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Methodos Savoirs et textes 16 | 2016 La notion d'Intelligence (nous-noein) dans la Grèce antique Une polémographie de la modernité Édouard Mehl Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/methodos/4653 DOI : 10.4000/methodos.4653 ISSN : 1769-7379 Éditeur Savoirs textes langage - UMR 8163 Ce document vous est offert par Université de Lille Référence électronique Édouard Mehl, « Une polémographie de la modernité », Methodos [En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 08 mars 2016, consulté le 16 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4653 ; DOI : 10.4000/methodos.4653 Ce document a été généré automatiquement le 16 juillet 2019. Les contenus de la revue Methodos sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Une polémographie de la modernité Une polémographie de la modernité Édouard Mehl « Nul ne deviendrait philosophe s’il n’était d’abord un peu fou » (F. Alquié) 1 1 Les trois études rassemblées sous le titre de Querelles cartésiennes2 portent, pourrait-on croire, sur Descartes. Mais il n’en est rien, ou presque. Ceci n’est pas un livre « sur », « pour » ni « avec » Descartes, mais sur l’histoire de la philosophie, elle-même comprise comme une histoire des conflits – une polémographie. En analysant ces différentes querelles, Macherey s’intéresse au différend comme tel, à son statut, à sa fonction philosophiques, et à ce qu’il révèle de la philosophie elle-même, qui ne se dit pas toujours dans son discours, mais qui, d’une certaine manière, se lit toujours dans ses actes et ses pratiques. Au lieu donc de considérer ces querelles comme un aspect contingent et inessentiel trahissant surtout l’absence de tout concept chez des commentateurs transis par le fétichisme de la lettre, Pierre Macherey, par une sorte de révolution herméneutique silencieuse, fait dépendre de ces querelles la philosophie elle-même, son progrès et le principe de son historicité. C’est ce qu’avait fort bien vu Socrate en décrivant tout le travail, sinon le but de toute philosophie, comme celui d’entrer dans l’intelligence d’une obscure gigantomachie (Sophiste, 246 a) qui, pour ceux qui ne font pas cet effort, n’offrira jamais aucun autre aspect que celui d’une simple et vaine querelle de mots ; comme la plupart des lecteurs d’Homère trouveront sans doute futile d’aller verser le sang des Achéens pour une femme volage. 2 Le différend n’est pas seulement ce qui fait qu’un philosophe en critique un autre, et qu’il y a donc une pluralité de voix en philosophie. Qu’il y ait Descartes ou Spinoza, Spinoza ou Leibniz, qu’il y ait de la contradiction entre les systèmes philosophiques, et qu’ils soient donc séparés par une différence qui les isole les uns des autres, et qui n’est justifiable dans aucun d’entre eux, est déjà en soi un problème, et l’est d’autant plus que la contradiction n’est pas, pour autant, le tout ni la forme ultime de la différence : les philosophies, qui ne sont pas autant de pierres d’un seul et universel édifice, peuvent être différentes sans être formellement contradictoires et antagonistes, comme Pierre Macherey l’a notamment montré de Marx et Spinoza, ou de Canguilhem et Foucault. Mais ici la contradiction est portée à l’intérieur même d’une philosophie, en son cœur, et la Methodos, 16 | 2016 1 Une polémographie de la modernité pluralité des interprétations d’une philosophie n’est pas moins problématique que celle des philosophies elle-mêmes, surtout dans le cas de Descartes, dont on sait qu’il prétendait à une évidence apodictique. Le simple fait qu’un point quelconque puisse être soumis à la discussion, et regardé comme litigieux, suffit à le rendre douteux et à le disqualifier, disait l’auteur de la deuxième des Règles pour la direction de l’esprit. L’évidence, c’est en principe ce que tout le monde voit et ce qui ne se discute pas, pas plus qu’un mathématicien ne contesterait qu’il y a de l’espace, ou que deux et deux font quatre. Si l’on appliquait donc les critères de la méthode cartésienne à ses commentateurs, il faudrait dire que le simple fait de discuter le sens d’un texte philosophique est un signe que son noyau évidentiel n’a pas été atteint. Mais est-il certain qu’une philosophie de l’évidence ne comporte que des énoncés évidents, et qu’il faille soumettre la philosophie cartésienne, voire toute philosophie comme telle aux critères d’intelligibilité définis par la méthode du savoir ? Posséder la clarté et l’esprit de géométrie fait-il mieux entendre le sens de la philosophie cartésienne, et ce qu’elle donne à penser, au-delà même de ce qu’elle dit ? 3 C’est un des points communs aux trois « querelles » qu’on va ici évoquer, que d’en revenir toujours à cette question fondamentale sur la possibilité et le sens ultime de la philosophie. Et si Descartes se prête si bien à l’examen de cette question, c’est que l’entreprise de fondation de la philosophie (a primis fundamentis denuo inchoandum… dit la célèbre formule3), et le sérieux4 qu’elle exige, enveloppent, au-delà des intérêts épistémiques propres à l’âge classique et la tâche d’une fondation de la science galiléenne de la nature, la question de la possibilité de la philosophie, et de l’unité de son sens à l’époque moderne, si bien que l’interprétation de Descartes n’est jamais philosophiquement neutre : c’est un marqueur philosophique de premier ordre, et la philosophie cartésienne est devenue comme un miroir où toute la philosophie moderne peut chercher à saisir son propre reflet. Cette autre bataille dont procèdent Être et Temps et les Méditations cartésiennes en est la meilleure illustration, et constitue d’ailleurs le prototype de toutes les « querelles cartésiennes » passées, présentes et à venir5. 