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Bang Hai Ja : Et la matière devint lumière [Paris: musée Cernuschi, 18 janvier-5 mai 2019]

Bang Hai Ja Et la matière devint lumière MUSÉE CERNUSCHI Bang Hai Ja Et la matière devint lumière 18 janvier ~ 14 avril 2019 Ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition « Et la Matière devint lumière : Bang Hai Ja » au musée Cernuschi du 18 janvier au 31 mars 2019. L’exposition est organisée en collaboration avec l’association Atelier Matière – Lumière AML (les amis de Bang Hai Ja). Les termes coréens sont transcrits en romanisation révisée. Les noms propres de personnes ont toutefois été reproduits selon leur graphie la plus usuelle dans les pays occidentaux, suivie de leur écriture en hangeul et en hanja. Sauf mention contraire, les textes ont été écrits par Mael Bellec, conservateur en chef responsable des collections chinoises et coréennes du musée Cernuschi. A la différence de nombreuses expositions muséales qui ont principalement pour but de montrer au public des œuvres achevées, cette présentation des peintures de Bang Hai Ja au musée Cernuschi entend accompagner une création en cours : la réalisation des vitraux de la salle capitulaire de la cathédrale de Chartres. Ce point d’étape, qui permet de mettre en perspective œuvres anciennes et recherches actuelles, est autorisé par la longue familiarité de Bang Hai Ja avec le musée des arts de l’Asie de la ville de Paris. En effet, Bang Hai Ja a découvert le musée Cernuschi en 1961, peu après son arrivée en France. Le musée accueillait alors l’exposition « Trésors d’art coréen », une manifestation qui reste à ce jour l’une des plus ambitieuses présentations de chefs-d’œuvre du patrimoine coréen en Europe. Cette première visite au musée Cernuschi suscita chez Bang Hai Ja la volonté de faire connaître l’art de la Corée ancienne au public français. Cette préoccupation constante devait donner lieu à différents projets et publications, dont le récent ouvrage consacré aux célèbres sites bouddhiques de Bulguksa et Seokguram. Ayant adopté la France comme lieu de création, Bang Hai Ja fut régulièrement amenée à fréquenter le musée Cernuschi sur les pas de son aîné Lee Ungno qui de 1971 à 1989 y dispensait régulièrement son enseignement. Il était donc naturel, après avoir présenté quelques-unes de ses œuvres majeures en 2015 dans le cadre de l’exposition Séoul-Paris-Séoul, que le musée Cernuschi consacre à Bang Hai Ja une présentation particulière. Le projet de l’artiste pour la cathédrale de Chartres nous en donne aujourd’hui l’occasion. En attendant de contempler le jeu coloré de la lumière in situ, l’exposition conçue par Mael Bellec, son commissaire, nous invite à comprendre comment ce thème de la lumière, central dans l’œuvre peint de Bang Hai Ja, devait amener progressivement l’artiste à l’art du vitrail. Enfin, il convient de saluer l’aboutissement d’un travail conçu par Bang Hai Ja comme une méditation contemporaine sur les valeurs spirituelles de la lumière, au moment où il trouve sa place au sein d’un ensemble architectural unique qui fut l’un des premiers sites à être reconnu par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité. Éric Lefebvre Directeur du musée Cernuschi 4 3 Préface - Éric Lefebvre 7 La lumière parle un langage connu 12 Ces yeux pleins de lumières 18 Matière vivante 34 Le feu clair qui remplit les espaces limpides 38 Car il ne sera fait que de pure lumière 42 La dimension spirituelle de l’œuvre de Bang Hai Ja (extraits) Charles Juliet 43 Biographie - Hun Bang La lumière parle un langage connu Née en 1937 dans un village aujourd’hui phagocyté par l’expansion de Séoul, établie à Paris en 1961, de retour dans son pays natal entre 1968 et 1976, puis à nouveau habitante de la Ville Lumière jusqu’à aujourd’hui, Bang Hai Ja (방혜자, 方惠子) multiplie depuis plus d’un demi-siècle les allers-retours entre la Corée et la France. Intégrée au sein des scènes artistiques de ces deux pays, elle y mène carrière avec succès, rendant accessible son travail à de larges publics qu’une analyse sociologique la plus rudimentaire séparerait pourtant en de multiples groupes dissociés, voire étanches, en raison de leur nationalité et de leur classe sociale. Bang Hai Ja parvient ainsi à être, entre autres, une représentante de la première grande génération d’artistes abstraits de son pays natal, une actrice de l’École de Paris et l’incarnation de la mémoire de la présence coréenne en France. D’une part, ses multiples déplacements l’amènent à assumer des identités artistiques variées selon les lieux et les milieux. D’autre part, sa production apparaît suffisamment polysémique pour répondre à des horizons d’attente divergents. Tenter de saisir la manière dont son œuvre est devenue familière d’un bout à l’autre du continent eurasiatique revient donc nécessairement à multiplier les focales ou les points de vue et à tenter d’identifier la manière dont chaque évolution picturale s’articule à un ou plusieurs contextes historiques à la fois. Le premier d’entre eux, alors que naît au lycée la vocation artistique de Bang Hai Ja1, est celui d’un pays en pleine reconstruction après une guerre fratricide (1950-1953) et quatre décennies de domination japonaise (1905-1945). Si les créateurs déjà en activité lors de la libération du joug colonial cherchent dans un premier temps à refonder un art proprement coréen et se tournent vers des sujets locaux traités dans un style figuratif, la situation politique de la Corée du Sud après l’armistice de 1953 et les contacts avec de multiples cultures plastiques venues de l’étranger changent en profondeur la nature des enjeux esthétiques. 