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LES SAVOIRS D’APULÉE
Édité par
Emmanuel Plantade et Daniel Vallat
2018
GEORG OLMS VERLAG HILDESHEIM · ZÜRICH · NEW YORK
TABLE DES MATIÈRES
Emmanuel PLANTADE – Introduction
7
SAVOIRS PRATIQUES
Nicolas LÉVI – Multiscius : la conception apuléienne de la
polymathie au miroir de la notion grecque de πολυμαθία
Ilaria OTTRIA – Apulée et la langue grecque
Sébastien BARBARA – Apulée et les savoirs toxicologiques
Sonia SABNIS – Towards an Epistemology of Slavery in
Apuleius’ Metamorphoses
Marianne BÉRAUD – Apulée, juriste de la condition servile ?
Le cas du vicariat de l’âne Lucius dans les
Métamorphoses (8, 26 et 10, 13)
Mustapha LAKHLIF – Les connaissances juridiques d’Apulée
de Madaure à travers l’Apologie
19
45
67
95
115
127
SAVOIRS SPIRITUELS
Hippolyte Kilol MIMBU – L’Âne d’or 11, 15-16 et le Nouveau
Testament, Actes 2, 1-16 (40). Réflexions sur les savoirs
religieux d’Apulée
Anna MOTTA – Apuleius’ Biography of Plato in the Platonist
Tradition
Evelyn ADKINS – Silence and Revelation: Discourses of
Knowledge in Apuleius
Franck COLLIN – Éléments d’une mythopoétique de la
casuistique chez Apulée de Madaure
143
173
191
213
6
TABLE DES MATIÈRES
SAVOIRS INTERTEXTUELS
Ellen FINKELPEARL – Aesopic Discourse in Apuleius
Lara NICOLINI – Itur in silvam antiquam... Materiali ovidiani
per le nuove Metamorfosi
Emmanuel PLANTADE – L’inuentio de Psyché et Cupidon :
Apulée, lecteur de Dion de Pruse
Daniel VALLAT – Savoir caché, savoir scandaleux ? Apulée et
l’intertexte épigrammatique de l’Apologie
249
BIBLIOGRAPHIE
359
ENGLISH ABSTRACTS
391
INDEX AVCTORVM
399
279
299
325
Daniel VALLAT (Université Lumière – Lyon 2)
SAVOIR CACHÉ, SAVOIR SCANDALEUX ?
APULÉE ET L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE
DE L’APOLOGIE
« Toute apologie est suspecte par elle-même ; mais celle qui nous
vient d’un Apulée doit l’être deux fois » (Lafaye 1909, p. 236). Dans
ce jugement qui a plus d’un siècle désormais, Lafaye, qui par ailleurs
connaissait bien les poètes latins (en particulier Catulle), suggérait
déjà que, contrairement à l’écrivain dans cette affaire, l’écriture
d’Apulée ne pouvait bénéficier d’un non-lieu, et que sa complexité
n’avait rien d’innocent. Elle est en effet marquée, entre autres et audelà des arguments et jongleries rhétoriques, par un usage intensif de
l’intertextualité, où le non-dit est parfois aussi important que les
explications : l’implicite prend alors le pas sur l’explicite et le
réoriente. Apulée recourt ainsi à une technique intertextuelle, qui est
même le fondement de la poétique latine, et dont l’analyse a
commencé à faire ses preuves en prose aussi1. Ce que nous tenterons
de mettre en évidence ici, c’est l’intertexte épigrammatique, plus
présent qu’on ne le croit à première lecture. À son habitude, Apulée
donne le change en citant deux fois Catulle, et en livrant quelques
épigrammes, dont certaines de son cru. Mais ce n’est là que la partie
visible de l’épigramme. L’essentiel est caché, non revendiqué, et
Apulée tire les fils invisibles de la suggestion et de l’induction, par
Par exemple CIOFFI 1960 ; LAZZARINI 1985 ; MATTIACCI 1998 ; FINKELPEARL 1998
pour les Métamorphoses. Voir une approche récente dans PASETTI 2007 ; MARCHESI
2013 ; NICOLINI 2012 et dans le présent volume.
1
326
DANIEL VALLAT
l’exploitation de thématiques précises qui ont auparavant marqué
l’histoire de l’épigramme. Il existe ainsi des non-dits
épigrammatiques dans l’Apologie, décryptables uniquement par les
initiés, un savoir caché et qui doit le rester, car il demeure largement
scandaleux et n’a pas sa place au sein d’une défense judiciaire ; or ce
savoir sulfureux accompagne les protestations d’innocence d’Apulée,
créant un discours bis polémique plus qu’apologétique. Pour illustrer
ce savoir, nous nous concentrerons sur l’épigramme latine, à travers
Catulle, les Priapées, et surtout Martial. Leur présence n’est pas
méconnue par la critique (Hunink 1997 cite ainsi quelques
références), mais une mise en perspective systématique, au-delà des
évidences, permet de révéler une tension et une intention
épigrammatiques, cryptées à dessein, dans l’écriture d’Apulée.
1. L’exploitation de Catulle : une clé de lecture
Catulle est le seul épigrammatiste latin explicitement nommé et
cité par Apulée (6, 5 ; 10, 2 ; 11, 2). D’ailleurs seule son œuvre
épigrammatique est représentée, alors que le reste de sa production est
apparemment négligé – mais Martial avait déjà ouvert la voie en
instituant Catulle comme le premier représentant du genre à Rome, et
en particulier comme l’initiateur de la langue si particulière de
l’épigramme2. Si la première référence à Catulle (6, 5) ne marque pas,
à strictement parler, le début des allusions épigrammatiques, elle les
accompagne cependant et, dans le jeu de l’explicite et de l’implicite
auquel se livre Apulée, la chose est d’importance, car cette citation
confère une première impression d’honnêteté et de transparence de
l’auteur envers le genre épigrammatique, une impression qui ne
pousse pas le lecteur à chercher au-delà de ce que l’auteur lui livre
explicitement.
Cette impression issue de la première citation épigrammatique
est un faux-semblant, car on peut déjà, dans le chapitre précédent,
relever une inspiration martialienne passée sous silence (cf. 3.3). Il
s’agit donc d’une fausse première. Cette première citation de Catulle
2
SWANN 1994 et VALLAT 2016.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
327
introduit l’épigramme satirique et, en même temps, la manière dont
Apulée l’exploite, au sujet d’une poudre dentifrice :
… nisi forte in eo reprehendendus sum, quod Calpurniano puluisculum ex
Arabicis frugibus miserim, quem multo aequius erat spurcissimo ritu
Hiberorum, ut ait Catullus, sua sibi urina « dentem atque russam pumicare
gingiuam ». (Apol. 6, 5)
« À moins peut-être que je ne sois à blâmer d’avoir envoyé à Calpurnianus une
poudre tirée de plantes d’Arabie alors qu’il lui aurait mieux convenu, selon la
répugnante coutume des Hibères, de se servir, comme dit Catulle, de sa propre
urine “pour en frotter ses dents et sa gencive rouge”. »3
Apulée annonce d’abord le nom de l’auteur, et cite un seul vers
d’une épigramme qui en compte 21, le paraphrasant un peu pour
l’intégrer à la syntaxe ; lexicalement, il retient un passage neutre de
Catulle et reformule ce qui serait gênant de conserver, comme le
verbe minxit :
nunc Celtiber es : Celtiberia in terra,
quod quisque minxit, hoc sibi solet mane
dentem atque russam defricare gingiuam,
ut quo iste uester expolitior dens est,
hoc te amplius bibisse praedicet loti. (Catulle 39, 17-21)
« Mais tu es celtibérien ; en Celtibérie, chacun a coutume de prendre le matin ce
qu’il a pissé et d’en frotter ses dents et ses gencives rougies ; ainsi plus tes dents
sont nettes et plus elles proclament que tu as bu de l’urine. »4
Apulée livre ainsi une première clé de lecture, d’abord dans la
portée pragmatique de la citation : il sélectionne un court extrait
présentable de sa source (en la glosant au passage et en indiquant
avec l’adjectif spurcissimo l’indignation qu’il faut ressentir et que
Catulle n’explicitait pas) ; et cet extrait sert à l’invective et à la satire.
Son approche de l’épigramme est alors certes réductrice, mais
efficace. Si Apulée reprend parfois des techniques d’écriture
épigrammatique, comme la chute5, il fait en sorte, ici, de laisser
Les traductions d’Apulée sont celles de VALLETTE 1924.
Sauf mention contraire, les traductions de Catulle sont de LAFAYE 1932.
5 Cf. Apol. 27, 12 : Hiscine argumentis magian probatis, casu puerili et matrimonio
mulieris et obsonio piscium ?, « Sont-ce là vos arguments pour prouver la magie : la
chute d’un enfant, le mariage d’une femme, l’achat d'un plat de poisson ? ».
3
4
328
DANIEL VALLAT
l’épigramme d’autrui prendre en charge ce qu’il ne peut dire ou faire
directement, en particulier manifester une agressivité contraire à
l’éthos irénique qu’il se construit au fil du texte. C’est pourquoi il
prend soin de baliser la citation avec l’incise ut ait Catullus, quand la
matière devient scabreuse. La citation joue également un rôle de
contraste littéraire, qui permet d’opposer la préciosité de l’épigramme
d’Apulée qui accompagnait la poudre à la rugueuse franchise de
Catulle.
Inversement, il arrive à Apulée de citer Catulle implicitement,
quand la référence est axiologiquement inoffensive pour lui-même :
Ea res est : praeter quod non sum iurgiosus, etiam libenter te nuper usque
albus an ater esses ignoraui, et adhuc hercle non satis noui. (Apol. 16, 9)
« [Si … je garde le silence], c’est d’abord que je ne suis pas d’humeur
querelleuse ; c’est ensuite que je me suis fait un plaisir d’ignorer jusqu’à hier si
tu étais blanc ou noir, et qu’actuellement encore je te connais à peine. »
Apulée reprend ici un proverbe qu’on trouve ailleurs6, mais la
formulation albus an ater est spécifique à Catulle :
Nil nimium studeo, Caesar, tibi uelle placere,
nec scire utrum sis albus an ater homo. (Catulle 93)
« Je n’ai pas une envie démesurée, César, de chercher à te plaire, ni de savoir si
tu es blanc ou noir. »
Apulée reprend également à Catulle l’appareil énonciatif
(P1→P2), tandis que l’ensemble de sa phrase, remarquable par sa
brièveté, glose plus ou moins le nil nimium studeo et le nec scire
catulliens (cf. non sum iurgiosus ; ignoraui ; non satis noui ; sousentendu : parce que non studeo). Il s’agit donc d’une allusion claire à
Catulle, mais non identifiée. L’auteur joue sur l’implicite (ceux qui
connaissent Catulle le re-connaîtront), mais répétons que le nom de
Catulle est ici inutile, car, du point de vue de l’éthos, ce proverbe est
parfaitement neutre. Là encore, Catulle sert de clé d’analyse, car
Apulée montre qu’à un faible intervalle, il peut exploiter le même
auteur de deux façons opposées, l’une explicite, l’autre implicite.
