Da adversidade vivemos
«L
ivres et revues d’artistes : une perspective brésilienne » offre l’occasion de découvrir une dimension de la scène artistique brésilienne encore méconnue
en France. Cette exposition, qui constitue une première
dans l’hexagone 1, propose à travers une large sélection
de publications, un aperçu des tendances qui caractérisent la production brésilienne actuelle à laquelle sont
associés quelques ouvrages, qui marquent les prémices
de l’histoire brésilienne du livre d’artiste. C’est à l’occasion d’un échange en février 2015 avec Paulo Silveira,
alors professeur invité à l’université Rennes 2, autour de
l’exposition « Tendências do Livro de Artista no Brasil: 30
Anos depois » en cours de présentation au Centre Culturel
de São Paulo et dont il était un des commissaires 2, qu’est
né le projet de cette exposition. L’exceptionnelle vitalité de
cette production éditoriale brésilienne, qui reste une terra
incognita dans le domaine curatorial comme dans celui
des études francophones 3, ne pouvait que nous inciter
à proposer au Cabinet du livre d’artiste (CLA) d’accueillir dans ses murs cette pratique dont les « stratégies
expansives 4 » renouvellent le paysage artistique brésilien
contemporain.
Sont réunies ici un peu moins d’une centaine de publications, livres et revues d’artistes réalisés sur une période
de plus de six décennies qui rassemblent les travaux
de plusieurs générations : des pionniers comme Wlademir
Dias-Pino, Augusto de Campos, Julio Plaza, José Resende,
Waltercio Caldas et Regina Silveira, aux artistes de la
scène contemporaine. Pour Fabio Morais qui recourt au
support imprimé dans la plupart de ses œuvres, Amir
Brito Cadôr qui en fait un recueil de collections, ou Lucia
Mindlin Loeb qui l’explore davantage comme un espace
à trois dimensions, le livre est un médium de prédilection. D’autres l’investissent de façon ponctuelle : dans Para
preencher um buraco (2001), Mariana Silva da Silva documente des interventions discrètes qu’elle a réalisées dans
les rues de Porto Alegre et Studio Butterfly (2014) est une
version d’un travail qui s’inscrit dans un projet plus vaste
de Virginia de Medeiros autour de trajectoires d’exclus
auxquels elle rend une parole confisquée.
Parmi les pratiques éditoriales les plus récentes, on
compte de nombreuses productions collectives qui se
développent dans le cadre de maisons d’éditions indépendantes 5, parfois orientées vers la production de zines
présents dans l’exposition. Exemplaires des communautés
de pensée qui se construisent au travers de ces collectifs,
les revues, qu’il a semblé intéressant d’intégrer à cette
sélection, ont un rôle important, dès les années 1960-1970,
non seulement à travers la diffusion de pratiques artistiques expérimentales absentes des circuits officiels de
l’art brésilien mais aussi par leur contribution aux débats
qui animent la scène artistique de ces décennies.
Issu pour l’essentiel de la collection du Repositório 6 constituée par Paulo Silveira à l’université fédérale du Rio Grande
do Sul, où il dirige un programme de recherche sur les
publications d’artistes dont il est un des spécialistes au
Brésil, cet ensemble ne saurait constituer un panorama
historique exhaustif des livres et revues d’artistes brésiliens. Cette exposition se propose, plus modestement, de
présenter quelques repères d’une histoire en cours de
construction. De ce point de vue, le terme de « perspective » retenu pour le titre n’est pas indifférent. Il s’agit,
d’une part, d’envisager une histoire de ces publications
à partir du présent et de tirer ainsi profit des perspectives qu’offre une certaine profondeur de champ historique, aussi resserrée soit-elle, à cette pratique artistique
encore récente. La « perspective » renvoie, d’autre part,
aux partis-pris qui ont dessiné les contours de la sélection proposée ici : ceux-ci sont avant tout redevables des
orientations de la recherche universitaire à laquelle elle
est adossée et accessoirement, de certaines contraintes
avec lesquelles il a fallu compter. Ainsi, on ne trouvera
dans cette exposition que quelques livres « historiques »
de pionniers comme Wlademir Dias-Pino, Regina Silveira,
ou Vera Chaves Barcellos désormais peu accessibles ou
soumis à des conditions de prêt difficiles à satisfaire
pour une structure comme le Cabinet du livre d’artiste.
