Les « pendeloques-plumes » de l’âge du Fer corse : du moulage à la tombe

Les “pendeloques-plumes” de l’âge du Fer corse : du moulage à la tombe Marine Lechenault, Kewin Peche-Quilichini et Jean-Philippe Antolini écouverte il y a quelques années en surface lors de prospections menées autour du site d’E Mizane (Calacuccia, Haute-Corse), un habitat occupé entre e e le viii et le vi siècle a.C., une valve de moule destiné à couler trois pendeloques penniformes à anneau vient s’ajouter à l’important corpus des vestiges mobiliers métallurgiques et métalliques de la microrégion montagneuse du Niolu (fig. 1). Elle illustre une catégorie d’artefacts communément nommés “pendeloques-plumes”, mais pour lesquels il n’existe aucune référence bibliographique spécifique. En outre, parmi l’actuel corpus des pendeloques, aucun objet fini ne correspond au type de pendeloque documenté par le moule. D Cagnano/Luri 50 p. Pendeloque-plume Moule de pendeloque-plume Sidossi/Calacuccia A Parata/Lozzi 1p. Le moule : description et propriétés La pièce (fig. 2) a été obtenue par ciselage (traces de mise en forme bien visibles sur le dos), polissage et gravure d’un bloc de stéatite locale. Comme la plupart des valves de moule insulaires, elle se présente sous une forme parallélépipédique (dimensions maximales : 12,5 x 8,5 x 2,1 cm) irrégulière sur la face dorsale (pour une meilleure adhérence lors de l’attache et la parallélisation ?) et abîmée aux deux extrémités. La face ventrale porte deux mortaises opposées, montrant que la pièce appartient à un moule bivalve. La présence de canaux de coulée à l’apex des pennes montre qu’il s’agit d’un moule vertical. Ces trois conduits sont de forme conique. Les deux canaux latéraux convergent vers le canal central, montrant que la coulée devait se faire par un conduit unique divisé en trois. Il s’agit là d’un élément original à l’échelle de l’île, qui permet peut-être d’invoquer une influence de la technique de la cire perdue. La totalité des moules connus pour l’âge du Bronze présente un canal unique et l’on ne connaît aucun objet produit à la cuire perdue pour cette époque. En revanche, à l’âge du Fer, certains objets semblent avoir été coulés à la cire perdue à partir de plusieurs canaux d’arrivée. La matrice centrale étant colmatée en première par le bronze liquide, la qualité (absence de bulle et d’impuretés légères) de la pendeloque médiane devait être meilleure que celle des deux autres. La morphologie Aleria 1 p. N 0 | 5 10 20 30 40 50 km Fig. 1. Carte de la Corse et localisation du moule (DAO K. Pêche-Quilichini). – Production et proto-industrialisation aux âges du Fer, p. 359-364 M. Lechenault et al. Éléments sous droit d’auteur - © Ausonius Éditions juin 2017 360 – | Fig. 2. Photographie (a) et dessin (b) du moule (DAO K. Pêche-Quilichini). du verso des pendeloques-plumes connus par ailleurs incite à croire que la seconde valve n’était pas gravée, sauf peut-être dans la zone d’insertion du métal liquide. En ce sens, on peut interpréter l’intérêt du moule vertical (par rapport au moule horizontal) comme une volonté de renforcer la structure mécanique de l’anneau par apport d’un bronze de meilleure qualité (non bullaire), mais également de lui assurer sa forme circulaire, ce qui aurait été plus difficile avec un moulage horizontal sans couvercle. La face active de la valve porte trois matrices de pendeloques disposées parallèlement et longitudinalement, probablement réalisées au moyen d’instruments en pierre et/ou en fer. Ces trois éléments présentent des dimensions moyennes de 105 x 15 mm et sont gravés sur une profondeur maximale de 3 mm. Malgré de légères divergences de proportion et de gabarit, ils appartiennent à une même catégorie typologique. Preuves de son utilisation, la face ventrale présente, notamment dans et en périphérie des matrices, des traces de rubéfaction provoquées par le bronze liquide lors de la coulée. L’action de