1 Sauf mention contraire, les informations biographiques proviennent d’une part de LASCAULT, Gilbert, Bang Hai Ja, Paris : éditions Cercle d’art, 2007, pp. 195-204 et d’autre part d’une interview de l’artiste réalisée entre 2014 et 2015, https://www.academia.edu/22153389/Interview_ de_lartiste_Bang_Hai_Ja_septembre_2014_-_mars_2015_, dernière consultation le 26/12/2018. 7 Il s’agit dorénavant moins d’affirmer une identité particulière que de concilier expression personnelle et insertion dans un espace en partie globalisé. Bien qu’une majorité d’artistes perpétue un style académique adapté aux exigences du gukjeon (국전, 國展), le salon officiel, des peintres de plus en plus nombreux prennent conscience de leur retard sur la scène artistique internationale et entament un processus d’assimilation de l’expressionnisme abstrait américain et de l’abstraction lyrique française. Pendant ses études à l’Université nationale de Séoul (서울대학교, 서울大學校) entre 1956 et 1960, Bang Hai Ja est en butte au conservatisme du corps professoral, à l’exception notable de Chang Ucchin (장욱진, 張旭鎭, 1918-1990) qui lui prodigue ses encouragements. Elle trouve en revanche un environnement favorable au développement de ses recherches auprès de Lee Ungno (이응노,李應魯, 1904-1989), qui l’accueille temporairement au sein d’un groupe d’artistes en stage près du monastère Sudeok, ainsi qu’auprès de Yoo Youngkuk (유영국, 劉永國, 1916-2002) et de Kim Byungki (김병기, 金秉騏, né en 1916), déjà passés à l’abstraction. Plus jeune de quelques années que les peintres qui s’opposent bruyamment au Gukjeon en 19562 et ralentie dans sa progression par une santé fragile, elle s’engage tardivement dans un processus de transition, commun à la plupart des représentants de l’avantgarde de cette époque, d’un vocabulaire moderniste (voir p. 18, fig. 1) à un style abstrait. Ce faisant, elle réalise en 1960, dans l’atelier de Kim Byungki, sa première toile non figurative, inspirée par une visite de la grotte de Seokguram (voir p. 12, fig. 1). La juxtaposition de plages de couleurs qui s’interpénètrent en leur périphérie, le travail texturé de la matière et la réponse plastique à des stimuli intimes témoignent d’une nette convergence avec la scène artistique française. Celle-ci résulte à la fois de la diffusion de reproductions dans des revues, d’échanges avec d’autres artistes coréens, d’une similarité des besoins esthétiques et moraux dans deux pays qui ont connu l’occupation et la guerre et, enfin, d’une vogue de l’existentialisme, incarné notamment par Albert Camus largement traduit et lu dans la péninsule3. D’autant plus prédestinée à s’intéresser à la France qu’elle avait précisément commencé à en apprendre la langue pour se consacrer à la littérature et que Paris constituait toujours dans 8 l’esprit des Coréens le foyer vivant de l’art moderne4, Bang Hai Ja quitte la Corée en 1961. Si elle vit ce départ ou l’explique a posteriori comme une réponse à un appel d’ordre quasi mystique, elle suit là une démarche répandue chez ses compatriotes des années 1950 et du début des années 1960, qui, après une première assimilation de styles abstraits, ressentent le besoin d’approfondir leurs recherches ou de se confronter directement à leurs homologues occidentaux (fig. 1). Fig. 1 : Affiche de l’exposition personnelle de Bang Hai Ja à la Bibliothèque nationale de Corée du 8 au 14 février 1961. À son arrivée en France, Bang Hai Ja vit la situation de nombreux créateurs étrangers qui, parvenus à Paris, doivent tout à la fois trouver les moyens matériels de survivre et se familiariser avec un nouvel environnement. Malgré les singularités de chaque personnalité et de chaque parcours, un ensemble d’expériences partagées nourrit ainsi des ressentis communs aux différents artistes asiatiques présents à Paris, au point que Bang Hai Ja reconnaisse une partie de son histoire dans Le Dit de Tianyi de François Cheng (Cheng Baoyi, 程抱一, né en 1929), publié en 1998. 2 LIM, Kate, Park Seo-Bo : from Avant-Garde to Ecriture, Singapour: Booksactually, 2014, p. 48-56. 3 JONG, Ki-sou, La Corée et l’Occident : la culture française, Paris : Minard, 1987, p. 164-167.Voir aussi JEONG, Eun-Jin, « La Littérature française en Corée », in Culture coréenne, 2017, n° 94, p. 13-16. 4 BELLEC, Mael, « Une étape nécessaire ? Les Artistes coréens à Paris pendant les années 1950 », in CHABANOL, Elisabeth (dir.), Souvenirs de Séoul II, actes du colloque Souvenirs de Séoul II [Paris : Maison de l’Asie, 7 avril 2016 ; Séoul : Institut français, 15 avril 2016]. (À paraître). Cette appartenance à un même groupe est d’autant plus sensible qu’elle suscite des mécanismes de rivalité et de solidarité à l’intérieur des diasporas et que le monde de l’art parisien s’intéresse de manière explicite à ces dernières, au point d’organiser des événements qui leur sont dédiés. En 1960 se déroule au cercle Volney une exposition consacrée aux « Peintres coréens de Paris »5, tandis que, à peine arrivée l’année suivante, Bang Hai Ja présente, grâce à l’intervention de Lee Ungno, deux peintures dans une exposition réunissant des plasticiens étrangers actifs à Paris. L’existence de ces manifestations contribue à singulariser l’apport de ces créateurs expatriés, mais aussi à acter leur intégration au sein d’un environement local. Comme le démontre en 1969 « Les peintres d’Asie à Paris », qui se déroule à la maison de l’Iran, les peintres asiatiques sont perçus comme une composante presque naturelle de la scène artistique française sur laquelle « l’influence de l’art oriental s’est perpétrée d’une manière plus précise encore grâce à la traditionnelle annexion, par l’École de Paris, d’artistes