DE L’ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE À LA RECHERCHE
CRÉATION
Nathalie Blanc
2018/2 n° 22 | pages 107 à 117
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130802297
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Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »
ÉTUDES
De l’ esthétique environnementale à la
recherche création
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Discuter la manière dont les problématiques environnementales ont infléchi
la perception de notre environnement, ainsi que les formes environnementales
qui importent dans l’ espace public, du jardin partagé au nuage de pollution, est
du ressort d’ une esthétique environnementale [1]. L’ esthétique environnementale
veut comprendre les relations entre le sentiment esthétique et l’ environnement
naturel et construit, soit ce qui nous environne et non pas seulement ce qui est
considéré comme relevant de la problématique environnementale dans l’ espace
public (pollution, changement climatique, etc.). Il s’ agit de voir comment émerge
une esthétique partagée de l’ environnement, c’ est-à-dire d’ une manière collective
(et individuelle) de sentir et de penser l’ environnement, au croisement du sens et
des sens, de la théorie et de la pratique.
Le présent article contribue à explorer les formes d’ intermédiation esthétique
qui rendent compte des emmêlements et des possibles métamorphoses natureculture. En ce sens, l’ esthétique environnementale cherche à produire de nouvelles
façons d’ énoncer la problématique écologique en considérant que l’ enjeu majeur en
termes de transition écologique, de développement durable ou de caractérisation
de l’ Anthropocène ne relève pas uniquement d’ une approche scientifique, mais
également des appréciations culturelles. Elle invite à prolonger une science du
sensible développée au xviiie siècle, notamment avec la Critique de la faculté de
juger d’ Immanuel Kant publiée en 1790 et l’ Aesthetica de Baumgarten [2] publié
en 1750, mais aussi avec les travaux de Burke [3] sur le sublime, et renouer les
liens avec l’ histoire de l’ art et de la science au nom d’ une problématique nouvelle,
aujourd’ hui souvent définie comme étant l’ âge géologique de l’ être humain,
l’ Anthropocène. Cette esthétique environnementale s’ allie à une réflexion posthumaniste qui, tout en mettant en avant la faillite de l’ humanisme vis-à-vis du
colonialisme, des féminismes, de l’ environnementalisme, ne se contente pas
d’ une analyse des assemblages des êtres humains et non-humains (comme le
1. Nathalie Blanc, Les Formes de l’ environnement. Manifeste pour une esthétique
politique, Lausanne, MétisPresses, Hors
champs, 2016.
2. Alexandre G. Baumgarten, 1988 [17501758], Esthétique, traduction, présentation
et notes par J.-Y. Pranchère, Paris, L’ Herne.
3. Edmund Burke, Recherche philosophique sur
l’ origine de nos idées du sublime et du beau
[1803], trad. fr., Paris, Vrin, 2009.
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NATHALIE BLANC
ÉTUDES
| L’esthétique environnementale
propose la théorie de l’ acteur-réseau), mais propose une lecture renouvelée des
écologies multiples associées à des subjectivités esthétiques polycentrées [4].
5. Voir le recueil de textes fondamentaux :
Afeissa, H., Lafolie, Y. (dir.), Esthétique de
l’ environnement. Appréciation, connaissance
et devoir, Paris, Vrin, Textes clés, 2015.
6. Allen Carlson, Aesthetics and the Environment. The Appreciation of Nature, art and
Architecture, Londres, Routledge, 2000.
7. Arnold Berleant, Art and Engagement,
Philadelphia, Temple University Press,
1991 ; The Aesthetics of Environment,
Philadelphie, Temple University Press,
1992.
8. Nathalie Blanc, M. Legrand, (en cours de
publication), « Vers une recherche création :
textes, corps, environnements », article accepté dans la Revue ACME.
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9. Le Colloque international des 9, 10 et
11 mai 2000 co-organisé par Nathalie Blanc
et Jacques Lolive, Environnement, esthétique et espaces publics (UMR SET/UMR
LADYSS/EHESS) à l’ ENGREF en témoigne
ainsi que le numéro Blanc, N., Lolive J.
(dir.), Cosmopolitiques, 15, 2007 : Dossier
« Esthétique et espace public », Rennes, éditions Apogée/Cosmopolitiques, ou encore
l’ ouvrage de Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, Paris, Quae, 2008.
10. Yrjö Sepänmaa, « Applied Aesthetics », in
Naukkarinen Ossi et Immonen Olli (dir.),
Art and Beyond, Finnish Approaches to
Aesthetics, International institute of Applied
Aesthetics-Finnish Society of Aesthetics,
Jyväskylä, 1995, p. 230.
11. Lire INFLeXions, n° 1 – How is ResearchCreation?, mai 2008 coordonné par Alanna
Thain, Christoph Brunner and Natasha
Prevost qui rassemble les contributions
de Brian Massumi et d’ Andrew Murphie.
Lire également les travaux canadiens sur
cette thématique notamment : Denise
Perusse, « La recherche-création : autour
de son devenir. Un enjeu de la recherche »,
Québec, 2012, en ligne : <http://www.
fq rs c . gouv. q c . c a / upl o a d / re che rche innovation/fichiers/volume_10.pdf>
(consulté le 2 novembre 2012) ; Sophie
Stévance, « À la recherche de la recherchecréation : la création d’ une interdiscipline
universitaire », Intersections: Canadian
Journal of Music / Intersections : revue
canadienne de musique, 33 (1), 2012, p. 3-9.
