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Usage et architecture

1990

Comment les architectes prennent-ils en compte la question de l'usage dans la conception du cadre bâti ? C'est la question dont se saisit cet essai. L'utilité sociale est une dimension qui distingue l'architecture parmi les beaux arts. Dans le contexte d'une vie sociale changeante et plus complexe, dont l'architecte a tendance à s'affranchir, il est important de prêter attention à l'usage de sorte que l'architecture ne soit pas simplement un lieu pour le plaisir de la contempler mais aussi pour le plaisir de l'habiter pleinement.

Daniel Pinson Usage et architecture (Partie théorique d’une thèse d’Etat sur travaux, soutenue à l’Université Paris X Nanterre en décembre 1990, dans la spécialité Sociologie de l’urbain et devant un jury composé de : Marcel Roncayolo (Président) , Christian Baudelot, Bernard Huet, Michelle Perrot, Henri Raymond (Directeur de thèse). Texte écrit en 1990, et paru en 1993 aux Editions L'Harmattan Collection Villes et entreprises (Jean Rémy, dir.), ISBN : 2-7384-1800-7. A Claude et Nane A PIED D'OEUVRE… (en guise d'avant-propos) Le présent ouvrage est une réflexion sur le poids de l'usage dans la culture architecturale et son incidence dans la posture conceptuelle et projectuelle des architectes. Quelle légitimité peut en effet avoir pour l'architecture, voire pour l'urbanisme, le critère de l'adéquation à l'usage ? La question pourrait paraître sans objet, si, à nouveau, ne semblait s'affirmer, chez les architectes, avec le retrait de la production massive du logement et le redéploiement des "grands travaux", l'idée que l'architecture n'existe qu'au delà de l'usage, dans un ensemble de qualités qui en font une œuvre d'art, un objet capable, par sa force esthético-symbolique, de transcender les contingences de sa destination initiale. A partir de ce constat, un certain nombre de questions se fait jour : - l'usage serait-il un résidu de la pensée fonctionnaliste du Mouvement Moderne, dans la mesure où l'ambition de ce dernier a été la réalisation d'un produit adapté à un certain type de consommation, voué à la reproduction simple ? - ou bien est-ce le point d'achoppement, le récif sur lequel le Mouvement Moderne a buté, faute de prendre en compte la réelle densité du concept d'usage ? Celui-ci ne peut se réduire en effet à l'idée d'utilisation ; il recouvre une réalité anthropologique que les concepts d'us et coutumes ou de convention expriment bien mieux. - ou bien encore est-ce un critère totalement contingent, parfaitement conjoncturel, dont la temporalité circonstancielle et passagère ne doit en rien compromettre la transtemporalité qui caractériserait l'œuvre d'art, à laquelle s'assimilerait l'architecture ? 1 C'est à ces interrogations fondamentales que je tenterai de répondre ici. A cette fin j'aborderai la question d'un point de vue historique. Dans un premier temps mon regard s'est arrêté à quelques considérations relevant de la philosophie esthétique, comme conscience distanciée de la pratique artistique et recherche des modalités d'engendrement des conceptions de l'art. Une réflexion sur le statut de l'usage me paraît ainsi devoir se référer à la thèse fameuse de Kant selon laquelle le jugement de goût devait être dégagé de tout intérêt (1). Or l'architecture, comme l'avait noté Kant lui-même, affronte difficilement cette exigence. Une telle conception évacue en effet des dimensions de l'usage qui peuvent alimenter positivement la perfection esthétique et donner lieu à des formes de satisfaction qui ne compromettent pas la finalité esthétique "interne", pour reprendre le qualificatif de Kant, de l'objet architectural. Une autre conséquence des thèses de Kant, en particulier celle qui fonde le jugement de goût sur la subjectivité et celle qui déclare que le beau est "sans concept", est de sanctionner définitivement la séparation, dans la pensée occidentale moderne, des "arts mécaniques" et des "arts de génie" et d'opposer à une esthétique classique en quête de règles objectives de définition du beau, une esthétique qui donne la priorité à l'imagination. Cette dernière perspective ouvre alors au XIXe et au XXe siècle un débat où s'entremêlent les références à la raison et à la science comme expression d'une certaine "vérité" artistique ou à l'imagination comme "reine des facultés" créatrices, selon l'expression de Baudelaire. Ce cadrage général me permet ensuite de cerner plus précisément la place qu'occupe le paradigme d'utilité dans les doctrines architecturales. Originellement placé par Vitruve à côté de la beauté et de la solidité, le concept d'utilité évolue historiquement dans une double relation qui l'articule pour une part aux conceptions de l'art que je viens d'évoquer et pour une autre part aux évolutions de la commande et des pratiques sociales. Il se convertit ainsi successivement d'utilité en commodité, en distribution, en usage pour se dégrader finalement, avec le Mouvement Moderne, en fonction. Certes, la fonction est aussi pour le Mouvement Moderne le contenu d'une position esthétique ( "la forme suit la fonction" ), mais, par là-même, elle engendre le paradoxe suivant : - Le Mouvement Moderne prétend produire une esthétique généralisable, assise sur la recherche d'une vérité universelle, qui va trouver dans la fonction , expression technico-sociale de l'usage, l'un de ses arguments essentiels et dans le logement de masse l'un de ses terrains d'application privilégiés ; - et en même temps le Mouvement Moderne met en œuvre cette esthétique par une démarche de rupture, celle d'une avant-garde qui légitime son désir d'hégémonie à partir de la présomption de vérité qui fonde ses positions. On sait ce qu'a donné l'application de la Charte d'Athènes, cette doctrine canonique du Mouvement Moderne. Différents architectes, parmi lesquels je place des théoriciens et praticiens aussi divers que Fathy, Turner, Venturi et Rossi, dont les 2 réflexions dépassent l'éphémère étiquetage du post-modernisme, ont ainsi tenté de dépasser les dogmes réducteurs du Mouvement Moderne et réintroduit, en se nourrissant de l'éclairage des sciences sociales, une dimension anthropologique qui semblait avoir quitté l'architecture moderne. La manière dont ils réintroduisent cette dimension dans leurs positions théoriques et leur pratique d'architecte m'a paru mériter attention. Par ailleurs, à côté de cette critique interne au milieu des architectes, on ne peut faire l'impasse sur l'hostilité qu'ont manifestée les habitants à l'égard de l'application des thèses du Mouvement Moderne, et précisément dans la production du logement de masse. Mais, en plus d'invalider les dogmes du Mouvement Moderne, la résistance habitante m'apparaît aussi la remise en cause plus générale d'un système de pensée qui a tendu à séparer le sujet réfléchissant du monde dans lequel il vit, en particulier le sujet habitant, celui auquel le Mouvement Moderne voulait "apprendre à habiter", de l'objet dont il fait par ailleurs usage et à propos duquel il a, lui aussi, une "compétence" (2). Cette rupture est autant le fait de l'évolution de la pratique artistique, que de celle, plus radicale encore, de la démarche scientifique classique. Si cette séparation du sujet scientifique de l'objet qu'il considère a été un moment nécessaire dans l'effort de connaissance, le temps est arrivé où la communauté scientifique remet en cause cette coupure, comme elle réinterroge également la cassure opérée à la fin du XVIIIème siècle entre culture littéraire et artistique d'une part et culture scientifique d'autre part (3). Alors qu'à l'apogée du Mouvement Moderne, l'architecture bannissait souvent de ses énoncés le moindre lyrisme, pour mieux mettre en avant sa crédibilité technique, prenant ainsi exemple sur le modèle prestigieux de la science, elle retrouve aujourd'hui, avec la présence et le rôle accru attribués à l'image et à la forme, ses prérogatives de discipline artistique. Elle affirme alors sa logique d'art : son développement n'est pas essentiellement cumulatif, comme celui de la science, mais distinctif : une école succède à une autre, une mode succède à une autre et les modalités de cette succession procèdent par prises de position polémiques (5). L'architecture se détache alors plus intensément de la finalité d'usage, de la recherche d'adéquation avec les pratiques de celui qui habitera, pour tendre à se résumer aux préoccupations personnelles de l'artiste et participer avant tout à la construction de son œuvre d'auteur. Or l'architecture a cette particularité parmi les autres Beaux-Arts d'assumer une finalité sociale incontournable (6), à la fois comme art public, plus qu'aucun autre, comme production à usage sociétal immédiat (avant une éventuelle fonction sociale comme Art), enfin comme activité très dépendante, bien plus qu'aucune pratique artistique, de la commande et du marché. Tous ces traits spécifiques font qu'à son propos et dans sa conception, les sciences sociales ont sans doute plus à dire qu'en aucune autre matière. En réintégrant certaines dimensions de l'usage (l'appropriation) qui précisément tiennent à la présence active du sujet vis à vis de l'objet devant ou dans 3 lequel il est, dans la durée, une esthétique existe potentiellement, qui ne réduirait pas l'architecture à l'immédiateté d'un spectacle purement visuel (dans une filiation kantienne qui doit sans doute beaucoup à la réflexion sur la peinture au XVIIIème siècle). A cette contemplation passive peut en effet se substituer un ensemble d'émotions perceptives bien plus étendues et non moins dignes de la légitimité esthétique. Certains indices, certaines recherches en montrent l'émergence (6). Et cette voie, Walter Benjamin l'a déjà quelque peu indiquée : "Il y a deux manières d'accueillir un édifice, dit-il, on peut l'utiliser, on peut le regarder. En termes plus précis, l'accueil peut être tactile ou visuel. On méconnaît du tout au tout le sens de cet accueil si l'on n'envisage que l'attitude recueillie qu'adoptent, par exemple, la plupart des voyageurs lorsqu'ils visitent des monuments célèbres. Dans l'ordre tactile, il n'existe, en effet, aucun correspondant à ce qu'est la contemplation dans le domaine visuel. L'accueil tactile se fait moins par voie d'attention que par voie d'accoutumance." (7) NOTES (1) E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), traduction F. Alquié, Gallimard, Paris. (2) Henri Raymond, L'architecture, les aventures spatiales de la Raison, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1984. (3) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, Paris, 1979. (4) Michel Maffesoli, Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990. (5) cf. Pierre Bourdieu, "Mais qui a créé les créateurs", in Questions de Sociologie, Paris, Minuit, 1980, pp. 207-221. (6) Cette particularité n'avait pas échappé à Kant, ce qui n'est pas sans poser problème dans le cadre de la conception qu'il fonde en matière d'esthétique, évacuant les catégories platoniciennes et cartésiennes du vrai et de l'utile: "Pour cet art (l'architecture), l'essentiel réside dans un certain usage de l'objet artistique, usage qui constitue une condition restrictive pour les idées esthétiques." (E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), traduction F. Alquié, Gallimard, Paris, p. 279. (7) Walter Benjamin, Poésie et Révolution, Denoel, Paris, 1971, cité par Manfredo Tafuri, Théories et histoire de l'architecture, (édition italienne, Bari, 1968) Paris, SADG, 1976, p. 120. 4 ENTREE (et rites de passages…) En 1964, lorsque je franchis la porte de l'Atelier Régional d'Architecture de Nantes, rattaché à l'E.N.S.B.A. ( l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts ), c'était avec la tête remplie des espoirs que faisait battre dans le cœur des jeunes architectes en herbe la croisade moderno-humaniste de Le Corbusier. Un an plus tard, tout juste admis à l'E.N.S.B.A., le hasard du 10ème anniversaire de la Cité Radieuse de Rezé voulut que je sois mêlé, comme "nouvô", à la préparation d'une vaste exposition sur l'œuvre du Maître. Tenue en plein centre-ville, dans le célèbre passage Pommeraye chanté par André-Pieyre de Mandiargues, elle eut un retentissement considérable à Nantes et en France. Tandis que je me dépensais sur mes "analo", ce jeu sur l'architecture classique dans lequel l'analyse, soit dit en passant, était devenue complètement absente, je recevais, sous la houlette des "anciens", une formidable leçon d'architecture corbuséenne. Je me souviens de la force de séduction des prophéties corbuséennes : nous avions mission de les peindre en légende des reproductions contrastées, en noir et blanc, à la façon Vasarely, que nous faisions des œuvres architecturales du Maître. Les messages passaient, s'incrustaient dans nos jeunes âmes ; comme le travail se préparait à "l'atéyé", toute cette leçon fraternelle, qui en oubliait les hiérarchies surannées des Beaux-Arts, balayait d'un même coup la copie rébarbative des "Vignole" et autres apprentissages canoniques de l'architecture académique auxquels nous étions assujettis. Entre la Maison Radieuse et Chandighar, un avenir radieux s'érigeait, et nous étions portés par cet élan de générosité que symbolisait la main ouverte de Le Corbusier . Ce message a sans doute profondément marqué nos générations au sortir de la guerre d'Algérie et à la veille des grands chambardements de 1968. Comment, 5 d'ailleurs, est-il possible d'oublier la mort du Maître, la même année 1965, et l'éloge funèbre non moins mémorable d'André Malraux, tout petit dans l'immense cour carrée du Louvre, avec l'amplification pathétique de sa voix à trémolos. En relisant aujourd'hui l'Entretien avec les étudiants des écoles d'architecture (1), j'y retrouve les accents, des préoccupations auxquels je n'avais, à l'époque, guère prêté attention. Curieusement ils sont devenus pour moi, aujourd'hui une "manière de penser" incontournable. Dans notre formation d'architecte, la tyrannie de l'image était considérable (elle le reste d'ailleurs) : c'est elle qui gouverne avant tout notre travail de conception des espaces, accompagné accessoirement de quelques formules-slogans à l'emportepièce, cette manière de prophétie péremptoire dont Le Corbusier était lui-même très coutumier. Même si Le Corbusier apportait à bien des égards un renouvellement complet de notre vision architecturale, il affirmait lui aussi