venus des rives extrêmes de la Méditerranée jusqu’à celles du Pacifique »6. Ces dispositions du monde de l’art français, basées à la fois sur des convergences stylistiques réelles et sur la perception d’un écart culturel irréductible, facilitent le début de carrière de Bang Hai Ja. Pierre Courthion (1902-1988), qui fait sa connaissance peu après son installation à Paris, en témoigne par un double mouvement caractéristique des critiques d’art de cette époque intéressés par des artistes asiatiques. Il voit dans la production de Bang Hai Ja « toutes les qualités de sa Corée natale »7, mais l’insère dans le même temps dans l’histoire de l’École de Paris8. Il favorise par ailleurs cette intégration de Bang Hai Ja dans les milieux parisiens en l’introduisant auprès d’Elvire Jan (1904-1996), dont elle devient une proche, de Léon Zack (1892-1980), de Zao Wou-ki (Zhao Wuji, 趙無極, 1921-2013) et de la galerie Houston-Brown où elle bénéficie de sa première exposition personnelle hors de Corée en 1967 (fig. 2). Son assimilation par l’École de Paris est toutefois impossible à mener à terme. Le déclin de l’abstraction lyrique et les conditions matérielles d’exercice de son métier conduisent Bang Hai Ja à modifier son travail et à privilégier progressivement, à l’unisson de l’évolution d’une partie de la peinture française, des toiles marquées par une organisation des espaces plus rigoureuse et lisible (fig. 3). Fig. 2 : Bang Ha Ja en compagnie de Léon Zack, Pierre Courthion et son frère Hun Bang lors de son exposition à la galerie Florence Houston-Brown à Paris, 1967. Fig. 3 : Sans titre, 1968, huile et papier de verre sur bois, 28 x 28 cm, collection particulière. 5 COURTOIS, Michel, « Peintres coréens de Paris », in Arts, 6 avril 1960. 6 « L’Asie à Paris », in La Galerie des arts, lettres, spectacles, 15 septembre 1969. 7 Préface d’un catalogue d’une exposition de la galerie Houston-Brown à Paris, dont le texte nous a été communiqué par l’artiste. 8 COURTHION, Pierre, L’école de Paris, de Picasso à nos jours, Paris : Armand Colin, 1968 (?). Ensemble de 120 diapositives accompagnées d’un livret. 9 De plus, ce changement progressif de style, partiellement déterminé par l’emploi de la technique du collage, est également en phase avec l’art de la Corée du Sud. Lorsque Bang Hai Ja revient dans ce pays en 1968, les styles expressionnistes abstraits qui avaient marqué les peintres de la fin des années 1950 et du début des années 1960 semblent perdre leur attrait. À l’expression d’une intériorité tourmentée succède un intérêt pour les qualités plastiques et symboliques de matériaux, le plus souvent naturels, dont le processus de transformation devient le sujet même des œuvres. Ainsi, les recherches de Bang Hai Ja constituent un pont entre le goût français pour les reliefs et les textures censés inscrire dans la toile la présence physique et morale de l’artiste et la transformation progressive en Corée d’une esthétique similaire en un art à mi-chemin entre une approche intellectualisée de la peinture et une pratique dédiée à l’exploration des potentialités propres aux supports et pigments employés9. Dans ce cadre, la redécouverte par Bang Hai Ja en Corée du papier hanji (한지), devenu un symbole identitaire dans la péninsule, lui permet à la fois de poursuivre sans discontinuité ses recherches antérieures et d’y introduire un sens et une sensibilité plus en rapport avec son nouvel environnement. La manière dont elle en déchire et froisse des morceaux s’apparente aux procédés employés par ses homologues coréens, mais l’intégration de ces éléments rapportés au sein d’une toile peinte en limite la portée conceptuelle pour maintenir l’œuvre de manière stricte dans le domaine pictural. Ce point d’équilibre, qui fait alors l’originalité de Bang Hai Ja et lui permet de conserver un rapport dialogique avec ce qui se déroule aussi bien en France qu’à Séoul est autant la conséquence de déterminations pratiques que l’expression d’une volonté particulière de la peintre. D’une part, les absences régulières de celle-ci dans l’un et l’autre pays, ses aller-retours incessants entre plusieurs cultures et son statut de femme, particulièrement handicapant dans des sociétés patriarcales, semblent rendre difficile son intégration au sein d’un mouvement pictural national. Nourrie esthétiquement et intellectuellement par les productions artistiques de deux contrées engagées sur des voies différentes, son travail entre en tension entre ces pôles. D’autre part, la dimension spirituelle de celui-ci, si affirmée depuis les années 1960 que la rumeur d’un abandon par Bang Hai Ja de la peinture au profit d’activités religieuses avait été lancée par 10 quelques compatriotes de retour de Paris10, l’entraîne vers un cheminement très personnel. Alors qu’artistes coréens et français, du dansaekhwa (단색화, 單色畵) au groupe Supports / Surfaces, s’interrogent sur la matérialité de la peinture, la transforment en processus ou la déconstruisent, le sentiment profond d’avoir un message à communiquer convainc Bang Hai Ja de ne pas réduire ce dernier à son médium. Ce refus d’abandonner le sujet, qui s’exprime notamment par un retour progressif et temporaire à une figuration cosmologique, est encouragé par la lecture des Dialogues avec l’Ange en 1976, ouvrage qui se caractérise par un fort syncrétisme religieux et la valorisation de cheminements intérieurs individuels11. L’importance que tient ce livre, best-seller qui nourrit l’essor du New Age à partir de la fin des années 1970, dans la vie, la pensée et même le vocabulaire de Bang Hai Ja éclaire la manière dont celle-ci produit consciemment une peinture censée répondre à un horizon d’attente spirituelle alors en plein essor dans des sociétés consuméristes. Bien que le travail qu’elle mène à partir des années 1980 soit difficile à intégrer au sein de l’histoire des principaux mouvements artistiques en Europe, il apparaît ainsi en adéquation profonde avec l’évolution des pays occidentaux, au prix d’une rupture pensée ou impensée avec les hiérarchies habituelles du monde de l’art. Les œuvres ne sont plus conçues pour devenir uniquement l’objet de préoccupation d’une élite de peintres et d’esthètes, mais pour s’adresser au plus grand nombre, y compris aux béotiens, afin de délivrer à l’Humanité un message de paix, de joie et d’amour, de plus en plus universel au fur et à mesure que l’artiste abandonne la représentation pour la simple génération de la lumière (fig. 4). 