4 De ce point de vue, l’allure de folklore académique que peuvent avoir ces querelles cartésiennes, ne doit nullement nous faire prendre les choses à la légère, ou croire que l’on n’a ici affaire qu’à une espèce de digest des joutes académiques suscitées par le nom et la figure de Descartes dans les années 1950-19606. Mais un des mérites du présent livre, est bien de montrer que le différend porte toujours, en dernière analyse, sur le noyau évidentiel qu’est censé constituer le cogito. Il porte sur l’évidence, ou l’évidentialité comme telle. Le « cogito » est-il le nom d’un constat élémentaire, B-A-BA de toute pensée rationnelle, ou d’une expérience incompréhensible ? L’ego du cogito est-il un sujet logique constituant l’unité des conditions de possibilité de toute connaissance, ou un existant au sens du Dasein dont l’existence est à-chaque-fois-sienne ? L’auto-promotion de la subjectivité est-elle un moment, lui-même rationnel, de l’histoire de la raison ? La/les « rationalité(s) » philosophique et scientifique sont-elles l’expression d’une logique immanente au réel, ou le phénomène d’une volonté de puissance a-logique en son fond, si tant est d’ailleurs qu’il y ait en elle quelque chose comme un fonds qui puisse lui-même faire, comme dit Descartes, « l’objet d’une pensée véritable » ? Voilà, formulées à grands traits — avec leurs harmoniques qu’on a voulu ici faire ressortir : Kant, Nietzche, Husserl, Heidegger — quelques unes des questions que ces querelles ne tranchent pas mais qu’elles permettent au contraire d’énoncer et de porter au discours, si bien que les querelles, dont Descartes se moquait, comparant les disputes des sectateurs d’Aristote à un combat Methodos, 16 | 2016 2 Une polémographie de la modernité d’aveugles dans une cave7, sont une manière finalement directe d’accéder aux problèmes fondamentaux de la philosophie, et d’en arpenter les souterrains, déserts comme les galeries d’une mine désaffectée. 5 Il n’est donc pas du tout essentiel à ce livre d’arbitrer ces querelles, ni de manifester la position personnelle d’un lecteur et commentateur de Descartes. C’est par là et en cela peut-être que ce livre est le plus exigeant, et ne cède jamais à la tentation un peu potache de distribuer des points, de résoudre la querelle, ou encore de déterminer qui, des Américains ou des Français, a vraiment « l’esprit cartésien ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, car, encore une fois, ce n’est pas un livre supplémentaire sur Descartes — un de ces livres que l’institution universitaire produit de manière continue, en toute indifférence au fait que ces livres n’intéressent personne, et que leurs auteurs n’ont plus aujourd’hui aucune espèce d’autorité ; mais c’est un livre sur la constitution de la philosophie et le rôle que joue, dans cette constitution, la compréhension qu’elle a d’elle-même, de son histoire et de ses pratiques. Il y va donc, sérieusement, de la constitution essentielle de la philosophie – sa Grundverfassung – et de son unique constitution possible sous la figure d’un entretien infini. L’ambition de ce livre est donc bien de faire entrer dans le vif du débat philosophique, d’un débat qui excède les limites dans lesquelles tout discours philosophique est « historiquement enfermé »8. Il s’agirait donc de libérer la philosophie dite cartésienne de son enfermement dans un supposé système cartésien, en appliquant finalement à la philosophie elle-même la salvatrice déclosion par laquelle Descartes introduisait à l’immensité du monde en refusant qu’on l’« enferme dans une boule »9. Par là, ce livre sur les querelles cartésiennes veut être aussi un manifeste en faveur de l’histoire de la philosophie, comme pratique philosophique ouvrant à la philosophie ellemême l’espace de son déploiement : pratique qui, au-delà de Descartes, peut s’élargir à Spinoza, Marx, Comte ou Foucault, sans l’intelligence desquels notre philosophie serait à la fois vide comme des concepts sans intuition, et aveugle comme des intuitions sans concepts. 1. L’excès de l’Être ou l’esprit de système : Ferdinand Alquié et Martial Gueroult 6 Martial Gueroult (1891-1976) est entré à l’École normale supérieure en 1912. Blessé à la grande guerre, Gueroult soutint une thèse sur Fichte en 1919, avant de connaître des années difficiles et une grande dépression post-traumatique. Ferdinand Alquié (1906-1985), plus jeune d’une quinzaine d’année, a passé ses années de formation dans le voisinage turbulent des surréalistes, et s’est davantage rassis dans les années d’aprèsguerre10. Cet écart générationnel n’explique pas le fond de l’affaire, mais fait mieux comprendre l’allure parfois paroxystique d’un antagonisme qui a viré à l’obsession et structuré toute la génération de leurs étudiants11. D’ailleurs, les Querelles insistent sur cet intérêt d’Alquié pour le surréalisme et interprètent son approche de Descartes en ce sens 12, dans une parenthèse où le surréalisme sert de prodrome à une forme de mystique de l’incompréhensibilité divine, comme forme concrète d’appréhension de l’être en son retrait : « On mesure mieux que l’entreprise d’Alquié a consisté à faire passer sur la philosophie de Descartes le souffle vertigineux de l’inspiration et de la déraison ; démarche incontestablement décapante, qui pouvait, tout en se réclamant de l’imagination poétique, rallier par la même occasion les adorateurs cléricaux de la Methodos, 16 | 2016 3 Une polémographie de la modernité donation de l’être, mystérieusement