la société civile au début
des années 1990, qui les a menées à envisager l’économie sociale et solidaire comme
une avenue stimulante pour la création d’emplois et la défense de l’intérêt général
(p. 170-171). Lévesque estime que l’économie sociale et solidaire va jouer un rôle
déterminant dans la transition écologique à venir, avec des pratiques telles que
« l’économie circulaire ; l’économie de la fonctionnalité pour l’usage plutôt que la
propriété individuelle ; l’économie de partage, un concept qui doit encore être précisé ;
l’économie verte également à préciser ; les communs à valoriser, mais sans abolir toutes
formes de propriété » (p. 190).
4
Les recherches de Lévesque ont aidé à éclaircir les rapports entre l’innovation sociale,
l’économie sociale et l’évolution du modèle de développement québécois dans la
période d’après-guerre. Trois générations de ce modèle sont examinées plus en détail
dans les chapitres 6 à 8 de l’ouvrage. La première génération couvre la période entre
l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage en 1960 et la récession mondiale du
début des années 1980, et elle inclut parmi ses événements marquants la Révolution
tranquille et la première élection du Parti Québécois (PQ). Le programme politique qui
a caractérisé cette génération consistait en une « double transformation : d’abord, celle
des services universels dans le domaine de l’éducation, de la santé et des services
sociaux (le cœur de l’État providence) ; ensuite, celle de la modernisation de l’économie
québécoise, à commencer par les infrastructures et l’investissement dans les
entreprises » (p. 201). Le premier gouvernement péquiste a promu, de son côté,
l’importance de la concertation pour le développement économique et social du
Québec, comme en témoigne la création des sommets économiques, du Secrétariat à
l’emploi et à la concertation et d’organismes paritaires qui visent à encourager la
participation de la société civile à la prise de décision publique, par exemple le Bureau
des audiences publiques en environnement (BAPE) (p. 210). Bien que cette période ait
été marquée par de nombreuses avancées politiques et sociales, les formes de
reconnaissance institutionnelle qui prévalaient durant ces années limitaient
grandement l’autonomie des groupes locaux, ce qui a nui au fonctionnement de
différentes innovations radicales comme les centres locaux de services
communautaires (p. 223-224). La transition entre la première et la deuxième génération
du modèle de développement québécois a été précipitée par de nombreuses crises et
reconfigurations, parmi lesquelles nous pouvons mentionner « l’échec référendaire de
mai 1980, la récession très sévère de 1981-1982 dont les effets se feront sentir jusqu’en
1984 (taux d’intérêt jusqu’à 20 % et taux de chômage de 14 % et plus), sans oublier une
montée du néolibéralisme dans la plupart des pays développés » (p. 228). Le PQ a misé,
lors de son deuxième mandat (1981-1985), sur trois orientations principales, soit un
rapprochement avec le patronat, un investissement accru dans des « entreprises
susceptibles de conquérir des marchés externes » et des ressources supplémentaires
accordées à la recherche et développement (R&D), au transfert technologique, à
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540
l’innovation et à la valorisation de la recherche (p. 229-230). Le passage au pouvoir du
PQ entre 1994 et 2003 a prolongé « ce que le gouvernement Bourassa avait lancé en
matière de concertation et de partenariat notamment les politiques industrielles, les
politiques de l’emploi et de la main-d’œuvre avec la SQDM et les politiques du
développement régional avec les conseils régionaux de développement (CRD) », tout en
permettant la « réintroduction de la concertation à l’échelle du Québec avec le Sommet
socio-économique de 1996 » (p. 241). Du côté de la société civile et des groupes
communautaires, Lévesque souligne que « le modèle de développement social de
seconde génération a donné lieu à de nombreuses initiatives citoyennes coconstruites
par des usagers et des professionnels, le plus souvent des femmes, notamment dans le
système de santé et de services sociaux » (p. 266-267).