9 KEE, Joan, Contemporary Korean Art : Tansaekhwa and the Urgency of Method, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2013, pp. 2-4 10 DU FAY DE CHOISINET, Domitille, Bang Hai Ja : Démarche artistique d’une artiste coréenne en France, 2018, mémoire de M1 à l’Ecole du Louvre, pp. 26-27. 11 CHAMPION, Françoise, « Du côté du New Age », in ABEL, Olivier (dir.), Le Réveil des anges : messagers des peurs et des consolations, Paris : éditions Autrement, 1996, pp. 52-61. Fig. 4 : Naissance de lumière, 빛의 탄생, 2011, atelier Glasmalerei Peters, peinture sur verre, D. : 50 cm, collection particulière. Dès lors, chaque peinture de Bang Hai Ja est irrémédiablement susceptible d’être évaluée à la fois selon des normes intrinsèques et extrinsèques au champ artistique. Les jugements considérés socialement valides à propos des expérimentations plastiques sont rendus selon des normes historiquement construites par la communauté des artistes et des critiques d’art, tandis que la dimension proprement religieuse des peintures, qui fait partie intégrante de la création de ces dernières, est reçue et appréciée sur la base d’une culture visuelle plus diffuse et globalement partagée par l’ensemble des publics occidentaux et orientaux. Cette polyvalence des œuvres, à la fois production artistique pure et message, permet depuis les années 1980 à Bang Hai Ja de ne jamais être en déconnexion complète avec son temps. Quand, au plus fort du développement de l’art minjung (민중예술, 民衆藝 術), le contenu de son travail peut sembler en décalage avec les besoins de la société coréenne, elle bénéficie d’un soutien institutionnel accordé globalement à la plupart des peintres qui ont partagé certaines des préoccupations esthétiques du dansaekhwa. À l’inverse, en France, c’est alors plus vraisemblablement la dimension spirituelle de son œuvre, de plus en plus facilement perçue par le public et assumée ouvertement par son auteur, qui suscite l’adhésion. Si les mouvements issus de la vague New Age s’essoufflent dans les années 1990 en Occident, ils continuent à nourrir les aspirations d’une partie de la société française et donc, malgré les fluctuations des modes, la réceptivité de celle-ci au travail de Bang Hai Ja. De plus, ils prennent au même moment leur essor en Corée du Sud après la fin de la dictature et de la politique des trois S (sex, sports, screen). D’un bout à l’autre du continent eurasiatique et parfois jusqu’aux Amériques, les créations de Bang Hai Ja peuvent donc être recherchées aujourd’hui simultanément par des admirateurs de l’art coréen contemporain et de sa potentielle dimension écologique, par des esthètes soulagés de voir les prédictions quant à la mort de la peinture déjouées, par des individus engagés dans une recherche intérieure et par des institutions désireuses de se doter de lieux de méditation. C’est ainsi que l’irréductibilité de l’œuvre de Bang Hai Ja à tout contexte historique et culturel défini de manière stricte est autant la cause et la conséquence de ses voyages que le résultat d’un cheminement vers un œcuménisme pictural (fig. 5). Fig. 5 : Installation dans la grotte Seonhyang, Healience Seonmaeul, 2018. 11 Ces yeux pleins de lumières Dès l’origine, le travail de Bang Hai Ja est marqué par une attention soutenue portée à la lumière. Ses premières œuvres, qu’elles soient figuratives ou abstraites, se caractérisent par l’organisation d’un espace pictural autour d’une ou plusieurs sources lumineuses (fig. 1). Cette rationalisation tardive est l’aboutissement d’un long cheminement plastique, intellectuel et spirituel qui permet de préciser et d’enrichir des recherches menées dès la fin des années 1950. L’emploi dans la décennie suivante d’éléments rapportés et collés à la surface de la toile conditionne l’organisation des œuvres en plans géométriques juxtaposés qui deviennent le point focal de la composition. Cette forme d’ordonnancement de l’espace amène petit à petit Bang Hai Ja à privilégier des structures circulaires qui s’allient naturellement à un mysticisme affirmé pour se muer, dans le courant des années 1970, en représentations de l’univers. Si celles-ci rompent régulièrement avec les compositions centrées habituelles chez Bang Hai Ja, peindre des planètes, des étoiles ou la voie lactée contribue à intégrer les réflexions sur la lumière au sein de questionnements cosmologiques, dont certains sont nourris par la conception du monde dans les pensées chinoises et coréennes (fig. 2). Ce tournant est encouragé par la lecture en 1976 des Dialogues avec l’Ange de Gitta Mallasz (1907-1992). Ce livre relate des échanges avec une entité spirituelle qui s’exprime à travers la voix et le corps d’une amie de l’auteur. Mêlant influences orientales, ésotériques et chrétiennes, l’ouvrage séduit Bang Hai Ja, dont la fibre religieuse est caractérisée par un syncrétisme