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La plume, la voix et le plectre

2008, La plume, la voix et le plectre

Les peuples de l’Occident musulman qu’on appelle Ahl al-Andalus formés d’Ibères, d’Arabes et de Berbères ont contribué d’une façon originale à l’histoire humaine. Leurs apports à la culture et la pensée universelles sont considérables. D’autre part, ils ont ajouté aux Sept Merveilles que nous connaissons les Palais de l’Alhambra à Grenade et la Grande Mosquée de Cordoue. Mais dans le domaine qui nous intéresse ici, ils ont inventé le muwashshah en poésie et créé le système des nawbât en musique. De quoi s’agit-il ?

La plume, la voix et le plectre Poèmes et chants d’Andalousie Réminiscences célestes Quand le musicien arabe saisit son luth ou son rabab 
Le rabab est l'instrument emblématique de la musique arabo-andalouse. C’est un instrument à cordes frottées doté d'une ou de deux cordes. Le corps de l'instrument est fait de bois creusé. On utilise un archet très recourbé pour faire vibrer les cordes. De nos jours, il est uniquement employé au Maghreb dans les orchestres de musique classique, malheureusement il a tendance à être remplacé par le violon au son plus clair. Sa tessiture dans le registre ténor et le son très particulier qu'il produit en font l'instrument le plus proche de la voix humaine.  et improvise un istikhbâr ou un mawwâl Termes techniques utilisés en Algérie et au Maroc pour désigner une improvisation vocale et instrumentale sans accompagnement de la percussion. L’istikhbâr et le mawwâl donnent au chanteur la possibilité de montrer sa faculté d’improviser et de faire preuve de son imagination musicale, il accomplit un geste magique qui le relie aussitôt au monde des “sphères supérieures”. Car, comme l’ont affirmé certains soufis, nos âmes ont visité le Paradis et y ont goûté des mélodies divines. Mais nos préoccupations terrestres nous les ont fait oublier. "Nous avons tous entendu cette musique au Paradis, écrivait Mawlana Jalal ud-din Rumi. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute, quelque chose de cette musique nous revient en mémoire." L’histoire de toute musique ne serait alors que la quête ininterrompue des musiciens afin de retrouver ces mélodies célestes originelles. Leurs efforts ne tendraient qu’à se réapproprier ce que nos âmes ont entendu avant d’être enfermées dans l’opacité des corps physiques. Quand le muezzin appelle les fidèles à la prière, il chante et fait vibrer nos êtres. Quand le lecteur de Coran récite et psalmodie les Versets divins, il chante aussi et rapproche celui qui l’écoute du Souffle Originel. L’Imam Abû Hâmid al-Ghazali proclamait: “Celui qui n’a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n’existe aucun remède”. Même si, pour accompagner son chant, le musicien a recours à son instrument, la musique arabe est impensable sans la voix du chanteur. Par sa voix, l’interprète transmet l’émotion qui l’étreint. Une complicité s’établit alors entre le messager inspiré et l’auditeur raffiné et exigeant dont l’âme a soif de révélations subtiles. C’est le sens profond de ce qu’on appelle “majalis al-ouns“, ces moments où une communion profonde se crée entre celui qui chante et ceux qui écoutent. Musique, chant, interprètes et auditeurs ne font plus qu’un dans cette wihdat at-tarab, une forme d’empathie émotionnelle que les vrais amateurs de musique recherchent dans chaque concert. La musique éveille l’âme par la joie qu’elle procure, mais aussi par le “spleen“ qu’elle fait naître dans le cœur en ravivant tous les souvenirs enfouis et les blessures accumulées. Les peines d’amour, les affres de la séparation et la douleur des attentes déçues refont surface. De même, on se souvient de l’innocence de l’enfance et des illusions de l’adolescence. Puis, comme par magie, la voix du chanteur, les sons des instruments ou les paroles d’un poème viennent panser les plaies et remplir de joie l’âme de celui qui est à l’écoute. L’auditeur perçoit la musique autant avec son “histoire personnelle “ qu’avec la culture acquise dans la société où il a reçu son éducation. Et le thème qui provoque le plus ce sentiment de profonde nostalgie est celui de la perte de ce paradis réel ou mythifié : al-Andalus. L’Espagne fut musulmane pendant plusieurs siècles et lorsqu’elle fut perdue, ses anciens habitants n’acceptèrent jamais leur exclusion définitive et crurent longtemps à un possible retour dans leur patrie. C’est la raison pour laquelle les Andalous transmirent à leurs descendants, de génération en génération, les clés de leurs demeures abandonnées de l’autre côté de la mer. Ils léguèrent aussi à leurs héritiers leur profond chagrin et des chants poignants de nostalgie. Ils y racontent leur attachement à un mode de vie qui fut exemplaire à leur époque. Ils étaient célèbres pour leur joie de vivre et d’aimer ainsi que pour leur soif d’absolu durant les siècles qui ont précédé la chute du dernier rempart musulman : Grenade. Malgré cette tragédie, les chants andalous sont toujours vivants comme le sont les arbres et les rivières qui les ont vus naître. Ils sont vrais comme le furent les joies et les peines des hommes et des femmes qui ont inspiré leurs auteurs. Nawba, muwashshah et zajal Présentation générale : Les peuples de l’Occident musulman qu’on appelle Ahl al-Andalus formés d’Ibères, d’Arabes et de Berbères ont contribué d’une façon originale à l’histoire humaine. Leurs apports à la culture et la pensée universelles sont considérables. J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne, Sindbad, Paris, 2000. D’autre part, ils ont ajouté aux Sept Merveilles que nous connaissons les Palais de l’Alhambra à Grenade et la Grande Mosquée de Cordoue. Mais dans le domaine qui nous intéresse ici, ils ont inventé le muwashshah en poésie et créé le système des nawbât en musique. De quoi s’agit-il ? Le muwashshah occupe, aussi bien au Maghreb qu’en Orient, une place particulière dans la musique arabe savante. Ce genre de poésie, né dans la Péninsule ibérique vers la fin du 10e siècle, se distingue par sa structure strophique. De ce point de vue, il représente dans le patrimoine littéraire arabe une tentative d’innovation unique en son genre. Mais avant d’aborder la question de la spécificité de cet art sur le plan métrique, examinons le contexte historique qui a rendu possible son émergence. L’art du tawshîh s’est constitué parallèlement à la constitution, sous administration musulmane, d’une population ibérique de plus en plus homogène. Après la rupture politique avec le Mashriq et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, al-Andalus affirma son indépendance sur le plan littéraire et artistique Cette indépendance se produisit également en philosophie avec le développement d’un pôle andalou de réflexion dont le maître le plus connu - mais non le seul - fut Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès.. Les souverains Omeyyades d’Espagne accueillirent, dans leurs cours, des hommes de lettres, des poètes et des artistes qui y trouvèrent un climat favorable à la création dans tous les domaines culturels. Ce mouvement d’autonomie sur le plan culturel fut renforcé par l’arrivée, en 822, du fameux Ziryâb Ziryâb, Abû al-Hasan ‘Alî Ibn Nâfi‘(789-857). On peut lire avec plaisir l’autobiographie romancée que Jesus Greus donne de ce personnage dans son ouvrage : Ziryâb, Phébus, Paris, 1993.. Ce transfuge oriental, ancien affranchi d’origine kurde,  marqua de son empreinte, de façon définitive, le système musical andalou. Dans la capitale ‘abbaside, la présence de son maître al-Mawsili Ishâq al-Mawsili (767-850)., musicien attitré de la cour du célèbre calife ‘abbaside Haroun al-Rachid, l’empêchait d’atteindre les sommets auxquels il aspirait. Celui qu’on surnommait “ le Merle noir“ quitta alors Bagdad pour aller chercher, en Occident musulman, un champ d’épanouissement à la mesure de son génie. Libéré de toute forme de contrainte, il trouva, après bien des péripéties, les conditions qui lui permirent de donner libre court à son génie créatif. Accueilli à Cordoue comme un prince par l’Émir omeyyade Abderrahmane II Fils d’Al-Hakam 1er, Abderrahmane II régna de 822 à 852. C’est lui qui donna à al–Andalus une figure d'Etat indépendant et de royaume incontesté au regard du reste du monde musulman. , il reçut du souverain une pension conséquente et disposa d’une liberté totale d’action. Très rapidement, il jeta les bases d’un