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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Loïc Céry « Et vous pouvez me dire : Où avez-vous pris cela ? – Textes reçus en langage clair » Les enseignements d’une typologie des emprunts de Saint-John Perse dans Vents Extrait de Christian Rivoire / Loïc Céry, « Nous possédons un beau dossier de ces jeux d’écriture. Vents : itinéraire d’une genèse », Saint-John Perse et la mantique du poème. Vents, Chronique, Chant pour un équinoxe (La nouvelle anabase, Revue d’études persiennes, sous la direction de Loïc Céry, N° 2, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 177-217). « Je sais, j’ai vu : la vie remonte vers ses sources, la foudre ramasse ses outils dans les carrières désertées ». En assumant depuis quelques années le moment fatidique des dévoilements du processus de création de Saint-John Perse, la critique a en quelque façon remonté les affluents d’une poétique donnée pour être le fruit d’une libre inspiration, vers les sources d’un imaginaire. Pour autant, nous ne sommes plus au temps de Gustave Lanson, et le vocable même de « sources » nous est devenu insupportable car si l’on choisit de se pencher aujourd’hui sur l’atelier du poète, c’est au mieux dans l’optique d’une lucide appréciation des matériaux de composition des œuvres, en évitant tout déterminisme. On a appris à se méfier dans ce domaine d’une approche rigide qui déboucherait presque fatalement sur une survalorisation de faits secondaires, et une minorisation de démarches essentielles. Et pour éviter d’être si myopes, les critiques ont depuis plusieurs décennies pris le parti de la circonspection la plus salutaire quant aux conclusions à tirer in fine des faits de genèse ; c’est en grande partie de ce souci de prudence mais surtout de rigueur que provient l’émergence même dans le paysage herméneutique, de démarches souples et méthodiques, au sein desquelles la critique génétique a été sans aucun doute l’acquis le plus fondamental. 177 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Dans le cas de Saint-John Perse, cette circonspection même apparaît aujourd’hui comme un prédicat méthodologique de taille, d’autant plus que les problématiques qui entourent une juste prise en considération de la genèse des poèmes sont complexes, et qu’il s’avère simplement impossible de les apprécier par une grille interprétative préconçue. Ne pas renoncer devant cette complexité même, c’est faire le pari d’une clairvoyance possible devant l’attitude de Perse au moment de l’intense bouillonnement qui est en amont de la création, ayant la conviction que cela ne peut être obtenu qu’à un seul prix : en accueillir toutes les nuances, au-delà des jugements manichéens. Face à la découverte primordiale effectuée par Christian Rivoire au sujet des emprunts de Saint-John Perse à l’ouvrage de Georges Contenau, La divination chez les Assyriens et les Babyloniens pour la genèse de Vents,1 il est possible aujourd’hui de reprendre en quelque sorte les pièces du dossier critique relatif aux phénomènes d’emprunts et de collages chez Saint-John Perse. La découverte en elle-même, tel que nous y reviendrons plus loin, tranche radicalement avec toutes les mises en lumière comparables effectuées depuis une vingtaine d’années : par le caractère massif des emprunts qu’elle induit tout d’abord et ensuite, par tous les enseignements qu’elle permet de tirer de la démarche qui fut celle du poète face à un seul et même vivier. Il importait ici d’accompagner la présentation neutre de cette découverte, d’une mise en perspective, la plus objective possible, qui tiendrait compte non seulement des acquis de la critique persienne en la matière, mais aussi, de la spécificité même de la découverte, car il nous apparaît important de ne pas abdiquer devant la masse d’informations qui en découle. Ce sera donc l’objet de cette contribution, qui proposera tout d’abord un bilan des débats critiques autour des faits d’emprunts, offrant une perspective nouvelle qui sera ensuite débattue à la lumière du rapport de Saint-John Perse à l’ouvrage de Contenau, avant d’être alimentée enfin par une approche typologique des emprunts eux-mêmes. Au piège des « grandes vêpres d’ambre jaune » Il n’y a pas de doute : la mise en lumière des stratégies scripturales de « collage » chez Saint-John Perse, et des sources d’emprunts dont il s’est servi pour l’élaboration de ses poèmes est l’un des acquis les plus importants de la Cf. infra, Christian Rivoire, « “Et des grands livres pénétrés de la pensée du vent, où sont-ils donc ? Nous en ferions notre pâture.” À la source des vents : des emprunts de Saint-John Perse à Georges Contenau dans 82 versets de Vents. » 1 178 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents critique persienne, dans son évolution récente. Tout le mouvement s’est effectué au bénéfice d’une plus grande connaissance des modalités de création chez Perse ; et pourtant, de réelles apories demeurent au terme de ces mises en évidence, car si pour une bonne part, on a su dégager les usages des emprunts, les conclusions ultimes à en tirer sont encore matières à débat – et c’est là une première source de controverse, que nous prendrons en compte. Ensuite, c’est la question plus pragmatique de la prise en compte des archives qui pose problème, au regard d’une découverte de cette importance – et nous y viendrons dans un second temps. En somme, pour avoir effectué tant d’éclaircissements, tant de mises en perspective critiques de première importance, il n’est pas ni étonnant ni foncièrement condamnable que les commentaires soient, à propos de ce problème particulier des emprunts, encore englués dans certains atermoiements, que des découvertes comparables à celle d’aujourd’hui sont susceptibles, espérons-le, de dissiper, tant leurs enseignements sont considérables. Ainsi pourra-t-on s’extraire de manière décisive d’une certaine torpeur, évoquant cette « aile fossile prise au piège des grandes vêpres d’ambre jaune » que donne à voir le chant IV d’ « Exil ». Si l’on prend en considération l’historique de cette mise en lumière des principaux emprunts, nous reviennent avant tout en mémoire ceux qui touchent à l’écriture d’Eloges, puisque c’est à la faveur d’une attention à un ouvrage amplement consulté par le jeune poète, la Flore phanérogamique des Antilles françaises du Révérend Père Duss qu’ils ont été attestés2 : « L’ouvrage du père Duss [Révérend Père Duss, 1897, Flore phanérogamique des Antilles françaises, Mâcon, Protat Frères.], en particulier, est utilisé pour les premières œuvres. Ainsi, la description de l’abutilon de Duss comporte les éléments suivants : Ces plantes sont un remède contre la diarrhée des bêtes à cornes, ce sont des fleurs larges, d’un jaune orange : pétales munis d’une large tache noire à la base ; à l’intérieur, axillaires naissant soit directement à l’aisselle des feuilles de rameaux., éléments qui se retrouvent dans Eloges (IV) sous la forme suivante : Des femmes rient toutes seules dans les abutilons, ces fleurs jaunes-tachées-de-noir-pourpre-à-le-base que l’on emploie dans la diarrhée des bâtes à corne… ou encore dans l’expression : des fleurs en paquets sous l’aisselle des feuilles. »3 Cf. entre autres Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de l’Etre : le collage chez Saint-John Perse », Saint-John Perse ou la stratégie de le seiche, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1996. 3 Ibid., p. 94-96 2 179 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents C’est aussi et surtout grâce aux repérages effectués par Catherine Mayaux, qu’on a pu s’apercevoir que pour la composition d’Anabase, Saint-John Perse s’était beaucoup servi de l’ouvrage de l’orientaliste Jacques Bacot, Le Tibet révolté,4 ouvrage abondamment annoté par le poète – comme du reste tous les livres de sa bibliothèque personnelle consultés dans un souci d’usage ultérieur. Cette découverte d’une source si importante, utilisée notamment pour le chant X d’Anabase,5 marque à vrai dire un tournant dans ce domaine, car on tenait là une sorte de preuve particulièrement éloquente de ce que Catherine Mayaux nomme alors le « travail d’assemblage »6 mené par le poète à partir d’une source qui sert réellement de « matrice » à l’écriture de son propre texte. Un enseignement de fond, qui repose sur un nombre relativement important d’emprunts, directs ou indirects, et qui ouvre la voie à une étude plus attentive des modalités de réécriture dont se prévaut Perse face à un ouvrage utilisé, d’autant plus que Catherine Mayaux prend en compte dans son étude, les états préparatoires du manuscrit d’Anabase. Les emprunts en eux-mêmes sont parlants, et on renverra à ce propos directement à l’article ; citons simplement, en guise d’illustration, l’un des premiers cas à être analysés par l’auteur : « Dans son avant-propos, Jacques Bacot compare les comportements du Chinois et du Tibétain et écrit ceci : Un Chinois se dirigerait bien dans la cité romaine, il reconnaîtrait le prétoire, la place où se tenaient les soldats ; il circulerait comme chez lui par les rues dallées, bordées de compartiments de briques grises, et il s’arrêterait devant les cuves à friture, maçonnées sous l’auvent des traiteurs, déçu de ne pas y voir danser des beignets. Nous reconnaissons dans ce texte deux syntagmes qui apparaissent dans la première longue séquence énumérative du chant X : les popularités naissent sous l’auvent, devant les cuves à fritures (O.C., p. 112) tandis que l’évocation des beignets est rejetée dans la série homologique qui suit, où le jeu des termes juxtaposés annule tout référent : celui qui mange des beignets, des vers de palmes, des framboises (O.C., p. 112). »7 Il faut rappeler également que parallèlement à cette mise en lumière, Catherine Mayaux marquera ce moment de dévoilement des emprunts par un fait connexe, 4 Jacques Bacot, La Tibet révolté, Vers Népémakö, la Terre Promise des Tibétains, 1909-1910, Paris, Hachette, 1912, rééd. Phébus, 1997. 5 On se référera bien sûr sur ce point à l’étude marquante de Catherine Mayaux, « Emprunts, collage et mise en page du poème dans le chant X d’Anabase », in Pour Saint-John Perse, Etudes et Essais pour le Centenaire de Saint-John Perse (1887-1987), Presses Universitaires Créoles, L’Harmattan, 1988, p. 169-185. 6 Ibid., p. 170. 7 Ibid., p. 172. 180 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents qui est la composition des Lettres d’Asie consignées dans les Œuvres complètes, au moment de leur élaboration – et dans cette optique, l’utilisation de toute une documentation par le poète. Fait à distinguer de la composition des poèmes proprement dits, la correspondance étant de l’ordre de la prose, mais relevant de la même démarche de collage à partir d’une source extérieure.8 Au regard de la thèse de Catherine Mayaux,9 les sources orientalistes s’avèrent d’ailleurs dépasser le cas de Bacot, et on y retrouve également E. Chavannes, Sven Hedin ou encore Marcel Granet,10 ce qui confère par conséquent au fonds asiatique de la bibliothèque personnelle de Perse, une importance singulière, lieux d’origine de nombreux emprunts épars, parfois limités à de simples expressions, mais riche de ce point de vue en tout cas. Forte de ces toutes nouvelles perspectives, la critique s’est retrouvée alors confrontée à une nécessité de révision de la question épineuse du rapport prétendument homéopathique de Saint-John Perse à la culture. C’est de ce tournant que proviennent aussi certains malentendus, la question étant beaucoup plus délicate à aborder qu’on ne l’a souvent pensé, et qu’on a trop souvent tenté de forclore, au risque de certaines hâtes qui ont peut-être semblé secondaires alors, mais qui s’avèrent dommageables à une analyse renouvelée du problème – car problème il y a : ce rapport du poète à la culture continue d’être l’une des questions qui sont devant nous, attendant encore un réexamen scrupuleux ; le débat relatif aux emprunts est du moins susceptible d’en poser les termes. A l’aune de la mise en lumière des emprunts, dénotant une attention réelle du poète vis-à-vis de la connaissance livresque, on a bien sûr envisagé d’un nouvel œil, plus lucide mais aussi plus goguenard, cette prise de distance qui parcourt la « Biographie », la correspondance et les notes du volume de la Pléiade, à l’égard du monde des livres et des bibliothèques – rapport de méfiance voire de Cf. Catherine Mayaux, Les lettres d’Asie de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », Cahiers Saint-John Perse N° 12, 1994, p. 212 : « L’étude du processus de la lecture de documents par Alexis Leger jusqu’à l’écriture d’un texte en prose par Saint-John Perse peut être d’autant plus intéressante qu’elle rejoint d’une part l’étude de la création de certains poèmes modelés de la même façon à partir de textes écrits par autrui ; et qu’on trouve d’autre part des échos stylistiques ou lexicaux entre certains syntagmes parfois très brefs ajoutés au milieu d’un emprunt, et certains vers. » 9 Catherine Mayaux, Le Référent chinois dans l’œuvre de Saint-John Perse, thèse de Doctorat d’Etat, Université de Pau et des Pays de l’Adour, juin 1991. 