12. Jacques Rancière, Le Partage du sensible.
Esthétique et politique, Paris, La Fabrique,
2000.
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Dans cet article, nous évoquerons seulement quelques prémices théoriques de
ce courant de recherche [5], entre esthétique informée par les avancées scientifiques
développée à partir des apports d’Allen Carlson [6] et esthétique en appelant
à l’engagement dans l’environnement, à l’imagination et au récit inspirés des
réflexions d’Arnold Berleant [7], pour tenter d’analyser la manière dont ce domaine
d’investigation peut contribuer aux transformations socio-écologiques.
Nous proposons deux pistes en ce sens. La première piste de travail tend à
conférer aux sciences humaines et sociales un rôle nouveau, celui de la médiation et
de la traduction des subjectivités esthétiques à l’œuvre sur les territoires. La seconde
fait de l’expérimentation esthétique et artistique en lien avec des environnements
le cœur d’une esthétique environnementale expérimentale que nous qualifions de
recherche-création [8]. Il s’agit de développer des pratiques de recherche esthétique
et culturelle en relation avec des contextes situés, introduisant un nouveau regard
sur le caractère relationnel des attachements multiples au territoire.
Revenons en arrière. En France, les premiers travaux sur l’esthétique
environnementale, réalisés à partir de 2007 [9] ont permis de mettre en évidence, non
seulement l’existence d’un courant de recherche anglais et étasunien globalement
ignoré, mais, également, la possibilité d’un autre regard sur la dimension
esthétique, et éthique, du développement durable et de l’environnement qui invite
à intégrer une réflexion sur l’importance de l’aesthesis dans les représentations et les
pratiques à l’égard des espèces animales et végétales ainsi qu’à l’égard des formes
environnementales, plus généralement, notamment paysagères.
Au-delà de ces observations, l’esthétique environnementale, dans sa dimension
appliquée [10] se veut une discipline engagée dans l’action et la coproduction des
environnements locaux. Il ne s’agit plus de promouvoir une distance respectueuse
à l’égard de l’objet d’étude, mais de s’engager aux côtés des acteurs locaux dans
la mise en œuvre de transformations socio-écologiques et dans le déploiement
de nouvelles possibilités en termes de récit et d’action collective. Cet article, qui
s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion plus générale sur la recherche
création [11] tente d’entrevoir comment, à partir de nos réflexions théoriques sur
l’esthétique environnementale, on peut envisager avec pertinence de développer
une méthodologie visant une maïeutique de l’environnement local impliquant des
équipes composées de chercheurs en sciences sociales et humaines, d’artistes et de
riverains.
Il s’ agit de voir en quoi l’ esthétique environnementale et le « partage du
sensible » [12] permettent de reconfigurer l’ idée de commun et de formes
environnementales. L’ « esthétisation » généralisée des expériences qui
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4. Rosi Braidotti, The Posthuman, Cambridge,
Polity Press, 2013.
| NATHALIE BLANC
caractérisent la société capitaliste contemporaine [13] ne résume pas la question
politique définie ainsi par Jacques Rancière [14] : « La politique porte sur ce qu’ on
voit et ce qu’ on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour
dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. » La politique est
aussi « le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir ».
C’ est à partir de cette esthétique première que l’ on peut poser la question des
« pratiques esthétiques », au sens où nous l’ entendons, c’ est-à-dire des formes de
visibilité des pratiques de l’ art, du lieu qu’ elles occupent, de ce qu’ elles « font »
au regard du commun. Les pratiques artistiques sont des « manières de faire »,
qui interviennent dans la distribution générale des manières de faire et dans leur
rapport avec des manières d’ être et des formes de visibilité [15]. Dans ce cadre, le
territoire est pensé comme une ressource disposant de caractéristiques propres à
même de rendre possible l’ expérience et l’ expérimentation esthétique et artistique
en lien avec l’ environnement.
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Dans un premier temps, il s’ agit de déployer les fondements théoriques de
cette recherche-création mêlant art et science. Outre un rapport au sensible et
à la sensibilité, donc à l’ esthétique comme étant une science du sensible, mais
aussi une science expérimentale, la recherche-création se base sur la nécessité de
revoir les formes de l’ environnement dans une démarche à la fois appréciative et
co-productive [16]. Elle se nourrit aussi d’ une recherche orientée vers un certain
pragmatisme, c’ est-à-dire évaluant dans le cours de l’ action ce qui apparaît
possible ou non. Il s’ agit, plutôt, d’ apprécier les conditions de possibilité des
transformations socio-écologiques, en évaluer les valeurs d’ apprentissage
collectif et individuel. Notre démarche s’ inscrit dans le prolongement des
travaux conférant au sentiment esthétique un rôle de formation et d’ éducation
des individus et des collectifs. Ce débat est particulièrement présent au cours
du xixe siècle, poussé par la critique des institutions politiques et des structures
économiques et sociales. Des auteurs comme Claude-Henri de Saint-Simon et
Charles Fourier assignent à l’ art une fonction critique à l’ égard de la société et
prophétique, annonçant un monde nouveau libéré des contraintes et heureux [17].
Au xxe siècle, plusieurs mouvements renouvellent le rapport de l’ art et de la
société, tels les situationnistes, Fluxus, les Happenings, transformant l’ époque
en celle de l’ art engagé. À partir des années 1960, les artistes engagés à l’ égard
de l’ environnement expérimentent la transformation du réel en déployant des
alternatives écologiques localement situées [18].
