Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Loïc Céry
« Et vous pouvez me dire : Où avez-vous
pris cela ? – Textes reçus en langage clair »
Les enseignements d’une typologie des
emprunts de Saint-John Perse dans Vents
Extrait de Christian Rivoire / Loïc Céry, « Nous
possédons un beau dossier de ces jeux d’écriture.
Vents : itinéraire d’une genèse », Saint-John Perse et
la mantique du poème. Vents, Chronique, Chant
pour un équinoxe (La nouvelle anabase, Revue
d’études persiennes, sous la direction de Loïc Céry,
N° 2, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 177-217).
« Je sais, j’ai vu : la vie remonte vers ses sources, la foudre ramasse ses
outils dans les carrières désertées ». En assumant depuis quelques années le
moment fatidique des dévoilements du processus de création de Saint-John
Perse, la critique a en quelque façon remonté les affluents d’une poétique
donnée pour être le fruit d’une libre inspiration, vers les sources d’un
imaginaire. Pour autant, nous ne sommes plus au temps de Gustave Lanson, et
le vocable même de « sources » nous est devenu insupportable car si l’on
choisit de se pencher aujourd’hui sur l’atelier du poète, c’est au mieux dans
l’optique d’une lucide appréciation des matériaux de composition des œuvres,
en évitant tout déterminisme. On a appris à se méfier dans ce domaine d’une
approche rigide qui déboucherait presque fatalement sur une survalorisation de
faits secondaires, et une minorisation de démarches essentielles. Et pour éviter
d’être si myopes, les critiques ont depuis plusieurs décennies pris le parti de la
circonspection la plus salutaire quant aux conclusions à tirer in fine des faits de
genèse ; c’est en grande partie de ce souci de prudence mais surtout de rigueur
que provient l’émergence même dans le paysage herméneutique, de démarches
souples et méthodiques, au sein desquelles la critique génétique a été sans
aucun doute l’acquis le plus fondamental.
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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Dans le cas de Saint-John Perse, cette circonspection même apparaît
aujourd’hui comme un prédicat méthodologique de taille, d’autant plus que les
problématiques qui entourent une juste prise en considération de la genèse des
poèmes sont complexes, et qu’il s’avère simplement impossible de les apprécier
par une grille interprétative préconçue. Ne pas renoncer devant cette complexité
même, c’est faire le pari d’une clairvoyance possible devant l’attitude de Perse
au moment de l’intense bouillonnement qui est en amont de la création, ayant la
conviction que cela ne peut être obtenu qu’à un seul prix : en accueillir toutes
les nuances, au-delà des jugements manichéens.
Face à la découverte primordiale effectuée par Christian Rivoire au sujet des
emprunts de Saint-John Perse à l’ouvrage de Georges Contenau, La divination
chez les Assyriens et les Babyloniens pour la genèse de Vents,1 il est possible
aujourd’hui de reprendre en quelque sorte les pièces du dossier critique relatif
aux phénomènes d’emprunts et de collages chez Saint-John Perse. La
découverte en elle-même, tel que nous y reviendrons plus loin, tranche
radicalement avec toutes les mises en lumière comparables effectuées depuis
une vingtaine d’années : par le caractère massif des emprunts qu’elle induit tout
d’abord et ensuite, par tous les enseignements qu’elle permet de tirer de la
démarche qui fut celle du poète face à un seul et même vivier. Il importait ici
d’accompagner la présentation neutre de cette découverte, d’une mise en
perspective, la plus objective possible, qui tiendrait compte non seulement des
acquis de la critique persienne en la matière, mais aussi, de la spécificité même
de la découverte, car il nous apparaît important de ne pas abdiquer devant la
masse d’informations qui en découle. Ce sera donc l’objet de cette contribution,
qui proposera tout d’abord un bilan des débats critiques autour des faits
d’emprunts, offrant une perspective nouvelle qui sera ensuite débattue à la
lumière du rapport de Saint-John Perse à l’ouvrage de Contenau, avant d’être
alimentée enfin par une approche typologique des emprunts eux-mêmes.
Au piège des « grandes vêpres d’ambre jaune »
Il n’y a pas de doute : la mise en lumière des stratégies scripturales de
« collage » chez Saint-John Perse, et des sources d’emprunts dont il s’est servi
pour l’élaboration de ses poèmes est l’un des acquis les plus importants de la
Cf. infra, Christian Rivoire, « “Et des grands livres pénétrés de la pensée du vent, où
sont-ils donc ? Nous en ferions notre pâture.” À la source des vents : des emprunts de
Saint-John Perse à Georges Contenau dans 82 versets de Vents. »
1
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critique persienne, dans son évolution récente. Tout le mouvement s’est effectué
au bénéfice d’une plus grande connaissance des modalités de création chez
Perse ; et pourtant, de réelles apories demeurent au terme de ces mises en
évidence, car si pour une bonne part, on a su dégager les usages des emprunts,
les conclusions ultimes à en tirer sont encore matières à débat – et c’est là une
première source de controverse, que nous prendrons en compte. Ensuite, c’est la
question plus pragmatique de la prise en compte des archives qui pose
problème, au regard d’une découverte de cette importance – et nous y viendrons
dans un second temps. En somme, pour avoir effectué tant d’éclaircissements,
tant de mises en perspective critiques de première importance, il n’est pas ni
étonnant ni foncièrement condamnable que les commentaires soient, à propos
de ce problème particulier des emprunts, encore englués dans certains
atermoiements, que des découvertes comparables à celle d’aujourd’hui sont
susceptibles, espérons-le, de dissiper, tant leurs enseignements sont
considérables. Ainsi pourra-t-on s’extraire de manière décisive d’une certaine
torpeur, évoquant cette « aile fossile prise au piège des grandes vêpres d’ambre
jaune » que donne à voir le chant IV d’ « Exil ».
Si l’on prend en considération l’historique de cette mise en lumière des
principaux emprunts, nous reviennent avant tout en mémoire ceux qui touchent
à l’écriture d’Eloges, puisque c’est à la faveur d’une attention à un ouvrage
amplement consulté par le jeune poète, la Flore phanérogamique des Antilles
françaises du Révérend Père Duss qu’ils ont été attestés2 :
« L’ouvrage du père Duss [Révérend Père Duss, 1897, Flore phanérogamique
des Antilles françaises, Mâcon, Protat Frères.], en particulier, est utilisé pour
les premières œuvres. Ainsi, la description de l’abutilon de Duss comporte les
éléments suivants : Ces plantes sont un remède contre la diarrhée des bêtes à
cornes, ce sont des fleurs larges, d’un jaune orange : pétales munis d’une
large tache noire à la base ; à l’intérieur, axillaires naissant soit directement à
l’aisselle des feuilles de rameaux., éléments qui se retrouvent dans Eloges (IV)
sous la forme suivante : Des femmes rient toutes seules dans les abutilons, ces
fleurs jaunes-tachées-de-noir-pourpre-à-le-base que l’on emploie dans la
diarrhée des bâtes à corne… ou encore dans l’expression : des fleurs en
paquets sous l’aisselle des feuilles. »3
Cf. entre autres Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de
l’Etre : le collage chez Saint-John Perse », Saint-John Perse ou la stratégie de le seiche,
Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1996.
3
Ibid., p. 94-96
2
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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
C’est aussi et surtout grâce aux repérages effectués par Catherine Mayaux,
qu’on a pu s’apercevoir que pour la composition d’Anabase, Saint-John Perse
s’était beaucoup servi de l’ouvrage de l’orientaliste Jacques Bacot, Le Tibet
révolté,4 ouvrage abondamment annoté par le poète – comme du reste tous les
livres de sa bibliothèque personnelle consultés dans un souci d’usage ultérieur.
Cette découverte d’une source si importante, utilisée notamment pour le chant
X d’Anabase,5 marque à vrai dire un tournant dans ce domaine, car on tenait là
une sorte de preuve particulièrement éloquente de ce que Catherine Mayaux
nomme alors le « travail d’assemblage »6 mené par le poète à partir d’une
source qui sert réellement de « matrice » à l’écriture de son propre texte. Un
enseignement de fond, qui repose sur un nombre relativement important
d’emprunts, directs ou indirects, et qui ouvre la voie à une étude plus attentive
des modalités de réécriture dont se prévaut Perse face à un ouvrage utilisé,
d’autant plus que Catherine Mayaux prend en compte dans son étude, les états
préparatoires du manuscrit d’Anabase. Les emprunts en eux-mêmes sont
parlants, et on renverra à ce propos directement à l’article ; citons simplement,
en guise d’illustration, l’un des premiers cas à être analysés par l’auteur :
« Dans son avant-propos, Jacques Bacot compare les comportements du
Chinois et du Tibétain et écrit ceci : Un Chinois se dirigerait bien dans la cité
romaine, il reconnaîtrait le prétoire, la place où se tenaient les soldats ; il
circulerait comme chez lui par les rues dallées, bordées de compartiments de
briques grises, et il s’arrêterait devant les cuves à friture, maçonnées sous
l’auvent des traiteurs, déçu de ne pas y voir danser des beignets. Nous
reconnaissons dans ce texte deux syntagmes qui apparaissent dans la première
longue séquence énumérative du chant X : les popularités naissent sous
l’auvent, devant les cuves à fritures (O.C., p. 112) tandis que l’évocation des
beignets est rejetée dans la série homologique qui suit, où le jeu des termes
juxtaposés annule tout référent : celui qui mange des beignets, des vers de
palmes, des framboises (O.C., p. 112). »7
Il faut rappeler également que parallèlement à cette mise en lumière, Catherine
Mayaux marquera ce moment de dévoilement des emprunts par un fait connexe,
4
Jacques Bacot, La Tibet révolté, Vers Népémakö, la Terre Promise des Tibétains,
1909-1910, Paris, Hachette, 1912, rééd. Phébus, 1997.
5
On se référera bien sûr sur ce point à l’étude marquante de Catherine Mayaux,
« Emprunts, collage et mise en page du poème dans le chant X d’Anabase », in Pour
Saint-John Perse, Etudes et Essais pour le Centenaire de Saint-John Perse (1887-1987),
Presses Universitaires Créoles, L’Harmattan, 1988, p. 169-185.
6
Ibid., p. 170.
7
Ibid., p. 172.
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qui est la composition des Lettres d’Asie consignées dans les Œuvres complètes,
au moment de leur élaboration – et dans cette optique, l’utilisation de toute une
documentation par le poète. Fait à distinguer de la composition des poèmes
proprement dits, la correspondance étant de l’ordre de la prose, mais relevant de
la même démarche de collage à partir d’une source extérieure.8
Au regard de la thèse de Catherine Mayaux,9 les sources orientalistes s’avèrent
d’ailleurs dépasser le cas de Bacot, et on y retrouve également E. Chavannes,
Sven Hedin ou encore Marcel Granet,10 ce qui confère par conséquent au fonds
asiatique de la bibliothèque personnelle de Perse, une importance singulière,
lieux d’origine de nombreux emprunts épars, parfois limités à de simples
expressions, mais riche de ce point de vue en tout cas.
Forte de ces toutes nouvelles perspectives, la critique s’est retrouvée
alors confrontée à une nécessité de révision de la question épineuse du rapport
prétendument homéopathique de Saint-John Perse à la culture. C’est de ce
tournant que proviennent aussi certains malentendus, la question étant beaucoup
plus délicate à aborder qu’on ne l’a souvent pensé, et qu’on a trop souvent tenté
de forclore, au risque de certaines hâtes qui ont peut-être semblé secondaires
alors, mais qui s’avèrent dommageables à une analyse renouvelée du problème
– car problème il y a : ce rapport du poète à la culture continue d’être l’une des
questions qui sont devant nous, attendant encore un réexamen scrupuleux ; le
débat relatif aux emprunts est du moins susceptible d’en poser les termes.
A l’aune de la mise en lumière des emprunts, dénotant une attention réelle du
poète vis-à-vis de la connaissance livresque, on a bien sûr envisagé d’un nouvel
œil, plus lucide mais aussi plus goguenard, cette prise de distance qui parcourt
la « Biographie », la correspondance et les notes du volume de la Pléiade, à
l’égard du monde des livres et des bibliothèques – rapport de méfiance voire de
Cf. Catherine Mayaux, Les lettres d’Asie de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, « Les
Cahiers de la NRF », Cahiers Saint-John Perse N° 12, 1994, p. 212 : « L’étude du
processus de la lecture de documents par Alexis Leger jusqu’à l’écriture d’un texte en
prose par Saint-John Perse peut être d’autant plus intéressante qu’elle rejoint d’une part
l’étude de la création de certains poèmes modelés de la même façon à partir de textes
écrits par autrui ; et qu’on trouve d’autre part des échos stylistiques ou lexicaux entre
certains syntagmes parfois très brefs ajoutés au milieu d’un emprunt, et certains vers. »
9
Catherine Mayaux, Le Référent chinois dans l’œuvre de Saint-John Perse, thèse de
Doctorat d’Etat, Université de Pau et des Pays de l’Adour, juin 1991.