5
Bouchard et Lévesque abordent ensuite la troisième génération du modèle de
développement québécois, dont l’émergence peut être associée aux mesures adoptées
par les gouvernements libéraux qui se sont succédé entre 2003 et 2018, ainsi qu’aux
résistances que ces politiques ont provoquées. Lévesque attire ainsi notre regard sur
« quatre réformes du gouvernement Charest qui s’attaquent au modèle québécois de
seconde génération, notamment en réduisant ou en éliminant la concertation avec les
acteurs organisés de la société civile », soit la modification de l’article 45 du Code civil
concernant la sous-traitance, « l’éviction de la société civile organisée (syndicats,
groupes communautaires et de femmes) des instances régionales et locales, soit les
conseils régionaux de développement (CRD) et les centres locaux de développement
(CLD) », la privatisation de différentes sociétés d’État et l’affaiblissement du réseau des
centres de la petite enfance (CPE) (p. 289-291). Le Plan Nord et la tarification des
services publics constituent deux autres propositions marquantes du gouvernement
Charest, tandis que le gouvernement Couillard, au pouvoir entre 2014 et 2018, a imposé
des compressions budgétaires majeures et une « à transformation brutale de la
gouvernance du secteur de la santé et des services sociaux et de celui du
développement régional et local, favorisant ainsi la centralisation et la
bureaucratisation » (p. 294). Lévesque note toutefois que des expérimentations lancées
avant 2003, comme la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, ont réussi à
se maintenir et à se consolider durant cette période, tandis que de nouvelles
innovations sociales ont pris forme et ont permis le « renforcement d’une approche
territorialisée et d’un écosystème des initiatives de la société civile avec une présence
plus marquée des fondations philanthropiques » (p. 304). Le sociologue indique aussi
que les réformes proposées par les gouvernements Charest et Couillard se sont butées à
d’importants mouvements contestataires, parmi lesquels la mobilisation étudiante de
2012 occupe une place particulière (p. 308-309). Deux éléments sont alors identifiés par
Lévesque comme étant déterminants pour l’avenir du modèle québécois de
développement, soit « l’évolution de la société civile à partir, entre autres, des
nouveaux mouvements sociaux et des communautés culturelles et peuples
autochtones » et la transition sociale et écologique (p. 314-315).
6
Le dernier chapitre de l’ouvrage est dédié, pour sa part, à deux questions croisées, soit
les travaux sociologiques sur l’engagement et la sociologie engagée comme méthode de
recherche et d’intervention. Lévesque nous rappelle d’abord que la sociologie « repose
sur une approche inductive à partir d’une analyse de la réalité telle qu’on peut
l’observer pour dégager dans un deuxième temps la vision d’une société différente,
mais en conformité avec la dignité humaine » (p. 319). Il reprend ensuite les travaux du
sociologue et économiste Laurent Thévenot, en nous invitant à distinguer trois régimes
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541
d’engagement, soit un « régime en familiarité personnelle » qui renvoie à l’attachement
que nous éprouvons envers les personnes avec lesquelles nous partageons notre vie, un
« régime en plan projeté par l’individu » qui est lié aux projets personnels et un
« régime en justification par le bien commun » qui est plutôt associé à une cause
collective (p. 331-332). Après un retour sur ses engagements dans les domaines
religieux, syndical, politique, communautaire et dans les milieux de l’économie sociale,
de la coopération et de la philanthropie, Lévesque encourage les chercheurs et les
chercheuses à « combiner les deux variantes de la sociologie engagée : d’une part,
dévoiler les dominations qui affectent la plus grande partie du monde et lutter ainsi
pour plus de justice sociale et environnementale ; d’autre part, mener des recherches
qui portent sur les visions et les constructions de nouvelles façons de vivre, de
travailler et d’aménager le territoire dans la perspective d’une transition sociale et
écologique », tout en soulignant que « la sociologie des régimes d’engagement peut
également être mobilisée, puisqu’elle permet d’identifier les diverses formes
d’engagement qui s’offrent aux individus, alors que la sociologie engagée fournit des
outils et même une démarche pour comprendre la spécificité de l’engagement pour un
bien commun et même la possibilité de passer de l’intérêt collectif à l’intérêt général
qui prend maintenant la forme d’une grande transformation » (p. 344).