Plus fondamentalement, cette sélection est sous-tendue
par une certaine idée du livre d’artiste qui croise, sans
toutefois la recouvrir, celle du « concept non élargi 7 » du
livre, central dans le cadre des pratiques éditoriales et
des travaux de recherche associés au CLA.
Se pose ainsi la question des spécificités ou des différences que cette production révèle au travers d’une évolution qu’il convient de prendre en compte. Quelles continuités et quelles ruptures observe-t-on dans cette production éditoriale brésilienne depuis son éclosion jusqu’à
aujourd’hui ? En 1985, Annateresa Fabris et Cacilda Texeira
da Costa soulignaient dans le catalogue de l’exposition
« Tendências do livro de Artista no Brasil 8 », dont elles
étaient les commissaires, le caractère multiforme de ces
publications qui n’avaient finalement en commun que d’être
des formes artistiques marginales et peu reconnues à
l’échelle nationale. Au cours des trois dernières décennies, la situation a quelque peu évolué : le livre d’artiste a
acquis au Brésil, comme sur la scène internationale, une
reconnaissance institutionnelle certaine, il est devenu une
pratique attractive pour les artistes et dispose de circuits
désormais établis 9. On peut dès lors s’interroger sur la
pertinence du prisme national qui est celui de cette exposition. Est-il légitime de ramener ces publications d’artistes
à une identité brésilienne ? À l’ère de la mondialisation,
où l’internationalisation de l’art a progressivement érodé
les différences nationales et régionales, qu’est-ce qui est
« brésilien » dans les travaux qui sont ici rassemblés ?
Ces questions méritent sans doute d’être posées dans le
contexte actuel de l’art globalisé, et elles doivent l’être
dès les décennies 1960-1980 dans le cas du Brésil, dont le
contexte politique répressif a accéléré la dynamique des
échanges à l’échelle internationale, en particulier pour les
publications dotées d’un fort potentiel de diffusion et de circulation. Déjà dans les années 1970-1980, certains artistes
ont interrogé l’idée d’un art brésilien10. La revue Malasartes,
fondée en 1975-1976 à Rio de Janeiro, se fait d’ailleurs
l’écho du projet qu’ont les artistes d’écrire une histoire
de l’art brésilien d’un point de vue local, indépendante des
circuits du marché de l’art et ouverte aux pratiques expérimentales, mais située dans une histoire internationale11.
À l’instar de la production aussi imposante qu’éclectique
de Paulo Bruscky 12 — une des figures majeures dans le
domaine du livre au Brésil, qui a produit de nombreux
livres-objets en exemplaire unique et a aussi utilisé la
photocopie — cette exposition témoigne, jusque dans les
matériaux utilisés 13, des usages multiformes du livre,
ouvert à des expérimentations plurielles — tactiles, olfactives et auditives — au travers d’une variété de déclinaisons formelles et discursives. Détourné, bricolé, animé,
le livre propose des expériences de lecture inédites et
parfois performatives 14.
Les affinités étroites entre la poésie expérimentale et les
publications d’artistes sont un des traits marquants de la
période d’éclosion des publications brésiliennes. Le numéro
unique de la revue Processo 1, édité en 1969, rassemble
dans un portfolio différentes pièces toutes réalisées par
des protagonistes du mouvement littéraire « PoemaProcesso » créé par Wlademir Dias-Pino, figure de proue
de la poésie concrète. De même que son « livre-poème »
A Ave 15, les fameux Poemóbiles (1974) d’Augusto de Campos
et Julio Plaza ou Poemar (1977) de Luise Weiss, Processo 1
atteste des porosités fructueuses entre les arts visuels et
la poésie, qui traversent l’histoire brésilienne des publications d’artistes, comme le montrent Poemics (1991), travail d’exploration poétique d’Álvaro de Sá, protagoniste du
« Poema-Processo », ou encore Poema das quatro palavras
(2015) d’Airton Cattani. Les connexions s’étendent désormais à la littérature, à l’instar des quarante micro-contes,
40 microcontos experimentais (2011), du même Cattani, disposés dans un leporello, qui peuvent se lire et s’exposer
de différentes manières ou du O homem sem qualidades:
caça-palavras (2007) d’Elida Tessler qui propose une version performée du titre du roman de Robert Musil par la
suppression des 5360 adjectifs de la traduction brésilienne
du texte original.