10
Pour une analyse exhaustive de la question, on renverra à l’ouvrage de Catherine
Mayaux, Saint-John Perse lecteur-poète. Le lettré du monde occidental, Peter Lang,
coll. « Littératures de langue française », 2006.
8
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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
rejet, qui culmine dans l’œuvre poétique avec ce passage du chant 4 de le
première section de Vents :
« A quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux
poudres des archives – dans cette pruine de vieillesse, dans tout ce fard de
Reines mortes, de flamines – comme aux gisements des villes saintes de poterie
blanche, mortes de trop de lune et d'attrition?
Ha ! qu’on m’évente tout ce lœss ! Ha ! qu’on m’évente tout ce leurre !
Sécheresse et supercherie d’autels… Les livres tristes, innombrables, sur leur
tranche de craie pâle… »
L’ « étrange aversion pour les livres » proclamée par le poète11 comme
provenant de son enfance, fut alors bien sûr réexaminée comme peu compatible
avec tout ce qui ressortait de la prise en compte de cette formidable mine que
constitue la surabondante bibliothèque personnelle conservée dans les murs de
la Fondation d’Aix-en-Provence. On a vu aussi, et ce fut là le bénéfice direct de
cette mutation, combien ce rejet allait de paire avec un souci de revivification
du savoir des livres considéré comme sclérosé et inerte – et c’était en ce sens
bien augurer du regard porté sur l’usage des emprunts. La volonté de
revivification du savoir, partant de ces nouveaux faits, était pleinement
compatible avec cette démarche de « greffe » d’éléments épars, aux poèmes à
naître : un grand pas dans l’appréciation de la genèse de l’œuvre allait être
franchi. Pour autant, le problème reste entier, à sa base comme dans ses
implications, car en dépit de ce bénéfice même, est alors apparue une suspicion
latente à propos de cette conception de la culture qui imprègne le volume de la
Pléiade, et dans laquelle malgré tout, les nuances ultimes n’ont pas réellement
été accueillies à leur juste valeur, face à la question des emprunts. Et pourtant,
dans un esprit éminemment subtile, les éléments sont livrés par le poète luimême, avec notamment cette lettre à Archibald MacLeish datée de Washington
(23 décembre 1941) « sur l’immunité poétique à l’égard de tout vie littéraire, de
tout exotisme et de toute culture ; sur la langue française comme lien essentiel et
seul lieu du poème »,12 qui comporte comme en une ligne médiane cette
proclamation cryptée, et dont il est encore difficile de tirer toutes les
implications :
« Mon hostilité envers la culture relève pourtant de l’homéopathie : j’estime
qu’elle doit être portée au point extrême où d’elle-même elle se récuse, et,
parjure à elle-même, s’annule ».
11
12
Cf. « Biographie », O.C., p. XI.
O.C., p. 549-551. C’est moi qui souligne.
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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Se trouvent logés dans cette formule tant de sous-entendus, qu’on aurait dû y
voir par exemple la validation par le poète de cette fameuse annulation du
référent pistée par Catherine Mayaux dans son article de 1988 évoqué plus haut.
Pourtant, tout porte à croire que cette prise en compte n’a pas été poussée à son
terme, car comment envisager autrement la fortune de certaines attaques
adressées à Saint-John Perse dès les années cinquante par Maurice Saillet,13
dont on a chemin faisant, bon an mal an, tenté de réhabiliter les vues ? Il n’est
pas inutile dans le présent exposé d’ouvrir une parenthèse importante à propos
de ce « dossier Saillet », indépendant de la question particulière des emprunts,
mais qui concerne tout de même la problématique de la relation de Perse au réel
qui est en fin de compte le dénominateur commun de tous ces phénomènes de
collage. Et la question est épineuse – les contrevenants à cette sorte de
réhabilitation des arguments de Saillet étant parfois tenus pour n’avoir
simplement pas lu le critique en question. Que l’on comprenne d’ailleurs le but
de cette allusion : il ne s’agit certainement pas ici de revenir sur une « vieille
lune », mais de s’appuyer justement sur la persistance des accusations de
Saillet, dans les années mêmes où se sont affinés les instruments d’une nouvelle
lucidité face à la genèse des poèmes de Perse. Il ne s’agit pas non plus de tenir
Maurice Saillet pour un bouc émissaire des confusions qui perdurent à propos
du rapport à la culture de Perse. Il est surtout question d’envisager ces
arguments pour ce qu’ils sont, ni plus ni moins. On peut apprécier ou non
l’ouvrage de Saillet, toujours est-il que l’angle d’approche qu’il choisit
constitua en lui-même une lecture dirigée de la poétique persienne, édifiée dans
l’ignorance pure et simple de faits de création qui sont pourtant apparus depuis.
Tenir Saint-John Perse pour « poète de gloire » et surtout pour être l’auteur
d’une « poésie de grand lettré » n’était pas sans conséquence, sans présupposés
pour une certaine réception, durable, et qui tend à accréditer l’image d’une
écriture snobe qui s’adresserait finalement à des esprits acclimatés à une
certaine érudition. Or face à ce qu’il accueillit pour une attaque en règle, Perse
prit la peine de consigner dans la Pléiade, disséminée en des lieux
« stratégiques » du volume, toute une défense, qui vaut d’abord pour ce qui y
est dit précisément, et non pas pour la posture sur laquelle on a beaucoup
insisté.14 Outre même les allusions biographiques qui hérissaient Saint-John
13
Maurice Saillet avait fait publier dans la revue Critique en plusieurs fois (octobre
1947-février 1948) une étude éditée au Mercure de France en 1952, intitulée Saint-John
Perse, poète de gloire.
14
Dans le volume des Œuvres complètes, cette défense nourrie comprend
respectivement : la lettre à Jean Paulhan du 29 septembre 1949 (Lettres d’exil), p. 1024-
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Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Perse, Saillet avait émis dans son argumentaire deux interprétations d’ailleurs
contradictoires, et selon lesquelles d’une part le poète érigeait pour vraies de
véritables « aberrations du langage » reposant sur un goût de l’exotique et de la
rareté, et selon lesquelles d’autre part, il fondait une bonne part de sa poétique
sur un usage volontaire d’une érudition dissimulée, ce qui avait pour corollaire
l’émission de lectures extravagantes de certaines mentions des textes. Pour
répondre au premier versant des accusations, Perse eut le souci d’attester de
l’existence « réelle » de certains éléments évoqués dans ses poèmes : il en fit
parvenir à Paulhan et à Caillois des preuves manifestes, sous la forme de
vignettes tirées d’ouvrages scientifiques. Or dans ce domaine, les suspicions des
critiques, passant outre les « attestations » apportées par le poète, ont eu
tendance à perdurer, prouvant là que le problème ne se situait pas uniquement
du côté de Perse.15 Pour ce qui touche à la négation des référents culturels dans
les poèmes, la lettre à Adrienne Monnier est très éloquente, surtout quand SaintJohn Perse s’ingénie à faire par exemple de ses poèmes américains de pures
créations composées dans une imperméabilité totale vis-à-vis de toute référence
culturelle ou historique.16 Pour autant, la confusion qui règne encore à ce propos
est aussi due au fait qu’on peut lire dans ces deux réactions de Perse, les deux
faces d’une même problématique, celle de son rapport au réel et à la culture en
tant que source éventuelle du poème – problématique longtemps difficile à
apprécier du fait de prises de position préconçues, et pour cette raison,
incomprise. Se fourvoyant dans l’interprétation des positions du poète dans les
lettres à Caillois par exemple, on a vite fait d’y voir une posture, alors qu’il
fallait y voir plutôt une défense pleinement fondée : oui, l’oiseau Annaô existe
bel et bien, en tout cas ce véritable quiscalus lugubris dont se prévalent les
précisions données à Caillois. Mais le poète a lui-même contribué à la
confusion, en étant poète jusqu’au bout en somme, et en s’étant lui-même
englué dans le charme de la légende de la chanson bambara qui aurait
prétendument fourni le motif de l’Annaô,17 là où il n’y avait qu’une pure
1025 ; la note 3 relative à la p. 1024 de ces Lettres d’exil, p. 1304 ; les lettres à Roger
Caillois du 26 janvier 1953, dans les Témoignages littéraires (p. 561-563) et de février
1953 dans les Lettres d’exil (p. 964-966) ; la lettre à Adrienne Monnier, datée de
Washington (26 mars 1948) « sur l’interprétation d’Exil et autres poèmes d’Amérique »,
dans les Témoignages littéraires, p. 552-554, et la note qui s’y rapporte, p. 1157-1158.
15
J’ai eu naguère l’occasion de détailler ces dénégations et de leurs implications, à
propos de l’une des occurrences mises en causes continuellement par les critiques, celui
de l’ « oiseau Annaô » : Cf. Loïc Céry, « La dure vie de l’oiseau Annaô », Souffle de
Perse N) 9, janvier 2000, p. 52-68.
16
Cf. lettre à Adrienne Monnier du 26 mars 1948, op. cit., O.C., p. 553.
17
Cf. la lettre à Caillois de février 1953, O.C., p. 966.
184
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
création à partir du latin æneus.18 Derrière l’Annaô d’Eloges, se cache bel et
bien un réel quiscale des Antilles que connaissait bien le jeune Leger pour
l’avoir constamment « côtoyé » dans son enfance, et derrière l’Oiseau Anhinga
de Vents, un réel oiseau très rare dont l’espèce protégée perdure dans le Sud des
Etats-Unis (l’une des plus anciennes espèces d’oiseaux au monde). Les
dénégations de la lettre à Adrienne Monnier ont pu quant à elles être resituées
dans une volonté de généralisation du propos, qu’il était aisé de comprendre.
Mais demeure ce problème de Perse vis-à-vis du référent et de la culture perçue
comme vivier poétique, problème dans lequel la critique s’est engouffrée elle
aussi, à mi-chemin entre l’ « illusion référentielle » dont avait parlé Riffaterre et
le « désencrage » du poème de toute assise (le fameux « poème né de rien »
dont il parle dans « Exil »). On a parfois suivi le poète dans sa propre
complexité, et même ses propres contradictions (qui fondent aussi la richesse de
son verbe) et les critiques se sont montrés eux aussi contradictoires dans leurs
approches.
C’est incontestablement de cette contradiction que relève – pour en revenir à
notre question initiale –, l’interprétation critique de l’usage des emprunts par
Saint-John Perse. Dans un premier temps, on a réellement tiré les conclusions
qui s’imposaient, les conclusions de fond quant à cette démarche de collage.
Catherine Mayaux a su montrer l’usage documentaire pratiqué dans le but d’une
construction pleine du poème19 – et nous aurons l’occasion plus loin de faire
usage de cette modalité-là. Joëlle Gardes-Tamine a montré quant à elle combien
cette utilisation de sources d’emprunts éparses n’empêchait pas la profonde
unité de l’œuvre, légitimant au passage cette démarche de mise en lumière des
matériaux du collage, comme la « recherche de l’un derrière le multiple » et en
somme une possibilité nouvelle d’apprécier la richesse de l’œuvre, l’un de ces
« niveaux de lecture » dont avait parlé Mireille Sacotte :
« A la succession d’errances et d’exils qu’est, physiquement ou
symboliquement, tout l’existence de l’homme, correspond cette technique du
collage. L’œuvre n’est rien d’autre que la quête d’un sens arraché à l’épars.
Elle est à elle seule la preuve que l’unité est possible, puisqu’elle-même en
possède une, conquise sur et faite de la diversité des matériaux utilisés. »20
On se référera sur ce point à l’article précité, L. Céry, « La dure vie de l’oiseau
Annaô », op. cit., p. 66.
19
Cf. Catherine Mayaux, « Eléments, collage et mise en page du poème dans le chant X
d’Anabase », op. cit.
20
Cf. Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de l’Etre : le
collage chez Saint-John Perse », op. cit., p. 103.
18
185
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Joëlle Gardes-Tamine a encore montré que cette orchestration du disparate en
une œuvre unitaire parvenait à lui conférer ses allures d’intemporalité et
d’annulation des situations géographiques :
« En amont du texte, pour reprendre l’opposition posée par Ricoeur dans son
monumental Temps et récit, existe un monde sans ordre, un monde dont
l’histoire est remplie de défaillances, un monde où coexistent des lieux
différents, et qui est le résultat d’une succession d’époques. C’est de lui que
l’œuvre tire ses matériaux. Puis vient le texte : il fait de ces matériaux
disparates un ensemble organisé à la puissante originalité thématique et
stylistique. Enfin, l’aval du texte. S’il est vrai que toute poésie offre une
ontologie, il faut s’interroger sur l’univers ainsi créé par l’écriture. C’est un
univers qui, comme l’a voulu Saint-John Perse, et justement parce qu’il utilise
des fragments disparates, n’est ancré dans aucun lieu ni aucun temps, et qui
raconte l’histoire une de l’âme. (…) Et le collage apparaît comme un stimulant
dans cette poésie de l’intelligence qui crée au bout du compte un univers
surréel plus réel, car ordonné, que le sensible qui se perd dans sa diversité. Car
l’écriture n’est rien d’autre que la conquête d’un ordre imposé au désordre. » 21
On ne saurait donc mieux valoriser cette recherche des cas d’emprunts, dès lors
beaucoup moins anecdotiques qu’on pourrait le penser : c’est le cœur de la
genèse de cette poésie qui se retrouve engagé dans cette matrice.