7
En définitive, L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois offre un
portrait remarquable du parcours personnel, des réflexions et des projets de Benoît
Lévesque, en mettant en lumière une démarche à la croisée de l’approfondissement
théorique et de l’engagement social. Nous pouvons nous inspirer des concepts élaborés
et des initiatives menées par Lévesque afin de nous aider à mieux comprendre les
ressorts de l’action collective, ainsi que les stratégies qui peuvent être employées pour
répondre à différents besoins et aspirations, pour encourager la recherche-action et le
travail intellectuel engagé, pour défendre des causes communes et pour favoriser le
changement social.
AUTEUR
EMANUEL GUAY
Étudiant au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal,
guay.emanuel@courrier.uqam.ca
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
542
Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et
Donna Kesselman, Les travailleurs des
plateformes numériques : regards
interdisciplinaires, (Teseo), 2022 :
https://www.teseopress.com/
lestravailleursdesplateformesnumeriques/
Olivier Rafélis de Broves
01. Introduction
1
L’ouvrage collectif et interdisciplinaire de Carelli et al. (2022) prend pour objet d’étude
le travail de plateforme (partie 1) et plus précisément la figure émergente du chauffeur
de VTC1 (partie 2). Sous les prismes du droit, de l’économie et de la sociologie, les
auteur.e.s scrutent les recompositions des relations d’emploi et de travail qui ont suivi
le développement rapide et massif des plateformes de travail à la demande. Plus
précisément, ils et elles mobilisent, tout en le questionnant, le concept de « zones grises
d’emploi et de travail ». Nous verrons que les acceptions et usages du concept sont
divers, au sein même de cet ouvrage. Dans un premier temps, on peut simplement
indiquer qu’il permet d’interroger la pertinence des catégories binaires de salariat et
d’indépendance (ou de travail salarié et travail indépendant).
2
Finalement, la question centrale de l’ouvrage est la suivante : le modèle spécifique de
relations du travail mis en place par les plateformes numériques constitue-t-il un
changement de paradigme qui commande de dépasser le modèle salarial de régulation
du travail, ou est-il une simple évolution du mode d’accumulation capitaliste comme il
en a connu régulièrement depuis son émergence ? Autrement dit, les zones grises que
font surgir les plateformes aux frontières de l’emploi salarié et indépendant sont-elles
le signe d’ajustements temporaires et conjoncturels, ou de changements structurels ?
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
543
Dans le premier cas, les outils analytiques forgés tout au long des XIX e et XX e siècle
pour critiquer (et éventuellement dépasser) le capitalisme restent pertinents,
nécessitant certes des aménagements conceptuels, mais pas de remise en question
complète. Dans le second cas, si c’est la nature, la substance du capitalisme qui évolue,
est exigée une recomposition à la fois des outils théoriques (renouvellement des
concepts analytiques) et politiques (transformation des modes de régulation,
construction de nouvelles institutions) pour y faire face.
3
L’ouvrage ne propose pas une réponse ni une thèse univoque, mais met en scène un
débat entre différents points de vue sur la question. Nous proposons alors dans un
premier temps quelques clarifications terminologiques ainsi que l’explicitation du
concept central de l’ouvrage. Ensuite, nous présentons les arguments des auteur.e.s
relativement à la question évoquée plus haut, en nous basant notamment sur la partie
2. Finalement, nous concluons sur les apports des propositions de l’ouvrage et en
particulier sur le concept de zone grise de travail et d’emploi.