Ces publications, où se croisent pratique expérimentale
et contestation politique, sont autant des laboratoires que
des observatoires qui se font l’écho des évolutions de la
société brésilienne. Parmi les questions récurrentes, celle
de la mémoire occupe une place de choix, qu’elle soit collective, comme c’est le cas pour le flip book 4000 disparos
(2011) de Jonathas de Andrade qui rassemble des visages
d’anonymes capturés dans les rues de Buenos Aires, ou
individuelle comme chez Andrea d’Amato qui en montre la
disparité dans les trois livrets de Futuro de pretérito (2016)
à partir de photos extraites de son album de famille qu’il
a données à commenter à sa mère, sa sœur et son frère.
On trouve aussi dans cette sélection, plusieurs ouvrages
consacrés à la critique des représentations du territoire
national : ainsi, dans São Paulo Street Guide (2013), une
réédition en miniature du guide de São Paulo, Fernando
Piola recense les zones blanches, rues sans nom où sont
situées les favelas, et indexe les lieux liés à la répression
et à la résistance politique sous la dictature.
Dans le contexte politique actuel troublé, où l’art se voit
de nouveau exposé au contrôle et à la censure, le livre et
la revue restent pour la nouvelle génération d’artistes un
médium d’expression critique et un espace de résistance.
Puisse cette exposition, à travers la perspective qu’elle
en donne, contribuer à sa découverte et se prolonger au
travers d’autres projets universitaires et curatoriaux.
Laurence Corbel
1. Si l’on excepte la sélection des livres de dix-huit artistes, exposition
dans l’exposition conçue pour « Imagine Brazil » présentée au musée
d’Art contemporain de Lyon du 5 juin au 17 août 2014 et organisée par Jacopo Crivelli Visconti et Ana Luisa Fonseca. Voir le texte
de présentation de Jacopo Crivelli Visconti, « Bonne lecture » in cat.
Imagine Brazil, Lyon, Musée d’art contemporain de Lyon ; Oslo,
Astrup Fearnley Museet, 2013.
2. « Tendances du livre d’artiste au Brésil : 30 ans après », organisée avec Amir Brito Cadôr, Centre Culturel de São Paulo, du 28
novembre 2015 au 20 mars 2015.
3. Le corpus des études présentées par Marie Boivent, Leszek
Brogowski ou Anne Mœglin-Delcroix ne traite pas, ou de façon
très marginale, de la production latino-américaine. C’est aussi le cas
des publications états-uniennes de Clive Phillpot. Seule Gwen Allen
consacre quelques pages à l’Amérique latine dans Artist’s Magazine.
4. Voir Michel Zózimo da Rocha, Estratégias expansivas: publicações de
artistas e seus espaços moventes, Porto Alegre, M. Z. da Rocha, 2011.
5. Parmi les maisons d’édition récentes, on peut citer Aurora, créée
en 2013, dont la production se focalise sur l’art et la politique, Azulejo
fondée par les artistes Amanda Teixeira et Pedro Cupertino en 2015
à Porto Alegre et IKREK, créée en 2014 à São Paulo, dont le nom
emprunté à la langue hongroise est un clin d’œil à ses fondateurs, les
frères jumeaux Luiz et Pedro Viera.
6. Le « Repositório auxiliar de publicações artísticas ou especiais »
(« Dépôt auxiliaire de publications artistiques ou spéciales ») est un
programme de collecte et d’étude des publications d’artistes et des
sources primaires pour l’enseignement de l’art et de l’histoire de l’art,
associé à la recherche « Obras e dispositivos instauradores da arte
contemporânea: forma, expressão e contexto » (« Œuvres et dispositifs
fondateurs de l’art contemporain : forme, expression et contexte »).
7. Voir Leszek Brogowski, « Du concept non élargi du livre au
concept élargi de l’art dans le livre d’artiste », in Leszek Brogowski,
Anne Mœglin-Delcroix (dir.), Le Livre d’artiste : quels projets pour
l’art ?, Rennes, Éditions Incertain Sens, coll. « Grise », 2013, pp. 9-31.
8. L’exposition a été présentée du 16 mai au 23 juin 1985 au Centre
culturel de São Paulo.
9. Depuis 2009, le développement et la multiplication au Brésil et en
Amérique du Sud des foires dédiées aux livres d’artistes et aux éditeurs indépendants ont non seulement permis de donner une visibilité
aux pratiques éditoriales des artistes mais ils ont aussi considérablement dynamisé sa production. Cependant, la diffusion dans le réseau
des librairies reste très insuffisante.