6
Cicéron, Phil. 2, 16, 41 ; Phèdre 3, 15, 10 ; cf. OTTO 1890, s.v. Albus 1.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
329
Il explore même une troisième voie, qui sollicite à la fois
l’explicite et l’implicite, dans la deuxième citation identifiée du poète,
toujours au sujet des reproches d’immoralité adressés à Apulée à
cause de ses épigrammes amoureuses :
Sed sumne ego ineptus, qui haec etiam in iudicio ? An uos potius calumniosi,
qui etiam haec in accusatione, quasi ullum specimen morum sit uersibus
ludere ? Catullum ita respondentem maliuolis non legistis :
‘Nam castum esse decet pium poetam
ipsum, uersiculos nihil necesse est’ ? (Apol. 11, 1-2)
« Mais où ai-je la tête, de traiter de tels sujets jusque devant un tribunal ? À
moins que ce ne soit vous plutôt qui cherchiez de mauvaises chicanes, pour
recourir à de tels arguments dans une accusation, comme si l’on pouvait juger
de la valeur morale d’un homme sur un amusement poétique. Vous n’avez donc
pas lu ce que Catulle répond aux malveillants : “Le poète pieux doit être chaste,
lui ; mais que ses vers le soient, il n’en est nul besoin”. »
Apulée récupère ici l’argument de base de la tradition
épigrammatique latine, qui, à travers un distinguo vie / poème, permet
la justification d’une écriture érotique à Rome. En soi, l’exemple cité
par Apulée est cohérent avec son propos. Il dresse d’ailleurs un
parallèle entre lui-même et Catulle : ce dernier avait ses maleuoli, luimême a des calumniosi ; la comparaison, flagrante, constitue une clé
de lecture supplémentaire, car elle renvoie aussi à ce qu’Apulée ne dit
pas : Catulle cite nommément ses interlocuteurs et s’adresse à eux de
manière fort indélicate :
Pedicabo ego uos et irrumabo,
Aureli pathice et cinaede Furi,
qui me ex uersiculis meis putastis,
quod sunt molliculi, parum pudicum.
Nam castum esse decet pium poetam
ipsum, uersiculos nihil necessest ;
qui tum denique habent salem ac leporem,
si sunt molliculi ac parum pudici,
et quod pruriat incitare possunt,
non dico pueris, sed his pilosis,
qui duros nequeunt mouere lumbos.
Vos, quod milia multa basiorum
legistis, male me marem putatis ?
Pedicabo ego uos et irrumabo. (Catulle 16)
« Je vous foutrai en cul, moi, et en gueule, enculé d’Aurélius et pédé de Furius,
vous qui, à cause de mes petits vers, parce qu’ils sont tout langoureux, m’avez
jugé peu pudique. Car il convient qu’un pieux poète soit lui-même chaste, mais
330
DANIEL VALLAT
ce n’est pas nécessaire pour ses petits vers, qui enfin ont justement du sel et du
charme s’ils sont tout langoureux et peu pudiques, et s’ils peuvent susciter
quelque chose qui démange, je ne dis pas des enfants, mais les poilus qui
n’arrivent plus à remuer leurs reins endoloris. Vous, parce que vous avez lu mes
nombreux, mes milliers de baisers, vous me jugez peu viril ? Je vous foutrai en
cul, moi, et en gueule ! » (Traduction personnelle)
Il y aurait fort à dire sur la castitas revendiquée par le poète dans
ce texte très complexe7. En tout cas, Apulée pratique comme
précédemment la technique de l’extrait, qui lui évite de citer le début
et la fin du texte, lesquels, dans un effet de miroir, promettent aux
médisants les derniers outrages. Il est évident qu’un lettré connaît le
texte entier, y compris le non-dit apuléen (l’obscénité brutale et
agressive qui encadre l’épigramme). La manœuvre est habile : l’éthos
qu’Apulée se construit se limite ici au castum, et ne peut évidemment
pas reprendre les paroles injurieuses. Mais il est tout aussi évident
qu’il les sollicite implicitement dans la mémoire culturelle de
l’auditeur : le non-dit est suggéré par le pouvoir de l’induction selon
la règle stylistique de la métonymie apprise dès l’école antique : a
parte totum8. Il est naïf de concevoir, comme le fait Hunink (1997, ad
loc.), cette citation comme le « centre d’intérêt de ce poème dans
l’Antiquité », plus que les vers obscènes qui l’encadrent – en somme
une utilisation moralisée de Catulle9. En fait, Apulée use ici d’une
arme invisible : celle de la suggestion obscène. Comme
précédemment, c’est Catulle qui prend en charge, implicitement cette
fois, la portée subversive qui permet de doubler le dit (je suis un
castus poeta) d’un non-dit (pedicabo ego uos). D’ailleurs, Apulée se
garde bien de creuser l’exemple, en raison de sa portée scandaleuse :
il passe à un autre, problématique aussi, mais pour des raisons
différentes (voir 3.1).
Catulle est donc exploité de trois manières : explicite, implicite,
et explicite/implicite, c’est-à-dire inductive ; il fournit ainsi un
modèle d’écriture apuléenne, qui sera la base de notre analyse :
Cf. PINGOUD 2009 ; VALLAT 2016.
Nombreux exemples dans les commentaires à Virgile, cf. Servius, Aen. 1, 399 ; 2,
225 ; 2, 254 ; 3, 468, etc.
9 Les Priapées (voir Pr. 35) prouvent précisément le contraire.
7
8
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
331
l’épigramme satirique étant riche et souvent obscène, Apulée dispose
de nombreux textes exploitables contre ses adversaires, mais presque
aucun qu’il puisse citer dans ce contexte : aporie et défi qui
justifieront à la fois la mise à contribution de l’épigramme latine et le
silence qui l’entoure.
2. À l’ombre de Priape
Apulée connaît-il le recueil des Priapées (début du IIe siècle) et,
le cas échéant, l’exploite-t-il dans l’Apologie ? La réponse n’est pas
facile, moins en tout cas qu’avec Martial, d’autant que les contextes
sont rarement spécifiques. Ainsi, le terme agellus « petit champ »
apparaît deux fois dans l’Apologie ; à la fin (101), il est question du
terrain acheté avec la dot de Pudentilla ; le diminutif sert alors à
minimiser le domaine, et s’inscrit dans un large intertexte
épigrammatique, par exemple Martial 7, 91, pièce adressée à Juvénal
où il est question de Priape ; dans les Priapées mêmes, deux textes
(15-16) relient le « petit champ » à des menaces de viol en cas
d’intrusion. Apulée joue-t-il alors avec des souvenirs littéraires pour
menacer une fois de plus Emilianus de châtiments sexuels ?
Le second contexte est celui du misérable lopin de terre de ce
même Emilianus (23, 6), cultivé avec un seul petit âne : or, tant
agellus qu’asellus sont sexualisés dans l’épigramme (cf. Pr. 52, 9 ;
Martial 12, 16) et s’unissent pour donner une étrange image du
personnage. Le même paragraphe invite d’ailleurs à un parallèle
supplémentaire, lorsqu’Apulée compare son adversaire et les gens de
son espèce à des arbres stériles10 : or, c’est justement le thème de la
Pr. 61, où le pommier prend la parole pour expliquer que sa stérilité
Apol. 23, 5 : Tu uero, Aemiliane, et id genus homines uti tu es inculti et agrestes,
tanti re uera estis quantum habetis, ut arbor infecunda et infelix, quae nullum
fructum ex sese gignit, tanti est in pretio, quanti lignum eius in trunco, « Mais toi,
Emilianus, et tes pareils, engeance inculte et grossière, vous ne valez à vrai dire que
ce que vous possédez : tel un arbre infertile et maudit, qui ne produit aucun fruit, et
vaut ce que vaut le bois dont est fait son tronc ». Plus qu’un proverbe sur habere
(HUNINK 1997, ad loc., qui cite OTTO 1890, p. 157), il s’agit plutôt d’une
comparaison dont on trouve des parallèles par exemple chez Tite-Live ou Quintilien
(OTTO 1890, p. 35).
10
332
DANIEL VALLAT
est due « au pire des poètes », intertexte catullien (Pr. 61, 12 = c. 14,
23) où le poète parle de lui-même ! Emilianus serait alors, une
nouvelle fois, victime de Catulle. Mais cela reste hypothétique. Il faut
cependant signaler que la description du même personnage au § 64
détourne une thématique épigrammatique, celle de la uetula « la petite
vieille », appliquée cette fois à un homme :
At tibi, Aemiliane, pro isto mendacio duit deus iste superum et inferum
commeator utrorumque deorum malam gratiam semperque obuias species
mortuorum,quidquid umbrarum est usquam, quidquid lemurum, quidquid
manium, quidquid larbarum, oculis tuis oggerat, omnia noctium occursacula,
omnia bustorum formidamina, omnia sepulchrorum terriculamenta, a quibus
tamen aeuo et merito haud longe abest. (Apol. 64, 1-2)
« Quant à toi, Emilianus, puisse, pour prix de ton mensonge, ce dieu qui sert de
messager entre le monde céleste et le monde infernal, attirer sur toi la
malédiction des dieux de l’un et de l’autre, mettre toujours sur ton chemin les
fantômes des trépassés, assembler devant tes yeux toute l’armée des ombres, des
lémures, des mânes, des larves, avec toutes les apparitions des nuits, toutes les
terreurs des bûchers, tous les épouvantails des tombeaux, bien qu’à vrai dire,
par ton âge et ton caractère, tu sois presque du nombre. »
Si le début du texte – la malédiction – pose un problème à la fois
littéraire et sociétal11, la fin est nettement plus claire, car typiquement
épigrammatique, à travers la pointe qui identifie le personnage aux
divers monstres des cimetières. Apulée travestit donc ici l’image de la
uetula, qui a été particulièrement développée par Martial et dans les
Priapées. Dans la Pr. 57, 1, la vieille est décrite ainsi : Cornix et
caries uetusque bustum « la corneille, la ruine, le vieux bûcher », la
reliant ainsi au cimetière – image peut-être reprise par Apulée en Mét.
4, 7 pour désigner la vieille servante des voleurs : busti cadauer
extremum. La Pr. 32 explicite aussi, comme le fait Apulée, le lien
entre laideur et créatures fantastiques :
Vuis aridior puella passis,
buxo pallidior nouaque cera,
collatas sibi quae suisque membris
formicas facit altiles uideri ;
cuius uiscera non aperta Tuscus
per pellem poterit uidere aruspex ;
quae suco caret usque putris † pumex,
11
Cf. HERZ 2010 ; contra SANS 2014.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
333
nemo uiderit hanc ut expuentem ;
quam pro sanguine puluerem scobemque
in uenis medici putant habere,
ad me nocte solet uenire et affert
pallorem maciemque larualem.