02. Éléments de terminologie et concepts clés
2.1 Plateformes et travail à la demande
4
Il convient d’abord de préciser quelques éléments de terminologie relatifs à l’objet à
l’étude. De nombreuses classifications ont été proposées pour distinguer les différents
types de plateformes. La plus consensuelle est celle de Srnicek (2018) qui distingue
notamment les plateformes « allégées » comme Uber ou Airbnb. Celles-ci pratiquent
l’hyperexternalisation (de la main d’œuvre, des actifs, des risques) et ne possèdent
presque aucun actif tangible (les voitures et les logements sont la propriété des
utilisateur.trice.s dans les cas d’Uber et Airbnb).
5
Au niveau de l’activité, Casilli (2019) distingue quant à lui trois types de travail de
plateforme :
• Le micro-travail : micro-tâches numériques distribuées en ligne par des sites comme
TaskRabbit (notamment travail d’entrainement des intelligences artificielles) ;
• Le travail social en réseau : travail numérique et gratuit réalisé par les utilisateur.trice.s de
plateformes telles que Facebook, YouTube, etc. (ils et elles produisent de la valeur pour la
plateforme en publiant, classant, notant, commentant du contenu) ;
• Le travail à la demande : travail réalisé dans l’espace public, il s’agit principalement des
applications de transport de personnes (Uber, Lyft…) de livraison de repas (Uber Eats,
DoorDash…), mais aussi de nettoyage (à domicile, professionnel) ou autres services.
6
L’ouvrage traite donc des plateformes allégées de travail à la demande, sur lesquelles le
travail est le plus « ostensible » (Casilli, 2019). La partie 2 se concentre plus
spécifiquement encore sur les chauffeurs VTC.
2.2 Concept de zone grise de travail et d’emploi (ZGTE)
7
Tel que mentionné plus haut, ce concept à géométrie variable est utilisé de façon
différenciée par les auteur.e.s selon leur perspective disciplinaire et épistémologique.
8
À ce stade, reprenons l’explication qu’apporte Patrick Cingolani en conclusion de
l’ouvrage : « La zone grise n’est pas une catégorie qui rendrait compte, pour ainsi dire,
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
544
d’une situation suspensive en raison de son indécision. Sa fonction heuristique est
affirmative, elle renvoie à une sorte de tectonique des relations institutionnelles et
sociales qui changent, se déplacent, se confrontent, eu égard à la situation antérieure »
(p. 214).
9
Pour le dire simplement, la ZGTE ne vise pas à établir un constat d’incertitude ou de
flou sur une situation, mais plutôt à rendre compte d’un processus de déplacement des
frontières et de recomposition des interactions entre différentes catégories d’acteurs
dans les relations de travail.
10
Finalement, s’il est difficile de définir le concept, sa valeur heuristique apparait dans le
débat entre les trois auteur.e.s de la partie 2.
03. Thèse et positions respectives des auteur.e.s
11
La deuxième partie de l’ouvrage oppose les tenants du salariat comme dispositif central
de régulation des relations de travail et ceux d’un renouveau des institutions du travail.
3.1 Contributions de Patrick Dieuaide
12
Pour Dieuaide, économiste et sociologue, la question n’est pas tant de savoir si le
salariat pourrait ou devrait s’appliquer au travail de plateforme, mais plutôt de
comprendre pourquoi il est tant contesté.
13
Sa thèse est que la distinction entre travail salarié et indépendant tend à se brouiller et
à perdre de sa pertinence. Pour lui, « le salariat ne s’oppose pas au monde des
indépendants […] le salariat est un régime de mobilisation comme un autre »
(pp. 196-197). Il mentionne « l’article précurseur d’Alain Supiot (2000) qui, très tôt,
soulignait la convergence remarquable des conditions entre salariés et indépendants
dans l’exercice de leur activité ("indépendance dans l’allégeance" et "autonomie dans la
subordination") » (p. 197).
14
Dieuaide mobilise plusieurs arguments pour soutenir sa thèse contre la présomption de
salariat des TPF. Premièrement, l’activité de VTC ne se réduit pas à celle de la seule
conduite, mais comprend aussi des tâches cognitives (communiquer avec le client et
avec la plateforme notamment). Ces tâches lui laisseraient une marge d’autonomie, ce
qui tendrait à pointer une convergence des conditions entre salariat et indépendance.