l'importance de l'image dans la formation de l'architecte : il lui donnait toutefois un contenu radicalement différent, substituant à la belle image des Beaux-Arts le concept de "document". Rejetant la demande des étudiants venus lui demander de créer un atelier extérieur, Le Corbusier présentait la publication de son Œuvre Complète, à partir de 1927, comme "un enseignement Corbu spontané". "J'avais fixé une ligne de conduite, précisait-il ; aucune louange, aucune explosion littéraire : par contre une documentation impeccable. C'était, ici : tous les plans, toutes les coupes, toutes les élévations fournissant la biologie et l'anatomie rigoureuses des œuvres considérées. Des textes explicatifs, des légendes détaillées, les cotes nécessaires, etc. Boesiger a fait de l'Œuvre Complète une manifestation moderne d'enseignement" (2). Il est certes difficile de remettre en cause l'objectivité des plans et des coupes, comme celles des photos, (encore que !, il est parfois des angles de vue avantageux...). Les commentaires, quant à eux, sont loin d'être dénués de tout parti-pris. Qui s'est enquis d'autres points de vue sur tel ou tel concours, a rapidement vérifié la vindicte corbuséenne, son côté mauvais perdant. Et pourtant, en nos jeunes années d'études, nous avons bu comme du petit lait cette Œuvre complète, inscrivant dans notre mémoire les images offertes, retenant par bribes les commentaires lyriques les accompagnant, sans trop chercher plus loin. Notre manque de lecture était immense, et pourtant, au-delà de ses déclarations tapageuses, Le Corbusier nous y invitait, disant ainsi, dans la même introduction à son Entretien..., son ouverture "à toutes les disciplines : bâtisseurs, sociologues, économistes, biologistes". J'y trouvais personnellement la satisfaction à mes aspirations humanistes confuses et l'appel à regarder du côté des sciences sociales. Depuis cette date, sans doute, mon attention ne s'en est pas détachée. Il est également un domaine vis à vis duquel Le Corbusier nous a aidé, nous, étudiants de l'E.N.S.B.A., à remettre les pendules à l'heure, comme l'on dit familièrement : la question du logement. C'est le premier sujet dont il entretient les étudiants, après avoir disserté sur le "désarroi" de l'architecture, celle qui était enseignée à l'E.N.S.B.A., et avant de revenir à elle dans une troisième partie, pour 6 "mettre devant nos yeux, à [nous] à qui est imposée l'étude de Vignole et des "trois ordres de l'architecture", le visage vrai de l'architecture" (3). Dans "Construire des logis", il souligne cette absence de l'habitat dans les programmes de l'E.N.S.B.A., et rappelle l'entreprise considérable des C.I.A.M. ( Congrès Internationaux d'Architecture Moderne ) autour du "binôme indissociable" : "logisurbanisme". Le deuxième terme du couple était, quant à lui, aussi absent de notre formation que l'était le premier : la conscience de ces manques, réveillée par Le Corbusier, construisait progressivement les arguments de notre révolte contre le système des Beaux-Arts et l'admiration béate que nous portions au Maître "persécuté" par l'Académie. Et c'est vrai qu'il était inconfortable, dans cette Ecole des Beaux-Arts moribonde, d'être élève d'un petit féal de Noël Lemaresquier (le fils de celui qui avait mis à l'écart le projet de Le Corbusier au concours de la Société des Nations de Genève en 1927), puis, en 1967, lorsque les projets (jusqu'alors simplement exposés dans la Melpomène (4) aux regards distraits des membres du jury) firent l'objet d'une présentation orale, de soutenir en face du même Noël, superbe et sûr de lui, un projet qui devait plus à l'influence du maître-paria qu'à la lecture de Gromort, professeur de théorie de l'E.N.S.B.A. A vrai dire nous ne retenions sans doute de Le Corbusier que ce qui était le plus caricatural, peut-être d'ailleurs les récifs les plus polémiques de son argumentation, sur lesquels venait se briser progressivement le pouvoir du mouvement académique. Le texte de 1943 à l'adresse des étudiants est pourtant plus nuancé, moins vindicatif, qu'il n'y paraît au premier abord. Ma lecture d'aujourd'hui corrige celle que j'en avais faite plus avant, comme l'écriture de Le Corbusier corrige les exagérations et les affirmations péremptoires qui égrènent ses propos antérieurs. Ainsi se défend-il de l'interprétation déshumanisante que l'on a faite de sa métaphore de la "Machine à habiter", de son prétendu reniement de l'histoire et de la tradition. Je ne peux aujourd'hui m'empêcher de rapprocher cette auto-défense d'enquêtes que j'ai réalisées ces dernières années à la Maison Radieuse de Rezé. En deçà de l'immense et sombre sculpture de béton généralement peu appréciée des habitants, reste la chaleur du logis malgré le "vide" mobilier qu'y préconisait Le Corbusier. Manifestement cet espace produit du sens pour l'habitant, sens qu'il interprète à sa manière, souvent sans révérence au Maître. Je suis alors tenté de croire Le Corbusier lorsqu'il dit de sa "machine à habiter" qu'elle est un "programme exclusivement humain, replaçant l'homme au centre de la préoccupation architecturale". ""Machine" nous est donnée dans le dictionnaire, précise-t-il encore, comme venant du latin et du grec avec une signification d'art et de ruse : "appareil combiné pour produire certains effets". Le mot ruse nous introduit singulièrement au problème, qui est de s'emparer de la contingence - de cette précarité mouvante - pour en constituer le cadre nécessaire et suffisant d'une vie que nous avons le pouvoir d'éclairer en l'élevant au-dessus de terre, par les dispositifs de l'art, attention toute vouée au bonheur des hommes". 7 De tels propos m'enthousiasmaient dans les années 60, aujourd'hui ils tempèrent le ressentiment qui m'a bientôt envahi, sentiment d'avoir été berné par les grandes phrases pompeuses de Le Corbusier, son lyrisme trompeur, son amour facile de l'humanité, son souci d'un homme qu'il n'a finalement regardé qu'à travers le filtre déformant de son humanisme homogénéisant, normatif et, finalement, totalitaire dans son influence. Curieuse destinée que celle de Le Corbusier ! Banni des affaires (ou presque) entre les deux guerres, il forge une pensée et les pièces d'une œuvre qui se concrétiseront au lendemain du dernier conflit et finiront par devenir la référence prestigieuse d'une action urbanistique désastreuse : celle des grands ensembles. Dans cette catastrophe de "l'entreprise publique" du logement, surnagent les Cités Radieuses de Le Corbusier, immeuble de luxe à Marseille, bâtiment habité par le vent à Firminy. Entre les deux, Rezé survit et Briey ressuscite. Il reste dans les œuvres corbuséennes la trace d'exceptionnel qui a toujours marqué la production du Maître, ce dépassement d'une médiocrité dont il a fourni à tous ses partisans les outils ravageurs dans sa Charte d'Athènes. Quelle paradoxale leçon que celle de Le Corbusier : leçon mal comprise ou leçon impossible ? L'œuvre architecturale serait-elle devenue entreprise solitaire, puisant la dynamique de l'émotion esthétique qu'elle fait naître dans la perdurance d'une position rebelle, dans le caractère unique et inimitable de son existence sensible ? Je pose cette question en reconsidérant cette Maison Radieuse de Rezé que je finis par bien connaître : est-elle toujours "unité d'habitation", ou bien autre chose, quelque chose de plus, plus monument que logement, plus sculpture que logement, repère dans la ville, transcendant sans doute à tout jamais ce pourquoi elle était initialement destinée : l'habitation des hommes. Bernard Huet a bien caractérisé l'impasse dans laquelle ont été conduites l'architecture et son avant-garde au XXe siècle en transférant sa vocation à la production d'œuvres d'art dans le domaine du logement. Aidés par l'entreprise de reconstruction qu'a été celle de l'Etat Providence, les architectes ont monumentalisé le logement, en de magistrales Cités Radieuses ou de sinistres Z.U.P., dressant ainsi "l'architecture contre la ville" (5). Il y a donc quelque chose de faux dans la posture corbuséenne, plus qu'une erreur, quelque chose comme une imposture au centre de laquelle l'homme est le jouet d'une entreprise dangereuse, le prétexte de toute une rhétorique ampoulée, de toute une spéculation artistique dont la générosité n'est peut-être qu'apparence, d'un humanisme dont la cible n'est plus le Dieu visé par la Renaissance, mais l'homme concret, ce banlieusard qu'épingle en de multiples occasions Le Corbusier. De quelles surprenantes contradictions était porteur cet homme, séduit à New York par les Gratte Ciel, à Ghardaïa par les maisons mozabites, ici par la plus offensive des modernités, là par la plus permanente des traditions, mais vilipendant en France les immeubles construits à l'emplacement des fortifications de Paris ou les citésjardins. Il faudrait relire tous ses écrits en les mettant en relation avec les multiples 8 polémiques dans lesquelles il était impliqué : elles expliqueraient ici la verdeur de l'acrimonie, là la profondeur de l'amitié. Il en est une qui paraît surprenante et à laquelle je prête aujourd'hui une attention absente autrefois, aujourd'hui inspirée par le glissement ethnographique de certains de mes travaux : c'est cet intérêt porté par Le Corbusier au Folklore et à l'œuvre de Georges-Henri Rivière dans le cadre du Musée National des Arts et Traditions Populaires. Même si cet intérêt, sous l'occupation, peut paraître circonstanciel sinon opportuniste, il met en exergue la modernité de la tradition. "Vignole n'est pas le folklore !" dit-il. "L'étude du folklore ne fournit pas de formules magiques capables de résoudre les problèmes contemporains de l'architecture ; elle renseigne intimement sur les besoins profonds et naturels des hommes, manifestés dans des solutions éprouvés par les siècles". Par conséquent "L'étude du folklore est un enseignement. Nos grandes écoles feraient mieux d'envoyer leurs étudiants dans les campagnes de France, plutôt qu'à Rome" (6). Sur ce terrain, Le Corbusier dit s'être entendu avec G.H. Rivière et, dans le fond, cela n'est pas du tout pour me surprendre : le fondateur-directeur des A.T.P., plus tard inspirateur des écomusées, apporta une contribution considérable à la renaissance des Musées : "Je souhaite seulement que dans les musées d'Art, disait-il, on se soucie davantage d'intégrer l'art à la société, que dans les musées d'histoire naturelle, on renonce à mettre les oiseaux sur des perchoirs pour représenter la nature, que dans les musées techniques on parle plus du travailleur et de ses problèmes" (7). Or, le même G.H. Rivière joua un rôle considérable dans la mise en œuvre de cette vaste enquête sur l'architecture régionale dont on voit aujourd'hui paraître les derniers volumes (8). En disant qu'il avait "une façon révolutionnaire de concevoir le folklore, non comme le conservatoire d'un passé révolu mais comme une création perpétuellement en acte", Lévi-Strauss confirme (9) ce qu'exprimait en d'autres termes Le Corbusier : "L'étude des folklores n'est qu'une section d'une science majeure épanouie réellement à l'apparition toute récente de moyens techniques exceptionnels d'information : la photographie (sous sa forme extraordinairement maniable d'aujourd'hui), le cinéma, l'enregistrement sonore, etc. Cette science, c'est l'ethnographie, dont la matière première est le document exact" (10). Malgré tout, cette présentation traduit bien plus l'estime de Le Corbusier à l'égard des moyens modernes utilisés que l'attrait pour un renouvellement du contenu de la recherche ethnographique. Ce dernier alimenta avant tout le point de vue des mouvements esthétiques au début du siècle ("le cubisme", dit Le Corbusier) et permit de secouer "le ronron académique" des arts majeurs, sans pour autant interroger les valeurs qui fondaient la nouvelle modernité naissante. L'intérêt de Le Corbusier pour les travaux de G.H. Rivière repose donc, semble-til, sur le même type de malentendu qui brouilla Lévi-Strauss et André Breton à propos de "l'Art magique" (11). Pour Le Corbusier, l'ethnographie participe des arguments qui sont utilisés dans la lutte d'influence que livre le Mouvement Moderne contre l'Académisme encore dominant ; comme la convocation des autres sciences, elle n'est pas véritablement appelée pour apporter à l'architecture les réponses qu'elle peut 9 attendre sur un ensemble de questions que son élargissement au problème du logement rend nécessaire, mais l'argument supplémentaire d'une distinction intellectuelle qui vise à supplanter, dans le combat esthétique, la suprématie du mouvement académique. Il me faudra revenir sur ce point essentiel. Ce que j'essaierai donc de mettre à jour dans ce texte (une fois de plus, car bien d'autres s'y sont également affrontés), c'est la relation de l'architecture aux sciences en général et aux sciences sociales en particulier, relation qui aura occupé des générations de jeunes architectes entrés en conflit avec l'E.N.S.B.A. dans les années 60, relation qu'ont interrogée tous mes travaux jusqu'à ce jour, mais aussi relation qui interpelle la qualité, l'indépendance de l'architecture, voire son existence. NOTES (1) Le Corbusier, « Entretien avec les étudiants de l'Ecole d'Architecture (1943) », publié à la suite de la réédition de La Charte d'Athènes, Editions de Minuit, Paris, 1957. (2) Le Corbusier, op. cit. (3) Ibid. (4) Salle de l'Ecole des Beaux-Arts, quai Malaquais, où étaient exposés et jugés les concours d'émulation constituant l'essentiel de la formation. (5) Bernard Huet, « L'architecture contre la ville » in revue A.M.C. n° 14, Paris, décembre 1986, pp. 10.13. (6) Le Corbusier, op. cit, réédition Points, p. 169. (7) Cité par Hubert Landais dans son "allocution" à la Mémoire de G.H. Rivière, in Ethnologie Française, T. 16, n° 2, Paris, avril-juin 1986. (8) L'architecture rurale en France, co-édition A.T.P. Berger Levrault, Paris. (9) Claude Lévi-Strauss, « Allocution à la mémoire de G.H. Rivière », in Ethnologie Française, T 16, n° 2, Paris, avril-juin 1986. (10) Le Corbusier, op. cit., p. 170. (11) A. Breton avait sollicité Lévi-Strauss pour un questionnaire sur l'Art magique. Ce dernier, très réservé sur la démarche de Breton, fit répondre son fils. Le questionnaire demandait de classer des reproductions d'œuvres d'art en fonction de leur caractère plus ou moins "magique". (Entretien de Lévi-Strauss avec Catherine Clément et Dominique-Antoine Grisoni paru dans le Magazine Littéraire, n° 223, Paris, octobre 1985). 