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MAUDE FELBABEL
Rencontre avec
un taxidermiste
Fascination animale
Animal-sujet, animal-objet, animal-matière, autant d’états que d’espèces animales : « Dès la préhistoire, la fascination de l’homme pour
l’animal le conduit à peindre sur les parois des grottes1 ». Cette fascination apparaît de nouveau au premier plan, et l’animal (qu’il soit mort,
vivant, image, représentation, réel et virtuel) se multiplie aujourd’hui.
La présence de l’animal se manifeste souvent, dans l’histoire, par le
moyen de la science ; l’animal (ou plutôt son intérieur) se retrouve
exhibé lors des dissections anatomiques et publiques depuis le
xviie siècle. Des ouvertures de chair qui permettaient de tout voir,
organes, système métabolique, l’intérieur caché dans l’extérieur.
À l’heure où ces dissections anatomiques ne sont plus d’actualité, dans
une société où la mort est un nouveau tabou, on constate cependant
un regain d’intérêt pour l’anatomie dans le contexte artistique. L’exposition Bodyworld de Gunther Von Hagens, circulant dans le monde
et qui expose des cadavres conservés par la plastination en est un bon
exemple.
Le musée reprend donc le rôle des anciens théâtres scientifiques, et
invite la mort tout autant que la vie. Les frontières entre muséum
• Artiste plasticienne, http://maudefelbabel.carbonmade.com.
1. A. Jacob, Beauté animale, Dossier de l’art n° 194, Paris, Éditions Faton,
mars 2012, p. 21.
CHIMÈRES
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MAUDE FELBABEL
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Ainsi, dans le lieu d’exposition, l’animal emplit l’espace par sa seule
présence, et reprend l’héritage de l’Antiquité et des rites sacrificiels où
il remplaçait l’être humain sur les autels. Depuis la fin du xxe siècle,
l’animal tend à devenir un des emblèmes de la scène artistique contemporaine et les expositions qui lui sont consacrées ne cessent de se multiplier : Bêtes et hommes à la Grande Halle de la Villette (2007-2008),
Bêtes off à la Conciergerie (2012), Beauté animale au Grand Palais
(2012) et les diverses expositions à la boutique Deyrolle et au Musée
de la chasse et de la nature (pour ne citer que des expositions ayant
eu lieu à Paris) : « La question animale mobilise la réflexion contemporaine […] la figure animalière est omniprésente […]. On assiste à
une singulière animalomanie2. » Dans ces lieux d’art l’animal (devenu
miroir du spectateur) est invité, présenté, utilisé, montré, exhibé, analysé, déconstruit, dénaturé. L’animal est observé, scruté, et le regard
l’incise, tel un scalpel, et le dissèque.
« Un éléphant de la Ménagerie de Versailles étant mort, l’Académie
fut mandée pour le disséquer ; et le Roi ne dédaigna pas d’être présent à l’examen de quelques-unes des parties et lorsqu’il y vint, il
demanda avec empressement où était l’Anatomiste, qu’il ne voyait
point ; M. du Verney s’éleva aussitôt des flancs de l’animal où il était
pour ainsi dire englouti3. »
Peaux et chairs animales qui engloutissent le naturaliste ; elles représentent aujourd’hui l’animal dans l’art contemporain à travers la figure de la mort conservée, de l’« animal-taxidermie4 ».
Pourquoi l’animal nous fascine-t-il autant ? Comment s’exprime cette
fascination ? Comment s’opère la déconstruction de l’animal et de son
image ? En quoi la taxidermie est-elle paradoxale ? De quelle manière
l’art de la taxidermie et l’art contemporain se rencontrent-ils ? Que
convoquent l’animal-taxidermie et sa représentation ?
2. C. D’Anthenaise (dir.), Bêtes off, Paris, Éditions du patrimoine, 2011, p. 7.
3. La dissection de l’éléphant de Louis XIV, janvier 1681, Mémoires de l’Académie
Royale des sciences, cité dans C. Degueurce et H. Delalex, Beautés intérieures : l’animal à corps ouvert, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2012, p. 2.
4. L’expression « animal taxidermisé » n’existant pas, j’ai choisi d’utiliser le terme
« animal-taxidermie » pour ne pas utiliser l’adjectif « naturalisé ».