10 Pour une analyse exhaustive de la question, on renverra à l’ouvrage de Catherine Mayaux, Saint-John Perse lecteur-poète. Le lettré du monde occidental, Peter Lang, coll. « Littératures de langue française », 2006. 8 181 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents rejet, qui culmine dans l’œuvre poétique avec ce passage du chant 4 de le première section de Vents : « A quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux poudres des archives – dans cette pruine de vieillesse, dans tout ce fard de Reines mortes, de flamines – comme aux gisements des villes saintes de poterie blanche, mortes de trop de lune et d'attrition? Ha ! qu’on m’évente tout ce lœss ! Ha ! qu’on m’évente tout ce leurre ! Sécheresse et supercherie d’autels… Les livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle… » L’ « étrange aversion pour les livres » proclamée par le poète11 comme provenant de son enfance, fut alors bien sûr réexaminée comme peu compatible avec tout ce qui ressortait de la prise en compte de cette formidable mine que constitue la surabondante bibliothèque personnelle conservée dans les murs de la Fondation d’Aix-en-Provence. On a vu aussi, et ce fut là le bénéfice direct de cette mutation, combien ce rejet allait de paire avec un souci de revivification du savoir des livres considéré comme sclérosé et inerte – et c’était en ce sens bien augurer du regard porté sur l’usage des emprunts. La volonté de revivification du savoir, partant de ces nouveaux faits, était pleinement compatible avec cette démarche de « greffe » d’éléments épars, aux poèmes à naître : un grand pas dans l’appréciation de la genèse de l’œuvre allait être franchi. Pour autant, le problème reste entier, à sa base comme dans ses implications, car en dépit de ce bénéfice même, est alors apparue une suspicion latente à propos de cette conception de la culture qui imprègne le volume de la Pléiade, et dans laquelle malgré tout, les nuances ultimes n’ont pas réellement été accueillies à leur juste valeur, face à la question des emprunts. Et pourtant, dans un esprit éminemment subtile, les éléments sont livrés par le poète luimême, avec notamment cette lettre à Archibald MacLeish datée de Washington (23 décembre 1941) « sur l’immunité poétique à l’égard de tout vie littéraire, de tout exotisme et de toute culture ; sur la langue française comme lien essentiel et seul lieu du poème »,12 qui comporte comme en une ligne médiane cette proclamation cryptée, et dont il est encore difficile de tirer toutes les implications : « Mon hostilité envers la culture relève pourtant de l’homéopathie : j’estime qu’elle doit être portée au point extrême où d’elle-même elle se récuse, et, parjure à elle-même, s’annule ». 11 12 Cf. « Biographie », O.C., p. XI. O.C., p. 549-551. C’est moi qui souligne. 182 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Se trouvent logés dans cette formule tant de sous-entendus, qu’on aurait dû y voir par exemple la validation par le poète de cette fameuse annulation du référent pistée par Catherine Mayaux dans son article de 1988 évoqué plus haut. Pourtant, tout porte à croire que cette prise en compte n’a pas été poussée à son terme, car comment envisager autrement la fortune de certaines attaques adressées à Saint-John Perse dès les années cinquante par Maurice Saillet,13 dont on a chemin faisant, bon an mal an, tenté de réhabiliter les vues ? Il n’est pas inutile dans le présent exposé d’ouvrir une parenthèse importante à propos de ce « dossier Saillet », indépendant de la question particulière des emprunts, mais qui concerne tout de même la problématique de la relation de Perse au réel qui est en fin de compte le dénominateur commun de tous ces phénomènes de collage. Et la question est épineuse – les contrevenants à cette sorte de réhabilitation des arguments de Saillet étant parfois tenus pour n’avoir simplement pas lu le critique en question. Que l’on comprenne d’ailleurs le but de cette allusion : il ne s’agit certainement pas ici de revenir sur une « vieille lune », mais de s’appuyer justement sur la persistance des accusations de Saillet, dans les années mêmes où se sont affinés les instruments d’une nouvelle lucidité face à la genèse des poèmes de Perse. Il ne s’agit pas non plus de tenir Maurice Saillet pour un bouc émissaire des confusions qui perdurent à propos du rapport à la culture de Perse. Il est surtout question d’envisager ces arguments pour ce qu’ils sont, ni plus ni moins. On peut apprécier ou non l’ouvrage de Saillet, toujours est-il que l’angle d’approche qu’il choisit constitua en lui-même une lecture dirigée de la poétique persienne, édifiée dans l’ignorance pure et simple de faits de création qui sont pourtant apparus depuis. Tenir Saint-John Perse pour « poète de gloire » et surtout pour être l’auteur d’une « poésie de grand lettré » n’était pas sans conséquence, sans présupposés pour une certaine réception, durable, et qui tend à accréditer l’image d’une écriture snobe qui s’adresserait finalement à des esprits acclimatés à une certaine érudition. Or face à ce qu’il accueillit pour une attaque en règle, Perse prit la peine de consigner dans la Pléiade, disséminée en des lieux « stratégiques » du volume, toute une défense, qui vaut d’abord pour ce qui y est dit précisément, et non pas pour la posture sur laquelle on a beaucoup insisté.14 Outre même les allusions biographiques qui hérissaient Saint-John 13 Maurice Saillet avait fait publier dans la revue Critique en plusieurs fois (octobre 1947-février 1948) une étude éditée au Mercure de France en 1952, intitulée Saint-John Perse, poète de gloire. 14 Dans le volume des Œuvres complètes, cette défense nourrie comprend respectivement : la lettre à Jean Paulhan du 29 septembre 1949 (Lettres d’exil), p. 1024- 183 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Perse, Saillet avait émis dans son argumentaire deux interprétations d’ailleurs contradictoires, et selon lesquelles d’une part le poète érigeait pour vraies de véritables « aberrations du langage » reposant sur un goût de l’exotique et de la rareté, et selon lesquelles d’autre part, il fondait une bonne part de sa poétique sur un usage volontaire d’une érudition dissimulée, ce qui avait pour corollaire l’émission de lectures extravagantes de certaines mentions des textes. Pour répondre au premier versant des accusations, Perse eut le souci d’attester de l’existence « réelle » de certains éléments évoqués dans ses poèmes : il en fit parvenir à Paulhan et à Caillois des preuves manifestes, sous la forme de vignettes tirées d’ouvrages scientifiques. Or dans ce domaine, les suspicions des critiques, passant outre les « attestations » apportées par le poète, ont eu tendance à perdurer, prouvant là que le problème ne se situait pas uniquement du côté de Perse.15 Pour ce qui touche à la négation des référents culturels dans les poèmes, la lettre à Adrienne Monnier est très éloquente, surtout quand SaintJohn Perse s’ingénie à faire par exemple de ses poèmes américains de pures créations composées dans une imperméabilité totale vis-à-vis de toute référence culturelle ou historique.16 Pour autant, la confusion qui règne encore à ce propos est aussi due au fait qu’on peut lire dans ces deux réactions de Perse, les deux faces d’une même problématique, celle de son rapport au réel et à la culture en tant que source éventuelle du poème – problématique longtemps difficile à apprécier du fait de prises de position préconçues, et pour cette raison, incomprise. Se fourvoyant dans l’interprétation des positions du poète dans les lettres à Caillois par exemple, on a vite fait d’y voir une posture, alors qu’il fallait y voir plutôt une défense pleinement fondée : oui, l’oiseau Annaô existe bel et bien, en tout cas ce véritable quiscalus lugubris dont se prévalent les précisions données à Caillois. Mais le poète a lui-même contribué à la confusion, en étant poète jusqu’au bout en somme, et en s’étant lui-même englué dans le charme de la légende de la chanson bambara qui aurait prétendument fourni le motif de l’Annaô,17 là où il n’y avait qu’une pure 1025 ; la note 3 relative à la p. 1024 de ces Lettres d’exil, p. 1304 ; les lettres à Roger Caillois du 26 janvier 1953, dans les Témoignages littéraires (p. 561-563) et de février 1953 dans les Lettres d’exil (p. 964-966) ; la lettre à Adrienne Monnier, datée de Washington (26 mars 1948) « sur l’interprétation d’Exil et autres poèmes d’Amérique », dans les Témoignages littéraires, p. 552-554, et la note qui s’y rapporte, p. 1157-1158. 15 J’ai eu naguère l’occasion de détailler ces dénégations et de leurs implications, à propos de l’une des occurrences mises en causes continuellement par les critiques, celui de l’ « oiseau Annaô » : Cf. Loïc Céry, « La dure vie de l’oiseau Annaô », Souffle de Perse N) 9, janvier 2000, p. 52-68. 16 Cf. lettre à Adrienne Monnier du 26 mars 1948, op. cit., O.C., p. 553. 17 Cf. la lettre à Caillois de février 1953, O.C., p. 966. 184 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents création à partir du latin æneus.18 Derrière l’Annaô d’Eloges, se cache bel et bien un réel quiscale des Antilles que connaissait bien le jeune Leger pour l’avoir constamment « côtoyé » dans son enfance, et derrière l’Oiseau Anhinga de Vents, un réel oiseau très rare dont l’espèce protégée perdure dans le Sud des Etats-Unis (l’une des plus anciennes espèces d’oiseaux au monde). Les dénégations de la lettre à Adrienne Monnier ont pu quant à elles être resituées dans une volonté de généralisation du propos, qu’il était aisé de comprendre. Mais demeure ce problème de Perse vis-à-vis du référent et de la culture perçue comme vivier poétique, problème dans lequel la critique s’est engouffrée elle aussi, à mi-chemin entre l’ « illusion référentielle » dont avait parlé Riffaterre et le « désencrage » du poème de toute assise (le fameux « poème né de rien » dont il parle dans « Exil »). On a parfois suivi le poète dans sa propre complexité, et même ses propres contradictions (qui fondent aussi la richesse de son verbe) et les critiques se sont montrés eux aussi contradictoires dans leurs approches. C’est incontestablement de cette contradiction que relève – pour en revenir à notre question initiale –, l’interprétation critique de l’usage des emprunts par Saint-John Perse. Dans un premier temps, on a réellement tiré les conclusions qui s’imposaient, les conclusions de fond quant à cette démarche de collage. Catherine Mayaux a su montrer l’usage documentaire pratiqué dans le but d’une construction pleine du poème19 – et nous aurons l’occasion plus loin de faire usage de cette modalité-là. Joëlle Gardes-Tamine a montré quant à elle combien cette utilisation de sources d’emprunts éparses n’empêchait pas la profonde unité de l’œuvre, légitimant au passage cette démarche de mise en lumière des matériaux du collage, comme la « recherche de l’un derrière le multiple » et en somme une possibilité nouvelle d’apprécier la richesse de l’œuvre, l’un de ces « niveaux de lecture » dont avait parlé Mireille Sacotte : « A la succession d’errances et d’exils qu’est, physiquement ou symboliquement, tout l’existence de l’homme, correspond cette technique du collage. L’œuvre n’est rien d’autre que la quête d’un sens arraché à l’épars. Elle est à elle seule la preuve que l’unité est possible, puisqu’elle-même en possède une, conquise sur et faite de la diversité des matériaux utilisés. »20 On se référera sur ce point à l’article précité, L. Céry, « La dure vie de l’oiseau Annaô », op. cit., p. 66. 19 Cf. Catherine Mayaux, « Eléments, collage et mise en page du poème dans le chant X d’Anabase », op. cit. 20 Cf. Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de l’Etre : le collage chez Saint-John Perse », op. cit., p. 103. 