Pourtant, dans un second temps, c’est un mouvement tout à fait inverse qui s’est
effectué, ce qui nous porte à penser que dans une large mesure, perdurent
certains malentendus, sur les fondements décrits précédemment. Ainsi, ce n’est
ni plus ni moins qu’une accusation de « tromperie », d’ « artifice », de
« dandysme », d’ « alexandrinisme » qui s’est alors fait jour.22 Certes, il faut le
reconnaître, au moment même où se confirmait la réalité d’un rapport en fait
très marqué à la connaissance livresque, revenait en mémoire sous un jour
autrement plus agaçant cette proclamation réitérée d’un dégoût de la culture
livresque. Ou encore, il est vrai, comment ne pas être effectivement agacé
quand, après avoir mis au grand jour les emprunts précités, on pouvait envisager
à nouveau ce type de stratégie de dissimulation qui affleure par exemple dans
21
Ibid., p. 103-104.
Cf. Joëlle Gardes-Tamine / Colette Camelin, La « rhétorique profonde » de SaintJohn Perse, Paris, Champion, 2002, p. 152 : « Reste un paradoxe de taille : comment un
homme qui n’a cessé d’affirmer que la poésie l’aidait à vivre (…) pouvait-il
s’accommoder d’une écriture où l’artifice et la tromperie tiennent une si grande part ? »
22
186
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
cette note exquise à une lettre à Jean Paulhan, à propos de Bacot – quand on sait
tout ce que Perse lui doit dans Anabase :
« Jacques Bacot, orientaliste tibétisant, auteur d’une magistrale traduction du
Milarepa et de deux relations de voyage au Tibet, dont Le Tibet révolté, où
Saint-John Perse reconnaissait d’exceptionnelles qualités d’écrivain. »23
On ne peut que rester songeur face à un tel sens de l’ellipse ou de
l’euphémisme : « où Saint-John Perse reconnaissait d’exceptionnelles qualités
d’écrivain »… On peut donc comprendre un agacement de fond, une lassitude,
face à ces jeux de dissimulation, d’esquives, d’autant plus dérisoires pour un
écrivain qui choisit à la fin de ses jours de faire don de l’ensemble de ses
archives à une fondation portant son nom – offrant par là même tous les
instruments d’une révélation générale progressive des procédés de manipulation
en question. En tout cas, cette lassitude même ne peut justifier qu’on ait alors
repris à son compte l’acte d’accusation de jadis, le nourrissant du reste un plus
et ce, précisément à propos de cette question délicate entre toutes du rapport de
Perse à la culture – pêle-mêle, la critique acerbe d’une fausse érudition
trahissant en fin de compte une culture très superficielle :
« A force d’entasser sans hiérarchie les références, les allusions, elles perdent
leur signification. La critique de l’histoire s’accompagne d’une critique de la
culture au travers précisément de la saturation de l’œuvre par l’érudition.
D’autant que, l’examen de la bibliothèque personnelle le montre, cette
érudition est souvent plus superficielle que véritablement intériorisée. »24
Et à Jean Arrouye, disant qu’
« il n’est pas besoin de souligner ce que, thématiquement et
métaphoriquement, l’œuvre poétique de Saint-John Perse doit à ce savoir
méthodiquement amassé, qui est tout sauf éclectique comme le montrent les
ouvrages spécialisés de la bibliothèque de l’écrivain et les notes précises qu’il
prend au cours de leur lecture et dont certaines nous sont parvenues »25
la réponse est cinglante et sans appel :
23
O.C., p. 1304.
Joëlle Gardes-Tamine / Colette Camelin, La « rhétorique profonde » de Saint-John
Perse, op cit., p. 156.
25
Jean Arrouye (« Amers d’Amérique », Espaces de Saint-John Perse N° 3, Saint-John
Perse et les Etats-Unis, Publications de l’Université de Provence, 1981), cité par Joëlle
Gardes-Tamine et Colette Camelin, ibid., p. 156
24
187
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
« Sans doute, mais ce savoir n’est pas approfondi. Il s’agit d’une culture
journalistique, qui ressasse les mêmes préoccupations, souligne et consigne dix
fois les mêmes faits et les mêmes mots et nivelle ce qui est important et ce qui
ne l’est pas, ce qui relève de la culture littéraire et ce qui appartient aux faits
divers ».26
C’est surtout sur pièces, au regard de l’examen typologique qui sera établi plus
loin, à partir de la découverte effectuée par Christian Rivoire, que je voudrais
démontrer combien ces jugements me semblent hâtifs, et combien la
consignation dont il est question répond, dans l’espace de la genèse d’un même
poème, à bien d’autres enjeux que ceux qu’on peut attendre d’une « culture
journalistique » ou d’un « savoir qui n’est pas approfondi ». C’est de bien autre
chose qu’il s’agit en vérité, portant à croire que ces accusations sont tout aussi
faussées que celles qui étaient naguère lancées par Maurice Saillet dans
l’ignorance de ce que nous savons désormais à propos de ces faits d’emprunts.
Que l’on prenne donc les quelques propositions présentées ici comme des
prédicats à mettre en regard d’une considération attentive des différentes
modalités d’emprunts dont il sera question, après avoir déterminé l’attitude de
Saint-John Perse face à l’ouvrage de Georges Contenau.
En premier lieu, il est important, après toutes les plongées de ces dernières
années dans l’univers foisonnant et souvent déconcertant de la bibliothèque
personnelle de Saint-John Perse – sur la nature de laquelle nous reviendrons
encore – de ne pas se méprendre sur son statut. Il ne s’agit aucunement, il ne
peut être question, d’une bibliothèque d’ « honnête homme », au sens du XVIIIe
siècle ; une bibliothèque constituée avec le souci justement d’érudition que l’on
suppose dans cette perspective, qui est totalement étrangère à Perse. Ce « bric à
brac »27 relève d’une logique autre que celle d’un savant : il est bien celui d’un
artiste, puisant son savoir à partir de sources volontairement hétéroclites, et
s’inspirant du disparate. Il s’agit bien d’un chaos, et l’appréciation de cet
espace, permis aux chercheurs depuis quelques années, ne devrait jamais perdre
de vue cette perspective chaotique : il nous est donné d’entrer à Aix, dans
l’antre d’une intelligence de synthèse qui se nourrissait de ce capharnaüm dans
le seul but de l’élaboration d’une œuvre. S’éloigner de cette dimension-là laisse
possibles tous les contresens sur la démarche de Perse, et justement sur son
rapport à la culture. Et justement, distinguer l’implacable rigueur de cette
compilation d’informations doit permettre de mesurer les mécanismes de la
26
Ibid.
Etat de fait que constatent en ces termes Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin
(ibid., p. 154).
27
188
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
création en leur état embryonnaire, ceux d’une ouverture béante sur l’immensité
du « monde entier des choses », dans un désordre qui n’est qu’apparent. Et le
poète se nourrit alors de tout en effet, dans la perspective qui est en tout cas
celle de Perse : il amasse certes, mais engloutit surtout une masse considérable
d’informations non hiérarchisées et pourtant classées, et comme le disait
Gardes-Tamine dans son article de Saint-John Perse ou la stratégie de la
seiche, ce sera au poème de relayer la puissante orchestration de cet ensemble.
Y voir une superficialité relèverait alors d’un regard faussé, d’un quiproquo.
En second lieu, le rapport à la culture livresque ou extérieure qui en découle ne
relève donc pas d’une attitude journalistique (cet « universel reportage » dont
parlait Mallarmé ?), loin de là : elle présuppose un point de vue englobant à cet
accueil du disparate – et c’est ce point de vue qu’on retrouvera magnifié dans le
poème. Saint-John Perse n’a donc pas besoin de la culture livresque : il s’en fait
l’auxiliaire d’une pensée qui l’habite, avec son geste créateur qu’il s’agira
d’actualiser par le vecteur d’une fine attention au réel. Il tient en somme « sa
connaissance au-dessus du savoir », comme il le dit si bien dans Amers :
« Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie ?
– Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir. »28
Est-il possible, dès lors, d’envisager au sein même de ce rapport particulier à la
culture, comme une sorte de « complexe », à la faveur duquel le poète, sachant
sienne et si originale sa vision du monde, répugnerait à être découvert en
flagrant délit d’emprunt ? C’est ce que laisse à penser en tout cas l’assertion
précitée à propos de Bacot : au prix de quelque dissimulation, de quelque
manœuvre (d’ailleurs bien vénielle), il s’agirait surtout de défendre cette vision
pour ce qu’elle est, à savoir un lien personnel au monde, contre les
interprétations d’inauthenticité. C’est ce qui le pousse à se raidir quand Saillet
envisage une imprégnation érudite de son propos (sur de fausses pistes, faut-il le
rappeler ?), et à mêler ses propres légendes à ce rapport direct au réel auquel il
aspire. Saint-John Perse n’aurait certainement pas apprécié que nous mettions la
main sur les sources de cette construction patiemment édifiée, mais puissionsnous tout au plus, ne pas nous prévaloir des découvertes pour crier à la
démystification : l’attitude serait décevante pour le moins. Au surplus, elle
introduirait, face à l’illusion référentielle dont il était fait état précédemment,
une fatale « illusion de la transparence » : d’avoir mis à jour le fonctionnement
28
Saint-John Perse, Amers, « Invocation », 6, O.C., p. 268.
189
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
des emprunts nous permet-il de comprendre de facto dans quel état d’esprit ils
ont été réalisés ? Au demeurant, ce serait là la meilleure façon de s’interdire de
jamais rien comprendre aux nuances de la démarche de genèse de Perse. Un
puissant imaginaire en action, il faut imaginer le poète souvent crayon en main
pour relever ça et là ces « matériaux » dont il était question plus haut, qui
entreront dans la composition des poèmes. Si l’on est conscient de ce complexe,
de cette attitude ambivalente face à la culture, on commence alors à s’éloigner
d’une telle illusion de transparence, et à approcher d’un peu plus près ce qui
fonde le processus préparatoire de l’écriture propre à Saint-John Perse.
L’autre grand fait du moment philologique mis en œuvre par la prise en
considération des emprunts, est donc la prise en compte des archives conservées
à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence. Revenant sur les
différentes sources d’emprunts, Joëlle Gardes-Tamine avait distingué plusieurs
catégories au sein des archives : les listes établies à partir d’ouvrages
techniques, les annotations prises à partir d’ouvrages divers (comme ceux de
Bacot ou du Révérend Père Duss), et les sources éparses telles que les coupures
de journaux.29 En somme, un véritable foisonnement30 des fonds documentaires
que l’on pourrait récapituler comme suit, conformément au classement des
archives de la Fondation : dossiers documentaires (contenant coupures de
journaux classées par thèmes et relevés de toutes sortes), notes documentaires
(prises à vif ou à partir d’une source extérieure déterminée, tel qu’un ouvrage
par exemple) et de très rares « carnets noirs » dont la plupart ont été détruits par
le poète.31 C’est le statut même des « notes documentaires » manuscrites qui
nous intéressera en l’occurrence, la découverte de Christian Rivoire portant
justement sur un document de cette nature. En l’espèce, nous sommes en
présence d’un relevé effectué à partir d’un ouvrage, et reproduisant exactement
le système d’annotations que l’on connaît à propos des livres de la bibliothèque
personnelle (ronds, traits verticaux, etc., en marge des extraits recopiés, et
soulignements de certains passages). Bien sûr, c’est la nature même de ces
extraits sélectionnés, correspondant tous à des emprunts – tel qu’on en
Cf. Joëlle Gardes-Tamine, « De la multiplicité des apparences à l’unité de l’Etre : le
collage chez Saint-John Perse », op. cit., p. 94-98.
30
On se référera sur ce point aux divers travaux bibliographiques établis par Corinne
Cleac’h Chesnot, documentaliste de la Fondation Saint-John Perse.
31
Pour le centenaire de la naissance de Saint-John Perse, en, 1987, la Fondation a édité
un carnet retrouvé dans les archives, faisant état d’une croisière en Méditerranée :
Croisière aux Iles Eoliennes, Cahiers Saint-John Perse N° 8/9, Paris, Gallimard, 1987.