Deuxièmement, la prestation de VTC étant réalisée dans l’espace public (et non dans
l’espace fermé et privé d’une usine ou d’un bureau), elle est co-déterminée par un
grand nombre de parties prenantes (collectivités, groupes socioprofessionnels,
syndicats, résidents…). Le travail n’est donc pas déterminé seulement par l’employeur
qui l’impose à l’employé et on assiste à une multiplication des relations du travail
triangulaires (sous-traitance, portage salarial, etc.). Finalement, cette situation conduit
selon Dieuaide à l’effacement de la figure de l’employeur dans la régulation de la
relation d’emploi.
15
Dieuaide ajoute que le travail de plateforme n’a rien à voir avec celui de « l’usine
fordiste » ou encore du « salariat d’usine ». Cependant, il semble que le salariat ne soit
pas l’apanage du secteur secondaire, mais qu’il concerne aussi le secteur tertiaire (la
plupart des industries de service), largement majoritaire en termes d’emploi (dans les
sociétés salariales). Les métiers de service, dont certains s’exercent également dans
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
545
l’espace public, se sont inscrits dans le salariat sans transformation majeure de sa
configuration.
16
Finalement, empruntant l’argument à la théorie de la régulation, Dieuaide montre que
« le système d’emploi se désolidarise du rapport salarial selon trois modalités au
moins » (p. 199) :
1. La triangulation : « irruption d’un acteur tiers dans la relation d’emploi standard »
2. La redistribution à plusieurs acteurs du pouvoir de direction de l’employeur
3. La migration des lieux de travail de l’usine vers des zones d’activité diverses (serveurs,
espace public, espaces privés domestiques comme la voiture ou la maison…)
17
Dieuaide en conclut que « les zones grises sont consubstantielles au salariat » (p. 201).
De cette conclusion cependant, il ne semble pas clair s’il faut tirer un trait sur le
salariat comme norme de relations du travail ou au contraire, le conserver pour
protéger les travailleur.euse.s.
18
Quant à l’usage du concept de zones grises du travail et d’emploi, la contribution de
Patrick Dieuaide semble éclairante. Celui-ci remet en question la conception
constructiviste de la notion de ZGTE pour lui en substituer une plus positiviste :
« Depuis les années 2000, nombreuses en effet sont les analyses et enquêtes de terrain
montrant que les zones grises sont des réalités massives, variées, et qui tendent à
perdurer » p. 191.
19
Les zones grises permettent selon lui de développer une analyse des « transformations
du salariat » (p. 191) et de questionner sa valeur intégrative : « recourir à la notion de
"zone grise" comme nous le proposons, c’est douter a priori que cette insertion va de
soi » (p. 196).
20
À partir de la définition de zone grise empruntée Gaïdz Minassian (2011), Dieuaide
identifie trois critères permettant d’opérationnaliser le concept dans le champ des
relations de travail et d’emploi : la triangulation de la relation de travail, la
concurrence entre parties prenantes et l’appropriation de l’espace public. Finalement,
pour Dieuaide, les zones grises « donnent aux plateformes des marges de manœuvre
pour contrôler les marchés qu’elles fabriquent » (p. 132).
3.2 Contribution de Rodrigo Carelli
21
Pour Carelli, professeur de droit du travail à l’université fédérale de Rio de Janeiro,
l’existence de zones grises ne présume pas de l’obsolescence du salariat ou de la fin de
sa centralité. Au contraire, les multiples luttes pour les requalifications sont la preuve
que « le salariat et la lutte des classes sont encore bien vivants » (p. 148).