appréhendée — Alquié, pourtant amateur de sensations fortes, n’allait pas jusque là — comme retrait de l’être. » 7 Cette parenthèse suggère, avec une évidente pointe d’ironie, qu’Alquié, sans aller « jusque là » – c’est-à-dire, sans aller jusqu’à faire de la « découverte » dite « métaphysique » qui fait la substance de l’expérience cartésienne du monde, une première esquisse d’une ontologie fondamentale du Dasein – préparerait pourtant mieux que tout autre à une lecture heideggerienne de Descartes ; une lecture positivement heideggerienne qui ne se borne pas à exhiber l’absence de problématisation et de toute réflexion ontologique sur le sens d’être du sum dans les Méditations, mais qui cherche par exemple à réinscrire le motif cartésien de l’incompréhensibilité divine dans une histoire métaphysique de l’univocité de l’être, comme l’a fait Jean-Luc Marion dans la Théologie blanche de Descartes (1981), ou encore qui se serve de Descartes, et de l’ego cartésien, pour contribuer à l’interprétation du Dasein, au lieu de ne tenir cet ego que comme un sujet isolé et sans monde (Weltlose Ich, weltlose Subjekt). Jean-Luc Marion – qui tient sans doute une position assez éminente dans le rang désigné par Pierre Macherey comme celui des « adorateurs de la donation » – a emprunté cette deuxième voie dans Réduction et Donation13. 8 Jean-Luc Marion évoque le souvenir d’Alquié, qu’on nous permettra de citer ici : « Il faut ici évoquer sa première thèse, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, titre où tous les mots, découverte, métaphysique, homme, gardent un sens flou, sauf Descartes » 14. J.L. Marion rappelle ici, ce qui me semble mériter d’être versé au dossier de nos querelles, qu’Alquié avait découvert Descartes en même temps qu’il passait un certificat de psychiatrie, à l’époque où l’agrégation de philosophie était conditionnée par l’obtention d’un certificat de sciences. Et, selon le récit qu’en fait J.-L. Marion, « Alquié avait passé un certificat de psychiatrie à Sainte-Anne, en suivant avec passion des leçons, des visites, des études de cas, au moment même où il était le plus proche des surréalistes et ami de Breton. Il pensait alors avoir identifié la maladie dont souffrait Descartes, maladie mentale qui en faisait un surréaliste spontané, de naissance et physiologiquement ; toute sa thèse, vraiment surréaliste, partait de l’hypothèse d’un Descartes incapable de distinguer le rêve de la veille, pour ainsi dire privé de l’évidence de la réalité, surréel donc, et faisant un effort héroïque pour revenir à la réalité, la reconquérir par une certitude construite » 15. 9 Passons sur la faiblesse et même l’absurdité d’une interprétation qui confond a priori les suppositions du discours avec des attitudes psychologiques, et retenons surtout ici que l’intelligibilité de Descartes, pour Alquié, est enracinée dans une expérience détachée de tout ancrage et de tout contexte doctrinal, à l’inverse du type de lecture savante qu’avait par exemple initié Gilson, qui ne donnait à lire qu’un Descartes passé au crible de l’intertextualité. Pourtant, contre toute attente, il y avait bien des intersections possibles entre la tentative de trouver chez Descartes une métaphysique « sauvage » de l’être déconceptualisé, trouvant son expression adéquate dans les lettres de 1630 sur la création des vérités éternelles, et la lecture savante que Gilson avait donnée depuis sa première thèse, La liberté cartésienne et la théologie jusqu’à l’Être et l’essence, d’une théologie cartésienne de la puissance infinie16. En tous les cas, Alquié était enraciné dans la conviction que la métaphysique rationnelle traduit dans l’ordre des concepts et des idées claires une expérience qui n’est pas du tout celle de la clarté, ou qui est alors celle de l’éblouissement que procure une idée d’infini constituant elle-même la structure ontologique du cogito et sa plus intime condition de possibilité. Il n’est donc point tout à fait exact de dire que le concept de découverte métaphysique souffre d’indétermination : elle consiste en une expérience qu’aucune idée n’épuise, où se découvre l’être dans Methodos, 16 | 2016 4 Une polémographie de la modernité l’épreuve de son incompréhensibilité, une expérience dont le protocole est consigné par Descartes dans les lettres de 1630 sur la création des vérités éternelles : « il apparaît en tout ceci [sc. dans le doute] que tout objet compris peut être dépassé vers l’être, conçu et non compris, qui le fait être ce qu’il est : le doute et la création des vérités éternelles sont contenus par l’expérience de cette découverte unique »17. Par suite, le cogito dans son essence n’est pas autre chose que ce dépassement, cette extase de la pensée, dont la découverte se fait dans les deux premières Méditations : « Puis encore il reprend ce doute, et il aperçoit que l’être qui doute, dépasse, et est au monde le signe de Dieu, l’être qui est l’idée de Dieu, l’être qui, seul, dépasse l’objet vers l’être, c’est le cogito, c’est le je pense » 18. 