Dans un deuxième temps, nous nous attacherons à développer les apports
d’ un travail de recherche-création, à partir de l’ expérience d’ un projet en cours.
Ce programme de recherche-création dédiée à l’ alimentation durable vise à
renouveler la problématique des cultures alimentaires, l’ épistémologie c’ està-dire les modes d’ accès à la connaissance en la matière, et les méthodologies,
empruntant pour ce faire à l’ expérimentation esthétique et artistique.
13. Gilles Lipovetski et Jean Serroy, L’ Esthétisation du monde. Vivre à l’ âge du capitalisme
artiste, Paris, Gallimard, 2013.
14. Jacques Rancière, op. cit., 2000, p. 13 et 14.
15. Manola Antonioli, (en cours) Qualité
urbaine et « partage du sensible », in
E. Bailly, D. Marchand (dir.). Penser la
qualité : la ville résiliente et sensible, Rennes,
PUR, p. 43-56.
16. Elsa Vivant, « Experiencing research-creation in urban studies. Lessons from an
inquiry on the making of public space »,
Cities, vol. 77, 2018.
17. Julie Ramos, L’ Art social : de la Révolution
à la Grande Guerre, anthologie de textes
sources (INHA « Sources »), 2014, mis
en ligne le 7 juillet 2014 (consulté le
11 septembre 2015), URL : <http://inha.
revues.org.494>.
18. Nathalie Blanc & Barbara Benish, Form, Art
and Environnement: Engaging in Sustainability, Londres, New York, Routledge, 2016.
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De l’ esthétique environnementale à la recherche création
ÉTUDES
| L’esthétique environnementale
L’ ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE : DES PRÉMICES THÉORIQUES
L’ art ne concerne plus simplement les musées, mais également les différentes
formes de vie et l’ expérience esthétique qualifie les événements de la vie
quotidienne, selon John Dewey qui développe ce thème dans Art as Experience
publié en 1934. John Dewey selon Hans Joas [19]
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En ce sens, les habitants d’ un territoire, à quelque échelle qu’ on le prenne en
considération, contribuent à produire esthétiquement les formes qui qualifient
l’ environnement naturel et construit, qu’ il s’ agisse de représentations ou de
pratiques (bien que l’ élaboration et le partage de représentations soient aussi
des pratiques). On peut considérer que ces représentations et pratiques relèvent
de cultures de l’ environnement, terme que l’ on renverra à une définition large,
basée sur le concept de mode de vie, et renvoyant à tous les domaines de la vie
humaine, et s’ éloignant, dès lors, de la définition plus étroite, fondée sur les
activités artistiques, renvoyant à la fois au processus général de développement
intellectuel, spirituel et esthétique et à ses effets [20]. Les représentations et
pratiques contribuent directement aux façons d’ être ensemble sur un territoire et
qualifient des formes environnementales qui agissent comme des intermédiaires
esthétiques vis-à-vis de l’ environnement (paysages, récits, ambiances, jardins
partagés, banquises et forêts, etc.). De la sorte, les formes environnementales
qui qualifient les façons d’ être ordinaires dans les territoires sont le produit et
produisent des attachements aux territoires. Les formes donnent tout leur sens à
la façon d’ habiter ces territoires et qualifient leur esthétique ainsi que leur degré
d’ habitabilité. En ce sens, il s’ agit d’ une esthétique environnementale s’ appliquant
aux environnements ordinaires [21].
19. Hans Joas, La Créativité de l’ agir, Paris, Le
Cerf, 1998, p. 149.
20. Raymond Williams, Keywords. A Vocabulary of Culture and Society, Oxford, Oxford
University Press, 1985.
21. Yuriko Saito, Everyday Aesthetics, Oxford,
Oxford University Press, 2010.
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À partir de ce premier point, à savoir la démocratisation de l’ expérience
esthétique, on peut également penser que les formes environnementales, outre
la connaissance que l’ on peut développer les concernant, confèrent au territoire
une valeur, qu’ il s’ agit d’ apprécier collectivement, avec des débats construits et
l’ examen en conscience des différents enjeux qui gouvernent les susdits territoires,
tant sociaux que politiques, environnementaux et économiques. Qu’ est-ce qu’ une
valeur ? Les valeurs marchandes, valeurs intrinsèques, valeurs d’ existence, valeurs
d’ échange, valeurs écosystémiques ou écologiques, etc. relèvent d’ idéaux collectifs
qui définissent les critères du désirable, du beau, du bon, du juste. L’ ensemble
de ces valeurs décrit des systèmes de valeurs qui s’ organisent pour former une
certaine vision du monde qui oriente l’ action de ses membres. Quelles sont les
valeurs qui justifient que vous preniez soin de cette chose, élément du vivant ou
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se dresse, avec des accents proprement polémiques, contre l’ idée qu’ une théorie
esthétique doive trouver son point de départ dans les œuvres d’ art achevées, telles
qu’ elles nous sont présentées dans les musées. [...] il veut, de façon encore plus radicale,
dégager la dimension esthétique de toute expérience humaine.
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personne ? Les valeurs peuvent aussi se dégager dans le cours de l’ action, par le
fait de valoriser tel élément ou tel autre, de prendre soin de différentes parties de
l’ environnement. Les valeurs s’ inscrivent dans le cadre d’ une culture donnée qui
renvoie éventuellement à des aspects esthétiques, de qualité environnementale,
de co-appartenance, de survie, etc. Il existe également une valeur monétaire,
qui consiste à apposer un prix sur une personne ou une chose qui reflète la
valeur accordée sur un marché basé sur une relation entre la demande et l’ offre.