10 Chapitre 1 L'ARCHITECTURE, DU TRIVIAL AU GENIAL Où commence et où s'arrête l'architecture ? C'est un grand débat qui traverse les milieux de la profession et de la critique architecturale. Cette question a été soulevée en permanence dans l'histoire de la pensée architecturale et elle s'avère de toute première importance, notamment en regard de l'usage, car, en fonction du point de vue à partir duquel on se placera, la question de l'usage apparaîtra une considération plus ou moins secondaire, plus ou moins triviale : selon les définitions que l'on donnera de l'usage, et l'importance respective que l'on donnera à l'utile et au beau, l'architecture sera ou ne sera pas! Pour les uns l'architecture englobe en effet tout ce qui est construit à l'exclusion des ouvrages d'art qui relèvent de l'ingénieur ; pour d'autres une distinction doit se faire entre les constructions et l'architecture, séparant ce qui relève du banal de ce qui relève de l'œuvre d'art ; d'autres encore distinguent l'architecture monumentale de l'architecture populaire, l'architecture des architectes de "l'architecture sans architecte". Enfin, dans les prises de position qui déclinent les différents courants d'architecture, les exclusions et les anathèmes pleuvent : ils procèdent du jeu de références qui permet de se reconnaître et d'être reconnu ; on ne doit pas sousestimer le rôle de haut-parleur que jouent ces stratégies dans un combat dont les enjeux ne sont pas seulement esthétiques, mais également professionnels. Il y a un marché de l'architecture dont les mécanismes se rapprochent sans doute beaucoup plus de marché tout court que du marché des œuvres d'art ; encore faudrait-il voir ! Le nom de l'architecte semble aujourd'hui se vendre autant que son produit. Il y a par conséquent, pour les architectes eux-mêmes, la bonne et la mauvaise architecture, à côté de ce qui n'en est pas, et pour ceux qui sont plus nuancés, il y a le talent reconnu, mais le style ou l'expression désavouée. Je voudrais débrouiller un peu cet écheveau tout en ayant conscience de la difficulté de l'entreprise. Au moins vais-je tenter de poser le problème et de suggérer quelques interprétations. Deux aspects retiendront successivement mon attention. Je m'intéresserai d'abord au balancement qui verse l'architecture tantôt dans la maîtrise universellement accessible d'un métier, tantôt dans le surpassement exceptionnel de l'acte créatif, et corollairement élargit l'architecture à des œuvres mineures ou au contraire la restreint à des œuvres uniques et rares. Ensuite je tenterai d'explorer ce que l'architecture doit au mythe de la cabane et de montrer, à travers ce paradigme 11 récurrent des théories architecturales, la fonction qu'il joue, comme forme basique de l'habiter, dans l'opération tendant à distinguer architecture savante et architecture populaire. L'architecture, "art mécanique" ou "art de génie" ? Au XIXe siècle, l'Ecole des Beaux-Arts a développé une conception de l'art qui tendait à distinguer nettement l'art de la technique. C'est d'ailleurs par cet argument que la profession se distingue désormais de celle d'ingénieur. Le terme d'art n'est plus, en effet, utilisé dans son sens premier, prékantien, qui, jusqu'au XVIIe siècle, l'assimilait à métier ou à technique, de même que le mot artiste restait l'équivalent d'artisan. Alors qu'une définition reste encore aisée au XVIIIe et au XIXe siècles dans les arts de "représentation", dans la mesure où, selon les canons de l'art classique et romantique, elle se fait en référence à la nature qu'il s'agit d' "imiter", elle est plus problématique pour l'architecture. Sinon à la nature telle qu'elle se donne à voir immédiatement, c'est à un certain nombre de qualités qui lui sont intrinsèques qu'il faudra emprunter : la symétrie, l'harmonie, la proportion. Les définitions de Guadet et Gromort, deux professeurs de théorie de l'Ecole des Beaux-Arts, gardiens de la pensée académique (dont je reparlerai), traduisent bien l'évolution ultime de l'Académisme. "L'art de bâtir", donné comme définition par Vitruve et repris par Labrouste, ne convient plus : elle assimile beaucoup trop l'architecte à l'habile artisan ou à l'ingénieux constructeur. A la maîtrise de la matière doit s'ajouter, ou plus exactement s'intégrer, une "science", particulière à l'architecte, qui consiste en une sorte de dépassement de l'aptitude à construire et un accomplissement de celle-ci dans l'effet artistique, dans l'expression du Beau. Gromort, pour évoquer cette dimension, rapproche l'architecture de la poésie, "langage éminemment conventionnel, ailé pourrait-on dire, aérien… ; lyrique, ardent, hérissé de mille difficultés résultant de règles complètement arbitraires, il ne répond à aucune nécessité pratique : il se borne à émouvoir et à charmer" (1). En cela, "l'architecture c'est la poésie de la construction". Cette conception, formulée dans les années 40 de ce siècle, exprime les difficultés de la doctrine académique. Elle cautionne à la fois une théorie chère à la pensée classique de l'art, celle de l' "ut pictura poesis", canonisée par Le Brun (2), qui n'envisage l'exercice de l'Art qu'avec le recours à des règles codifiées, mais en même temps elle qualifie ces règles, que le classicisme voulait intangibles, d'"arbitraires", traduisant de cette manière l'influence de la conception kantienne qui conteste la validité de concepts rationnels pour la perception et l'élaboration du beau. Gromort introduit ainsi, dans le noyau classique de sa vision académique de l'architecture, une dimension subjective, axée sur l'expression de la sensibilité, qui, en rejetant toute référence à une nécessité pratique, n'est pas sans rappeler la satisfaction désintéressée qui fonde, dans l'esthétique kantienne, le jugement de goût (3). Bien qu'antérieure, la théorie de Guadet assoit l'idée du beau, contrairement à Gromort qui rejette toute allusion à une quelconque rationalité, sur l'exigence de "vérité". On y trouve autant l'influence des idées platoniciennes que celle de 12 l'"esthétique de l'intuition" de l'anglais Shaftesbury qui tente, au début du XVIIIe siècle, de dépasser le "conflit schématique entre imitation de la nature et expression de la créativité intérieure, de la raison et de l'expérience" (4). Le traitement "honnête" du programme, le respect des principes constructifs, et le choix raisonné des proportions sont les chemins qui conduisent à la beauté, non sans qu'interviennent "l'intuition", "l'imagination", toutefois contrôlées par la "vérification". Il reste donc dans la pratique artistique, une part d'irrationnel et de circonstanciel qui relève de l'inspiration (5). Ces deux conceptions de l'architecture maintiennent la discipline dans la tradition académique, en réalité dans une version dégradée de cette tradition, dans un monde de l'art clos, dont le cadre est constitué par les exemples, les références du Grand Art, l'art du "génie" unique tel que l'a mis en évidence Kant. L'architecture est en effet circonscrite à une somme de monuments exemplaires dont il s'agit de faire apparaître la dimension d'"œuvre d'art", comme accomplissement d'une perfection formelle exceptionnelle et à ce titre inscrite dans l'atemporalité, le dépassement de l'histoire et de la contingence du moment de sa création. Ainsi les cours de théorie de Guadet et Gromort inculquent la conception implicite de la rareté et de l'exceptionnalité de l'œuvre à produire, affirmant par làmême le caractère potentiel d'élite des jeunes auxquels s'adressent les préceptes enseignés. Cette excellence est d'ailleurs inscrite dans le Prix de Rome, exercice académique qui sélectionne le meilleur, qui est aussi l'unique. En même temps cette conception affirme la rareté de l'architecture, dès le moment où elle va ne concerner qu'une classe d'édifices, ceux qui feront l'objet des attentions de l'élite formée à cet effet. Même si l'origine de l'architecture et les attendus utilitaires de sa réalisation posent question, c'est essentiellement comme imitation, copie ou interprétation des références universelles, et quasi indépassables de l'architecture monumentale de l'antiquité, que l'architecture à produire est conçue. L'architecture, pour la tradition académique des Beaux-Arts, est donc avant tout une architecture de Monuments, de constructions de dimension très particulière dans l'espace urbain, se détachant de lui comme manifestation de l'Architecture parmi les constructions triviales, c'est-à-dire comme capacité qu'ont certains édifices construits à dépasser, plus dans leur effet que dans leur volume, la dimension banale des autres constructions. A la limite, la place, comme réunion édilitaire monumentale de plusieurs bâtiments d'importance secondaire (de simples habitations) peut remplir ce rôle. Une telle conception a pour effet de marquer plus nettement la distinction entre ce qui, comme architecture, relève de "l'œuvre d'art" et ce qui, comme édifices secondaires, relève simplement de la construction. Avec cette manière de voir, toute une dimension de la ville tend par là même à être exclue : fortifications, ponts, mais aussi l'essentiel de l'habitat lorsque l'on va à l'extrême. "L'ouvrage d'art", mal nommé, construit par l'ingénieur et non plus par l'architecte, sort de l'architecture, il appartient aux "arts mécaniques" et non pas aux "Beaux-Arts", pour reprendre la distinction établie par Kant (7). 13 Ainsi l'évolution de la pratique artistique, exprimée en partie par les distinctions kantiennes, aiguisent la crise architecturale au XIXe siècle. La séparation des "arts de génie" et des "arts mécaniques" sanctionne la distinction entre les constructions courantes et les œuvres d'art en même temps que, paradoxalement, elle remet en cause l'institution académique. En effet la théorie du "génie" réduit l'importance de la transmission du savoir, et par conséquent la fonction de l'Ecole, systématisées dans des règles codifiées par l'Académie, au profit de ce talent particulier et exceptionnel, quasi unique, (le génie), qui est, selon Kant, "une disposition innée de l'esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à l'art ses règles" (8). Par delà la querelle des styles, mais néanmoins lié à elle, le conflit entre ingénieurs et architectes, sur lequel je reviendrai, traduit un aspect essentiel de cette crise, de même que les hésitations des architectes à abandonner les certitudes académiques fondées sur la raison cartésienne pour les perspectives aventureuses de l'imagination. La position de Guadet exprime bien cette hésitation, comme le compromis finalement académique, quant à ses résultats, auquel il parvient en conciliant la raison cartésienne, base de la doctrine classique, et une très ambiguë référence à la science. Car la science à laquelle il fait allusion, nous le verrons, se limite au domaine étroitement constructif. De ce point de vue Viollet-le-Duc avait, avant lui, une attitude bien plus catégorique. Elle lui vaudra, dans sa courte fonction de professeur à l'Ecole des Beaux-Arts, une méchante cabale des tenants des valeurs académiques (9). Même si la pensée de cet architecte, au milieu du XIXe, reste positionnée sur un schéma ambivalent (lorsqu'il dit de l'art que "l'imagination en est la source ; l'imitation de la nature le moyen") (10), l'idée d'"œuvre d'art", qui tend à singulariser un édifice, à focaliser l'attention sur le "génie" de son auteur, semble, chez Viollet-le-Duc, s'effacer, se replier sous les assauts d'une raison scientifique qui fournit la quasi-totalité des critères de définition du beau et, par là-même, les moyens de sa généralisation et le retrait de sa rareté. L'intérêt de Viollet-le-Duc pour l'architecture gothique ouvre ainsi plus largement ce qui entre dans l'architecture. Et surtout, l'attention qu'il porte à "l'habitation humaine", comme élément constitutif de l'urbain, tend à inclure la totalité de la ville dans l'architecture. Cela n'est sans doute pas étranger à sa pratique effective qui, comme le montre la restauration de Carcassonne, réhabilite comme architecture à la fois le gothique, la fortification et la ville. Aux canons de l'antique, somme des normes que la Renaissance avaient dégagée de sa quête admirative des temples Grecs et des basiliques romaines, et que l'Académie avait ensuite arrêtée comme règles intangibles, instituant la copie, l'imitation comme fondement éthique de la création, le nouveau rationalisme de Viollet-le-Duc tend à favoriser le recours aux nouvelles sciences et à leurs applications dans différents domaines et en particulier celui de la construction. Il en fait ainsi, à l'exemple de Labrouste pour la bibliothèque Sainte-Geneviève (1841-1850), la source d'une nouvelle inspiration formelle : alimentée par les applications issues du modèle expérimental de la science newtonienne, cette nouvelle inspiration rationaliste rompt avec le systématisme et l'abstraction spéculative du 14 modèle hypothético-déductif de la raison cartésienne, qui avait auparavant fondé la doctrine académique (11). Mais sur un autre plan ce nouveau modèle rationaliste, en voulant asseoir la conception architecturale sur une démarche inspirée du modèle scientifique propre aux sciences de la nature, en réintroduisant par conséquent d'autres règles, tend en même temps à fermer le champ de liberté que Kant avait ouvert en déclarant que "le beau est ce qui est représenté sans concept comme l'objet d'une satisfaction universelle", et à contredire cette autre idée kantienne selon laquelle "le génie [seul producteur de l'œuvre d'art d'après Kant, D.P.] n'est pas en mesure lui-même de décrire et de montrer scientifiquement comment il crée ses productions" (12). Il n'est sans doute pas illogique que l'émergence de cette rationalité positiviste apparaisse à la fin du XIXe siècle, même de manière marginale, dans la discipline architectonique : cette dernière est, par sa relation au système de production, par la finalité sociale marquée qu'elle vise, soumise le plus directement à l'assaut des évolutions techniques et professionnelles de son temps. Et d'une certaine manière, si elle se trouve aux avant-postes de cette pression, son aspiration rationaliste n'a-t-elle pas quelques rapports avec des tendances comparables dans d'autres disciplines artistiques : le réalisme et le naturalisme en littérature par exemple ? En tout état de cause, Viollet-le-Duc développe une conception de l'art qui n'est pas sans rappeler, en dehors du rôle attribué à l'Histoire, certains aspects de la conception hégélienne (13) : la beauté peut être produite par l'utilisation raisonnée d'un certain nombre de moyens que l'intelligence de l'homme aura pu dégager par l'observation, l'analyse et l'expérimentation : "Nous voyons un édifice, dit ainsi Violletle-Duc ; tout d'abord notre esprit est charmé ; nous disons "voilà un beau monument !" Mais ce jugement d'instinct ne nous suffit pas, à nous artistes ; nous nous demandons : "Pourquoi ce monument est-il beau ?"