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Carthage : la 'Fontaine aux mille amphores'

Découverte par Louis Carton en 1918, puis dégagée sous sa direction en 1919, la "Fontaine aux 1000 amphores" est aujourd'hui inaccessible sous le palais présidentiel de Carthage. On peut cependant l'étudier grâce à différents textes, un plan et une coupe parus dans un guide touristique ainsi que des cartes postales des années 1920-1935. Il s'agissait d'une source sacrée, probablement aménagée en nymphée, qui a connu plusieurs aménagements successifs. On y trouva notamment des monnaies et des tabellae defixionis.

Cartagine. Studi e Ricerche, 3 (2018) Rivista della Scuola Archeologica Italiana di Cartagine http://ojs.unica.it/index.php/caster/index issn 2532-1110; doi: 10.13125/caster/2972 Sezione: Saggi e Studi Articolo presentato il 23/06/2017 Accettato in data 27/01/2018 Pubblicato in data 26/02/2018 CaSteR, 3 (2018) Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’* Jean-Pierre Laporte Paris mail: laportj@orange.fr En principe disparue, la « Fontaine1 aux 1000 amphores » peut être reconstituée dans ses grandes lignes grâce à un certain nombre de mentions et de publications, mais aussi par l’exploitation systématique des « Cahiers Icard », 7 cahiers manuscrits2 de souvenirs et d’auto-justification rédigés entre 1934 et 1935, par François Icard, un soldat français qui pratiqua d’importantes fouilles archéologiques en Tunisie, et, avec son ami Gielly, tous deux découvreurs réels du fameux « tophet ». Outre de nombreux détails sur les fouilles et découvertes à Carthage, ils révèlent le climat d’extrême tension qui régna entre le Directeur des Antiquités, Louis Poinssot d’un côté, et le docteur Louis Carton et ses disciples de l’autre, pour le plus grand dommage de l’archéologie tunisienne3. I. La découverte et les recherches Bien conscient de son apport considérable à l’archéologie de la Tunisie depuis son arrivée en 1886, Carton se serait bien vu dès 1904 remplacer Gauckler, le Directeur des Antiquités *Je tiens à remercier pour leurs conseils et renseignements A. Ennabli, J. Freed, J. Desanges, H. Dridi, L. Sebaï, M. Redissi (INP), Mme Douggui-Roux (Musée national de Carthage) et M. Ben Moussa (Musée national du Bardo). 1 La nature de l’établissement restant à établir, nous conservons l’appellation « Fontaine » comme un nom propre, avec une majuscule initiale. 2 Sur ces cahiers rédigés par Icard, donné à P. Cintas, et déposés par S. Lancel au Cabinet du Corpus des Inscriptions Sémitiques de l’Institut de France, cf. S. Lancel, Dépôt, 2002, 1, 79. Cf. également, Laporte, Icard, (2018), 135-136. Les 6 cahiers mentionnés ont été rejoints depuis par un septième carnet de dessins de stèles du tophet. Nous remercions chaleureusement M. Zink, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres de nous avoir autorisé l’accès à ces documents, et C. Fauveaud, du Cabinet du Corpus, de nous en avoir facilité la consultation. 3 Les conséquences de ces affrontements personnels qui sont allés bien au-delà de simples inimitiés ont été dévastatrices, notamment en ce qui concerne le tophet. Nous y reviendrons ailleurs. Jean-Pierre Laporte Fig. 1. La «Fontaine» (flèche) dans le quartier de Carthage, d’après Picard (1951), plan VIII. Bordj-Djedid – Sainte Monique. dont il venait d’obtenir le départ4. Il n’y réussit pas et dût biaiser de diverses manières pour se livrer à ses activités favorites : faire des fouilles et « mettre en valeur » des vestiges antiques. En 1918, il découvrit et tenta de traiter ainsi la « Fontaine aux 1000 amphores » au bord de la mer, au nord-est de Carthage, en dehors de la ville romaine cadastrée, dans l’emprise de l’actuel palais présidentiel (fig. 1)5. L. Carton avait remarqué sur le littoral, à une trentaine de mètres du “mur de mer de Falbe”, une série de « redans sculptés », en fait des contreforts réservés dans le rocher. Au fond d’un ravin près duquel se trouvait le « mur d’amphores » découvert en 1905 par le P. Delattre6, il avait noté une voûte en plein cintre dont la partie antérieure, brisée, s’ouvrait sur la plage. En 1918, le capitaine Loubet7 lui fournit un homme pour pratiquer un passage sous la voûte, ce qui permit de découvrir « trois voûtes en berceau situées dans le prolongement les unes des autres et séparées par une saillie en forme de piliers adossés8 », se continuant sur l’intrados. Carton ne put aller plus loin cette année-là9. Cette ruine, avec sa façade en pierres de taille, ses quatre pilastres et sa voûte d’entrée, était, sinon l’une des plus vastes, du moins des mieux conservées et des plus pittoresques de Carthage10. Elle entrait de ce fait dans le programme de mise en valeur touristique auquel Laporte (2009), 253. Ce plan se superpose sans difficulté au plan général de Carthage par Graham (1978). Ce qui fait que l’emplacement du monument est très exactement connu. 6 Voir Annexe 3. 7 Personnage encore non identifié. 8 Il s’agissait en fait d’arcs doubleaux, cf. fig. 9 et 10. 9 Carton (1918), 303-304. 10 Icard, Cahier 2, 259. Icard (1923), LXXXI-LXXXII. Carton (1923) ; Laporte (2009), 253. 4 5 2 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ réfléchissait Carton. Il obtint même d’Alfred Merlin, directeur du Service des Antiquités, une subvention pour dégager les abords du monument11. Carton fit tout simplement vider par des terrassiers les terres qui encombraient le tunnel et les fit déverser dans la mer devant la plage voisine12. Il décrivit la galerie presque entièrement dégagée lors de la séance de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres du 19 septembre 191913. Il donna à l’édifice le nom de « Fontaine aux 1000 amphores », non pas parce qu’il y avait trouvé lui-même ce genre de récipient, mais dans la mesure où « ces voûtes se trouvent exactement au-dessous de l›endroit où le R. P. Delattre a trouvé une grande quantité d›amphores qu›il considère comme ayant formé un travail de soutènement »14. Carton s’en expliqua publiquement comme suit le 10 avril 1921, lors d’une visite du monument par l’Institut de Carthage et la Société de Géographie de Tunis : « Quant au nom donné à la « Fontaine », plusieurs années avant que je ne découvre ce beau monument, le R. P. Delattre avait trouvé exactement au-dessus de lui, 2000 de ces vases. Si l’édifice n’en offre plus actuellement, il en a renfermé jadis15. Ce nom est donc exact ; il est de plus joli, chose à considérer dans une ruine que l’on veut faire visiter ; il m’a permis de rappeler une découverte de mon vénérable ami et collègue, c’est ce qui me l’a fait choisir. Si l’on en connait un qui convienne mieux, je suis prêt à le proposer au Conseil du C(omité des) D(ames) A(mies) de C(arthage) »16. La ruine ne lui paraissant pas, à l’origine, justifier un dégagement complet, Carton ne se proposa tout d’abord que d’y rechercher quelques « nids » de fragments épigraphiques ou d’objets17. En 1920, Carton se fit nommer par le gouvernement tunisien à la tête du Syndicat des communes de Carthage, ce qui lui ouvrait nombre de possibilités en matière d’« aménagements », naturellement orientés vers ses propres passions18. Ainsi consolidé sur le plan social, il prétendit élaborer, avec le concours du Service des antiquités19, « un plan de constructions et d’embellissement de la ville dans lequel une très grande part est faite à la conservation et à la mise en état des ruines. Celles-ci y seront autant que possible groupées à l’intérieur de terrains réservés et clôturés, ce qui en facilitera le gardiennage et la défense ». La « Fontaine aux 1000 amphores » lui offrit une excellente occasion de mettre en pratique ses objectifs. Le monument dégagé par ses soins devint une attraction touristique, et fut représenté sur différentes cartes postales (fig. 2 et 3)20. Carton se montra fort satisfait : Carton (1919), 374. Icard, Cahier 6, 204. 