Dans le cadre d’ une esthétique environnementale expérimentale, telle que
nous la déployons ici, les valeurs sont dites relationnelles, c’ est-à-dire qu’ elles
conduisent à examiner la manière dont des êtres vivants s’ attachent à leurs
territoires et se coconstruisent avec leur environnement [22]. L’ esthétique référent
est bien sûr celle de l’ engagement dans l’ environnement [23], sachant que les
formes de l’ environnement permettent de cadrer les éléments d’ appréciation
esthétique. Il s’ agit de répondre aux critiques formulées à l’ égard de la théorie
de l’ engagement esthétique et de montrer que l’ environnement est constitué
de formes d’ intermédiation individuelles et collectives. En ce sens, l’ esthétique
environnementale – et contrairement aux premières théories de l’ esthétique de
la nature [24] – tend à donner du poids aux éléments de l’ environnement dans
leur capacité à faire (ré)agir les personnes et à prendre de l’ importance dans les
existences situées grâce à leur agentivité [25].
Troisièmement enfin, il s’ agit de comprendre et d’ enrichir cette capacité
d’ attachement à l’ environnement local, qui fait référence à des formes
environnementales impliquant le sens et les sens, ainsi que les processus de
co-construction de celles-ci, en élaborant une recherche-création qui prenne
en compte les liens tant ordinaires, de l’ ordre de la routine, qu’ extraordinaires
(par exemple, des événements festifs) aux territoires. Nous appelons recherchecréation ces processus, en imaginant que nous passons d’ une recherche-action à
une recherche qui tente de retisser les liens des êtres vivants à leurs environnements
et de les rendre visibles et publics ; de telle façon qu’ on soit à même d’ en débattre
et de promouvoir de nouvelles possibilités de construction collective de formes
de vie, en lien avec ce territoire dans un processus caractéristique d’ émancipation
sociale. Ces relations que nous contribuons à tisser avec les habitants d’ un territoire
vont de pair avec l’ idée des capabilités collectives, c’ est-à-dire de la prise de
conscience par une population de sa capacité à s’ émanciper à partir de nouveaux
récits de l’ environnement [26]. La recherche participative ou co-contributive (Tiers
Lieux [27], etc.) met en avant la culture comme élément fondamental des avancées
en matière de démocratisation des savoirs et de redéploiement de l’ apprentissage
et de capacités techniques. L’ esthétique environnementale s’ empare de ces outils
et propose des démarches locales d’ expérimentation qui mettent en scène des
formes environnementales à partir desquelles il serait possible de travailler la
dimension collective de l’ environnement naturel et construit. Ces démarches
de recherche-création renvoient à l’ utopie expérimentale qui, selon H. Lefebvre,
revient à l’ exploration d’ un possible humain, à l’ aide de l’ imagination, dans le
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22. Chan et al., PNAS, February 9, vol. 113, n° 6,
2016, p. 1463.
23. Arnold Berleant, Art and Engagement,
Philadelphie, Temple University Press,
1991.
24. Ronald Hepburn, « Contemporary aesthetics
and the neglect of natural beauty », in
Bernard Williams, Alan Montefiore (dir.),
British Analytical Philosophy, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1966, p. 285-310.
25. Une telle position consiste à revoir la
question de l’ intentionnalité. Alfred Gell,
Art and Agency. An Anthropological Theory,
Oxford, Clarendon Press, 1998 ; Karen
Barad, Meeting the Universe Halfway:
Quantum Physics and the Entanglement
of Matter and Meaning, Durham, Duke
University Press, 2007.
26. Nathalie Blanc, Lydie Laigle, Narratives,
Capabilities and Climate Change: Towards
a Sustainable Culture, Londres/New York,
Routledge, 2018.
27. Movilab (<http://movilab.org/index.php?title=Accueil>)
définit les tiers lieux comme « destinés à
être des espaces physiques ou virtuels de
rencontres entre personnes et compétences
variées qui n’ ont pas forcément vocation à
se croiser. Mot chapeau au premier abord
pour rassembler sous une même et grande
famille les espaces de coworking, les FabLab,
les HackerSpace, les Repair’ Café, les jardins
partagés et autres habitats partagés ou
entreprises ouvertes, le “Tiers Lieux” (écrit
avec des majuscules) est devenu une marque
collective où l’ on pense ces singularités
nécessaires à condition qu’ elles soient
imaginées et organisées dans un écosystème
global ayant son propre langage pour ne
plus être focalisé sur des lieux et des services
d’ infrastructure, mais vers l’ émergence de
projets collectifs permettant de co-créer et
conserver de la valeur sur les territoires ».
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De l’ esthétique environnementale à la recherche création
ÉTUDES
| L’esthétique environnementale
L’ expérimentation, dont il est rendu compte ci-dessous, se veut emblématique
d’ une recherche-création en termes d’ esthétique environnementale. Cette
recherche-création prolonge les questionnements relatifs à l’ expérience esthétique
de l’ environnement. C’ est une action de transformation jouant des rapports
esthétiques à l’ environnement à partir des formes qui se mettent en place et qui
se constituent en des objets intermédiaires, exemplaires de relations personnelle
et collective à l’ environnement.