10 Formules tout à fait singulières, que j’ai citées pour souligner qu’Alquié est sans doute beaucoup moins naïf et ignorant d’Heidegger qu’on le croit, car ces formules évoquent de manière nette et précise la traduction française par Henri Corbin de Was ist Metaphysik ? et Vom Wesen des Grundes, dont le sujet même est d’expliciter, selon Corbin, la transcendance ou le « dépassement » (Übserstieg, Hinausgehen) comme structure ontologique de la réalité-humaine (traduction Corbin du Dasein) en lieu et place de l’intentionalité husserlienne, ou bien, si l’on préfère, comme essence extatico-existentiale de l’homme, plus originelle et plus intime à l’homme que sa pensée rationnelle. « Qu’estce que la métaphysique ? » affirme ainsi que « L’étant qui est sur le mode de l’existence est l’homme. L’homme seul existe ». Qu’est-ce que cet homme ? lit-on un peu plus loin. Réponse : « L’homme est cet étant dont l’être est signalé (ausgezeichnet) dans l’être, depuis l’Être ». C’est cet Heidegger et ce propos (en fait ajouté à une nouvelle édition de Was ist Metaphysik ? en 1949), qui nous font comprendre comment Alquié ramène le cogito à l’expérience de l’incompréhensibilité de l’être : « l’être qui doute, dépasse, et est au monde le signe de Dieu, l’être qui est l’idée de Dieu, l’être qui, seul, dépasse l’objet vers l’être, c’est le cogito, c’est le je pense ». 11 Partant, une des grandes différences entre Gueroult et Alquié, tient au fait que le premier considère que l’analytique de la res cogitans est faite dans la méditation II, et ce de manière exhaustive, là où Alquié ne trouve que dans la Méditation III l’accomplissement d’une analytique existentiale découvrant que le privilège ontologique de l’homme ne tient pas au fait d’être, i. e. d’être une chose, fût-elle pensante, mais davantage et plus fondamentalement au fait que l’être pensant ait (au sens d’avoir en soi) et qu’il est (au sens où il s’y découvre inclus) l’idée de l’infini. Dualité (Zwiespalt) de l’avoir et de l’être qui ne résout en aucune espèce de formule logique, que Gueroult devait considérer comme une équivoque insupportable, mais qui fait, assurément, la fine pointe de la réflexion métaphysique chez Alquié. 12 C’est un fait que l’interprétation de Descartes et la réception française de la pensée d’Heidegger ont toujours eu, historiquement, des liens étroits19. Henri Corbin a fourni une des premières explications autorisées de la pensée d’Heidegger en France au Congrès Descartes de 1937, à l’occasion du tricentenaire du Discours de la Méthode. Ce Symposium international qui eut lieu, rappelons-le, presque à la veille des accords de Münich, constitue la scène primitive, mondialisée, de toutes les querelles cartésiennes possibles. C’est donc à juste titre qu’il forme le terminus ad quem du travail de François Azouvi, examiné par P. Macherey dans la troisième partie de son ouvrage. Corbin a donné un exposé dense et difficile, et qui, comme le dit une note introductive, « suppose connue la position générale de Heidegger dans Sein und Zeit ». Mais Sein und Zeit n’étant pas traduit en 1937, et posant les difficultés que l’on sait, l’auditoire n’a guère pu faire mieux que Methodos, 16 | 2016 5 Une polémographie de la modernité saisir quelques mots à la volée, et tâché d’en deviner la ligne directrice ; selon le compterendu qu’en a donné Joseph Dopp, en 1937 : « La section du Congrès qui donna lieu aux débats les plus graves et les plus intéressants fut sans doute celle qui fut consacrée au problème de l’analyse réflexive et de la transcendance (…) M. Corbin exposa, en une forme hélas peu accessible, quelques unes des idées maîtresses de Heidegger au sujet de la transcendance » 20. 13 Quoi qu’il en soit, avant les années 1950, Alquié n’aura pu avoir d’Heidegger qu’une connaissance limitée à son introduction en France par Corbin et Alexandre Koyré21, à savoir un Heidegger « existential » qui peut servir à éclairer et préciser la thèse d’une découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, tout en ignorant complètement l’interprétation qu’Heidegger fait lui-même de Descartes — interprétation dans laquelle la création des vérités éternelles ne joue absolument aucun rôle, et selon laquelle il n’y a précisément pas, chez Descartes, d’élaboration d’une authentique problématique ontologique de la subjectivité : la présence massive, dans les Méditations ou les Principes, de l’ontologie scolaire, et d’un résidu antico-médiéval non soumis au questionnement philosophique, trahit en fait une véritable cécité ontologique de Descartes ; car telle est bien la vraie interprétation heideggerienne de Descartes, qui est aux antipodes de l’interprétation de Descartes « à la Heidegger » telle qu’on peut la trouver chez Alquié ! Jean-Luc Marion se chargera, bien des années plus tard, d’aborder Descartes avec des outils interprétatifs à la fois beaucoup plus précis, et beaucoup plus puissants, au regard desquels Alquié fait presque figure de poète et de dilettante. 2. Y a-t-il une expérience de la folie ? Sur le débat Foucault-Derrida 14 Que le spectre de Heidegger hante la philosophie française de l’après-guerre ne surprendra personne, et l’étonnant serait plutôt qu’il soit totalement absent de l’horizon de la deuxième querelle, celle qui oppose, donc, Derrida et Foucault après la publication de l’Histoire de la folie. Que Foucault ait eu un rapport déterminant à Heidegger, lui-même l’a dit, mais ce rapport n’est vraiment intelligible que si on le cherche moins dans les textes que dans les thèmes, et dans la chose même dont il est ici question : la folie, ou plus exactement « l’expérience de la folie », dont il faut mettre en lumière les différents moments, et leurs articulations. Et bien que la question de savoir quel est précisément le sujet de cette expérience reste, au long de l’œuvre, assez indécise et indéterminée. 