Ductor ferreus insulariusue
lanternae uideor fricare cornu.
« C’est une fille plus sèche qu’un raisin sec
le teint cireux, jaune comme un coing
une fourmi à côté d’elle a l’air obèse :
un devin étrusque pourrait prédire l’avenir en examinant son foie
à travers sa peau, sans avoir à lui ouvrir le ventre,
elle est juteuse comme une pierre ponce
personne ne l’a jamais vu cracher,
les médecins pensent qu’à la place du sang elle a dans les veines
de la poussière et de la sciure.
Elle vient souvent me rendre visite la nuit
comme un fantôme livide et décharné
et j’ai le sentiment d’être un forgeron
ou un concierge en train d’astiquer un cul-de-lampe. » (Trad. Dupont & Eloi)
La maigreur, la peau transparente, le dessèchement, l’apparence
de fantôme, la nuit : tout fait de cette puella, sans doute ironique, une
créature des cimetières, et c’est exactement ce que suggère Apulée à
propos de son adversaire, en y ajoutant seulement une dimension
morale absente de la Priapée12.
Le non-dit priapique le moins douteux se trouve dans
l’échantillon d’épigrammes qu’Apulée propose pour répondre aux
accusations d’indécence :
On peut y ajouter le portrait de Vetustilla par Martial 3, 93 : « Tu as connu,
Vieillardine, trois cents consuls, et il te reste trois cheveux et quatre dents ; avec une
poitrine de cigale, une jambe et un teint de fourmi, tu présentes un front plus rugueux
qu’un manteau, et des seins semblables à des toiles d’araignées ; comparée à ta
bouche béante, étroite est la gueule du crocodile du Nil ; plus belle est la voix des
grenouilles de Ravenne, et plus doux le chant du moustique de Vénétie ; tu es aussi
miro que la chouette au matin, tu as le croupion d’une cane maigre, et ton sexe osseux
est plus osseux que n’importe quel vieux Cynique ; c’est une fois la lampe éteinte que
le maître de bains t’admet au milieu des catins des tombeaux ; c’est toujours l’hiver
pour toi en plein mois d’août, et la canicule ne peut te décongeler ; après deux cents
veuvages, tu oses encore rêver d’un homme et, pauvre folle, tu cherches quelqu’un
qu’excitent tes cendres. Pourquoi ne voudrait-il pas, alors, de cette momie de Sattia ?
(…) » (traduction Izaac corrigée). Voir aussi Martial 10, 90.
12
334
DANIEL VALLAT
Florea serta, meum mel, et haec tibi carmina dono.
Carmina dono tibi, serta tuo genio,
carmina uti, Critia, lux haec optata canatur
quae bis septeno uere tibi remeat,
serta autem ut laeto tibi tempore tempora uernent,
aetatis florem floribus ut decores.
Tu mihi da contra pro uerno flore tuum uer,
ut nostra exuperes munera muneribus.
Pro implexis sertis complexum corpore redde,
roque rosis oris sauia purpurei. (Apol. 9, 14, 1-10)
« Ces guirlandes de fleurs, doux ami, et ces chants sont un présent que je
t’apporte ; à toi les chants, à ton génie les guirlandes sont une offrande ; les
chants pour célébrer, Critias, l’heureux jour dont le retour verra tes deux fois
sept printemps ; les guirlandes, pour faire éclore le printemps sur ta tempe en ce
temps de joyeuse allégresse, et pour parer de fleurs la fleur de ta jeunesse. Pour
prix de ces fleurs printanières, je te demande ton printemps (je recevrai de toi
plus que tu n’as reçu) ; pour ces rameaux entrelacés, ton corps à mon corps
enlacé, et pour ses roses, les baisers de ta bouche aux lèvres vermeilles. »
La problématique du « don » amoureux et de l’échange avait été
remise à jour dans les Priapées 3 et 5. La Pr. 3 se présente comme la
parodie d’une poésie précieuse, qui met le verbe dare au cœur du
texte, et se termine par le dévoilement brutal de l’obscénité et de
l’aveu de grossièreté :
Obscure poteram tibi dicere : « da mihi quod tu
des licet assidue, nil tamem inde perit.
Da mihi, quod cupies frustra dare forsitan olim,
cum tenet obsessas inuida barba genas,
quodque Ioui dederat, qui raptus ab alite sacra
miscet amatori pocula grata suo,
quod uirgo prima cupido dat nocte marito,
dum timet alterius uulnus inepta loci. »
Simplicius multo est « da pedicare » Latine
dicere : quid faciam ? Crassa Minerua mea est. (Pr. 3)
« J’aurais pu demander, en phrases byzantines :
“Ce que tu peux donner, mais sans perte chagrine,
donne-le moi !
Ce qu’un jour tu voudras donner, en vain peut-être,
quand les poils et la barbe assiégeront ton être,
donne-le moi !
Ce que donne à Jupin, avec ses doux breuvages,
l’échanson enlevé par un aigle sauvage,
donne-le moi !
Ce que la vierge à son mari, la prime nuit,
accorde non sans crainte, ignorant le déduit…”
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
335
– Mais soyons clairs, et parlons net : “Donne ton cul !”
Voilà du bon latin, n’est-il pas ? Que veux-tu ?
J’ai la Minerve crue. » (traduction personnelle)
De son côté, la Pr. 5, sur un registre plus subtil, met en scène
l’échange amoureux en recourant à la fois à la répétition lexicale et à
la métaphore :
Quam puero fertur legem dixisse Priapus,
uersibus haec infra scripta duobus erit :
Quod meus hortus habet, sumas impune licebit,
si dederis nobis quod tuus hortus habet. (Pr. 5)
« La règle que Priape fixa pour les gamins,
dit-on, se trouve ci-dessous, écrite en vers :
“Ce que propose mon jardin, prends et te sers,
si tu me cèdes ce que renferme le tien”. » (traduction personnelle)13
Or, ces techniques sont précisément les deux ressorts de
l’épigramme d’Apulée, répétés ad nauseam14. S. Mattiacci (1985) a
analysé ce texte sous l’angle stylistique et en a défini l’approche
désormais classique, qui consiste à y voir un échantillon typique des
poetae nouelli, résurgence archaïsante d’un style ultra-précieux au IIe
siècle de notre ère, ce qui est vraisemblable, car il est incontestable
qu’Apulée écrit son épigramme dans ce style. Hunink (1998) a par
ailleurs étudié les poèmes d’Apulée sous un angle plus rhétorique, en
se demandant pourquoi, sur un aspect au demeurant secondaire de la
défense, il ne faisait pas l’éloge de son style. Peut-être pourrait-on
coupler les deux approches en envisageant le poème sous l’angle
d’une cacozelia outrée : Apulée use, de facto, des procédés nouelli
jusqu’à la saturation ; or, la saturation est un procédé typique de la
parodie. L’excès de préciosité suggère qu’Apulée en fait trop, et qu’il
se moque peut-être de ce style en en livrant un exemple trop parfait
pour être honnête. En somme, il imiterait alors le procédé parodique
de la troisième Priapée, mais sans l’explicitation finale. Il n’est
finalement pas impossible que le reproche adressé à Apulée – écrire
Voir aussi Pr. 38.
Cf. dono : v. 1-2 ; carmina : v. 1-2-3 ; uer / uernus : v. 45-7 ; flos : v. 6 (x2)-7 ;
tempus : v. 5 (x2) ; munus : v. 8 (x2).
13
14
336
DANIEL VALLAT
des vers intemperentissimos – soit avéré, mais pas nécessairement
pour les raisons qu’on croit.
3. Laruatus prodeo Martialis
Martial n’est jamais nommé dans l’Apologie, et ce ne peut être
que volontaire. Il est pourtant loin d’en être absent. On a vu, avec
Catulle, comment Apulée joue sur l’implicite et les pouvoirs de
suggestion et d’induction. Il agit de manière encore plus radicale avec
Martial dont l’absence est un faux-semblant : quand Apulée exploite
des thématiques et des techniques proprement martialiennes, faut-il en
conclure à un heureux hasard, ou à une exploitation silencieuse ? Si
certains cas sont sujets à caution, d’autres ne font aucun doute.
3.1. D’une apologie l’autre
Par deux fois, l’Apologie d’Apulée a recours à une apologie de
Martial, à savoir deux passages au début de son premier livre
d’épigrammes, où le poète se justifie sur des points litigieux :
l’emploi des noms propres et le distinguo auteur/œuvre. Il ouvre ainsi
la préface de son livre par une remarque sur l’usage des « vrais
noms », autrement dit les noms de personnes réelles :
Spero me secutum in libellis meis tale temperamentum ut de illis queri non
possit quisquis de se bene senserit, cum salua infirmarum quoque personarum
reuerentia ludant ; quae adeo antiquis auctoribus defuit ut nominibus non
tantum ueris abusi sint, sed et magnis. (Martial 1, praef.)
« J’espère avoir montré dans mes petits volumes assez de réserve pour que
personne ne puisse se plaindre à leur sujet, parmi ceux qui ont pour eux le
témoignage de leur conscience. Leur badinage, en effet, ne porte jamais atteinte
au respect dû aux personnes même de la plus basse condition ; et cette
discrétion fut si peu connue des anciens auteurs qu’ils ont fait abus non
seulement des noms réels, mais encore des grands noms. »15
Après avoir justement reproché à ses prédécesseurs (en
l’occurrence Catulle) d’user de « vrais » noms, Martial n’en cite lui15 Les traductions de Martial sont celles d’Izaac (CUF), corrigées si besoin par nos
soins.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
337
même aucun. Or, Apulée doit faire face à une problématique
similaire, mais inversée, puisqu’on lui reproche de ne pas citer les
vrais noms, mais d’utiliser des pseudonymes16. L’accusation même,
contraire à la tradition de la littérature amoureuse, disqualifie
d’emblée les accusateurs. En tout cas, le parallélisme des
problématiques est flagrant ; d’ailleurs, nul avant Martial n’aborde la
question. Mais pour se justifier, Apulée se lance dans une fameuse
série d’exemples, lue aujourd’hui encore17 comme la source
principale de l’identité des héroïnes élégiaques :
Eadem igitur opera accusent C. Catullum, quod Lesbiam pro Clodia nominarit,
et Ticidam similiter, quod quae Metella erat Perillam scripserit, et Propertium,
qui Cunthiam dicat, Hostiam dissimulet, et Tibullum, quod ei sit Plania in
animo, Delia in uersu. Et quidem C. Lucilium, quanquam sit iambicus, tamen
improbarim, quod Gentium et Macedonem pueros directis nominibus carmine
suo prostituerit. Quanto modestius tandem Mantuanus poeta, qui itidem ut ego
puerum amici sui Pollionis bucolico ludicro laudans et abstinens nominum sese
quidem Corydonem, puerum uero Alexin uocat. (Apol. 10, 3-5)
« À ce compte, qu’ils accusent Catulle d’avoir employé le nom de Lesbia pour
celui de Clodia, et de même Ticidas d’avoir écrit Périlla au lieu de Métella,
Properce de donner Cynthia pour pseudonyme à Hostia, Tibulle d’avoir dans
l’esprit Plania, quand dans ses vers il dit Délia. Et à dire vrai, Lucilius, quoique
poète satirique, me semble avoir eu tort de laisser leurs noms véritables de
Gentius et de Macedo à de jeunes gens qu’il expose en public dans un de ses
poèmes. Combien plus discret le poète de Mantoue : chantant, comme j’ai fait
moi-même, le jeune esclave de son ami Pollion dans un badinage bucolique, il a
pris soin d’éviter les vrais noms, et se désigne lui-même sous celui de Corydon,
l’enfant sous celui d’Alexis. »
Cet étalage d’érudition, technique usuelle d’Apulée, permet
d’écraser Emilianus et ses complices sous le poids de leur ignorance,
mais relève aussi de l’enfumage par la variété des exemples et le
désordre savant qui les accompagne. En fait, cette liste n’a de sens
que par rapport à l’axiome martialien, mais aussi contre lui, car
Apulée, une fois de plus, donne le change : il était habile de
16 Apol. 10, 2 Hic illud etiam reprehendi animaduertisti, quod, cum aliis nominibus
pueri uocentur, ego eos Charinum et Critian appellitarim, « Toujours à ce propos,
remarquez qu’on me reprochait également d’avoir, au vrai nom de ces enfants,
substitué ceux de Charinus et de Critias ».