22
Du point de vue du droit, justement, ces luttes s’appuient sur l’établissement du lien de
subordination entre les TPF et les plateformes, pour établir leur droit au statut de
salarié·e·s et aux protections qui lui sont associées. Ainsi, plusieurs cours de justice ont
rendu des verdicts établissant ce lien entre les TPF (dans le cas de livreur.e.s à vélo et
chauffeur.e.s VTC) et la plateforme (Uber, Deliveroo, TakeEatEasy...), caractérisant ainsi
le salariat2 (et non l’indépendance). Les critères employés pour établir ce lien sont
généralement la définition par la plateforme des modalités d’exercice et conditions du
travail (tarifs, assignation des clients notamment) associée à un pouvoir de surveillance
et de sanction.
Revue Interventions économiques, 67 | 2022
546
23
Les cours de justice ont donc justifié dans ces cas la requalification en contrat de travail
(salarié) du lien entre le TPF et la plateforme. Un récent rapport atteste que sur 51
décisions de justice rendues depuis 2016, 33 ont accordé la requalification du lien entre
travailleur et plateforme en contrat de travail (salariat) et 4 en un statut intermédiaire
entre indépendant et salarié (Dufresne & Leterme, 2021). Dans certains cas, il a été
considéré que le « travail autonome » des TPF était en réalité du salariat déguisé,
caractérisant une fraude établie à la demande des institutions de collecte des
cotisations patronales (auxquelles échappent les plateformes qui ne salarient pas les
TPF).
24
Carelli met finalement en garde contre les risques de voir dans les innovations
apportées par les plateformes numériques un déterminisme technologique. Il insiste
par conséquent sur le fait que « l’algorithme est au service de l’employeur », qu’il n’est
pas un acteur neutre commandant un nouveau type de relation du travail. La gestion
algorithmique du travail ne doit pas faire oublier que le code informatique reflète les
choix de développement et d’encadrement du travail sciemment adoptés par les
plateformes (et le capital-risque qui commande un retour sur investissement).
3.3 Contribution de Donna Kesselman
25
Sociologue du travail, Donna Kesselman pose la question centrale : « la gestion
algorithmique comme mécanisme de mise en relation entre fournisseur et prestataire
de service modifie-t-elle les institutions du rapport salarial ? » p. 153.
26
Dit autrement, ces plateformes sont-elles, comme elles le prétendent, des entreprises
technologiques offrant un simple service d’intermédiation ? Ou sont-elles des
entreprises de transport (Uber), de restauration (Uber Eats), de livraison (Cornershop)
ou d’hébergement (AirBnb), concurrentes des acteurs traditionnels de ces secteurs ?
Comme Dieuaide, Kesselman utilise le terme de « disruption », qui justifierait la remise
en cause du modèle salarial.
27
Kesselman nuance cependant cette position. Selon elle, les conclusions dépendent de la
perspective d’analyse. Si l’on adopte la perspective de l’innovation technologique, alors
la gestion algorithmique du travail semble bien transformer les relations d’emploi et
demander une recomposition des règles, codes et normes de régulation. Cette
perspective remet en question le modèle fordiste et le salariat : « Les auteurs pour qui
l’innovation technologique est le point nodal de l’organisation du travail la perçoivent
comme une dynamique de remise en cause des institutions salariales au profit d’une
recomposition pouvant aller jusqu’à la rupture » (p. 161). L’on retrouve ici la position
de Dieuaide. Sauf que pour Kesselman, cette conception technologiste épouse celle des
entrepreneur.e.s libertarien.ne.s de la Silicon Valley : « l’écosystème des plateformes
réaliserait, à l’échelle d’un secteur, le management numérique autonome proclamé par
les concepteurs du cyberespace » (p. 163).