13 Carton (1919), 372-374. 14 Carton (1918), 303. En réalité le rapport avec elles est incertain. Voir ci-dessous, Annexe 3. L’emplacement de ce « mur romain à amphores », juste au-dessus de la « Fontaine » est marqué précisément sur la carte de Bordy (1907). 15 Affirmation qui n’est confirmée à notre connaissance par aucun autre passage des textes consultés. 16 Carthage. Bulletin du Comité des Dames Amies de Carthage, 1ère année, n° 2, 2e semestre 1921, 21. Ce bulletin était en fait presque entièrement rédigé par Carton lui-même, à la fois créateur et animateur réel de ce pittoresque comité, cf. Laporte, Carton, (2009), 254 et 261 ; Dridi, Mezzolani (2013), 317-331. 17 Carton (1920), 266. 18 Laporte (2009), 253. 19 Doux euphémisme qui témoigne une fois de plus de la manière dont Carton réussit à contourner longtemps la tutelle de la Direction des Antiquités. 20 Deux photographies de la « Fontaine » parurent dans la Tunisie illustrée du 7 janvier 1921. Non vidi. Citées par Icard, Cahier 6, 153-154. 11 12 3 Jean-Pierre Laporte Fig. 2. La façade définitive peu après le dégagement de 1919. À ce stade, le bassin antérieur [9] ne semble pas avoir été déjà découvert. Carte postale du temps. Fig. 3 : L’entrée de la « Fontaine aux 1.000 amphores » après la fouille (vers 1920). D’après Carton (1923). Devant la petite porte et le personnage (Carton lui-même ?), on distingue une partie du bassin [9] précédant l’ensemble de la façade [8] dans le dernier état du monument. 4 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ « La manière dont, au cours des fouilles de la fontaine, j’ai pu réunir deux ruines que séparait un intervalle de 30 mètres, en déblayant des vestiges situés entre elles21, montre comment il pourra être procédé ailleurs»22. «Si l’intérêt archéologique de ces restes intermédiaires n’est pas considérable, le sacrifice pécuniaire qui a été fait pour les mettre à jour est, semble-t-il, largement compensé par l’aspect que présente désormais cet ensemble». Un plan et une coupe de la galerie (fig. 6) furent levés par le « sergent Sénéga que le général Alix avait bien voulu détacher à la Goulette, où il occupait, depuis six mois, ses loisirs à faire le relevé très détaillé du mur maritime »23. Les terrassiers de Carton avaient trouvé diverses monnaies, dont une vingtaine en or, disséminées dans l’édifice, et se les étaient discrètement appropriées. Après la fin de la fouille, des autochtones en avaient trouvé une dizaine d’autres dans les déblais déversés sur la plage. Icard lui-même découvrit dans l’eau, près des déblais, une belle monnaie en or de Faustine (fig. 15), ce qui l’amena à s’interroger et à découvrir l’ampleur des larcins24. En conséquence, Icard et Gielly, « avec l›autorisation du Dr. Carton »25, fouillèrent les déblais en 1920 et achevèrent le nettoyage du canal de la « Fontaine »26, dans laquelle il restait encore un mètre de bourbe27. Ceci leur livra « de nombreux fragments de lamelles de plomb portant des inscriptions magiques »28, ainsi qu’une dizaine d’autres aurei « de la bonne époque impériale ». Prévoyant le financement de fouilles ultérieures29, Icard et Gielly en vendirent une partie30 ; ainsi 5.000 francs-or une monnaie d’or de Iulia Maesa au cabinet numismatique Feuardent de Paris31, les autres de 400 à 500 F chacune au dr. Braquelhaye, directeur de l’hôpital Sadiki32 Lors des fouilles, on avait aussi découvert dans la galerie des inscriptions peintes sur des fragments d’urnes « vantant les eaux bienfaisantes de la « Fontaine » (état en 1924 du déchiffrement provisoire d’un seul ostracon33), et un certain nombre d’objets en plomb, représentant notamment des coquillages34, ainsi que des tablettes d’exécration, tous objets donnés aussitôt au Musée du Bardo35. Cette entrée au Musée fut signalée lors de la séance du 14 février 1922 du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques36. Les originaux des quatre tabellae defixionis furent envoyés pour étude à Auguste Audollent37. Ce dernier obtint de Carton un renseignement, isolé mais précieux, sur les conditions de découverte. Les quatre tabellae qui La « Fontaine » et le « mur de mer » de Falbe, ici, fig. 4. Carton (1920), 266. 23 Carton (1918), 303. 24 Icard (1926), CXLV. 25 Icard, Cahier 2, 259. Icard indique avoir complètement nettoyé la ‘Fontaine » à ses frais en 1921. Icard, Cahier 5, 236. 26 Icard (1926), CXLV. 27 Icard (1923), LXXXI-LXXXII. Icard (1926), CXLV. 28 Icard (1926), CXLV. 29 Icard, Cahier I, 8. Icard précise que cette vente « nous permit de nous rendre acquéreurs quelques mois après de l’emplacement du sanctuaire de Tanit », c’est-à-dire du Tophet. Nous reviendrons ailleurs sur cette aventure et la véritable guerre entre chercheurs qui s’ensuivit et aboutit à transformer une remarquable découverte en catastrophe archéologique. 30 Icard, Cahier 6, 204. 31 Icard (1923), LXXXI. 32 Selon les listes des adhérents de l’Institut de Carthage publiée presque chaque année dans la Revue tunisienne. 33 En fait, nous n’avons trace que d’une seule inscription, cf. ci-dessous, Annexe I. 34 Carton (1924), 85. 35 Lantier (1922), XLVIII, séance du 14 février 1922. 36 Icard, Cahier 2, 259. Lantier (1922), XLVIII, n° 2. 37 Anonyme, (Envoi à Audollent), 1922, XLVIII et Audollent (1925), C-CI. 21 22 5 Jean-Pierre Laporte lui avaient été communiquées, avaient été trouvées dans la vase, au fond du canal qui va de la chambre de captage au « réservoir » [7], et il y avait avec elles un certain nombre de lampes romaines des Ile-IIIe siècles38. En 1921, le conciliant et efficace directeur des Antiquités de la Tunisie, Louis Merlin, fut remplacé par l’intransigeant, et quelque peu débordé, Louis Poinssot. L’affrontement avec Carton était inévitable (et ne manqua pas de se produire sur bien d’autres sujets). Pour Icard, la « Fontaine » aurait pu, et sans doute dû, être réhabilitée. Cependant, toutes les découvertes faites hors du Service des Antiquités n’avaient pas dû pas améliorer l’humeur de Louis Poinssot. En l’absence de prise en charge officielle, la restauration souhaitée par Carton n’eut pas lieu. Le monument abandonné se dégrada vite39. Compte tenu de la proximité du niveau de la mer, et de la faible altitude à la sortie du griffon (quelques centimètres seulement), la galerie fut envahie d’une trentaine de centimètres d’eau au-dessus du niveau des bords supérieures du canal central. Des cartes postales du temps (fig. 9 et 10) montrent que l’on disposa sur le rebord gauche du canal axial (en regardant vers le captage) des blocs permettant de pénétrer dans la galerie à pied sec. Mais, faute d’entretien, le monument se transforma en cloaque. Dans un guide touristique publié en 1924, Carton s’en plaignit, tout en donnant heureusement un plan et une coupe du bâtiment (fig. 6), sans doute ceux qui avaient été levés à sa demande en 1919-192040. Dès le début de 1925, comme le rapporte Icard, la « Fontaine » disparaissait de plus en plus sous les décombres41. En 1925, Audollent donna quelques aperçus très généraux sur le texte des quatre tabellae découvertes dans le canal42. Le 11 mai 1926, Merlin communiqua au Comité des Travaux Historiques une note d’Icard rappelant et résumant la totalité des découvertes faites dans le monument43. Un peu avant 1930, un bâtiment moderne fut élevé immédiatement en contrehaut, comme le montre l’une des cartes postales du temps (fig. 4, en haut à droite). En 1930, Audollent présenta enfin son déchiffrement de quatre tabellae defixionis au Congrès international d’archéologie d’Alger44. Sans attendre la publication des actes du congrès, Toutain en rendit compte aussitôt en étudiant deux de ces objets45. La fouille était déjà ancienne ; Carton était décédé six ans plus tôt ; personne ne pensa à traiter des conséquences des lectures d’Audollent dans l’interprétation de la “Fontaine”. Ce dernier ne rendit pas les tablettes qui lui avaient été seulement confiées pour déchiffrement. À sa mort en 1943, elles se trouvaient encore dans sa collection, et passèrent avec elle au Musée Bargouin de Clermont-Ferrand46. Lettre du 2 mars 1922, citée par Audollent (1933), 2. Icard, Cahier 2, (1934-1935), 261 « Allez voir ce qu’est devenue la fontaine aux 1000 amphores que j’avais nettoyée complètement en 1921, avec l’autorisation du Dr Carton ». 