enseignement musical original que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de “ nawba andalusiya“. De la qasîda au zajal Les poètes andalous ont mis un certain temps avant de se libérer de la tutelle de Damas et de Bagdad. Ils ont d’abord commencé à imiter leurs illustres pairs orientaux comme ‘Umar B. Rabî’a, al-Mutanabbî ou Abù Nuwâs avant d’affirmer leur propre identité. Les Andalous ont senti ensuite la nécessité de se doter, après trois siècles d’histoire, d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités de leur identité particulière. Une fois ce processus enclenché, les poètes andalous ont « revisité » tous les thèmes traditionnels de la poésie en les marquant de l’empreinte d’une société multiethnique et multiculturelle. Le muwashshah devint ainsi le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh est incontestablement la signature originale d’une civilisation qui est parvenue - à un moment de son histoire- à réaliser la synthèse heureuse des diverses sensibilités qui se côtoyaient alors: ibère, arabe et berbère. Les premières générations de compositeurs et interprètes andalous utilisaient des poèmes appartenant au genre qasîda lors des “concerts“ donnés dans les cours princières andalouses. Nous ne savons pas à partir de quelle date ils se servirent de ces poèmes d’un genre nouveau appelés muwashshah et zajal. Ce qui est sûr, c’est que la poésie strophique n’est apparue, au plus tôt, en Espagne musulmane, qu’à la fin du 10e siècle. Même s’ils ont été, comme on le pense, composés dès le départ en vue d’être chantés, le muwashshah et le zajal n’ont pu se substituer à la qasida que progressivement sur une période dont nous ignorons l’étendue. Mais ce qui est frappant, c’est que le répertoire musical andalou-maghrébin, en vigueur au moins depuis le 17e siècle, n’utilise quasiment que des poèmes strophiques. Le recours à la qasîda classique n’intervient que dans ces improvisations vocales, sorte de mélopées non rythmées, appelées mawwâl dans la ‘âla marocaine et istikhbâr dans la san‘â algérienne ou le malouf tunisien. Pour cette raison, la nawba, héritée des Andalous de la période médiévale et remaniée par des générations de maîtres au Maghreb, est indissociablement liée à la poésie strophique. Outre ce constat que peut faire tout amateur de musique andalouse, il convient de se poser la question de savoir pourquoi cette musique et cette poésie se sont adaptées l’une à l’autre au point de devenir inséparables. Nous pensons qu’il y a plusieurs raisons à cela comme nous allons le montrer. D’abord, du point de vue métrique et structurel, la qasida est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtâr). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr) qui reste le même tout le long du poème. Avec le muwashshah, les poètes andalous ont inventé l’alternance des rimes et des mètres. Par ailleurs, leurs poèmes s’organisent désormais en séquences strophiques. Celles-ci comprennent chacune deux sous-unités ghusn et qufl dont la structure métrique peut être différente. Elles comportent très souvent un nombre inégal de pieds même s’ils relèvent parfois du même mètre. Un tel agencement répond parfaitement au besoin du chanteur qui, dans la nawba, change de mélodie en passant du ghusn ( les premiers vers de la strophe ) au qufl ( les vers de clôture de la strophe ). Doit-on déduire, en partant de ces faits encore observables aujourd’hui, que le nouveau genre poétique élaboré en Andalousie a été inventé pour répondre à la nécessité de variation/alternance mélodique qui caractérise la nawba? Ou bien faudra t-il se contenter de penser qu’il s’agit d’une rencontre fortuite ? Dans les deux cas de figure, la combinaison de la nouvelle poésie avec le système musical de Ziryâb a donné naissance à un couple inséparable depuis de nombreux siècles. Ensuite, sur le plan sémantique, la tradition consiste, dans la qasîda, à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit ainsi se suffire à lui-même et comporter un sens complet même s’il participe, avec ce qui le précède ou ce qui le suit, à une signification plus large. Avec le muwashshah, les poètes andalous vont utiliser un espace plus important pour développer une idée ou un motif en faisant de la strophe l’unité signifiante minima. Chaque strophe comporte une idée ou un thème qui est désormais développé dans un espace plus étendu. Sur le plan linguistique, il faudra s’interroger sur la nature ou plus exactement sur le registre de langue utilisé dans les deux genres de poésie. La qasîda composée en langue arabe classique dans un registre souvent très châtié convient surtout aux milieux des lettrés et des aristocrates (la khâssa). Le muwashshah a recours, sauf dans des cas assez rares, à une langue plus accessible même quand il reste dans le registre classique. Mais le plus remarquable c’est qu’il accueille, notamment dans la pointe finale appelée khardja, une séquence en langue parlée proche du petit peuple. Quant au zajal, il est composé quasiment en langue populaire. Est-ce là l’origine de son succès et de sa « victoire » définitive sur la qasîda comme poésie de prédilection dans la nawba andalou-maghrébine ? Nous le pensons très fortement même si nous ne disposons pas de preuves irréfutables. Sur le plan thématique, les washshâhûn vont abandonner totalement les anciens thèmes bédouins et les clichés qui leur étaient naturellement liés. Délaissant les prouesses parfois purement rhétoriques de leurs pairs orientaux, les poètes andalous exprimèrent dans leurs oeuvres une vision du monde étroitement liée au mode de vie du peuple d’al-Andalus. Celui-ci, forgé dans un mélange culturel et ethnique, loin de l’ancien centre de l’Empire musulman, Bagdad, avait besoin d’une nouvelle forme poétique. Le muwashshah exprima alors de manière plus adéquate le rapport de la population andalouse à la nature et sa joie de vivre dans ce paradis terrestre à propos duquel Ibn Khafadja déclarait : Gens d’al-Andalus, c’est Dieu qui a fait votre bonheur Entre l’ombre et les eaux, les arbres et les rivières, D’entre tous, ce pays est jardin pour toujours Si j’avais à choisir, c’est lui que je choisis. N’ayez crainte après lui, de connaître le Feu Jamais le Paradis n’ouvrira sur l’Enfer. Ces vers de facture classique et appartenant au genre qasîda sont souvent interprétés dans le prélude appelé istikhbâr.Traduction : Hamdane Hadjadji et André Miquel, Ibn Khafâdja l’Andalou, El-Ouns, Paris, 2002, p.24. Une conception particulière des rapports sociaux -notamment ceux existant entre les hommes et les femmes- voit le jour en Espagne. En littérature s’impose ce qu’on appellera plus tard « l’amour courtois » chez les troubadours provençaux. Il est exposé avec brio par Ibn Hazm dans son Tawq al-Hamâma ce traité sur les relations amoureuses traduit aujourd’hui dans toutes les grandes langues du monde. À la même époque, le muwashshah illustra avec justesse les thèmes de la soumission à l’aimée comme on peut le voir dans cette strophe : A toi je me soumets, fidèle à nos serments Et j’accepte mon destin Sur mon front écrit ; J’obéis à ta volonté, esclave soumis. Voir plus loin la traduction complète de ce poème chanté par Beihdja Rahal. Haraqa al-danâ : CD /3. Désormais les extraits tirés du CD accompagnant l’ouvrage seront cités avec cette indication : CD suivi du numéro de la plage. Dès lors, on comprend aisément pourquoi tant les interprètes que les amateurs de la nawba ont préféré ce genre de poésie à la qasîda de facture plus classique et où les thèmes épiques ou tragiques sont toujours dominants. Sources et repères historiques Le plus ancien témoignage connu sur l’art du tawshîh consiste en une page et une seule dans la Dhakhîra d’Ibn Bassâm al-Shantarînî Al-Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra, édition Ihsân ‘Abbâs, Dâr Sâder, Beyrouth, 2000., une œuvre qui compte pourtant quatre volumes. Heureusement qu’Ibn Khaldoun et al-Maqqarî ont recueilli des témoignages inestimables sur cet art. La Muqaddima, Nafh at-tîb et Azhâr ar-riyâd, contiennent de nombreux extraits de poèmes de la période “primitive“. Puisés dans les ouvrages disparus d’al-Hidjârî L’ouvrage perdu d’Abû ‘abd Allâh Muhammad al-Hidjârî, mort en 549/1155, s’intitule Kitâb al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib., d’al-Balansî Il s’agit de Nuzhat al-anfus wa rawdat al-ta’annus fî tawshîh al-Andalus de Ibn Sa‘d al-Khayr al-Balansî, originaire de Valence et mort