28
Au contraire, si l’on adopte une perspective « sous l’angle de la relation salariale »
(p. 156), on se situe selon l’auteure dans le paradigme de continuité des institutions
salariales face aux zones grises des plateformes. Ainsi, « la gestion algorithmique ne
modifie pas la nature du travail ou de la mise au travail […] elle ne modifie donc pas
non plus, fondamentalement, la relation de dépendance de l’emploi salarié ou les règles
du droit du travail qui la régissent » (p. 165). De plus, tous les arguments employés dans
le droit pour requalifier le lien d’emploi des TPF en salariat (cités plus haut)
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547
démontrent clairement le lien de subordination entre TPF et plateformes et démentent
largement le brouillage des catégories avancé par Supiot et la notion « d’autonomie
dans la subordination » (l’autonomie des VTC est loin d’être démontrée).
3.4 Conclusion de Patrick Cingolani
29
Professeur de sociologie à l’université de Paris, Cingolani ouvre sur des transformations
plus larges induites par les changements technologiques : « Le numérique a mis à
l’épreuve la plasticité du droit à travers l’apparition de marchés multifaces, mais
surtout à travers sa puissance d’intrusion et de subversion des frontières sociales »
(p. 213). Selon lui, les frontières entre loisir et travail ainsi que les périmètres
temporels et spatiaux usuels du travail sont en passe de se brouiller.
30
Dans ce contexte, les plateformes ont des effets propres liés à leur modèle spécifique.
Notamment, elles contribuent selon lui au minage de la relation de subordination qui
s’exprime de plusieurs façons. D’abord, les lieux d’exercice de l’activité éloignés du
cadre fordiste de l’entreprise. Ensuite, les moyens de production sont la propriété des
travailleur.euse.s (la voiture et le téléphone pour les VTC3). Ces derniers peuvent
autodéterminer leurs horaires de travail4. Et enfin, le travail de plateforme confère une
impression d’un « chez-soi », un sentiment de familiarité au travail (sur son vélo, dans
sa voiture, sa chambre…).
04. Conclusion : apports et regard critique sur le
concept de ZGTE
31
Cet ouvrage questionne les catégories traditionnelles qui dessinent les contours de la
sociologie et du droit du travail, et notamment celles de salariat et d’indépendance. Les
auteur.e.s se demandent de quoi l’émergence de la figure du chauffeur VTC est le
signal. Surtout, commande-t-elle un changement de paradigme ou des aménagements
conceptuels à la marge ? La richesse des débats témoigne de la déstabilisation apportée
par les firmes multinationales issues de la Silicon Valley.
32
Cependant, un élément important nous semble peu présent dans ces réflexions : le
rapport au travail des TPF eux-mêmes. Autrement dit, comment voient-ils leur
activité ? Quelle interprétation subjective ont-ils de leur lien avec les plateformes ?
Surtout, au-delà de leur perception, si l’on s’accorde sur les phénomènes de
précarisation et d’exploitation auxquels ils et elles sont particulièrement exposé.e.s,
quels effets concrets auraient sur eux l’une ou l’autre des évolutions du modèle
salarial ? Cette dernière question me semble particulièrement cruciale et mériterait
d’être développée plus explicitement.
33
Ainsi, la remise en question de la binarité des statuts n’est-elle pas dangereuse pour le
travail ? Ne fait-elle pas le jeu d’Uber et autres plateformes qui tentent d’imposer leur
vision libérale-libertarienne du travail en poussant pour la création d’un tiers-statut
qui nivelle par le bas les conditions de travail sur les plateformes 5 ?
34
Par ailleurs, l’insatisfaction de certain.e.s à l’usage de catégories binaires semble peu
partagé du côté des juristes. En effet, comme certains l’ont mentionné dans le cadre des
débats en France, si une troisième catégorie de travailleur.euse était créée, il n’y aurait
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plus une frontière floue (entre salariat et indépendance), mais deux (entre les trois
catégories).
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De notre point de vue, si les plateformes amènent leur lot de transformations, les
critères établissant le lien de subordination restent cependant clairs. De plus,
certain.e.s suggèrent d’ajouter le critère de la dépendance économique pour
différencier les « vrais » des « faux » indépendants. Cette dépendance économique est
indubitable pour une majorité des chauffeur.e.s VTC. En effet, il ne faudrait pas
confondre un désir d’autonomie des travailleur.euse.s pour un souhait de
vulnérabilisation de leur statut et de surexploitation de leur travail.