40 Carton (1924), 83, cf. ici fig. 6. 41 On peut classer les cartes postales qui représentent le monument en fonction de la hauteur des terres tombées des parties supérieures. 42 Audollent (1925), C-CI, séance du 12 janvier 1925. 43 Icard (1926), CXLV. 44 Audollent (1933). 45 Toutain (1932). 46 Nemeth (2013), 19. Musée Bargoin, n° 72.1.275 et 72.1.276. Nous ne savons pas ce que sont devenus les deux autres tabellae dirigées contre cochers et chevaux. 38 39 6 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Fig. 4. La façade de la « Fontaine aux 1000 amphores » vers 1930, déjà précédée d’éboulements récents venus d’en haut. Au premier plan, vestiges de la façade ultime [8]. En peu en arrière, dans l’ombre, on distingue l’arc de la porte de la façade antérieure [6]. Noter une construction moderne en haut et à droite du cliché. En 1935, Icard décrivit le monument comme devenu un véritable dépotoir47, un lieu infect, où l’on ne pouvait plus pénétrer48. Il attribuait cette situation à des représailles du Service des antiquités contre Carton49. Compte tenu du climat délétère ambiant, ceci n’est pas exclu, mais on peut penser plus simplement que Poinssot avait d’autres chats à fouetter en de nombreux endroits de la Tunisie, et notamment à Dougga. Personne ne semble s’être préoccupé de la « Fontaine » par la suite. La localisation du monument Un plan levé en 1919 et publié par Carton en 1920 (fig. 5) montre le contexte du monument. Du côté sud de sa façade, un beau mur en moellons, long de 35 mètres, cantonné de sept contreforts, s’étendait parallèlement au rivage, jusqu’au « mur de mer » de Falbe (« mur de 40 mètres »), formant ainsi avec la façade de la « Fontaine » un ensemble archéologique d’un aspect réellement notable50. Icard, Cahier 3, 63. Icard, Cahier 5, 236. 49 Icard, Cahier 2, 259 et 262 : « le sanctuaire de Tanit [le tophet] et la fontaine aux 1000 amphores sont frappés d’interdit parce que ces deux monuments n’ont pas été découverts par le service officiel des antiquités ». 50 Carton (1919), 372. Carton (1920), 265, 268 : la masse énorme du « mur de mer » de Falbe formait l’angle nord de l’enceinte maritime de Carthage. 47 48 7 Jean-Pierre Laporte Figure 5 : « Fontaine aux 1000 amphores » et « mur de 40 m ». Plan d’ensemble. Carton (1920), 263. En pratique, le nord se situe en haut de l’image. Un monument à retrouver ? On a souvent considéré la « Fontaine » comme détruite lors de travaux dans l’enceinte de l’actuel Palais présidentiel. Ce pourrait ne pas être le cas. En 1993, A. Belkhodja conta dans un roman que son père y avait été guidé en 1962 par le Président Bourguiba lui-même51, mais la nature-même de ce récit romancé et emphatique, de plus postérieur de trente et un ans à la visite évoquée, amène à rester prudent. Une autre approche, un peu théorique il est vrai, est possible. Il est clair qu’aucun architecte ne penserait à murer purement et simplement une source importante passant sous un bâtiment moderne. Cela ferait monter l’eau, et donc augmenter la pression, jusqu’à ce qu’elle expulse le bouchon qui lui est opposé ou se fraie un autre chemin dans la roche et les alluvions, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. Il n’aurait guère été plus prudent d’effondrer une galerie solide pour la remplir de remblais susceptibles de se tasser sous un nouveau bâtiment. Une solution simple aurait été de boucher l’entrée de la galerie par un gros mur de soutènement dans lequel aurait été ménagé un exutoire destiné à permettre l’évacuation naturelle de l’eau. Il aurait été prudent également de ménager une entrée pour vérifier périodiquement l’état de la voûte, évacuer des sables contenus dans l’eau. Une partie au moins du monument pourrait subsister. Peut-être même est-elle en réalité accessible derrière quelque porte métallique bien fermée à clef. II. Description architecturale de la « Fontaine » On dispose de plusieurs descriptions cursives mais aussi du plan et de la coupe levés par Sénéga en 1919 et publiés par Carton en 1924 dans un guide touristique (fig. 6). Ils n’apparaissent pas ailleurs et méritent d’être tirés de l’oubli. Le rapprochement de ces documents disparates montre les difficultés habituelles : ils sont souvent complémentaires, parfois contradictoires, mais on note aussi d’importantes lacunes difficiles à suppléer. 51 Belkhodja (1993), 69 et 80-81. 8 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Fig. 6 : Le plan de la « Fontaine ». Carton (1924), 83. 1 Grotte et chambre de captage 6 Ancienne façade 2 Couloir 7 « Réservoir » 3 Salle voûtée 8 Façade ultime 4 Salle voûtée 9 Bassin 5 Salle voûtée 10 Massif de maçonnerie 11 Conduite souterraine A, A : Remblais contenant des vestiges provenant d’un bâtiment situé en contrehaut, B : Puits traversant le remblai supérieur et la voûte de la galerie. C : « Fouille », emplacement probable des 2000 amphores de Delattre. La galerie se trouvait sous des remblais considérables, sans doute de diverses époques que nous évoquerons plus bas52. Ils ne semblent pas avoir de rapport avec la construction de la « Fontaine ». Le monument se présentait comme un ensemble souterrain de 35 m de long 53, de hauteur croissante de l’intérieur vers l’extérieur, jusqu’à son débouché sur la plage. Nous distinguons 11 parties dont la plupart semblent caractériser une phase particulière dans une longue évolution : Cf. ci-dessous, Annexe 3. La longueur totale varie suivant les textes. Sur les relevés publiés (fig. 6), nous avons mesuré 38,85 m entre le griffon et le bord extérieur du bassin [9]. 52 53 9 Jean-Pierre Laporte 1. La chambre de captage Une chambre de captage, de 1,23 m de large, 5,60 m de long et 2,50 m de hauteur sous plafond54, avait été construite en assises de moyen appareil parfaitement assemblées. Entre la dernière dalle du plafond et le rocher, les eaux avaient creusé un intervalle dans lequel Carton put se glisser. Il constata que la chambre avait été construite à l’intérieur d’une petite grotte, très basse, en partie creusée dans le rocher, avec un plafond plat formé de grandes poutres de calcaire coquiller jaune55, blocs colossaux qui lui rappelèrent certaines tombes d’époque punique, et lui suggérèrent une datation analogue56. « J’ai, du reste, dans les terres qui les recouvrent, trouvé en place un certain nombre de débris de poteries de l’époque préromaine »57. L’eau de la source jaillissait « gros comme le bras »58, à six centimètres seulement au-dessus du niveau de la mer59. 