en 525/1135., d’Ibn Khâtima et d’Ibn Sa’îd Poète et historien né près de Grenade en 610/1213. , ces muwashshahât ont été sauvées grâce aux deux lettrés maghrébins. Mais c’est à un homme de lettres égyptien du 13ème siècle, Ibn Sanâ’ al-Mulk Ibn Sanâ’ al-Mulk (550/1155-608/1211) est l’auteur de Dâr al-Tirâz fî ‘amal al-muwashshahât. Cf. l’édition de J. Rikabi, Damas, 1949., que nous devons la contribution la plus remarquable à la connaissance de l’art du tawshîh. Le Dâr al-Tirâz peut être considéré comme le traité poétique le plus complet sur le muwashshah. Il constitue une source d’information inestimable dont se sont inspirés tous les spécialistes du domaine jusqu’à nos jours. Après une longue période de silence, on recommença, dans la deuxième moitié du 20e siècle, à s’intéresser au problème du muwashshah. Malheureusement la plupart des travaux dus à des orientalistes, n’abordèrent qu’un aspect de l’art du tawshîh. On s’intéressa en priorité aux vers finaux appelés khardjât. La plupart des travaux, surtout ceux des savants espagnols, visaient essentiellement à démontrer que : les vers finaux en langue romane ne peuvent pas avoir été écrits par les poètes arabes ; le muwashshah obéit à une métrique syllabique romane et non aux règles prosodiques établies par al-Khalîl Ibn Ahmad. Al-Khalîl ibn Ahmad al-Farâhidî (718-791) grammairien arabe d’origine persane, est connu aussi pour avoir établi les règles de la prosodie. Il distingua 16 types de mètres spécifiquement nommés (tawîl, basît, madîd, kâmil, wâfir, radjaz, etc.), chacun relevant d’un vers au nombre fixe de pieds, à la rime unique et divisée en deux hémistiches. Laissons de côté l’aspect polémique concernant l’arabité ou non du muwashshah, et essayons de mettre en relief les quelques repères concernant l’évolution de ce genre poétique. Le muwashshah n’est certainement pas né, comme on l’a souvent affirmé, d’un seul jet, de la plume d’un unique créateur, mais des tentatives de nombreux poètes anonymes cherchant à s’émanciper des contraintes structurelles et rythmiques de l’antique qasîda. C’est sous le règne des Mulûk al-Tawâ’if Les Mulûk al-Tawâ’if (Reyes de taifas en espagnol ) sont des roitelets, chefs de factions, qui se sont partagé le royaume morcelé en une trentaine principautés entre 1009 et1094. que s’est produit le véritable développement du muwashshah. Lorsque le pouvoir central omeyyade de Cordoue affaibli par des querelles partisanes s’effondra, l’Émirat d’al-Andalus fut morcelé en de multiples principautés plus ou moins indépendantes. Celles-ci, par le biais du système du mécénat, permirent l’éclosion de talents dans les cours de Séville, de Badajoz ou de Saragosse. L’art poétique en Espagne obtint alors ses lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasîda, que dans al-shi’r al- muwashshah Littéralement : « la poésie embellie, ornée, enjolivée, parée etc…». La plupart des poètes qui excellèrent dans cet art nouveau appartenaient aux classes sociales modestes. Leurs surnoms sont, de ce point de vue, très significatifs : Ibn al-Labbâna Ibn al-Labbâna, Abû Bakr Muhammad Ibn ‘Îsâ ad-Dânî est né à Dénia à une date inconnue. Il fréquenta la cour du fameux roi de Séville, Al-Mu’tamid Ibn ‘Abbâd et mourut à Majorque en 507/1113. Cf. H. Hadjadji, Ibn Al-labbana, le Poète d'al-Mu'tamid, prince de Séville, Paris,1997., « le fils de la crémière », al-Khabbâz, « le boulanger », al-Djazzâr Il s’agit de Abû Walîd Yûnis Ibn ‘Îsâ. On ne trouve sa biographie dans aucun ouvrage. Seul Ibn al-Khatîb qui a recueilli ses dix muwashshahât dans sa fameuse anthologie, le Djaysh al-Tawshîh, le présente comme un poète n’ayant eu aucun maître et le compare à un poète irakien de Basra, Al-Khubz Arzi (mort en 327/936). qui préféra retourner à son métier de « boucher » plutôt que de passer sa vie à encenser des aristocrates avares, Ibn Djâkh al-Ummî Ibn Djâkh al-Ummî as-Sabbâgh vécut à la cour d’Al-Mutawakkil Ibn Al-Aftas à Badajoz et à la cour d’Al-Mu’tamid. , « l’illettré » etc…Ce sont donc ces hommes du « petit peuple » qui fixèrent, dès le XIe siècle, les caractéristiques fondamentales du muwashshah. Les deux dynasties « réformatrices » venues du Maghreb, celle des Almoravides, puis celle des Almohades, ont tenté d’imposer en vain aux Andalous leur rigorisme religieux. Mais elles se heurtèrent au mode de vie et au raffinement culturel des populations andalouses et les poèmes à la gloire de l’amour et de l’ivresse finirent par l’emporter sur les sermons rigoristes des fuqahâ’. Et lorsque le muwashshah aborda des thèmes spirituels, ce fut, lors du développement du mouvement soufi, pour exprimer des élans mystiques et la quête passionnée de l’amour divin. La popularité et l’authenticité du muwashshah triomphèrent de toutes les réticences des censeurs bornés ou des hommes de lettres timorés qui n’osaient pas imaginer un autre cadre à l’expression poétique que celui, immuable, de l’antique qasîda. Même les classes « supérieures » de la société qui avaient pris de haut une poésie ne respectant pas les règles sacro-saintes de la qasîda traditionnelle, finirent par composer dans le nouveau genre poétique, désormais adopté par la plupart des Andalous. Ce fut notamment, à l’époque nasride, le cas d’un souverain comme Yûsuf III ou d’Ibn al-Khatîb. Cet homme politique hors pair, auquel al-Maqqari consacra son ouvrage Nafh at-tîb fut un éminent lettré qui a marqué de son empreinte l’histoire du muwashshah. C’est à lui que l’on doit le célèbre muwashshah qui commence par « djâda-ka al-ghaythu idhâ al- ghaythu hamâ » qui appartient à la mémoire collective de tous les nostalgiques du paradis perdu andalou. Mais sa contribution la plus importante est due à son anthologie intitulée Djaysh al-tawshîh qui comporte plus d’une centaine de muwashshahât dont certaines ne se trouvent dans aucune autre source connue. Le muwashshah, inventé dans la Péninsule ibérique, a commencé, dès le 12esiècle, à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghreb voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Ceci fut permis par l’inversion du mouvement migratoire qui poussa des lettrés andalous à quitter al-Andalus pour partir à la quête du savoir, de la fortune ou de la divine vérité sur les chemins qui mènent de Ceuta à Marrakech, de Tlemcen à Bidjâya et de Tunis à Damas et à La Mecque. Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche et plus populaire dans son expression : le zajal. Cette forme de poésie eut un illustre représentant en la personne d’Ibn Quzmân qui fut l’auteur de pièces où s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton. Les muwashshahât furent d’autant plus facilement répandues qu’elles arrivèrent, dans ces nouvelles contrées, habillées le plus souvent des mélodies envoûtantes appartenant au système des nawbât mis au point par Ziryâb. La nawba : d’al-Andalus au Maghreb Après sa création, la nawba a connu une évolution qui a duré près de sept siècles. De manière individuelle ou collective, les générations de musiciens lui ont apporté autant d’ajustements que d’innovations. Nous manquons de documents écrits permettant de connaître avec précision les divers apports qui ont enrichi sans le dénaturer le système musical dont Ziryâb avait conçu l’architecture et surtout l’esprit. Mais il est plus que probable que la diffusion de cet art hors de la capitale andalouse qui l’a vu naître a constitué le point de départ d’une évolution qui dure jusqu’à nos jours. Stable en ses grandes lignes, la nawba s’est adaptée au génie propre et au style de chaque région d’accueil. Les maîtres « dépositaires » de l’héritage Ziryâbien ont apporté des nuances et des touches personnelles qui ont permis à chaque nouvelle école d’affirmer son « originalité ». Par la suite le mouvement de migration s’est étalé sur une longue période à partir des différentes villes d’al-Andalus au fur et à mesure qu’elles tombaient entre les mains des « Chrétiens ». L’installation des émigrés andalous dans les différentes régions du Maghreb a dû certainement nuire à l’unité et l’homogénéité de l’héritage andalou. Mais si, d’un côté, la musique arabo-andalouse perdit son cachet d’origine, de l’autre, elle acquit un style propre à chacune des villes maghrébines d’adoption. C’est ce qui a donné, après de longs siècles, aux écoles musicales pratiquant la ‘âla, le gharnati et la san‘a ou le malouf un cachet reconnaissable entre mille par les amateurs de cette musique. Ce ne fut pas le