18 185 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Joëlle Gardes-Tamine a encore montré que cette orchestration du disparate en une œuvre unitaire parvenait à lui conférer ses allures d’intemporalité et d’annulation des situations géographiques : « En amont du texte, pour reprendre l’opposition posée par Ricoeur dans son monumental Temps et récit, existe un monde sans ordre, un monde dont l’histoire est remplie de défaillances, un monde où coexistent des lieux différents, et qui est le résultat d’une succession d’époques. C’est de lui que l’œuvre tire ses matériaux. Puis vient le texte : il fait de ces matériaux disparates un ensemble organisé à la puissante originalité thématique et stylistique. Enfin, l’aval du texte. S’il est vrai que toute poésie offre une ontologie, il faut s’interroger sur l’univers ainsi créé par l’écriture. C’est un univers qui, comme l’a voulu Saint-John Perse, et justement parce qu’il utilise des fragments disparates, n’est ancré dans aucun lieu ni aucun temps, et qui raconte l’histoire une de l’âme. (…) Et le collage apparaît comme un stimulant dans cette poésie de l’intelligence qui crée au bout du compte un univers surréel plus réel, car ordonné, que le sensible qui se perd dans sa diversité. Car l’écriture n’est rien d’autre que la conquête d’un ordre imposé au désordre. » 21 On ne saurait donc mieux valoriser cette recherche des cas d’emprunts, dès lors beaucoup moins anecdotiques qu’on pourrait le penser : c’est le cœur de la genèse de cette poésie qui se retrouve engagé dans cette matrice. Pourtant, dans un second temps, c’est un mouvement tout à fait inverse qui s’est effectué, ce qui nous porte à penser que dans une large mesure, perdurent certains malentendus, sur les fondements décrits précédemment. Ainsi, ce n’est ni plus ni moins qu’une accusation de « tromperie », d’ « artifice », de « dandysme », d’ « alexandrinisme » qui s’est alors fait jour.22 Certes, il faut le reconnaître, au moment même où se confirmait la réalité d’un rapport en fait très marqué à la connaissance livresque, revenait en mémoire sous un jour autrement plus agaçant cette proclamation réitérée d’un dégoût de la culture livresque. Ou encore, il est vrai, comment ne pas être effectivement agacé quand, après avoir mis au grand jour les emprunts précités, on pouvait envisager à nouveau ce type de stratégie de dissimulation qui affleure par exemple dans 21 Ibid., p. 103-104. Cf. Joëlle Gardes-Tamine / Colette Camelin, La « rhétorique profonde » de SaintJohn Perse, Paris, Champion, 2002, p. 152 : « Reste un paradoxe de taille : comment un homme qui n’a cessé d’affirmer que la poésie l’aidait à vivre (…) pouvait-il s’accommoder d’une écriture où l’artifice et la tromperie tiennent une si grande part ? » 22 186 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents cette note exquise à une lettre à Jean Paulhan, à propos de Bacot – quand on sait tout ce que Perse lui doit dans Anabase : « Jacques Bacot, orientaliste tibétisant, auteur d’une magistrale traduction du Milarepa et de deux relations de voyage au Tibet, dont Le Tibet révolté, où Saint-John Perse reconnaissait d’exceptionnelles qualités d’écrivain. »23 On ne peut que rester songeur face à un tel sens de l’ellipse ou de l’euphémisme : « où Saint-John Perse reconnaissait d’exceptionnelles qualités d’écrivain »… On peut donc comprendre un agacement de fond, une lassitude, face à ces jeux de dissimulation, d’esquives, d’autant plus dérisoires pour un écrivain qui choisit à la fin de ses jours de faire don de l’ensemble de ses archives à une fondation portant son nom – offrant par là même tous les instruments d’une révélation générale progressive des procédés de manipulation en question. En tout cas, cette lassitude même ne peut justifier qu’on ait alors repris à son compte l’acte d’accusation de jadis, le nourrissant du reste un plus et ce, précisément à propos de cette question délicate entre toutes du rapport de Perse à la culture – pêle-mêle, la critique acerbe d’une fausse érudition trahissant en fin de compte une culture très superficielle : « A force d’entasser sans hiérarchie les références, les allusions, elles perdent leur signification. La critique de l’histoire s’accompagne d’une critique de la culture au travers précisément de la saturation de l’œuvre par l’érudition. D’autant que, l’examen de la bibliothèque personnelle le montre, cette érudition est souvent plus superficielle que véritablement intériorisée. »24 Et à Jean Arrouye, disant qu’ « il n’est pas besoin de souligner ce que, thématiquement et métaphoriquement, l’œuvre poétique de Saint-John Perse doit à ce savoir méthodiquement amassé, qui est tout sauf éclectique comme le montrent les ouvrages spécialisés de la bibliothèque de l’écrivain et les notes précises qu’il prend au cours de leur lecture et dont certaines nous sont parvenues »25 la réponse est cinglante et sans appel : 23 O.C., p. 1304. Joëlle Gardes-Tamine / Colette Camelin, La « rhétorique profonde » de Saint-John Perse, op cit., p. 156. 25 Jean Arrouye (« Amers d’Amérique », Espaces de Saint-John Perse N° 3, Saint-John Perse et les Etats-Unis, Publications de l’Université de Provence, 1981), cité par Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin, ibid., p. 156 24 187 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents « Sans doute, mais ce savoir n’est pas approfondi. Il s’agit d’une culture journalistique, qui ressasse les mêmes préoccupations, souligne et consigne dix fois les mêmes faits et les mêmes mots et nivelle ce qui est important et ce qui ne l’est pas, ce qui relève de la culture littéraire et ce qui appartient aux faits divers ».26 C’est surtout sur pièces, au regard de l’examen typologique qui sera établi plus loin, à partir de la découverte effectuée par Christian Rivoire, que je voudrais démontrer combien ces jugements me semblent hâtifs, et combien la consignation dont il est question répond, dans l’espace de la genèse d’un même poème, à bien d’autres enjeux que ceux qu’on peut attendre d’une « culture journalistique » ou d’un « savoir qui n’est pas approfondi ». C’est de bien autre chose qu’il s’agit en vérité, portant à croire que ces accusations sont tout aussi faussées que celles qui étaient naguère lancées par Maurice Saillet dans l’ignorance de ce que nous savons désormais à propos de ces faits d’emprunts. Que l’on prenne donc les quelques propositions présentées ici comme des prédicats à mettre en regard d’une considération attentive des différentes modalités d’emprunts dont il sera question, après avoir déterminé l’attitude de Saint-John Perse face à l’ouvrage de Georges Contenau. En premier lieu, il est important, après toutes les plongées de ces dernières années dans l’univers foisonnant et souvent déconcertant de la bibliothèque personnelle de Saint-John Perse – sur la nature de laquelle nous reviendrons encore – de ne pas se méprendre sur son statut. Il ne s’agit aucunement, il ne peut être question, d’une bibliothèque d’ « honnête homme », au sens du XVIIIe siècle ; une bibliothèque constituée avec le souci justement d’érudition que l’on suppose dans cette perspective, qui est totalement étrangère à Perse. Ce « bric à brac »27 relève d’une logique autre que celle d’un savant : il est bien celui d’un artiste, puisant son savoir à partir de sources volontairement hétéroclites, et s’inspirant du disparate. Il s’agit bien d’un chaos, et l’appréciation de cet espace, permis aux chercheurs depuis quelques années, ne devrait jamais perdre de vue cette perspective chaotique : il nous est donné d’entrer à Aix, dans l’antre d’une intelligence de synthèse qui se nourrissait de ce capharnaüm dans le seul but de l’élaboration d’une œuvre. S’éloigner de cette dimension-là laisse possibles tous les contresens sur la démarche de Perse, et justement sur son rapport à la culture. Et justement, distinguer l’implacable rigueur de cette compilation d’informations doit permettre de mesurer les mécanismes de la 26 Ibid. Etat de fait que constatent en ces termes Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin (ibid., p. 154). 27 188 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents création en leur état embryonnaire, ceux d’une ouverture béante sur l’immensité du « monde entier des choses », dans un désordre qui n’est qu’apparent. Et le poète se nourrit alors de tout en effet, dans la perspective qui est en tout cas celle de Perse : il amasse certes, mais engloutit surtout une masse considérable d’informations non hiérarchisées et pourtant classées, et comme le disait Gardes-Tamine dans son article de Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, ce sera au poème de relayer la puissante orchestration de cet ensemble. Y voir une superficialité relèverait alors d’un regard faussé, d’un quiproquo. En second lieu, le rapport à la culture livresque ou extérieure qui en découle ne relève donc pas d’une attitude journalistique (cet « universel reportage » dont parlait Mallarmé ?), loin de là : elle présuppose un point de vue englobant à cet accueil du disparate – et c’est ce point de vue qu’on retrouvera magnifié dans le poème. Saint-John Perse n’a donc pas besoin de la culture livresque : il s’en fait l’auxiliaire d’une pensée qui l’habite, avec son geste créateur qu’il s’agira d’actualiser par le vecteur d’une fine attention au réel. Il tient en somme « sa connaissance au-dessus du savoir », comme il le dit si bien dans Amers : « Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie ? – Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir. »28 Est-il possible, dès lors, d’envisager au sein même de ce rapport particulier à la culture, comme une sorte de « complexe », à la faveur duquel le poète, sachant sienne et si originale sa vision du monde, répugnerait à être découvert en flagrant délit d’emprunt ? C’est ce que laisse à penser en tout cas l’assertion précitée à propos de Bacot : au prix de quelque dissimulation, de quelque manœuvre (d’ailleurs bien vénielle), il s’agirait surtout de défendre cette vision pour ce qu’elle est, à savoir un lien personnel au monde, contre les interprétations d’inauthenticité. C’est ce qui le pousse à se raidir quand Saillet envisage une imprégnation érudite de son propos (sur de fausses pistes, faut-il le rappeler ?), et à mêler ses propres légendes à ce rapport direct au réel auquel il aspire. Saint-John Perse n’aurait certainement pas apprécié que nous mettions la main sur les sources de cette construction patiemment édifiée, mais puissionsnous tout au plus, ne pas nous prévaloir des découvertes pour crier à la démystification : l’attitude serait décevante pour le moins. Au surplus, elle introduirait, face à l’illusion référentielle dont il était fait état précédemment, une fatale « illusion de la transparence » : d’avoir mis à jour le fonctionnement 28 Saint-John Perse, Amers, « Invocation », 6, O.C., p. 268. 189 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents des emprunts nous permet-il de comprendre de facto dans quel état d’esprit ils ont été réalisés ? Au demeurant, ce serait là la meilleure façon de s’interdire de jamais rien comprendre aux nuances de la démarche de genèse de Perse. Un puissant imaginaire en action, il faut imaginer le poète souvent crayon en main pour relever ça et là ces « matériaux » dont il était question plus haut, qui entreront dans la composition des poèmes. Si l’on est conscient de ce complexe, de cette attitude ambivalente face à la culture, on commence alors à s’éloigner d’une telle illusion de transparence, et à approcher d’un peu plus près ce qui fonde le processus préparatoire de l’écriture propre à Saint-John Perse. L’autre grand fait du moment philologique mis en œuvre par la prise en considération des emprunts, est donc la prise en compte des archives conservées à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence. Revenant sur les différentes sources d’emprunts, Joëlle Gardes-Tamine avait distingué plusieurs catégories au sein des archives : les listes établies à partir d’ouvrages techniques, les annotations prises à partir d’ouvrages divers (comme ceux de Bacot ou du Révérend Père Duss), et les sources éparses telles que les coupures de journaux.29 En somme, un véritable foisonnement30 des fonds documentaires que l’on pourrait récapituler comme suit, conformément au classement des archives de la Fondation : dossiers documentaires (contenant coupures de journaux classées par thèmes et relevés de toutes sortes), notes documentaires (prises à vif ou à partir d’une source extérieure déterminée, tel qu’un ouvrage par exemple) et de très rares « carnets noirs » dont la plupart ont été détruits par le poète.31 C’est le statut même des « notes documentaires » manuscrites qui nous intéressera en l’occurrence, la découverte de Christian Rivoire portant justement sur un document de cette nature. En l’espèce, nous sommes en présence d’un relevé effectué à partir d’un ouvrage, et reproduisant exactement le système d’annotations que l’on connaît à propos des livres de la bibliothèque personnelle (ronds, traits verticaux, etc., en marge des extraits recopiés, et soulignements de certains passages). Bien sûr, c’est la nature même de ces extraits sélectionnés, correspondant tous à des emprunts – tel qu’on en Cf. Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de l’Etre : le collage chez Saint-John Perse », op. cit., p. 94-98. 30 On se référera sur ce point aux divers travaux bibliographiques établis par Corinne Cleac’h Chesnot, documentaliste de la Fondation Saint-John Perse. 31 Pour le centenaire de la naissance de Saint-John Perse, en, 1987, la Fondation a édité un carnet retrouvé dans les archives, faisant état d’une croisière en Méditerranée : Croisière aux Iles Eoliennes, Cahiers Saint-John Perse N° 8/9, Paris, Gallimard, 1987. 