... Nous cherchons alors à analyser toutes les parties de l'œuvre qui nous charme, afin de pouvoir nous livrer à la synthèse lorsque nous devrons produire à notre tour" (14). D'une certaine manière, le beau se rapproche alors du "bon", dans la même mesure que l'on atteint, dans la démarche scientifique ou technique, les mathématiques ou l'application physique, la "bonne solution". On a tendance à dire d'ailleurs aujourd'hui plutôt la "bonne" architecture que la "belle" architecture. Cela est possible dès le moment où l'on désélitise la production artistique et que, d'une certaine manière, on la ramène à un type de production artisanale ou plutôt industrieuse, pour ne pas dire industrielle, dans laquelle la connaissance remplacerait le métier, la maîtrise des lois le talent, voire le génie. Sur ce plan Viollet-le-Duc rejoint des thèmes qui ont été à la naissance du mouvement esthétique anglais Arts and Crafts, à une différence essentielle près : ce que William Morris considère comme la source de l'art, la maîtrise autonome du métier, Viollet-le-Duc le situe dans la possession de la science. Mais au-delà, ils partagent la même admiration pour l'architecture gothique et la ville médiévale, y retrouvant, après Victor Hugo, l'énergie de cet "enfantement collectif" qui substitue, à 15 l'individualisme classique et au génie baroque pré-romantique, le credo du génie créatif populaire. L'histoire d'un hôtel de ville et d'une cathédrale (15), qui s'appuie sur une documentation assez considérable, traduit bien, chez Viollet-le-Duc, cette idée, exprimée dans ses Entretiens, que "les arts se développent activement lorsqu'ils sont, pour ainsi dire, rivés aux mœurs d'un peuple, qu'ils en sont le langage sincère ; ils déclinent lorsqu'ils s'écartent des mœurs pour former comme un Etat à part, qu'ils deviennent une sorte de culture particulière ; alors peu à peu on les voit se refermer dans les écoles, s'isoler ; ils adoptent bientôt un langage qui n'est plus celui de la foule" (16). A travers ce double mouvement qui invite à rechercher la valeur artistique à la fois dans la capacité historique d'une communauté à concentrer son énergie fabriquante sur des objets qui relèvent autant du quotidien que de l'exceptionnel et dans la possibilité attribuée à la science de dégager les moyens d'une perfection artistique, les différents mouvements anti-académiques du XIXe affirment une perspective de généralisation de l'art à la totalité sociale et une banalisation de l'œuvre d'art perdant ainsi son caractère d'exceptionnalité. Ainsi s'affirme, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l'ombre du courant académique dominant, l'émergence d'une nouvelle rationalité qui fondera plus tard les assises doctrinales de l'avant-garde architecturale du XXe siècle. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si l'on se réfère aux productions formelles très éloignées de l'Arts and Crafts anglais et du Bauhaus, ces deux mouvements, et plus particulièrement le Bauhaus, concrétisent l'achèvement de cette réflexion. Giulio Carlo Argan a sans doute raison lorsqu'il reprend à son compte la filiation établie par Pevsner entre Gropius d'une part et Ruskin et Morris d'autre part (17), de même qu'il apparaît logique de faire porter la paternité du fonctionnalisme à Viollet-le-Duc. Il y a en effet dans la socialité de l'art recherchée par Morris, dans la reconstitution de la communauté des métiers, le même attendu que dans le rapprochement de l'industrie et de l'art souhaité par Gropius. Au point que, dans le Bauhaus, l'idée d'art s'efface dans celle de "qualité". Par là-même l'objet courant peut sortir de l'indifférence qui le frappe, de cette absence d'être qui le soumet à sa seule fonctionnalité, pendant que l'œuvre d'art quitte les hauteurs olympiennes qui la caractérisent, pour se mettre au niveau d'un usage quotidien. C'est tout le sens de l'entreprise du Bauhaus, qui la distingue en même temps de l'élitisme affirmé du courant de L'Esprit Nouveau de Le Corbusier. Ce message est complètement lisible dans le manifeste de Bauhaus de 1919 : "Nous tous, architectes, sculpteurs, peintres, devons nous tourner vers notre métier. L'art n'est pas une profession. Il [n'] existe aucune différence essentielle entre l'artiste et l'artisan... A de rares moments, l'inspiration et la grâce du ciel, qui échappent au contrôle de la volonté, peuvent faire que le travail parvienne à déboucher sur l'art. Mais la perfection dans le métier est essentielle pour tout artiste. Elle constitue une source d'imagination 16 créative. Nous formons une nouvelle communauté d'ouvriers sans distinction de classe" (18). Il y a dans cette déclaration les signes d'une attraction révolutionnaire qui, en 1919, n'est sans doute pas étrangère à la situation allemande et aux convictions progressistes que partageront plusieurs personnalités influentes du Bauhaus. Ce langage contraste sensiblement, on doit le noter, avec la doctrine de L'Esprit nouveau : "L'art n'est un élément nécessaire que pour les élites qui ont à se recueillir pour pouvoir conduire. L'Art est d'essence hautaine" (19). La référence rationaliste, la rébellion anti-académique et ce champ d'intervention urgent que constituent l'urbanisme et le logement favoriseront la rencontre entre les différents architectes, originaires des différents courants anticonformistes européens nés à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, dans les CIAM (Congrès Internationaux d'Architecture Moderne) créés à l'initiative de Giedion et Le Corbusier en 1928. Il y avait malgré tout, entre ces hommes, des divergences assez profondes dont le fond était souvent politique. Ernst May, l'architecte de Francfort, où se tint le deuxième congrès des CIAM sur le thème du "logement minimum", ne cachait pas l'irritation que lui inspiraient les "conceptions bourgeoises" de Le Corbusier, au point d'ailleurs de ne pas l'inviter à travailler à Francfort comme cela avait été envisagé un temps (20). Ces frictions ne doivent pas nous faire oublier l'essentiel de leur accord. Au-delà de la commune croisade anti-académique, qui n'avait pas la même intensité dans tous les pays, il reposait sur la perspective industrialiste envisagée pour l'architecture. Celleci se résumait dans quelques postulats : ils annonçaient l'importance que le Mouvement Moderne allait donner à la question de l'urbanisme et du logement et dégageaient déjà, du machinisme et de l'esprit moderne, les principes d'une esthétique inspirée par le "standard". Gropius voyait dans le développement de modèles "standard" la possibilité de débarrasser la production industrielle de son aspect mercantile et médiocre. Ce dernier résultait d'une évolution historique marquée par la disparition de l'artisanat dont l'apogée avait été située au Moyen-Age. En même temps que l'industrie élargissait la production matérielle, elle avait tendance à sacrifier la qualité des produits, y compris dans le domaine de l'architecture. Le créateur devait contribuer à stopper ce fossé grandissant entre l'artisanat et l'industrie. "L'instinct créateur n'appartient pas plus au domaine de l'esprit qu'à celui de la matière, disait ainsi Gropius, mais il est simplement partie intégrante de la substance vitale d'une société civilisée. Notre double ambition était d'arracher l'artiste créateur à sa tour d'ivoire, de le ramener au monde de la réalité quotidienne, et, au contraire, d'assouplir et d'humaniser l'attitude, presque exclusivement matérialiste, de l'homme d'affaires." (21). Par là-même, si le "standard", appliqué "aux articles d'usage courant", est "une nécessité sociale", il ne recouvre pas, dans l'esprit de Gropius, un sens strictement industriel et, s'il n'est pas une invention de l'époque, "son existence implique toujours un haut niveau de civilisation, une recherche de qualité" (22). Le Corbusier ne dit pas 17 autre chose, même si, dans son discours, la part des métaphores techniques domine souvent l'invocation du beau : "Si l'on arrache de son coeur et de son esprit les concepts immobiles de la maison et qu'on envisage la question du point de vue critique et objectif, on arrivera à la maison-outil, maison en série, saine (et moralement aussi) et belle de l'esthétique des outils de travail qui accompagne notre existence" (23). Pour Gropius, comme pour Le Corbusier, le concept de beauté est un concept malcommode, au point que Gropius l'utilise avec des guillemets : "un objet qui fonctionne bien" doit "répondre à son but" : remplir sa fonction pratique, être solide et beau, cette "beauté", précise Gropius en mettant le terme entre guillemet, suppose qu'on possède parfaitement toutes les données scientifiques, techniques et formelles nécessaires à l'élaboration d'un organisme." (24). Son embarras avec le beau est encore plus grand que celui de Le Corbusier qui, nous en reparlerons, l'investissait des vertus de la mathématique et de la géométrie. Si, pour Gropius, le "langage des formes" nécessite l'acquisition "d'une connaissance scientifique des faits optiques", "cette théorie ne constitue évidemment pas la recette de l'œuvre d'art, mais elle est la condition nécessaire et objective d'un travail de création collectif" (25). Gropius se réfère pour éclairer ce point de vue à la musique et justifie ainsi le recours à une "grammaire de la création", produisant par là-même, comme Le Corbusier, une mathématisation dont on peut dire avec Adorno qu'elle n'est qu'une illusion chimérique : elle tend à rendre totalement cohérente une prétendue rationalité de l'art moderne (26), art moderne dont le même Gropius dit par ailleurs, contradictoirement, l'exigence de liberté. Cette question préoccupait beaucoup l'architecte allemand et elle constituait aussi le lieu où le Mouvement Moderne apparaissait le plus vulnérable. Le "standard", comme emprunt à la production industrielle de masse, risquait en effet de conduire à la liquidation de toute dimension esthétique dans l'œuvre architecturale, la rabaissant précisément à l'état de produit. Gropius, conscient de ce point sensible dans l'armure moderniste dût argumenter sa conviction standardiste à diverses reprises: "Du point de vue artistique, il faut approuver les nouvelles méthodes de construction. La standardisation des éléments de construction aura pour résultat la salutaire uniformisation des maisons et des quartiers nouveaux. On ne doit pas craindre la monotonie, car à partir du moment où l'on a satisfait à l'exigence fondamentale de la standardisation des seuls éléments, les édifices construits à partir de ces éléments seront, eux, aussi variés qu'on voudra. Leur "beauté" [notez là encore les guillemets, D.P.] viendra de l'usage des matériaux appropriés et d'une structure simple et claire... La standardisation ne restreindra certainement pas la part de création personnelle..." (27). Ces idées, Le Corbusier les a lui-même appliquées autour des années 1920 dans le lotissement Frugès de Pessac, et l'on sait la manière dont les habitants ont reçu la "variété" de ces standards (28). 18 Mais c'est là, semble-t-il, dans le passage de la théorie à la pratique, qu'est apparu le problème : après avoir énoncé et précisé ses propositions, le Mouvement Moderne s'est efforcé de les mettre en application. Ce n'est peut-être pas l'idée du standard elle-même, ni la production massive à laquelle aspirait l'avant-garde, qui ont été les pierres d'achoppement de l'entreprise, mais plutôt les attributs formels de démarcation par lesquels le Mouvement Moderne voulait manifester sa rupture avec ces "concepts immobiles de la maison" dont parlait Le Corbusier : l'abandon du toit, le rejet de la décoration... En transférant d'une manière systématique et dogmatique les méthodes d'élaboration de produits industriels dont l'automobile était l'exemple le plus frappant -se rappeler la fameuse maison "Citrohan" de Le Corbusier-, le Mouvement Moderne dépouillait l'architecture de toute une accumulation historico-mythique, exprimée dans la ville, que l'analogie de la maison avec l'automobile rabaissait à un événement complètement anecdotique. En évacuant la valeur anthropologique de la maison, élément de base de la ville, cette mémoire de pierre, le "Docteur Purisme" et le "Prince d'Argent" (29), au lieu d'accompagner la société comme ils le pensaient, la canalisaient sur la piste étroite de leurs obsessions moderno-humanistes. Ainsi, au-delà du standard industriel, c'était une mise au pas qui était adressée aux habitants pour les conformer eux-mêmes à un standard social, décidé ailleurs, avec les éléments d'un langage de la nudité que l'avant-garde s'était elle-même forgée pour avoir son propre drapeau. Le Mouvement Moderne a finalement donné dans l'aberration suivante : alors que le développement de l'activité artistique s'effectuait dans le sens d'une autonomie sans cesse croissante, passant d'une intégration sociale qui confondait autrefois l'œuvre d'art avec sa dimension rituelle et symbolique (fondement d'une adhésion idéologique de la communauté) à une contestation ou une distanciation sociale toujours plus marquées, le Mouvement Moderne réalisait sa rébellion contre l'Académie en prétendant à l'hégémonie spirituelle et sociale du système esthétique qu'il élaborait. La trappe où il est tombé, et dans laquelle sa force contestatrice et sa verdeur innovatrice des débuts ont perdu leur éclat, est peut-être celle de sa reconnaissance par les forces sociales dominantes. L'art architectural moderne est alors devenu l'art officiel des Etats démocratiques, qui n'en restaient pas moins aussi des démocraties bourgeoises, tandis que les Etats totalitaires retournaient à l'Académisme palladien (30). Mais en devenant quasiment art officiel, l'architecture perdait en même temps l'énergie intérieure et le dynamisme créatif caractérisant l'art contemporain. L'extension du Mouvement Moderne, l'application