17 Pour une étude de ce passage, voir BRIGHT 1981.
338
DANIEL VALLAT
commencer la liste avec Catulle, godfather de l’épigramme latine,
mais cette habileté s’accompagne d’une double déviance : il se limite
strictement aux pseudonymes de personnes aimées, et oblique sur
l’élégie, avant d’enchaîner sur un contre-exemple fort ancien (le
satiriste Lucilius), et de conclure sur les Bucoliques de Virgile.
Exemples et contre-exemples sont mélangés ; aucune chronologie
n’est visible ; le genre sexuel est confondu ; les genres littéraires
n’ont pas de suite logique. L’accumulation d’exemples sert en soi
d’argument-choc, à partir d’une théorie martialienne, exactement ce
qu’Ausone fera plus tard18. Le problème, c’est qu’aucun des exemples
proposés n’est parfaitement cohérent avec l’épigramme d’Apulée : si,
par exemple, on s’en tient à l’amour des garçons et au changement de
nom, Virgile serait un parfait exemple, mais le genre littéraire diffère.
En fait, le plus important de cette liste se réduit au premier et au
dernier exemple : finir sur Virgile lui permet de conclure en beauté
sur l’auteur-roi et de se hisser jusqu’à lui ; quant à Catulle, son nom
s’imposait dès lors qu’il était question d’épigrammes.
En somme, cette longue liste vient en apparence compléter la
théorie martialienne : des deux auteurs qui ont abordé cette
problématique, l’un fournirait la règle, l’autre l’illustration. Mais cette
distribution idéale des rôles se heurte à une double maldonne ; la
première reste le silence d’Apulée, qui ne nomme pas Martial sur une
question où seul ce dernier a pris position, qui plus est à une date
relativement récente. Certes, Martial ne pouvait intégrer la liste même
d’exemples ; mais cela n’explique pas son absence dans la partie
théorique, où Apulée aurait pu glisser un ut ait Martialis. Mais aussi,
la présence de Catulle en tête de liste, si logique qu’elle puisse
sembler, a plutôt l’air d’une provocation quand on ne se laisse pas
étourdir par la logorrhée de l’auteur. En effet, Martial, en dénonçant
ceux qui usaient de « vrais et grands noms », ne nomme personne,
mais pense d’abord à Catulle, qui n’hésitait pas à désigner
nommément ses victimes (au premier rang desquelles Jules César).
N’importe quel lecteur d’épigrammes le savait. L’argument d’Apulée
sur la discrétion catulienne est donc ici incomplet, sinon bancal
18
Dans les parties théoriques du Cento Nuptialis, voir VALLAT 2017.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
339
(malgré le cas de Clodia). En restant dans une veine « érotique »
(seule cohérence de la liste), il limite une problématique martialienne
pour la retourner à son avantage, contre son adversaire inculte.
Dans un second passage, Apulée récupère une autre
problématique martialienne, la distinction entre l’auteur et son œuvre.
On a rappelé plus haut comment il recyclait Catulle pour l’occasion,
mais il faut reprendre le passage en entier :
Sed sumne ego ineptus, qui haec etiam in iudicio ? An uos potius calumniosi,
qui etiam haec in accusatione, quasi ullum specimen morum sit uersibus
ludere ? Catullum ita respondentem maliuolis non legistis :
« Nam castum esse decet pium poetam
ipsum, uersiculos nihil necesse est ? »
Diuus Adrianus cum Voconi amici sui poetae tumulum uorsibus muneraretur,
ita scripsit :
« Lasciuus uersu, mente pudicus eras »,
quod nunquam ita dixisset, si forent lepidiora carmina argumentum
impudicitiae habenda. Ipsius etiam diui Hadriani multa id genus legere me
memini. Aude sis, Aemiliane, dicere male id fieri, quod imperator et censor
diuus Adrianus fecit et factum memoriae reliquit. (Apol. 11, 1-4)
« Mais où ai-je la tête, de traiter de tels sujets jusque devant un tribunal ? À
moins que ce ne soit vous plutôt qui cherchiez de mauvaises chicanes, pour
recourir à de tels arguments dans une accusation, comme si l’on pouvait juger
de la valeur morale d’un homme sur un amusement poétique. Vous n’avez donc
pas lu ce que Catulle répond aux malveillants : “Le poète pieux doit être chaste,
lui ; mais que ses vers le soient, il n’en est nul besoin”. Le dieu Hadrien,
honorant d’un hommage en vers le tombeau de son ami le poète Voconius, y
inscrivit ces mots : “ton vers était lascif, mais ton âme était chaste”, ce qu’il
n’aurait jamais dit si des poésies un peu voluptueuses devaient passer pour un
indice de mœurs relâchées. Et du même Hadrien, j’ai souvenir d’en avoir lu
beaucoup dans ce genre. Dis encore, Emilianus, si tu l’oses, que l’on a tort de
faire ce que le divin Hadrien, empereur et censeur, a fait et laissé en souvenir à
la postérité. »
Un lecteur de Martial ne peut qu’être stupéfait devant cette
alliance d’exemples pour illustrer ce qui a constitué une ligne de force
de l’apologie martialienne : Catulle, le premier certes à traiter la
question, mais sous une forme si contradictoire qu’elle n’est pas
exploitable sans mener dans les abîmes de l’aporie (voir supra) ; et un
vers impérial sur le même thème, qui vient écraser ce pauvre
Emilianus de son autorité. Ce vers est un hapax, un pentamètre
construit sur une double opposition asyndétique entre uersus / mens et
lasciuus / pudicus. Si l’adjectif pudicus peut référer au poème 16 de
340
DANIEL VALLAT
Catulle19, le terme lasciuus n’apparaît jamais chez lui (qui préfère
molliculi dans le même texte) ; il est présent en revanche chez
Martial, dans ce qui avait été, avant un remaniement éditorial, la
première épigramme du livre 1 :
Contigeris nostros, Caesar, si forte libellos,
terrarum dominum pone supercilium.
Consueuere iocos uestri quoque ferre triumphi,
materiam dictis nec pudet esse ducem.
Qua Thymelen spectas derisoremque Latinum,
illa fronte precor carmina legas.
Innocuos censura potest permittere lusus :
lasciua est nobis pagina, uita proba. (Martial 1, 4)
« S’il arrive, César, que ta main s’approche de mes petits volumes, déride ce
front qui gouverne le monde. Vos triomphes eux-mêmes ont coutume de tolérer
les plaisanteries et un général de rougit pas de fournir matière à des bons mots.
L’air dont tu regardes Thymélé et le mime Latinus, daigne le prendre pour lire
mes vers. Un censeur peut autoriser d’innocents badinages : ma page est
libertine, mais ma vie est honnête. »
Le dernier vers, un pentamètre débutant par l’adjectif lasciua,
contient la posture apologétique de Martial, avec la double opposition
pagina / uita et lasciua / proba : autrement dit, si le vers d’Hadrien
est authentique, il est directement imité de Martial, qui reprend ce
distinguo au livre 1120, et qui, contrairement à Catulle (qui ruait dans
les brancards), a toujours pris soin de bien distinguer le discours
obscène du discours sur l’obscénité, à savoir des épigrammes
théoriques comme celles qu’on vient de lire21. Il s’appuyait certes sur
le précédent catullien, mais on peut prouver qu’il s’agit alors, en
grande partie, d’une manipulation d’image22. Apulée passe donc sous
Le détail est d'ailleurs plus complexe : cet adjectif est employé sous forme négative,
pour désigner d'abord le poète dans la bouche de ses détracteurs, puis les vers
catulliens selon l'aveu de leur propre auteur ; lui-même qualifie le poète de pius et
castus.
20 Martial 11, 15, 13 : mores non habet hic meos libellus, « ce petit livre n’est pas le
reflet de mes mœurs ».
21 VALLAT 2016. Ovide (Tr. 2, 234) avait formulé la même idée, mais de manière
toute différente ; et Pline le Jeune la reprend (4, 14 ; 4, 27 ; 5, 3), mais c’est après
Martial.
22 VALLAT 2016.
19
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
341
silence, volontairement, le poète qui a le plus écrit sur la question et
pour qui, visiblement, cette dernière s’était posée avec le plus
d’acuité. Il escamote l’apologie avant l’Apologie pour mettre en avant
le vers inconnu d’un amateur, certes, mais surtout d’une figure
d’autorité infiniment supérieure à Martial : imperator et censor diuus
Hadrianus.
3.2. Une question de langue
La justification du silence d’Apulée sur Martial trouve une
explication dans un autre escamotage, lors du passage (6-8) où il est
question de dentifrice et de bouche plus ou moins propre.
L’accusation reproche à Apulée d’avoir écrit un petit poème
accompagnant l’envoi d’une poudre dentifrice à un certain
Calpurnius, ce qui trahirait les mœurs relâchées de leur auteur.