29
190
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
proposera une analyse plus loin – qui en fonde la spécificité : ces notes
documentaires sont déjà une projection dans l’élaboration du poème, indiquant
très clairement quels seront les emprunts effectués. Par rapport à l’ouvrage en
lui-même – dont, rappelons-le, on n’a pas la trace dans la bibliothèque
personnelle –, cette sorte de « sélection » décisive confère en quelque sorte à
ces notes particulières le statut d’ébauches du travail manuscrit du poème, tels
que d’autres exemples conservés à la Fondation :
« Les quelques carnets noirs qui nous sont restés, ou les feuillets manuscrits
recouverts de notes laissent supposer qu’il recopiait des fragments et que ces
notes pouvaient servir de départ à la rédaction des textes poétiques. »32
Ici, c’est le caractère massif des emprunts induits par les notes qui surprend : tel
que l’a précisé précédemment Christian Rivoire dans sa présentation du
document, ce ne sont pas moins de 17 feuillets manuscrits dont il s’agit, avec
cette écriture serrée et parfois difficilement déchiffrable. La découverte d’un
document de cette importance, nous renseignant si utilement sur la genèse de
Vents, alors même que jusqu’alors, il était demeuré inexploité par les
chercheurs, prouve s’il en était besoin, combien est essentielle la prise en
compte globale et plus systématique encore que ce qui a été fait à ce jour, de
l’ensemble des archives de la Fondation, et l’importance de ne pas minorer a
priori les informations que peuvent receler les notes documentaires.
Car la direction empruntée pour une large part par les critiques dans la
considération accordée aux archives lors de ces dernières années s’est
concentrée sur la bibliothèque personnelle. Dans ce champ de la recherche, les
travaux de Renée Ventresque font autorité,33 et il faut y ajouter tous les
décryptages établis par Colette Camelin à propos des lectures philosophiques du
poète.34 Désormais, la méthode d’une analyse rigoureuse des apports
esthétiques et intellectuels des lectures de Saint-John Perse est bien balisée, et le
bénéfice en a été insoupçonnable pour toutes sortes d’éclairages. Mais il ne faut
pas perdre de vue que cette bibliothèque n’est qu’un outil lacunaire de
l’appréciation des processus de genèse chez Perse, non seulement parce que
32
Joëlle Gardes-Tamine, op. cit., p. 94.
Cf. entre autres Renée Ventresque, Les Antilles de Saint-John Perse. Itinéraire
intellectuel d’un poète, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Le songe antillais de Saint-John
Perse, Paris, L’Harmattan, 1995 ; à paraître en 2007 : Saint-John Perse dans sa
bibliothèque, aux éditions Champion.
34
Cf. Colette Camelin, Éclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, Paris,
CNRS Editions, « CNRS Littérature », 1998.
33
191
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
c’est donc l’ensemble des archives qui dans ce domaine est réellement fondé,
mais également pour une autre raison, conjoncturelle et historique. En effet,
même si on le sait depuis la constitution de la Fondation, on a peut-être un peu
négligé un état de fait essentiel : cette bibliothèque est fortement parcellaire, du
fait même que toute une série d’ouvrages ayant appartenu à Saint-John Perse
durant son exil américain n’a simplement pas été transmise pour la constitution
du fonds. La plus grande partie des archives liées à cette période est belle et
bien représentée à la Fondation, certes, mais une bonne partie des ouvrages en
tant que tels consultés par le poète durant toutes ces années, que ce soit à
Washington ou New York, n’ont pas abouti par la suite au legs effectué par le
poète en 1975 pour la mise sur pied de la Fondation, ni à celui de Dorothy
Leger après la mort du poète. Nous émettrons plus loin une hypothèse probable
de l’absence du fonds, de l’ouvrage de Contenau en particulier, mais d’ores et
déjà, constatons ce fait important à propos de la bibliothèque « américaine » de
Perse : encore une fois, ce qu’il en reste à la Fondation, pour important qu’il
soit, est forcément partiel. Quand on sait l’importance de la démarche
documentaire dans le processus créatif de Perse, on peut par conséquent en
conclure qu’en plus des précieux recoupements effectués par Renée Ventresque,
toute une part des investigations du poète au cours de son séjour américain nous
est inconnue. Cette période que l’on dit être celle de la maturité poétique de
Saint-John Perse, qui a donné les trois massifs d’Exil, Vents et Amers, souffre
donc de cette lacune quant aux éclairages philologiques qui peuvent
potentiellement provenir d’une prise en compte des annotations effectuées sur
les ouvrages de la bibliothèque personnelle, et de tout le corpus documentaire
qui l’accompagne.
« Et de tels rites furent favorables. J’en userai »
Saint-John Perse face à l’ouvrage de Georges Contenau
Fût-elle parcellaire dans l’appréciation que nous pouvons en avoir, la
bibliothèque de Saint-John Perse lui fut très utile comme on l’a dit, dans le
cours de la construction de son œuvre. En dépit de la description peu glorieuse
des bibliothèques qui apparaît dans Vents, Perse n’est certainement pas de ces
écrivains dont Harold Bloom dit un jour qu’ils souhaitaient tout un peu
secrètement un incendie généralisé des bibliothèques qui libérât l’imagination :
192
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
« the dark wish that the librairies be burned in some new Alexandrian
conflagration, that the imagination might be liberatd from the graetness and
opppressive power of its own dead champions. »35
Le monde rencontré au cours des lectures est pour Perse, comme nous l’avons
vu, un auxiliaire et non un support vital. L’ironie du sort a voulu que l’ouvrage
certainement le plus exploité par Saint-John Perse pour la constitution d’un seul
et même poème (en tenant compte de tous les emprunts dont il sera question)
soit justement l’un de ceux qui sont absents de sa bibliothèque personnelle
accessible aux chercheurs. Car l’ouvrage de Georges Contenau, La divination
chez les Assyriens et les Babyloniens, est bel et bien absent des rayonnages de la
Fondation, depuis toujours : la trace féconde de la lecture active par le poète
n’apparaît qu’à travers les notes qui ont servi de supports à la découverte de
Christian Rivoire. Et sur cette absence, on ne peut s’empêcher d’émettre
l’hypothèse d’une soustraction volontaire par Saint-John Perse lui-même du
fonds transmis à la Fondation qu’il constitua avec Pierre Guerre en 1975. Bien
sûr, une telle hypothèse est liée à la question lancinante depuis la plupart des
dévoilements du processus créatif, à savoir qu’on a du mal à imaginer comment
le poète a lui-même envisagé les découvertes qui, inévitablement, devaient
advenir progressivement : a-t-il été pleinement volontaire pour fournir tous les
instruments qui permettraient particulièrement la mise en lumière intégrale de la
genèse des poèmes ? Quand on considère l’ensemble impressionnant des
emprunts qui fait de cet ouvrage scientifique un véritable réservoir de
l’imaginaire créatif pour le poète, on peut en douter, et supposer en effet (quand
bien même cette supposition ne peut être étayée par aucun fait tangible) que
Perse lui-même fit en sorte d’écarter l’ouvrage des archives, toujours par cette
crainte d’être taxé d’inauthenticité ou pire. Ce qui peut encore militer pour une
telle hypothèse, c’est la nature des notes manuscrites découvertes : en
reproduisant strictement le même système d’annotations que celui qu’il adoptait
directement sur les livres, tout se passe comme si Perse avait fait en sorte de
conserver une trace écrite des sélections qu’il avait effectuées, tout en se passant
du livre en tant que tel – or, ne serait-ce que cette sélection aura nécessité, on
peut le deviner, une consultation approfondie de l’ouvrage en question. Un autre
élément à évoquer également dans cet ordre d’idée : le livre de Contenau, publié
aux éditions Payot en 1940, est contemporain d’un autre titre des éditions Payot
35
Harold Bloom, éd., John Keats : Moderne Critical Views (New York, Chelsea House,
1985) – cité par Carol Rigolot, Forged genealogies : Saint-John Perse’s conversations
with culture, Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance languages and
literatures, 2001, p. 154.
193
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
qui figure celui-là dans les archives de la Fondation, l’ouvrage de R. Berthelot,
La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, pour avoir été consulté et utilisé par
Perse pour la composition de Vents (on le verra plus tard, un relevé effectué
dans ce titre de Berthelot par Colette Camelin confirme une sélection du même
ordre dans l’ouvrage de Contenau). Saint-John Perse s’est intéressé à la même
période à ces deux titres de chez Payot, maison à cette époque très marquée
dans le domaine des sciences humaines (les deux livres ont pour point commun
d’appartenir à un champ ethnologique ou historique). S’il a fait l’acquisition de
l’ouvrage de R. Berthelot, qu’il a consulté à titre complémentaire, il est
simplement impensable qu’il n’ait pas acquis l’ouvrage de Contenau, dont il a
tiré une substance si considérable comme on l’a dit. Ecarter cette source de la
bibliothèque, c’est aussi effacer les traces d’une certaine façon ; sauf que ces
notes manuscrites, demeurées si longtemps inconnues, nous sont finalement
parvenues. Etait-il prévu qu’il en soit ainsi : Perse avait-il prévu qu’un jour nous
découvrions même ces traces d’emprunts ? Il ne s’agit pas d’épiloguer en
ajoutant des hypothèses au hypothèses ; en tout cas, l’occasion est donnée
aujourd’hui dans la prise en compte de ces notes, représentant de toute évidence
la pointe extrême des modes d’emprunts, soulignons-le à nouveau, sur une seule
et même source, de concilier à la fois la conscience de la complexité du rapport
de Perse vis-à-vis de la culture, et une analyse rigoureuse.
Plus que jamais, face à la teneur des notes prises par Saint-John Perse à partir de
Contenau, se confirme cette image du « poète-artisan » dont a parlé Esa
Hartmann36 à propos du travail manuscrit, et cela, en deux temporalités, ellesmêmes contiguës. La première temporalité est bien sûr la plus apparente quand
on jette un coup d’œil sur le relevé des emprunts présenté précédemment :
l’ « artisanat » le plus évident porte sur les emprunts langagiers, entrant dans la
germination des images, métaphores et expressions du poème. Mais une
temporalité tout aussi prégnante bien que plus subtile confère à ces emprunts
effectués à partir de Contenau une valeur particulière pour Vents : l’artisanat
dont a fait preuve le poète face à l’ouvrage, touche aussi à la thématique même
du poème, ou en tout cas à tout un pan thématique de Vents, celui de la
refondation de la connaissance humaine, et bien sûr, à la place accordée dans ce
contexte, aux modalités divinatoires et chamaniques. Ce qui ressort globalement
de l’examen dont on détaillera les éléments plus loin, c’est en effet l’incroyable
vivier documentaire qu’a constitué l’ouvrage, au-delà même des « greffes »
langagières, pour nourrir cette thématique de la connaissance intuitive. Car ne
nous y trompons pas : il n’est pas un seul domaine de cette thématique générale
36
Cf. infra Esa Hartmann, « Vents ou la naissance mythique de l’écriture ».
194
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
qui ne trouve à travers ces emprunts et au-delà même, dans l’ouvrage de
Georges Contenau en général, comme un puissant support documentaire. C’est
en vérité ce qui frappe quand on consulte ne serait-ce que la table des matières
du livre : y sont abordés méthodiquement ce qui fonde en fin de compte ce
thème de la connaissance intuitive, de la « mantique » dans Vents de Saint-John
Perse. Si cet aspect primordial est évoqué avant même la proposition d’une
typologie des emprunts, c’est que justement, le mode d’agencement de ces
emprunts mais aussi leur nombre élevé ne peuvent être compris qu’en vertu de
cette sorte d’ « assise » documentaire que constitue l’ouvrage pour toute cette
part de la thématique de Vents. Conséquence directe pour toutes les
appréhensions de la genèse du poème : il convient dorénavant d’en tenir compte
pour réorienter radicalement cette thématique divinatoire du pôle chamanique
provenant des Indiens d’Amérique, vers ce nouveau pôle mésopotamien,
jusqu’alors inconnu en ce qui concerne Vents. Précision d’ailleurs importante à
ce propos : étant donné que désormais, on peut à bon droit parler d’un réel
syncrétisme en la matière, remarquons que la spécificité de l’intérêt
documentaire accordé par Saint-John Perse à la divination assyrienne et
babylonienne est que justement, le phénomène (dont il a pu constater la
contemporanéité avec les Indiens Nvahos) est ici replacé dans le cadre de
sociétés anciennes, extrêmement anciennes même, puisqu’il s’agit ni plus ni
moins que la première entité d’une grande civilisation antique, en termes
chronologiques.37
Mais pour attester de tout ceci, il n’est donc pas inutile d’effectuer une
sorte de panorama des grands traits de cette thématique dont on peut retrouver
la trace directe dans le livre de Contenau et ce, dans deux grands domaines qu’il
sera plus commode de dissocier pour mieux envisager plus tard l’agencement
des emprunts.
37
Sur ce point, on se fiera au bref rappel historique que voici, établi de la part du grand
spécialiste en la matière, Georges Contenau, au début de son ouvrage : « Au seuil de
cette étude, nous rappellerons ce que nous savons des peuples qui en font l’objet. On
admet qu’avant le début de l’histoire (3000 av. J.-C.), les Sumériens, peuple non sémite,
habitaient le bassin du Tigre et de l’Euphrate qui constitue la Mésopotamie. Lorsque les
Sémites ou Akkadiens vinrent s’y installer, sans doute en provenance du nord-ouest, ils
adoptèrent la civilisation des Sumériens qu’ils modifièrent au contact de la leur. Peu à
peu le pays se différencia en Babylonie au sud et en Assyrie au nord, qui, vers 500 avant
notre ère, tombèrent sous la domination des Perse (Indo-Européens). Nous employons
donc pour désigner les habitants de la Mésopotamie indifféremment les termes
d’Assyriens, de Babyloniens, ou d’Akkadiens qui les comprend tous deux. » (Georges
Contenau, La divination chez les Assyriens et les Babyloniens, Paris, Payot, 1940, p.