semblable. Elle emprunte à ces dialogues plusieurs des formulations qu’elle emploie toujours aujourd’hui pour décrire son rapport à la lumière. Celle-ci est pour elle la matière-même de l’univers, une source de joie, de paix et d’amour. Dès lors, l’artiste a pour rôle, à travers un travail d’introspection, de cheminer vers cette lumière pour pouvoir ensuite la semer dans le cœur des autres. Elle s’emploie donc à générer son apparition au sein de ses œuvres et espère ainsi contribuer à l’amélioration de la condition humaine (fig. 3). Fig. 1 : Au cœur de la Terre I , 지심 I, 1961, huile sur toile, 100 x 81 cm, Gwacheon, Musée National d’art contemporain de Corée. Ce schéma reste globalement valide jusqu’à aujourd’hui, mais il semble, dans un premier temps, être moins le résultat d’un projet rationnel que l’expression d’une nécessité intérieure. Il n’est en effet explicité par Bang Hai Ja, si ce n’est identifié, que de manière très tardive. L’artiste estime a posteriori que c’est sa découverte de Johannes Vermeer (1632-1675) en 1966 qui permet à un désir ancré dans son enfance de se concrétiser : retranscrire la lumière. Il est vrai que plusieurs titres de ses œuvres font référence à celle-ci à partir des années 1970, mais il faut attendre 1987 pour que Bang Hai Ja l’affirme de manière explicite comme moteur de sa création1. 12 Fig. 2 : Plein et vide, 가득참과 바움, 1981, huile sur toile et sur papier, collage, 100 x 100 cm, collection particulière. 1 DU FAY DE CHOISINET, Domitille, Bang Hai Ja : Démarche artistique d’une artiste coréenne en France, 2018, mémoire de M1 à l’Ecole du Louvre. pp. 27-28. Le présent texte doit beaucoup à ce mémoire. Fig. 3 : Énergie de l’univers, 우주의 에너지, 1995, encre de Chine, pigments naturels, acrylique et pastel irisé sur papier, 163 x 128 cm, collection particulière. 13 Au cœur de la Terre II, 지심 II, 1961, huile sur toile, 100 x 81 cm, collection particulière. 14 Matière - Lumière, 물성과 빛, 1969, huile sur toile, papier de verre, cuir, 65 x 91 cm, Paris, musée Cernuschi. 15 Chant de l’Univers, 우주의 노래, 1976, huile sur toile, sciure de bois, papier collé, 100 x 100 cm, Paris, musée Cernuschi. 16 Chant stellaire, 별들의 노래, 1987, huile sur papier de mûrier marouflé sur toile, 116 x 81 cm, collection particulière. 17 Matière vivante À l’Université nationale de Séoul (서울대학교, 서울大學校), Bang Hai Ja apprend en parallèle peinture orientale et peinture occidentale. Si elle opte en quatrième année pour une spécialisation dans le domaine de la peinture à l’huile, elle continue à manier l’encre et à pratiquer la calligraphie. Dès l’origine, son travail est ainsi caractérisé par la multiplicité des procédés employés. Bang Hai Ja évolue de plus au sein de cercles artistiques qui portent une attention soutenue aux empâtements et aux textures, sous l’influence des mouvements abstraits occidentaux. Ses plus anciennes toiles connues (fig. 1) se caractérisent ainsi par la juxtaposition de pigments dilués au point de laisser transparaître la trame de la toile et d’une pâte dont l’épaisseur est mise en valeur par des griffures opérées en son sein. Fig. 1 : Vue sur Séoul, 서울 풍경, 1958, huile sur toile, 100 x 81 cm, collection particulière. 18 Si les premières œuvres produites à Paris s’inscrivent dans la continuité de ces recherches, Bang Hai Ja enrichit rapidement l’éventail de ses techniques par le recours au collage. Souhaitant explorer les potentialités de nouvelles matières, elle utilise des éléments issus de la vie quotidienne – papier de verre, morceaux de cuir et de bois ou vieux tissus – dont elle souligne les propriétés physiques par leur inclusion au sein d’une peinture souvent appliquée de manière fluide et sans relief. Un retour en Corée à la fin des années 1960 lui fait prendre conscience des qualités plastiques du papier qui devient petit à petit l’élément unique de ces collages. Ses fibres prennent en effet l’aspect de tracés lorsqu’il est imbibé de couleurs liquides tandis que l’application sur la toile de morceaux de papier préalablement chiffonnés génère l’apparition de multiples bulles d’air et reliefs parfois soulignés par un coup de pinceau. À partir des années 1990, le papier devient à la fois support et corps-même des œuvres de Bang Hai Ja. Il reçoit en effet de multiples glacis, apposés sur son recto et son verso afin de les étager en son sein. Cette négation de son caractère bidimensionnel est renforcée par un procédé déjà expérimenté avec les collages. Le papier est en effet froissé avant d’être peint (fig. 2). Cela permet à Bang Hai Ja d’appliquer ses glacis de manière inégale sur ce dernier afin d’animer la surface de sa composition, mais aussi de générer la structure de celle-ci (fig. 3). Fig. 2 : Bang Hai Ja prépare son support en le froissant, 2011. Fig. 3 : Bang Hai Ja applique les premières couches d’encre et de couleur en suivant les plis du papier, 2011. L’artiste exploite également depuis le milieu des années 1990 le géotextile dont elle apprécie la texture veloutée et l’épaisseur qui permet de donner de la profondeur à ses œuvres. Ces choix révèlent ainsi un processus créatif marqué par une volonté d’interaction physique de l’artiste avec une matière dont Bang Hai Ja cherche à comprendre les propriétés pour s’y adapter et co-créer avec elle. En témoignent de manière particulièrement évidente les œuvres réalisées en papier mâché dont les irrégularités contribuent à générer les compositions picturales. Cette sensibilité aux qualités physiques et tactiles des éléments employés se double ainsi de la perception d’une énergie ou de processus cosmologiques dont l’artiste n’est que la médiatrice. Ce sont d’ailleurs les sensations ressenties face au site de Roussillon qui l’amènent à opter définitivement pour des pigments et des liants naturels dans les années 1990. 