la chaleur est à l’origine de la teinte noirâtre observée dans ces zones et a également provoqué une dégradation des parties superficielles. L’absence de micro-rainures destinées à l’échappement du gaz s’explique par la faible quantité de métal mobilisée (valeurs moyennes : environ 2,1 cm3, soit 18 g de bronze à 12 % d’étain de densité 8,71). Les “pendeloques-plumes” de l’âge du Fer corse : du moulage à la tombe – 361 Même incomplet, ce moule offre des indications sur les procédés métallurgiques du premier âge du Fer dans le centre de l’île. Il illustre notamment la persistance de techniques de coulée héritées de l’âge du Bronze final, elles-mêmes inspirées de traditions et protocoles italiques plutôt que sardes 1. Éléments sous droit d’auteur - © Ausonius Éditions juin 2017 Les objets finis : typologie, diffusion, chronologie Les pendeloques penniformes à anneau sont des productions courantes de l’espace euro-méditerranéen protohistorique. Les “pendeloques-plumes” illustrent une interprétation insulaire de cette tradition. Soixante-deux individus composent le corpus des données suffisamment fiables pour supporter une étude. Ils se concentrent dans le nord de l’île, soit le Niolu, la Castagniccia et le Cap Corse 2. Un seul exemplaire est attesté à Aleria. Il s’ajoute aux multiples témoins matériels rattachés à la sphère indigène et découverts sur un site successivement phocéen, étrusque et romain. Une variante intéressante existe au sein de la sépulture de la Parata 3 : elle concerne une boucle de ceinture, dont la formule technique (orifice + crochet) est bien connue au sein du répertoire métallique insulaire, et dont le corps reproduit une pendeloque-plume. La seule attestation extrainsulaire connue est une découverte sporadique provenant d’Italie 4. Les imprécisions de contexte entravent l’étude. Aucune donnée chronologique ne peut être extraite des sites d’origine : la mise au jour de Cagnano en 1901 tenait surtout du ramassage. Cette nécropole présumée a livré l’un des lots métalliques les plus volumineux et les plus diversifiés de l’île 5. L’exemplaire d’Aleria, qui aurait pu laisser espérer un contexte, est une trouvaille fortuite a priori absente des catalogues 6. Dans ces conditions, l’enjeu est de développer un discours typologique d’après le moule et le corpus des objets finis. Trois types de critères ont été sélectionnés pour procéder à la sériation : les critères métriques (longueur, largeur, épaisseur et rapport de proportions entre l’anneau et le corps de l’objet), les critères morphologiques (bords droits ou corps pistilliforme) et les critères ornementaux (bourrelet, mamelons, une rainure, trois rainures, bouton inférieur). Quatre formules décoratives existent : – 1. col + rainure verticale unique + motif en arêtes (fig. 5c) Type  2;    34%   – 2. col + rainure verticale unique + motif en arêtes + bouton inférieur (fig. 5d) Type  3;    12%   Type  4;    27%   – 3. deux mamelons + rainure verticale unique + motif en arêtes + bouton inférieur (fig. 5e) – 4. col + 3 rainures verticales + motif en arêtes + bouton inférieur (fig. 5f) Type  1;    27%   Le croisement des critères ne révèle aucune tendance franche (fig. 3). L’évolution des données métriques ne semble pas solidaire d’une morphologie pistilliforme ou à bords droits, ni à l’une des quatre formules ornementales. En revanche,   Type  2;    34%     Type  3;    12%   Type  4;    27%   Type  1;    27%   | Fig. 3. Proportion des quatre types sur l’ensemble du corpus. | 1. 2. 3. 4. 5. 6. Peche-Quilichini et al. 2014. Cagnano, Prunelli di Casacconi ; Gras 2015. Acquaviva 1980. Jurgeit 1999, I, 648 et II, 290, n° 1149. Lechenault, 2015. Jehasse & Jehasse 1973 et 2001.   1/4,3   1/4,8   1/5,1   1/5,2   1/5,3   1/5,4   1/5,5   1/5,6   1/5,7   1/5,8   1/6,1   1/6,3   1/6,6   1/6,8   1/7,1   1/7,2   Fig. 4. Le rapport de proportion anneau/corps.   