188 CHIMÈRES 81
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d’histoire naturelle, cabinet de curiosités et musée d’art contemporain
sont mises en cause par des artistes qui se plaisent à se les approprier,
à les déplacer pour mieux les interroger.
Rencontre avec un taxidermiste
Expérience chez le taxidermiste (I) – 26 novembre 2012
J’attendais ce rendez-vous depuis un moment. J’avais besoin de savoir.
De comprendre.
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J’entre dans la pièce centrale, c’est l’odeur qui m’assaille. Une odeur
de gibier. De gibier mort. J’en suis imprégnée. Il m’avait prévenu. Le
lundi et le mardi, c’est la boucherie. Effectivement, une tête de cerf et
une tête de chevreuil gisent sur la table de travail. Le taxidermiste et
son assistant les scalpent, les dépècent, dédoublent la peau. Ensuite,
il faut enlever toutes les chairs. Couteau, scalpel, marteau, scie. Tels
les accessoires d’un film d’horreur. Même la scie circulaire flotte, suspendue au plafond, comme un lustre rappelant le couperet final. Tout
autour, sur les murs, des trophées, des « massacres », des spécimens de
diverses espèces. Un perroquet, vivant, se trouve là, dans sa cage. Un
seul animal vivant au milieu de tous ces morts. Prisonnier de sa cage,
il n’a que sa voix pour répéter la mort de ses congénères.
Je déambule dans les différentes pièces. Cornes, crânes, peaux, dioramas… Tout l’animal est là, mis en pièce, défiguré, décortiqué, rassemblé, assemblé. Les trophées de chevreuils sont soigneusement disposés
au mur, tels une partition musicale. Un chat et un chien, intrus, surgissent au milieu de cette faune composée principalement d’animaux
de forêts européennes et d’Afrique.
Dans la pièce suivante, ce sont les cerfs qui sont alignés, comme une
petite armée immobile.
Au milieu, trône un cerf d’un autre type. Un cerf en mousse de polyuréthane. Le rapprochement avec la réalité est saisissant, même sans
la peau. Le cerf est dévoilé, un intérieur recréé, mis à nu. Le galbe, le
volume, les muscles constituent la beauté de la forme. Une forme pure
donnée au regard. Un cerf qui brame, tête en avant, gueule ouverte.
Je peux sentir, ressentir, entendre son cri. Un cri étouffé par le silence
et l’immobilité.
Au fond de la pièce, la réserve de stockage.
Massacres de cerfs alignés, la suite de l’armée ; des peaux sous plastique en provenance d’Afrique, morceaux non identifiables, trophées
de sangliers, moules boulonnés, clous et outillage. Un lion fait face
à un loup. Pas d’œil, pas d’oreilles, pas de pelage, pas de griffes… et
pourtant toute l’essence de l’animal est là.
CHIMÈRES
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MAUDE FELBABEL
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Des gouttes, des flaques, des traînées au sol. Le son de l’eau. Un
énorme bac contient des peaux par dizaines. C’est « l’heure du bain ».
Produits, détergents, acides, disposés un peu partout dans la pièce.
Des bains de rinçage, des bains de tannage, avec des post-it au-dessus de chaque bac, pour la date. D’autres petits bacs contiennent des
crânes, avec une étrange matière blanche et cotonneuse. La phase de
blanchiment.
Crânes couverts par un nuage morbide. Une disqueuse se fait entendre. Il faut enlever une couche de peau, amincir le cuir. L’assistant
farfouille dans le gros bac aperçu en premier. Il secoue les peaux, les
suspend une à une aux crochets placés juste au-dessus. Un coup de
jet d’eau, il les laisse s’égoutter. La rangée de crochets, auxquels sont
suspendues toutes ces peaux. Suspendues par la tête, le museau, enfin
ce qu’il reste. Les animaux sont déformés, je peux y voir des formes
tout à fait nouvelles.
Sagement accrochés les uns à côté des autres.
Alignés comme les petits manteaux dans le couloir de l’école. Sages
comme des images, images déformées, totalement éloignées de l’idée
de la vie.
Les gouttes d’eau, mêlées au sang, tombent et résonnent dans ma tête.
La peau séchée prend place sur l’établi, et se prépare à épouser son
double, l’animal en mousse.
Expérience chez le taxidermiste (II) – 7 décembre 2012
Je suis à nouveau là.