19 Envol, 비상, 2000, pigments naturels sur géotextile, 200 x 147 cm, collection particulière. 20 21 Matière - Lumière, 물성과 빛, 2007, terre de Roussillon, pigments naturels sur papier de mûrier, 41 x 31 cm (x 3), Paris, musée Cernuschi. 22 23 Naissance de lumière, 빛의 탄생, 2014, pigments naturels sur papier de mûrier, 128 x 128 cm, Paris, musée Cernuschi. 24 Naissance de lumière, 빛의 탄생, 2017, pigments naturels sur papier de mûrier, 118 x 118 cm, collection particulière. 25 26 27 p. 26, De lumière en lumière, 빛에서 빛으로, 2016, pigments naturels sur papier de mûrier, 295 x 75 cm (x 2), collection particulière. p. 27, Lumière née de la lumière, 빛에서 빛으로, 2018, pigments naturels sur papier de mûrier, 295 x 118 cm, collection particulière. page 28 et 29. Lecture de l’Univers, 우주 읽기, 2013, papier mâché 48 x 36 cm, 47 x 36 cm, 45,5 x 35,5 cm, Paris, musée Cernuschi. 28 29 Danse de lumière, 빛의 춤, 2018, pigments naturels sur papier de mûrier 74 x 72 cm, Paris, musée Cernuschi. 30 Danse de lumière, 빛의 춤, 2018, pigments naturels sur papier de mûrier 72 x 73 cm, Paris, musée Cernuschi. 31 Danse de lumière, 빛의 춤, 2018, pigments naturels sur papier de mûrier 70 x 72 cm, Paris, musée Cernuschi. 32 Danse de lumière, 빛의 춤, 2018, pigments naturels sur papier de mûrier 70 x 72 cm, Paris, musée Cernuschi. 33 Le feu clair qui remplit les espaces limpides Une forme de spiritualité omniprésente dans ses productions et sa démarche ainsi qu’une appétence pour le travail de la matière ont progressivement amené Bang Hai Ja à s’abstraire du caractère bidimensionnel de ses peintures. D’une part, la volonté de faire surgir la lumière du cœur de l’œuvre nécessite de travailler les compositions dans leur profondeur et de tirer parti de l’épaisseur du support. D’autre part, le souhait de faire partager cette lumière et d’en baigner les spectateurs conduit l’artiste à s’interroger sur le rapport physique entre ces derniers et des créations dont le positionnement dans les salles prend de ce fait une importance primordiale. Depuis sa première exposition au musée Youngeun (영은미술관) en 2000, Bang Hai Ja conçoit ainsi régulièrement la présentation de certaines de ses réalisations sous la forme d’installations placées dans le même espace que les visiteurs (fig. 1). Fig.1 : Exposition « Souffle de lumière » à la Chapelle Sant-Louis de la Salpêtrière, Paris, du 14 mai au 1er juin 2003. 34 L’introduction de celles-ci au centre même des lieux investis s’accompagne d’une réflexion sur l’emploi de formats adaptés aux volumes architecturaux ainsi que sur les modalités de présentation les plus aptes à mettre en valeur ces travaux et leurs caractéristiques plastiques. Bang Hai Ja dispose ainsi régulièrement des œuvres circulaires sur des plans horizontaux, parfois constitués d’un miroir surmonté d’un support en plexiglas afin d’en permettre la contemplation recto et verso. Elle multiplie, pour les mêmes raisons, les peintures suspendues au plafond plutôt qu’accrochées au mur. Cette possibilité d’observer ces dernières depuis différents points de vue aboutit, dès cette exposition en 2000, à la conception de tubes caractérisés par une composition continue sur la totalité de la surface extérieure du cylindre (fig. 2). Ces expérimentations encouragent enfin l’artiste à approfondir ses recherches, menées depuis le début des années 1990, sur la variation des tailles et des formes des œuvres destinées aux cimaises. Ovales, cercles, carrés présentés sur la pointe, bandeaux verticaux deviennent ainsi des éléments constitutifs de son répertoire. Fig.2 : Exposition « Souffle de lumière », musée Whanki, Séoul, du 14 septembre au 28 octobre 2007. Celui-ci finit même par inclure des reliefs aux formes complexes composés de morceaux de géotextile et évoquant volontiers des paysages terrestres ou célestes (fig. 3). Fig.3 : Vibration de lumière, 빛의 진동, 2004, pigments naturels sur géotextile, 33 x 38,5 x 3 cm, collection particulière. Cette inventivité dont Bang Hai Ja fait preuve à partir des années 2000 s’appuie sur l’expérience accumulée grâce à la réalisation d’objets en trois dimensions. Celle-ci débute dans les années 1960 après l’installation à Paris. Elle accompagne l’exploration de la technique du collage, comme en témoigne l’identité des matériaux de récupération employés dans l’une et l’autre de ces productions. Si l’impulsion qui préside à la réalisation de ces sculptures est souvent liée à la qualité esthétique d’un morceau de bois préexistant ou de tout autre élément dans son état brut, Bang Hai Ja transforme systématiquement ce support initial en le recouvrant directement de pigments ou de papier ensuite peint. Malgré son goût pour les matières et son émerveillement devant la nature, elle estime en effet qu’une intervention de l’artiste est nécessaire pour qu’il y ait art. Ses rondes-bosses apparaissent ainsi comme l’un des exemples les plus patents de la démarche de co-création avec le cosmos qui est au cœur de son travail. 35 Bois qui rêve, 꿈꾸는 나무, 1996, pigments naturels, papier mâché sur bois, 32 x 28 x 16 cm, Paris, musée Cernuschi. Bois qui rêve, 꿈꾸는 나무, 1996, pigments naturels, terre de Roussillon sur bois, 25.5 x 20 x 15 cm, collection particulière. 36 Envol, 비상, 2005, pigments naturels, pastel irisé sur bois,20 x 12 x 8 cm, Paris, musée Cernuschi. Envol, 비상, 1999, pigments naturels, pastel irisé sur bois, 42 x 23 x 10 cm, collection particulière. Envol, 비상, 2005, pigments naturels, pastel irisé sur bois, 48 x 11 x 11 cm, 50 x 11 x 11 cm, collection particulière. 