15 Les premières pages de l’Histoire de la folie, considérant l’expérience de la folie avant qu’elle ne soit médiatisée – et niée – par le savoir médical, considèrent bien celle-ci comme une possibilité fondamentale de l’existence humaine. Dans une des pages les plus magistrales de l’ouvrage, Foucault appréhende la folie comme une manière d’esquive que « l’existence humaine » produit pour neutraliser l’angoisse de la mort et de l’anénantissement : le thème de la nef des fous (Stultifera navis), de la folie universelle représenté comme l’océan insondable à la surface duquel erre l’existence, ce thème caractéristique et privilégié à la Renaissance, peut se comprendre comme une espèce de pharmakon (dans son ambivalence même) : rien n’est plus redoutable que la mort, mais la mort n’est plus à craindre, si ce qu’elle ôte c’est une vie qui ne vaut rien, qui ne pèse rien, qui n’a aucun sens. La mort d’un fou n’est pas un drame, puisqu’au fond vivant il était déjà mort (à la rationalité, c’est-à-dire à la vie de l’esprit). Et Foucault de dire dans un Methodos, 16 | 2016 6 Une polémographie de la modernité énoncé qui ressemble presque à une proposition spéculative : « La folie c’est le déjà-là de la mort ». Un peu plus loin : « La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture mais plutôt une torsion à l’intérieur de la même inquiétude. C’est toujours du néant de l’existence qu’il est question… éprouvé de l’intérieur comme la forme continue et constante de l’existence »22. 16 Angoisse, néant, folie, existence… Qu’est-ce d’autre là qu’une herméneutique de la facticité, étendue au problème de la folie, elle-même saisie d’un point de vue ontologique, non certes au sens scolaire mais bien au sens d’une auto-explicitation de l’existence humaine (Selbstauslegung des Daseins) ? Ce qu’étudie l’Histoire de la folie est le moment où cette existence s’est enracinée dans la ratio, moyennant l’enfermement de la folie entre les murs de l’hopital, mouvement dont le discours philosophique cartésien se fait une sorte de symptôme, de reflet, ou de réflexe incontrôlé, si bien qu’au moment où elle croit atteindre la pointe extrême de la lucidité, la philosophie ne fait que trahir et révéler l’ampleur de ce qui la commande, et qu’elle n’arrive pas à penser. 17 Dans la querelle Derrida-Foucault, il y a en fait deux débats : l’un porte sur la lettre même du texte cartésien, l’autre porte sur la manière de lire les philosophes. Or, en assumant plus ou moins tacitement qu’il se joue dans le discours de la philosophie cartésienne quelque chose qui échappe totalement aux intentions et au contrôle du sujet méditant, qu’il s’y dit et s’y fait quelque chose de totalement divergent par rapport aux intentions de son auteur, Foucault retrouve bien l’attitude herméneutique d’Heidegger interprétant du dehors l’histoire de la philosophie au prisme violemment déformant de la Seinsgeschichte. Violence que Derrida a parfaitement décelée et sentie, et qui lui fait adopter en réaction une posture d’exégète à la fois modeste, scrupuleux et systématique, vis-à-vis d’une Seconde Méditation qui reste, pour le grand husserlien qu’il a d’abord été, un modèle de rationalité et une expérience-limite de ce que peut être la lucidité philosophique. 18 Mais je voudrais ici me faire un peu l’advocatus diaboli, et rendre justice à Foucault dans une querelle où sa cause semble décidément indéfendable au point de vue des textes cartésiens, principalement pour cette raison que Foucault n’a pas lu Descartes dans une perspective dialogique, où il faut que les raisons mises en jeu passent pour valables aux yeux des lecteurs, et, bien qu’elles n’aient rien d’invincible, sont utilisées pour atténuer aux yeux des lecteurs l’effet d’étrangeté de l’entreprise : douter de tout23. La célèbre interjection, « mais quoi, ce sont des fous ! » n’a en effet de sens que par là, le philosophe épousant les préjugés du bon sens moyen, une représentation commune du partage entre raison et folie, comme, un peu plus loin, il donnera le point aux libertins et aux déistes – avec l’argument selon lequel la bonté interdit/interdirait à Dieu de faire ce que sa puissance lui permet. 19 Pourtant la critique derridienne, rendant à Descartes ce qui est à Descartes, fait perdre beaucoup de l’intelligence de Foucault lui-même, et de cette « histoire » d’un genre nouveau qu’est celle de la folie. D’abord la critique de Derrida donne à ce moment cartésien l’apparence d’un acte fondateur, d’une décision originaire par laquelle la raison enferme la folie au dehors d’elle-même. Or il n’en est rien : selon la dramatique interne de cette histoire, le grand renfermement est un événement sinon mineur, du moins second, régional, localisé à l’intérieur d’un discours sur la folie qui n’est en rien le tout de son expérience, et qui justement ne veut être rien du tout de cette expérience. Foucault partait de plus loin, et si on fait commencer ici l’histoire à ce moment précis, dans un texte qui Methodos, 16 | 2016 7 Une polémographie de la modernité n’a que valeur d’indice, de symptôme, on risque de perdre presque toute l’intelligibilité de cette histoire. Il est en effet essentiel, pour la comprendre, de revenir à ce moment antérieur où l’expérience de la folie, à la Renaissance, se partage et se scinde en ce que Foucault appelle l’expérience « cosmique » de la folie (comme basculement du monde dans le néant), et son expérience « critique », celle qu’a inaugurée l’Humanisme, et qui fait toujours de la folie l’autre de la raison, mais ce faisant un objet du discours, tandis que la folie cosmique ne pouvait se phénoménaliser que dans des images muettes, fascinantes et néantisantes comme le soleil noir de la mélancolie, et scellant en leur immobilité silencieuse, comme les blasons de l’alchimie, l’énigme qu’elles évoquent sans la décrire. Or l’Histoire de la folie décrit avec beaucoup plus d’attention la disparition à la Renaissance de « l’expérience cosmique », bientôt subsumée et comme engloutie par le discours critique qui devient lui-même l’abîme où glisse la folie au moment même de devenir un objet du discours, fixé dans les limites d’une définition et d’une nomenclature. Descartes n’était qu’un fétu de paille dans cette tempête spéculative, un fétu qui a conscience de ses pensées, mais qui est décidément ignorant des causes (extérieures) qui le déterminent. Cet attentat à la pureté et à l’hégémonie de la philosophie avait, semble-t-il, profondément déplu à Derrida. 