cas des cinq derniers siècles où aucune création véritable n’eut lieu. Cette période fut celle de la conservation du patrimoine malgré les déperditions occasionnées par l’oubli et la confusion entre les modes. Des mélodies vont totalement disparaître par manque d’interprétation, d’autres vont être assimilées à des san‘ât voisines. C’est ce qui expliquerait la perte de plus de la moitié des nawbât du système de Ziryâb et de ses successeurs andalous. D’abord longtemps cantonnée dans les limites étroites des cercles de mélomanes appartenant aux milieux les plus aisés ou aristocratiques, la musique andalouse a connu très certainement des périodes de stagnation. Les musiciens, gardiens fidèles du précieux legs qui leur a été confié par les générations précédentes, se sont évertués à le protéger de toute forme d’innovation. Mais cette attitude exclusive a permis aux musiciens qui se sont succédés depuis le 16e siècle de sauver de l’oubli un répertoire musical inestimable. Aujourd’hui, grâce aux moyens modernes d’enregistrement et de diffusion, cette musique est sortie définitivement du cadre étroit dans lequel elle était enfermée. Tous les amoureux de cet art peuvent désormais y avoir accès. D’autant plus que, depuis la fin des années soixante, l’organisation de festivals de musique andalouse a redonné un nouvel élan à un art désormais pratiqué dès le plus jeune âge. En effet, le travail accompli depuis les années trente du siècle dernier par les Associations musicales et les divers instituts à donné pleinement ses fruits. De nombreuses formations - de compétences, il est vrai, très inégales - livrèrent à un public, de plus en plus large, une grande part du patrimoine musical hérité de l’école “ Ziryâbienne “. Enregistrés et diffusés par la Radio et la Télévision, les concerts, donnés lors de ces rencontres, permirent un véritable sauvetage d’un patrimoine universel unique. À l’heure actuelle, l’essentiel de cette action de sauvegarde a été réalisée même si toutes les pièces connues par certains maîtres, comme le cheikh Ahmed Serri par exemple, n’ont pas été diffusées alors qu’elles ont déjà été enregistrées Il existerait, à notre connaissance, près de cinquante heures d’enregistrement de pièces appartenant tant à la nawba qu’au hawzi qui attendent dans un tiroir qu’une main généreuse les en sorte.. Cette part du patrimoine est un trésor inestimable qui risquerait se perdre si une main généreuse ne le sortait pas du tiroir où il dort. Le système des nawbât Dans le système de Ziryâb, chaque nawba repose sur un mode particulier appelé tab‘ et s’organise en un ensemble élaboré. Des pièces instrumentales et vocales s’y alternent, selon un ordre très précis, comme nous allons l’expliquer plus loin. Nous n’avons pas les moyens de savoir avec certitude ce que fut la structure originelle de la nawba andalouse. Mais il est très probable qu’elle était, dans ses fondements, assez proche de ce qui nous en est parvenu malgré les siècles qui nous séparent de l’époque de la naissance du système musical de Ziryâb. Combinaison de trois traditions - arabe orientale, berbère et ibérique -, le système de Ziryâb fut développé par ses disciples et successeurs puis enrichi par les générations de musiciens et chanteurs des cours princières de Cordoue, Séville, Valence ou Grenade, etc... D’autre part, les relations qui se tissèrent entre l’Espagne et le Maghreb, notamment à partir du règne almoravide, à la fin du 11e siècle, permirent à la musique de Ziryâb de franchir le Détroit de Gibraltar. Nombreux furent en effet les musiciens qui, à l’instar des poètes ou des philosophes, allèrent offrir leurs services aux puissantes et riches familles maghrébines. Ensuite, avec la chute progressive des principautés musulmanes, sous les coups de boutoir de la coalition des armées chrétiennes, des vagues importantes d’émigrants andalous allèrent s’installer dans les principales villes du Maghreb Ces émigrants étaient autant musulmans que juifs, d’origine aussi bien arabo-berbère qu’ibère.. Ils y établirent des foyers de civilisation où vont survivre et se développer, parmi d’autres éléments culturels, les traditions musicales andalouses. C’est ainsi que Fès, Marrakech, Tlemcen, Béjaîa ou Tunis bénéficièrent de l’apport musical des réfugiés andalous. Simultanément, entre la fin du 13e siècle et la reconquête définitive de la Péninsule par les Chrétiens en 1492, la nawba connut un ultime développement en Espagne grâce aux nombreux artisans anonymes qui mirent la dernière main à la géniale invention de Ziryâb. Ceci permit son parachèvement en tant que vaste construction cohérente. Ce dernier cadeau échut d’abord à Tétouan et Fès qui recueilleront, à la fin du 15e siècle, l’héritage musical andalou dans sa dernière mouture. La nawba arabo-andalouse est une suite de pièces instrumentales et vocales chantées sur des mélodies appartenant à des modes caractéristiques. Elles sont exécutées sur des rythmes d’allures différentes se succédant avec une accélération progressive du tempo. Quand la nawba est complète, elle se déploie entre une ouverture instrumentale non rythmée, la m’shâliya, et un mouvement cadencé d’une joyeuse vivacité, le khlâs, où, voix et instruments s’emballent dans un rythme invitant à la danse. Les parties vocales sont au nombre de cinq et portent les noms suivants : m’saddar, b’taihi, darj, insirâf et khlâs. Chacune de ces sections comporte au moins une chanson Mais certaines sections comme l’insirâf et le khlâs peuvent en comporter jusqu’à cinq. dans un « mode rythmique » spécifique où interviennent la mesure, le rythme et le tempo. Les trois premières sections se jouent sur un rythme binaire et tranquille et les deux autres sur des rythmes ternaires avec un tempo de plus en plus accéléré. La règle fondamentale de la nawba est que les cinq sections (fusûl pl. fasl) soient interprétées dans le même mode (ou tab’). C’est la raison pour laquelle on donne communément à la nawba le nom de son mode. Il existe aujourd’hui dans les écoles algériennes douze nawbât complètes portant les noms des douze modes connus : dîl, m’djanba, h’sîn, raml al-mâya, raml, ghrîb, zîdân, rasd, mazmoum, sîka, rasd ad-dîl et mâya. Certaines nawbât bâties sur des modes typiques sont facilement reconnaissables, d’autres par contre se ressemblent beaucoup entre elles car les différences qui caractérisaient leurs modes se sont progressivement effacées. C’est la proximité modale de certaines nawbât qui, à notre avis, a entraîné par un « phénomène d’assimilation » la mystérieuse « disparition » ou « perte » de certaines nawbât originelles du système de Ziryâb. Dès qu’une génération de musiciens n’arrive plus à discerner à quel mode appartient telle ou telle pièce, elle l’interprète de moins en moins jusqu’à l’oubli total ou alors elle l’insère dans un mode proche de celui qui était le sien à l’origine. Enfin que penser du chiffre mythique de vingt quatre nawbât construites sur vingt quatre modes conçus chacun pour une heure du jour ou de la nuit ? Cette affirmation ne repose, à notre connaissance, sur aucun fondement sérieux. Elle est surtout révélatrice d’une division stricte et froide du temps, propre à une mentalité moderne, qui n’a plus rien à voir avec la conception médiévale qui prévalait en Espagne musulmane. Les Andalous vivaient alors, très certainement, en plus grande symbiose avec le rythme de la nature, comme l’atteste le contenu de leurs oeuvres tant scientifiques que poétiques. On n’attribuait pas, à l’époque, la même valeur à une heure d’été et une heure d’hiver même si elles appartiennent au même moment de la journée. S’il existe effectivement dans les poèmes chantés des indications de temps tels que le lever du jour, la fin de l’après-midi, le crépuscule ou le milieu de la nuit, on ne trouve pas trace d’une division plus poussée ni plus précise des moments de la journée permettant un classement heure par heure de chacune des prétendues vingt quatre nawbât. Un seul exemple de l’absence de fondement de cette thèse : la nawba al-maya se joue au moment du coucher du soleil au Maroc alors qu’en Algérie, la nawba du même nom, proche par son mode de la nawba marocaine, se joue au lever du soleil. Le plus probable est que l’ordre temporel attribué aux différentes nawbât, par rapport aux moments de la journée, a été dicté par les références à tel ou tel moment de la journée contenu dans les muwashshahât chantées. Par la suite, chaque fois qu’un nouveau