Apulée contre-attaque sur trois chapitres virevoltants où il associe
propreté de la bouche et propreté du langage et de la pensée ; il lui est
facile alors d’accuser son adversaire de n’avoir ni l’une ni l’autre :
Ego certe pro meo captu dixerim nihil minus quam oris illuuiem libero et
liberali uiro competere. (…) Velim igitur censor meus Emilianus respondeat,
unquamne ipse soleat pedes lauare ; uel, si id non negat, contendat maiorem
curam munditiarum pedibus quam dentibus inpertiendam. Plane quidem, si
quis ita ut tu, Aemiliane, nunquam ferme os suum nisi maledictis et calumniis
aperiat, censeo ne ulla cura os percolat neque ille exotico puluere dentis
emaculet, quos iustius carbone de rogo obteruerit, neque saltem communi aqua
perluat. Quin ei mendaciorum et amaritudinum praeministra semper in fetutinis
et olenticetis suis iaceat. Nam quae, malum, ratio est linguam mundam et
laetam, uocem contra spurcam et tetram possidere, uiperae ritu niueo denticulo
atrum uenenum inspirare ? (Apol. 7, 6 – 8, 1-4)
« Pour moi, qu’il me suffise de dire, dans la limite de mes moyens, que rien
n’est plus indigne qu’une bouche malpropre d’un homme libre et de mœurs
libérales. (…) Je voudrais donc bien que mon censeur Emilianus me dise s’il a
l’habitude parfois de se laver les pieds. Et s’il ne dit pas non, soutiendra-t-il que
la propreté des pieds réclame plus de soins que celle des dents ? Ah ! Sans
doute, celui qui, comme toi, Emilianus, n’ouvre guère la bouche que pour
médire et calomnier, je suis bien d’avis qu’il ne prenne pas soin d’entretenir sa
bouche, de nettoyer ses dents avec une poudre exotique – mieux lui siérait de
les frotter avec du charbon de bûcher – qu’il ne les rince même pas avec de
l’eau ordinaire : mais plutôt que sa langue malfaisante, dispensatrice docile de
mensonges et d’amertume, continue à croupir dans son immondice et dans sa
puanteur. Car à quoi bon – c’est de la folie – avoir une langue propre et nette,
342
DANIEL VALLAT
quand la voix est impure et souillée ? Telle la vipère qui, d’une dent de neige,
distille un noir venin. »
Il a beau jeu de passer de l’impureté physique à l’impureté
morale : l’image du bûcher funéraire sert de jonction entre les deux et
permet au passage de retourner l’accusation de sorcellerie. Or, nous
retrouvons là une thématique assez rare en général23, mais fort bien
documentée chez Martial, chez qui les termes os et surtout lingua sont
associés le plus souvent à une forme d’impureté, physique, morale ou
les deux à la fois, c’est-à-dire sexuelle. Il existe d’abord une
épigramme sur la laideur d’une voix, celle de Lydia, très belle femme
dont les sonorités gâchent toute la beauté :
sed quotiens loqueris, carnem quoque, Lydia, perdis
et sua plus nulli quam tibi lingua nocet. (Martial 11, 102, 5-6)
« mais chaque fois que tu parles, tu gâches aussi ton teint, Lydia, et à nulle autre
que toi sa langue ne nuit autant. »
La puanteur de l’haleine est mise en scène avec Manneia :
Os et labra tibi lingit, Manneia, catellus :
non miror, merdas si libet esse cani. (Martial 1, 83)
« Ton caniche, Manneia, te lèche le visage et les lèvres : je ne m’étonne plus
que les chiens aiment la merde. »
Au fond, Apulée en dit tout autant, mais différemment (8, 3 in
fetutinis et olenticetis suis)24. Du niveau physique, on passe facilement
à la puanteur morale :
Quid narrat tua moecha ? Non puellam
dixi, Gongylion. Quid ergo ? Linguam. (Martial 3, 84)
« Que raconte ta salope ? Je ne parle pas de ta copine, Gongylion. De quoi
alors ? De ta langue. »
Plus spécifiquement, la puanteur de la bouche peut être associée
à des pratiques sexuelles, tantôt implicites, tantôt explicites :
De nullo quereris, nulli maledicis, Apici :
23 Et analysée encore récemment sous l’angle rhétorique et philosophique (PROST
2015) ; voir aussi BARBARA 2014.
24 Voir aussi Martial 3, 17, sur l’haleine de Sabidius qui transforme tout aliment en
« merde ».
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
343
rumor ait linguae te tamen esse malae. (Martial 3, 80)
« Tu ne te plains de personne, tu ne dis de mal de personne, Apicius ; et
pourtant le bruit court que tu as une mauvaise langue. »
Pediconibus os olere dicis.
Hoc si, sicut ais, Fabulle, uerum est :
Quid tu credis olere cunnilingis ? (12, 85)
« Tu dis que les sodomites puent de la gueule. Si cela est vrai, Fabullus, comme
tu l’assures, quelle odeur penses-tu qu’ont les bouffeurs de chatte? »
Dans le cas d’Apicius, la mala lingua est spontanément liée à des
médisances, aussitôt niées ; si le poète n’explicite pas son propos, le
sens du texte est clair et s’oriente vers des pratiques sexuelles qui sont
explicitées avec Fabullus. Martial inverse ironiquement ces valeurs en
2, 61, en déclarant que la langue de son interlocuteur était « plus
pure » à l’époque de ses fellations que désormais avec ses
médisances. D’autres textes sont plus directs et agressifs encore25 :
Cum depilatos, Chreste, coleos portes
et uulturino mentulam parem collo
et prostitutis leuius caput culis,
nec uiuat ullus in tuo pilus crure,
purgentque saeuae cana labra uolsellae ;
Curios, Camillos, Quintios, Numas, Ancos,
et quidquid umquam legimus pilosorum
loqueris sonasque grandibus minax uerbis,
et cum theatris saeculoque rixaris.
Occurrit aliquis inter ista si draucus,
lam paedagogo liberatus et cuius
refibulauit turgidum faber penem,
nutu uocatum ducis, et pudet fari
Catoniana, Chreste, quod facis lingua. (Martial 9, 27)
« Malgré tes couilles épilées, ta queue en cou de vautour, ta tête plus lisse que
les culs des mignons et tes jambes sans poil qui vive, et bien qu’une pince
cruelle sarcle tes lèvres exsangues, tu n’as en bouche que les Curius, les
Camille, les Cincinnatus, les Numa, les Ancus, tous ces poilus des manuels
d’histoire, et, menaçant, tu résonnes de grands couplets, et tu t’en prends aux
théâtres et au siècle ! Mais si, au milieu de ces tirades, survient quelque jeune
gaillard, débarrassé de son mentor et de sa ceinture de chasteté, tu le dragues, et
j’ai honte de dire ce que tu lui fais, Chrestus, avec ta langue de Caton. »
25
Voir aussi Martial 3, 81 ; 7, 24 ; 10, 3 ; 11, 25 ; 11, 61 ; 11, 85.
344
DANIEL VALLAT
Il est donc clair que Martial a largement illustré et balisé la
thématique, suffisamment en tout cas pour qu’Apulée, en insistant
fortement sur ce thème accessoire (peut-être absent, ou du moins
mineur dans l’accusation), finisse par paraphraser des syntagmes
martialiens26, sollicitant la mémoire culturelle du lecteur, et laissant là
encore un intertexte caché et diffus prendre en charge des accusations
implicites et subliminales, avec Martial en éminence grise et
Emilianus en fellator ou cunnilingus. Mais on comprend aussi, à
travers de tels exemples, pourquoi Martial n’est jamais nommé : c’est
qu’il est innommable dans ce contexte ; en effet, malgré ses
précautions et ses efforts évoqués plus haut, son nom reste associé à
un contenu sulfureux qu’Apulée, face à des accusations de mauvaises
mœurs, peut s’amuser à actualiser mais ne peut en aucun cas
expliciter ; le patronage de Martial lui est interdit : voilà pourquoi le
poète est destiné à rester dans l’arrière-boutique de l’Apologie.
3.3. Varia Martialiana
On peut procéder à d’autres rapprochements entre Apulée et
Martial : nous les reprendrons dans l’ordre linéaire de l’Apologie, en
expliquant brièvement, à chaque fois, la vraisemblance du parallèle.
Régulièrement, Martial n’a pas été le seul à traiter ces thématiques,
mais il est souvent le dernier à l’avoir fait avant Apulée, et souvent
aussi celui qui les a le plus détaillées.
a) Le physique d’un écrivain
… cui praeter formae mediocritatem continuatio etiam litterati laboris omnem
gratiam corpore deterget, habitudinem tenuat, sucum exsorbet, colorem
obliterat, uigorem debilitat. Capillus ipse, quem isti aperto mendacio ad
lenocinium decoris promissum dixere, uides quam sit amoenus ac delicatus :
horrore implexus atque impeditus, stuppeo tomento adsimilis et inaequaliter
hirtus et globosus et congestus, prorsum inenodabilis diutina incuria non modo
comendi, sed saltem expediendi et discriminandi. (Apol. 4, 10)
« … médiocrement pourvu d’agréments extérieurs, la continuité de mes travaux
littéraires enlève toute grâce à ma personne, exténue mon corps, tarit mon
26
Apulée 8, 3 nocens lingua = Martial 2, 61, 7 noxia lingua ; 11, 102, 6 lingua nocet.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
345
embonpoint, fane mon teint, paralyse ma vigueur. Cette chevelure même, dont
mes adversaires, par un mensonge flagrant, ont attribué la longueur à un artifice
de coquetterie, tu vois comme elle est gracieuse et efféminée : hirsute, emmêlée
et enchevêtrée, semblable de la bourre d’étoupe, inégalement ramassée en
mèches rudes et en paquets, elle forme des nœuds inextricables, tant il y a
longtemps que je néglige, je ne dis pas de la cultiver, mais de la peigner et
démêler. »
Dans cet autoportrait quelque peu contradictoire (l’auteur fait
plusieurs fois allusion à sa propre beauté), Apulée se montre épuisé
par les travaux littéraires. On n’ose évoquer une autre forme
d’épuisement, sexuel cette fois, évoqué par les Priapées27, qui
pourrait servir de modèle ; mais Martial aussi évoque le teint pâle ou
brouillé (mali coloris) des poètes, enfermés dans leurs études (7, 4,
1) ; il s’agissait sans doute d’un topos, dont on trouve les premières
traces chez Celse (1, 2) et Perse (1, 26 ; 5, 62). Quant aux cheveux
négligés et mal coiffés, ils n’évoquent pas seulement l’image du
philosophe (voir Hunink 1997, ad loc.) : ils peuvent également être
une marque extérieure de virilité (Mart. 1, 24), et inversement, ce
dont Apulée joue comme le faisait déjà Martial, dans la construction
de son image, opposée implicitement à celle de ses adversaires :
Cum te municipem Corinthiorum
iactes, Charmenion, negante nullo,
cur frater tibi dicor, ex Hiberis
Et Celtis genitus Tagique ciuis ?
An uoltu similes uidemur esse ?