37 Car il ne sera fait que de pure lumière L’art monumental fait très tôt l’objet d’une attention soutenue de la part de Bang Hai Ja. Entre 1963 et 1966, elle suit en auditeur libre les cours d’Albert Lenormand (1915-2013) à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et se familiarise, grâce à lui, avec les procédés de la fresque, qu’elle enseigne ensuite à l’Université nationale de Séoul pendant un an, à partir de 1968. Deux ans plus tard, lors d’un séjour en France, elle élargit son champ de compétences, au sein de l’école nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art, par l’apprentissage des rudiments du vitrail. Elle délaisse toutefois cette technique pendant près de trente-cinq ans, malgré le champ d’exploration privilégié que celle-ci constitue pour une artiste habitée par une aspiration spirituelle. D’une part, cette forme d’art apparaît complexe à mettre en œuvre. D’autre part, la formulation du rapport intime et esthétique de Bang Hai Ja à la lumière ainsi que la formalisation de son vocabulaire artistique, stabilisé véritablement dans les années 2000, monopolisent ses efforts et retardent la concrétisation d’un intérêt pourtant précoce pour le travail du verre. Bang Hai Ja ne réalise qu’en 2007, à l’occasion de son exposition au musée Whanki, son premier vitrail d’importance. Celui-ci, composé de verres soufflés et teintés dans la masse, est encore rudimentaire, mais cet alignement en rangées superposées de rectangles est déjà conçu comme une continuation de la peinture par d’autres moyens. En effet, l’artiste tire avantage du fait que sa création est doublée par une baie vitrée pour coller sur cette dernière une œuvre. Non seulement le motif circulaire de celle-ci s’intègre à la composition générale, mais le procédé apparente le papier et le verre, tous deux traversés par la lumière (fig. 1). Cette expérimentation semble toutefois ne pas satisfaire totalement Bang Hai Ja, qui réalise les deux années suivantes des installations avec le même type de plaques colorées, mais sans y intégrer cette fois d’éléments issus de ses compositions picturales. 38 la conception des verrières de la salle capitulaire, au rez-de-chausée de la chapelle Saint-Piat, qui doit être réaménagée d’ici 2020 pour accueillir une partie du trésor de la cathédrale de Chartres. La proposition de Bang Hai Ja deviendra ainsi un exemple d’art sacré et constituera l’aboutissement d’une vie de recherches destinées à sublimer les œuvres peintes en une pure lumière (fig. 3). Fig. 2 : Portées de la lumière, 빛의 보표, Glasmalerei Peters, Paderborn, Allemagne, pigments sur verre, 2012. 150 x 112,5 cm, collection particulière. Fig. 1 : Univers, 우주, 2007, encre sur papier, verres soufflés et teintés dans la masse, collection particulière. C’est l’entrée en contact en 2012 avec l’atelier Glasmalerei Peters sis à Paderborn (Rhénaniedu-Nord-Westphalie) qui permet enfin à l’artiste d’accomplir une synthèse entre ces deux types de production. La société allemande emploie en effet, sous la direction de l’artiste, des techniques de peinture sur verre pour rendre au mieux la complexité des œuvres. Après une année dédiée à la création de pièces de tailles relativement modestes (fig. 2), Bang Hai Ja parvient à produire des vitraux plus grands et à les intégrer au sein d’architectures préexistantes telles que la villa Empain en 2013, le centre culturel coréen de Bruxelles en 2014 et la grotte Seonhyang du centre de soins Healience Seonmaeul en 2018. Ces expériences lui permettent de remporter le concours organisé par les services de l’État pour Fig. 3 : Bang Hai Ja devant la maquette grandeur nature d’un de ses vitraux destinés à la salle capitulaire de la cathédrale de Chartres, 2018. 39 Les quatre vitraux de la salle capitulaire de la cathédrale Notre-Dame de Chartres « Message de lumière » 40 Baie Sud II Baie Sud I Baie Nord II Baie Nord I Paix, Chant de lumière 평화, 빛의 노래 Amour,Vibration de lumière 사랑, 빛의 진동 Vie, Souffle de lumière 생명, 빛의 숨결, 2018, 389 x 161 cm. 2018, 426 x 162 cm. Lumière, Naissance de lumière. 빛의 탄생, 2018, 426 x 162 cm. 2018, 426 x 162 cm. 41 Cheminement de l’artiste Extraits de « La dimension spirituelle de l’œuvre de Bang Hai Ja » Peindre est un moyen de se révéler à soi-même et de tendre vers la sagesse. Cette aventure-là est vécue par les artistes authentiques soucieux de vie spirituelle depuis des siècles et des siècles. Elle a été suivie par nombre de calligraphes et de peintres lettrés de l’Extrême-Orient. Une toile est la traduction de ce que le peintre vit. Autrement dit, une fois qu’il a achevé une toile, il se trouve face à un miroir qui lui révèle ce qu’il est. Dès lors, maintes questions vont se poser à lui. Des questions enchevêtrées d’ordre psychologiques, existentiel, philosophique et métaphysique. Ainsi, peindre va de pair avec une recherche de soi, une quête de soi-même. Mais avant de se rencontrer, avant de naître à soi-même, de nombreux obstacles seront à surmonter. On dit en Occident que la quête de soi est une véritable descente aux enfers - et ces mots ne sont nullement excessifs. Non seulement fautil descendre aux enfers, mais encore faut-il en remonter. «La création, a dit Bang Hai Ja, est avant tout la voie directe pour atteindre mon propre moi. En Asie, l’acte de créer est l’accomplissement de soi, l’union entre le moi et l’Univers ». Pour parvenir à cette union, le peintre doit au préalable s’employer à conquérir une liberté intérieure, soit s’affranchir de toutes sortes de contraintes, d’entraves, de peurs, d’influences, etc. Il doit aussi travailler à dépasser son moi et à atteindre l’imparticularisé. C’est ce qu’indique à sa manière Bang Hai Ja quand elle dit que lorsqu’elle a « fini de peindre, elle n’a plus de place pour signer ». C’est reconnaître qu’elle s’est totalement effacée et que cette toile qui lui a donné la possibilité d’accéder à l’universel, ne peut être rattachée à une personne. 