texte était introduit dans le répertoire des nawbât préexistant, il était classé dans la nawba qui regroupait les textes correspondants au moment en question et où le poète avait situé l’action. Programme d’une nawba algérienne Même si le programme que nous allons exposer n’est pas toujours suivi par les interprètes, il mérite d’être connu dans son intégralité. Ceci permettra d’apprécier à sa juste valeur la question de la durée de la nawba dont nous parlions précédemment. Car il est clair que le temps nécessaire pour exécuter les différents éléments qui constituent une nawba complète dépasse largement une heure. La nawba commence dans une apparente indécision avant que les sonorités ne se conjuguent dans un agencement d’une rigoureuse précision. On chemine ainsi jusqu’aux pièces finales, les khlasât, qui aboutissent à une clôture en apothéose, véritable feu d’artifice de sons et de rythmes. La nawba est une succession de moments de communion musicale. Chacun de ses éléments vise à émouvoir l’auditeur en l’introduisant dans l’univers magique du mode, le tab’, dans lequel la nawba est présentée. Le musicien n’est-il pas appelé mutrib en arabe, c’est-à-dire “celui dont l’art provoque l’émotion” ? A- La m’shâliya Cette pièce non rythmée ouvre le programme discrètement, subtilement. L’air de rien, les instruments s’interpellent, cherchent le point d’accord, se rejoignent sur une note majeure, la quittent ensuite pour se retrouver à l’unisson sur une autre. Luth, kouitra, mandoline, violon, guitare se font signe (de l’arabe shâla-yushâlî) et recherchent l’accord. Cette ronde des instruments, alternant retrouvailles et séparations sur les tons forts du mode aboutit à la dernière phrase dans laquelle tout s’harmonise. Les instruments entament alors ensemble, dans une parfaite cohésion, après un semblant d’hésitation, le rythme qui annonce l’entrée solennelle dans la tushiya. B- La tushiya Dans cette deuxième pièce instrumentale, un instrument de percussion (derbouka, târ, t’bilât...) entre en action. Les musiciens exécutent alors de façon méthodique, une à une les parties Ces parties sont généralement au nombre de cinq qui la composent. Ces mélodies annoncent les airs qui seront présentés - en solo ou en choeur - par les chanteurs dans les sections vocales qui suivront la tushiya. L’un après l’autre, les différents motifs de la nawba sont passés en revue comme cela se produit lorsqu’une mariée expose ses habits dans la tasdîra étalant ainsi sa richesse vestimentaire. Les lignes mélodiques que les musiciens développeront par la suite se suivent une à une. L’auditeur commence alors à s’installer dans l’univers modal choisi pour le concert à présenter. Au cours de cette exposition, l’oreille se prépare aux reconnaissances ultérieures en s’imprégnant des échantillon qui annoncent les riches mélodies que recèle la nawba. La tushiya s’articule en plusieurs parties. En passant de l’une à l’autre, l’instrument de percussion, qui guide l’ensemble de la formation, accélère le tempo. Et lorsqu’à la fin de cette vaste ouverture instrumentale, les musiciens redonnent à entendre les phrases mélodiques par lesquelles ils avaient commencé, le rythme s’emballe peu à peu jusqu’à la transe pour se ralentir sur le dernier motif mélodique permettant d’accéder à la première pièce vocale : le m’saddar. C- Le m’saddar La voix entre alors en jeu, dans un mouvement lent et majestueux. Le m’saddar, comme l’indique son nom (sadr : poitrine) trône avec solennité au cœur de la nawba dont il est la pièce maîtresse. Les capacités musicales du chanteur soliste, du choeur ou des deux à la fois sont mises à l’épreuve dans ce mouvement. Les instruments accompagnent le chant et lui donnent la réplique après chaque couplet du poème chanté (généralement la strophe d’un muwashshah ou d’un zajal comportant environ cinq lignes). Austère par définition, le m’saddar accueille cependant toutes les ornementations du munshid (le chanteur soliste) tant que celles-ci ne viennent pas contredire l’esprit de ce moment particulier de la nawba. Il arrive, hélas, que des interprètes, ressentant le tempo trop lent, s’en éloignent pour répondre à la demande de publics souvent attirés par les pièces légères. Ce faisant, ils dévoient de sa finalité originelle cette musique. Il en résulte toujours un appauvrissement de la structure riche et variée de la nawba. Une ambiguïté réductrice s’installe alors entre le m’saddar et d’autres mouvements de la nawba. Il n’est pas rare d’entendre des ensembles interpréter des nawbât sans aucun m’saddar alors qu’il est vital de lui conserver sa place centrale. Jugées longues et ennuyeuses par certains publics et interprètes, les pièces du m’saddar constituent, en réalité, des morceaux de choix que savent apprécier les vrais mélomanes. C’est la pièce par excellence qui leur permet de communier avec les musiciens et interprètes dans l’univers sonore du tab’ se déployant dans son intégralité et toute sa majesté. Dans le m’saddar, la prouesse musicale consiste à maîtriser le tempo, avec beaucoup de retenue, comme pour faire durer un plaisir qu’aucun autre mouvement de la nawba ne pourra donner. Certains motifs ébauchés auparavant vont être étalés. Voix et instruments détaillent chaque méandre de la ligne mélodique donnant ainsi à l’auditeur le fil d’Ariane qui devra le conduire au coeur du labyrinthe mélodique qui caractérise le mode présenté. Après avoir apprécié, en hôte privilégié et respecté, les déploiements pleins de finesse du m’saddar, l’auditeur est maintenant initié au secret de cette musique. Il la ressent alors comme un écho encore vivant d’une époque mythique où l’on savait encore écouter et s’émouvoir.Une fois achevée cette partie du parcours quasiment initiatique, constituée par le m’saddar, le musicien peut alors entraîner avec lui l’auditeur dans les mouvements suivants sans grand effort. D- Le b’tayhi Second mouvement, le b’tayhi –tout comme le darj- ne diffère pas du m’saddar pour ce qui est du rythme. Mais les pièces vocales sont interprétées dans un tempo désormais libéré de la contrainte qui s’imposait précédemment. Cependant, on ne va pas au-delà d’un certain seuil qui altérerait le traitement mélodique spécifique aux deux premiers mouvements. L’accompagnement instrumental y est plus marqué, plus présent. Les répliques instrumentales sont plus rapides que la partie vocale. Les pièces chantées vont contribuer à réjouir l’âme de l’auditeur attentif et patient grâce au plaisir qui naît de la reconnaissance de mélodies déjà entendues. E- Le darj Avec la petite pièce instrumentale de transition appelée kursi, le mouvement devient plus rapide dans cette 3éme série de chants. Jusqu’à présent, la nawba s’est déroulée sur des mesures binaires ou quaternaires. Dans le darj, une mesure ternaire -3/4 ou 5/8 - va apparaître à la fin de la strophe chantée. F- Tushiyya-t al-insirâfât C’est la 2e ouverture instrumentale qui permet aux chanteurs de reposer leurs voix. Elle constitue une transition entre la première partie de la nawba et la suivante de mesure ternaire et de tempo de plus en plus vif. Cette ouverture se déroule sur une mesure à 5/8 dans le même mouvement que la pièce vocale qui lui succède. Actuellement seule la nawba dans le tab’ ghrîb possède une tushiya de ce genre. G- Insirâf Précédés d’un kursî, les chants de cette section ont la même structure que ceux des séries précédentes, sauf que le rythme est de mesure ternaire (légèrement boiteux 5/8 ou parfois 6/8). Son mouvement est assez vif et sa mélodie légère est assez rapide. Ceci incite les musiciens à multiplier le nombre d’insirâfât qui peuvent atteindre la dizaine dans une même nawba. H- Khlâs Avec une mesure ternaire ( 6/8 ) et un tempo alerte et dansant le khlâs est la dernière section de la nawba. Les khlâsât, parce qu’il y en a toujours au moins deux, ne sont pas précédés de kursî. Exécutés à l’unisson, ils mènent la nawba vers un véritable feu d’artifice mélodique. Le mouvement s’accélère de plus en plus avant de s’éteindre brusquement. I- Tushiya-t al-kamâl Pour clore le tout et avant d’entamer la nawba suivante, on peut exécuter cette tushiya. Le répertoire chanté de la san‘a algérienne Le sujet a été étudié, à partir d’éclairages différents par : M. Guettat, La musique classique au Maghreb, Sindbad, 1980 ; réédité par El-Ouns, Paris, 2001 ; A. Sefta, Dirâsât fî al-musîqâ al-djazâ’iriyya, Alger, 1988. L.J. Plenckers, La musique du muwashshah