29 190 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents proposera une analyse plus loin – qui en fonde la spécificité : ces notes documentaires sont déjà une projection dans l’élaboration du poème, indiquant très clairement quels seront les emprunts effectués. Par rapport à l’ouvrage en lui-même – dont, rappelons-le, on n’a pas la trace dans la bibliothèque personnelle –, cette sorte de « sélection » décisive confère en quelque sorte à ces notes particulières le statut d’ébauches du travail manuscrit du poème, tels que d’autres exemples conservés à la Fondation : « Les quelques carnets noirs qui nous sont restés, ou les feuillets manuscrits recouverts de notes laissent supposer qu’il recopiait des fragments et que ces notes pouvaient servir de départ à la rédaction des textes poétiques. »32 Ici, c’est le caractère massif des emprunts induits par les notes qui surprend : tel que l’a précisé précédemment Christian Rivoire dans sa présentation du document, ce ne sont pas moins de 17 feuillets manuscrits dont il s’agit, avec cette écriture serrée et parfois difficilement déchiffrable. La découverte d’un document de cette importance, nous renseignant si utilement sur la genèse de Vents, alors même que jusqu’alors, il était demeuré inexploité par les chercheurs, prouve s’il en était besoin, combien est essentielle la prise en compte globale et plus systématique encore que ce qui a été fait à ce jour, de l’ensemble des archives de la Fondation, et l’importance de ne pas minorer a priori les informations que peuvent receler les notes documentaires. Car la direction empruntée pour une large part par les critiques dans la considération accordée aux archives lors de ces dernières années s’est concentrée sur la bibliothèque personnelle. Dans ce champ de la recherche, les travaux de Renée Ventresque font autorité,33 et il faut y ajouter tous les décryptages établis par Colette Camelin à propos des lectures philosophiques du poète.34 Désormais, la méthode d’une analyse rigoureuse des apports esthétiques et intellectuels des lectures de Saint-John Perse est bien balisée, et le bénéfice en a été insoupçonnable pour toutes sortes d’éclairages. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette bibliothèque n’est qu’un outil lacunaire de l’appréciation des processus de genèse chez Perse, non seulement parce que 32 Joëlle Gardes-Tamine, op. cit., p. 94. Cf. entre autres Renée Ventresque, Les Antilles de Saint-John Perse. Itinéraire intellectuel d’un poète, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Le songe antillais de Saint-John Perse, Paris, L’Harmattan, 1995 ; à paraître en 2007 : Saint-John Perse dans sa bibliothèque, aux éditions Champion. 34 Cf. Colette Camelin, Éclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, Paris, CNRS Editions, « CNRS Littérature », 1998. 33 191 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents c’est donc l’ensemble des archives qui dans ce domaine est réellement fondé, mais également pour une autre raison, conjoncturelle et historique. En effet, même si on le sait depuis la constitution de la Fondation, on a peut-être un peu négligé un état de fait essentiel : cette bibliothèque est fortement parcellaire, du fait même que toute une série d’ouvrages ayant appartenu à Saint-John Perse durant son exil américain n’a simplement pas été transmise pour la constitution du fonds. La plus grande partie des archives liées à cette période est belle et bien représentée à la Fondation, certes, mais une bonne partie des ouvrages en tant que tels consultés par le poète durant toutes ces années, que ce soit à Washington ou New York, n’ont pas abouti par la suite au legs effectué par le poète en 1975 pour la mise sur pied de la Fondation, ni à celui de Dorothy Leger après la mort du poète. Nous émettrons plus loin une hypothèse probable de l’absence du fonds, de l’ouvrage de Contenau en particulier, mais d’ores et déjà, constatons ce fait important à propos de la bibliothèque « américaine » de Perse : encore une fois, ce qu’il en reste à la Fondation, pour important qu’il soit, est forcément partiel. Quand on sait l’importance de la démarche documentaire dans le processus créatif de Perse, on peut par conséquent en conclure qu’en plus des précieux recoupements effectués par Renée Ventresque, toute une part des investigations du poète au cours de son séjour américain nous est inconnue. Cette période que l’on dit être celle de la maturité poétique de Saint-John Perse, qui a donné les trois massifs d’Exil, Vents et Amers, souffre donc de cette lacune quant aux éclairages philologiques qui peuvent potentiellement provenir d’une prise en compte des annotations effectuées sur les ouvrages de la bibliothèque personnelle, et de tout le corpus documentaire qui l’accompagne. « Et de tels rites furent favorables. J’en userai » Saint-John Perse face à l’ouvrage de Georges Contenau Fût-elle parcellaire dans l’appréciation que nous pouvons en avoir, la bibliothèque de Saint-John Perse lui fut très utile comme on l’a dit, dans le cours de la construction de son œuvre. En dépit de la description peu glorieuse des bibliothèques qui apparaît dans Vents, Perse n’est certainement pas de ces écrivains dont Harold Bloom dit un jour qu’ils souhaitaient tout un peu secrètement un incendie généralisé des bibliothèques qui libérât l’imagination : 192 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents « the dark wish that the librairies be burned in some new Alexandrian conflagration, that the imagination might be liberatd from the graetness and opppressive power of its own dead champions. »35 Le monde rencontré au cours des lectures est pour Perse, comme nous l’avons vu, un auxiliaire et non un support vital. L’ironie du sort a voulu que l’ouvrage certainement le plus exploité par Saint-John Perse pour la constitution d’un seul et même poème (en tenant compte de tous les emprunts dont il sera question) soit justement l’un de ceux qui sont absents de sa bibliothèque personnelle accessible aux chercheurs. Car l’ouvrage de Georges Contenau, La divination chez les Assyriens et les Babyloniens, est bel et bien absent des rayonnages de la Fondation, depuis toujours : la trace féconde de la lecture active par le poète n’apparaît qu’à travers les notes qui ont servi de supports à la découverte de Christian Rivoire. Et sur cette absence, on ne peut s’empêcher d’émettre l’hypothèse d’une soustraction volontaire par Saint-John Perse lui-même du fonds transmis à la Fondation qu’il constitua avec Pierre Guerre en 1975. Bien sûr, une telle hypothèse est liée à la question lancinante depuis la plupart des dévoilements du processus créatif, à savoir qu’on a du mal à imaginer comment le poète a lui-même envisagé les découvertes qui, inévitablement, devaient advenir progressivement : a-t-il été pleinement volontaire pour fournir tous les instruments qui permettraient particulièrement la mise en lumière intégrale de la genèse des poèmes ? Quand on considère l’ensemble impressionnant des emprunts qui fait de cet ouvrage scientifique un véritable réservoir de l’imaginaire créatif pour le poète, on peut en douter, et supposer en effet (quand bien même cette supposition ne peut être étayée par aucun fait tangible) que Perse lui-même fit en sorte d’écarter l’ouvrage des archives, toujours par cette crainte d’être taxé d’inauthenticité ou pire. Ce qui peut encore militer pour une telle hypothèse, c’est la nature des notes manuscrites découvertes : en reproduisant strictement le même système d’annotations que celui qu’il adoptait directement sur les livres, tout se passe comme si Perse avait fait en sorte de conserver une trace écrite des sélections qu’il avait effectuées, tout en se passant du livre en tant que tel – or, ne serait-ce que cette sélection aura nécessité, on peut le deviner, une consultation approfondie de l’ouvrage en question. Un autre élément à évoquer également dans cet ordre d’idée : le livre de Contenau, publié aux éditions Payot en 1940, est contemporain d’un autre titre des éditions Payot 35 Harold Bloom, éd., John Keats : Moderne Critical Views (New York, Chelsea House, 1985) – cité par Carol Rigolot, Forged genealogies : Saint-John Perse’s conversations with culture, Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance languages and literatures, 2001, p. 154. 193 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents qui figure celui-là dans les archives de la Fondation, l’ouvrage de R. Berthelot, La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, pour avoir été consulté et utilisé par Perse pour la composition de Vents (on le verra plus tard, un relevé effectué dans ce titre de Berthelot par Colette Camelin confirme une sélection du même ordre dans l’ouvrage de Contenau). Saint-John Perse s’est intéressé à la même période à ces deux titres de chez Payot, maison à cette époque très marquée dans le domaine des sciences humaines (les deux livres ont pour point commun d’appartenir à un champ ethnologique ou historique). S’il a fait l’acquisition de l’ouvrage de R. Berthelot, qu’il a consulté à titre complémentaire, il est simplement impensable qu’il n’ait pas acquis l’ouvrage de Contenau, dont il a tiré une substance si considérable comme on l’a dit. Ecarter cette source de la bibliothèque, c’est aussi effacer les traces d’une certaine façon ; sauf que ces notes manuscrites, demeurées si longtemps inconnues, nous sont finalement parvenues. Etait-il prévu qu’il en soit ainsi : Perse avait-il prévu qu’un jour nous découvrions même ces traces d’emprunts ? Il ne s’agit pas d’épiloguer en ajoutant des hypothèses au hypothèses ; en tout cas, l’occasion est donnée aujourd’hui dans la prise en compte de ces notes, représentant de toute évidence la pointe extrême des modes d’emprunts, soulignons-le à nouveau, sur une seule et même source, de concilier à la fois la conscience de la complexité du rapport de Perse vis-à-vis de la culture, et une analyse rigoureuse. Plus que jamais, face à la teneur des notes prises par Saint-John Perse à partir de Contenau, se confirme cette image du « poète-artisan » dont a parlé Esa Hartmann36 à propos du travail manuscrit, et cela, en deux temporalités, ellesmêmes contiguës. La première temporalité est bien sûr la plus apparente quand on jette un coup d’œil sur le relevé des emprunts présenté précédemment : l’ « artisanat » le plus évident porte sur les emprunts langagiers, entrant dans la germination des images, métaphores et expressions du poème. Mais une temporalité tout aussi prégnante bien que plus subtile confère à ces emprunts effectués à partir de Contenau une valeur particulière pour Vents : l’artisanat dont a fait preuve le poète face à l’ouvrage, touche aussi à la thématique même du poème, ou en tout cas à tout un pan thématique de Vents, celui de la refondation de la connaissance humaine, et bien sûr, à la place accordée dans ce contexte, aux modalités divinatoires et chamaniques. Ce qui ressort globalement de l’examen dont on détaillera les éléments plus loin, c’est en effet l’incroyable vivier documentaire qu’a constitué l’ouvrage, au-delà même des « greffes » langagières, pour nourrir cette thématique de la connaissance intuitive. Car ne nous y trompons pas : il n’est pas un seul domaine de cette thématique générale 36 Cf. infra Esa Hartmann, « Vents ou la naissance mythique de l’écriture ». 194 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents qui ne trouve à travers ces emprunts et au-delà même, dans l’ouvrage de Georges Contenau en général, comme un puissant support documentaire. C’est en vérité ce qui frappe quand on consulte ne serait-ce que la table des matières du livre : y sont abordés méthodiquement ce qui fonde en fin de compte ce thème de la connaissance intuitive, de la « mantique » dans Vents de Saint-John Perse. Si cet aspect primordial est évoqué avant même la proposition d’une typologie des emprunts, c’est que justement, le mode d’agencement de ces emprunts mais aussi leur nombre élevé ne peuvent être compris qu’en vertu de cette sorte d’ « assise » documentaire que constitue l’ouvrage pour toute cette part de la thématique de Vents. Conséquence directe pour toutes les appréhensions de la genèse du poème : il convient dorénavant d’en tenir compte pour réorienter radicalement cette thématique divinatoire du pôle chamanique provenant des Indiens d’Amérique, vers ce nouveau pôle mésopotamien, jusqu’alors inconnu en ce qui concerne Vents. Précision d’ailleurs importante à ce propos : étant donné que désormais, on peut à bon droit parler d’un réel syncrétisme en la matière, remarquons que la spécificité de l’intérêt documentaire accordé par Saint-John Perse à la divination assyrienne et babylonienne est que justement, le phénomène (dont il a pu constater la contemporanéité avec les Indiens Nvahos) est ici replacé dans le cadre de sociétés anciennes, extrêmement anciennes même, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que la première entité d’une grande civilisation antique, en termes chronologiques.37 Mais pour attester de tout ceci, il n’est donc pas inutile d’effectuer une sorte de panorama des grands traits de cette thématique dont on peut retrouver la trace directe dans le livre de Contenau et ce, dans deux grands domaines qu’il sera plus commode de dissocier pour mieux envisager plus tard l’agencement des emprunts. 