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UNE ÉTUDE DE CAS, LA FERME DES CULTURES DU MONDE
L’expérimentation prend sa source non loin de l’Université Paris 8. Le ciel est
gris et les alentours reflètent une ville en plein développement. Aller à la rencontre
des derniers 5 hectares maraîchers de Saint Denis aux portes de Paris suppose
de dépasser l’étonnement provoqué par cette agriculture urbaine. Cette ferme
maraîchère du xixe siècle a été reprise en 2017 par le Parti Poétique et les Fermes
de Gally. Le Parti Poétique, collectif d’artistes apiculteurs, se voit alors devenir
l’exploitant d’un hectare de terrain, qui conserve son statut de terre nourricière,
mais est également ouvert à d’autres usages, pour le public, pour les artistes, pour
les experts, ou encore pour les chercheurs de l’agriculture urbaine. Cette « ferme des
cultures du monde » associe production maraîchère en permaculture, promulgue
programmation culturelle et pédagogique, participation citoyenne (habitant, jeune
public, visiteurs parisiens, tourisme culturel) et insertion de publics éloignés.
28. Claire Revol, La Rythmanalyse chez Henri
Lefebvre (1901-1991) : Contribution à une
poétique urbaine, thèse de philosophie sous
la direction de Jean-Jacques Wuneneburger,
université Jean Moulin – Lyon III, 2015.
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L’objectif du projet est de valoriser, de manière innovante et interdépendante, le
bien manger et le bien vivre, l’agriculture saine, locale et responsable, la biodiversité
en ville ainsi que la diversité culturelle du territoire à travers la cuisine. Associé à
ce projet, mais aussi à d’autres du même acabit et sur d’autres territoires, et avec
d’autres communautés, le Laboratoire de la culture durable, né d’une collaboration
entre les sciences humaines, les sciences de la nature et les arts dont la direction
artistique et scientifique est assurée par le laboratoire du CNRS LADYSS (<www.
ladyss.com>) et l’association COAL (<www.projetcoal.org>) se veut un programme
innovant associant pratiques scientifiques, en particulier en sciences humaines et
sociales, pratiques artistiques, et pratiques des communautés concernées. Cette
collaboration art, science et société vient accompagner la transition de cette
exploitation agricole en travaillant sur l’émergence d’un terroir de Saint-Denis
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contexte d’ une critique solidement ancrée dans le réel. L’ utopie expérimentale se
distingue de la prospective qui prolonge les tendances présentes sans imagination
d’ un changement de société, et qui préside dans l’ après seconde guerre mondiale
à l’ élaboration des plans urbains. H. Lefebvre distingue également l’ utopie
expérimentale de l’ utopie abstraite qui imagine un monde possible détaché des
conditions présentes, dans un espace-temps fictionnel [28]. Il s’ agit bien d’ explorer
les alternatives en déployant localement la création de possibilités de vie.
De l’ esthétique environnementale à la recherche création
| NATHALIE BLANC
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Par exemple, en ce qui concerne la Ferme des cultures du monde, l’ idée est de
collecter des recettes, ou plutôt des récits de recettes telles que les racontent les
habitants au chercheur qui est aussi un enquêteur. Il s’ agit de recettes de cuisine
qui sont celles remémorées des pays ou territoires d’ origine, mais aussi des recettes
du présent, quotidiennes réalisées avec les ingrédients du territoire d’ aujourd’ hui
ou encore celles imaginées entre les cultures, celle de départ et celle d’ aujourd’ hui.
La spécificité du travail engagé dans le cadre de ce programme du Laboratoire de
la culture durable tient tant à l’ attention portée, au-delà de la recette elle-même,
à la façon de la raconter, à l’ histoire et aux espaces qu’ elle emporte avec elle,
qu’ aux aliments qu’ elle met en scène. Il s’ agit de « récits-recettes » qui constituent
de véritables paysages culinaires personnels inscrits dans des traditions et des
environnements [29]. Entre l’ oubli et la mémoire, raconter des histoires reste un
des plus sûrs moyens de retisser les relations des pays les uns avec les autres,
des territoires les uns avec les autres. Au-delà de la construction d’ un livre de
recettes, et de la mise en évidence de la grande diversité d’ histoires personnelles
et de lieux auxquels celles-ci font référence, il s’ agit bien d’ interroger les rapports
à l’ alimentation sur un territoire aux populations dépositaires d’ une histoire
plurielle, celle des classes populaires et des immigrations, avec les problèmes
économiques que cela suppose. Il s’ agit de questionner cette alimentation en
commun à propos de laquelle la ferme urbaine de Saint-Denis cherche à proposer
des expériences de réinvestissement de l’ espace. En effet, les aliments désignés
dans ces recettes pourraient être cultivés sur le territoire de la ferme et cuisinés
par les habitants.
Une trentaine d’ entretiens ont été entrepris, organisés de la même façon [30] :
une première partie est centrée sur les souvenirs liés à la cuisine, une deuxième
sur la pratique quotidienne de la cuisine, et une troisième sur une perspective
d’ avenir : que changer en cuisine ? Cette dernière partie est la plus différente selon
les individus. L’ accent peut être mis sur la conservation de goûts et de valeurs
antérieures, traditionnelles et héritées, ou sur l’ innovation culinaire, l’ inventivité
et la personnalité du cuisinier en lien avec l’ environnement.