20 Revenons pour finir sur la signification foucaldienne du concept de monde : s’agit-il d’un concept vulgaire de monde où celui-ci désigne le tout de l’étant subsistant, des hommes et des choses, l’uni-totalité de la nature et de l’histoire ? Ou bien avons-nous affaire à un concept qu’on devrait dire phénoménologique de monde, où le monde n’est que l’espace sans limites abîmé dans la folie qui le traverse ? Si tel est le cas 24, la relative indétermination de la « folie » dont il est fait l’histoire, qui n’est en aucun cas l’histoire d’un concept ou des représentations de la folie, pourrait conduire à penser qu’elle n’est rien d’autre que le nom et la figure de l’être-au-monde. Cette hypothèse permettrait d’expliquer alors mieux, et même facilement, la similitude et l’étroite parenté entre le geste par lequel la raison moderne se sépare de la folie et l’enferme dans les murs de l’hôpital, et celui par lequel la « métaphysique des Temps modernes » passe outre le phénomène du monde (Übersprung) pour n’accoucher que d’un sujet isolé et « weltlos » 25. Avec cette différence cependant que le schéma interprétatif foucaldien permettrait de comprendre le propter quid, là où Être et Temps ne faisait que décrire le quia. Foucault voulait-il, en somme, décrire avec l’Histoire de la Folie ce dont Heidegger n’aurait donné qu’une analyse statique et une description abstraite, par une forme de cécité aux phénomènes de seuils historiques, et par une indifférence, peut-être sublime mais fatale, à l’émergence de nouvelles formes empiriques et concrètes de l’existence humaine ? On notera pour finir que le débat entre Foucault et Derrida porte précisément sur cet historicisme quasi positiviste sur lequel Derrida marque son désaccord, et Pierre Macherey a parfaitement souligné qu’à l’arrière-plan de ce débat, il y a deux lectures d’Heidegger qui s’affrontent : « l’une au point de vue de laquelle le geste d’oblitération propre à l’oubli de l’être… prend place quelque part dans le processus de l’histoire et permet d’en rendre compte ; l’autre au point de vue de laquelle l’oubli de l’être marque de part en part cette histoire dont il constitue l’origine idéale à laquelle elle ne cesse jamais de revenir comme à son ultime condition de possibilité »26. 21 L’opposition de la Raison et de la folie serait plutôt à comprendre, au point de vue de Derrida comme l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque, qui ne sont pas des formes concrètes de l’existence humaine, et qui ne peuvent donc être historicisées de manière aussi simpliste et tranchée. Methodos, 16 | 2016 8 Une polémographie de la modernité 22 Mais encore une fois, pour finir « avec Foucault », nous voudrions suggérer que Foucault fait de l’acte même instituant le « partage » entre raison et folie un acte dont on ne peut rendre compte dans le langage d’une raison qui vit elle-même dans les oppositions constituées, de même que, disent les théologiens, on ne peut décrire l’acte créateur avec les concepts propres à la description des choses créées. Aucune histoire positive, aucun fait scientifique, aucune « décision » philosophique – qu’elle soit cartésienne ou autre – ne saurait faire comprendre ce partage en son point d’origine, un partage qui n’a luimême aucune cause ni raison, et qui constitue l’objet de cette enquête originale qu’est l’histoire de la folie. On ne saurait donc faire sans injustice un procès en historicisme à cette enquête qui porte, avant toute autre chose, sur la constitution – et la défaite – du sens de l’existence humaine. NOTES 1. Ferdinand Alquié (1994), Note inédite sur la querelle de la folie, publiée par Jean-Marie Beyssade dans Descartes Metafisico : interpretazioni del Novecento, Rome, p. 107-116 ; cité et commenté par D. Kambouchner (2005), Les méditations métaphysiques de Descartes, Paris, PUF, p. 265 sq. 2. Pierre Macherey (2014), Querelles cartésiennes, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Opuscule Phi ». 3. Descartes, Meditationes de prima philosophia, AT VII, 17, 6, qui ne dit cependant pas ici en quoi consistent ces fondements, de sorte qu’ils peuvent aussi bien s’entendre comme l’ego et Dieu que comme le ciel et la terre, par lesquels s’inaugure l’opus creationis — ce que Descartes pense avoir prouvé « en même temps que l’existence de Dieu » (Creavit Deus coelum et terram (…) simul cum Dei existentia haec… probata sunt : AT VII, 169, 6-18). 4. L’ ethos philosophique cartésien allie toujours le « loisir » et le « sérieux » : Regulae ad directionem ingenii, VIII, AT X, 395, 21 : « … iis omnibus, qui serio student ad bonam mentem pervenire … ». Husserl ne manque jamais de le noter : voir l’inédit présenté par Claudio Majolino (2003), « Un inedito del primo Husserl su Cartesio », Nouvelles de la République des Lettres, p. 181-189, spt. p. 187 ; puis Cartesianische Meditationen, § 1, où ce « sérieux » philosophique impose d’abord un premier « retour à soi », qui n’est pas encore le retour, « en un deuxième sens plus profond » à l’ ego du cogito. 