Tu flexa nitidus coma uagaris,
Hispanis ego contumax capillis ;
leuis dropace tu cotidiano,
hirsutis ego cruribus genisque ;
os blaesum tibi debilisque lingua est,
nobis filia fortius loquetur :
tam dispar aquilae columba non est,
Nec dorcas rigido fugax leoni.
Quare desine me uocare fratrem,
ne te, Charmenion, uocem sororem. (Martial 10, 65)
Pr. 26, 7-8 : ipsi cernitis ecfututus ut sim / confectusque macerque pallidusque,
« vous-mêmes vous voyez combien je suis épuisé par la baise, tout rabougri, tout
maigre et tout blême. »
27
346
DANIEL VALLAT
« Si tu te proclames, Charmenion, citoyen de Corinthe, sans que personne ne te
contredise, pourquoi m’appelles-tu ton ‘frère’, quand je suis issu des Celtibères
et concitoyen du Tage ? Nous ressemblons-nous de visage ? Toi, tu te
promènes, brillant de ta chevelure ondulée, moi, raide avec mes cheveux
espagnols. Tu es imberbe grâce à la crème épilatoire quotidienne, moi, j’ai les
jambes et les genoux tout poilus. Ta bouche balbutie, ta langue n’a pas de
force : mon ventre parlera plus vigoureusement ; la colombe n’est pas plus
différente de l’aigle, ni la timide gazelle du lion impitoyable. Cesse donc de
m’appeler ton frère, si tu ne veux pas, Charmenion, que je t’appelle ma sœur. »
b) La lecture ratée
ita, ut iam de uorsibus dissertabo quos a me factos quasi pudendos protulerunt,
cum quidem me animaduertisti cum risu illis suscensentem, quod eos absone et
indocte pronuntiarent. (Apol. 5, 6)
« Comme je vais le faire immédiatement pour ces vers de ma composition,
qu’ils ont cru citer à ma honte, tandis que moi-même, tu l’as remarqué, je riais
et maugréais tout ensemble de l’incorrection et de la grossièreté de leur débit. »
… tam dure et rustice legere ut odium mouerent. (Apol. 9, 1)
« … de la manière dure et rustique dont ils les ont lus, ils inspirent plutôt de
l’aversion. »
Martial aussi a traité la question des vers mal lus, dans un
contexte un peu différent, celui du plagiat et du vol de textes (cycle de
Fidentinus au livre 1) ; l’un des textes du cycle présente justement
l’incompétence du personnage à égaler la lecture d’auteur :
Quem recitas meus est, o Fidentine, libellus :
sed male cum recitas, incipit esse tuus. (Martial 1, 38)
« Les vers que tu lis au public, Fidentinus, sont de moi ; mais quand tu les lis
aussi mal, ils commencent à être de toi. »28
Voir aussi Pétrone, Sat. 68, 4-5 : « L’esclave qui était assis aux pieds d’Habinnas,
sans doute sur l’ordre de son maître, se mit soudain à déclamer d’une voix
glapissante : “Cependant Énée et sa flotte avaient gagné le large”. Jamais sons plus
aigres n’écorchèrent mes oreilles : car, outre qu’il enflait ou baissait la voix au gré de
sa fantaisie barbare, il mêlait au poème des vers d’atellane, si bien que, grâce à lui,
pour la première fois, Virgile lui-même me déplut » (Trad. Ernout, CUF). Voir
VALLAT 2013, p. 56-59 sur ce passage.
28
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
347
c) Les Xenia
En 6, 3, l’épigramme de huit vers accompagnant l’envoi de la
poudre dentifrice appartient à un genre bien précis : celui des Xenia,
petits poèmes envoyés avec le cadeau qu’ils décrivent. Or le seul
recueil de Xenia que nous possédions est celui de Martial (livre 13),
auquel on peut ajouter celui des Apophoreta, poèmes servant
d’étiquettes à divers produits (livre 14). Apulée sacrifie donc au genre
des Xenia, en le modifiant à sa façon : son poème est en sénaire
ïambique au lieu d’être en monodistique élégiaque (mètre le plus
fréquent chez Martial), il compte huit vers, et il est personnalisé par le
nom du destinataire. Martial avait d’ailleurs écrit un distique sur le
dentifrice :
Quid mecum est tibi ? Me puella sumat :
Emptos non soleo polire dentes. (Martial 14, 56)
« Qu’as-tu à faire avec moi ? Qu’une jeune femme me prenne : je n’ai pas
coutume de polir des dents achetées. »
d) Les méchants vers
« Fecit uorsus Apuleius. » Si malos, crimen est, nec id tamen philosophi, sed
poetae ; sin bonos, quid accusas ? (Apol. 9, 4)
« “Apulée a fait des vers”. S’ils sont mauvais, il est en faute ; mais non le
philosophe : le poète. Et s’ils sont bons, de quoi vous plaignez-vous ? »
En évoquant la possibilité d’écrire de méchants vers, Apulée se
situe dans une tradition épigrammatique d’autodérision qui remonte à
Catulle (14, 23)29, et qui est récurrente chez Martial30 :
Si qua uidebuntur chartis tibi, lector, in istis
siue obscura nimis siue latina parum,
non meus est error: nocuit librarius illis
dum properat uersus adnumerare tibi.
Quod si non illum sed me peccasse putabis,
tunc ego te credam cordis habere nihil.
« Ista tamen mala sunt ». Quasi nos manifesta negemus !
Haec mala sunt, sed tu non meliora facis. (Martial 2, 8)
29
30
HUNINK 1997, ad loc. cite aussi Horace, Sat. 2, 1, 82-83.
Voir aussi 6, 82 ; 7, 42 ; 7, 81 ; 9, 69, et VALLAT 2008, p. 35-37.
348
DANIEL VALLAT
« Si tu trouves, lecteur, dans ces feuillets, quelques passages trop obscurs ou
d’un latin douteux, ce n’est pas ma faute : c’est le copiste qui les a gâtés en se
pressant d’arriver pour toi au bout de ses vers. Mais si tu dis que le coupable, ce
n’est pas le copiste, mais moi, alors je te croirai complètement sot. “Mais ces
vers sont pourtant mauvais”, dis-tu. Comme si j’étais capable de nier
l’évidence ! Bien sûr qu’ils sont mauvais, mais toi, tu n’en fais pas de
meilleurs. »
e) Curius et Fabricius
Sed Aemilianus, uir ultra Virgilianos opiliones et busequas rusticanus, agrestis
quidem semper et barbarus, uerum longe austerior, ut putat, Serranis et Curiis
et Fabriciis, negat id genus uersus Platonico philosopho competere. (Apol. 10,
6)
« Mais Emilianus, paysan plus grossier que les bergers ou que les bouviers de
Virgile, et de tout temps un rustre et un barbare, se prend pour plus austère que
les Serranus, les Curius et les Fabricius, et il soutient que des vers de cette sorte
ne sauraient convenir à un philosophe platonicien. »
Martial ne parle pas de Serranus – il s’agit peut-être, pour
Apulée, d’un souvenir virgilien (Aen. 6, 844) – mais l’alliance des
deux noms exemplaires de vertu à l’ancienne, Curius et Fabricius31, se
retrouve chez lui avec le même mouvement concessif : sis grauior
Curio Fabricioque licet (11, 16, 6), « même si tu étais plus austère
que Curius et Fabricius » ; avec le pluriel soluere qui Curios
Fabriciosque graues (9, 28, 4), « moi qui peux dérider les austères
Curius et Fabricius » ; toujours avec Curius, mais avec un autre nom
exemplaire, on trouve plusieurs exemples martialiens où la
revendication de la vertu est une marque de virilité (par exemple 7,
58, 7 Quaere aliquem Curios semper Fabiosque loquentem, « cherche
donc quelqu’un qui n’a en bouche que les Curius et les Fabius »),
mais aussi, et cela peut être intéressant avec Emilianus, une marque
d’hypocrisie32 :
Aspicis incomptis illum, Deciane, capillis,
cuius et ipse times triste supercilium,
VALLAT 2008, p. 143-144 ; 237. Voir déjà Horace, Carm. 1, 12, 40 (cité par
Quintilien 9, 3, 18) ; Valère-Maxime 4, 4, 11.
32 Voir aussi 9, 27 cité plus haut en 3.2. Voir aussi Juvénal 2, 3.
31
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
349
qui loquitur Curios adsertoresque Camillos ?
Nolito fronti credere: nupsit heri. (Martial 1, 24)
« Tu vois, Décianus, cet homme à la chevelure négligée dont tu redoutes toimême l’air austère, qui ne parle que des Curius et des Camille, ces champions
de la liberté de Rome ? Ne te fie pas à sa mine : hier, il s’est marié… avec un
homme ! »
Nous avons ici un exemple de matrice martialienne exploitée
silencieusement par Apulée.
f) Lire (ou non) les philosophes
Pythagoram, qui primum se esse philosophum nuncuparit, eum sui saeculi
excellentissima forma fuisse ; item Zenonem illum antiquum (…) eum quoque
Zenonem longe decorissimum fuisse, ut Plato autumat (Apol. 4, 7-8)
« Pythagore, qui le premier prit le nom de philosophe, fut l’homme le plus
remarquablement beau de son temps ; et Zénon l’ancien (…), ce Zénon lui aussi
avait les traits les plus nobles, à ce qu’affirme Platon. »
Disce igitur uersus Platonis philosophi in puerum Astera, si tamen tantus natu
potes litteras discere (Apol. 10, 8)
« Apprends donc que les vers du philosophe Platon sur le jeune Aster, si
toutefois, vieux comme tu l’es, tu peux apprendre les lettres. »
Ces deux passages, et d’autres encore (par exemple § 27 ; 36),
évoquent, par la présence de noms philosophiques, par l’ignorance du
destinataire et par l’hypocrisie évoquée précédemment, l’épigramme
de Martial :
Democritos, Zenonas inexplicitosque Platonas
quidquid et hirsutis squalet imaginibus,
sic quasi Pythagorae loqueris successor et heres.
praependet sane nec tibi barba minor :
sed, quod et hircosis serum est et turpe pilosis,
in molli rigidam clune libenter habes.
Tu, qui sectarum causas et pondera nosti,
dic mihi, percidi, Pannyche, dogma quod est ? (Martial 9, 47)
« Les Démocrite, les Zénon, les Platon que tu n’as pas lus, et tous ceux dont on
voit les images hirsutes, tu en parles comme si tu étais le successeur et l’héritier
de Pythagore, et, certes, il te pend une barbe non moins longue. Mais, ce qui est
bien tardif pour ceux qui sentent le bouc et honteux pour les poilus, tu aimes en
sentir une bien dure dans tes fesses toutes molles. Toi qui connais l’histoire des
sectes et leurs doctrines, dis-moi, Pannychus, laquelle a pour dogme
l’enculage ? »
350
DANIEL VALLAT
Les philosophes qu’Apulée reproche à Emilianus de ne pas
connaître (y ajouter Démocrite en 27, 1) sont précisément ceux que
Martial reproche à son hypocrite victime de ne pas avoir lus.
g) La franche simplicité
Ceterum Maximum quicquam putas culpaturum, quod sciat Platonis exemplo a
me factum ? Cuius uersus quos nunc percensui tanto sanctiores sunt, quanto
apertiores, tanto pudicius compositi, quanto simplicius professi. Namque haec
et id genus omnia dissimulare et occultare peccantis, profiteri et promulgare
ludentis est ; quippe natura uox innocentiae, silentium maleficio distributa.