Une semaine est passée, pourtant c’est comme si tout était resté en
l’état depuis mon départ.
Le cerf en mousse, paré de ses cornes et de ses yeux de verre, attend
sagement, fixé sur son manche de métal. Les mains du taxidermiste
trempent dans la colle, l’appliquent sur l’ensemble de l’animal.
Comme un masque de beauté. Le manche en métal pivote, l’animal
se retrouve la tête en bas. Il est temps de revêtir sa nouvelle peau. À
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J’entends du bruit provenant d’une autre pièce, une pancarte « privé »
trône sur la porte. J’entre. Privé, car c’est la pièce la plus sanguinolente. Têtes de cerfs et autres chevreuils gisent au sol, sur un morceau
de carton qui n’arrive plus à absorber le sang qui dégorge.
Rencontre avec un taxidermiste
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quatre mains, le taxidermiste et l’assistant disposent la peau préparée
et tannée. Peau déformée, pas encore adaptée à sa nouvelle forme.
Une forme qui révèle un visage grimaçant. Il faut arranger les oreilles,
les yeux, la bouche. Des morceaux de chairs dépassent, il faut couper le surplus au scalpel. Les gestes sont chirurgicaux. L’axe de métal
tourne à nouveau, la tête de l’animal est remise à l’endroit.
Atelier couture. Les deux versants se rejoignent par le dessus, et la couture court tout au long de l’échine. Grosse aiguille taillée en triangle,
fil noir épais, la main est concentrée, le geste rapide et précis. La nécessité d’une certaine force, aussi, pour percer le cuir, tirer, et réunir
les deux côtés. La mousse jaune et lisse disparaît sous le cuir et le poil
animal. Le fil noir est absorbé, lui aussi, par le pelage. Tous les artifices de fabrication disparaissent dans une couche cachée à jamais. Les
chairs indésirables sont rentrées à l’intérieur des espaces : bouche, museau, œil. Les oreilles, matrices en plastique, doivent être ajustées et
se tenir droites. La peau est tirée jusqu’au versant de l’extrémité, celle
qui sera plus tard collée au mur. Tirer, maintenir et agrafer pour être
sûr de la fixer dans l’immobilité. Ensuite, il est nécessaire de fusionner
la colle avec la peau. Les mains expérimentées passent sur le poil et
lissent la forme. Comme des caresses que l’on pourrait avoir pour un
animal aimé et choyé. Cordelettes blanches et petites pointes achèvent
le travail de fixation, disposées à divers endroits, creux et courbes,
pour terminer le duo fusionnel entre la colle et la peau. Une fixité qui
s’obtient dans l’attente, plusieurs jours, plusieurs semaines. L’animal
ressemble à un sujet de science, avec ses épingles, clous, agrafes et
cordelettes. Plus vivant désormais, plus vraiment mort, situé dans un
entre-deux à la fois mouvant et immobile.
À l’extérieur, une autre pièce exiguë, la chambre froide. J’entre, et
mon souffle se transforme aussitôt en buée : -20°. Dans de grands
bacs clôturés par un grillage, dépassent des animaux en morceaux. Au
fond, des peaux, des formes vides, sans intérieur, pendent au plafond.
Animaux conservés, congelés qui attendent d’être transformés.
De retour dans la pièce principale. Le perroquet, dans sa cage, crie, se
manifeste de plus en plus. Il semble devenir plus fou de jour en jour.
J’aperçois d’ailleurs sur l’établi un spécimen de son espèce, naturalisé.
De l’autre côté de la pièce, un autre locataire a pris place, temporairement ; il s’agit du chien du taxidermiste, Délice. Délice et le perroquet
fou semblent être les seules présences animales vivantes en ce lieu.
CHIMÈRES
191
Une voiture se gare dans la cour. Une cliente arrive, sac plastique bleu
à la main. Un petit chevreuil sous plastique. Le sac est déposé sur la
table, et je me méfie de son contenu. La cliente s’exclame qu’il a été
tué samedi dernier, soit depuis plus d’une semaine. L’assistant ouvre
le sac, une odeur pestilentielle s’en dégage et se répand dans la pièce.
L’œil vitreux, le chevreuil aux deux pattes n’est plus vraiment frais.
J’aperçois des petites bêtes noires, qui courent affairées sur le pelage.
Nécrophages au travail.