2. Le couloir suivant La chambre de captage était suivie d’un couloir étroit (de 1,05 m de large et 6,70 m de long), avec lequel commençait un canal central de 1,05 m de large et 1 m de profondeur (soit l’épaisseur de deux pierres de taille) qui se prolongeait par la suite jusqu’au point [6]. La largeur de ce couloir passait de 0,90 m au fond à 1,30 m à sa sortie dans la salle suivante [3, ici fig. 8]. Le plafond n’en était pas horizontal, les pierres étant disposées « comme le dessous d’un escalier » (fig. 7 et 8). Une ligne brisée tracée sur le mur (fig. 7) marque la présence d’un décrochement dans la paroi, bien visible dans l’agrandissement d’un détail d’une carte postale (fig. 8). 3. Trois travées voûtées successives [3, 4, 5] (fig. 11). Une grande et belle salle60, de 17,50 m de long sur 2,50 m de large61, présentait trois travées semblables dont le blocage comportait, de distance en distance, un chaînage en pierres de taille ; elles étaient séparées par des arcs doubleaux au-dessus de pilastres couronnés par une simple pierre de taille saillante non sculptée. Couvertes d’une même voûte en berceau, les trois travées successives présentaient une hauteur croissante du début vers la sortie : 3,50 m à la sortie de la salle [2], 4,20 m avant la façade monumentale primitive [6] (hauteurs mesurées au-dessus des rives bordant le canal central). La hauteur maximum du plafond de la grotte était de 4,10 m au-dessus du niveau de la source. Carton la qualifie de très basse. Cette notation surprenante pourrait dater de la première exploration alors que la galerie n’avait pas encore été dégagée, et qu’il fallait ramper dans un espace réduit sous les voûtes. 55 « Cette chambre et une galerie qui y conduit ont leur plafond et leurs parois formés de grands parallélépipèdes de pierre comme les tombeaux puniques, dont elles sont contemporaines », Carton (1924), 82. 56 Carton (1919), Carton (1919), 372. 57 Carton (1920), 263-264. 58 Icard, Cahier 5, 240. 59 Carton (1920), 259. 60 Carton (1920), 260. Cf. Carton (1924), 82 : “En avant [du captage], s’étend une salle de 20 mètres de longueur, formées de trois voûtes, de plus en plus élevées au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la source et à l’intérieur de laquelle l’eau coule entre deux quais, calme et d’une grande limpidité”. 61 Carton (1918), 303. 54 10 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Fig 7. : La galerie 2 et la chambre 1 construite à l’intérieur de la grotte. Extrait de la fig. 6; d’après Carton (1924), 83. Fig. 8. L’entrée de la galerie 2 au fond de la salle voûtée 3. Agrandissement d’un détail d’une carte postale du temps. Le décrochement dans la paroi de droite ne semble pas avoir de correspondant à gauche. 11 Jean-Pierre Laporte Figure 9. L’intérieur de la « Fontaine ». Sans doute avant le dégagement final d’Icard et Gielly compte tenu de la terre subsistant au premier plan. D’après Carton (1920), 261. Figure 10. L’intérieur du monument après les derniers dégagements d’Icard et Gielly. Le personnage est Louis Carton. Carte postale du temps, vers 1920. Le canal central se devine grâce à la transparence de l’eau. À cette date, la plupart des blocs posés sur ses rebords étaient déjà submergés. Les autres avaient été déplacés. 12 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Fig. 11. Profil et plan agrandis des salles 3, 4, 5. Extrait de la fig. 6. Dans son axe, se poursuivait le canal précédent, toujours large et profond d’un mètre, bordé de deux rives en pierres de taille62. Sur les cartes postales (fig. 9 et 10), on en distingue les bords par transparence de l’eau. Sur l’un des clichés (fig. 9), on note à gauche au premier plan l’orifice du couloir latéral contournant le « réservoir » [7], et, dans l’axe, la galerie envahie par l’eau dès avant la fin de la fouille. Sans doute pour permettre d’y pénétrer à pied sec, on posa sur l’une des deux rives des blocs dont la position varie suivant les cartes postales sans que nous sachions pourquoi on les avait déplacés. Les trois voûtes successives avaient été construites en blocage sur un cintre recouvert de planches dont un enduit épais avait conservé l’empreinte. La grossièreté de cet enduit montrait que la salle était plongée dans une obscurité presque complète, ne recevant le jour que par la baie [6] située vers son extrémité. De nombreux fragments de grandes lampes, trouvés dans le canal, confirmaient cette observation63. La salle [5] « offre à sa partie supérieure une ouverture sensiblement circulaire, un large puits, haut de 5 m », dont l’usage fit l’objet de différentes interprétations. Il aurait pu être destiné à l’éclairage64, à l’aération, ou simplement à puiser de l’eau65. Le puits ne débouchait pas au centre de la voûte, ce qui aurait sans doute été le cas s’il avait été contemporain de son établissement, le grès traversé ne semblant pas avoir présenté a priori de difficulté de creusement. Deux petits traits tracés sur le flanc du canal à l’aplomb des parois du puits montrent qu’il avait été creusé jusqu’à sa partie inférieure. Il nous semble que ce puits était un remaniement d’époque inconnue, éventuellement médiévale. Pour Carton, ce canal aurait été autrefois couvert de dalles qui avaient disparu, mais il ne donne aucun indice dans ce sens. 63 Carton (1920), 260. Cf. également Carton (1924), 84. 64 Carton (1918), 303. 65 Carton (1919), 372; Carton (1920), 260. 62 13 Jean-Pierre Laporte Fig. 12. Au second plan, le dernier état de la face primitive [6], devant la voûte du « réservoir » [7] . Au premier plan, pierres de taille subsistantes de la façade définitive [8] Fig. 13. L’extrémité de la grande salle [5], la façade primitive [6], le “réservoir” [7], la façade définitive [8], le bassin qui le précédait [9] et le massif de maçonnerie situé en avant du tout [10]. Extrait de la fig. 6. 14 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ 6. Façade monumentale primitive Les trois salles voûtées consécutives se terminaient vers l’extérieur par un mur « en fort bel appareil » dans lequel s’ouvrait une porte aux matériaux parfaitement agencés (fig. 12)66. Les voussoirs très soignés « rappelaient tout à fait ceux de mainte porte triomphale des petites cités antiques de l’Afrique du Nord »67. Elle avait dû former façade un certain temps, car le canal qui traversait les salles précédentes s’y arrêtait68. 7. Le « réservoir ». Sans doute plus tard encore, on construisit devant la façade [6] une pièce [7] (fig. 13) que Carton qualifia de « réservoir »69. Elle comportait un bassin aux murs en grand appareil, hauts de 4 m, surmontés d’une voûte maçonnée de 5,40 m de diamètre70. Le petit axe était un peu dévié vers l’est par rapport à celui des salles précédentes. De ce fait légèrement trapézoïdal, le bassin, en belles pierres de taille soigneusement appareillées, mesurait 5,05 et 5,5 m de large sur 6 et 5,14 m de long. Il était recouvert par une large voûte en blocage, supportée apparemment, par quatre piliers de section carrée engagés dans les angles71. Sur le fond, Carton signala deux pierres de taille, disposées comme les marches inférieures d’un escalier qui y aurait descendu à partir de l’extérieur avant la construction de la façade définitive [8]72. Ce nouveau bassin barrant le passage, on ménagea une galerie coudée qui le contournait pour permette d’accéder à la rive gauche du canal dans la salle [5]73. « On peut voir, sur le plan joint à mon rapport74, que le bel arc qui termine la galerie n’est pas au milieu de la paroi du réservoir dans laquelle il s’ouvre. Il semblerait donc qu’il y ait eu là un manque de symétrie, mais ce n’est qu’une apparence. Le couloir coudé (voir le plan) qui lui est adjacent a en effet été placé en avant, du côté sud de cette baie. Si on supprime par la pensée le mur qui forme le côté nord de ce passage et qui a été appliqué contre l’arc, on constate que celui-ci se présente alors avec deux côtés égaux »75. 