pratique de ses thèses brisaient la dimension artistique qu'il contenait au départ, en accomplissant d'une manière vulgaire ce qui avait été son projet : la banalisation de l'œuvre d'art. Ce destin a été tout à fait celui de l'architecture moderne du logement (31). Ce qu'il reste de tout cela est sans doute un vaste échec social, mais aussi architectural, d'où émergent peut-être les manifestes d'un héroïsme vain, comme le sont les Cités Radieuses de Le Corbusier, immeuble de standing ici, ruine potentielle à 19 cet autre endroit, monuments sculpturaux dont l'isolement dramatique est la condition d'œuvre d'art -même discutée- car il est vraisemblable que ces unités standardisées auraient, avec leur multiplication sur un même site, (comme cela étaient prévu à Rezé et à Saint-Dié), anéanti l'effet dramatique de leur solitude. Le Corbusier n'a été compris qu'à demi-mot, mais sa vindicte théorique a conduit au pire des urbanismes ; tous les principes qu'il a dégagés dans ce domaine intègrent "l'esprit du temps" ; sur ce plan il en a été le porte-parole tonitruant, échouant sans doute lui-même, à ce niveau, dans ses propres unités d'habitation de grandeur conforme . Mais il est une dimension irrationnelle, ou en tout cas indicible, qui constitue le dépassement des vaines théories du Mouvement Moderne et projette la Cité Radieuse hors du temps, dans ce monde des œuvres d'art qui les distingue de la masse des produits créés par l'humanité. Qu'on encense ou qu'on condamne, la Cité Radieuse ne laisse pas indifférente, elle reste comme le message d'une époque, l'expression idéalisée et sublime d'une foi en la machine, comme outil de production de masse, d'égalitarisme social et de sociabilité. En étant ainsi réduite à cette signification d'œuvre d'art, la Cité Radieuse perd le caractère d'exemplarité et de reproductibilité qu'elle portait comme projet d'habitat social de masse. Elle réintroduit par là-même cette contradiction qu'avait prétendu résoudre le XIXe siècle avec le Mouvement Arts and Crafts et le XXe siècle avec le Mouvement Moderne : l'effacement de la différence entre l'œuvre d'art et le reste des édifices, entre l'architecture et la construction, thème récurrent de la problématique de l'architecture comme activité artistique, nous allons y venir. Mais auparavant il me faut prolonger la réflexion antérieure, sur intelligibilité et sensibilité, maîtrise du métier et appel à l'imagination, banalité et génialité, en pointant quelques autres difficultés de l'architecture, difficultés qui la distinguent parmi les arts dans sa relation avec la société. Elle est ainsi particulièrement troublée par deux aspects liées finalement entre eux : le but utilitaire très prégnant de cette activité, déjà maintes fois évoqué, et son intégration plus marquée, par ce fait-même, dans la sphère de la production sociale. Je ne veux pas dire par là que les autres domaines artistiques y échappent : la musique est aujourd'hui conditionnée par la production des instruments et celle des moyens de reproduction artificiels (disques...), comme la littérature par l'édition et l'édition elle-même par la télévision. Malgré tout il me semble que ce degré de dépendance est beaucoup plus grand pour l'architecture, la plaçant dans un tout autre rapport à la commande, et sa production dans une toute autre relation à la société et aux moyens de production. Par ce fait même, tous les architectes du XIXe siècle et du XXe siècles ont été hantés par la menace d'effacement de la beauté dans la technique, au point que leurs contemporains aient pu y lire la fin de l'architecture comme Art, raison d'être d'un ouvrage fameux de Pierre Francastel (32), qui contredit cette thèse. On peut se demander si cette interrogation anxieuse ne constitue pas, elle aussi, un prolongement de la coupure opérée par Kant entre "arts mécaniques" et "arts de génie", dont il faut noter par ailleurs qu'elle est elle-même située à l'intérieur d'une coupure plus fondamentale introduite par le même Kant entre le monde "nouménal" 20 de la philosophie et des Arts et le monde "phénoménal" des sciences positives. Cette coupure a sanctionné en logique le pouvoir du rationalisme positiviste du XIXe siècle, fondé sur le réductionnisme de la science physique et l'extraction du sujet observant la nature qu'il regarde, tente de comprendre et d'expliquer. Le Nobel Ilya Prigogine a apporté, avec la philosophe Isabelle Stengers, des éclairages fort passionnants sur cette question. Contestant la négation qu'avait faite Kant d'une "diversité de points de vue scientifiques sur la nature" (33), il affirme la possibilité d'une "science ouverte" aux autres disciplines et celle d'une "complémentarité des savoirs" (34). Cette nouvelle manière de voir consacre la victoire des sciences nouvelles (la biologie en particulier) et la "vengeance des anciens chimistes" qui contestaient le point de vue des physiciens. Habermas, dans son entreprise d'élaboration d'une raison communicationnelle a lui aussi critiqué les "canons méthodologiques des sciences exactes" (35) et distingué "sciences empirico-analytiques", "sciences historico-herméneutiques" et "sciences critiques" ; il a aussi souligné les opérations de reclassement des disciplines académiques au XVIIIe en Allemagne, en particulier l'accession de l'Art Médical à un statut scientifique (36). Ce déplacement, Viollet-le-Duc lui-même l'avait noté dans le système de rattachement des disciplines en France : "Il y avait sept arts libéraux au moyen-âge ; mais aujourd'hui plusieurs d'entre eux, comme la théologie, l'astronomie, la géométrie ont pris rang parmi les sciences, à moins que la Sorbonne, l'Observatoire, l'Ecole Polytechnique et la Faculté ne réclament" (37). La grande séparation kantienne du "nouménal" et du "phénoménal" repose donc sur une base tout à fait relative, historiquement déterminée et conditionnée par une division des domaines de pensée et de création qui cède à la pression des physiciens du XVIIIe siècle, confirmés dans leurs thèses par les premiers succès de la révolution industrielle. Rien n'empêche que cette séparation soit mise en cause et que les disciplines qui vivaient retranchées dans l'ombre du modèle de la rationalité des sciences physiques, ou attirées vers elles dans une tentative désespérée d'importer leurs méthodes en elles-mêmes, sortent de ces ghettos disciplinaires. L'architecture est peut-être la discipline artistique qui a vécu avec le plus d'intensité, j'y reviendrai, cette sujétion à l'empire (emprise) du modèle scientifique du XIXe siècle, y échappant comme par excuse, en se défendant de perdre son âme dans l'adhésion au standard, ou s'y laissant séduire en procédant à la mathématisation de la totalité de ses procédures de conception (38). Très curieusement les domaines dont s'inspirait le Mouvement Moderne, en particulier celui de la production automobile et des objets domestiques (dont le mobilier) et dans lesquels il a lui-même inauguré un travail de création formelle dépassant les simples exigences de production, n'ont pas eu cette difficulté à intégrer une dimension artistique, sous la forme du design industriel. Il s'est créé à cet endroit un nouveau lieu d'expression artistique : il assume finalement l'objectif qui était celui du Mouvement Moderne et en premier lieu dans cet espace du quotidien qu'est la maison. 21 Cette réalité pourrait prouver au moins deux choses : d'une part Gropius n'avait pas tout à fait tort, son entreprise n'excluait pas potentiellement le succès, et d'autre part, dans la production industrielle elle-même, peut émerger une œuvre d'art, c'est-àdire qu'il n'y a pas forcément contradiction entre production de masse et réussite artistique. Maintenant, à partir de là, un débat apparaît qui faisait l'actualité il n'y a pas longtemps encore ; de quelle culture relève l'objet offert à la consommation de masse, dont la démarche de création n'est pas nécessairement indifférente à des enjeux commerciaux quelquefois suspects (39) ? Quelle que soit la réponse à cette interrogation, on ne peut s'empêcher de noter que les objets de notre société industrielle ont tenu bonne place dans différentes expositions prestigieuses des années 70-80 (40). Il y a pourtant deux différences essentielles qui distinguent encore l'architecture des autres pratiques artistiques et qui s'ajoutent à celles dont j'ai parlé plus haut (la fonction utilitaire et la pression de la commande) ; elles résident dans la profondeur historique, anthropologique et symbolique de l'architecture d'une part, dimension qui la distingue complètement de l'art ménager ou de l'automobile (objets d'une presque totale nouveauté) et dans le mode d'usage de l'architecture d'autre part, qui la situe hors des formes de consommation les plus courantes de la société industrielle. Cette spécificité a engendré un ensemble de référents tant culturels au sens anthropologique que formels au sens plastique -un système de conventions- qui constituent des repères engrammés au plus profond des pratiques et représentations domestiques et des jugements de goût (41). Dans cet ordre d'idée, l'origine de la maison est, pour les architectes, un thème obsessionnel de la fondation de la discipline : un jour ou l'autre les théoriciens ou les commentateurs de l'architecture reviennent à cette question de l'origine de l'architecture. On peut estimer que c'est elle, avec sa dimension historique et anthropologique irréductible, qui fait obstacle à ce que la maison, cet objet le plus simple en apparence, le plus répétitif de l'architecture, le plus élémentaire de la ville, devienne un produit consommable, indifférenciable, comme peuvent l'être d'autres objets de la société industrielle. Un imaginaire social extrêmement profond, qu'a bien voulu nous rappeler Bachelard (42) parmi d'autres, traverse la maison, en fait le lieu de ressourcement de l'instance sociétale de base, la famille, mais aussi de l'individu (et cela de plus en plus), un lieu de protection, de renaissance et de survie, un microcosme a-t-on dit souvent, un univers en miniature, un cocon, un espace fœtal, je m'essouffle à résumer en quelques qualificatifs la densité inépuisable de ce concept. Il donne à la maison une dimension d'"immobilité", n'en déplaise à Le Corbusier, et une dimension de "permanence", pour rejoindre Aldo Rossi, exceptionnelles. Architecture et cabane, architecture et construction Mais en quoi la cabane, ce lieu de l'origine de l'architecture, concerne-t-elle cette éternelle question, qui s'évertue à distinguer l'architecture de ce qui n'en fait pas partie, l'architecture savante de la construction populaire ? Précisément parce que l'abri primitif pose le problème de la maison, à la fois comme espace premier de 22 l'architecture (et à ce titre problème de construction en même temps que d'architecture ou avant d'être problème d'architecture), et à la fois comme espace qui tend à échapper à l'architecte, ou bien parce ce dernier est appelé (attiré) par des programmes plus vastes ou bien parce qu'il n'arrive pas à lui donner la réponse correspondant à l'attente de celui qui habite, et qu'en conséquence une partie de la compétence requise se situe ailleurs, en particulier chez l'habitant lui-même. L'historien d'art John Rykwert a consacré un fort beau livre à tout ce sujet (43). Il y montre comment les pratiques rituelles aussi bien que les remises en cause théoriques des architectes vont chercher dans la cabane primitive les "justifications" de la maison d'aujourd'hui ou de demain : "qu'elle soit mythique, religieuse, philosophique ou directement architecturale, la spéculation a fait de la cabane primitive un paradigme de l'art de bâtir, un étalon selon lequel évaluer, en quelque sorte, les autres édifices puisque c'est d'une si frêle origine qu'ils dérivent tous" (44). Ainsi la cabane primitive constitue-t-elle le passage obligé de toute réflexion architecturale, qu'on y voit l'origine de l'architecture, comme Laugier ou la simple expression d'un "art mécanique", comme le dit Quatremère de Quincy, ne constituant à ce titre qu' "un bien pauvre prédécesseur des inventions grandioses du monde civilisé" (45). Même à l'époque la plus récente, le besoin de cette référence est maintenu, qu'il s'agisse de Loos, de Wright ou de Le Corbusier. Ce dernier en fera luimême l'expérience pratique : son cabanon de Roquebrune était le lieu de son ressourcement estival, au bord de la pureté méditerranéenne, et le lieu de ses méditations sur l'espace minimal d'habitation. En même temps l'évocation de cette cabane primitive appelle certains auteurs à parler à la fois de l'habitation des hommes, (et par extension de l'architecture populaire), et des constructions qui s'en distinguent par lesquelles l'architecture semble se démarquer de la simple construction : l'habitation des dieux et des morts, temples et mausolées, ce que le philosophe Hegel appelle, comme premier moment de la création architecturale, "l'architecture symbolique" (46). Mise à part cette référence à la cabane primitive, inégalement estimée comme source de l'architecture, l'époque classique ignore largement le concept d'une architecture de l'habitation ou d'une architecture populaire, il semble que l'idée apparaisse avec évidence à l'époque romantique. Victor Hugo s'en fait ainsi l'interprète : "Les caractères généraux des maçonneries populaires sont la variété, le progrès, l'originalité, l'opulence, le mouvement perpétuel. Elles sont déjà assez détachées de la religion pour songer à leur beauté, pour la soigner, pour corriger sans relâche leur parure de statues et d'arabesques. Elles sont du siècle" (47). Nous avons, avec Victor Hugo, une référence aux sociétés traditionnelles qui n'est pas sans correspondre et même inspirer l'admiration nostalgique de certains penseurs et architectes du XIXe siècle pour la société du Moyen-Age, sans doute plus l'urbaine que la rurale d'ailleurs. Elle anime le Mouvement Arts and Craft de William Morris : "Nous savons qu'au Moyen-Age, dit cet auteur, cottage et cathédrale étaient édifiés dans le même style et recouverts des mêmes ornements ; les dimensions, et dans certains cas, les matériaux différenciaient seuls les édifices humbles des édifices 23 importants. Et c'est seulement lorsque cette sorte de beauté s'installera à nouveau dans nos villes que nous aurons à nouveau une véritable école d'architecture ; lorsque chaque petite échoppe d'épicier de nos