(Apol. 11, 5-6)
« Peux-tu d’ailleurs penser que Maximus ira condamner ce qu’il sait avoir été
fait à l’exemple de Platon ? Les vers que j’ai cités de ce philosophe sont
d’autant plus purs qu’ils sont plus francs et l’œuvre est d’autant plus chaste que
l’aveu est dépourvu d’artifice. Car, en pareille matière, c’est taire et dissimuler
qui est signe de dépravation ; l’aveu sans réticence est simple badinage. Ainsi
l’a voulu la nature : la parole est l’attribut de l’innocence, le silence celui du
mal. »
Cette dialectique du dévoilement honnête et de la honte
cachottière est le sujet de diverses épigrammes de Martial, par
exemple en 1, 87, quand il reproche à Fescennia les divers procédés
qu’elle emploie pour cacher son haleine alcoolisée, et conclut Notas
ergo nimis fraudes deprensaque furta / iam tollas et sis ebria
simpliciter, « renonce donc à des tromperies connues de tous et à des
subterfuges déjà découverts : sois ivre franchement ». À Polla qui
tente de cacher les défauts de sa peau, il rétorque (3, 42, 3-4) :
Simpliciter pateat uitium fortasse pusillum : / quod tegitur, maius
creditur esse malum, « laisse un défaut, léger peut-être, s’étaler au
grand jour : la part que l’on cache en paraît toujours plus grande » :
dans ces deux extraits, on retrouve le même adverbe simpliciter qui
trouve écho dans le simplicius d’Apulée. Cette thématique est
également utilisée contre ceux qui portent des perruques ou teignent
leurs cheveux (3, 43 ; 10, 81). À son habitude, Martial va aussi
subvertir cette « simplicité » :
Iam certe stupido non dices, Paula, marito,
ad moechum quotiens longius ire uoles,
« Caesar in Albanum iussit me mane uenire,
Caesar Circeios ». Iam stropha talis abit.
Penelopae licet esse tibi sub principe Nerua :
sed prohibet scabies ingeniumque uetus.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
351
Infelix, quid ages ? Aegram simulabis amicam ?
Haerebit dominae uir comes ipse suae,
ibit et ad fratrem tecum matremque patremque.
Quas igitur fraudes ingeniosa paras ?
Diceret hystericam se forsitan altera moecha
in Sinuessano uelle sedere lacu.
Quanto tu melius, quotiens placet ire fututum,
quae uerum mauis dicere, Paula, marito ! (11, 7)
« C’est certain : désormais, tu ne diras plus à ton stupide époux, Paula, chaque
fois que tu voudras rejoindre ton amant au loin : “César m’ordonne de venir ce
matin chez lui à Albe, chez lui à Circéies”. Finie, cette rengaine ! Libre à toi
d’être une Pénélope sous le règne de Nerva. Mais ton prurit et un penchant
invétéré t’en empêchent : malheureuse, que feras-tu ? Prétexteras-tu une amie
malade ? Ton mari lui-même s’attachera à toi, matrone, il t’accompagnera chez
ton frère, chez ta mère, chez ton père. Quelles ruses ingénieuses prépares-tu
donc ? Une autre dévergondée se dirait peut-être hystérique et voudrait une cure
aux bains de Sinuessa. Mais combien tu fais mieux, Paula, toi qui, chaque fois
que tu as envie d’aller te faire baiser, préfères dire la vérité à ton époux ! »
Notons enfin que les Priapées, dans le même esprit
contradictoire, s’étaient emparé du thème de la natura aperta, en
l’occurrence l’obscénité de la mentula à l’air, cf. Pr. 9 ; 14 ; 38 ; la
« simplicité » de l’aveu y est également revendiquée, dans la même
optique (Pr. 3 ; 38).
h) Les sillons
Quem tu librum, Aemiliane, si nosses ac non modo campo et glebis, uerum
etiam abaco et puluisculo te dedisses, mihi istud crede, quanquam teterrimum
os tuum minimum a Thyesta tragico demutet, tamen profecto discendi cupidine
speculum inuiseres et aliquando relicto aratro mirarere tot in facie tua sulcos
rugarum. (Apol. 16, 7)
« Si tu connaissais ce livre, Emilianus, et si tu avais pratiqué non pas seulement
la terre des champs, mais le sable de l’abaque, crois-moi, bien que ta face
sinistre ne diffère guère du masque tragique de Thyeste, par simple désir de
t’instruire, tu te regarderais au miroir et, délaissant pour un moment la charrue,
tu contemplerais avec étonnement les sillons que les rides ont creusés dans ton
visage. »
Pas de source spécifique ici chez Martial, mais on notera que les
termes ruga et sulcus réfèrent en poésie épigrammatique à des
connotations sexuelles plus ou moins marquées (Martial 3, 42 ; 3, 72 ;
Pr. 11).
352
DANIEL VALLAT
i) Le nom propre métaphorique
Neque enim diu est, cum te crebrae mortes propinquorum immeritis
hereditatibus fulserunt, unde tibi potius quam ob istam teterrimam faciem
Charon nomen est. (Apol. 23, 7)
« Car il n’y a pas longtemps que la mort, coup sur coup, de plusieurs de tes
proches, t’a procuré l’aubaine d’héritages trop peu mérités : circonstance qui,
plus encore que ta sinistre figure, t’a valu le nom de Charon. »
Igitur adgnomenta ei duo indita : Charon, ut iam dixi, ob oris et animi
diritatem, sed alterum, quod libentius audit, ob deorum contemptum,
Mezentius. (Apol. 56, 7)
« Aussi lui a-t-on donné deux sobriquets : celui de Charon, comme je l’ai dit,
pour la laideur infernale de son visage et de son âme, et un autre, qu’il préfère,
et que lui vaut son mépris des dieux, le surnom de Mézence. »
Quis Palamedes, quis Sisyphus, quis denique Eurybates aut Phrynondas talem
excogitasset ? (Apol. 81, 3)
« Quel Palamède, quel Sisyphe, quel Eurybate enfin, ou quel Phrynondas eût
rien imaginé de semblable ? »
L’intertexte est virgilien avant tout : Mézence est une référence
explicite à l’Énéide (7, 648 contemptor diuum Mezentius), et Charon
sans doute aussi (cf. sa description en Aen. 6, 298-301) : Apulée
emploie le passif pour ne pas désigner la source des sobriquets :
probablement lui-même, qui fait un clin d’œil virgilien à ceux qui
peuvent le comprendre. Quant à la question de 81, 3 et son rythme
ternaire émaillé de noms propres en emploi métaphorique, ils
évoquent un précédent jeu intertextuel entre Catulle (poème 64, non
épigrammatique) et Virgile :
Quaenam te genuit sola sub rupe leaena,
quod mare conceptum spumantibus expuit undis,
quae Syrtis, quae Scylla rapax, quae uasta Charybdis,
talia qui reddis pro dulci praemia uita ? (Catulle 64, 154-157)
« Quelle lionne t’a engendré sous une roche solitaire, quelle mer t’a conçu et
rejeté de ses eaux écumantes, quelle Syrte, quelle Scylla vorace, quelle vaste
Charybde, toi qui paies une vie douce à ce prix ? »
Quid Syrtes aut Scylla mihi, quid uasta Charybdis
profuit ? (Virgile, Aen. 7, 302-303)
« À quoi m’ont servi les Syrtes, à quoi Scylla, à quoi la vaste Charybde ? »
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
353
Mais Martial et Juvénal sont ceux qui ont le plus utilisé le nom
propre métaphorique avant Apulée, en général avec une portée
satirique, et Apulée se fait ici l’héritier d’une longue tradition33.
j) Latine loqui
Et fortasse an peracute repperisse uobis uidebamini, ut quaesisse me fingeretis
ad illecebras magicas duo haec marina, ueretillam et uirginal. Disce enim
nomina rerum Latina, quae propterea uarie nominaui, ut denuo instructus
accuses. Memento tamen tam ridiculum argumentum fore desiderata ad res
uenerias marina obscena, quam si dicas marinum pectinem comendo capillo
quaesitum uel aucupandis uolantibus piscem accipitrem aut uenandis apris
piscem apriculum aut eliciendis mortuis marina caluaria. (Apol. 34, 5-6)
« Vous avez peut-être cru faire une bien ingénieuse trouvaille, en imaginant que
j’avais cherché, pour des opérations de magie amoureuse, deux animaux de mer
qu’on appelle ueretilla et uirginal ! Apprends en effet à nommer les choses en
latin : c’est à dessein que j’ai varié les termes, pour te permettre, mieux instruit,
de renouveler ton accusation. Souviens-toi cependant qu’il n’est pas moins
ridicule de prétendre qu’on a eu recours, pour des manœuvres amoureuses, à
des animaux de mer aux noms obscènes, qu’il ne le serait de dire qu’on s’est
procuré un peigne marin pour peigner sa chevelure, un poisson épervier pour
attraper des oiseaux, un poisson apriculus pour chasser le sanglier, des crânes
marins pour évoquer des morts. »
C’est le chapitre des poissons, qui auraient servi à quelque
expérience magique. Apulée se moque alors de son adversaire, qui
aurait pris au pied de la lettre des noms de poissons qui évoquaient
quelques gauloiseries34. Il lui reproche alors de ne pas savoir parler
latin et donne une série d’exemples avec des mots au signifiant
ambigu ; ces mots ont justement des connotations sexuelles, comme
pecten, peut désigner le sexe féminin, ou encore l’adjectif apriculam
qu’on peut interpréter, par calembour, à partir d’apri culus « le cul du
sanglier »35. Apulée joue alors sur deux tableaux : d’une part, il
reproche à son adversaire de ne pas connaître le latin et le renvoie
VALLAT 2008, p. 229-246 ; 2009.
Cf. HUNINK 1997, ad loc. ; ueretilla peut faire référence à ueretrum au sens de
« pénis » (voir ADAMS 1982, p. 52-53), tandis que pecten (ADAMS 1982, p. 76-77) se
trouve chez Juvénal 6, 370 (pour les hommes) ; mais voir aussi le grec κτείς en AP 5,
132 pour les femmes. Cf. également GAIDE 1993, p. 228-229 ; NICOLINI 2011, p. 132.