8. La façade finale [8] La façade définitive, en pierres de taille régulièrement assemblées, « appliquée » au-devant du réservoir [7], comportait quatre pilastres76 et deux ouvertures : l’une, petite et intacte, en jolis voussoirs, formait l’entrée du couloir coudé77 ; l’autre, très grande, fermée par un mur en pierres de taille, un peu en retrait sur la façade, présentait en son milieu une petite fenêtre, seule ouverture par laquelle la lumière pénétrait dans la construction78. Elle avait dû être reconstruite dans la mesure où, dans le dernier état du monument. En effet: Carton (1919), 372. Carton (1920), 260. 68 Carton (1919), 372. 69 Carton, ibid. 70 Carton (1920), 261. 71 Non mentionnés dans les textes, mais visibles sur les fig. 9 et 13. 72 Carton (1920), 264. 73 Carton (1920), 262. 74 Rapport que nous n’avons pas retrouvé à ce jour. 75 Carton (1920), 264. 76 Il s’agit bien de pilastres, comme le montre le plan en fig. 6. D’autres textes de Carton (notamment Visiter, 1924, 82) les qualifient de « piliers », ce qui pourrait porter à confusion. 77 Carton (1919), 372. 78 Carton (1920), 262. 66 67 15 Jean-Pierre Laporte le sol incliné [du couloir coudé], qui monte de l’intérieur [vers l’extérieur], bute contre le seuil de la porte de la façade [8] beaucoup plus bas que ce seuil, formant ainsi comme une marche d’un mètre de hauteur79. De même, la voûte qui couvre le couloir vient buter contre le cintre de la porte, à un niveau plus bas que lui 80. Dans le « réservoir » [7], on découvrit un certain nombre de fragments de bas-reliefs en marbre représentant des coquillages marins, des fleurs, des rubans, des coquilles SaintJacques, etc.81.. Ils provenaient probablement d’un décor sculpté ornant la façade du dernier état [8]82. 9. Le bassin extérieur Probablement lors de ce dernier remaniement, on construisit devant la façade, sur la totalité de sa largeur (fig. 3, 6 et 14), un bassin peu profond dont le fond dallé comportait trois niveaux légèrement différents descendant vers l’intérieur et le réservoir [7]. Cette transformation peut laisser supposer que, dans ce nouvel et dernier état, on avait laissé monter le niveau de l’eau jusqu’au niveau du bassin extérieur, et que la galerie et le « réservoir » étaient dès lors d’ordinaire ennoyés et inaccessibles. 10. Massif devant la façade Devant la façade, le sol renfermait un « épais massif en pierres de grand appareil », dont Carton ne s’expliquait pas la présence, tout en pensant qu’il supportait une vasque ou un abreuvoir83. Nous hésitons à reconnaître ce numéro [10] sur le plan et la coupe (fig. 6), car, le texte étant ambigu, il pourrait s’agir du bassin [9]. 11. Canalisation d’évacuation Un conduit souterrain [11] marqué par des pointillés sur certaines des illustrations (fig. 1, 6 et 13), partait du « réservoir » [7] en passant sous la façade [8] et le bassin extérieur [9]. Peut-être permettait-il de vider l’ensemble au moins en partie, lors de réparations ou de curages. Cependant, cette opération devait forcément être incomplète, à moins que les niveaux relatifs de la terre et de la mer aient changé depuis l’Antiquité. 12. Vestiges entre la « Fontaine » et la mer D’innombrables débris furent trouvés dans les terres situées en avant de la construction, sur la plage entre sa façade et la mer. Ce furent, outre des lampes, dont trois puniques, des marbres précieux de revêtement, les fragments d’une dizaine d’inscriptions dont quelques-unes en très grands caractères84, des éclats de chapiteaux corinthiens, un chapiteau dorique en calcaire grossier, revêtu de stuc comme ceux qui avaient été découverts dans le cothon [l’îlot de l’Amirauté], des stucs et des mortiers ornés de peintures délicates, des mosaïques à cubes de verre, les éclats de nombreuses Carton, ibid. Carton, ibid. 81 Carton, ibid. Carton (1924), 84. 82 Si ces fragments avaient orné la première façade [6], on les aurait sans doute enlevés lors de la construction du « réservoir » [7]. 83 Carton, ibid. 84 Nous n’avons pas d’autres détails sur ces inscriptions. 79 80 16 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Fig. 14. La monnaie de Iulia Maesa. Cliché Icard (?). Archives du Musée de Carthage. statues en beau marbre, les restes d’un bas-relief décoré de rosaces, de rubans, de coquillages85. On ne peut distinguer ici ce qui provenait de la Fontaine et du probable bâtiment antique détruit situé en contrehaut (cf. Annexe 3). Des sondages pratiqués un peu plus profondément devant le monument firent rencontrer d’abord une couche renfermant des lampes d’époque punique. En dessous, en certains points, une couche de charbon ou de débris de cuisine, et des murs grossiers, paraissaient avoir appartenu à des huttes. Carton pensa qu’il y avait eu jadis à cet endroit de grossières demeures dont les habitants avaient été attirés par la présence de la source86. Objets découverts dans la galerie 1. Des monnaies De nombreuses monnaies semblent avoir été découvertes en 1919, un nombre indéterminé de bronzes et de billon, mais surtout une quarantaine de monnaies d’or : une vingtaine dans le monument par les terrassiers de Carton, une dizaine par des passants dans les déblais déversés sur la plage, une dizaine enfin, « de la bonne époque impériale » par Icard et Gielly eux-mêmes, sur la plage et dans le monument lors de son nettoyage final87. On ne dispose pas de la liste des monnaies trouvées par les terrassiers et les promeneurs, mais pas non plus de celle des exemplaires découverts par Icard et Gielly eux-mêmes. Icard n’a décrit que deux monnaies, l’une d’Elagabale88, l’autre de Iulia Maesa (fig. 14)89, belle-sœur de Septime Sévère. Il en cite également deux autres, découvertes soit dans le monument lui-même, soit à l’embouchure de l’égout dirigé vers la mer en passant sous les constructions qui bordent ce Carton (1919), 372. À relier peut être aux fragments de marbre découverts au fond du « réservoir », ci-dessous, p. 15. 86 Carton (1920), 262-263. 87 Icard, Cahier 6, 204. Audollent (1925), C-CI. 88 Droit IMP. CAES. M. AUR. ANTONINVS AUG, son buste lauré et drapé à droite. Au revers PONTIF MAX TR P II COS II PP, Mars assis à gauche tenant une haste et une victoire. Un bouclier rond est appuyé contre le siège. 89 Au droit : IVLIA MAESA, au revers : SAECVLI FELICITAS. La félicité debout à gauche, tenant un caducée de la main à gauche et sacrifiant sur un autel paré et allumé ; dans le champ, une étoile. 85 17 Jean-Pierre Laporte monument : l’une d’entre elles à l’effigie de la Diva Aug. Faustina, avec au revers, en la légende Aeternitas (Cohen, n° 35, mais la déesse tenait un gouvernail posé sur un globe et une patère). L’autre ne nous est pas connue. 2. Dans le canal central allant de la chambre de captage [1] jusqu’au réservoir [7] On connaît assez mal le reste du matériel trouvé dans le monument lors des fouilles ; toutefois, on peut citer : • Des lampes romaines des IIe-IIIe siècles90. • De petits objets en plomb, dont certains figuraient des coquillages 91. • Quatre tabellae defixionis en plomb92. • Des « inscriptions peintes sur des fragments d’urnes retrouvées dans le couloir intérieur et vantant son eau bienfaisante »93. Nous n’en connaissons en fait qu’une seule, gravée, dont l’interprétation reste incertaine94. 3. Sur le fond du « réservoir » [7]: • un grand nombre de vases brisés ou intacts (nous n’en savons pas plus). La panse de l’un d’eux portait une inscription tracée à la pointe95. 