Nous développons ici, brièvement, l’ exemple de K, femme d’ origine
guinéenne, dont l’ entretien, mené par Lou Gauthier lors de son travail de Master,
met en valeur les recettes rapides et improvisées, qui mélangent des aliments
« typiques » de différentes cuisines. Il en est ainsi du lait dans le riz qu’ elle décrit
comme étant d’ influence Peul, du piment dans les pâtes d’ influence Guinéenne,
ou de la sauce soja pour remplacer le cube Maggi d’ influence Japonaise. Cet
entretien met ainsi en exergue les rapports inventifs aux territoires traversés
dans des contextes de migration révélateurs du mélange d’ influences culturelles.
29. Michel de Certeau, L’ Invention du quotidien,
1. : Arts de faire [1980], Paris, Gallimard,
1990 ; Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre
Mayol, L’ Invention du quotidien, 2. : Habiter
et cuisiner [1990], Gallimard, 1994.
30. Ce travail est mené en collaboration avec
la géographe Pauline Guinard (ENS ULM)
et avec l’ aide de Lou Gauthier, stagiaire de
Master 1 pour la collecte d’ une partie des
récits.
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(qui compte 135 nationalités), en s’appuyant sur les qualités esthétiques, gustatives,
nutritives des savoir-faire culinaires locaux pour imaginer ensemble quelles seraient
les spécificités d’une alimentation durable à venir en Seine-Saint-Denis.
ÉTUDES
| L’esthétique environnementale
Ces très nombreux déplacements culinaires montrent l’ absurdité qui consiste
à enfermer quelqu’ un dans la culture culinaire qu’ on lui attribue du fait d’ une
origine ou d’ une nationalité.
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Je me souviens très bien du premier repas que j’ ai préparé. Un jour, je me rappelle, ma
mère ne pouvait pas faire la cuisine, parce qu’ elle allait à un marché hebdomadaire. Mes
sœurs étaient allées faire la lessive à la rivière. Parce que nous, on partait à la rivière
pour faire la lessive. Vous voyez, ça c’ est purement africain. Les frères ne cuisinent pas.
Et du coup, j’ étais toute seule à la maison et ma mère m’ a dit : « Tiens, moi j’ ai pas le
temps, aujourd’ hui c’ est toi qui fait la cuisine. » J’ avais 14 ans, et tout le monde partait,
on m’ a laissée faire. C’ était un dimanche je me souviens, donc je ne partais pas à l’ école.
Ma mère est allée faire les courses et elle est revenue, elle a tout laissé et elle est partie. Et
justement, c’ est cette recette-là que je vais te donner, parce que c’ est la première recette
que j’ ai eu à cuisiner dans ma vie : la sauce tomate. […] C’ est un bon souvenir, j’ ai une
relation particulière à cette sauce, à cette recette. Ça m’ a beaucoup marquée parce que
ce jour-là dans la famille, tout le monde s’ est régalé. Ils m’ ont dit : « Oh K, c’ est bien, tu
as bien fait la cuisine, on s’ est régalés. » Et parfois il y avait des gens qui se moquaient,
mon grand frère il disait : « Mais il manque un peu de sel quand même… Il manque
un peu de poivre… » Et tout le monde rigolait, mais j’ étais quand même contente parce
que mon père a dit « Oh là là, ma fille, elle étudie bien, elle cuisine bien, eh bien : j’ ai
une fille parfaite. » Et c’ était assez rigolo, je me souviens de ça… Voilà, c’ est cette recette
que je vais donner.
K a ensuite quitté la Guinée pour le Japon. Là-bas, elle pensait ne rien trouver
de connu en cuisine, mais le riz, le poisson, le gombo étaient très présents. En
France, le riz, la baguette sont des éléments connus. Elle a ajouté les pâtes à ses
recettes quotidiennes. Cependant, son plat du quotidien est encore la « sauce
tomate ». Quand elle la réalise en France, elle considère qu’ elle a presque le même
goût qu’ en Guinée, mis à part le fait que les tomates ne sont pas fraîches, et que le
poisson n’ est pas fumé. « Les tomates fraîches en Guinée, je les croque comme ça
les tomates fraîches, c’ est tellement bon… »
Un plat qu’ elle fait souvent également est le tiep, plat important de la cuisine
guinéenne. Le tiep est un plat qu’ elle a appris à faire tardivement au moment de
rentrer à l’ université.
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018
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J’ ai invité des amis de l’ université qui venaient chez moi, et j’ ai fait le tiep pour eux. Ça
remonte, ça fait vingt ans, et je me souviens très bien de ce jour-là, c’ est comme si c’ était
hier. […] En Guinée, on n’ a pas de raisin ni d’ olives. Et ici quand je fais le tiep, ce plat
sénégalais, je mets des olives et du raisin. Des amies Guinéennes qui sont passées à la
maison m’ ont dit : « Tu t’ es trouvé une recette. » J’ ai ajouté ma petite touche !
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Très jeune, K a développé une pratique familiale de la cuisine. Elle se souvient
avoir appris à faire de la « sauce tomate », et que ce plat est devenu « son » plat :
elle le proposait à sa famille à chaque fois qu’ elle cuisinait. La recette-souvenir,
pour cette personne, est de la sauce tomate :
De l’ esthétique environnementale à la recherche création
| NATHALIE BLANC
La recette du tiep « maison » montre bien comment les plats n’ appartiennent
plus à une culture ou à une autre : en ajoutant des raisins et des olives, K a
transformé le plat. Quand elle cuisine pour les autres, c’ est souvent à la demande
de ses amis qui veulent « découvrir la cuisine africaine » :
Cette dernière recette que K apprécie particulièrement est aussi révélatrice de
la non-segmentation des goûts en fonction des cultures.