10. Par exemple, les textes de Cildo Meireles et Helio Oiticica, dans
le catalogue Information (1970) et Antonio Dias, « Arte “brasileira”
não existe », dans Módulo: revista de arquitetura, 86, septembre 1981,
réédité dans Glória Ferreira (ed.), Crítica de arte no Brasil: temáticas
contemporâneas, Rio de Janeiro, Funarte, 2006.
11. Elle ouvre d’ailleurs ses pages à Allan Kaprow, Robert Kosuth et
Terry Smith.
12. En 1998, on ne comptait pas moins de 250 livres réalisés par
l’artiste.
13. N’oublions pas le Livro de carne réalisé en 1977 par Artur Barrio
ou Como ler, un livre-pain réalisé par Paulo Bruscky et Daniel
Santiago en 1974, qui ne sont pas présentés dans l’exposition.
14. Le texte se construit au fil de la lecture et les images se forment par
le jeu des transparences comme dans A Ave de Wlademir Dias-Pino
ou Poemóbiles d’Augusto de Campos et Julio Plaza.
15. De l’avis général, A Ave de Wlademir Dias-Pino marque l’émergence du livre d’artiste au Brésil. Voir Annateresa Fabris, « O livro
de artista: da ilustração ao objeto » [https://seminariolivrodeartista.
wordpress.com/2009/09/22/o-livro-de-artista-da-ilustracao-ao-objeto/]
et Paulo Silveira, « Livres d’artistes au Brésil. Défis historiques et
impasses d’aujourd’hui », Nouvelle Revue d’esthétique, n° 2 : « Livres
d’artistes. L’esprit de réseau », 2008, p. 87.
CABINET DU LIVRE D’ARTISTE. Campus Villejean, Université Rennes 2 - Bât. Érève, place du recteur Henri Le Moal, 35000 Rennes (M° Villejean - université). 0299141586 / 0660487696 / noury_aurelie@yahoo.fr
www.incertain-sens.org / www.sans-niveau-ni-metre.org. Le Cabinet est ouvert du lundi au jeudi de 11h à 17h hors vacances universitaires et également sur rendez-vous en contactant la coordinatrice du CLA Aurélie Noury.
SANS NIVEAU NI MÈTRE. Le Cabinet du livre d’artiste est un projet des Éditions Incertain Sens. Sans niveau ni mètre. Journal du Cabinet du livre d’artiste est publié conjointement par l’Université Rennes 2, le
Fonds régional d’art contemporain de Bretagne et l’École des beaux-arts de Rennes. (Le Frac Bretagne reçoit le soutien du Conseil régional de Bretagne, du Ministère de la culture et de la communication – DRAC
Bretagne et est membre du réseau « Platform » / L’association Éditions Incertain Sens reçoit le soutien de l’Université Rennes 2, de la Région Bretagne, de la Ville de Rennes, du Ministère de la culture et de la
communication – DRAC Bretagne et de ses adhérents. Les éditions Incertain Sens sont diffusées par les Presses du Réel et sont, avec le CLA, membres du réseau « ACB - Art contemporain en Bretagne ».)
RÉDACTION. ÉDITIoNS INCERTAIN SENS, La Bauduinais, 35580 Saint-Senoux, 0299575032, www.incertain-sens.org
Sans niveau ni mètre n° 44 est publié avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne, à l’occasion de l’exposition « Livres et revues d’artistes :
une perspective brésilienne », organisée en lien avec le programme de recherche « Écritures et paroles d’artistes : contributions aux scènes artistiques contemporaines
d’Amérique latine » (Rennes 2, MSHB). Achevé d’imprimer à 1200 exemplaires sur les presses de Média Graphic à Rennes, composé en Baskerville Old Face,
Covington et Times New Roman, sur papier Cyclus 80 g. Dépôt légal novembre 2017. ISSN 1959-674X. Publication gratuite. Pages 1 à 3 : Amir Brito Cadôr, 2017 (numéro accompagné d’un sticker à coller).
Remerciements à Amir Brito Cadôr, Laurence Corbel, Guénaëlle Coutance, Eduardo Jorge, Antoine Lefebvre, Regina Melim, Fernando Piola Alves, Paulo Silveira et aux Archives de la critique d’art.