4. Dans le remplissage de la galerie • une « quantité prodigieuse » d’os sciés et débités en lamelles, en triangles et en rectangles, à côté de nombreux objets en os finis, notamment des épingles à tête96. Il s’agissaiit manifestement de débris provenant d’un atelier de tabletterie tardif, car aucun de ces fragments n’est mentionné dans le canal central ; tous semblent avoir été découverts assez haut dans le remplissage de la galerie. • plusieurs couches de murex purpureus, ce qui aurait permis de penser que le double voisinage de la source et de la mer avait provoqué ici l’installation d’un atelier de teinturier à une date inconnue97. 5. Sur la plage, devant le monument : • de nombreux fragments de tabellae defixionis98 Carton (1920), 260. Lettre de Carton du 2 mars 1922, citée par Audollent (1933), 2. Carton (1924), 85. 92 Lettre de Carton du 2 mars 1922, citée par Audollent (1933), 2. Icard pensait qu’elles « portaient de longues inscriptions en l’honneur de la bienfaisante source retrouvée par le Dr Carton ». Nous rien connaissons aucune. 93 Carton (1924), 85 parle d’une (seule) inscription tracée à la peinte sur un vase qui lui permettait de supposer qu’on prêtait à l’eau des vertus curatives. Il se pourrait qu’en réalité, un seul fragment inscrit ait été découvert. 94 Ci-dessous, Annexe 1. 95 Carton (1924) 268. Voir ci-dessous, Annexe 1. 96 Carton (1920), 266. Il y eut donc ici un atelier où on les fabriquait comme celui que Carton avait découvert antérieurement au Koudiat-el-Hobsia. « Cette industrie dut fleurir à une basse époque, à en juger par la situation de ses débris », c’est-à-dire leur hauteur dans le remblai de la galerie. 97 Carton, ibid.. 98 Icard (1926), CXLV. Nous ne pouvons savoir si ces fragments étaient déjà là, ou s’ils provenaient des dégagements expéditifs de Carton dans la galerie souterraine. 90 91 18 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ III. Chronologie et évolution du monument Cet édifice a eu une longue histoire, avec des compléments et des remaniements à plusieurs reprises, probablement depuis la période punique jusqu’à la fin du IVe siècle de notre ère99. On peut distinguer plusieurs phases100 : 1) Une source jaillissait dans une petite grotte, au pied de la falaise en bord de mer101, près du rivage, Quelques habitations s’étaient groupées à proximité102. 2) Peut-être dès l’époque punique, on construisit, à l’intérieur de la grotte, une chambre de captage [1] en blocs de grandes dimensions. 3) Puis, peut-être en même temps, on aménagea une galerie étroite et basse [2] avec laquelle commençait le canal central. 4) Plus tard, à l’époque romaine semble-t-il, on ajouta en avant de ce dispositif, peut-être pour éviter les éboulis, un couloir de 20 m, de long, couvert de trois voûtes successives en berceau [3, 4, 5]103, de plus en plus hautes à mesure que l’on s’éloignait de la source, qui se terminait par l’arc [6]. 5) Peut-être parce que la «Fontaine» était encore étroitement surplombée et exposée à des éboulements venus de plus haut, on allongea encore la construction en y ajoutant le « réservoir » [7], avec un escalier permettant de descendre dans l’eau. Ce bassin barrait l’accès à la grande galerie à trois travées [3 à 5], et il fallut construire le passage coudé pour le contourner et accéder à la rive gauche de la grande salle104. 6) Plus tard encore, on appliqua (ou on reconstruisit) devant le « réservoir » [7], à un niveau un peu plus élevé, la façade [8], qui, coupa par un ressaut d’un mètre le plan incliné qui conduisait primitivement à la galerie par le couloir coudé. Elle fut précédée d’un bassin [9] qui occupa toute sa largeur105. Le bâtiment ne semble avoir livré aucun indice chrétien, pas même une lampe. La partie antérieure du monument remblayé pourrait avoir servi d’atelier de tabletterie, voire d’une annexe de teinturerie préparant du murex. À une époque indéterminée, peut-être au Moyen Age106, on perça la voûte de la galerie pour permettre de puiser l’eau par le dessus, en y descendant un seau au bout d’une corde ( ?). IV. Interprétation En elle-même, cette source, au débit relativement important, présentait un intérêt considérable pour l’alimentation en eau, bien qu’elle se trouvât en dehors de la ville romaine cadastrée, et presque au niveau de la mer. En effet, Carthage, dépourvue de cours d’eau, ne posOn n’y a retrouvé à notre connaissance aucune trace chrétienne (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu). 100 Carton (1920), 264-265 en 1918. 101 Picard (1951), 60, II, Plan VIII, 6. 102 Icard, Carnet 6, 264 ajoute : « Je dois faire remarquer à ce sujet que c’est à une faible distance d’ici, dans la conque de Bordj-Djedid, qu’avec Vernaz et Gauckler j’ai placé le port et la cité primitive de Carthage [avant le creusement des deux ports puniques]. Comme la source dont il vient d’être question est la seule que l’on connaisse à Carthage, il était tout naturel que les Phéniciens eussent placé auprès d’elle leur premier établissement ». 103 Carton (1924), 84. 104 Carton (1920), 264. 105 Non seulement la largeur du réservoir [7], mais encore celle du couloir coudé. 106 Carton semble hésiter entre plusieurs solutions et datations. 99 19 Jean-Pierre Laporte sédait qu’une source, celle-ci107. Elle fut sans doute captée très anciennement pour l’alimentation en eau potable, mais pas seulement à cette fin. Aménagée probablement dès l’époque punique, elle était peut-être déjà sacrée, ce qu’elle fut certainement à l’époque romaine. Alors, l’édifice fut aménagé et allongé à plusieurs reprises. Pour l’époque impériale, la présence de nombreuses monnaies, notamment une quarantaine en or, et celle de tabellae defixionis présentent un aspect particulier. Les premières étaient certainement des offrandes aux divinités propriétaires de la source. Les secondes tentaient d’attirer l’appui de dieux et démons infernaux à des fins en général peu recommandables108. En Tunisie, ces objets d’exécration sont sinon rares du moins très concentrés sur un petit nombre de lieux, puits, cours d’eau et lieux où se produisaient des morts violentes, à Carthage, Hadrumète ou Hammam Lif109. Les déposer dans l’eau permettait sans doute de se rapprocher des puissances telluriques invoquées. Faute d’avoir trouvé à ce jour mention d’une source à Carthage dans les textes antiques, nous ne connaissons pas le nom antique de la « Fontaine ». La mention d’un balineum Falernarum sur deux tabellae defixionis110 se rapporte probablement à un établissement de bains voisin, sans que nous connaissions son lien éventuel avec le monument. En revanche, les autres aménagements, et surtout leur succession dans le temps, entrent parfaitement dans le schéma général décrit par J. Scheid pour les sanctuaires dédiés au culte des eaux : les Anciens ne vénéraient pas la Nature ou les Eaux, mais les divinités qui y étaient à l’œuvre111. De grands dieux possédaient la source comme un bien, comme un instrument pour faire le bien. Des divinités secondaires pouvaient leur être adjointes112. L’eau n’était pas sacrée en elle-même113. C’était un don des divinités aux hommes. Seul était réellement sacré le lieu où l’eau sortait de terre. Elle y était sacrée et inviolable, dans la mesure où elle appartenait encore aux dieux. Le griffon était à l’origine la limite à partir de laquelle elle était « profanée », c’est-à-dire mise à la disposition de tous. Les aménagements humains pouvaient reporter cette limite un peu plus loin114. Il semble que, dans la « Fontaine aux 1000 amphores », cette limite [1] ait été reculée à plusieurs reprises, d’abord à la sortie de la galerie [2], puis à la sortie des trois chambres [3, 4 et 5], puis enfin à la sortie du « réservoir » [7], précédé en dernier lieu d’une entrée monumentale [8] ornée de sculptures. On pourrait y voir un nymphée. Audollent (1901), 149-150. Sichet (1999). 109 Lapeyre, Pellegrin (1942), 67 et 140. 