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Entretien avec Alain Barbarin, taxidermiste
à Messigny-et-Vantoux
Maude Felbabel : Qu’est-ce qui vous a décidé à faire ce métier ?
Alain Barbarin : C’est un métier qui m’est venu quand j’avais treize
ans.
J’avais des frères qui étaient chasseurs et qui ramenaient des oiseaux.
J’ai commencé à m’y intéresser ; en conservant les plumes, et ensuite
j’ai voulu conserver plus que des plumes. Je me suis penché sur la
question, sur le métier…
Puis, un jour, je suis allé à la projection d’un film dans une salle de la
mairie. Comme à l’époque il n’y avait pas de cinéma, on y allait pour
voir des films une fois par mois. Et dans cette salle d’école, il y avait
des oiseaux naturalisés. Au lieu de regarder le film, je regardais les
animaux, et c’est ainsi que tout a commencé.
Depuis mes treize ans, j’ai toujours dit à mes parents que je ferai ce
métier, ou rien.
M. F. : Quelle phase du travail est la plus intéressante à vos yeux ?
A. B. : Tout. Mais le meilleur moment consiste dans la fabrication, le
montage. Et puis ensuite, avec le recul, je regarde ce que j’ai fait. Pour
ma part je ne suis jamais satisfait. De temps en temps il m’arrive de
me dire « Là, c’est super ! », mais c’est assez rare. J’essaie toujours de
faire au mieux.
M. F. : Quel animal préférez-vous travailler ?
A. B. : Je n’ai pas de préférence. Aujourd’hui, je travaille des animaux
« classiques » et d’autres plus exotiques. La naturalisation d’un lion,
d’un ours ou d’une panthère est un moment plus rare, qui donne un
peu de piment au travail quotidien.
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MAUDE FELBABEL
Rencontre avec un taxidermiste
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Par exemple, je dois faire pour un client une grande scène avec un
lion blanc et une lionne qui tient dans sa gueule un impala. Pour moi,
c’est intéressant, car c’est un vrai projet, une véritable scène de chasse
animalière et une demande assez rare, car coûteuse. Je fais beaucoup
de trophées africains et de têtes, mais rarement des projets de cette
envergure.
M. F. : Quel animal souhaiteriez-vous réaliser aujourd’hui ? Que vous
n’ayez jamais fait, même après plus de 30 ans de métier ?
A. B. : Cela dépend du lieu où les animaux sont tués, des clients qui
les apportent. Les personnes qui peuvent nous demander de traiter
des animaux rares ce sont les collectionneurs, mais ils ont souvent
leur taxidermiste attitré depuis des années. Ce que j’aimerais faire…
le cervicapre, une petite antilope aux cornes torsadées. Par contre, j’ai
déjà fait des antilopes rares comme le Grand Koudou, le Gerenuk, la
gazelle de Grant. Elles sont recherchées et chères, car un petit nombre
d’entre elles est tué chaque année.
En ce qui concerne les animaux européens (sangliers, cerfs, chevreuils…), je les travaille en série. Bien évidemment, ils n’exercent pas
sur moi le même attrait que des pièces comme un lion ou un léopard.
M. F. : Sur quoi vous basez-vous pour reproduire la forme de l’animal ?
À partir de quelles observations ? Comment vous êtes-vous forgé le regard ?
A. B. : On se base toujours sur le crâne, c’est déterminant. Il fournit
le plus grand nombre de données. On mesure la longueur de l’arrière
du crâne jusqu’au bout du nez, du coin de l’œil au bout du nez, pour
avoir une première notion de la taille de l’animal. Pour un animal
entier, on prend les mesures sur la peau préparée, dans tous les sens,
en longueur, en largeur, y compris la largeur des pattes.
Je travaille beaucoup avec des photographies et des livres. J’ai « la
bible » du chasseur africain. Toutes les photos des animaux sont associées au poids et la taille de chaque spécimen. J’ai aussi des livres
sur l’anatomie. Les images sont très importantes, tout comme l’expérience. Avec le temps, on acquiert le savoir-faire nécessaire.
M. F. : Comment faites-vous pour mettre l’animal dans une posture crédible ?
A. B. : On fabrique la sculpture, puis on la met à la taille, on mesure la
longueur ; et une fois que celle-ci est correcte, on fait les modifications
nécessaires afin que la peau s’y adapte bien.