19).
195
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
C’est tout d’abord sur un terrain purement documentaire que le poète a
tiré une substance féconde pour son œuvre. Il ne faut donc pas s’étonner de
découvrir pour tous les emprunts effectués, un ressort documentaire essentiel
qui va littéralement conditionner les multiples développements liés au thème du
savoir intuitif et divinatoire dans le poème. L’imaginaire de Vents se trouve
nourri et profondément stimulé par toute la contextualisation historique que le
spécialiste s’efforce de présenter dans la première partie de son propos, et au gré
de laquelle on s’aperçoit que les structures sociales des sociétés postsumériennes sont elles-mêmes déterminées par cette place cruciale de la
divination. Dans cette perspective, il faut repenser à toute l’économie
thématique de Vents à propos de la transmission du savoir divinatoire, dans
laquelle on peut retrouver comme on le sait cette valorisation de l’ « Officiant »,
de l’homme porteur d’un savoir intuitif. On devine par exemple combien était
importante la matière que Perse a dû trouver à la faveur des explications de
Contenau, au sujet de la place des devins dans la société, en tant que
dépositaires du savoir :
« Qu’il s’agisse de la divination ou de quelque autre activité scientifique en
Assyrie et en Babylonie, nous revenons naturellement au prêtre. Il est
dépositaire des toutes les formes de savoir. »38
Cette prééminence elle-même se retrouve dans la créance accordée au
déchiffrement du monde par les porteurs d’un savoir non rationnel (le thème
traverse toute la première section de Vents), ce qui a évidemment frappé le
poète, qui fera des devins et chamans les réceptacles de l’autorité d’un savoir
mystérieux. S’ensuit dans l’ouvrage de Contenau toute une typologie des
différents types de devins, dans laquelle on peut retrouver les grands traits de
l’ « Officiant » de Vents. Par ailleurs, on a déterminé que le poème est, dans
Vents, le point focal d’une transmission de l’ « initiation » fondatrice d’une
refondation de la connaissance.39 Or, comme on peut s’y attendre, dans le livre
de Contenau, la notion de l’initiation des devins est mise en avant, avant tout
par le prisme d’un enseignement oral (important quand on se souvient que dans
Vents, l’initiation précède sa consignation par l’écrit, objet du travail de scribe
du poète) :
38
39
Ibid., p. 63.
Cf. infra, p. 82 et sq.
196
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
« Nous touchons là à ce point fondamental de la science babylonienne que
nous avons déjà signalé, l’existence d’un enseignement oral complémentaire de
l’enseignement écrit et qui est réservé aux seuls initiés. »40
Cette initiation comporte point par point, tous les éléments que nous
retrouverons dans le poème – la révélation du « chiffre nouveau », du « chiffre
perdu », symbole de la substance de l’initiation aux grands mystères de la vie,
correspond bien dans l’initiation babylonienne du devin, à l’enseignement des
« nombres sacrés » :
« Parmi les secrets que comportait l’initiation, figure, en effet, ma
connaissance de la signification des nombres sacrés. Les anciens n’avaient pu
manquer d’être frappés de la propriété qu’ont les nombres d’être combinés de
façons infinies de sorte qu’on arrive à l’un d’eux par des voies multiples.
Partant de nombres considérés comme fondamentaux, ils s’étaient ingéniés à
assigner aux chiffres des valeurs symboliques et, par correspondances, à
traduire tout par des nombres. On sait l’application du système qu’on fait les
Kabbalistes à la Bible, en attribuant à chaque lettre de l’alphabet hébreu une
valeur numérique. Les Assyro-Babyloniens n’agissaient pas autrement (…). »41
Intervient également dans l’enseignement reçu par les devins, la mission de
l’écriture, à l’égal des scribes.42 De là, cette place particulière de l’écrit comme
réceptacle de la connaissance, que l’on retrouvera dans un emprunt détaillé plus
loin, à propos de la bibliothèque d’ Assurbanipal.
Toujours à propos des cadres généraux de la divination, toute la problématique
qui est traitée dans Vents, du recours ou du rejet aux substances hallucinogènes,
est analysée en détail dans tout le troisième chapitre de cette première partie de
l’ouvrage de Contenau, « Les auxiliaires de la divination »,43 donnant lieu à un
comparatisme de la question dans les sociétés antiques. La matrice même de la
réflexion développée dans le chant 6 de la troisième section de Vents s’appuie
sur tout cet exposé érudit, qui se retrouve transformé dans la vision propre au
poète.
Venant renforcer l’intérêt pour ces temps anciens, Perse fut très certainement,
on peut le deviner à la lecture de Contenau, fasciné par des sociétés où la
divination et autres superstitions de tous ordres tiennent une place aussi large,
40
Georges Contenau, op. cit., p. 72.
Ibid., p. 76.
42
Ibid., p. 77-81.
43
Ibid., p. 39-62.
41
197
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
jusqu’à habiter la vie quotidienne. D’où la recherche d’un décryptage de la part
du scientifique, qui n’est pas vaine, et qui vise une classification rigoureuse qui,
là encore, a dû combler le poète. Et au premier rang de ce décryptage effectué
par Contenau, prend place tout l’exposé de la seconde partie de l’ouvrage, où
les différentes catégories des pratiques divinatoires sont dûment classées et
étudiées en détail. Avant d’entrer dans toutes les nuances catégorielles des
différents types de « mantiques », Contenau opère une distinction entre deux
types de divination : intuitive-déductive et déductive.44 Or, quand on a traversé
l’aventure de la connaissance qui irrigue Vents, on sait que la conciliation y est
recherchée entre raison et divination, ou plus exactement, est visée une
revivification de la sphère raisonnante par la méthode intuitive. Le poète a
encore opéré par imprégnation documentaire pour nourrir sa propre vision, cela
ne fait pas de doute. Et c’est ce qui peut expliquer que dans l’exposé des
différents modes de divination, il a puisé chez Contenau une continuelle source
d’emprunts. Par exemple, l’intervention du songe dans la deuxième section de
Vents, est propice à l’apparition de monstres et chimères qui est
particulièrement prégnante dans les chants 3 et 4. Or, quand on y lit par
exemple « La mer solde ses monstres sur les marchés déserts accablés de
méduses » (chant3), ou au chant 4, à la faveur des « Présages en marche », cette
invasion de blattes dont nous détaillerons l’emprunt à Contenau, il n’est pas
fortuit de constater que dans le livre de Contenau, les chapitres IV et V de la
seconde partie45 sont entièrement consacrés à ces symboliques animalières des
présages monstrueux : une curiosité générale de la part du poète aura ici à
nouveau conditionné les emprunts. Ceci n’est donné qu’à titre d’exemple, car
l’ensemble des catégories de mantiques est ainsi utilisé comme réservoir
d’images. Il en est de même d’autres sources du savoir mésopotamien en
rapport avec le processus de divination, qui sont également l’objet de la
curiosité du poète. C’est le cas, comme l’a relevé Christian Rivoire, de l’usage
des plantes ou de l’astrologie, qui sont détaillés par Contenau dans les chapitres
VII et VIII de sa deuxième partie.46
44
Ibid., p. 118-121.
Ibid., deuxième partie, chapitres IV : « Etat, comportement ou actes instinctifs des
êtres animés. De l’homme », avec plusieurs pages consacrées à la « Signification des
monstres », aux « Bestiaires » ; chapitre V : « Des animaux – Présages tirés dans
monstruosités animales ».
46
Ibid., deuxième partie, chapitre VII, « Etat, comportement des végétaux et des êtres
inanimés » ; chapitre VIII, « Des astres et des phénomènes atmosphériques ».
45
198
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
L’autre grande voie du rapport de Saint-John Perse avec le livre de
Georges Contenau, dans le droit fil de cette plongée documentaire, confirme
l’impression générale que l’on peut ressentir de prime abord devant le relevé
des emprunts, d’une sorte de contamination implicite sur le terrain stylistique,
de l’écriture du poète à partir de ce qu’il rencontre au sein de l’ouvrage – ce qui
constituera la première catégorie de la typologie présentée dans le troisième
temps de l’étude. Ceci peut étonner, mais confirme cette relation d’annexion
généralisée face aux sources utilisées, de la part de Saint-John Perse, engagé
dans un processus d’identification à sa source. C’est ce qu’on pourra constater
plus loin dans la prise en compte tout d’abord des nombreux exemples de
récupération (reformulation) des formules de Contenau lui-même. C’est ici que
le risque éventuel d’une accusation d’attitude plagiaire doit être radicalement
conjuré, en faisant le lien par exemple avec ce que suggérait Catherine Mayaux
dans son étude sur le chant X d’Anabase, qui distinguait déjà une « parenté de
la pensée entre Perse et Bacot ». 47 En l’occurrence, on peut vérifier dans les
procédures mêmes de cette première « contamination » de Perse par Contenau,
que le poète s’identifie complètement à l’intérêt du scientifique pour ces
sociétés anciennes, en tant que déchiffreur de leurs us et coutumes. On sait que
parmi la diversité des « hommes en leurs voies et façons », depuis Anabase, les
« chercheurs », « trouveurs », scientifiques, linguistes et philologues dans Vents,
tiennent une place centrale dans le palmarès de la connaissance ; il se trouve que
dans le cas du rapport avec Contenau, on peut presque conclure, au regard de la
nature des emprunts qui lui sont faits, à une sorte de « gémellité » du
scientifique et du poète dont est porteuse de la part de ce dernier cette tendance
à récupérer jusqu’à ses expressions elles-mêmes.
Mais dans ce domaine d’une contamination langagière et cognitive, le poète est
tout autant influencé par les modes de pensée et d’écriture des AssyroBabyloniens dont il est question au sein de l’ouvrage, et dont tant de citations
sont données par Contenau. Dans ce domaine, ce qui peut donner un cadre
général aux tout aussi nombreux emprunts qui y seront effectués par Perse, c’est
avant tout cette sorte de « sémiologie antique » qu’expose Contenau à propos de
la pensée inhérente à cette civilisation où, comme l’a déjà dit Christian Rivoire,
et comme nous l’explique Contenau au début de son propos, conformément aux
convictions religieuses, tout est signe. Ce serait donc, mutatis mutandis une
sorte d’animisme en vertu duquel :
47
Catherine Mayaux, Emprunts, collage et mise en page du poème dans le chant X
d’Anabase », op. cit., p. 184.
199
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
« La question de la possibilité, de la légitimité matérielle su présage, n’était pas
pour embarrasser l Babylonien. Plus la persuasion d’un lien étroit entre le dieu
et l’homme était forte, plus grande devenait la croyance à des signes entre le
dieu et l’humanité ».48
Fonder le rapport au monde sur l’interprétation non de signes religieux, mais de
signes provenant du réel, comme lieu d’un déchiffrement nécessaire, est une
attitude très persienne, d’où une parenté, un contiguïté qui détermine les
emprunts eux-mêmes. D’autant plus qu’un corollaire à cette interprétation des
signes est le caractère analogique du mode de pensée chez les Babyloniens et
les Assyriens :
« Mais tout ceci n’est possible que si l’on substitue au raisonnement par
déduction et par induction, le raisonnement par analogie . Il consiste à établir
un lien entre deux faits concomitants entre lesquels il n’y a pu avoir comme
lien que cette concomitance. Ce mode de raisonnement est un des modes de
l’activité de l’esprit ; il est le propre de l’empirisme ; il donnera des résultas
féconds que s’il s’appuis sur des observations répétées ; nombre de découverte,
notamment dans les sciences d’expérimentation, n’ont pas d’autre origine. »49
Or, on sait que Saint-John Perse appuyait aussi sa propre poétique sur une large
place faite à l’analogie, qui conditionne souvent ses métaphores ; il n’est que
d’évoquer à ce propos ce fameux passage du Discours de Stockholm :
« Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de
l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de
réaction et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se
transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui
ne peut être celle de la science. »50
En retrouvant dans des sociétés si anciennes un mode de pensée dont il se
revendique en grande partie, Perse eut en l’espèce la confirmation de cette
« illumination lointaine » qui légitime l’analogie dans ses poèmes, se rattachant
se faisant à une modalité cognitive archaïque qu’il fait sienne, en y décelant
comme une valeur ajoutée, du fait même de son ancienneté.
48
Georges Contenau, op. cit., p. 22.
Ibid., p. 23.
50
O.C., p. 444.
49
200
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Approche d’une typologie des emprunts
de Saint-John Perse à Georges Contenau
Compte tenu du nombre élevé et de la diversité même des emprunts
effectués par Saint-John Perse à partir de l’ouvrage de Georges Contenau,
conformément aussi aux observations établies jusqu’ici, il s’avère indispensable
d’y opérer une typologie qui sera proposée, comme base de réflexion. Plus que
jamais, s’impose pour ce faire, le recours à une nomenclature qui, sans être
définitive, doit donner un cadre théorique général au classement par cas des
différents types d’emprunts en question. Précision importante : cette typologie
s’appuie exclusivement sur le texte définitif de Vents, et exclue l’étude des
manuscrits qui, pourtant, sera à effectuer plus tard pour compléter l’étude du
processus d’emprunt effectué à partir de l’ouvrage de Contenau, car comme
Christian Rivoire l’a montré dans sa présentation, les manuscrits trahissent
encore d’autres cas de « collage », éludés pour l’état final du texte.