110 Ci-dessous, Annexe 2. 111 Scheid (1996) et Scheid (2007), 634. 112 J. Scheid, ibid., cite les nymphes, petites divinités fonctionnelles qui représentaient la force des eaux ; en revanche, les Aquae exprimaient une vertu plus topographique, alors que Fons, le dieu Source, semble avoir géré l’ensemble du domaine. À leurs côtés, on pouvait trouver encore d’autres divinités ; le Genius loci exprime toutes les qualités du lieu ; Silvain renvoie à la sauvagerie du site, Mercure est le dieu du passage ; Hercule, grand découvreur de sources, mais aussi guérisseur à l’occasion, puisqu’il terrasse le mal ; Apollon, qui est aussi medicus, comme son fils, le technicien Esculape et sa parèdre Hygie, la Santé, exprimant l’effet de son action. Nous pouvons ajouter Sérapis, dans son rôle guérisseur bien connu. Malheureusement, aucun d’entre eux n’est attesté dans la « Fontaine » de Carthage. 113 C’est-à-dire au sens où on l’entend dans les conceptions judéo-chrétiennes. 114 Dans le cas de la source de Clitumne, c’est un pont qui constituait une limite entre le sacré et le profane. Pline le Jeune, Lettre VIII, 8, à aborder maintenant à travers l’analyse de Scheid, (1996), 241-258. 107 108 20 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Annexes Annexe 1. Un graffite sur vase Sur le fond du réservoir [7], on retrouva, parmi un grand nombre de vases brisés ou intacts, une céramique portant sur la panse une inscription tracée à la pointe115 : Servate vita(m) Qui ab obnibus (sic) zelatur. Trad.: Préservez la vie / Celui qui est aimé de tous A la seconde ligne, obnibus est évidemment pour omnibus116. L’assemblage des deux lignes pose problème. “Préservez la vie qui est chérie de tous” aurait eu un sens clair, mais le masculin “qui” interdit de faire du féminin uita(m) l’antécédent. Nous ne comprenons pas bien le sens général. On peut voir en ce texte un souhait assez banal. Cependant, Carton se demandait si la seconde phrase, « d’un caractère un peu plus spécifique », n’impliquait pas que l’on prêtait à cette eau des propriétés « particulièrement bienfaisantes »117, ce qui est probablement excessif. Annexe 2. Les tabellae defixionis Mis à part de nombreux fragments découverts sur la plage, plusieurs tabellae furent découvertes dans le monument. Audollent en a décrit quatre : a) Un petit fragment, très usé, où l’on ne distinguait que quelques traces de mots ; b) Une grande lamelle, lisible sur les deux tiers environ de sa surface, et qui offrait, malgré sa détérioration, un sens nullement douteux ; c) et d) Deux autres plus petites, à peu près intactes, dont la lecture assez aisée apporta des informations différentes. Sur les tablettes c et d, en latin, les termes magiques sont écrits en caractères grecs. Dans une certaine mesure, les deux textes bénéficiaient de l’énergie spéciale qu’on attribuait à la langue grecque, sans doute parce qu’on la comprenait moins. Les tablettes b, c et d débutent par une série à peu près identique, et dans le même ordre, de mots étranges, fréquents dans les tabellae africaines. Ils désignaient des « démons » ou des dieux d’une puissance extraordinaire, d’autant plus redoutés qu’ils restaient plus mystérieux, auxquels l’imprécateur demandait d’agir, à l’impératif, avec des mots et des tournures tout à fait conformes à l’usage ordinaire des defixiones. Pour les détails épigraphiques, onomastiques et philologiques, il convient de se rapporter à la lecture et à l’analyse soignées d’Audollent118, dont nous ne reprenons ici que les traits qui intéressent plus particulièrement notre sujet. Carton (1920), 268. Par assimilation régressive, la nasale labiale *m est passé à l’occlusive sonore, également labiale *b. Indication dont nous remercions J. Desanges. 117 Carton (1920), 268. 118 Audollent (1933), 5 = AE, 1933, 234 et 235. 115 116 21 Jean-Pierre Laporte Tablettes a et b. Imprécations contre des cochers et des chevaux du cirque Les tablettes a et b portaient des malédictions qui visaient à nuire à des cochers de Carthage, ou à leur chevaux119. Audollent en a donné un relevé figuré et un déchiffrement partiel, mais pas de restitution totale, et il convient de se reporter à ses dessins et à son texte. Sur le fragment a, en mauvais état ; il était peut-être question de chevaux. La tablette b, en grec 120, dans une langue assez correcte, mais de culture médiocre, porte une malédiction contre des cochers et des chevaux du cirque pour les empêcher de gagner le jour même. Ils appartenaient à au moins deux factions, l. 6, les Bleus (οὐενέτου) et l. 25 les Rouges (ῥουσείου). Le seul cocher dont le nom a été conservé, Strabonianus, n’est pas désigné par la mention de sa mère, suivant l’usage le plus fréquent dans les textes magiques. Neuf chevaux au moins étaient nommés. Ces noms s’ajoutent à la liste, déjà fournie, des noms de cochers de Carthage établie par Salomonson121. Certains portaient un nom grec, d’autres un nom latin, qui rentrent dans les diverses catégories courantes pour les chevaux de course. Catégorie : - mythologiques : - géographiques : - descriptifs : - incomplet : Forme Euander, Iasoon, Phoibos, Gangès, Ellen Olokrysos, Patrikios, Ferox ---]naron L’adversaire inconnu des cochers leur souhaitait toutes les malchances dans la prochaine course : puissent leurs chevaux manquer de vigueur, puissent-ils être incapables de courir, de s’élancer, de serrer de près leurs concurrents, de tourner habilement autour des bornes, et en un mot, de remporter la victoire. Tablettes c et d. Imprécations contre un balineum Falernarum La lecture des deux tablettes c122 et d123, de dimensions et de présentation semblables, n’offrait pas de difficulté. Les textes très proches à la fois dans leur sens et dans leur contenu, émanaient probablement d’un seul et même imprécateur et se rapportaient à deux circonstances différentes, soit parallèles, soit successives, ou plus simplement à un redoublement de haine envers un même établissement de bain, dont il voulait détourner la clientèle. Ces thermes, dont nous ne savons rien, portaient un nom, Falernae, attesté ici sous trois formes : Falernaru(m) balineu(m), Falernas. balineu(m) Falern(e)si. Pour le P. Delattre, qui a rappelait que les anciens coupaient leurs vins, il aurait pu s’agir d’un magasin de vins que l’eau de la « fontaine » aurait pu servir à couper. Audollent, qui avait La tablette b, n’ayant pas été reprise dans l’AE, est de ce fait absente des recueils de tabellae defixionis. Audollent (1933), 3-4. 121 Salomonson (1965), 85-89. Cet auteur n’a pas mentionné les deux tabellae de la Fontaine opposées aux cochers, qui n’avaient pas été recensées dans l’AE, 1933, contrairement aux deux tabellae contenant des imprécations contre le balineum Falernarum (AE, 1933, 234 et 235). 122 Tablette c (=AE, 1933, 234) : Αρθυλαλαμ Σεμ/εςεσειλαμ Αεηιουω / Βαχυχ Βακαξιχυχ / Μενεϐαιχυχ Α/ϐρασαξ Βαζαϐαχ/υχ Μενεϐαιχ/υχ Aϐρασαξ Dom/ini dei tenete / detinete Faler/nas, ne quis illo/c accedere pos/sit, obligate/ perobligate / Falernaru(m) ba/lineu(m) ab hac /die ne quis ho/mo illo accedat. 