37 Sur ce point, on se fiera au bref rappel historique que voici, établi de la part du grand spécialiste en la matière, Georges Contenau, au début de son ouvrage : « Au seuil de cette étude, nous rappellerons ce que nous savons des peuples qui en font l’objet. On admet qu’avant le début de l’histoire (3000 av. J.-C.), les Sumériens, peuple non sémite, habitaient le bassin du Tigre et de l’Euphrate qui constitue la Mésopotamie. Lorsque les Sémites ou Akkadiens vinrent s’y installer, sans doute en provenance du nord-ouest, ils adoptèrent la civilisation des Sumériens qu’ils modifièrent au contact de la leur. Peu à peu le pays se différencia en Babylonie au sud et en Assyrie au nord, qui, vers 500 avant notre ère, tombèrent sous la domination des Perse (Indo-Européens). Nous employons donc pour désigner les habitants de la Mésopotamie indifféremment les termes d’Assyriens, de Babyloniens, ou d’Akkadiens qui les comprend tous deux. » (Georges Contenau, La divination chez les Assyriens et les Babyloniens, Paris, Payot, 1940, p. 19). 195 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents C’est tout d’abord sur un terrain purement documentaire que le poète a tiré une substance féconde pour son œuvre. Il ne faut donc pas s’étonner de découvrir pour tous les emprunts effectués, un ressort documentaire essentiel qui va littéralement conditionner les multiples développements liés au thème du savoir intuitif et divinatoire dans le poème. L’imaginaire de Vents se trouve nourri et profondément stimulé par toute la contextualisation historique que le spécialiste s’efforce de présenter dans la première partie de son propos, et au gré de laquelle on s’aperçoit que les structures sociales des sociétés postsumériennes sont elles-mêmes déterminées par cette place cruciale de la divination. Dans cette perspective, il faut repenser à toute l’économie thématique de Vents à propos de la transmission du savoir divinatoire, dans laquelle on peut retrouver comme on le sait cette valorisation de l’ « Officiant », de l’homme porteur d’un savoir intuitif. On devine par exemple combien était importante la matière que Perse a dû trouver à la faveur des explications de Contenau, au sujet de la place des devins dans la société, en tant que dépositaires du savoir : « Qu’il s’agisse de la divination ou de quelque autre activité scientifique en Assyrie et en Babylonie, nous revenons naturellement au prêtre. Il est dépositaire des toutes les formes de savoir. »38 Cette prééminence elle-même se retrouve dans la créance accordée au déchiffrement du monde par les porteurs d’un savoir non rationnel (le thème traverse toute la première section de Vents), ce qui a évidemment frappé le poète, qui fera des devins et chamans les réceptacles de l’autorité d’un savoir mystérieux. S’ensuit dans l’ouvrage de Contenau toute une typologie des différents types de devins, dans laquelle on peut retrouver les grands traits de l’ « Officiant » de Vents. Par ailleurs, on a déterminé que le poème est, dans Vents, le point focal d’une transmission de l’ « initiation » fondatrice d’une refondation de la connaissance.39 Or, comme on peut s’y attendre, dans le livre de Contenau, la notion de l’initiation des devins est mise en avant, avant tout par le prisme d’un enseignement oral (important quand on se souvient que dans Vents, l’initiation précède sa consignation par l’écrit, objet du travail de scribe du poète) : 38 39 Ibid., p. 63. Cf. infra, p. 82 et sq. 196 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents « Nous touchons là à ce point fondamental de la science babylonienne que nous avons déjà signalé, l’existence d’un enseignement oral complémentaire de l’enseignement écrit et qui est réservé aux seuls initiés. »40 Cette initiation comporte point par point, tous les éléments que nous retrouverons dans le poème – la révélation du « chiffre nouveau », du « chiffre perdu », symbole de la substance de l’initiation aux grands mystères de la vie, correspond bien dans l’initiation babylonienne du devin, à l’enseignement des « nombres sacrés » : « Parmi les secrets que comportait l’initiation, figure, en effet, ma connaissance de la signification des nombres sacrés. Les anciens n’avaient pu manquer d’être frappés de la propriété qu’ont les nombres d’être combinés de façons infinies de sorte qu’on arrive à l’un d’eux par des voies multiples. Partant de nombres considérés comme fondamentaux, ils s’étaient ingéniés à assigner aux chiffres des valeurs symboliques et, par correspondances, à traduire tout par des nombres. On sait l’application du système qu’on fait les Kabbalistes à la Bible, en attribuant à chaque lettre de l’alphabet hébreu une valeur numérique. Les Assyro-Babyloniens n’agissaient pas autrement (…). »41 Intervient également dans l’enseignement reçu par les devins, la mission de l’écriture, à l’égal des scribes.42 De là, cette place particulière de l’écrit comme réceptacle de la connaissance, que l’on retrouvera dans un emprunt détaillé plus loin, à propos de la bibliothèque d’ Assurbanipal. Toujours à propos des cadres généraux de la divination, toute la problématique qui est traitée dans Vents, du recours ou du rejet aux substances hallucinogènes, est analysée en détail dans tout le troisième chapitre de cette première partie de l’ouvrage de Contenau, « Les auxiliaires de la divination »,43 donnant lieu à un comparatisme de la question dans les sociétés antiques. La matrice même de la réflexion développée dans le chant 6 de la troisième section de Vents s’appuie sur tout cet exposé érudit, qui se retrouve transformé dans la vision propre au poète. Venant renforcer l’intérêt pour ces temps anciens, Perse fut très certainement, on peut le deviner à la lecture de Contenau, fasciné par des sociétés où la divination et autres superstitions de tous ordres tiennent une place aussi large, 40 Georges Contenau, op. cit., p. 72. Ibid., p. 76. 42 Ibid., p. 77-81. 43 Ibid., p. 39-62. 41 197 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents jusqu’à habiter la vie quotidienne. D’où la recherche d’un décryptage de la part du scientifique, qui n’est pas vaine, et qui vise une classification rigoureuse qui, là encore, a dû combler le poète. Et au premier rang de ce décryptage effectué par Contenau, prend place tout l’exposé de la seconde partie de l’ouvrage, où les différentes catégories des pratiques divinatoires sont dûment classées et étudiées en détail. Avant d’entrer dans toutes les nuances catégorielles des différents types de « mantiques », Contenau opère une distinction entre deux types de divination : intuitive-déductive et déductive.44 Or, quand on a traversé l’aventure de la connaissance qui irrigue Vents, on sait que la conciliation y est recherchée entre raison et divination, ou plus exactement, est visée une revivification de la sphère raisonnante par la méthode intuitive. Le poète a encore opéré par imprégnation documentaire pour nourrir sa propre vision, cela ne fait pas de doute. Et c’est ce qui peut expliquer que dans l’exposé des différents modes de divination, il a puisé chez Contenau une continuelle source d’emprunts. Par exemple, l’intervention du songe dans la deuxième section de Vents, est propice à l’apparition de monstres et chimères qui est particulièrement prégnante dans les chants 3 et 4. Or, quand on y lit par exemple « La mer solde ses monstres sur les marchés déserts accablés de méduses » (chant3), ou au chant 4, à la faveur des « Présages en marche », cette invasion de blattes dont nous détaillerons l’emprunt à Contenau, il n’est pas fortuit de constater que dans le livre de Contenau, les chapitres IV et V de la seconde partie45 sont entièrement consacrés à ces symboliques animalières des présages monstrueux : une curiosité générale de la part du poète aura ici à nouveau conditionné les emprunts. Ceci n’est donné qu’à titre d’exemple, car l’ensemble des catégories de mantiques est ainsi utilisé comme réservoir d’images. Il en est de même d’autres sources du savoir mésopotamien en rapport avec le processus de divination, qui sont également l’objet de la curiosité du poète. C’est le cas, comme l’a relevé Christian Rivoire, de l’usage des plantes ou de l’astrologie, qui sont détaillés par Contenau dans les chapitres VII et VIII de sa deuxième partie.46 44 Ibid., p. 118-121. Ibid., deuxième partie, chapitres IV : « Etat, comportement ou actes instinctifs des êtres animés. De l’homme », avec plusieurs pages consacrées à la « Signification des monstres », aux « Bestiaires » ; chapitre V : « Des animaux – Présages tirés dans monstruosités animales ». 46 Ibid., deuxième partie, chapitre VII, « Etat, comportement des végétaux et des êtres inanimés » ; chapitre VIII, « Des astres et des phénomènes atmosphériques ». 45 198 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents L’autre grande voie du rapport de Saint-John Perse avec le livre de Georges Contenau, dans le droit fil de cette plongée documentaire, confirme l’impression générale que l’on peut ressentir de prime abord devant le relevé des emprunts, d’une sorte de contamination implicite sur le terrain stylistique, de l’écriture du poète à partir de ce qu’il rencontre au sein de l’ouvrage – ce qui constituera la première catégorie de la typologie présentée dans le troisième temps de l’étude. Ceci peut étonner, mais confirme cette relation d’annexion généralisée face aux sources utilisées, de la part de Saint-John Perse, engagé dans un processus d’identification à sa source. C’est ce qu’on pourra constater plus loin dans la prise en compte tout d’abord des nombreux exemples de récupération (reformulation) des formules de Contenau lui-même. C’est ici que le risque éventuel d’une accusation d’attitude plagiaire doit être radicalement conjuré, en faisant le lien par exemple avec ce que suggérait Catherine Mayaux dans son étude sur le chant X d’Anabase, qui distinguait déjà une « parenté de la pensée entre Perse et Bacot ». 47 En l’occurrence, on peut vérifier dans les procédures mêmes de cette première « contamination » de Perse par Contenau, que le poète s’identifie complètement à l’intérêt du scientifique pour ces sociétés anciennes, en tant que déchiffreur de leurs us et coutumes. On sait que parmi la diversité des « hommes en leurs voies et façons », depuis Anabase, les « chercheurs », « trouveurs », scientifiques, linguistes et philologues dans Vents, tiennent une place centrale dans le palmarès de la connaissance ; il se trouve que dans le cas du rapport avec Contenau, on peut presque conclure, au regard de la nature des emprunts qui lui sont faits, à une sorte de « gémellité » du scientifique et du poète dont est porteuse de la part de ce dernier cette tendance à récupérer jusqu’à ses expressions elles-mêmes. Mais dans ce domaine d’une contamination langagière et cognitive, le poète est tout autant influencé par les modes de pensée et d’écriture des AssyroBabyloniens dont il est question au sein de l’ouvrage, et dont tant de citations sont données par Contenau. Dans ce domaine, ce qui peut donner un cadre général aux tout aussi nombreux emprunts qui y seront effectués par Perse, c’est avant tout cette sorte de « sémiologie antique » qu’expose Contenau à propos de la pensée inhérente à cette civilisation où, comme l’a déjà dit Christian Rivoire, et comme nous l’explique Contenau au début de son propos, conformément aux convictions religieuses, tout est signe. Ce serait donc, mutatis mutandis une sorte d’animisme en vertu duquel : 47 Catherine Mayaux, Emprunts, collage et mise en page du poème dans le chant X d’Anabase », op. cit., p. 184. 199 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents « La question de la possibilité, de la légitimité matérielle su présage, n’était pas pour embarrasser l Babylonien. Plus la persuasion d’un lien étroit entre le dieu et l’homme était forte, plus grande devenait la croyance à des signes entre le dieu et l’humanité ».48 Fonder le rapport au monde sur l’interprétation non de signes religieux, mais de signes provenant du réel, comme lieu d’un déchiffrement nécessaire, est une attitude très persienne, d’où une parenté, un contiguïté qui détermine les emprunts eux-mêmes. D’autant plus qu’un corollaire à cette interprétation des signes est le caractère analogique du mode de pensée chez les Babyloniens et les Assyriens : « Mais tout ceci n’est possible que si l’on substitue au raisonnement par déduction et par induction, le raisonnement par analogie . Il consiste à établir un lien entre deux faits concomitants entre lesquels il n’y a pu avoir comme lien que cette concomitance. Ce mode de raisonnement est un des modes de l’activité de l’esprit ; il est le propre de l’empirisme ; il donnera des résultas féconds que s’il s’appuis sur des observations répétées ; nombre de découverte, notamment dans les sciences d’expérimentation, n’ont pas d’autre origine. »49 Or, on sait que Saint-John Perse appuyait aussi sa propre poétique sur une large place faite à l’analogie, qui conditionne souvent ses métaphores ; il n’est que d’évoquer à ce propos ce fameux passage du Discours de Stockholm : « Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réaction et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. »50 En retrouvant dans des sociétés si anciennes un mode de pensée dont il se revendique en grande partie, Perse eut en l’espèce la confirmation de cette « illumination lointaine » qui légitime l’analogie dans ses poèmes, se rattachant se faisant à une modalité cognitive archaïque qu’il fait sienne, en y décelant comme une valeur ajoutée, du fait même de son ancienneté. 