42 Sa peinture, d’où se dégage une intense poésie, est un organisme vivant, indépendant, qui produit de rayonnants effets lumineux. Ce qui est frappant dans le travail de Bang Hai Ja, c’est qu’elle a toujours cherché, dans ses œuvres, à faire jaillir la lumière. Et cette quête de lumière, associée à une réflexion sur le mystère de la vie et de la création, a donné naissance à des toiles magnifiques. Des toiles où se mêlent Orient et Occident, fruits d’une perception contemplative du monde. Ce besoin de peindre qui habite Bang Hai Ja lui impose de nourrir en permanence la source intérieure qui alimente sa création. Car lorsqu’elle est hors de son atelier, elle maintient sa vigilance, continue d’être en état de réceptivité, elle ne cesse pas d’être occupée par ce qu’elle poursuit. En peignant, elle active sa réalité interne, intensifie son rapport à elle-même et son rapport au monde. Elle a dilaté son espace intérieur jusqu’à pouvoir accueillir en elle l’essence et l’immensité de la vie, jusqu’à pouvoir entrer en communion avec l’univers. Son œuvre aux couleurs si douces, si délicates, nous met en contact avec le meilleur de nousmêmes, et aussi avec cet inexprimable que l’on rencontre quand on s’approche du mystère de la vie. Sa recherche de l’intemporel, de l’impérissable l’a conduite à vivre ces états de surconscience qui l’ont portée à la pointe d’elle-même et lui ont permis de fixer sur ses toiles ce qu’on pourrait nommer l’infiniment subtil - une synthèse de tout ce qu’elle a vécu, de ce qu’elle vit, de ce vers quoi elle tend. Son œuvre de grand silence nous laisse deviner une ascèse, le long chemin parcouru en direction de la simplicité et de cette lumière qui advient à ceux qui se sont pleinement accomplis. En recevant en vous-même ce que ces toiles irradient, puissiez-vous partir avec en vous un surcroît de lumière et de paix. Bang Hai Ja dit: « Mettre une petite touche de couleur, c’est semer une graine de lumière, d’équilibre et de paix. » Charles Juliet Finesse, douceur et spiritualité sont les mots qui qualifient le mieux cette œuvre, reflet de l’âme de cette artiste unique. Bang Hai Ja a fait dans de nombreux pays plus de quatre-vingt-dix expositions personnelles et a participé à beaucoup d’expositions collectives. Bang Hai Ja à Ajoux en Ardèche Pierre Courthion, Charles Juliet, Pierre Cabanne, Gilbert Lascault, Maurice Benamou, André Sauge, Olivier Germain-Thomas,Valère Bertrand, Patrice de la Perrière, David Elbaz, Mael Bellec, et beaucoup d’autres ont écrit sur elle. Bang Hai Ja est née à Séoul en 1937 et vit en France depuis 1961. Elle fait partie de la première génération de peintres abstraits coréens. Ses débuts à Paris ont tout de suite été remarqués par l’écrivain, historien d’art et critique Pierre Courthion qui n’a eu de cesse de l’encourager. C’est, en fait, à l’extérieur de son pays que Bang Hai Ja va vraiment découvrir ses racines et qu’elle choisit délibérément de garder en référence sa culture coréenne, les techniques, l’approche de l’univers qui a été celle de son enfance et de son adolescence. Bang Hai ja a reçu le prix de l’art sacré à l’Exposition Grand Prix International de Monte-Carlo. Elle a reçu la médaille de l’art de la ville de Montrouge, Grand Prix de peintre d’outre-mer en Corée en 2008, et a reçu l’ordre des Arts et Lettres par le président de la Corée en 2010. En 2012, elle a reçu le Prix Culturel France-Corée et le Prix d’excellence de la culture et des arts de la Fondation Internationale des femmes coréennes. C’est dans le choix de ses matériaux que Bang Hai Ja relie l’Orient à l’Occident. Ces matières lui permettent de capter l’énergie lumineuse du cosmos. L’énergie qui émane de l’acte de peindre est un véritable souffle qui donne la force de l’âme à celui qui regarde. Elle peint recto-verso par effets de transparence et de translucidité. Hun Bang En mars 2018, l’œuvre de Bang Hai Ja a été choisie pour créer les quatre nouveaux vitraux de la salle capitulaire de la Cathédrale Notre-Dame de Chartres. 43 Musée Cernuschi, musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris 7 Avenue Vélasquez, 75008 PARIS www.cernuschi.paris.fr Commissariat : Mael Bellec Textes : Mael Bellec Conception graphique, fabrication : Hun Bang Graphiste numérique : Nara Bang Crédits photographiques : Jean-Louis Losi, Bak Hyonjin, Jacqueline Hyde, Sylva Villerot, Jean-Martin Barbut, Park Jong Ho, Kim Mihyun et Philippe Monsel. Droits patrimoniaux : banghaija.com Atelier Matière – Lumière AML (les amis de Bang Hai Ja) Le Bouchet 07000 Ajoux (France) © banghaija.com Remerciements à Wilhelm Peters de Glasmalerei Peters, Paderborn, Allemagne. ISBN 979-11-89209-89-6 Dépôt légal : 2019 Achevé d’imprimer le huit janvier deux mille dix-neuf sur les presses de Top Process (으뜸 프로세스) à Séoul, Corée. MUSÉE CERNUSCHI Depuis près de soixante ans, Bang Hai Ja, figure des échanges culturels entre la France et la Corée, mène des expérimentations sur les matières, les pigments et les techniques picturales autant pour exprimer un besoin de création personnelle que pour semer de la joie et de la beauté autour d’elle. ET LA MATIÈRE DEVINT LUMIÈRE BANG HAI JA Peintures, sculptures et maquettes des vitraux en cours de réalisation pour la salle capitulaire de la cathédrale de Chartres retracent ce long cheminement plastique et spirituel vers une lumière perçue comme le principe de l’univers. 10€ ISBN 979-11-89209-89-6