5. Même si la querelle Alquié-Gueroult, qu’on va examiner ici, place davantage le débat dans le sillage de la discussion entre Heidegger et le néo-kantisme. De fait, ce qui fait le plus question n’est pas de savoir si Descartes relève ou non de la catégorie du « rationalisme », mais de savoir si les Meditationes posent les fondements d’un rationalisme ontologique (Alquié) ou d’un rationalisme théorético-réflexif (erkenntnistheoretisch), suivant l’antinomie herméneutique énoncée dans l’ouvrage pionnier de Natorp (P. Natorp (1882), Descartes’ Erkenntnistheorie. Eine Studie zur Vorgeschichte des Kriticismus, Marburg, p. 21). Dans cette discussion, la question générale de la continuité et de la cohérence entre les Regulae ad directionem ingenii et les Meditationes de Prima Philosophia devient un problème central qui se reflète parfaitement ici, Alquié se faisant le champion d’une rupture et d’une percée, concrètement marquée par la « découverte métaphysique » de 1630, là où Gueroult n’aborde la métaphysique que comme un essai de la méthode, sans privilège d’éminence par rapport aux autres domaines de la connaissance. Methodos, 16 | 2016 9 Une polémographie de la modernité 6. Pour un panorama de ces débats interprétatifs, voir Geneviève Rodis-Lewis (1984), Descartes : textes et débats, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche. 7. Discours de la Méthode, Sixième partie, AT VI, 71, 2-5. 8. Querelles Cartésiennes, p. 32. 9. Descartes à Christine de Suède , 1er février 1647, AT IV, 609, 1-6. La remarque vise de toute évidence les aristotéliciens mais peut aussi, quoique de manière plus subtile, viser Copernic et Kepler. 10. Le premier ouvrage publié d’Alquié, Leçons de philosophie, chez Henri Didier (deux volumes), ne comporte pas de date d’édition, mais la notice du CCFR indique 1939 pour le tome premier (Psychologie) et 1941 pour le tome second (Méthodologie, Morale, Philosophie Générale). 11. Pour Alquié, on peut citer : Deleuze, Derrida, Birault, Philonenko, Brunschvig, Beyssade, Simon, Rivelaygue, Renaut, et Marion. À l’exception d’Alexandre Matheron, Gueroult a surtout eu une influence directe sur ses collègues et contemporains (comme Jules Vuillemin ; influence rappelée et nuancée par Th. Bénatouïl, « La naissance des systèmes philosophiques dans l'Antiquité : logique et histoire selon Jules Vuillemin », Les Études philosophiques, 2015/1 n° 112, p. 83-100). 12. P. Macherey (2014), Querelles Cartésiennes, p. 20. 13. Jean-Luc Marion (1989), Réduction et Donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, ch. III : L’ego et le Dasein, § 6. Rappelons pour mémoire que Jean-Luc Marion, élève puis assistant d’Alquié, avait consacré une première thèse à l’interprétation cartésienne d’Aristote dans les Regulae (Sur l’ontologie grise de Descartes, 1975) thèse dédiée de manière significative à Jean Beaufret et à Ferdinand Alquié, ce qui suggère que J.-L. Marion a voulu donner à la lecture alquiériste de Descartes des moyens philosophiques puisés dans une meilleure connaissance de la philosophie médiévale (la scolastique tardive, jésuite, Suarez), et dans une approche à la fois plus précise et plus critique d’Heidegger. 14. J.-L. Marion (2012), La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Paris, Flammarion, p. 35. 15. J.-L. Marion (2012), La rigueur des choses, p. 35-36. 16. Alquié fait des trois Lettres de Descartes à Mersenne dites « sur la création des vérités éternelles » le récit d’une expérience métaphysique en première personne, que les Méditations retranscrivent dans l’ordre des raisons. Le débat avec Gueroult porte donc avant toute autre chose sur la question méthodologique et herméneutique : est-il permis, demande Gueroult, d’expliquer les Méditations — et par extension toute la philosophie de Descartes — à la lumière d’une thèse qui n’y est pas une seule fois mentionnée ? 17. Citation extraite d’une conférence donnée par F. Alquié à la Société française de philosophie, le 28 février 1953 : « Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie » ( BSFP, tome XLVI, 1953, p. 102). 18. F. Alquié (1953), « Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie », p. 103. 19. Voir par exemple Jean-Luc Nancy (1979), Ego sum, Paris, Flammarion, p. 28 : « Il est constamment présupposé dans ces pages (…) que ce commentaire [heideggerien] ne constitue pas une « interprétation » parmi d’autres de Descartes, mais l’élucidation inévitable de sa pensée ». Un peu plus loin, J.-L. Nancy trouvait « étrange », à propos du livre tout récemment paru de JeanMarie Beyssade (La philosophie première de Descartes, 1979) qu’on puisse « aujourd’hui, proposer [une interprétation du cartésianisme] sans entreprendre la moindre analyse de la lecture heideggerienne de Descartes » (p. 29). 20. Sur Corbin et le Congrès Descartes, voir Sylvain Camilleri et Daniel Proulx (2014), Bulletin Heidegger 4 [Bhdg], Liminaire 1 : « Martin Heidegger – Henry Corbin (Lettres et documents, 1930-1941) », p. 4-63. À ce Congrès participaient entre autres Canguilhem, avec son « Descartes et la technique », et Gueroult (de Strasbourg), avec une communication sur « pour penser il faut être », donc sur la structure logique, inférentielle, du cogito, reprise en annexe de Descartes selon Methodos, 16 | 2016 10 Une polémographie de la modernité l’ordre des raisons. Husserl, radié du corps professoral en 1936, n’a pu être représenté que par Roman Ingarden, auteur d’une communication sur L’homme et le temps ouvrant une série de travaux consacrés au cogito réflexif. La dimension politique de ce IX e Congrès ouvert par le Président de la République et Paul Valéry, accompagnés par la