48 Georges Contenau, op. cit., p. 22. Ibid., p. 23. 50 O.C., p. 444. 49 200 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Approche d’une typologie des emprunts de Saint-John Perse à Georges Contenau Compte tenu du nombre élevé et de la diversité même des emprunts effectués par Saint-John Perse à partir de l’ouvrage de Georges Contenau, conformément aussi aux observations établies jusqu’ici, il s’avère indispensable d’y opérer une typologie qui sera proposée, comme base de réflexion. Plus que jamais, s’impose pour ce faire, le recours à une nomenclature qui, sans être définitive, doit donner un cadre théorique général au classement par cas des différents types d’emprunts en question. Précision importante : cette typologie s’appuie exclusivement sur le texte définitif de Vents, et exclue l’étude des manuscrits qui, pourtant, sera à effectuer plus tard pour compléter l’étude du processus d’emprunt effectué à partir de l’ouvrage de Contenau, car comme Christian Rivoire l’a montré dans sa présentation, les manuscrits trahissent encore d’autres cas de « collage », éludés pour l’état final du texte. Pour cette appréciation, j’aurai recours à une étude établie naguère pour l’appréciation des intertextes persiens dans l’œuvre de Senghor,51 dans laquelle j’avais élaboré une nomenclature adéquate, insatisfait devant les catégories proposées par la plupart des études théoriques sur l’intertextualité. En m’inspirant de l’une des catégories que j’avais alors élaborées, j’aborderai successivement les cas de transpositions rhétoriques et de transcriptions descriptives. Il va sans dire que les deux catégories sont sous-tendues par le même rapport documentaire général qui a été expliqué précédemment. Observons toujours en préliminaire, que les emprunts à Contenau sont répartis dans l’ensemble du poème : il apparaissent autant au sein des quatre sections de Vents, ce qui confirme bien que la source aura été déterminante dans la genèse du poème en général, et non d’une partie uniquement. La transposition rhétorique Loïc Céry, « Le flamboyant et l’exilé. L’horizon persien de Léopold Sédar Senghor », in Postérités de Saint-John Perse, Actes du colloque de Nice des 4, 5 et 6 mai 2000. Textes réunis et présentés par Eveline Caduc, Nice: Publications de la Faculté des Lettres Arts et Sciences Humaines de Nice, ILF-CNRS – « Bases, Corpus et Langage », Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, 2002, p. 83-161. 51 201 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Les cas de transposition rhétorique font appel à des modes de réécriture des passages sélectionnés dans l’optique d’une reformulation, représentant un peu de cet « axe paradigmatique » que l’on connaît pour être l’un des poncifs de certaines approches stylistiques. L’appellation se justifie ainsi : il s’agit dans ces cas, de transposer le passage sélectionné, selon une exigence rhétorique qui actualise ce processus de réécriture en question. Il est question ici des cas certainement les plus « spectaculaires » d’emprunts, car on y retrouve, moyennant la transposition dans les développements du poème, des éléments entiers puisés dans les passages sélectionnés. Cette modalité générale intéresse deux cas de figures au sein du relevé présenté plus haut. Il s’agit en premier lieu, tel que nous en avons brièvement abordé les enjeux, de réécrire des formules propres à Contenau lui-même. Dans ce cas, la réécriture s’attache parfois à de simples expressions courantes, manière de présenter les choses pour Contenau dans le fil de son exposé, et qui pourtant seront retenues dans l’écriture du poème. Pour commencer, prenons en compte ce cas où, de surcroît, est en jeu une modalité que nous nommerons « hybridation », car il relève d’une sorte de greffe hybride entre différents passages de Contenau52 certes – comme c’est très souvent le cas –, mais surtout, de différents chants du poème, selon les modalités de répétitions que l’on sait être courantes chez Saint-John Perse : I 2 ; 9 Et de tels rites furent favorables. J’en userai. Faveur du dieu sur mon poème ! Et qu’elle ne vienne à lui manquer ! I 2 ; 10 « Favorisé du songe favorable » fut l’expression choisie pour exalter la condition du sage. Et le poète encore trouve recours dans son poème, I 5 ; 23 Là qu’elle soit favorisée du songe favorable, comme flairée du dieu dont nous n’avons mémoire, p. 98 : « le roi Eannatum, avant d’en venir aux mains avec les ennemis de sa ville, fut favorisé d’un songe. » p.112 : « Nous voyons les princes de sa lignée recourir à la divination. Eannatum lui-même sur le point de combattre […] est favorisé d’un rêve de son dieu Ningirsu qui lui promet la victoire. » Je reprends pour l’exposé, le mode typographique choisi par Christian Rivoire pour sa présentation de Relevé des emprunts (cf. infra). L’illustration de chaque cas ne vise évidemment pas à parcourir à nouveau l’ensemble du relevé, mais se fonde sur une sélection de quelques exemples éloquents. 52 202 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents On comprend que dans ce cas, l’expression « favorisé(e) du songe favorable », qui varie du masculin au féminin à quelque chants d’écart dans la première section du poème, est inspiré par une hybridation entre deux expressions de Contenau : « favorisé d’un songe » et « favorisé d’un rêve ». Le cas est également frappant en ce qui concerne l’expression même de « mantique », dont ont connaît l’importance dans Vents, revient très souvent sous la plume de Contenau : I 2 ; 11 Reconnaissant pour excellente cette mantique du poème, et tout ce qu’un homme entend aux approches du soir ; p. 102 : « Présages tirés […] de ce qu’entend un homme approchant un dieu, des animaux croisant le chemin d’un homme qui va au temple, des relations d’un homme avec les femmes de sa famille […] ». p. 129 : « L’apparition des dieux, sous forme humaine et leur prédiction directe n’est pas plus assurée chez les Hittites que chez les Assyriens et les Babyloniens, mais ils emploient pour cela les prophètes. Il y a des « hommes inspirés », remplis du dieu, pour faire connaître sa volonté. […] Ces prophètes parlent dans l’enthousiasme et Mursil II qui eut assez souvent recours à la divination envisage de s’adresser à cette mantique particulière en raison sans doute de son excellence. » p. 36 : « La voie mantique la plus communément attestée dans Homère, est l’observation des actions et des cris des oiseaux, principalement de l’aigle envoyé par Zeus, Apollon ou Athênè. Une part importante est accordée aux rêves, selon qu’ils sont venus par la porte d’ivoire ou par la porte de corne (Odyssée, XIX, 560). » On le voit, Perse a procédé à la « bouture » de plusieurs passages qu’il a d’abord soulignés : la transposition touche ici à l’inversion du premier passage et à la même procédure pour le second passage. Dans les deux cas, l’inversion permet de conférer au langage du poème une réelle autonomie, à laquelle sans aucun doute aspire le poète en composant à partir des matériaux sélectionnés. Dans le troisième passage, où l’expression de « voie mantique » a été soulignée, il s’agit encore pour le poète de confirmer le choix du terme qui sera inséré dans le poème – mais on aurait pu y adjoindre tant d’occurrences chez Contenau, puisque l’appellation « mantique » est fréquente dans ses explications et ce, jusqu’à la table de son ouvrage. L’essentiel est qu’au terme de cette transposition, l’art de la divination devient la « mantique du poème », 203 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents appellation générique tant commentée et où se vérifie la marque de Perse luimême : il s’agit de placer la divination au centre de la démarche poétique. Hybridation encore, ou tout du moins récurrence prononcée, avec cette appellation propre à Contenau dans sa disposition en tout cas, « Eâ dieu de l’abîme » : I 5 ; 1 … Eâ, dieu de l’abîme, ton bâillement n’est pas plus vaste. I 7 ; 1 … Eâ, dieu de l’abîme, les tentations du doute seraient promptes p. 76 : « Ea dieu de l’abîme » p. 79 : : « Ea dieu de l’abîme où est contenu tout savoir. » p. 193 : « les prêtres en souvenir du dieu Ea, dieu de l’abîme dont ils tenaient leur pouvoir, étaient revêtus d’une carapace ayant la forme du corps d’un poisson. » Souligné une fois par Perse, l’expression est donc de Contenau ; le poète y ajoute une virgule, dans les deux occurrences de son poème, manière de soustraire l’appellation à une lexicalisation trop prononcée, et de renforcer le lieu poétique, par la simple ponctuation, comme lieu d’une profération du nom. Parfois, on est frappé par le caractère justement lexicalisé des expressions sélectionnées par Perse chez Contenau, pour deux raisons : parce que donc ces expressions sont courantes, mais aussi parce qu’elles ont été tant « appropriées » par le poète, qu’on jurerait y retrouver un « style persien » si reconnaissable généralement. Il en va par exemple, de l’expression « la chose est d’importance » : I 6 ; 4 « Aux bas quartiers surtout – la chose est d’importance. p. 309 : « Bien qu’en soit la chose soit d’importance, la découverte [de la précession des équinoxe] n’en serait pas moins de basse époque… » Remarquons bien dans ce cas, que l’évocation de la « basse époque » a inspiré au poète « Aux bas quartiers », preuve supplémentaire d’un mode de fonctionnement selon lequel à partir d’éléments épars, des tournures prennent naissance.53 C’est le même constat qu’ont été amenés à effectuer les critiques devant les emprunts de Saint-John Perse au Dictionnaire analogique de Charles Maquet : Cf. Henriette Levillain, « Aux sources du mot poétique : le dictionnaire analogique », in Pour Saint53 204 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Ailleurs, la transposition rhétorique apparaît comme le noyau central d’une modalité d’emprunt qui sera évoquée plus loin, celle selon laquelle à partir d’une description donnée (portant sur des mœurs ou autres), le poète agence l’emprunt selon son intention propre : I 6 ; 15 Nous y levons face nouvelle, nous y lavons face nouvelle. Contractants et témoins s’engagent sur les fonts. p. 289 : « Or le fleuve aussi était un dieu ; nous voyons couramment dans les contrats, les contractants et les témoins s’engager par le « dieufleuve » […] [l’]eau était divine par essence ! Dans les temples, l’eau “prise aux embouchures des deux fleuves”, servait aux cérémonies, soigneusement conservée dans des bassins que l’on nommait des ”apsû”, du nom de l’abîme, dont les eaux passaient pour supporter le monde. Et ceci nous amène à un véritable moyen de divination bien particulier, l’ordalie par le fleuve, qui ne se conçoit que si l’on accorde au fleuve une nature divine. […] L’accusé était conduit au fleuve ; on l’y jetait après l’avoir lié ; si le dieu-fleuve l’innocentait, il ne l’engloutissait pas, il le rejetait […] Le code de Hammurabi prévoit l’épreuve par immersion dans le fleuve pour l’inculpé de sorcellerie ; les lois assyriennes prévoient aussi l’ordalie, mais sans liens, pour celui qui aurait emmené avec lui une femme mariée sans connaître sa situation légale. Par suite, lorsque la légende nous apprend que Sargon l’ancien, dans son enfance, fut mis dans une corbeille de roseaux par sa mère et exposé sur le fleuve […] elle nous transmet un fait de toute autre portée qu’un simple abandon d’enfant ; c’est au contraire sous la sauvegarde d’un dieu puissant qu’il a été placé pour être conduit où il plairait au dieu de le mener. » Ici, la transposition relève principalement de la réécriture de la première expression soulignée ; mais les autres soulignements témoignent dans ce cas, que les descriptions de Contenau à propos du caractère sacré de l’eau du fleuve auront débouché sur une autre transposition : celle qui fait en quelque sorte la synthèse de ce ressourcement sacré qu’on peut lire dans l’expression « nous y lavons face nouvelle ». John Perse, Etudes et Essais pour le Centenaire de Saint-John Perse (1887-1987), Presses Universitaires Créoles, L’Harmattan, 1988, p. 157-168. 