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En Guinée, on n’ a pas de fromage. Je l’ ai découvert en France à Marseille, je me
souviens très bien, et j’ ai tout de suite aimé. Ça a étonné mon entourage ! […] On a
une nourriture en Guinée, qui s’ appelle le sumbara, qui pue comme le fromage. Et
moi, j’ adore. C’ est à base de nèrè, une plante qui pousse dans le Sahel. On met les noix
du nèrè à sécher, puis on passe ça au four, et puis après on pile ça en poudre. Ça sent
très très fort, et le fromage ça me rappelle cette odeur. […] Tu prépares du riz avec le
gombo, l’ huile, l’ aubergine africaine. Et tu saupoudres de sumbara comme du sel quand
tu manges. C’ est très bon !
Sans développer plus avant ce qui relève d’un programme de recherche-création
qui se déploiera sur plusieurs années, il est important de remarquer que l’esthétique
de ces recettes emprunte aux territoires traversés. Outre cela, les répertoires
culinaires et les recettes tendent à s’ajuster au profit d’innovations localisées. Il
est évident que les formes environnementales que constituent ces recettes entre
trajectoires individuelles, traditions héritées et territoires traversés, permettent de
réfléchir aux rapports d’une esthétique, celle en lien avec l’alimentation durable,
associant de nouveaux fruits et légumes, une alimentation dite saine, avec un
environnementalisme renouvelé sur le territoire. Quelle place accorder à l’esthétique
environnementale à partir de ces expérimentations ? Il s’agit bien de comprendre
et d’analyser les rapports entre l’élaboration des recettes, le rapport esthétique à
chacune d’entre elles et les relations que ces recettes entretiennent avec la mémoire
des lieux, la trajectoire personnelle et le quotidien sur un territoire. En ce sens,
l’esthétique environnementale a trait à la vie quotidienne [31] et aux manières de
l’éprouver esthétiquement.
Ce projet prend corps au sein d’un programme de recherche-création intitulé La
table et le territoire, qui veut interroger la question alimentaire sur plusieurs territoires
et au sein d’une pluralité de communautés. La table d’un territoire a pour vocation
de rassembler des habitants, les acteurs des collectivités locales et des associations,
des acteurs privés qui échangent, débattent et créent une culture, un comportement
31. Yuriko Saito, Everyday Aesthetics, Oxford,
Oxford University Press, 2010.
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Mes copines françaises, à chaque fois que je les invite, elles veulent manger Guinéen
[…]. J’ ai envie de faire autre chose, mais elles ne veulent pas. Elles me disent : « K on
vient, tu nous fais le mafé, ou le tiep ? » un plat Guinéen toujours. […] Je joue le jeu
jusqu’ à présent voilà… […] On me demande directement quelque chose qui vient de
l’ Afrique. […] C’ est du racisme inconscient, les gens ne se rendent pas compte que j’ ai
envie de faire autre chose. Par exemple, j’ ai envie de faire le gratin dauphinois !
| L’esthétique environnementale
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alimentaire qui devient non seulement une clé matérielle de leur impact sur le
territoire, mais aussi une façon d’agir symbolique et puissante qui traduit une façon
d’être ensemble. Certes, dans le cas de la Ferme des cultures du monde, la question
est probablement celle du goût que vont avoir les cultures réalisées en cet endroit.
Mais, dans d’autres cas, comme par exemple pour l’expérimentation conduite par le
groupe Aliens in green [32] qui comprend Bureau d’études, Ewen Chardronnet, Spela
Petric, Mary Tsang, en collaboration avec Nathalie Blanc (LADYSS), et un réseau
d’acteurs spécialisés sur les perturbateurs endocriniens, la question n’est pas celle du
goût des aliments, mais plutôt celle de leur toxicité. Ainsi, la recherche-création, une
forme de théâtre tactique mise au point par ce collectif artistique, à partir d’une série
d’entretiens de personnes directement concernées par les perturbateurs endocriniens
générés par le système alimentaire (agriculteurs, politiques, personnes affectées, etc.),
permettra aux personnes du public d’éprouver la complexité des enjeux alimentationtoxicité. Il s’agit, à partir de travaux de recherche en phase préparatoire, lors de repas
avec des perturbateurs et des détoxificateurs, un jeu de plateau et un dispositif
scénique, des projections et des analyses biologiques en temps réel, de créer une forme
théâtrale destinée à tourner dans un réseau de salles de spectacles qui permettra aux
spectateurs de prendre part au débat sur les perturbateurs endocriniens. Il s’agit bien
de proposer une nouvelle esthétique de l’environnement.
Enfin, l’alimentation durable est liée à la conscience de la valeur des aliments.
Une équipe basée à Lyon, mêlant des chercheurs, géographes et biologistes de
l’ENS et de l’INRA, et l’artiste Thierry Boutonnier, engage des expérimentations de
recherche-création autour de la valeur des aliments. L’équipe mène notamment une
série d’actions auprès des collégiens de Vaulx-en-Velin, commune populaire de la
métropole de Lyon. Ces collégiens sont amenés à partager leur culture alimentaire
par le biais de selffood, c’est-à-dire de photographies qui mettent en scène leurs repas
du soir sur une semaine, ainsi que des cartes mentales des lieux alimentaires, et le récit
de la valeur nutritionnelle, symbolique et économique qu’ils attribuent aux aliments,
comparées aux valeurs marchandes et écologiques de ces mêmes aliments.