36
Quant au concept de ZGTE, il me semble que la richesse du débat qu’il a suscité dans
l’ouvrage suffit à en justifier la pertinence, bien que nous questionnions sa possible
performativité. Ainsi, en voulant rendre justice de la complexité des relations de travail
et d’emploi des TPF et des bouleversements apportés par les plateformes, ne risquonsnous pas en tant que chercheur.e.s de dissimuler l’antagonisme capital-travail,
particulièrement violent dans le secteur, et à brouiller les pistes potentielles en termes
de résistances, de luttes et mobilisations collectives ?
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NOTES
1. Acronyme désignant les Voitures de tourisme avec chauffeur, expression surtout utilisée en
France où elle est une catégorie du droit qui identifie une activité réglementée du transport de
personne, séparée de l’activité de taxi (contrairement aux taxis, l’activité de VTC n’est pas basée
sur le modèle de la maraude mais de la réservation ou commande à distance). Uber s’est servi de
cette catégorie pour pénétrer le marché du transport dans plusieurs pays. Même si à la base,
cette catégorie ne désignait pas spécifiquement des chauffeurs utilisant des plateformes numériques,
dans l’ouvrage, elle est utilisée pour évoquer les chauffeur·e·s mis·es au travail via des
applications de type Uber. Nous utiliserons le terme générique travailleur·euse·s de plateforme
(ou l’acronyme TPF) pour les désigner.
2. Sur cette notion, il faut distinguer ce que Claude Didry (2019) appelle salaire analytique et
salaire institutionnel. Le salaire « analytique » est celui mobilisé par la langue savante à partir du
XIXe siècle (par Marx et Proudhon notamment). Il désigne le rapport de sujétion du travail au
capital.
Le salaire « institutionnel » désigne quant à lui le contrat de travail salarié tel qu’il émerge en
Europe continentale au début du XXe siècle. Il est le fruit de mobilisations de la classe ouvrière et
d’intenses luttes sociales et syndicales : « En interdisant le marchandage, le contrat de travail
oblige les capitalistes à s’exposer comme employeurs et institue le travail avec les règles
d’embauche, de licenciement, de sécurité » (Friot, 2020, p. 244). Si le premier est une institution
centrale du capitalisme, le second est au contraire vu par certains comme celle de son
dépassement (Friot, 2021). Dans les deux cas, le salariat atteste d’un lien de subordination entre
le·la travailleur·euse et le·la capitaliste qui l’emploie.
3. Ces éléments ne constituent cependant pas le seul capital mobilisé par les plateformes comme
Uber. Leurs investissements colossaux en R&D et surtout en marketing permettent de créer des
barrières à l’entrée et surtout leur confère un pouvoir de marché qui s’apparente à un droit
d’accès au réseau pour les utilisateur.rice.s. Un chauffeur VTC ne peut valoriser son capital
personnel sans accéder au réseau. C’est pourquoi David Harvey considère cette forme de
prédation comme une « accumulation par dépossession », type d’accumulation courante dans le
capitalisme (Harvey, 2004).
4. Cette prétendue autodétermination des horaires est très largement mise à mal par les enquêtes
de terrain qui démontrent le rôle du marché (horaires d’achalandage) et le poids des incitatifs
(tarification dynamique, concours et autres mécanismes mis en œuvre par les algorithmes pour
pousser au travail) dans la fixation des horaires de travail des VTC (Coget, 2020; Jamil & Noiseux,
2018).
5. Comme cela a été le cas en Californie avec la proposition 22 portée par Uber et Lyft et comme
Uber tente de le faire au Canada avec le programme Flexible Work+.
AUTEUR
OLIVIER RAFÉLIS DE BROVES
Doctorant en sociologie à l'Université Laval, obroves@gmail.com
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