205 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents La transposition, encore liée à l’hybridation, se déploie à partir de la sélection de plusieurs syntagmes assemblés par la suite par le poète : II 4 ; 7 Présages en marche. Vent du Sud. Et grand mépris des chiffres sur la terre ! « Un vent du Sud s’élèvera… » C’est assez dire, ô Puritaines, et qu’on m’entende : tout le lait de la femme s’égarera-t-il encore aux lianes du désir ? p. 313 : « Sur ce point […] les Babyloniens […] montrent pour les chiffres le même mépris que lorsqu’il prétendent fixer la chronologie du début de l’histoire. » p. 322 : « ce sont les phénomènes qui l’accompagnent [la pleine lune] qui modifient la valeur du présage : nuages, vent du sud [etc.] ». Pas moins de quatre syntagmes (« chiffres », « mépris », « présage », « vent du sud ») se trouvent donc réemployés par le poète dans une composition nouvelle et originale. Ici à nouveau, apparaît la même attitude que devant le Dictionnaire analogique de Maquet : les mots sélectionnés pour leur pouvoir évocateurs (en tout cas, dans la psyché créatrice du Perse) font littéralement germer l’image finale dans le poème. Il s’agit bien, dans le monde de Perse, reformulée selon ses propres paramètres esthétiques, du procédé du « collage ». Les expressions de Contenau, descriptions de coutumes et croyances assyrobabyloniennes, sont également souvent le foyer de scènes clés dans le poème, mises en avant pour leur valeur puissamment symbolique. A titre d’exemple : II 5 ; 10 Avertissement du dieu ! Aversion du dieu !… Aigle sur la tête du dormeur. Et l’infection dans tous nos mets… J’y aviserai. – La face encore en Ouest ! au sifflement de l’aile et du métal ! Avec ce goût d’essence sur les lèvres… Avec ce goût poreux de l’âme, sur la langue, comme d’une piastre d’argile… p. 149 : « Artémidore signale le cas où l’on rêverait d’un aigle haut perché, ce qui est bon pour les actifs, mauvais pour les apathiques, d’un aigle se reposant sur la propre tête du dormeur ce qui est mauvais présage, car tout ce que l’aigle saisit dans ses serres est frappé de mort. » Cet « aigle sur la propre tête du dormeur » est dévié de sa signification initiale, en tant que présage : après transposition par le poète, il s’agit alors d’un symbole de la vigie spirituelle en jeu dans Vents. A ce propos, il faut mentionner l’éclairage livré à propos de l’image, par Saint-John Perse lui- 206 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents même, dans ses indications à son traducteur allemand, Friedhelm Kemp ; au sujet de l’image, Kemp demande : « Un aigle vole sur la tête, au dessus de la tête ? se pose sur la tête ? » Et voici la réponse de Perse : « Un aigle plane au dessus du dormeur, comme une menace, pour l’éveiller et le tenir en éveil. »54 Bien sûr, on l’aura compris, Saint-John Perse s’est bien gardé dans ses explications à son traducteur, de livrer la source de l’emprunt ; en tout cas, il y donne très clairement le commentaire conforme au sens qu’il entend dans son poème. Contenau, dans ce cas, aura été l’intermédiaire utile entre une croyance des temps ancien, et une image tout autre édifiée par Saint-John Perse. Description encore d’une scène par Contenau, d’une cérémonie rituelle dans laquelle le poète va puiser la substance de son propos : III 4 ; 34 Que le Poète se fasse entendre, et qu’il dirige le jugement ! p. 71 : « Les sièges sont placés, le chef des devins est assis, il dirige le jugement ; il élève la plante aromatique, il murmure : Ô dieux Shamash et Adad, manifestez-vous ; grâce à ma supplication, à l’élévation de mes mains, à mes gestes rituels que l’oracle que je vous demande soit vérité ! Le devin lorsque les présages donnés sont incertains, parce qu’une impureté s’est glissée (dans la cérémonie), lorsqu’il parle dans la demeure divine et que le dieu ne lui répond pas, alors il pratique (sur la statue du dieu) les cérémonies du lavage de la bouche, de l’ouverture de la bouche. Dans l’eau lustrale, le devin se lave, dans le lieu du jugement, en silence, il place la coupe à oracles, fait l’élévation des mains (et dit) Ô Shamash, seigneur du jugement, Ô Adad, seigneur de l’oracle, je vous apporte et je vous offre une pure petite gazelle […] » « Il dirige le jugement », nous dit Contenau ; et l’expression est reprise telle quelle par Perse, simplement transposée par le passage à l’impératif. Mais 54 Cf. « Annotations de Saint-John Perse », in Cahiers Saint-John Perse, N° 6, Paris, Gallimard, mai 1983, p. 61. 207 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents aussi, cas d’hybridation, car si dans ce cas, la « plante aromatique » fait partie du soulignement effectué par le poète, on le retrouve mué en « feuille aromatique », en III, 6, au sein de la description d’un rituel effectué par Contenau : III 6 ; 6 (Ainsi quand l’Officiant s’avance pour les cérémonies de l’aube, guidé de marche en marche et assisté de toutes parts contre le doute – la tête glabre et les mains nues, et jusqu’à l’ongle, sans défaut – c’est un très prompt message qu’émet aux premiers feux du jour la feuille aromatique de son être.) p. 66 : « Avant d’entrer dans le corps des bâru, des études et une initiation étaient nécessaires, […] nous savons qu’elle comportait la coupe rase des cheveux ; ou au moins la tonsure ; ceci nous est prouvé par les anciennes représentations de prêtres, dont la tête est glabre tandis que celle des dieux porte une abondante chevelure […]. » p. 67 : « Lors des grandes cérémonies, au premier de l’an par exemple, [le roi] officie lui-même, assisté de tous ces prêtres [royaux] attentifs à ce que, moins habitué qu’eux-mêmes, il ne commette pas un manquement au rituel qui vicierait toute la cérémonie. » p. 71 : « Les sièges sont placés, le chef des devins est assis, il dirige le jugement ; il élève la plante aromatique, il murmure : Ô dieux Shamash et Adad, manifestez-vous ; grâce à ma supplication, à l’élévation de mes mains, à mes gestes rituels que l’oracle que je vous demande soit vérité ! » p. 71 : « je vous offre une petite gazelle dont les yeux sont gris, la face belle, l’ongle sans défaut ; » Les éléments empruntés à Contenau sont facilement décelables et se fonde sur toute la description qu’il livre. Dans cet ensemble, les différents éléments qui ont fait l’objet des soulignements ont, comme montré plus haut, été intégrés dans le cadre de la transposition générale effectuée par Perse. L’autre catégorie induisant la transposition rhétorique est celle où la réécriture touche, selon les mêmes modalités, des extraits de tablettes assyrobabyloniennes. Rien bien entendu, dans le texte de réception du collage qu’est le poème, ne permet de différencier les citations faites par Contenau des termes de Contenau lui-même – c’est à partir du relevé qu’on peut voir se déployer la même procédure dans les deux cas. Par exemple : 208 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents I 4 ; 2 Un homme s’en vint rire aux galeries de pierre des Bibliothécaires. – Basilique du Livre !… Un homme aux rampes de sardoine, sous les prérogatives du bronze et de l’albâtre. Homme de peu de nom. Qui était-il, qui n’était-il pas ? p. 155 : « songe du Gudéa, vers 2400 avant notre ère […] Le soleil se leva de terre. Une femme, qui n’était-elle pas ? qui était-elle ?, tenait à la main un calame pur. Elle portait la tablette de la bonne étoile des cieux, elle tenait conseil en elle-même. » On vérifie ici le même procédé de transposition que celui qui prévalait face aux expressions de Contenau : inversion en l’occurrence de la sélection à partir d’une citation ancienne. La notion de transposition est ainsi clairement repérable à partir de ces exemples, l’essentiel de l’emprunt résidant souvent dans le noyau d’une ou de plusieurs expressions, comme ici : I 6 ; 42 « Enlèvement de clôtures, de bornes ! Semences et barbes d’herbe nouvelle ! Et sur le cercle immense de la terre, apaisement au cœur du Novateur… p. 105 [enquête de l’enchanteur auprès de son malade] « A-t-il enlevé des clôtures, des limites, des bornes ? p. 115 : « Si une brebis met bas un lion et qu’il ait une tête de bélier : apaisement du cœur de Sargon… » p. 71 : « […] La campagne a été sa mère […] Sur le cercle de la terre, le dieu a fait pleuvoir la pluie, la végétation a crû […] » Ce qui, dans le texte initial, n’était qu’une citation assez ordinaire, devient une tournure cruciale dans la symbolique du poème, avec un passage de l’interrogation à l’exclamation, tandis que les autres éléments de l’image ont subi cette même hybridation qu’on a vue se déployer dans les autres cas, dans le sens d’une germination nouvelle à partir de la bouture d’éléments prélevés : c’est le mécanisme même de la greffe. Par cet exemple et bien d’autres encore, on peut noter que Perse a été frappé, comme à partir des propos de Contenau lui-même, par des « manières de dire » qu’il fait siennes au point, et c’est là un fait primordial, qu’elles deviendront le modèle de tours syntaxiques récurrents dans l’œuvre, dépassant même le cas de Vents. Soyons attentifs par exemple à cette greffe-ci : 209 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents II 6 ; 4 N’est-ce toi-même tressaillant dans de plus pures espèces, avec cela d’immense et de puéril qui nous ouvre sa chance ?… Je veille. J’aviserai. Et il y a là encore matière à suspicion… Qu’on m’enseigne le ton d’une modulation nouvelle ! p. 335 : « Pour ce que le roi m’a écrit : Veille afin qu’il ne m’arrive rien de fâcheux, je veille. Tout signe qui se produira, j’en avertirai le roi mon seigneur. » Cette adoption, toujours par transposition, de cet agencement particulier : « Je veille. J’aviserai » sera rééditée plusieurs fois dans l’œuvre ultérieure, et sera particulièrement prisé du poète. Car si ici la transposition porte directement sur les syntagmes et les temps du texte-source, elle subira une transformation supplémentaire dans le sens de l’appropriation d’une formule qui sera l’objet d’autocitations55 ou de référence interne56 au sein de l’œuvre – et il s’agit en l’espèce, de l’expression « Je sais. J’ai vu », que l’on retrouve dans Amers, « Etroits sont les vaisseaux », V : « Je sais, j’ai vu : mêlée d’herbages et d’huiles saintes, entre ses grandes mauves noires dilatées et ses affleurements d’abîme étincelant, berçant, pressant la masse heureuse de ses frondes, (…) »57 et dans Chant pour un équinoxe, en ce point extrême de l’œuvre où se retrouvent plusieurs tournures déjà utilisées. Notons que le poète maniant dans l’autocitation les mêmes procédés que l’on constate dans l’hybridation pratiquée à partir d’une source extérieure, ils sont également décelables dans les jeux de modifications que peuvent subir d’un poème à l’autre la formule qui fait l’objet de référence interne ; ainsi, dans Vents, l’expression fait l’objet d’une négation : « Je sais !… Ne rien revoir ! – Mais si tout m’est connu, vivre n’est-il que revoir ? » 55 Selon le vocable utilisé par Joëlle Gardes-Tamine (op. cit.) pour qualifier ces cas d’auto-références si fréquents dans l’œuvre de Perse. 56 Pour Michèle Aquien en revanche, ces cas sont dits de « référence interne » : Cf. Saint-John Perse. L’être et le nom, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Champ poétique », 1985. 57 « Etroits sont les vaisseaux », Amers, O.C., p. 349. C’est moi qui souligne. 210 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents L’expression est ici l’objet d’une véritable méditation sur le nouveau dans la présence au monde. Certes. Mais pour ceux qui ont en mémoire les poèmes antérieurs de la période américaine, un fait troublant vient compléter ce déroulement de la référence interne sur cette occurrence, car bien avant que le poème Vents ne fût composé, on retrouve au chant V d’« Exil », publié en 1941 : « Je sais. J’ai vu. Nul n’en convienne ! – Et déjà la journée s’épaissit comme un lait. »58 Cela signifierait-il que la consultation de l’ouvrage de Contenau (publié en 1940, rappelons-le), est bien antérieure même à la période de genèse de Vents ? En tout cas, le fait même que la formule « Je veille. J’aviserai » provienne d’un élément dûment sélectionné par soulignement, milite pour cette hypothèse : une appropriation personnelle aurait guidé la transposition de la formule dès l’écriture d’ « Exil »… Citons encore un cas de récupération d’un passage cité par Contenau, pour deux occurrences du poème : II 6 ; 5 Et vous pouvez me dire : Où avez-vous pris cela ? – Textes reçus en langage clair ! versions données sur deux versants !… II 6 ; 10 Et vous pouvez me dire : Où avez-vous vu cela ?… Plus d’un masque s’accroît au front des hauts calcaires éblouis de présence. p. 124 : « Nous pouvons prendre comme types de la divination intuitive les oracles ou révélations directes par les dieux ou par leurs ministres, les révélations données directement par les morts ou celles qui sont dues aux songes. Mais il est entendu que la révélation doit être donnée en langage clair ; si elle a besoin d’une explication, ces méthodes mantiques appartiennent alors à la divination inductive. » cf. aussi p. 130 « L’oracle était particulièrement consulté chez les Egyptiens ; mais il s’agit surtout d’oracles en langage clair, rendu directement par les statues [animées] des dieux. » p. 175 : « Les rêves reçus au cours de l’incubation sont le plus souvent en langage clair ; ils n’ont pas besoin d’interprétation. » p. 337 : « Le roi pourra me dire : “Où as-tu vu cela ? Parle.”… » 58 « Exil », V, O.C., p. 130. 