M. F. : Je reviens à une question que je vous ai posée au début de l’entretien, au sujet de votre travail. Lorsque vous dites que vous essayez
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de « faire au mieux » quand vous travaillez sur un animal, qu’est-ce
que vous voulez dire exactement ? Que vous essayez de le rendre le plus
« vivant » possible ?
A. B. : Oui, on essaie toujours de faire encore mieux, on change les
techniques et on s’adapte. Cela dépend de plusieurs facteurs : la qualité de l’animal qu’on nous a donné, la qualité des produits utilisés.
Souvent, les animaux que l’on reçoit de l’étranger sont les plus abîmés, car ils sont mal préparés. C’est le cas en Afrique, surtout en
Afrique Noire et en Afrique de l’Ouest. La Namibie et l’Afrique du
Sud constituent les seules exceptions. Parfois, malgré tout, on arrive à
faire des miracles…
M. F. : Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de rendre « éternels » des
animaux morts ?
A. B. : Cela permet de garder, de conserver des choses.
J’ai eu la chance d’aller à la Grande Galerie de l’Évolution à Paris,
et de voir des animaux qui ont complètement disparu. J’ai visité une
salle au sous-sol, celle des « animaux disparus ». Il y a, par exemple, des
spécimens comme le onagre : il ressemble moitié à un zèbre, moitié à
un âne. Il y a aussi le loup de Tasmanie, qui a des rayures sur les pattes.
M. F. : Nous pourrions aussi évoquer la Galerie de Paléontologie et d’Anatomie comparée, un lieu assez extraordinaire, qui se trouve au Muséum
d’Histoire Naturelle de Paris.
A. B. : Oui : se retrouver dans ce lieu avec tous ces squelettes c’est
spectaculaire.
Finalement c’est un peu ça aussi notre métier, permettre à des gens de
voir des espèces éteintes, pouvoir montrer des choses qu’on ne pourrait peut-être pas voir autrement, et réussir à en garder une trace.
Taxidermie, l’envers de la peau
« Transformer du fluide en solide, du flasque en souple, stabiliser
l’instable, conserver le putrescible, civiliser le sauvage […]5. »
Le paradoxe de vouloir redonner une forme de vie à un être mort. Le
processus de transformation de l’animal comme processus de création. L’animal mort se présente, entier ou en morceaux. Dépecer,
dédoubler, blanchir, tanner. Toute l’action est dans la déconstruction,
la soustraction, la séparation, la dissociation.
5. Taxidermie, La lettre de l’OCIM, Hors série n° 3, décembre 2002, p. 13.
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MAUDE FELBABEL
Rencontre avec un taxidermiste
Et ensuite, il faut reconstruire. Sculpter, assembler, enfiler, coudre,
ajuster, et s’appliquer aux détails.
Extérieur lissé sur l’intérieur faussé, l’animal en taxidermie émerge.
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Les premières « mises en peau » voient le jour au xvie siècle, et ces
« objets-taxidermie » se diffusent largement dans la vague des cabinets
de curiosités de la Renaissance, sous de multiples formes. La nature
et le merveilleux sont fortement liés : « À la Renaissance, la Zoologie
est fortement tributaire des idées de l’Antiquité. Mélange de réalité et
d’affabulation, elle impose une vision très utopique de la Nature6. »
Les premières taxidermies se trouvent donc au centre de ces deux balanciers. Le développement de l’anatomie au xviie puis au xviiie siècle
mettra fin à cet aspect merveilleux, pour laisser place à la vérité scientifique : « La merveille est sacrifiée à la raison scientifique ; les cabinets de
curiosités laissent place à ceux d’Histoire Naturelle […]7 ». Des cabinets
de curiosités, en passant par les théâtres des dissections anatomiques,
jusqu’aux institutions scientifiques, l’animal et la taxidermie arrivent
dans les muséums d’histoire naturelles et leurs célèbres dioramas.