M. Lechenault et al. Éléments sous droit d’auteur - © Ausonius Éditions juin 2017 362 – | Fig. 5. Illustration typologique des pendeloques-plumes. a. Unicum. Musée des Confluences, Lyon, n° 80014887 ; b. Unicum. Musée des Confluences, Lyon, n° 80014906 ; c. Type 1. Musée des Confluences, Lyon, n° 80014902 ; d. Type 2. Musée des Confluences, Lyon, n° 80014890 ; e. Type 3. Musée des Confluences, Lyon, n° 8001881 ; f. Type 4. Musée des Confluences, Lyon, n° 80014913 (DAO M. Lechenault). Les “pendeloques-plumes” de l’âge du Fer corse : du moulage à la tombe – 363 l’ensemble des pendeloques de type 3 illustre une valeur légèrement supérieure (1/6e) dans le rapport de proportion entre l’anneau et le corps (fig. 4). Éléments sous droit d’auteur - © Ausonius Éditions juin 2017 La discussion chronologique est limitée par les imprécisions de contexte. Elle peut néanmoins compter sur la datation de l’occupation de Sidossi, soit un intervalle compris entre 800 et 500 a.C. Les mobiliers de Cagnano illustrent quant à eux une fréquentation comprise entre le viie et le ve s. a.C. Ces premières tendances plaideraient en faveur d’une antériorité du moule par rapport aux objets finis connus. Les mêmes incertitudes affectent la réflexion sur leur fonction. La lecture la plus immédiate consisterait à les voir comme des éléments de parure, peut-être pendus à un vêtement (seule une face est ornée), ce qui conviendrait très bien au profil de Cagnano, riche en ornements métalliques personnels. Mais à ce jour, rien n’autorise à privilégier cette interprétation par rapport à une autre (ornement de vaisselle ou d’ameublement ?). Il reste possible d’observer que l’intégralité du corpus provient de contextes funéraires. La morphologie des pendeloques évoquant alternativement un élément végétal, une “plume” ou une silhouette humaine (l’anneau pour la tête, la lamelle pour le corps), il n’est pas interdit de les rapprocher d’autres productions matérielles corses qui entretiennent cette ambiguïté de lecture et ce jeu sur l’apparence. C’est le cas, notamment, des bronzes luniformes, boucles de ceinture tour à tour anthropomorphes ou zoomorphes. Du moule à l’objet : le nécessaire retour à la matière Le moule d’E Mizane illustre un type distinct de tous les objets finis connus en Corse : les bords sont assez droits, quand les exemplaires majoritaires sont pistilliformes (66 %). Les pendeloques du moule ne présentent ni bourrelet en col, ni bouton inférieur. Leurs dimensions sont supérieures, l’anneau correspond au 1/8e de la longueur totale de la pendeloque, tandis que le rapport moyen est principalement situé entre 1/5e et 1/6e sur les objets finis. Organisées en rang serré sur ces derniers, les arêtes apparaissent très espacées sur le moule. En définitive, la découverte du moule d’E Mizane soulève davantage de questions qu’elle n’en résout. L’objet lève le voile sur l’existence d’un type de pendeloque-plume inconnu par ailleurs en Corse. Quel sens donner à ces divergences ? Sontelles de nature chronologique, micro-régionale ou sociale ? Des éléments de réponse résident peut-être dans l’alliage cuivreux qui compose les pendeloques. M. Lechenault et al. 364 – Références bibliographiques Acquaviva, L. (1980) : La Préhistoire et la Protohistoire des hautes vallées du centre nord de la Corse, thèse de doctorat, faculté de lettres de Nice. Antolini, J.-P., 2012. “Le Niolu à l’âge du Fer, état des connaissances”, in : Pêche-Quilichini, éd. 2012, 58-75. Gras, M. (2015) : “La Corse et la mer Tyrrhénienne”, in : La Corsica e Populonia, Actes du XXVIIIe colloque des Studi Etruschi ed Italici, Bastia, Aleria, Piombino, Populonia, 25-29 octobre 2011, Rome, 75-85. Graziani, J. (2012) : “Le moule de poignard composite de Capificu (Ville-di-Parasu)”, Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, 3, 111-120. Jehasse J. et L. Jehasse (1973) : La nécropole préromaine d’Aléria, Gallia Suppl. 25, Paris. 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