Pour cette appréciation, j’aurai recours à une étude établie naguère pour
l’appréciation des intertextes persiens dans l’œuvre de Senghor,51 dans laquelle
j’avais élaboré une nomenclature adéquate, insatisfait devant les catégories
proposées par la plupart des études théoriques sur l’intertextualité. En
m’inspirant de l’une des catégories que j’avais alors élaborées, j’aborderai
successivement les cas de transpositions rhétoriques et de transcriptions
descriptives. Il va sans dire que les deux catégories sont sous-tendues par le
même rapport documentaire général qui a été expliqué précédemment.
Observons toujours en préliminaire, que les emprunts à Contenau sont répartis
dans l’ensemble du poème : il apparaissent autant au sein des quatre sections de
Vents, ce qui confirme bien que la source aura été déterminante dans la genèse
du poème en général, et non d’une partie uniquement.
La transposition rhétorique
Loïc Céry, « Le flamboyant et l’exilé. L’horizon persien de Léopold Sédar Senghor »,
in Postérités de Saint-John Perse, Actes du colloque de Nice des 4, 5 et 6 mai 2000.
Textes réunis et présentés par Eveline Caduc, Nice: Publications de la Faculté des
Lettres Arts et Sciences Humaines de Nice, ILF-CNRS – « Bases, Corpus et Langage »,
Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, 2002, p. 83-161.
51
201
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Les cas de transposition rhétorique font appel à des modes de réécriture
des passages sélectionnés dans l’optique d’une reformulation, représentant un
peu de cet « axe paradigmatique » que l’on connaît pour être l’un des poncifs de
certaines approches stylistiques. L’appellation se justifie ainsi : il s’agit dans ces
cas, de transposer le passage sélectionné, selon une exigence rhétorique qui
actualise ce processus de réécriture en question. Il est question ici des cas
certainement les plus « spectaculaires » d’emprunts, car on y retrouve,
moyennant la transposition dans les développements du poème, des éléments
entiers puisés dans les passages sélectionnés. Cette modalité générale intéresse
deux cas de figures au sein du relevé présenté plus haut.
Il s’agit en premier lieu, tel que nous en avons brièvement abordé les enjeux, de
réécrire des formules propres à Contenau lui-même. Dans ce cas, la réécriture
s’attache parfois à de simples expressions courantes, manière de présenter les
choses pour Contenau dans le fil de son exposé, et qui pourtant seront retenues
dans l’écriture du poème. Pour commencer, prenons en compte ce cas où, de
surcroît, est en jeu une modalité que nous nommerons « hybridation », car il
relève d’une sorte de greffe hybride entre différents passages de
Contenau52 certes – comme c’est très souvent le cas –, mais surtout, de
différents chants du poème, selon les modalités de répétitions que l’on sait être
courantes chez Saint-John Perse :
I 2 ; 9 Et de tels rites furent favorables. J’en userai. Faveur du dieu sur
mon poème ! Et qu’elle ne vienne à lui manquer !
I 2 ; 10 « Favorisé du songe favorable » fut l’expression choisie pour exalter
la condition du sage. Et le poète encore trouve recours dans son poème,
I 5 ; 23 Là qu’elle soit favorisée du songe favorable, comme flairée du dieu
dont nous n’avons mémoire,
p. 98 : « le roi Eannatum, avant d’en venir aux mains avec les
ennemis de sa ville, fut favorisé d’un songe. »
p.112 : « Nous voyons les princes de sa lignée recourir à la
divination. Eannatum lui-même sur le point de combattre […] est
favorisé d’un rêve de son dieu Ningirsu qui lui promet la victoire. »
Je reprends pour l’exposé, le mode typographique choisi par Christian Rivoire pour sa
présentation de Relevé des emprunts (cf. infra). L’illustration de chaque cas ne vise
évidemment pas à parcourir à nouveau l’ensemble du relevé, mais se fonde sur une
sélection de quelques exemples éloquents.
52
202
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
On comprend que dans ce cas, l’expression « favorisé(e) du songe favorable »,
qui varie du masculin au féminin à quelque chants d’écart dans la première
section du poème, est inspiré par une hybridation entre deux expressions de
Contenau : « favorisé d’un songe » et « favorisé d’un rêve ».
Le cas est également frappant en ce qui concerne l’expression même de
« mantique », dont ont connaît l’importance dans Vents, revient très souvent
sous la plume de Contenau :
I 2 ; 11 Reconnaissant pour excellente cette mantique du poème, et tout ce
qu’un homme entend aux approches du soir ;
p. 102 : « Présages tirés […] de ce qu’entend un homme
approchant un dieu, des animaux croisant le chemin d’un homme
qui va au temple, des relations d’un homme avec les femmes de sa
famille […] ».
p. 129 : « L’apparition des dieux, sous forme humaine et leur
prédiction directe n’est pas plus assurée chez les Hittites que chez les
Assyriens et les Babyloniens, mais ils emploient pour cela les prophètes.
Il y a des « hommes inspirés », remplis du dieu, pour faire connaître sa
volonté. […] Ces prophètes parlent dans l’enthousiasme et Mursil II qui
eut assez souvent recours à la divination envisage de s’adresser à cette
mantique particulière en raison sans doute de son excellence. »
p. 36 : « La voie mantique la plus communément attestée dans
Homère, est l’observation des actions et des cris des oiseaux,
principalement de l’aigle envoyé par Zeus, Apollon ou Athênè. Une part
importante est accordée aux rêves, selon qu’ils sont venus par la porte
d’ivoire ou par la porte de corne (Odyssée, XIX, 560). »
On le voit, Perse a procédé à la « bouture » de plusieurs passages qu’il a
d’abord soulignés : la transposition touche ici à l’inversion du premier passage
et à la même procédure pour le second passage. Dans les deux cas, l’inversion
permet de conférer au langage du poème une réelle autonomie, à laquelle sans
aucun doute aspire le poète en composant à partir des matériaux sélectionnés.
Dans le troisième passage, où l’expression de « voie mantique » a été
soulignée, il s’agit encore pour le poète de confirmer le choix du terme qui sera
inséré dans le poème – mais on aurait pu y adjoindre tant d’occurrences chez
Contenau, puisque l’appellation « mantique » est fréquente dans ses
explications et ce, jusqu’à la table de son ouvrage. L’essentiel est qu’au terme
de cette transposition, l’art de la divination devient la « mantique du poème »,
203
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
appellation générique tant commentée et où se vérifie la marque de Perse luimême : il s’agit de placer la divination au centre de la démarche poétique.
Hybridation encore, ou tout du moins récurrence prononcée, avec cette
appellation propre à Contenau dans sa disposition en tout cas, « Eâ dieu de
l’abîme » :
I 5 ; 1 … Eâ, dieu de l’abîme, ton bâillement n’est pas plus vaste.
I 7 ; 1 … Eâ, dieu de l’abîme, les tentations du doute seraient promptes
p. 76 : « Ea dieu de l’abîme »
p. 79 : : « Ea dieu de l’abîme où est contenu tout savoir. »
p. 193 : « les prêtres en souvenir du dieu Ea, dieu de l’abîme dont ils
tenaient leur pouvoir, étaient revêtus d’une carapace ayant la forme du
corps d’un poisson. »
Souligné une fois par Perse, l’expression est donc de Contenau ; le poète y
ajoute une virgule, dans les deux occurrences de son poème, manière de
soustraire l’appellation à une lexicalisation trop prononcée, et de renforcer le
lieu poétique, par la simple ponctuation, comme lieu d’une profération du nom.
Parfois, on est frappé par le caractère justement lexicalisé des expressions
sélectionnées par Perse chez Contenau, pour deux raisons : parce que donc ces
expressions sont courantes, mais aussi parce qu’elles ont été tant
« appropriées » par le poète, qu’on jurerait y retrouver un « style persien » si
reconnaissable généralement. Il en va par exemple, de l’expression « la chose
est d’importance » :
I 6 ; 4 « Aux bas quartiers surtout – la chose est d’importance.
p. 309 : « Bien qu’en soit la chose soit d’importance, la découverte
[de la précession des équinoxe] n’en serait pas moins de basse
époque… »
Remarquons bien dans ce cas, que l’évocation de la « basse époque » a inspiré
au poète « Aux bas quartiers », preuve supplémentaire d’un mode de
fonctionnement selon lequel à partir d’éléments épars, des tournures prennent
naissance.53
C’est le même constat qu’ont été amenés à effectuer les critiques devant les emprunts
de Saint-John Perse au Dictionnaire analogique de Charles Maquet : Cf. Henriette
Levillain, « Aux sources du mot poétique : le dictionnaire analogique », in Pour Saint53
204
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Ailleurs, la transposition rhétorique apparaît comme le noyau central d’une
modalité d’emprunt qui sera évoquée plus loin, celle selon laquelle à partir
d’une description donnée (portant sur des mœurs ou autres), le poète agence
l’emprunt selon son intention propre :
I 6 ; 15 Nous y levons face nouvelle, nous y lavons face nouvelle.
Contractants et témoins s’engagent sur les fonts.
p. 289 : « Or le fleuve aussi était un dieu ; nous voyons couramment
dans les contrats, les contractants et les témoins s’engager par le « dieufleuve » […]
[l’]eau était divine par essence ! Dans les temples, l’eau “prise aux
embouchures des deux fleuves”, servait aux cérémonies, soigneusement
conservée dans des bassins que l’on nommait des ”apsû”, du nom de
l’abîme, dont les eaux passaient pour supporter le monde.
Et ceci nous amène à un véritable moyen de divination bien
particulier, l’ordalie par le fleuve, qui ne se conçoit que si l’on accorde
au fleuve une nature divine. […] L’accusé était conduit au fleuve ; on l’y
jetait après l’avoir lié ; si le dieu-fleuve l’innocentait, il ne l’engloutissait
pas, il le rejetait […]
Le code de Hammurabi prévoit l’épreuve par immersion dans le
fleuve pour l’inculpé de sorcellerie ; les lois assyriennes prévoient aussi
l’ordalie, mais sans liens, pour celui qui aurait emmené avec lui une
femme mariée sans connaître sa situation légale. Par suite, lorsque la
légende nous apprend que Sargon l’ancien, dans son enfance, fut mis
dans une corbeille de roseaux par sa mère et exposé sur le fleuve […]
elle nous transmet un fait de toute autre portée qu’un simple abandon
d’enfant ; c’est au contraire sous la sauvegarde d’un dieu puissant qu’il a
été placé pour être conduit où il plairait au dieu de le mener. »
Ici, la transposition relève principalement de la réécriture de la première
expression soulignée ; mais les autres soulignements témoignent dans ce cas,
que les descriptions de Contenau à propos du caractère sacré de l’eau du fleuve
auront débouché sur une autre transposition : celle qui fait en quelque sorte la
synthèse de ce ressourcement sacré qu’on peut lire dans l’expression « nous y
lavons face nouvelle ».
John Perse, Etudes et Essais pour le Centenaire de Saint-John Perse (1887-1987),
Presses Universitaires Créoles, L’Harmattan, 1988, p. 157-168.
205
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
La transposition, encore liée à l’hybridation, se déploie à partir de la sélection
de plusieurs syntagmes assemblés par la suite par le poète :
II 4 ; 7 Présages en marche. Vent du Sud. Et grand mépris des chiffres sur
la terre ! « Un vent du Sud s’élèvera… » C’est assez dire, ô Puritaines, et
qu’on m’entende : tout le lait de la femme s’égarera-t-il encore aux lianes du
désir ?
p. 313 : « Sur ce point […] les Babyloniens […] montrent pour les
chiffres le même mépris que lorsqu’il prétendent fixer la chronologie du
début de l’histoire. »
p. 322 : « ce sont les phénomènes qui l’accompagnent [la pleine
lune] qui modifient la valeur du présage : nuages, vent du sud [etc.] ».
Pas moins de quatre syntagmes (« chiffres », « mépris », « présage », « vent du
sud ») se trouvent donc réemployés par le poète dans une composition nouvelle
et originale. Ici à nouveau, apparaît la même attitude que devant le
Dictionnaire analogique de Maquet : les mots sélectionnés pour leur pouvoir
évocateurs (en tout cas, dans la psyché créatrice du Perse) font littéralement
germer l’image finale dans le poème. Il s’agit bien, dans le monde de Perse,
reformulée selon ses propres paramètres esthétiques, du procédé du « collage ».