211 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Mis à part la greffe limpide de l’expression « en langage clair », c’est encore dans ce cas la récupération d’un trait d’oralité (« Où as-tu vu cela ? ») qui frappe par la transposition renouvelée et l’insertion dans le poème dont il est l’objet. La réécriture porte souvent aussi sur des descriptions livrées par les textes anciens, comme pour ce qui est de cette invasion de « blattes brunes » et de « serpents noirs lovés » au chant 4 de la deuxième section : II 4 ; 10 Les migrations de crabes sur la terre, l’écume aux lèvres et la clé haute, prennent par le travers des vieilles Plantations côtières enclouées pour l’hiver comme des batteries de Fédéraux. Les blattes brunes sont dans les chambres de musique et la réserve à grain ; les serpents noirs lovés sur la fraîcheur des lins, aux buanderies de camphre et de cyprès. p. 223 : « Le vocabulaire de la faune assyrienne nous est imparfaitement connu […] Pour les insectes, notamment, nous en sommes réduits aux conjectures ; c’est donc sous toutes réserves que nous donnons le sens de blattes, qui paraît mieux convenir, comme le propose le traducteur, au texte suivant (A. Boissier, présages fournis par certains insectes) Si des blattes brunes et noires sont vues dans la maison d’un homme […] Si des blattes sont vues dans la réserve à blé […] Si des blattes sont vues dans la réserve à sésame…[…] Si des fourmis sont en grand nombre à l’entrée de la porte de la ville : anéantissement de la ville… » p. 222 : « Si un serpent est lové sur le lit de quelqu’un : les yeux de la femme de l’homme en question se tourneront ( ?) et elle vendra ses enfants pour de l’argent. » On a souvent évoqué à propos de ce passage l’hypothèse d’un souvenir des serpents tropicaux, or on voit bien qu’ici, le « greffon » est prélevé encore dans la description livrée sur une tablette mésopotamienne. Enfin, sur le même mode de transposition rhétorique, mais mêlant cette fois-ci les expressions de Contenau et les citations de tablettes anciennes, citons trois cas dans lesquels des chants entiers sont traversés de part en part par des emprunts massifs : c’est le cas de Vents II, 6, III, 6 et IV, 4 – on se reportera au relevé pour en apprécier l’étendue. La transcription descriptive 212 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents Le second mode d’emprunt que l’on peut observer de la part de SaintJohn Perse à partir de l’ouvrage de Contenau repose sur un mécanisme de transcription (et non plus de simple transposition de l’élément sélectionné), à partir d’une description livrée par l’auteur ; c’est dans ce domaine que le ressort documentaire de l’intérêt porté par le poète au livre se déploie de manière encore plus manifeste : Perse se comporte exactement comme devant une documentation consultée pour y puiser la teneur de descriptions précises, avant que le référent n’en vienne à cette « annulation » dont il a déjà été fait état. La description des « trahisons de l’écliptique » au chant 4 de la première section est empruntée à Contenau, souligné en l’espèce : I 4 ; 9 Ha ! tout ce goût d’asile et de casbah, et cette pruine de vieillesse aux moulures de la pierre – sécheresse et supercherie d’autels, carie de grèves à corail, et l’infection soudaine, au loin, des grandes rames de calcaire aux trahisons de l’écliptique… p. 307 : « On reconnut que le soleil et les planètes semblaient se mouvoir sur une route habituelle, l’écliptique… » Il en va de même pour une description qui rejoint, au chant 5, la confirmation de la source d’Hérodote déjà pistée par Colette Camelin dans son commentaire de Vents dans Saint-John Perse sans masque,59 à partir d’un ouvrage de R. Berthelot, La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, déjà mentionné : 5 ; 14 Que si la source vient à manquer d’une plus haute connaissance, I 5 ; 17 Là, qu’il y ait un lit de fer pour une femme nue, toutes baies ouvertes sur la nuit. I 5 ; 18 Femme très belle et chaste, agrée entre toutes femmes de la Ville I 5 ; 21 Avec la lourde bête noire au front bouclé de fer, pour l’accointement du dieu, I 5 ; 22 Femme loisible au flair du Ciel et pour lui seul mettant à vif l’intimité vivante de son être… 59 Cf. Commentaire de Vents par Colette Camelin, in Saint-John Perse sans masque. Lecture philologique de l’œuvre. Textes de Colette Camelin, Joëlle Gardes Tamine, Catherine Mayaux, Renée Ventresque. Poitiers, La Licorne, UFR Langues Littératures Poitiers - Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, 2002 (rééd. Presses Universitaires de Rennes 2006), p. 266. 213 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents p.174 : « Dans les temps d’épidémie, il n’était plus question d’attendre un songe, mais d’en provoquer un : “que les prêtres, dit-il, dorment dans un lit pur”. Ce qui indique que l’incubant devait être en état de pureté pour solliciter le songe, et qu’il devait dormir sur un lit rituel, propre à cet usage. » p. 193 : « De même lorsque Diodore nous décrit les fêtes qui suivent la reconnaissance du taureau sacré Apis : Pendant les quarante jours indiqués, le taureau sacré n’est visible qu’aux femmes ; elles se placent en face de lui et découvrent leurs parties génitales. C’est le rite lui-même, dans son déroulement, qui fait l’objet d’une transcription où les éléments se trouvent respectés, mais ont perdu leur valeur référentielle, pour acquérir une valeur quasi générale, en tout cas non située : le référent mue en archétype. C’est encore une scène rituelle qui est visée par Perse à partir de Contenau, pour un passage parquant de Vents, une image forte entre toutes : I 7 ; 32 Et tout cela qu’un homme entend aux approches du soir, et dans les grandes cérémonies majeures où coule le sang d’un cheval noir… p. 193 : « l’Asvamedha, cérémonie où l’on sacrifiait un cheval, ce qui est l’un des plus grands sacrifices du rituel hindou et où la première des quatre épouses du sacrificateur devait simuler une union avec la victime. » Or ici, on le voit, Contenau ne fait qu’allusion à un rituel hindou, ce qui sort de son propos lui-même et n’est évoqué qu’à titre de référence ; Saint-John Perse, on y constate une nouvelle confirmation, fait feu de tous bois en quelque sorte, dans son attention : il suffit, même au passage d’une allusion, qu’une image lui plaise pour qu’elle soit sélectionnée. On peut y distinguer clairement aussi que sa démarche ne vise aucunement l’érudition, car qui sait s’il a été plus loin dans l’examen de cette cérémonie dont il est question. L’important pour lui demeure l’image, et peu importe que le savoir ne soit plus poussé : l’image, encore elle, aura générée à elle seule son insertion dans le poème. Les présages décrits et répertoriés par Contenau sont également visés par les transcriptions effectuées par Perse, comme pour le chant 4 de la deuxième section : 214 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents II 4 ; 15 Nos bêtes alors, toutes sellées, s’irriteront de l’ongle et du sabot au bruit d’écaille et d’os des vieilles terrasses de brique rose. Et cela est bien vrai, j’en atteste le vrai. L’ulcère noir grandit au fond des parcs où fut le lit d’été des Belles… Quelques passes d’armes encore, au bas du ciel d’orage, éclairent à prix d’or les dernières palpitations d’alcôves, en Ouest… Et que l’Aigle pêcheur, dans tout ce bel émoi, vienne à lâcher sa proie sur la piscine de vos filles, c’est démesure encore et mauvais goût dans la chronique du poète. – S’en aller ! s’en aller ! Parole du Prodigue. p. 228 : « Si un oiseau (de proie) laisse tomber dans la maison de quelqu’un, de la viande, un oiseau ou quelque chose autre qu’il ait pris, le possesseur de la maison vivra dans la splendeur. »60 Mais ici, le poète a complété sa transcription d’un jeu, de l’usage personnel d’une certaine ironie – illustration de la dimension ludique de cette genèse d’emprunts –, car l’image de l’oiseau laissant tomber sa proie, accolé à ce terme « sur la piscine de vos filles » est à rattacher très probablement à un jeu sur les termes d’ « extispicine » (divination par les viscères) et d’ « haruspicine » (divination par les entrailles) auxquels Contenau consacre tout un chapitre de son ouvrage. L’ensemble de l’image déplace le référent vers un contexte américain sous-entendu ; on est ici en plein jeu de mots, d’associations et d’imaginaires. Que dire encore, sinon de s’étonner encore et encore à propos d’une source demeurée si longtemps inconnue, et qui aura suscité tant de pistes érudites, à propos des plantes hallucinogènes évoquées au chant 6 de la troisième section : III 6 ; 20 De ceux qui prisent la graine ronde d’Ologhi mangée par l’homme d’Amazonie, III 6 ; 21 Yaghé, liane du pauvre, qui fait surgir l’envers des choses – ou la plante Pî-lu, p.48 : « Il apparaît bien que les Assyriens connaissaient les plantes toxiques, soporifiques, inébriantes qu’ont signalés les Gréco-Romains. La façon dont on emploie encore, pou provoquer la voyance, les rêves, certaines de ces plantes ou d’autres analogues dans certaines contrées, le Mexique et l’Amérique du Sud, par exemple, rend à peu près certain que 60 Le « mauvais goût » vise peut-être le jeu de mot : piscine / « haruspicine », « extispicine » (termes de divination soulignés par Saint-John Perse dans ses notes de lecture. Sur les jeux de mots dans la divination cf. p. 90. 215 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents les devins assyriens les aient considérées comme des auxiliaires de la mantique . » p. 59 : « De certaines plantes d’Amérique : […] Parmi les plantes qui possèdent ces qualités nous mentionnerons, outre la coca dont l’alcaloïde a été particulièrement étudié, l’ololihuqui le huanto, la huachama, l’ayahuasca, le yagé et surtout le peyotl. L’ololihuqui, mal identifié, avait une graine ronde que mangeaient les Mexicains désireux d’interroger les dieux. Son ingestion leur procurait des visions ; on employait couramment la plante pour renforcer l’action du peyotl. On l’utilise surtout dans l’équateur. Après un coma de deux ou trois jours, le sujet est en mesure de raconter ses rêves, qui, sous l’influence de la plante, ont été particulièrement variés. […] L’ayahuasca est une liane du bassin de l’Amazone […]. Le Yagé Le yagé ou yaghé, aussi une liane du bassin de l’Amazone, est encore mal connu du point de vue botanique, mais un certain nombre d’études lui ont déjà été consacrées en Europe. Ses propriétés sont les mêmes que celles de l’ayahuasca, avec une toxicité infiniment moins grande. Le phénomène le plus souvent constaté pour l’indigène ayant pris de la décoction de yagé, consiste dans la possibilité de voir et de décrire des choses éloignées dont il ne peut avoir eu aucunement connaissance auparavant.[…] » p. 56 : « La Mandragore officinale de Linné est une solanée que les Assyriens ont connue sous le nom de pi(l)-lû (en sumérien NAM-TARIRA, plante du dieu de la peste), et à laquelle ils comparent pour sa forme, le pavot à opium. […] La mandragore a été dans l’antiquité et au moyen âge une plante éminemment magique, employée notamment comme analgésique. Il est probable que la vogue de la plante vint de la forme bizarre de sa racine souvent bifurquée, et rappelant vaguement la forme humaine ; de là à rendre la ressemblance plus complète par diverses retouches, il n’y eut qu’un pas, vite franchi. » On ne s’était guère trompé par conséquent en situant en Amérique du Sud l’origine de l’ Ologhi et du Yaghé, dont les descriptions, à titre documentaire et d’érudition, sont livrées par Contenau en marge de son propos stricto sensu ; quant à la « plante Pî-lu », c’est donc à l’antiquité qu’il faut la rattacher. Mais ce qui peut étonner en l’occurrence, c’est qu’à partir de la documentation du seul Contenau, ces trois plantes sont sélectionnées par Perse pour figurer dans 216 Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents son poème : documentation érudite par procuration car seule l’évocation suffit à combler le poète. * « Non point l’écrit, mais la chose même. Prise en son vif et dans son tout. Conservation non des copies, mais des originaux. » En conservant non l’original, mais la copie des notes qu’il avait prises avec gourmandise sur l’ouvrage de Georges Contenau, Saint-John Perse renforce auprès de nous l’illusion d’une source. Pourtant, la source est un mirage, car on est en présence d’un créateur au sens plein, pour qui la reformulation prime toujours sur l’emprunt en tant que tel. Mieux renseignés sur une part fondatrice de la genèse de Vents ignorée jusqu’alors, nous voici donc à nouveau, mais certainement mieux éclairés qu’auparavant, devant l’énigme d’une psyché créatrice trouvant son miel en toute part et faisant de son chant « non plus réminiscence, mais création nouvelle », comme le dit Saint-John Perse à l’endroit de Dante dans le discours qu’il lui a consacré en 1965. On se souvient que pour clôturer cet autre morceau de bravoure qu’est le Discours de Stockholm, est évoquée la « lampe d’argile du poète » ; on comprendra dorénavant pourquoi et comment, à l’instar de l’homme, appelé à se souvenir d’argile selon la mention célèbre de Perse, ce poète se souvenait aussi des tablettes d’argile mésopotamiennes. 217