faubourgs, chaque appentis sera naturellement adapté à sa destination et pourvu de beauté" (48). Cette description de l'architecture urbaine médiévale repose sur une vision certes très idéale de la société ; elle alimente le mouvement romantique depuis Goethe, mais elle trouva aussi, en particulier avec Viollet-le-Duc, des interprétations bien plus soucieuses de la réalité historique. Viollet-le-Duc distinguait clairement le niveau artistique de la "forme du gouvernement" et, aussi admiratif ait il été de l'architecture médiévale, il ne niait aucunement l'existence du "joug féodal" (49). Ainsi fait-il preuve de la plus grande rigueur historique dans son Histoire d'un hôtel de ville et d'une cathédrale en fouillant la documentation la plus élaborée de son temps (Guizot, Thierry, Michelet, Thiers, Tocqueville...). Cette époque s'intéresse en tout cas d'une manière très sincère, voire même très scrupuleuse, à l'architecture domestique. Nous sommes loin du Hameau de Versailles où la reine s'amuse à la bergère (50), même si cette œuvre de Mique puise sa source dans le retour à la nature marquant ce moment historique prérévolutionnaire. Autre illustration, L'histoire de l'habitation humaine de Viollet-le-Duc témoigne, au-delà de sa forme de fiction enfantine, d'une réelle préoccupation de l'auteur pour l'architecture domestique. Le voyage plonge dans l'histoire et tourne autour de la planète, à la mesure de l'exotisme que suscite l'expansion coloniale française, médite sur les traits universels de l'humanité et le génie spécifique des "races" (51). Cette curiosité aura son équivalent à l'exposition universelle de 1889 où Charles Garnier présentera, grandeur nature, la reconstitution de "l'habitation humaine", allant de la grotte primitive à la maison des Incas en passant par celles des Lacustres, des Perses, des Scandinaves, des Esquimaux et des Peaux-Rouges (52). Toutefois cette curiosité nouvelle pour l'architecture domestique n'est pas exactement un intérêt pour l'architecture populaire : la reconstitution des maisons est marquée par une idéalisation assez accentuée de l'architecture réelle, soucieuse de faire ressortir les caractères nationaux ou raciaux des habitations présentées. C'est plutôt la quête d'un idéal-type, qui anime la présentation, que la description objective. Avec une base documentaire sans doute beaucoup moins fiable, il y a là, en quelque sorte, un travail de reconstitution à la manière des villes antiques restituées dans les envois des pensionnaires de la Villa Médicis ou à la manière des édifices médiévaux restaurés par les Monuments Historiques. Aussi la latitude d'interprétation est-elle à la mesure de la liberté que prenait Viollet-le-Duc dans ses restaurations (53). Cette attitude contraste assez notablement avec celle des ingénieurs sociaux qui travaillaient à la même époque à partir d'enquêtes sur l'habitat ouvrier. Ces enquêtes, soucieuses d'exactitude sur les conditions de vie et d'hygiène, fournissent certains éléments de programme pour les projets de cités ouvrières (Le Creusot, Mulhouse, etc.) (54). Ainsi, au tournant de ce siècle, le peuple, pour certains milieux progressistes, et à côté d'une certaine philanthropie qui se porte à son secours en vertu même des droits d'égalité et de fraternité formellement déclarés par la classe bourgeoise désormais 24 dominante, devient une force vitale de la société, un créateur collectif qui puise sa force dans un travail positif de transformation de la nature, complètement opposé à la folie destructrice de la société urbaine industrielle, marquée par l'égoïsme. Les idéologies socialistes du XIXe siècle ont toutes développé ce thème du peuple créateur. Zola dans son roman Travail (1899) fait se lever "des légions d'artistes" dont l'œuvre est à la fois marquée par la grandeur et la simplicité : "Il naissait un artiste en chaque ouvrier industriel, le travail de tous les métiers n'allait plus sans sa beauté innée, la beauté grande et simple de l'œuvre vécue, voulue, adaptée au service qu'elle devait rendre" (55). Cette vision du futur, que Zola dresse pour l'avenir de la société industrielle, n'est pas sans rappeler des thèmes portés par le mouvement Arts and Crafts et plus tard le Bauhaus. On peut ainsi trouver un écho de cette conception chez un architecte du XXe siècle qui fut précisément un lecteur passionné du Notre Dame de Paris de Victor Hugo: Frank Lloyd Wright. Dans The Future of Architecture, Wright rapproche architecture populaire d'abstraction et cette réflexion lui permet d'appuyer la distinction qu'il opère entre architecture et construction. Ce point de vue est très intéressant dans la mesure où il contredit l'assimilation habituelle et facile entre architecture savante et beauté, d'une part, et construction populaire et médiocrité plastique, d'autre part. "Nous pouvons voir à présent, dit Wright, en quoi l'architecture doit être distinguée de la simple construction. Cette dernière peut être totalement dénuée d'esprit créateur. Et il est bon de dire que l'esprit d'une chose en est la vie essentielle : il en est la vérité. Telle est la vraie conception d'une architecture vivante. (Suit un long passage sur l'abstraction de l'architecture où F.L. Wright évoque géométrie et mathématique, puis sur le caractère [abstrait, D.P.] des grands travaux humains qualifiés d'architecturaux). "Nous devons constater, poursuit Wright, que la race humaine dans ce vaste témoignage si homogène a bâti d'autant plus noblement que ses moyens étaient limités, et qu'il lui fallait faire preuve d'imagination simplement pour construire" (56). Ce constat fonde la théorie de l'architecture organique qui distingue F.L. Wright du Mouvement Moderne de Gropius et Le Corbusier : "Toutes constructions tirées de la terre et dressées sur la terre sont le reflet de l'esprit humain et de ses différentes pensées, vastes ou médiocres". Cette communion perdue et ruinée par le "mercantilisme" lui inspire la nostalgie d'une "harmonie parfaite" entre les constructions et "les anciennes coutumes populaires", elles-mêmes "influencées par le milieu environnant" (57). Adolphe Loos, le stigmatiseur de l'ornement, livrera lui aussi, pour sa part et dans un essai publié en 1909, des réflexions assez étonnantes sur l'architecte rurale et sa beauté : "Le paysan avait décidé de bâtir un abri pour lui-même, sa famille et son bétail, et il a mené sa tâche à bien. Tout comme son voisin, et ses ancêtres avant lui. Et comme l'animal guidé par son seul instinct. La maison est-elle belle ? Oui, de cette beauté de la rose et du chardon, de la vache et du cheval. D'où à nouveau, ma question : pourquoi l'architecte, qu'il ait ou non du talent, gâche-t-il la rive du lac ? 25 C'est qu'il n'a, à l'égal de presque tous les citadins, aucune culture. Il lui manque l'assurance du paysan qui, lui, en possède une... J'appelle culture cette harmonie (Ausgeglichenheit) entre les actes de l'homme et ses aspirations intérieures, qui seule assure une pensée et une conduite saines... " (58). On retrouve ici l'idée d'une intervention humaine ayant le contenu d'un acte strictement intégré au contexte dans lequel il s'accomplit, sorte de communion entre une fin et le milieu, œuvre de nature donnant au terme "culture" qui le désigne une acception anthropologique d'une résonance étonnamment moderne. Loos développe ici un point de vue paradoxal, assignant la réalisation de la beauté au paysan et la responsabilité de la destruction du paysage à l'architecte. C'est un hymne à l'immédiateté, à l'absence d'artifice, à la sincérité, à la nature et à la tradition, une tradition qui s'oppose au "gaspillage de la force de travail" que la tradition académique continue d'entretenir à travers "l'ornement". Même des architectes considérés comme plus académiques sont aussi porteurs de cette attention aux œuvres populaires. Les carnets de croquis d'Albert Laprade, par exemple, contrastent avec les envois de Rome, fourmillant d'innombrables détails observés dans les architectures les plus anodines et croqués aux cours de voyages multiples en Europe et au Maroc. Il fera de ses observations, minutieusement transcrites sur ses carnets de croquis, la matière de ses projets de quartiers "indigènes" marocains, réalisés sous la direction d'Henri Prost (59). Du côté du Mouvement Moderne, l'importance donnée à la question du "logement du plus grand nombre" conduit les architectes de ce courant à s'intéresser eux aussi à l'architecture populaire. Le Corbusier étudie ainsi les enquêtes de De Foville sur l'architecture rurale (60). J'évoquais, en introduction, son intérêt pour l'ethnographie et les projets de Georges-Henri Rivière ; j'y reviens pour souligner, à titre d'exemple, l'admiration que suscite en lui l'architecture de Ghardaïa et de la Casbah d'Alger. Il est vrai qu'il fit de ces architectures non seulement la source de certaines de ses idées (la terrasse, le "canon" de lumière) mais aussi une arme de guerre contre l'architecture académique, sans que ses arguments soient parfaitement convaincants. Dans une illustration insérée dans "La Ville Radieuse", ouvrage paru en 1933, Le Corbusier met en parallèle deux croquis exprimant les coupes sur la "ville européenne" et la "ville arabe". La première est accompagnée de ce commentaire: "Stupidité, désastre urbanistique ; la rue pêle-mêle, la cour puits sinistre ; les civilisés vivent comme des rats dans les trous", tandis que la casbah d'Alger est qualifiée ainsi : "Chef d'Œuvre urbanistique : cellule, rue et terrasses, la cour adorable : les "barbares" vivent dans la quiétude, le bien-être" (61). Les notes qui accompagnent les superbes croquis de Ghardaïa sont aussi stupéfiantes : en même temps cette admiration enthousiaste est déjà une lecture qui suggère des idées pour la création ou la confirmation d'idées en germe, celle du standard, celle du vide mobilier. Lisons ce commentaire : "L'équipement de chaque maison est standard. Tout y est vécu. Au printemps, l'arabe quitte la ville d'hiver et, à 3 ou 6 kilomètres, il entre dans sa maison d'été, dans la palmeraie. Il n'emporte avec lui que des tapis et des ustensiles de cuisine. Quel chef d'œuvre !" (62). 26 Au demeurant, pour beaucoup d'architectes du XIXe et du XXe siècles, l'architecture populaire, l'urbaine des villes médiévales d'Occident ou d'Orient comme l'architecture rurale, constituent des centres d'intérêt certains, soit comme référence nostalgique d'une unité et d'une totalité esthétiques perdues, soit comme espace de référence pour une architecture moderne. Déconsidérée par l'Académisme le plus dur, celui qui a pour référence la monumentalité antique, et qui relègue la maison et le village rural au niveau de la simple construction, l'architecture populaire est valorisée par les inspirateurs du renouvellement architectural, qu'ils appartiennent au courant pittoresque (ou organique), issu d'Arts and Crafts, ou au Mouvement Moderne. Ce dernier en retient plutôt un certain nombre de principes, ayant tendance à considérer cette architecture comme le produit de conditions révolues : il est assez frappant de noter l'intérêt de Le Corbusier pour ce qui existe hors de la société occidentale, le mépris qu'il affichera pour les lotissements de la région parisienne. Sa collaboration (distante) avec GeorgesHenri Rivière concernait d'ailleurs l'architecture rurale, quasi exotisée, ethnologisée par le développement de la société industrielle. Finalement, cette sensibilité certaine à l'architecture populaire s'inscrit dans un mouvement intellectuel plus vaste, dans lequel interviennent par exemple les travaux des géographes tel qu'Albert Demangeon (63) et ceux des ethnographes tels que Paul Rivet et Georges-Henri Rivière, fondateur du Musée des Arts et Traditions populaires (64). Le philosophe Alain participe aussi de cette sensibilité en consacrant tout un chapitre de son Système des Beaux-Arts à l'"Architecture populaire" (65). Il affirme combien il la préfère aux œuvres monumentales : "L'architecture populaire l'emporte de loin sur l'autre", et y voit, à travers la maison, la source d'inspiration des architectes: "Il est raisonnable de conclure qu'en tout pays l'architecte a toujours copié ce qui avait duré et ce qui plaisait, en essayant seulement de faire plus grand et plus solide". Par bien de ses passages, ce texte, qui souligne l'importance du métier, de l'art du maçon et son rôle dans la création architecturale, rejoint le combat contre les excès de l'ornement, expression du mensonge : "l'amour du beau gâte le beau, comme la musique ornée, l'architecture ornée, et la prose ornée le prouvent assez" (66). L'intérêt qu'ont pu trouver les architectes à la construction populaire n'est pas sans rapport avec tout le contenu du chapitre qui, chez Alain, ouvre le Système des Beaux-Arts : "L'imagination créatrice". Tandis que l'Académisme et ses conventions prises et reprises, ajoutées et surajoutées, épuisaient la sensibilité et l'émotion, accompagnant symboliquement tous les privilèges d'une société qui tendait à reproduire, malgré les changements révolutionnaires, les inégalités qu'elle voulait abolir, les mouvements artistiques anti-académiques ont puisé dans les potentialités matérielles de l'industrie, l'âge d'or de l'histoire médiévale et (ou) la fusion écologique de l'architecture populaire, les arguments et la source d'une inspiration nouvelle, souvent très étroitement liée à la mission émancipatrice que les idéologies progressistes fixaient aux classes populaires. Ils constituaient en quelque sorte cette "matière" sans laquelle, selon Alain, "l'inspiration ne forme rien... ". "Il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et toujours, précise encore Alain, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait... Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement 27 que d'après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela" (67). Alors que le demi-académique Guadet en appelait à l'intuition et à l'inspiration pour composer avec des éléments d'architecture qu'il ne remettait pas en cause, les rationalistes tel que Viollet-le-Duc, mais aussi plus tard les modernes comme Le Corbusier, expriment plutôt une tendance à minorer le rôle de l'imagination dans le travail architectural : la raison guide la pensée qui invente à l'instar de la science, et ils ne sont pas sans reprendre l'adage de Pascal selon lequel "l'imagination est maîtresse d'erreur". Nuançons toutefois en remarquant qu'il s'agissait plutôt, chez l'auteur des Pensées, de ces croyances irrationnelles qui faisaient obstacle au positivisme de la science moderne. En fait, bien des architectes modernes qui donnent dans la "théorie" refoulent dans leur œuvre dessinée ou construite une imagination qui, dans les écrits et les justifications théoriques, cherchent des fondements de rationalité. Il est clair, par exemple, que c'est la réalité industrielle et le spectacle de ses objets qui stimulent chez Le Corbusier tout un imaginaire urbanistique et architectural se concrétisant par des projets réalisés ou pas. A contrario, le spectacle de la ville du XIXe, avec ses "rues corridors", et la lecture de Fourier provoquent l'inspiration d'un desserrement du tissu qui se traduira dans la fameuse trinité corbuséenne "soleil, espace, verdure". L'architecture populaire, prise elle-même comme lieu du monde réel en rapport d'étrangeté relatif à la société dominante, sert de matériau de base pour créer un autre espace d'habitation : c'est le cas, nous l'avons vu, de l'architecture du M'Zab algérien visitée par Le Corbusier. Dans les architectures populaires, il y a sans doute deux ou trois choses qui ont plus particulièrement frappé les architectes du début du siècle. (Je laisserai de côté, ici, la découverte de l'art nègre, son influence sur le milieu de la peinture et par l'intermédiaire de cette dernière sur l'architecture). Ces deux ou trois choses me semblent concerner contradictoirement l'unité et le dépouillement d'une part, le fantasmagorique et l'originalité d'autre part. Au XIXe la ville s'enfle et se désarticule : toutes les descriptions montrent un développement de la plus grande anarchie dont les prolongements sont également contemporains. Misère et désordre qualifient la ville moderne. C'est ce qui convie les architectes à se retourner vers le Moyen-Age ou le village populaire (expression d'un ordre supposé (la ville médiévale) ou réel (le village). Leur architecture est par ailleurs l'expression d'une unité avec la nature et d'une simplicité qui renvoient à la modestie des moyens, ressources de l'imagination technique et de la foi (la ville médiévale) ou du milieu (le village). A côté de cet engouement pour une création populaire qui traduit une inventionimagination socialement partagée, se forme aussi la séduction pour l'œuvre débordante d'une rêverie réifiée illustrée le plus intensément par le palais du facteur Cheval. Sa célébrité doit sans doute beaucoup au surréalisme, et elle n'est pas étrangère non plus au poids que prend à partir de Baudelaire l'imagination, "reine des facultés". 28 Il y a là l'attraction contradictoire de deux tendances dans la création. La première renvoie à un monde où le processus créatif participe d'un imaginaire social qui enfouit, au cœur des pratiques sociales, intimement mêlée à elle, l'expression artistique. Cette dernière s'intègre au système de représentation sociale et l'inscrit dans la matière de l'architecture. Même dans l'architecture la moins monumentale, la domestique arabe par exemple, le zellige à dominante vert ou bleu renverra à la représentation de l'eau, source de vie et de sacré (les ablutions) dans l'imaginaire social arabe, et couvrira ainsi le sol et les murs du patio. En dehors de ses qualités strictement matérielles, le matériau exprime concrètement, à l'intérieur de la maison, l'écrin d'une vie protégée contrastant avec la nudité désertique de l'extérieur, conforme à cette division idéologique qui caractérise la société arabe, entre le domestique et le public, le féminin et le masculin, le monde quasi-utérin de la famille opposé au monde hostile et agressif du désert et de la société des hommes. La seconde tendance renvoie à l'autonomie conquise du sujet qui peut exprimer son délire, sa révolte, sa liberté, ses provocations, sa différence dans l'œuvre d'art devenue indépendante de la société, comme la peinture et la sculpture ont conquis leur indépendance vis à vis de l'architecture, art au départ englobant. C'est l'imagination "reine des facultés" de Baudelaire. Avec cette autonomie se développe l'idée d'originalité, à en devenir une idée obsessionnelle et qualifiante de l'artiste, démarquant le "génie" du talent (68). L'imaginaire de l'artiste acquiert lui-même une forte autonomie vis à vis de l'imaginaire social, traduction très personnelle de son rapport au monde. Celui du facteur Cheval est ainsi celui des rêves de voyages inaccomplis d'un petit fonctionnaire de village. La mission sociale que se donnait le Mouvement Moderne l'a sans doute rendu plus sensible à la première tendance qu'à la seconde, adoptée par des individualités isolées tels que Gaudi ou Bruce Goff, mais dont le renouvellement apparaît aujourd'hui effectif. Toutefois la référence à l'architecture populaire reste relativement marginale pour le Mouvement Moderne lui-même, dans la mesure où elle est l'expression d'un monde révolu, d'un espace rural ou médiéval aux antipodes de la perspective industrielle et urbaine qui est celle de la "ville radieuse". L'architecture vernaculaire n'est là, en fait, que pour mémoire, caution (alibi) de la mission sociale que prétend assumer le Mouvement Moderne. D'ailleurs, aveuglé par cette perspective industrielle et urbaine, obsédé par la recherche d'une légitimité auprès du pouvoir, le Mouvement Moderne est resté relativement insensible aux manifestations de l'imaginaire social qui a pu se développer dans l'espace de la société industrielle : il décrit la masse urbaine comme un groupe social totalement dominé par les spéculateurs fonciers qui agissent en banlieue et fomentent l'individualisme petit-bourgeois, l'égoïsme et le désordre urbain. Les diatribes de la Charte d'Athènes contre les banlieues, ces "antichambres sordides" de la ville (69) n'ont rien d'original (sinon qu'en d'autres textes de Le Corbusier elles assimilent trop facilement les lotissements spéculatifs et les citésjardins, alors que ces dernières, au contraire, constituent une tentative de correction à l'incohérence de l'espace banlieusard). A la même époque, en effet, dans les années 29 trente, le Ministre de l'Intérieur Albert Sarrault dénonçait avec la même intensité (sans se donner véritablement les moyens pour y faire face) "le développement anarchique des cités suburbaines" (70). Les travaux des historiens, des sociologues et des ethnologues ont montré depuis, et j'y reviendrai, que des logiques d'appropriation spécifiques aux milieux populaires étaient à l'œuvre dans ces espaces suburbains. Ces contributions permettent de les lire autrement qu'avec les lunettes d'un ordre idéal, transfert dans la ville et la banlieue d'un ordre capitaliste qui régnait dans l'usine. Cet ordre qui eut au XIXe siècle la figure spatiale de la cité ouvrière eut au lendemain de la seconde guerre mondiale le visage d'un type de cité ouvrière à l'échelle de l'Etat : la Z.U.P., et le texte inspirateur des formes urbaines qui s'y déployèrent ne fut autre que la Charte d'Athènes. Il mettait en œuvre dans la ville l'architecture urbaine fondée sur la "science du logis" et le "poème de l'angle droit". A la fois sensible et circonspect à l'égard de l'idée d'une architecture populaire, voire sur sa résurgence, ma méfiance s'est accrue au fil des ans vis à vis de la bonne parole de l'avant-garde. Tout en prétendant éclairer les masses abusées par la spéculation ou les ruses de la consommation, cette bonne parole est devenue la triste réalité des grands ensembles. Sur ce terrain, espace des milieux populaires, encadré par l'architecture savante de la "science du logis" et du "poème de l'angle droit", un contre-aménagement a virtuellement essayé de s'exprimer, à travers toutes sortes de formes d'appropriation, dans l'espace hétéronome qui lui était imposé : détournements, contournements, additions, récupérations, subversions, etc., plus dans les pays du Tiers-Monde qu'en Europe d'ailleurs. Le concept d'architecture populaire ne me semble pourtant pas adéquat pour désigner ces entreprises. Elles apparaissent somme toute désespérées, en face des puissances économiques, commerciales et étatiques qui pèsent sur la grande masse des populations. La fin des autarcies a aboli les mondes relativement fermés des siècles passés : ils permettaient peut-être l'émergence d'une architecture populaire liant le milieu physique et humain et donnaient leur caractère d'unité et leur diversité à ces "architectures sans architectes", permettant ainsi de penser l'existence générale d'une architecture vernaculaire. Celle-ci intéresse les ethnologues et les historiens, et peut-être davantage, désormais, les derniers que les premiers. Celle qui pourrait s'exprimer aujourd'hui ne le fait que par bribes et traces éparses, dans les diverses formes d'appropriation mentionnées plus haut. Pour caractériser les forces intellectuelles qui les suscitent deux concepts ont été avancés, parmi d'autres, sur lesquels je reviendrai : Henri Raymond a parlé de la "compétence" de l'habitant (71) et Georges Balandier a parlé de "contre-imaginaire" des résidents (72). Il m'apparaît intéressant de rapprocher ces deux notions dont la direction me semble de même nature : la première affirme l'existence d'une forme de savoir de l'habitant sur son habitat, dont le principal mode d'expression est langagier. Cette forme de savoir confirme ou infirme une autre compétence sur l'habitat, possédée par ceux qui le mettent en œuvre, en premier lieu l'architecte, mais aussi le maître d'ouvrage et l'Etat, et que Le Corbusier a appelé la "science du logis". Pour sa part la compétence de l'habitant a trait aux usages de l'habitat et constitue une espèce 30 de vérification expérimentale de la "science du logis", démontrant l'éventuelle incompétence de ceux qui en sont les détenteurs officiels. Le "contre-imaginaire bâtisseur" me paraît de son côté renvoyer à un mode d'expression qui tend vers une appropriation matérielle, rituelle, voire même artistique de l'espace urbain. C'est l'expression en quelque sorte d'une potentialité artistique atrophiée par les conditions contextuelles de son environnement. Cette "architecture en miettes" dévoile non seulement l'expression des pratiques sociales, mais aussi la potentialité d'expression artistique dont elles sont porteuses. Si cette expression, comme le pensent beaucoup, est de l'ordre du laid, je dirai alors avec Adorno que "le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l'art" (73). Des recherches sur cette "architecture en miettes" me paraissent du plus grand intérêt ; elles permettent d'identifier les parcelles d'incompétence de l'architecture savante, d'y proposer des réponses, et pour cela la contribution des sciences sociales est essentielle. J'y reviendrai dans le dernier chapitre. Au demeurant, "compétence" et "contre-imaginaire" nous renvoient encore vers le couple contradictoire de l'intelligible et du sensible et vers ce mouvement de balancier, qui, dans l'histoire de la production intellectuelle, met en opposition ou en dialogue, en équilibre ou en rapports de domination, l'art et la science. Cette relation difficile donnera la matière du prochain chapitre. Les années 80 semblent avoir inauguré, en architecture et trop excessivement selon moi, le reflux des méthodes rationnelles de création au profit d'un formalisme que les premières avaient sans doute trop longtemps refoulé. Ce changement intervient au cœur d'une société où les valeurs individuelles (et en particulier la figure de l'artiste solitaire) reviennent en force. Il coïncide également avec la remise en cause, par la communauté scientifique, du schéma ultra-positiviste de la science du XIXe siècle, plaçant comme deux cultures strictement opposées l'artistique et la scientifique. Plutôt qu'à la course en avant vers l'œuvre géniale et solitaire, encouragée par le "star-système", c'est à l'idée de cette "nouvelle alliance" entre culture artistique et scientifique que je me rallierais aussi personnellement pour l'architecture. Un dialogue est en effet désormais réouvert entre l'Art et la Science qui n'est pas univoque : il n'attire pas l'art sur le terrain de la science en soustrayant chaque fois les bribes d'existence autonome de l'art, ainsi aspiré par l'explication scientifique, de ses propres procédures d'invention et de création. La science doit désormais compter avec l'art et reconsidérer ses oublis et ses aveuglements à la lumière des réflexions et des questions posées par cette culture. De ce point de vue, Edgar Morin rejoint Ilya Prigogine lorsqu'il dit qu'"il n'est plus besoin de grande démonstration pour savoir que l'art est indispensable à la science, puisque le sujet, ses qualités, ses stratégies y auront un rôle d'autant plus reconnu et d'autant plus grand" (74). Ici se scelle "l'alliance" nécessaire sur laquelle avait déjà conclut Jacques Monod, antidote à cette "contradiction mortelle" qui voit "les sociétés modernes, tissées par la science, vivant de ses produits en (devenir) dépendantes comme un intoxiqué de sa drogue. Elles doivent leur puissance matérielle à cette éthique fondatrice de la connaissance et leur 31 faiblesse morale aux systèmes de valeurs, ruinés par la connaissance elle-même, auxquelles elles tentent de se référer" (75). Le chapitre qui suit nous fera entrer, pour ce qui concerne l'architecture, dans le vif de ce sujet. NOTES (1) Georges Gromort, Essai sur la théorie de l'architecture, Vincent, Fréal et Cie, Paris, p. 19. (2) Jean Lacoste, L'idée de beau, Bordas, Paris, 1986, p. 79. (3) Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), traduction F. Alquié, Gallimard, Paris, 1985, p. 139. (4) Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, traduit et présenté par Pierre Quillet (édition allemande, Hambourg, 1932), Fayard, Paris, 1966, pp. 392 sq. (5) Julien Guadet, Eléments et théorie de l'architecture, Librairie de la Construction Moderne, Paris, s.d. (1902 ? ). (6) E. Kant, op. cit., p. 262. (7) Ibid., p. 259. (8) E. Kant, op. cit., p. 261. (9) Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'architecture, Morel, Paris, 1863, pp. 4 sq. (10) E.E. Viollet-le-Duc, op. cit., p. 25. (11) E. Cassirer, op. cit., p. 375. (12) E. Kant, op. cit., p. 262. (13) Hégel affirme pour introduire ses Leçons sur l'esthétique: "Cet ouvrage est consacré à l'esthétique, c'est à dire à la philosophie, à la science du beau artistique, à l'exclusion du beau naturel." (G.W.F. Hegel, Esthétique (1820-1829), réédition Champs Flammarion, Paris, 1979). (14) E.E. Viollet-le-Duc, op.cit., p. 29. (15) Viollet-le-Duc, Histoire d'un hôtel de Ville et d'une cathédrale, Hetzel, Paris, 1877, (réédition Mardaga, Bruxelles, 1978). (16) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., p. 30. (17) Giulio Carlo Argan, Gropius et le Bauhaus, (édition italienne, Turin, 1951), DenoëlGonthier, Paris, 1979, p. 37. (18) Cité par G.C. Argan, op. cit., p. 53. (19) "Ce que nous avons fait, ce que nous ferons", in L'Esprit Nouveau n° 11-12, p. 1213, (cité par Joseph Abram, "Hiératisme et modernité : la revue L'Esprit Nouveau", in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 12, Paris, nov. 82, pp. 8-21). (20) Christian Borngraeber, "Francfort, la vie quotidienne dans l'architecture moderne", in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 15-17, Marseille, 1er trimestre 1985, pp. 14-123. (21) Walter Gropius in "Architektur" (fischer-bücherei, Francfort-Hambourg, 1956) cité dans le catalogue : BAUHAUS, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1969, p. 14. (22) Ibid., p. 16. (23) Le Corbusier, Vers une architecture, Crès, Paris, 1923, réédition Arthaud, 1977, p. 188. (24) BAUHAUS, op. cit., p. 20. (25) Ibid., pp. 15-16. 