Les expressions de Contenau, descriptions de coutumes et croyances assyrobabyloniennes, sont également souvent le foyer de scènes clés dans le poème,
mises en avant pour leur valeur puissamment symbolique. A titre d’exemple :
II 5 ; 10 Avertissement du dieu ! Aversion du dieu !… Aigle sur la tête du
dormeur. Et l’infection dans tous nos mets… J’y aviserai. – La face encore en
Ouest ! au sifflement de l’aile et du métal ! Avec ce goût d’essence sur les
lèvres… Avec ce goût poreux de l’âme, sur la langue, comme d’une piastre
d’argile…
p. 149 : « Artémidore signale le cas où l’on rêverait d’un aigle haut
perché, ce qui est bon pour les actifs, mauvais pour les apathiques, d’un
aigle se reposant sur la propre tête du dormeur ce qui est mauvais
présage, car tout ce que l’aigle saisit dans ses serres est frappé de mort. »
Cet « aigle sur la propre tête du dormeur » est dévié de sa signification initiale,
en tant que présage : après transposition par le poète, il s’agit alors d’un
symbole de la vigie spirituelle en jeu dans Vents. A ce propos, il faut
mentionner l’éclairage livré à propos de l’image, par Saint-John Perse lui-
206
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
même, dans ses indications à son traducteur allemand, Friedhelm Kemp ; au
sujet de l’image, Kemp demande :
« Un aigle vole sur la tête, au dessus de la tête ? se pose sur la tête ? »
Et voici la réponse de Perse :
« Un aigle plane au dessus du dormeur, comme une menace, pour
l’éveiller et le tenir en éveil. »54
Bien sûr, on l’aura compris, Saint-John Perse s’est bien gardé dans ses
explications à son traducteur, de livrer la source de l’emprunt ; en tout cas, il y
donne très clairement le commentaire conforme au sens qu’il entend dans son
poème. Contenau, dans ce cas, aura été l’intermédiaire utile entre une croyance
des temps ancien, et une image tout autre édifiée par Saint-John Perse.
Description encore d’une scène par Contenau, d’une cérémonie rituelle dans
laquelle le poète va puiser la substance de son propos :
III 4 ; 34 Que le Poète se fasse entendre, et qu’il dirige le jugement !
p. 71 : « Les sièges sont placés, le chef des devins est assis, il dirige
le jugement ; il élève la plante aromatique, il murmure : Ô dieux
Shamash et Adad, manifestez-vous ; grâce à ma supplication, à
l’élévation de mes mains, à mes gestes rituels que l’oracle que je vous
demande soit vérité !
Le devin lorsque les présages donnés sont incertains, parce qu’une
impureté s’est glissée (dans la cérémonie), lorsqu’il parle dans la
demeure divine et que le dieu ne lui répond pas, alors il pratique (sur la
statue du dieu) les cérémonies du lavage de la bouche, de l’ouverture de
la bouche.
Dans l’eau lustrale, le devin se lave, dans le lieu du jugement, en
silence, il place la coupe à oracles, fait l’élévation des mains (et dit)
Ô Shamash, seigneur du jugement, Ô Adad, seigneur de l’oracle, je
vous apporte et je vous offre une pure petite gazelle […] »
« Il dirige le jugement », nous dit Contenau ; et l’expression est reprise telle
quelle par Perse, simplement transposée par le passage à l’impératif. Mais
54
Cf. « Annotations de Saint-John Perse », in Cahiers Saint-John Perse, N° 6, Paris,
Gallimard, mai 1983, p. 61.
207
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
aussi, cas d’hybridation, car si dans ce cas, la « plante aromatique » fait partie
du soulignement effectué par le poète, on le retrouve mué en « feuille
aromatique », en III, 6, au sein de la description d’un rituel effectué par
Contenau :
III 6 ; 6 (Ainsi quand l’Officiant s’avance pour les cérémonies de l’aube,
guidé de marche en marche et assisté de toutes parts contre le doute – la tête
glabre et les mains nues, et jusqu’à l’ongle, sans défaut – c’est un très prompt
message qu’émet aux premiers feux du jour la feuille aromatique de son être.)
p. 66 : « Avant d’entrer dans le corps des bâru, des études et une
initiation étaient nécessaires, […] nous savons qu’elle comportait la
coupe rase des cheveux ; ou au moins la tonsure ; ceci nous est prouvé
par les anciennes représentations de prêtres, dont la tête est glabre tandis
que celle des dieux porte une abondante chevelure […]. »
p. 67 : « Lors des grandes cérémonies, au premier de l’an par
exemple, [le roi] officie lui-même, assisté de tous ces prêtres [royaux]
attentifs à ce que, moins habitué qu’eux-mêmes, il ne commette pas un
manquement au rituel qui vicierait toute la cérémonie. »
p. 71 : « Les sièges sont placés, le chef des devins est assis, il dirige
le jugement ; il élève la plante aromatique, il murmure : Ô dieux
Shamash et Adad, manifestez-vous ; grâce à ma supplication, à
l’élévation de mes mains, à mes gestes rituels que l’oracle que je vous
demande soit vérité ! »
p. 71 : « je vous offre une petite gazelle dont les yeux sont gris, la
face belle, l’ongle sans défaut ; »
Les éléments empruntés à Contenau sont facilement décelables et se fonde sur
toute la description qu’il livre. Dans cet ensemble, les différents éléments qui
ont fait l’objet des soulignements ont, comme montré plus haut, été intégrés
dans le cadre de la transposition générale effectuée par Perse.
L’autre catégorie induisant la transposition rhétorique est celle où la
réécriture touche, selon les mêmes modalités, des extraits de tablettes assyrobabyloniennes. Rien bien entendu, dans le texte de réception du collage qu’est
le poème, ne permet de différencier les citations faites par Contenau des termes
de Contenau lui-même – c’est à partir du relevé qu’on peut voir se déployer la
même procédure dans les deux cas. Par exemple :
208
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
I 4 ; 2 Un homme s’en vint rire aux galeries de pierre des Bibliothécaires. –
Basilique du Livre !… Un homme aux rampes de sardoine, sous les
prérogatives du bronze et de l’albâtre. Homme de peu de nom. Qui était-il, qui
n’était-il pas ?
p. 155 : « songe du Gudéa, vers 2400 avant notre ère […] Le soleil se
leva de terre. Une femme, qui n’était-elle pas ? qui était-elle ?, tenait à
la main un calame pur. Elle portait la tablette de la bonne étoile des
cieux, elle tenait conseil en elle-même. »
On vérifie ici le même procédé de transposition que celui qui prévalait face aux
expressions de Contenau : inversion en l’occurrence de la sélection à partir
d’une citation ancienne.
La notion de transposition est ainsi clairement repérable à partir de ces
exemples, l’essentiel de l’emprunt résidant souvent dans le noyau d’une ou de
plusieurs expressions, comme ici :
I 6 ; 42 « Enlèvement de clôtures, de bornes ! Semences et barbes d’herbe
nouvelle ! Et sur le cercle immense de la terre, apaisement au cœur du
Novateur…
p. 105 [enquête de l’enchanteur auprès de son malade] « A-t-il enlevé
des clôtures, des limites, des bornes ?
p. 115 : « Si une brebis met bas un lion et qu’il ait une tête de bélier :
apaisement du cœur de Sargon… »
p. 71 : « […] La campagne a été sa mère […] Sur le cercle de la
terre, le dieu a fait pleuvoir la pluie, la végétation a crû […] »
Ce qui, dans le texte initial, n’était qu’une citation assez ordinaire, devient une
tournure cruciale dans la symbolique du poème, avec un passage de
l’interrogation à l’exclamation, tandis que les autres éléments de l’image ont
subi cette même hybridation qu’on a vue se déployer dans les autres cas, dans
le sens d’une germination nouvelle à partir de la bouture d’éléments prélevés :
c’est le mécanisme même de la greffe.
Par cet exemple et bien d’autres encore, on peut noter que Perse a été frappé,
comme à partir des propos de Contenau lui-même, par des « manières de dire »
qu’il fait siennes au point, et c’est là un fait primordial, qu’elles deviendront le
modèle de tours syntaxiques récurrents dans l’œuvre, dépassant même le cas de
Vents. Soyons attentifs par exemple à cette greffe-ci :
209
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
II 6 ; 4 N’est-ce toi-même tressaillant dans de plus pures espèces, avec cela
d’immense et de puéril qui nous ouvre sa chance ?… Je veille. J’aviserai. Et il
y a là encore matière à suspicion… Qu’on m’enseigne le ton d’une modulation
nouvelle !
p. 335 : « Pour ce que le roi m’a écrit : Veille afin qu’il ne m’arrive
rien de fâcheux, je veille. Tout signe qui se produira, j’en avertirai le roi
mon seigneur. »
Cette adoption, toujours par transposition, de cet agencement particulier : « Je
veille. J’aviserai » sera rééditée plusieurs fois dans l’œuvre ultérieure, et sera
particulièrement prisé du poète. Car si ici la transposition porte directement sur
les syntagmes et les temps du texte-source, elle subira une transformation
supplémentaire dans le sens de l’appropriation d’une formule qui sera l’objet
d’autocitations55 ou de référence interne56 au sein de l’œuvre – et il s’agit en
l’espèce, de l’expression « Je sais. J’ai vu », que l’on retrouve dans Amers,
« Etroits sont les vaisseaux », V :
« Je sais, j’ai vu : mêlée d’herbages et d’huiles saintes, entre ses grandes
mauves noires dilatées et ses affleurements d’abîme étincelant, berçant,
pressant la masse heureuse de ses frondes, (…) »57
et dans Chant pour un équinoxe, en ce point extrême de l’œuvre où se
retrouvent plusieurs tournures déjà utilisées. Notons que le poète maniant dans
l’autocitation les mêmes procédés que l’on constate dans l’hybridation
pratiquée à partir d’une source extérieure, ils sont également décelables dans
les jeux de modifications que peuvent subir d’un poème à l’autre la formule qui
fait l’objet de référence interne ; ainsi, dans Vents, l’expression fait l’objet
d’une négation :
« Je sais !… Ne rien revoir ! – Mais si tout m’est connu, vivre n’est-il
que revoir ? »
55
Selon le vocable utilisé par Joëlle Gardes-Tamine (op. cit.) pour qualifier ces cas
d’auto-références si fréquents dans l’œuvre de Perse.
56
Pour Michèle Aquien en revanche, ces cas sont dits de « référence interne » : Cf.
Saint-John Perse. L’être et le nom, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Champ poétique »,
1985.
57
« Etroits sont les vaisseaux », Amers, O.C., p. 349. C’est moi qui souligne.
210
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
L’expression est ici l’objet d’une véritable méditation sur le nouveau dans la
présence au monde. Certes. Mais pour ceux qui ont en mémoire les poèmes
antérieurs de la période américaine, un fait troublant vient compléter ce
déroulement de la référence interne sur cette occurrence, car bien avant que le
poème Vents ne fût composé, on retrouve au chant V d’« Exil », publié en
1941 :
« Je sais. J’ai vu. Nul n’en convienne ! – Et déjà la journée s’épaissit
comme un lait. »58
Cela signifierait-il que la consultation de l’ouvrage de Contenau (publié en
1940, rappelons-le), est bien antérieure même à la période de genèse de Vents ?
En tout cas, le fait même que la formule « Je veille. J’aviserai » provienne d’un
élément dûment sélectionné par soulignement, milite pour cette hypothèse : une
appropriation personnelle aurait guidé la transposition de la formule dès
l’écriture d’ « Exil »…
Citons encore un cas de récupération d’un passage cité par Contenau, pour
deux occurrences du poème :
II 6 ; 5 Et vous pouvez me dire : Où avez-vous pris cela ? – Textes reçus en
langage clair ! versions données sur deux versants !…
II 6 ; 10 Et vous pouvez me dire : Où avez-vous vu cela ?… Plus d’un masque
s’accroît au front des hauts calcaires éblouis de présence.
p. 124 : « Nous pouvons prendre comme types de la divination
intuitive les oracles ou révélations directes par les dieux ou par leurs
ministres, les révélations données directement par les morts ou celles qui
sont dues aux songes. Mais il est entendu que la révélation doit être
donnée en langage clair ; si elle a besoin d’une explication, ces méthodes
mantiques appartiennent alors à la divination inductive. »
cf. aussi p. 130 « L’oracle était particulièrement consulté chez les
Egyptiens ; mais il s’agit surtout d’oracles en langage clair, rendu
directement par les statues [animées] des dieux. »
p. 175 : « Les rêves reçus au cours de l’incubation sont le plus
souvent en langage clair ; ils n’ont pas besoin d’interprétation. »
p. 337 : « Le roi pourra me dire : “Où as-tu vu cela ? Parle.”… »
58
« Exil », V, O.C., p. 130.
211
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Mis à part la greffe limpide de l’expression « en langage clair », c’est encore
dans ce cas la récupération d’un trait d’oralité (« Où as-tu vu cela ? ») qui
frappe par la transposition renouvelée et l’insertion dans le poème dont il est
l’objet.