32. Aliens in Green est un laboratoire
d’ investigation mobile et un groupe de
théâtre tactique, qui met en œuvre des
procédés intermédias faisant se rencontrer
diverses disciplines : science, pratiques
DIY, narration spéculative, serious
game, intelligence culturelle et sciencefiction. C’ est un groupe composé de cinq
personnes, deux artistes Bureau d’ études,
Spela Petric, Mary Tsang, et le critique d’ art
Ewen Chardronnet. Voici leur site internet :
<http://aliensingreen.eu/>.
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À travers ces expérimentations et le relais d’un réseau de recherche-création
associant différents partenaires et publics, le Laboratoire de la culture durable vise
à promouvoir des formes de recherche et de création associant renouveau de
l’action collective et publique et co-production des espaces et des milieux de vie
avec les communautés concernées. Il s’agit là d’élaborer une nouvelle conception
de l’art, en lien avec un artisanat du territoire et des communautés, tant matériel
que symbolique, mais aussi de la science trop souvent au service de l’industrie
et des politiques publiques, et insuffisamment aux prises avec l’esprit critique et
d’enquête porté par les habitants d’un territoire. Notre conception du renouveau de
l’art et de la science passe par des expérimentations participatives qui donnent aux
communautés concernées un rôle de public éclairé et de coproducteur de l’action
mise en scène.
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ÉTUDES
De l’ esthétique environnementale à la recherche création
| NATHALIE BLANC
CONCLUSIONS
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L’esthétique environnementale se veut initialement une tentative essentiellement
philosophique de revalorisation du sentiment esthétique de la nature [33], puis de
l’environnement naturel et construit. Cependant, il s’agit aujourd’hui de déployer
de nouvelles modalités relationnelles entre l’art, la science et la société dans l’optique
de transformer les cultures de la nature. Revenir sur les rapports esthétiques à
l’environnement naturel et construit permet de jouer d’une transformation des
cultures dans l’optique d’une durabilité culturelle, prenant en charge la question
des sensibilités et des matérialités co-produites. Dernièrement, les acteurs culturels,
artistes, musées et médiateurs ont porté, de manière croissante, les questions de
développement durable. Les réseaux internationaux comme l’« Agenda 21 for
Culture » (United Cities and Local Governments), le COST (European Cooperation
in Science and Technology) Action « Investigating Cultural Sustainability » [34]
(2011-2015) ou le réseau « Cultura21 » ont promu l’idée de l’intégration de la culture
et du champ culturel dans les politiques de développement durable. Accompagnant
les réseaux d’initiative locale, les opérateurs de la culture et les artistes, mais aussi les
acteurs du développement social et culturel et de l’éducation, agissent de façon locale
avec l’idée de développer des projets concrets dans les quartiers et visant l’éducation
et l’émancipation des populations. Dans l’optique d’une culture durable de la ville,
Nadarajah (2007) [35] montre que la principale mission des acteurs de la ville est
de transformer des espaces physiques en milieux de vie. L’alimentation participe
de ces éléments d’ancrage culturel et esthétique dans les territoires. Reconnaissant
l’émergence, l’imprévisibilité, l’incertitude et les « savoirs situés [36] », l’approche
d’une durabilité culturelle s’éloigne d’une approche orientée vers le contrôle et
embrasse plutôt la complexité qualitative [37] et l’expérimentation [38].
33. Ronald Hepburn, « Contemporary aesthetics and the neglect of natural beauty »,
op. cit., 1966.
34. Katriina Soiini & Joost Dessein, « CultureSustainability relation: Towards a conceptual framework », Sustainability, 2016, 8,
167 ; <doi : 10.3390/su8020167>.
35. Mithulananthan Nadarajah, « Culture of
sustainability: Multicultural reality and
sustainable localism. A case study of Penang
(Georgetown), Malaysia », in M. Nadarajah,
& A. T. Yamamoto (dir.), Urban Crisis:
Culture and the Sustainability of Cities,
Tokyo, United Nations University Press,
2007, p. 107-133.
36. Donna Haraway, « Situated knowledges:
The science question in feminism and the
privilege of partial perspective », Feminist
Studies, 14 (3), 1988, p. 575-99.
37. Sacha Kagan, Art and Sustainability.
Connecting Patterns for a Culture of Complexity, Bielefeld, transcript Verlag, 2011.
38. Anne-Laure Amilhat Szary, « Revendiquer
le potentiel critique des expérimentations
arts/ sciences sociales ? Portrait du
chercheur en artiste », AntiAtlas Journal
0, 2017 : <https://www.antiatlas-journal.
net/01-revendiquer-potentiel-critiqueexperimentations-arts-sciences-sociales/>.
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Qu’est-ce qu’ajoute la recherche-création, c’est-à-dire une enquête impliquant
une communauté d’humains et de non-humains et l’analyse de leurs pratiques,
ainsi qu’une approche sensible impliquant des artistes, par rapport aux « recherches
participatives » dans une perspective d’innovation et de transformation socioécologique ? Notre objectif est d’engager des démarches de transformation socioécologique en appelant aux collaborations artistes-scientifiques-populations
invitant à l’inflexion des possibles. Il s’agit de valoriser une réflexivité des
communautés engageant ces expérimentations de transformation écologique. La
diffusion de ces savoirs, expérientiels et objectivés viendra nourrir, espérons-le, la
réflexion collective.