La taxidermie place l’animal dans un entre-deux suspendu entre la
vie et la mort : « Les autres animaux qui sont là immobiles, dans
l’“entre-deux” de réalité qu’est cet appartement, se tiennent aussi dans
l’entre-deux, l’ “entre” de ces animaux morts-vivants que sont les animaux naturalisés8. » L’animal est là, devant nous, il est bien mort et il
semble pourtant tellement vivant… De son existence, il ne conserve
que l’enveloppe charnelle, une surface signifiée au monde ; sa peau qui
accompagne, enveloppe et protège son système métabolique. Cette
peau devient matière, une matière préparée, assouplie, tannée, conservée, une seconde peau, une mue qui se poursuit au-delà de la mort et
qui semble respirer tout autant que l’animal du temps de son vivant.
L’intégralité de son organisme, son intérieur, tout ce qui bougeait sous
cette peau, a été enlevé. L’ensemble a été remplacé par une matière
stable et inerte. Les yeux de verre, éléments artificiels, sont si bien réalisés qu’ils semblent exprimer tout ce que nous pouvons voir lorsque
nous sommes face au regard expressif d’un animal vivant.
6. Ibid., p. 35.
7. Ibid., p. 37.
8. D. Quessada, Le dos du collectionneur : une photographie de l’enfermement, Mereal
Editions, 1999, p. 134.
CHIMÈRES
195
MAUDE FELBABEL
Les animaux sont physiquement là, mais intérieurement morts, dans
une présence-absence figée pour l’éternité : « Ils sont momifiés pour garder l’image de la vie et ce faisant on garde aussi l’image de leur mort9. »
Ambiguïté qui se manifeste plus fortement encore dans le passage
du mot « taxidermie » à celui de « naturalisation » ou à l’expression
« animal naturalisé ».
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TAXIDERMIE
« Le mot provient du grec táxis (ordre, arrangement) et de dérma (la
peau)10. » Littéralement, arranger la peau ; l’art de la préparation de
la peau, l’art de la maîtrise et du savoir de la matière.
NATURALISATION (zoologie)
« […] L’art de préparer des organismes (animaux, plantes, champignons) pour les conserver durablement11 », une suite d’opérations et
de traitements thanatopraxiques qui permettent de conserver la dépouille d’un animal mort.
Historiquement, le terme « taxidermie » se transforme en « naturalisation » dès lors que le muséum d’histoire naturelle apparaît. Pourtant, l’adjectif « taxidermisé » n’existe pas, comme si la langue refusait
l’étymologie de l’adjectif, son rapport charnel à la « matière-peau » de
l’animal. La « naturalisation » rappelle davantage le rapport au vivant,
à la nature et à l’environnement naturel. Mais l’acte de restituer un
semblant de vie à un animal mort n’a rien de « naturel ».
La taxidermie crée donc les spécimens naturalisés qui peuplent les
muséums d’histoire naturelle. En surface, la nature semble y régner.
Cependant, derrière les poils lissés, le galbe des muscles et les yeux
expressifs, tout n’est qu’artifice. Et l’artifice parvient à réaliser son tour
de magie, en se revêtant des apparats du naturel.
9. A. Messager, citée dans Taxidermie, op. cit., p. 79.
10. R. Didier et A. Boudarel, L’art de la taxidermie au XXe siècle, Éditions Paul Le
Chevalier, 1968.
11. Taxidermie, op. cit., p. 46.
196 CHIMÈRES 81
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Comment ignorer cette ambiguïté dans ce qui constitue l’être vivant,
du paradoxe existentiel dont la taxidermie est l’expression matérielle ?
Rencontre avec un taxidermiste
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Les spécimens sont principalement issus d’animaux morts dans les
zoos, lieux proches du diorama, mais dans un domaine opposé (celui
du vivant) : « Fondé sur le désir de connaissance et sur la volonté de
conservation, le musée s’est construit sur les ruines du vivant12. » Les
spécimens historiques se mêlent aux nouveaux et aux artefacts : vrai,
faux, réel, artifice se mélangent dans une histoire de regards captivés
par ces faux-semblants.
Depuis toujours suspendu entre science et merveilleux, l’animal « naturalisé » continue d’exercer aujourd’hui sa fascination sur et à travers
l’art contemporain.
La mort, une si belle parure. Installation, 2013. 20 crânes, dimensions variable socles :
20 tiges de métal, hauteur 150 cm sur plaques de métal 15 x 15 cm techniques mixtes.
12. N. Pugnet, Mark Dion : The Natural history of the museum, Archibooks &
Sautereau éditeur, 2007, p. 82.
CHIMÈRES
197
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La mort, une si belle parure (détail).
Installation, 2013.
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