La réécriture porte souvent aussi sur des descriptions livrées par les textes
anciens, comme pour ce qui est de cette invasion de « blattes brunes » et de
« serpents noirs lovés » au chant 4 de la deuxième section :
II 4 ; 10 Les migrations de crabes sur la terre, l’écume aux lèvres et la clé
haute, prennent par le travers des vieilles Plantations côtières enclouées pour
l’hiver comme des batteries de Fédéraux. Les blattes brunes sont dans les
chambres de musique et la réserve à grain ; les serpents noirs lovés sur la
fraîcheur des lins, aux buanderies de camphre et de cyprès.
p. 223 : « Le vocabulaire de la faune assyrienne nous est
imparfaitement connu […] Pour les insectes, notamment, nous en
sommes réduits aux conjectures ; c’est donc sous toutes réserves que
nous donnons le sens de blattes, qui paraît mieux convenir, comme le
propose le traducteur, au texte suivant (A. Boissier, présages fournis par
certains insectes) Si des blattes brunes et noires sont vues dans la maison
d’un homme […] Si des blattes sont vues dans la réserve à blé […] Si
des blattes sont vues dans la réserve à sésame…[…] Si des fourmis sont
en grand nombre à l’entrée de la porte de la ville : anéantissement de la
ville… »
p. 222 : « Si un serpent est lové sur le lit de quelqu’un : les yeux de la
femme de l’homme en question se tourneront ( ?) et elle vendra ses
enfants pour de l’argent. »
On a souvent évoqué à propos de ce passage l’hypothèse d’un souvenir des
serpents tropicaux, or on voit bien qu’ici, le « greffon » est prélevé encore dans
la description livrée sur une tablette mésopotamienne.
Enfin, sur le même mode de transposition rhétorique, mais mêlant cette fois-ci
les expressions de Contenau et les citations de tablettes anciennes, citons trois
cas dans lesquels des chants entiers sont traversés de part en part par des
emprunts massifs : c’est le cas de Vents II, 6, III, 6 et IV, 4 – on se reportera au
relevé pour en apprécier l’étendue.
La transcription descriptive
212
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
Le second mode d’emprunt que l’on peut observer de la part de SaintJohn Perse à partir de l’ouvrage de Contenau repose sur un mécanisme de
transcription (et non plus de simple transposition de l’élément sélectionné), à
partir d’une description livrée par l’auteur ; c’est dans ce domaine que le
ressort documentaire de l’intérêt porté par le poète au livre se déploie de
manière encore plus manifeste : Perse se comporte exactement comme devant
une documentation consultée pour y puiser la teneur de descriptions précises,
avant que le référent n’en vienne à cette « annulation » dont il a déjà été fait
état.
La description des « trahisons de l’écliptique » au chant 4 de la première
section est empruntée à Contenau, souligné en l’espèce :
I 4 ; 9 Ha ! tout ce goût d’asile et de casbah, et cette pruine de vieillesse aux
moulures de la pierre – sécheresse et supercherie d’autels, carie de grèves à
corail, et l’infection soudaine, au loin, des grandes rames de calcaire aux
trahisons de l’écliptique…
p. 307 : « On reconnut que le soleil et les planètes semblaient se
mouvoir sur une route habituelle, l’écliptique… »
Il en va de même pour une description qui rejoint, au chant 5, la confirmation
de la source d’Hérodote déjà pistée par Colette Camelin dans son commentaire
de Vents dans Saint-John Perse sans masque,59 à partir d’un ouvrage de R.
Berthelot, La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, déjà mentionné :
5 ; 14 Que si la source vient à manquer d’une plus haute connaissance,
I 5 ; 17 Là, qu’il y ait un lit de fer pour une femme nue, toutes baies
ouvertes sur la nuit.
I 5 ; 18 Femme très belle et chaste, agrée entre toutes femmes de la Ville
I 5 ; 21 Avec la lourde bête noire au front bouclé de fer, pour l’accointement
du dieu,
I 5 ; 22 Femme loisible au flair du Ciel et pour lui seul mettant à vif
l’intimité vivante de son être…
59
Cf. Commentaire de Vents par Colette Camelin, in Saint-John Perse sans masque.
Lecture philologique de l’œuvre. Textes de Colette Camelin, Joëlle Gardes Tamine,
Catherine Mayaux, Renée Ventresque. Poitiers, La Licorne, UFR Langues Littératures
Poitiers - Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, 2002 (rééd. Presses
Universitaires de Rennes 2006), p. 266.
213
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
p.174 : « Dans les temps d’épidémie, il n’était plus question
d’attendre un songe, mais d’en provoquer un : “que les prêtres, dit-il,
dorment dans un lit pur”. Ce qui indique que l’incubant devait être en
état de pureté pour solliciter le songe, et qu’il devait dormir sur un lit
rituel, propre à cet usage. »
p. 193 : « De même lorsque Diodore nous décrit les fêtes qui suivent
la reconnaissance du taureau sacré Apis : Pendant les quarante jours
indiqués, le taureau sacré n’est visible qu’aux femmes ; elles se placent
en face de lui et découvrent leurs parties génitales.
C’est le rite lui-même, dans son déroulement, qui fait l’objet d’une
transcription où les éléments se trouvent respectés, mais ont perdu leur valeur
référentielle, pour acquérir une valeur quasi générale, en tout cas non située : le
référent mue en archétype.
C’est encore une scène rituelle qui est visée par Perse à partir de Contenau,
pour un passage parquant de Vents, une image forte entre toutes :
I 7 ; 32 Et tout cela qu’un homme entend aux approches du soir, et dans les
grandes cérémonies majeures où coule le sang d’un cheval noir…
p. 193 : « l’Asvamedha, cérémonie où l’on sacrifiait un cheval, ce qui
est l’un des plus grands sacrifices du rituel hindou et où la première des
quatre épouses du sacrificateur devait simuler une union avec la
victime. »
Or ici, on le voit, Contenau ne fait qu’allusion à un rituel hindou, ce qui sort de
son propos lui-même et n’est évoqué qu’à titre de référence ; Saint-John Perse,
on y constate une nouvelle confirmation, fait feu de tous bois en quelque sorte,
dans son attention : il suffit, même au passage d’une allusion, qu’une image lui
plaise pour qu’elle soit sélectionnée. On peut y distinguer clairement aussi que
sa démarche ne vise aucunement l’érudition, car qui sait s’il a été plus loin dans
l’examen de cette cérémonie dont il est question. L’important pour lui demeure
l’image, et peu importe que le savoir ne soit plus poussé : l’image, encore elle,
aura générée à elle seule son insertion dans le poème.
Les présages décrits et répertoriés par Contenau sont également visés par les
transcriptions effectuées par Perse, comme pour le chant 4 de la deuxième
section :
214
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
II 4 ; 15 Nos bêtes alors, toutes sellées, s’irriteront de l’ongle et du sabot au
bruit d’écaille et d’os des vieilles terrasses de brique rose. Et cela est bien vrai,
j’en atteste le vrai. L’ulcère noir grandit au fond des parcs où fut le lit d’été des
Belles… Quelques passes d’armes encore, au bas du ciel d’orage, éclairent à
prix d’or les dernières palpitations d’alcôves, en Ouest… Et que l’Aigle
pêcheur, dans tout ce bel émoi, vienne à lâcher sa proie sur la piscine de vos
filles, c’est démesure encore et mauvais goût dans la chronique du poète. –
S’en aller ! s’en aller ! Parole du Prodigue.
p. 228 : « Si un oiseau (de proie) laisse tomber dans la maison de
quelqu’un, de la viande, un oiseau ou quelque chose autre qu’il ait pris,
le possesseur de la maison vivra dans la splendeur. »60
Mais ici, le poète a complété sa transcription d’un jeu, de l’usage personnel
d’une certaine ironie – illustration de la dimension ludique de cette genèse
d’emprunts –, car l’image de l’oiseau laissant tomber sa proie, accolé à ce
terme « sur la piscine de vos filles » est à rattacher très probablement à un jeu
sur les termes d’ « extispicine » (divination par les viscères) et
d’ « haruspicine » (divination par les entrailles) auxquels Contenau consacre
tout un chapitre de son ouvrage. L’ensemble de l’image déplace le référent vers
un contexte américain sous-entendu ; on est ici en plein jeu de mots,
d’associations et d’imaginaires.
Que dire encore, sinon de s’étonner encore et encore à propos d’une source
demeurée si longtemps inconnue, et qui aura suscité tant de pistes érudites, à
propos des plantes hallucinogènes évoquées au chant 6 de la troisième section :
III 6 ; 20 De ceux qui prisent la graine ronde d’Ologhi mangée par l’homme
d’Amazonie,
III 6 ; 21 Yaghé, liane du pauvre, qui fait surgir l’envers des choses – ou la
plante Pî-lu,
p.48 : « Il apparaît bien que les Assyriens connaissaient les plantes
toxiques, soporifiques, inébriantes qu’ont signalés les Gréco-Romains.
La façon dont on emploie encore, pou provoquer la voyance, les rêves,
certaines de ces plantes ou d’autres analogues dans certaines contrées, le
Mexique et l’Amérique du Sud, par exemple, rend à peu près certain que
60
Le « mauvais goût » vise peut-être le jeu de mot : piscine / « haruspicine »,
« extispicine » (termes de divination soulignés par Saint-John Perse dans ses notes de
lecture.
Sur les jeux de mots dans la divination cf. p. 90.
215
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
les devins assyriens les aient considérées comme des auxiliaires de la
mantique . »
p. 59 : « De certaines plantes d’Amérique :
[…] Parmi les plantes qui possèdent ces qualités nous
mentionnerons, outre la coca dont l’alcaloïde a été particulièrement
étudié, l’ololihuqui le huanto, la huachama, l’ayahuasca, le yagé et
surtout le peyotl.
L’ololihuqui, mal identifié, avait une graine ronde que mangeaient les
Mexicains désireux d’interroger les dieux. Son ingestion leur procurait
des visions ; on employait couramment la plante pour renforcer l’action
du peyotl.
On l’utilise surtout dans l’équateur. Après un coma de deux ou trois
jours, le sujet est en mesure de raconter ses rêves, qui, sous l’influence
de la plante, ont été particulièrement variés. […] L’ayahuasca est une
liane du bassin de l’Amazone […].
Le Yagé
Le yagé ou yaghé, aussi une liane du bassin de l’Amazone, est encore
mal connu du point de vue botanique, mais un certain nombre d’études
lui ont déjà été consacrées en Europe. Ses propriétés sont les mêmes que
celles de l’ayahuasca, avec une toxicité infiniment moins grande. Le
phénomène le plus souvent constaté pour l’indigène ayant pris de la
décoction de yagé, consiste dans la possibilité de voir et de décrire des
choses éloignées dont il ne peut avoir eu aucunement connaissance
auparavant.[…] »
p. 56 : « La Mandragore officinale de Linné est une solanée que les
Assyriens ont connue sous le nom de pi(l)-lû (en sumérien NAM-TARIRA, plante du dieu de la peste), et à laquelle ils comparent pour sa
forme, le pavot à opium. […] La mandragore a été dans l’antiquité et au
moyen âge une plante éminemment magique, employée notamment
comme analgésique. Il est probable que la vogue de la plante vint de la
forme bizarre de sa racine souvent bifurquée, et rappelant vaguement la
forme humaine ; de là à rendre la ressemblance plus complète par
diverses retouches, il n’y eut qu’un pas, vite franchi. »
On ne s’était guère trompé par conséquent en situant en Amérique du Sud
l’origine de l’ Ologhi et du Yaghé, dont les descriptions, à titre documentaire et
d’érudition, sont livrées par Contenau en marge de son propos stricto sensu ;
quant à la « plante Pî-lu », c’est donc à l’antiquité qu’il faut la rattacher. Mais
ce qui peut étonner en l’occurrence, c’est qu’à partir de la documentation du
seul Contenau, ces trois plantes sont sélectionnées par Perse pour figurer dans
216
Loïc Céry – Enseignements d’une typologie des emprunts dans Vents
son poème : documentation érudite par procuration car seule l’évocation suffit
à combler le poète.
*
« Non point l’écrit, mais la chose même. Prise en son vif et dans son
tout. Conservation non des copies, mais des originaux. » En conservant non
l’original, mais la copie des notes qu’il avait prises avec gourmandise sur
l’ouvrage de Georges Contenau, Saint-John Perse renforce auprès de nous
l’illusion d’une source. Pourtant, la source est un mirage, car on est en présence
d’un créateur au sens plein, pour qui la reformulation prime toujours sur
l’emprunt en tant que tel. Mieux renseignés sur une part fondatrice de la genèse
de Vents ignorée jusqu’alors, nous voici donc à nouveau, mais certainement
mieux éclairés qu’auparavant, devant l’énigme d’une psyché créatrice trouvant
son miel en toute part et faisant de son chant « non plus réminiscence, mais
création nouvelle », comme le dit Saint-John Perse à l’endroit de Dante dans le
discours qu’il lui a consacré en 1965.
On se souvient que pour clôturer cet autre morceau de bravoure qu’est le
Discours de Stockholm, est évoquée la « lampe d’argile du poète » ; on
comprendra dorénavant pourquoi et comment, à l’instar de l’homme, appelé à
se souvenir d’argile selon la mention célèbre de Perse, ce poète se souvenait
aussi des tablettes d’argile mésopotamiennes.
217