fanfare de la Garde Républicaine, n’a échappé à personne. La raison pour laquelle Heidegger lui-même n’y est pas venu est peu claire. On peut penser qu’après l’échec du Rectorat, Heidegger, désenvoûté et déchantant, est entré dans une période de repli, abandonnant Descartes et Aristote pour Hölderlin, et préférant la Hütte de Todnauberg aux amphithéâtres de la Sorbonne ; c’est l’interprétation charitable. Mais si l’on s’avise qu’Heidegger a donné une conférence l’année suivante à Fribourg, en 1938 (Die Zeit des Weltbildes), où il est longuement question de Descartes, et où Heidegger dénigre avec aigreur la philosophie des colloques (comme Hegel le faisait pour la philosophie de salon) on devra se rendre à l’évidence qu’Heidegger a connu quelque dépit de n’être pas attendu à Paris en 1937 comme Husserl l’avait été en 1929, mais lucide quant au fait que sa présence eût révélé au grand jour la compromission plus qu’épisodique de sa philosophie avec le national-socialisme. 21. Alquié est en effet étroitement dépendant de la lecture koyréenne de Descartes qui fait, en somme, de l’idea entis infiniti la structure eidétique de la subjectivité humaine. À ce titre, son Essai sur l’idée de Dieu de 1922 (traduit en allemand par son amie Édith Stein) est justiciable d’une interprétation phénoménologique, comme l’avait très tôt signalé un des premiers introducteurs de la pensée de Husserl en France (Jean Héring, Professeur à Strasbourg), et comme le montrerait une lecture attentive de ses leçons sur Descartes données au Caire en 1937-1938. Dans l’attente d’une étude plus systématique sur cette question, voir Anna Yampolskaya, « Koyré as a historian of religion and the new French phenomenology », in Hypotheses and Perspectives within History and Philosophy of Science. Hommage to Alexandre Koyré 1964–2014 / eds. : D. Drozdova, R. Pisano, J. Agassi. Springer Verlag, 2016 (sous presse). 22. Michel Foucault (1972), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, p. 31-32. Une comparaison plus systématique avec la conférence de 1929, « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (dans la traduction de H. Corbin-Petithenry, publiée en 1931 dans le n° 8 de la revue Bifur, avec une préface d’Alexandre Koyré), resterait à faire. Dans son avant-propos, Koyré insiste sur la déréliction de l’existence humaine, qui tend systématiquement à tromper son angoisse par le recours à toutes sortes de subterfuges spéculatifs et des idoles métaphysiques. C’est un Heidegger crépusculaire et post-nietzschéen, lointain héritier de Pascal, dont Koyré fait ici le portrait : « C’est pour ne pas voir notre existence projetée et suspendue dans le vide, minée de l’intérieur par le néant qui la baigne, pour échapper à l’angoisse qui sous-tend l’existence que l’homme recouvre – ou cherche à recouvrir – le gouffre béant d’un voile qui le lui cache, et cherche à se raccrocher à un être, à un absolu dont l’éternité pourrait le sauver du glissement dans l’abîme (… ) » (A. Koyré, Introduction, Bifur, 8, 1931, p. 7). 23. Au moment où ils reprennent le détail des textes, ni Foucault ni Derrida ne songent à faire le parallèle avec le Discours de la Méthode – voire, mieux, avec la version latine du Discours de la Méthode (Specimina Philosophiae cartesianae, 1644), faite par Etienne de Courcelles, et revue par Descartes : le Discours n’utilise pas du tout l’argument de la folie mais assimile le doute à une espèce de folie du point de vue de ceux qui se satisfont de la certitude morale et refusent de douter (nemo nisi deliret de iis dubitare posse videatur). Mais ceux-là mêmes – « philosophes » — à qui il paraîtrait fou de mettre en doute l’existence des corps ne peuvent pas se soustraire euxmêmes à l’argument métaphysique du rêve, argument qui ne peut être surmonté que par la supposition de l’existence de Dieu (Inquirant praestantissima quaeque ingenia quantum libet, non puto illos rationem aliqua posse invenire…nisi existentiam Dei supponant). Il est donc clair par là que l’objection de folie n’est qu’un argument paresseux et un subterfuge par lequel les philosophes demi-habiles (« praestantissima ingenia », dit ironiquement le latin) pensent pouvoir se soustraire à la nécessité de la métaphysique. Methodos, 16 | 2016 11 Une polémographie de la modernité 24. L’hypothèse n’a rien d’invraisembable, d’autant que Foucault avait envisagé de faire une thèse sur « la notion de monde dans la phénoménologie et son importance dans les sciences humaines », à l’époque où Foucault découvrait la conception du rêve comme « idios kosmos » dans Traum und Existenz de Binswanger, dont il a accompagné la traduction, et auquel il a donné une préface. Je remercie Philippe Sabot pour cette indication importante. Sur le sujet, voir Elisabetta Basso (2010), « Le rêve comme argument. Les enjeux à l’origine du projet épistémologique de Binswanger », Archives de Philosophie, 73, p. 655-686 ; et surtout Id.(2012) : Postface à Le rêve et l’existence, éd. F. Dastur, Paris, Vrin, p. 87-114. 25. L’isolement du sujet vient précisément de la manière dont il se saisit réflexivement comme une chose (res cogitans), et non comme être-au-monde. Heidegger, Être et Temps, § 43, Niemeyer, p. 211 : « Descartes dagegen sagt : cogitationes sind vorhanden, darin ist ein ego mit vorhanden als weltlose res cogitans ». 26. P. Macherey (2014), Querelles cartésiennes, p. 43. INDEX Mots-clés : Macherey Pierre, Descartes, Foucault, Alquié Ferdinand, Gueroult Martial, Derrida Jacques, folie, rationalité AUTEUR ÉDOUARD MEHL UMR 8163 « Savoirs, textes, langage », CNRS, Université de Lille Methodos, 16 | 2016 12