35 Une lettre fameuse de Cicéron (Fam. 9, 22) exploite déjà la problématique.
33
34
354
DANIEL VALLAT
donc à une forme d’inexistence culturelle36 ; mais d’autre part,
« parler latin » signifie, en langage épigrammatique, « employer des
mots obscènes » (Martial 1, praef. 4-5 ; 11, 20 ; Priap. 3), autre clin
d’œil inavouable à son public lettré.
k) Fumum uendere
... sed ut ne impunitum Crasso foret, quod Aemiliano, homini rustico, fumum
uendidit. (Apol. 60, 5)
« Mais je voulais que Crassus n’eût pas impunément vendu de la fumée à ce
rustre d’Emilianus. »
« Vendre de la fumée » serait un proverbe ; mais d’après Otto
(1890, s.v. Fumus 1), on ne le trouve avant Apulée que chez Martial
(4, 5, 8 : uendere nec uanos circa Palatia fumos), et plus tard dans
l’Histoire Auguste, dont l’auteur connaissait aussi Martial. Comme
pour le albus an ater catullien cité plus haut, on observe ici le
tropisme épigrammatique d’Apulée.
l) L’hystérie
Mulier sancte pudica, tot annis uiduitatis sine culpa, sine fabula, assuetudine
coniugis torpens et diutino situ uiscerum saucia, uitiatis intimis uteri saepe ad
extremum uitae discrimen doloribus obortis exanimabatur. Medici cum
obstetricibus consentiebant penuria matrimonii morbum quaesitum, malum in
dies augeri, aegritudinem ingrauescere ; dum aetatis aliquid supersit, nubtiis
ualitudinem medicandum. (Apol. 69, 2-3)
« D’une chasteté scrupuleuse, elle avait traversé ces longues années de veuvage
sans une défaillance et sans faire parler d’elle, mais privée des habitudes
conjugales, affaiblie par l’inaction prolongée où ses organes s’étaient engourdis,
et atteinte de graves désordres de matrice, ses jours furent plus d’une fois mis en
danger par des crises de douleurs dont elle sortait épuisée. Les médecins étaient
d’accord avec les sages-femmes pour déclarer que l’absence de vie conjugale
était la cause de sa maladie, que le mal s’aggravait de jour en jour, que son état
devenait alarmant : pendant que son âge le lui permettait encore, il fallait, en se
mariant, rétablir sa santé compromise. »
Apulée aborde ici le point délicat de l’hystérie de Pudentilla
avant son remariage avec lui-même : J. Pigeaud (2001, p. XXXIIXXXIII) note que « l’argumentation … n’est peut-être pas, si efficace
36
Cf. PLANTADE 2013.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
355
qu’elle fût, du meilleur goût à l’égard de Pudentilla ». Mais là encore,
il faut se demander dans quelle mesure Apulée ne crée pas une
connivence à la fois culturelle et comique avec son public lettré, en
détaillant, avec un style médical froid et objectif37, et dans une langue
impeccable, un état que seul Martial avait déjà mis en scène en
poésie, dans l’épigramme 11, 7 (citée plus haut) et dans celle-ci :
Hystericam uetulo se dixerat esse marito
et queritur futui Leda necesse sibi ;
sed flens atque gemens tanti negat esse salutem
seque refert potius proposuisse mori.
Vir rogat ut uiuat uirides nec deserat annos,
et fieri quod jam non facit ipse sinit.
Protinus accedunt medici medicaeque recedunt,
tollunturque pedes. O medicina grauis ! (Martial 11, 71)
« Léda se disait hystérique à son vieil époux, et se plaint d’être dans la nécessité
de se faire baiser ; mais, en pleurant, en gémissant, elle affirme que c’est trop
cher payer son salut, et prétend préférer la mort. Son époux la conjure de vivre
et de ne pas sacrifier ses jeunes années, et autorise ce qu’il n’est plus en état de
faire lui-même. Les médecins accourent aussitôt, les doctoresses se retirent, on
lui lève les jambes… Ô le douloureux remède ! »
m) La prosopopée des lettres
nonne, cum primum epistolam istam Rufinus mala fide excerperet, pauca
legeret, multa et meliora sciens reticeret, nonne tunc ceterae litterae sceleste se
detineri proclamassent, uerba suppressa de Rufini manibus foras euolassent,
totum forum tumultu complessent ? “Se quoque a Pudentilla missas, sibi etiam
quae dicerent mandata ; improbo ac nefario homini per alienas litteras falsum
facere temptanti nec auscultarent, sibi potius audirent” ; (Apol. 83, 3-4)
« est-ce qu’au moment où Rufinus tronquait de mauvaise foi cette épître, n’en
lisant qu’un court fragment, et passant sous silence à dessein tout ce qui m’était
favorable, les autres lettres ne se seraient pas écriées qu’elles étaient
criminellement séquestrées ? Est-ce que les mots supprimés ne se seraient pas
envolés des mains de Rufinus, et n’auraient pas ameuté tout le forum : “nous
aussi avons été envoyés par Pudentilla, nous aussi avons été chargés d’un
message. Si un méchant et un scélérat s’est servi d’autres lettres pour faire un
faux, ne l’écoutez pas ; c’est nous qu’il faut plutôt entendre” ; »
37
Voir aussi GAIDE 1991.
356
DANIEL VALLAT
La prosopopée de la lettre tronquée qu’Apulée met en scène
trouve un précédent chez Martial, dans le cycle évoqué plus haut de
Fidentinus, le voleur de vers :
Vna est in nostris tua, Fidentine, libellis
pagina, sed certa domini signata figura,
quae tua traducit manifesto carmina furto. (…)
Indice non opus est nostris nec iudice libris,
stat contra dicitque tibi tua pagina « fur es ». (Martial 1, 53, 1-3 & 11-12)
« Il y a une page de toi dans mes œuvres, Fidentinus, une seule, mais qui porte
la marque certaine de son auteur, et qui accuse tes poèmes d’un vol manifeste.
(…) Mes livres n’ont pas besoin de témoin ni de juge : ta page se dresse contre
toi et te dit : “Tu es un voleur” ! »38
4. Un discours bis ? Comment dire l’indicible
Il me semble que ces parallèles intertextuels, qui dépassent
largement la simple expression ou la paire de mots, même si certains
peuvent être contestés dans le détail, sont trop nombreux pour laisser
à Apulée le bénéfice du doute : il a bel et bien semé dans son apologie
des non-dits épigrammatiques, les transformant en autant de
suggestions satiriques. Dans cette « guerre d’image » (Vasiliu 2008,
p. 59-61) qu’est ce discours judiciaire, il a vite compris quel parti il
pouvait tirer de cette présence silencieuse, dont il n’explicite qu’une
petite part ; encore a-t-on vu comment, à travers Catulle, il tirait déjà
sur les fils de l’induction et sur des idées in absentia, et comment,
imitant en cela Hadrien39, il se moque potentiellement des poetae
nouelli. Il a ainsi résolu une équation quasiment impossible :
comment, dans une accusation de mauvaises mœurs, être obscène en
retour sans en avoir l’air ? Non seulement la langue si policée, si
sophistiquée, d’Apulée ne se permet aucune vulgarité explicite, mais
le contexte même du procès devait rendre impossible à exploiter
38 On peut aussi citer la Pr. 79 où, selon toute vraisemblance, ce sont les Priapées
elles-mêmes qui prennent la parole pour consoler Priape des maltraitances infligées
par le poète.
39 Le fragment 1 (Blänsdorf) d’Hadrien est une réponse-parodie à une strophe du
poète Florus.
L’INTERTEXTE ÉPIGRAMMATIQUE DE L’APOLOGIE
357
l’épigramme satirique, souvent scabreuse et contraire à toutes les
stratégies de déminage qu’Apulée exploite par ailleurs. Pourtant, il a
perçu d’emblée combien son adversaire était une « tête à
épigrammes », une victime toute désignée de l’arte de torear. Le peu
qu’on voit de l’épigramme suffit à introduire aux mystères du
discours bis, tout en suggestions et en accusations subliminales, mais
« qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! ».
Pour mener à bien cette entreprise borderline, qui constitue un
formidable pied-de-nez à ses accusateurs (c’est le pas-de-côté
apuléen : utiliser l’épigramme satirique contre ceux qui l’accusent
d’écrire des épigrammes amoureuses), l’auteur doit recourir à une
connivence culturelle implicite avec son public-cible, officiellement
le proconsul Maximus en charge du procès, mais aussi tout lecteur
lettré du texte écrit. C’est une technique usuelle d’Apulée lorsqu’elle
est explicite (Bradley 1997), qui écrase au passage la médiocrité de
ses adversaires (par exemple dans le domaine philosophique), et qui
joue un rôle argumentatif non négligeable (cf. Rives 2008) ; il lui
arrive aussi d’exploiter la typologie des personnages comiques
(Callebat [1984] 1998, p. 215-216 ; Hunink 1998b) ; mais elle
déborde l’explicite qui, pour l’épigramme, atteint vite ses limites :
l’extrait du poème 16 de Catulle, sollicitant des insultes sexuelles,
était sans doute le maximum qu’Apulée pouvait se permettre dans ce
contexte de performance judiciaire. Pour le reste, il doit créer un
espace culturel et privé, à la fois implicite et subversif, qui lui
permette de doubler le discours explicite, officiel, par une fantaisie
destinée aux happy few. C’est d’autant plus net, à mon sens, que la
plupart des parallèles que j’ai relevés (les trois quarts, dont les plus
importants) sont concentrés dans la toute première partie du discours,
entre les paragraphes 4 et 16, en une forme de captatio inavouée et
inavouable. À travers elle, Apulée fait preuve d’un goût du risque
dont on peut voir des exemples ailleurs40, ce que F. Gaide (1993,
p. 228) caractérise comme une « insolence très sophistique » ; mais
peut-être aussi trahit-il un faux risque, pris lors de la réécriture du
40 Que ce soit dans ces poèmes ou dans sa manipulation des références à la magie.
Voir par exemple HUNINK 1997, p. 222 (sur §90) ; 1998 ; HERTZ 2010.
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DANIEL VALLAT
discours, qui ne fait guère de doute, à supposer même qu’il s’agisse
d’un vrai discours41. C’est ainsi qu’Apulée dévoile son savoir caché et
un peu scandaleux de l’épigramme, dont il nous fait entendre un rire
silencieux, dans cette apologie paradoxale qui se place à la fois sous
le patronage des « aïeux » revendiqués, les philosophes (36, 6), et
sous celui des ancêtres de la main gauche, les épigrammatistes dont
on n’ose revendiquer ouvertement l’héritage, mais qui permettent à
Apulée de jouer les innocents, tout en transmettant à ses accusateurs
un message, sans doute crypté pour eux mais assez clair pour son
public d’élection : pedicabo ego uos et irrumabo !
41 GAIDE 1993, p. 231 ; SALLMAN 1995 ; SCHNEIDER 2008, p. 392-394 & 411 ; contra
WINTER 1969.