algérien, thèse inédite, Amsterdam, 1989. L’Anthologie de l’Institut National de Musique algérien Al-muwashshahât wa-l-azdjâl, Institut National de Musique, 3 t., Alger, 1972. C’est le recueil de chansons dites « arabo-andalouses » le plus complet. Il contient près de 660 pièces appartenant au répertoire encore chanté de nos jours. On y trouve même les poèmes dont les mélodies ont été perdues. Le premier des trois tomes de cet ouvrage comporte une introduction intéressante de Djelloul Yelles Ancien Directeur de l’Institut National de Musique. et de Al-Hafnaoui Amokrane Ancien conseiller culturel à l’INM. sur le muwashshah et la nawba. Ces poèmes appartiennent tous aux deux genres andalous : le muwashshah et le zajal. En fait, la plupart des textes chantés de nos jours sont plutôt du genre zajal et comportent de nombreuses marques dialectales non seulement sur le plan lexical, mais également syntaxique ou morphologique.Même si quelques poèmes sont dus à des auteurs andalous des 11e et 12e siècles comme Ibn Sahl, Ibn Baqî ou al-A‘mâ al-Tûtîlî, la très grande majorité des compositions sont anonymes et semblent de composition plus récente. L’intérêt de cette anthologie est de donner une idée de ce qu’a pu être le patrimoine poétique chanté à un moment de l’histoire. Il faut dire cependant que le plus important, dans le domaine de la san’a, reste le répertoire mélodique. On peut, en effet, toujours composer un nouveau poème ou utiliser un texte poétique d’un auteur plus ancien, mais on ne peut pas créer facilement une mélodie inédite qui s’intègre harmonieusement dans le système musical hérité des générations passées. Et si d’aventure, quelque esprit audacieux osait le faire les tenants de la tradition ne l’accepteraient pas. La question de l’innovation dans la partie musicale se pose aujourd’hui au Maghreb de la même manière qu’elle se posait au 10e siècle pour la poésie au moment de l’apparition du muwashshah en terre d’al-Andalus. Peut-on déroger partiellement à la tradition sans mettre en danger l’existence même de l’ensemble du système ? Les poèmes de l’Anthologie ont été recueillis par les auteurs auprès de musiciens et d’interprètes dans le genre andalou-maghrébin. On aboutit alors parfois à des versions différentes plus ou moins importantes. Ces différences sont signalées dans des notes en bas de pages donnant les variantes pour de nombreux poèmes. Les chansons sont classées par ordre alphabétique et précédées par des indications précisant le tab‘ et le mouvement dans lesquels elles sont chantées dans chacune des trois grandes écoles : Tlemcen, Alger et Constantine. Le 3e tome comporte un index alphabétique et un regroupement des poèmes chantés par école d’une grande utilité pratique. Cette Anthologie très exhaustive mériterait un travail d’authentification et une correction des textes présentés. Il serait aussi judicieux de signaler les poèmes encore réellement chantés ainsi que les enregistrements réalisés disponibles sur le marché ou dans les phonothèques. L’Anthologie de Sid-Ahmed Serri Moins fournie que la précédente, l’Anthologie de Sid-Ahmed Serri, ne comporte que les textes effectivement encore chantés de nos jours dans l’Ecole d’Alger Il s’agit plus exactement du livret de l’Association musicale « Al-Mossiliyya al-Djazaïriyya » que A. Serri a longtemps dirigée. dans le registre profane appelé hazl. C’est pourquoi certains poèmes chantés dans la tradition du malouf contantinois ou appartenant spécifiquement au répertoire de l’Ecole de Tlemcen sont absents de ce recueil. De même, les poèmes faisant partie du registre sacré (le djadd) n’ont pas été recensés. Il reste que le recueil comporte 420 poèmes 372 pièces appartiennent au registre des nawbât complètes et 48 sont des inqilâbât. sans compter les distiques de facture classique utilisés dans les improvisations vocales appelées istikhbârât. Cet ouvrage où les poèmes sont classées en fonction des nawbât dans lesquelles ils sont chantés, gagnerait à être enrichi d’un index alphabétique des pièces recensées. Ahmed Serri, ce dernier grand maître encore vivant de la tradition andalouse qui vient de rééditer son recueil met ainsi à la disposition du public un kunnâsh de valeur que l’on se gardait de diffuser, il y a encore quelques années. Homme cultivé et disposant d’une mémoire phénoménale, il a vocalisé les textes publiés auxquels il a même apporté certaines corrections personnelles. Même si certains choix peuvent être contestés, il faut lui rendre hommage pour ce travail généreux. Le cheikh Serri, qui fut le transmetteur de la tradition enseignée par ses maîtres dont le plus célèbre fut le regretté Mohammed Fakhardji, a réalisé, comme nous le disions plus haut l’enregistrement de l’intégralité du répertoire tant andalou que ‘aroubî ou sacré qu’il connaît. Formons de nouveau le vœu qu’un tel trésor puisse être diffusé dans les meilleurs délais afin que les milliers d’amateurs qui pratiquent cet art puissent en profiter. Analyse des poèmes chantés Les poèmes contenus dans les deux anthologies sont composés suivant les mêmes règles que les muwashshahât classiques. Ils constituent l’essentiel du répertoire poétique chanté dans la nawba andalouse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ils présentent cependant des différences importantes avec leurs modèles médiévaux. Alors que les poèmes strophiques de la période andalouse pouvaient être composés en vue d’être déclamés par un rhapsode ou le poète lui-même devant un auditoire, ceux de la période tardive sont essentiellement destinés au chant. Transmis d’une génération à l’autre par les interprètes de cet art musical, il est probable qu’ils aient subi de nombreuses transformations pour les nécessités de l’interprétation. Le mode de transmission étant surtout oral, on imagine facilement que des simplifications et des substitutions lexicales aient été introduites par les interprètes les moins instruits en langue arabe. Ce sont des textes généralement courts qui comportent rarement plus de trois strophes au lieu des cinq habituelles comme ce fut le cas à l’origine. On peut avancer bien entendu l’hypothèse du morcellement du muwashshah et de la dispersion de ses différentes strophes en autant de « chansons » devenues autonomes. Mais on peut aussi imaginer que les poèmes ont été réduits –du point de vue de leur extension- au strict nécessaire pour les besoins du chant. On observera à ce propos que les pièces chantées dans les mouvements lents (m’sadrât, drâdj et b’tayhiyyât) sont beaucoup plus courtes que celles qui sont interprétées dans les mouvements plus rapides. Le chanteur peut se contenter d’une petite strophe dans le premier cas alors qu’il a besoin d’un texte plus long pour le second. Les thèmes traités sont très majoritairement amoureux ou bachiques. Les textes relevant du genre panégyrique se trouvent cantonnées dans les pièces appartenant au registre sacré. Ce sont essentiellement des madîh adressés au Prophète ou des poèmes à la gloire de Dieu. Quant au genre satirique, on ne le rencontre que de façon limitée lors de l’évocation des ennemis des amants comme le raqîb L’espion chargé de surveiller les amants., le wâshî Le dénonciateur qui rapporte les faits et gestes des amants. ou le ‘adhûl Souvent le faux dévot qui reproche aux amants leur conduite immorale.. Les descriptions concernent l’être aimé (homme ou femme) et la nature dans laquelle évoluent les amants et les compagnons des assemblées de plaisir (madjâlis al-uns). Enfin le thrène est quasiment absent de toutes les compositions tardives. Espace du bayt et art de la “mise en scène“ À la différence du bayt trop limité dans la qasîda classique, l’étendue de la strophe du muwashshah et du zajal donne au poète plus d’espace pour s’exprimer. Il peut alors construire parfois un petit scénario où il met en scène une véritable intrigue amoureuse. On rencontre dans ces pièces les personnages conventionnels du genre que nous évoquions plus haut : aussi bien les ennemis des amants que leurs alliés. La scène se déroule généralement dans un décor bucolique dans une atmosphère bachique. De joyeux convives partagent des coupes de vin en bonne compagnie au milieu de jardins fleuris où courent des canaux où l’eau abonde. Le poète donne la parole aux amants pour exprimer autant leur joie de vivre que la douleur de la séparation. C’est aussi l’occasion de parler de la bien-aimée, de son caractère, de son comportement et de sa beauté physique . Même si ce dernier thème est souvent traité avec des formules conventionnelles, cela suffit pour nourrir l’imagination de l’auditeur et de raviver ses sentiments amoureux. Certaines pièces sont des modèles dans cet art de la mise en scène. C’est le cas dans ce poème qu’interprète admirablement le regretté Dahmane Benachour : Saraqa l-ghusnu qadda mahbûbî wa-khtafâ fî-l-waraq Quti‘a l-ghusnu sâhati l-atyâr dhâ djazâ man saraq Anthologie de Ahmed SERRI, p.63, pièce n°1. Le rameau a volé la taille de mon bien-aimé, et parmi les feuillages s’est caché, mais le rameau a été coupé et les oiseaux se sont écriés : c’est ainsi que tout voleur est châtié ! La chanson tuwayyarî masrâr est une composition légère, délicate et pleine d’ingéniosité. L’auteur anonyme y met en scène la bien-aimée sous l’apparence d’un oiseau. Sa compagnie est agréable car elle est dotée de qualités remarquables : le charme et le parler clair. Mais le drame survient à cause de son esprit d’indépendance et son désir de liberté qui rappelle le thème de la Carmen de Bizet : «  l’amour est un oiseau de Bohême et n’a jamais connu de loi... ». Mais après l’expérience de l’éloignement, l’oiseau revient au bercail jouir d’un amour exclusif. Mon petit oiseau au charme secret N’accepte point la tyrannie. Bec d’or et gorge vermeille, Il chante haut et clair Et aux convives tient compagnie. Mais un coup d’aile et le voilà parti, Délaissant nos demeures désertes ; Çà et là, il s’en va quêter son bonheur ; Puis sur ma main, revient se poser : “ tant que durera la vie, nul autre que moi ne sera ton ami ”. Dans le poème très connu Qabbaltu yadâ-h qâla lî, l’auteur construit une véritable saynète pleine d’humour où l’amant tente vainement d’attendrir le cœur du bien-aimé. Ce qui frappe ici, c‘est le ton enjoué, provocateur et plein d’ironie que le poète prête à la bien-aimée. Celle-ci soumet ainsi l’amant à l’épreuve de la patience comme cela se faisait dans les cours d’amour des troubadours provençaux. J’ai embrassé ses mains, elle m’a demandé : Mais que cherches-tu donc ? L’union, lui ai-je répondu ; Tu rêves, mon pauvre ami ; Pourquoi donc ? Lui ai-je demandé ; Mon petit cœur en a ainsi décidé ; Mais alors je vais mourir ; Ainsi tu seras un martyr… Ô ma reine, ma sultane. J’ai embrassé ses mains, elle m’a demandé : quel est ton but ? l’union, lui ai-je répondu ; longue sera ton attente ; et pourquoi donc ? mon cœur te déteste ; Mais alors je vais mourir ; Meurs donc, j’ai par qui te remplacer. Ô ma reine, ma sultane. C’est une scène d’ivresse dans la plus pure tradition comme on peut la trouver dans une khamriyya (poème bachique) d’Abû Nuwâs qui est présentée dans le poème Hubbu l-hisân (l’amour des belles). Dans un décor paradisiaque, un véritable hédoniste adepte du carpe diem jouit de l’instant de bonheur qui se présente sans souci du lendemain. En partageant sa coupe avec de joyeux convives, il évoque l’amour et la beauté et jouit déjà du paradis en ce bas monde : Des belles comme des astres à aimer Et un vin, tiré de la jarre, à déguster Ami, dresse la table du banquet, Apporte le vin vieux Khandaris. Le vin, dans sa coupe Brille comme une jeune mariée. Verse-m’en, ranime mes esprits L’amour est là avec les houris du Paradis. Ce répertoire comporte aussi de petites merveilles comme Shuhayl al-‘ayn où le poète donne à voir toutes les qualités du bien-aimé en usant de superbes métaphores. Alors que la beauté de la femme est le plus souvent évoquée avec des clichés convenus, on trouve dans cette pièce la signature d’un grand poète dont nous ne connaîtrons jamais le nom : Ses yeux sont d’un bleu noir et noire sa prunelle Le cou de la jeune gazelle évoque la charmante souplesse de son cou. Sa démarche a la grâce d’une branche de saule couverte de jeunes feuilles. Les abeilles se pressent autour d’elle et butinent sur ses lèvres le nectar de leur miel. Ses joues sont le siège de toutes les beautés. Gloire au Seigneur au trône de majesté, pour la création d’une telle perfection. Un seul de ses regards vous ravit au paradis Et le désir du bonheur éternel naît de sa contemplation. J’emprunte volontairement la traduction de ce poème à mon maître Kamel Malti à qui je veux rendre un hommage chaleureux pour tout ce que j’ai reçu de lui durant quarante ans. Dans ce zajal où l’amant va progressivement du désir pour le bien-aimé à la glorification du Créateur est comme un écho à un texte d’amour spirituel d’Ibn Arabi Muhyî l-Dîn Ibn al-‘Arabî al-Hâtimî al-Tâ’î, soufi andalou né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240.. Le Shaykh al-akbar, comme on le surnommait, explique dans son chapitre des Futûhât Oeuvre maîtresse d’Ibn ‘Arabî dont le titre complet est : Al-Futûhat al-Makkyya  fi ma’rifat al-asrâr al-Mâlikiyya wa-l-Mulkiyya. sur l’amour, que Dieu use de subterfuges pour attirer l’homme vers lui à travers un monde d’illusions Cf. le verset sur le mirage qui disparaît devant l’égaré assoiffé qui se retrouve devant la Face de Son Seigneur : Coran : Sourate al-Nûr ;XXIV, 39.. Dans Son amour pour l’homme, Dieu se manifeste à lui dans Sa création et sème en lui l’amour de la beauté des femmes et de la nature. Ainsi, c’est par son égarement même que l’homme retrouve la voie de Son Créateur. L’homme, du fait même de sa soif de vivre et de son désir de profiter de la beauté et des délices de la vie, est appelé à rencontrer Dieu. Celui qu’il avait oublié, dont il s’était distrait ou dont il ne voulait pas reconnaître la Majesté se révèle à lui à travers l’amour de ses créatures. L’homme est ainsi ramené de gré ou de force vers Celui dont émane toute beauté, tout amour et toute ivresse. L’homme, la femme et le cosmos Malgré leur apparente simplicité, les poèmes appartenant au répertoire andalou algérien reflètent une conception très particulière des rapports amoureux. Les hommes (en tant qu’amants) sont invités à participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos. Cette exhortation leur est adressée par les créatures animées et inanimées appartenant à tous les niveaux de la création. Une lecture attentive permet d’établir une « échelle cosmologique » des principaux éléments qui participent à l’univers amoureux et bachique. Au plan terrestre : les parterres de fleurs, les canaux et cours d’eau, les arbres, les collines, les montagnes… Au plan intermédiaire : les oiseaux, la brise, le vent, les nuages, la pluie…. Au plan céleste : le soleil, la lune, les étoiles… Mais c’est la femme qui apparaît comme la créature réunissant en elle toute la nature, tout le cosmos et même les créatures du Paradis : Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun… wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina kulla-hâ fa-fî wadjhi man tahwâ djamî‘u l-mahâsini On dit que charme, beauté et joie de vivre Se trouvent dans le jardin... Mais si tu désires profiter de toutes ces merveilles, C’est dans le visage de celui que tu aimes, Que tu les trouveras. Sur son front ou son visage resplendissent tous les astres : soleil, lune et étoiles. Toi dont le charme est sans pareil : Ô croissant de lune, par une nuit obscure, Luisant au sein d’un nuage, Tes rayons sont couleur d’or. Yâ badî' al-housn : CD /1 La délicatesse de sa démarche et la beauté de ses yeux évoquent celles des gazelles et des faons : Ô toi qui as le regard de gazelle, dis-moi Es-tu un être humain ou bien un ange ? Yâ shabîh dayy al-hilâl, CD / 8 Sa taille élancée, fine et souple est comparée aux rameaux du saule et on admire la couleur des roses sur ses joues. Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris et les perles les plus rares sont dans sa bouche. Son haleine exhale les parfums les plus exquis et l’amant déguste sur ses lèvres des boissons paradisiaques. Enfin des fruits aux formes parfaites poussent sur sa poitrine. Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà. Par leur poésie, les washshâhûn tentent de réintégrer, avant l’heure, le Paradis d’où l’homme a été chassé à l’aube de la Création. L’expérience de l’amour est celle qui permet aussi à l’amant de saisir la multiplicité des apparences dans la réalité unique de l’Aimé. Un seul poète serait trop impuissant à donner à voir et à savourer toute cette beauté et ce bonheur. Cette poésie parvenue jusqu’à nous de manière anonyme est avant tout une oeuvre collective. Chaque individu y a apporté sa contribution dans la quête humaine d’absolu. L’amour : entre délices et souffrances Pour nommer ce sentiment qu’on appelle l’amour la langue arabe a forgé une longue liste de vocables :‘ishq, hawâ, wadd, sabb, hiyâm et shaghaf, mais aussi djunûn, walah, tatayyum, law‘a, wajd et kalaf . À chaque terme est sensé correspondre un état amoureux particulier. Ainsi l’ignorance d’un terme n’a pas que des conséquences littéraires mais une incidence plus profonde, car ignorer un mot c’est être amputé d’une couleur ou d’un parfum de l’amour. À l’inverse, l’être amoureux à qui l’expérience révèle une émotion inédite est en devoir de chercher le mot qui dépeint exactement ce qu’il ressent. Pour ce faire, il dispose de racines à partir desquels il peut forger le terme qui se rapproche le plus de la réalité vécue. L’examen des textes chantés de nos jours amène à faire un constat sans équivoque : le vocabulaire amoureux s’est réduit de façon dramatique si l’on ne considère que les formes substantivées. Cependant l’expression de ces états passe depuis une certaine époque par d’autres voies rhétoriques que celles qu’empruntaient les Anciens : paraphrases, métaphores, et comparaisons. Dans cette poésie, l’amour se décline sous ses deux aspects : il est dans l’union comme il est dans la séparation. Le narrateur principal est très souvent un amant qui sait apprécier la douceur comme l’amertume de l’amour ainsi que le proclame al-Kumayt ibn Zayd. Al-hubbu fî-hi halâwat-un wa marârat-un w-al-hubbu fî-hi shaqâwat-un wa na‘îmun. Cité dans Al-Muwashshâ‚ al-Washshâ’, Dâr Sâder, p.102. L’amour est douceur et amertume L’amour est infortune et félicité. Al-Washshâ’, Le Livre du brocart, trad. S. Bouhlal, Gallimard, 2004, pp.108-109. Les thèmes de l’union et de la séparation sont traités selon des combinaisons diverses. L’ingéniosité des poètes andalous réside dans leur capacité à présenter des variations infinies de situations à partir de canevas très simples : L'amant qui a connu le bonheur de l'union est ensuite séparé de sa bien-aimée ; L’amant qui a longtemps souffert de l’absence de l’être aimé, est finalement gratifié de la visite de celle qu’il désire; L’amant souffre de l’indifférence de celle qui l’a envoûté et qui ne daigne pas répondre à ses avances. L’amant, qui goûte aux délices de l’union, redoute au coeur même de son bonheur, les risques d’une séparation. Pour commencer, la séparation comme l’union ne se présente jamais sous le même aspect dans la bouche de l’amant qui en fait part. Elles sont aussi originales que peuvent l’être des expériences individuelles, toujours inédites, parfois presque indicibles. C’est la raison pour laquelle le poète a parfois recours à des métaphores excessives : Al-bu‘du Djahîm wal-qurbu Djanna L’éloignement est un enfer et l’union un paradis. La souffrance due à la séparation mine totalement l’être de l’amant éperdu. Il perd le goût de la nourriture et le sommeil le fuit. Il dépérit, devient pâle et chétif. Véritable moribond, il veille, esseulé, avec les étoiles pour uniques compagnes. Son état révèle alors la passion que les règles de la courtoisie imposent pourtant de cacher. Et ce qui accroît sa peine, c’est la satisfaction des espions envieux, des cancaniers malveillants et des censeurs hypocrites. Ils se délectent de son malheur et ont le beau rôle de lui signifier qu’il mérite les tortures qu’il subit. Quel que soit l’aspect sous lequel la séparation est décrite par le poète, elle est toujours une épreuve nécessaire qui permet de vérifier si l’amant mérite l’union à laquelle il aspire ou non. « Il n’y a pas d’amour heureux » proclame Aragon. En effet, les poèmes où les amants donnent à voir leur souffrance constituent la majorité du corpus des poèmes strophiques chantés au Maghreb. Heureusement l’amant n’est pas toujours seul. L’amour a aussi ses alliés et défenseurs. C’est à eux que s’adresse la plainte de l’amoureux éploré. Commensaux, amis compréhensifs et personnes à l’esprit tolérant sont interpellées afin d’apaiser la douleur ou de juger du bon droit des amants persécutés par les ennemis de l'amour. Ils interviennent rarement dans le drame que vit celui qui les apostrophe. Mais ils semblent lui prêter une oreille compréhensive. Ils lui permettent ainsi de se soulager en exprimant sa peine : Ami, je n’ai plus de patience Et ma passion est toujours aussi intense. Celle que j'aime me tourmente sans raison, Et elle m’a banni de ses pensées. Que Dieu me réunisse avec la lumière de mes yeux, Au grand dépit des espions et des envieux ! Yâ mouqâbil : CD /9. L’amant souffre, certes, mais n’est pas désespéré. Bien au contraire. Malgré les obstacles qu’il rencontre sur son chemin et qui le séparent encore de sa bien-aimée, il garde le ferme espoir de voir sa belle lui revenir ou céder à ses avances. Les atouts du « martyr » de l’amour sont une fidélité sans faille et une soumission totale aux caprices de la bien-aimée. Il a sa sincérité pour lui et sa dulcinée ne peut pas le nier. Il est prêt à reconnaître ses erreurs : parfois trop impatient, trop ambitieux ou pas assez discret. Il avoue même s’être engagé dans la voie de l’amour sans avoir évalué tous les risques que comporte une telle aventure. Mais décide t-on vraiment quand il s’agit d’aimer ? : Al-djamal fattân wa-l-‘ishqu baliyya La beauté est cause de troubles et la passion une calamité! Quand ses propres forces lui semblent en deçà de l’épreuve à laquelle il est soumis, il s’en remet à Dieu Tout-Puissant qui est - bien entendu - toujours du côté des amants. Il Le rend témoin de sa fidélité, de son endurance et de la pureté de ses sentiments et lui demande d’amadouer sa belle et de neutraliser les ennemis de l'amour. Il lui arrive parfois, mais très rarement d’avouer son échec : Yâ Allâh tawba ! Mon Dieu, je veux me repentir ! Mais on devine qu’il ne s’agit là que d’une ruse pour s’attirer la protection divine et repartir de plus belle à la conquête de son amour perdu : Man qalli tub wa anâ na‘shaq wa nashrab Qui donc m’invite au repentir à l’heure d’aimer et de s’enivrer. L’amant fidèle et soumis est souvent récompensé par le retour de la bien-aimée. Elle répond alors à ses avances ou le comble d’une visite souvent nocturne. La rencontre des amants après la longue absence est alors l’occasion de fêtes sublimes dont les poètes nous gratifient dans de nombreux poèmes andalous. Seuls ou en compagnie de convives de choix, les amants trinquent à leurs retrouvailles. Le vin est partagé et l’ivresse vient révéler à l’amant des aspects insoupçonnés de la beauté de sa bien-aimée. Le front est plus éclatant de clarté, les yeux plus envoûtants que celles des houris et la salive de l’aimée surpasse en douceur le nectar que l’on sert à la ronde. C’est l’occasion de rendre la pareille aux ennemis d’hier. Et ce genre poétique qui ignore la satire fait alors une exception quand il s’agit de se gausser des ennemis de l'amour. Au grand dam des jaloux et des censeurs, les amants tirent les rideaux de leur demeure pour une nuit d’étreintes. Quant au raqîb, il passera sa nuit dehors, avec au coeur la rage du jaloux vaincu : Quelle joie ! La chance enfin me sourit : Mon bien-aimé est ici en ma compagnie ! Je célèbre une fête en son honneur Laissant nos ennemis dehors à leur douleur. Yâ mouqâbil : CD /9. Bibliographie  BENBABAALI Saadane, Poétique du muwashshah médiéval dans l’Occident musulman, thèse de 3è cycle, Paris 3, 1987. BENBABAALI Saadane, La Nawba andalouse et Les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse le Sage, Université de l’Algarve, Portugal, 2003. BENBABAALI Saadane, Love and drunkenness in the muwashshah as sung in the Maghreb, SOAS, Université de Londres, 8-10 Oct. 2004, ed. 2006 EL FASSI, Mohammed La musique marocaine dite musique andalouse, in Hespéris Tamuda III/ 1, 1962, p. 79-106. EL HASSAR, Benali Tlemcen, Cité des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, ed. Dalimen , Alger, 2002 GUETTAT, Mahmoud, La Musique classique du Maghreb, Sindbad, Paris, 1980. HAFNAOUI A. et YELLES, Djelloul, Al-muwashshahât wa-l-azdjal, 3 tomes, Alger, 1975. Horizons Maghrébins, Numéro Spécial : Musiques du Maroc, Presses Universitaires du Mirail, N° 43, année 2000. PLENCKERS, Leo J., Les rapports entre le muwashshah algérien et le virelai du Moyen Âge, in The challenge of the Middle East, University of Amsterdam, 1982. pp. 91-111 SERRI, Sid Ahmed, chants andalous, recueil des poèmes des noubates de la musique « Sanaa », Alger, 1997. aadane Benbabaali, La plume, la voix et le Plectre : Poèmes et chants d’Andalousie PAGE 1