123 Tablette d (= AE, 1933, 235). Texte semblable pour les dix premières lignes, dont le texte débute lui aussi en grec pour se terminer en latin : domini / dei tenet de/tinete falernas ne quis /illoc eat lava/re nodiate / Falernas ab hac / die obligate per / obligate balineu / Falernesi ne / quis illoc ire pos/sit ab hac die. 119 120 22 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ d’abord pensé qu’il pouvait s’agir de la source elle-même, se rallia à Toutain124. Celui-ci avait fait observer que le mot balineu(m) (c : l. 14-15, d : l. 16) et la phrase ne quis illoc eat lavare (d: l. -13) suggéraient plutôt l’idée d’un établissement de bains125, solution qui semble la bonne. La signification du mot Falernae n’est pas évidente. Il paraît difficile d’y voir une allusion au territoire de Falerne, en Campanie, producteur de vins fameux, puisqu’il s’agissait ici d’un établissement où, a priori, seule l’eau était employée. Se serait-il agi des thermes favoris d’une association de buveurs de vin ? Falerna était aussi l’une des 35 tribus civiques de Rome, ainsi qu’un cognomen126, aussi est-il difficile de proposer une solution certaine ou même seulement probable. La cible des malédictions lieu n’est pas précisée autrement que par le nom de l’établissement. Il n’y avait apparemment aucun risque d’erreur. Ces bains devaient être voisins de la source, peut-être alimentés par elle (bien que la faible altitude soit peu favorable à cette idée). Toujours est-il que le nom propre s’applique à un point bien déterminé de la ville antique, peut-être un quartier de Carthage, probablement voisin de la « Fontaine », voire en rapport avec elle sans que nous sachions comment127. Annexe 3. Terres et remblais au-dessus de la « Fontaine » Sans que cela puisse remplacer une stratigraphie soigneusement levée, Delattre, Carton et Icard ont donné quelques détails sur les terres situées au-dessus de la galerie, Le « mur aux 1000 amphores » En 1905, le P. Delattre avait trouvé juste au-dessus de la « Fontaine » un « mur d’amphores » qui en rassemblait près de 2.000 (fig. 15)128. Satisfait, il arrêta ses travaux, sans savoir que quelques coups de pioche supplémentaires lui auraient permis de découvrir l’extrados du monument sous-jacent129. Pour Carton, il était impossible de ne pas rapprocher les découvertes du « mur d’amphores » et de la « Fontaine »130. Comme il le précisa lui-même, « c’est sous les terres des déblais qu’il [Delattre] avait jetées, au pied de la falaise, que se trouvait la Fontaine que j’ai découverte l’an dernier [1918] et dont je viens de poursuivre l’exploration. Cet ensemble est situé sur la plage, au bas d’un ravin escarpé qui descend du plateau voisin, celui où l’on a trouvé plusieurs textes relatifs à la cohors prima urbana »131. On a appris depuis que ces amphores remontaient au second quart du 1er siècle de notre 132 ère . Le rôle de ce mur n’a pas été éclairci. Carton examina plusieurs hypothèses, sans en retenir aucune. Placées presque verticalement, les amphores n’avaient pas pu jouer le rôle de mur Toutain (1932), 115, n. 1. Audollent (1933), 14 accepta les conclusions de Toutain, qui paraissent aujourd’hui assez évidentes. 125 Audollent (1933), 15. “De fait, il existe à proximité de la fontaine, sur la gauche quand on regarde l’entrée, les ruines indéterminées d’un édifice, que les éboulements de la colline dominante ont dû peu à peu détruire” 126 200 occurrences dans Clauss-Slaby, Epigraphische Datenbank. 127 Audollent (1933), 15. 128 Carton (1920), 258-9. 129 Icard, Cahier 3, 43 et Cahier 5, 243. 130 Carton (1920), 267. Ceci ne semble pas aussi évident que Carton le pensait. 131 Carton (1920), 259. 132 Martin-Kilcher (1993), 286-290, fig. 7-8. 124 23 Jean-Pierre Laporte Fig. 15 : Le « mur d’amphores » découvert en 1905 par le P. Delattre. Carte postale, vers 1905-1906 (?). de soutènement. Au-dessus de la galerie, Carton en avait trouvé plusieurs en profondeur, c’est-à-dire à un endroit où, matériellement, elles ne pouvaient avoir servi à cette destination. D’autre part, ces récipients étaient placés entre la falaise rocheuse et le mur de soutènement, au-dessus de la « Fontaine ». On ne pouvait y accéder qu’en pénétrant à l’intérieur du monument inconnu qui s’élevait en contrehaut de celle-ci133. Autre hypothèse écartée par Carton, il ne pouvait s’agir d’un simple magasin de vente de poteries, ce que n’aurait pas expliqué non plus la présence de la ‘Fontaine’. Mais on expliquerait encore moins la somptuosité de l’édifice construit en contre-haut et le grand nombre des inscriptions qui doivent faire penser à un monument public, probablement en rapport avec la cohorte urbaine de Carthage134. Carton aurait été disposé à croire à un dépôt de récipients destinés à recevoir l›eau de la source, pour la charger sur des navires en partance amarrés dans le voisinage. Cependant on constate ici une superposition et non une juxtaposition sur un plan horizontal. Carton fit remarquer que le mur d’amphores avait été assemblé avant la construction de l’aqueduc d’Hadrien, c’est-à-dire à une époque pendant laquelle devait se faire sentir la pénurie d’eau qui provoqua la construction de l’aqueduc135. Mais, il remarqua lui-même que ces hypothèses ne tenaient pas compte du grand nombre de vases trouvés, car les marins et les habitants de la ville seraient venus avec leurs propres récipients pour puiser l’eau et les auraient emportés avec eux. Un autre « mur d’amphores » avait été découvert à Carthage en 1893 sur le flanc sud de la colline de Byrsa136, mais à ce jour aucune explication satisfaisante n’a été donnée de ces dispositifs, tout au plus peut-on avancer qu’ils étaient en rapport avec l’aménagement des collines et la nécessité de mettre en place des murs de soutènement, ou plutôt de stabiliser latéralement des remblais137. Carton (1920), 267. Carton, ibid. Nous n’avons pas d’autres détails sur ces inscriptions, réduites sans doute en fragments. 135 Carton (1919), 373-374. 136 Delattre (1893), 270-272. 137 Ben Romdhane et alii (2017), 107. Les auteurs ont découvert ce qui est indubitablement un puits servant de vivier à poissons, avec des poteries largement ouvertes scellées horizontalement dans les parois. 133 134 24 Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’ Bibliographie Manuscrit Icard, Cahiers : 6 [maintenant 7] cahiers rédigés par Icard, donnés à P. Cintas, passés de lui à S. Lancel, qui les donna en 2002 au Cabinet du Corpus des Inscriptions Sémitiques de l’Institut de France, cf. S. Lancel (2002), 1, 79. Cf. également, Laporte (2018). Imprimés Audollent A. (1925), (Première lecture des tabellae defixionis), BCTH, C-CCI. Séance du 12 janvier. Audollent A. (1933), Les inscriptions de la Fontaine aux mille amphores à Carthage, Cinquième congrès international d’Archéologie, Alger, 14-16 avril 1930, éd. 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Carton en 1918, puis dégagée sous sa direction en 1919, la « Fontaine aux 1000 amphores » est aujourd’hui inaccessible. On peut cependant l’étudier grâce à différents textes, un plan et une coupe, ainsi que des cartes postales des années 19201935 environ . On pourra se demander quelle était la nature et la destination exacte de ce monument qui a connu plusieurs importants remaniements successifs. Il s’agissait en fait d’une source sacrée, probablement aménagée en nymphée, avec toutes les caractéristiques, maintenant bien connues, de ce genre d’établissement. Abstract : Discovered by L. Carton in 1918, then dug under his direction in 1919, the “Fountain with 1000 amphores” is no more accessible, at least at the moment. However, it is possible to study it with different texts, a level map and a cross section, as well as 1920-1935 postcards. One may wonder what were the nature and the exact destination of this monument, which underwent many changes. It could be a nymphaeum. Mots-clé: Carthage, source, fontaine, nymphée, Carton, Icard, Gielly. Keywords : Carthage, spring, fountain, nympheum, Carton, Icard, Gielly. Comment citer cet article / How to cite this paper Jean-Pierre Laporte, Carthage : la ‘Fontaine aux mille amphores’, CaSteR 3 (2018), doi: 10.13125/caster/2972, http://ojs.unica.it/index.php/caster/ 27