32 (26) Theodor-W. Adorno, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez (édition allemande, Francfort, 1970), Klincksieck, Paris, 1982, p. 192. (27) BAUHAUS, op. cit., p. 81. (28) Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969. (29) Anatole Kopp, Ville et Révolution, Anthropos, Paris, 1967, pp. 263 sq. (30) Tom Wolfe, Il court, il court, le Bauhaus, (édition américaine, 1981), Mazarine, Paris, 1982. (31) Christian Borngraeber, "Les prétentions sociales de la Nouvelle Architecture et leur échec dans le nouveau Francfort", in catalogue Paris Berlin, Centre G. Pompidou, Paris, 1978, pp. 373-379. (32) Pierre Francastel, Art et technique, Minuit, Paris, 1956. (33) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, Paris, 1979, pp. 101-102. (34) Ibid., pp. 285-293. (35) Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, traduit et préfacé par Jean-René Ladmiral (édition allemande, Francfort, 1968), Gallimard, Paris, 1973. (36) Ibid., p. 83. (37) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., p. 11. (38) Luc Ferry, dans un ouvrage récent (Homo Æstheticus, Grasset, Paris, 1990) insiste également sur ces références velléitaires à la science dans les positions de l'avantgarde, en particulier picturale. (39) Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, Paris, 1987. (40) Marion Segaud, Esquisse d'une sociologie du goût en architecture, Thèse d'Etat, Université de Paris X-Nanterre, 1988. (41) Paris/Berlin (1978), Paris/Moscou (1979), Paris/Paris (1981) au Centre G. Pompidou. (42) Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, PUF, Paris, 1957. (43) John Rykwert, La maison d'Adam au paradis, (édition américaine, Chicago, 1972), Le Seuil, Paris, 1976. (44) Ibid., p. 228. (45) Ibid., p. 41. (46) G.W.F. Hegel, op. cit., T 3, pp. 26-27. (47) Cité par Françoise Choay, L'Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris, 1965, p. 406. (48) William Morris, Art Wealth and Riches, conférence prononcée le 6 mars 1883, cité par Françoise Choay, op. cit., p. 178. (49) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., p. 30. (50) Georges Gromort, Le Hameau de Trianon, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1928. (51) Viollet-le-Duc, Histoire de l'habitation humaine, Hetzel, Paris, 1875. (52) Ch. Garnier et A. Ammann, L'habitation humaine, Hachette, Paris, 1892. (53) "Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné." (E.E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l'architecture française, Morel, Paris, 1875, article "Restauration". Voir aussi Stephen Bayley, "Viollet-le-Duc et la restauration" in 33 catalogue Viollet-le-Duc, centenaire de la mort à Lausanne, Musée Historique de l'Ancien Evêché, Lausanne, 1979. (54) Voir à ce sujet R.H. Guerrand, "Espaces privés", in Histoire de la vie privée, ouvrage collectif sous la direction de Ph. Ariès et G. Duby, T 4 (sous la direction de Michelle Perrot), Le Seuil, Paris, 1987, pp. 349 sq. (55) Emile Zola, Travail, Fasquelle, Paris, 1901, p. 582. (56) Franck Lloyd Wright, L'avenir de l'architecture, (édition américaine, New-York, 1953), Denoël-Gonthier, Paris, 1982 pp. 42 et 44. (57) Ibid., p. 40. (58) Adolf Loos, Gesammelte Schriften, Vienne, 1962, cité par J. Rykwert, op. cit., p. 24. (59) Albert Laprade, Croquis, Vincent, Fréal et Cie, Paris. (60) Brian Brice Taylor, Le Corbusier et Pessac, Fondation Le Corbusier, Paris, 1972, p. 11. (61) Le Corbusier, La Ville Radieuse, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1933, p. 230. (62) Ibid., p. 232. (63) Albert Demangeon, "L'habitation rurale en France, essai de classification", in Annales de géographie, XXIX, n° 161, septembre 1920, pp. 351-373. (64) Ethnologie Française, T 16, n° 2, Paris, avril-juin 1986. (65) Alain, op. cit., pp. 194-198. (66) Ibid., p. 196. (67) Ibid., p. 35. (68) Voir à ce sujet T.W. Adorno, op. cit., pp. 229 sq. (69) Le Corbusier, La Charte d'Athènes, Minuit, Paris, 1957, réédition Points, Paris, point 22, p. 96. (70) Cité par Jean-Claude Delorme, "Les plans d'aménagement et d'extension des villes françaises", in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 8, "De l'art urbain à l'urbanisme", avril 1989, Paris, p. 24. (71) Henri Raymond, L'Architecture, les aventures spatiales de la Raison, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1984, pp. 178 sq. (72) Georges Balandier, Le détour, Fayard, Paris, 1985, pp. 236 sq. (73) T.W. Adorno, op. cit., p. 67. (74) Edgar Morin, Science avec conscience, Fayard, Paris, 1982, p. 317. (75) Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, Paris, 1970, p. 221. 34 Chapitre 2 L’ARCHITECTURE, DE LA TRADITION DE L'ART A LA TENTATION DE LA SCIENCE L'architecture connaît, à l'aube de la décennie 90, un regain de prestige. Elle s'extrait ainsi d'une période sombre où elle s'est trouvée le centre de la critique de tous les milieux : les habitants qui la rejetaient dans leurs quartiers modernes, les commentateurs qui la vilipendaient dans les journaux et les revues, les historiens de l'art, les philosophes, les sociologues et les psychologues qui dénonçaient dans les entreprises architecturales des années 60-70 la mort de la ville. Ce mouvement critique, assez unanime, n'est naturellement pas sans relation avec le rôle qu'ont joué les architectes dans la production du logement social et l'occasion me sera donnée d'y revenir. L'arrêt des grands programmes de logement, qui ont fait la fortune d'argent des architectes en même temps que leur infortune de réputation, se conjugue avec différents autres facteurs pour les libérer d'une honte refoulée et leur donner l'occasion d'exprimer sur d'autres objets un sens artistique mal utilisé. Une nouvelle génération d'architectes, au sein de laquelle se dégage une élite favorisée par le déploiement de ce qu'on appelle le "star-système", a trouvé une fameuse occasion d'exercer son talent dans le cadre de grands projets comme il n'en avait pas existé depuis longtemps, depuis que l'Occident vivait sa crise économique. A cette heureuse circonstance s'articule et s'ajoute le bouleversement idéologique qui, avec la nouvelle légitimité retrouvée par le libéralisme, met en avant le rôle du sujet dans la marche de la société, sujet tout un temps dominé par la structure. On assiste désormais à une fuite en avant. La critique du Mouvement Moderne s'est faite dans un premier temps à travers la reconstruction de contre-courants : on essayait de fonder en théorie la position alternative suscitée ; tel a sans doute été l'éphémère courant "post-moderne" en architecture. L'architecte américain Venturi en était l'instigateur dans la pratique et le critique de même nationalité Charles Jenks en était l'interprète dans ses attendus théoriques (1). Aujourd'hui cette brève tentative de reconstruction d'une école théorique, d'un "isme" pour reprendre la caractérisation d'Adorno (2), a largement perdu sa dynamique de départ. Il est vrai qu'elle s'est traduite en très peu de temps par une vulgate des plus simplistes dont on a vu fleurir les effets concrets dans les façades architecturales des années 80. 35 L'internationalisation du mouvement a bénéficié de cette stupéfiante rapidité de circulation de l'information, des hommes et des idées, qui marque la seconde moitié de notre siècle, et qui, chez les architectes, stimule volontiers la reproduction des images, d'autant que la qualité en est devenue dans la période récente d'une quasi perfection. Ainsi l'effet formel du post-moderne a-t-il beaucoup plus retenu l'attention des architectes que le message désabusé dont il était porteur. Il faudra que j'y revienne. Mais, déjà, nous n'en sommes plus là, le temps des écoles paraît à ce jour révolu, nous sommes au temps des individualités. Est-ce une période de latence dans la reconstitution des courants ? Il ne semble pas : la démarcation personnelle à laquelle se livrent les architectes aujourd'hui me paraît en parfaite correspondance avec l'affirmation de l'individualisme qui caractérise l'idéologie de l'époque actuelle. Les grands projets, qui ont été l'occasion de concours internationaux en France, ont donné la possibilité à une élite de briller, de triompher, souvent en utilisant les arguments les plus offensifs, les plus provoquants en même temps que les plus simplistes. Ce qui est particulièrement frappant, c'est que ces arguments se situent principalement au niveau de la forme architecturale, et même de l'image architecturale, du design. Même s'il est difficile de comparer des projets dont les programmes sont très différents, on ne peut s'empêcher d'être étonné par la force symbolique dont ils sont porteurs et la focalisation des critères de leur jugement, dans les jurys, autour de l'effet symbolique du projet. La monumentalité trouve ainsi une nouvelle légitimité en même temps que se dégage en ces occasions la fine fleur de l'architecture ; de ce point de vue il est évident que les grands équipements culturels sont plus appropriés que le logement. Car c'est bien là, dans ces grands programmes de logements, qu'a sombré l'architecture issue du Mouvement Moderne, en voulant précisément monumentaliser les grands ensembles. Il est alors une certaine "race" d'architectes, et peut-être ceux-là seuls en méritent-ils le nom, qui parvient à se réaliser dans ce qui a été traditionnellement l'essentiel du travail des architectes : la production monumentale dans la ville, celle qui concerne les lieux symboliques de la société, temples des dieux d'autrefois, temples des institutions d'aujourd'hui. Au demeurant l'architecte retrouve sa légitimité d'"homme de l'art", qu'il avait largement perdue au profit ou au détriment d'une position de "technicien" dont l'avait investi la société industrielle. Or, sur ce terrain, s'était profilée l'ombre d'un personnage mieux armé pour répondre à l'attente des performances techniques, dans un monde envoûté par la séduction de la machine : l'ingénieur. Nous verrons plus loin l'attraction et la concurrence qu'exercera sur le travail de l'architecte le développement de cette nouvelle profession. Aujourd'hui l'architecte, à travers l'impact formidable de l'image, la demande intense de signes auxquels fait appel la société, aspirant à la surprise, au décalage, à l'évasion, à l'hédonisme, l'architecte trouve le lieu de fournir à la société l'expression formelle forte d'une multitude d'écrans où peuvent s'écrire, se lire, apparaître et disparaître les éclats de cette lumière qui donne sens et sensualité au tube cathodique. 36 Elle illustre le renouveau d'un espoir un temps effondré avec la crise des années 70 et de la société d'industrie lourde ; il renaît avec la société des industries de l'information dans laquelle le message et surtout sa médiation, l'image, jouent un rôle essentiel autant immatériel que matériel. L'architecte Jean Nouvel fonde-t-il ainsi largement son travail sur cette démarche, autant intéressé par le "réservoir d'images" que lui fournissent les arts plastiques que par la "création d'images techniques" (informatique, aéronautique, recherche spatiale, médicale...) ou médiatiques (spot, télé, affiche, sigle...)". "L'architecture, conclut-il, est aussi création d'images" (3). Il y a là un langage qu'on ne tenait pas quelques années auparavant : il exprime une perte de complexe, une attitude volontairement frondeuse qui affiche sans ambages la dimension essentielle de l'image, de l'apparence (sans pour cela évacuer totalement l'importance de l'usage) comme valeur fondamentale du temps présent. Pour cette nouvelle modernité "branchée", l'un des paradigmes qui ont fondé la croisade du Mouvement Moderne en vient à être lui-même renversé : "oser l'ornement" disait le même Jean Nouvel à l'occasion de l'exposition "Modernité/Postmodernité" (4), produisant ainsi une inversion du rapport entre forme et contenu (forme et fonction). Cela n'est pas sans rapport avec la démarche de certains philosophes, tel Derrida, qui, selon Habermas, "affirme même le primat transcendantal du signe par rapport à la signification" ou les derniers travaux d'un sociologue comme Michel Maffesoli (5), ni avec les plus récentes recherches de la physique, comme la théorie des "structures dissipatives" d'Ilya Prigogine et celle des "catastrophes" de René Thom. Ces théories, estime Alain Boutot, engagent la physique dans la "redécouverte d'un monde sensible" : "A travers ces recherches dont le caractère profondément novateur ne doit pas être sous-estimé, tout se passe comme si la science découvrait, ou plutôt redécouvrait, que notre monde ne se réduit pas à un simple assemblage de particules matérielles interagissant les unes sur les autres, mais se compose d'une multitude d'objets possédant chacun une forme caractéristique obéissant à des lois propres" (6). Ces recherches se préoccupent effectivement, non plus de l'élémentarité, comme cela a été la problématique dominante des sciences de la nature jusqu'à présent, mais du macroscopique et de la morphogénèse. L'apparence, au sens de ce qui apparaît à notre perception, est par là-même prise en compte alors que cet état avait été auparavant "le plus souvent abandonné à la subjectivité". Ainsi la forme retrouve une importance que la pensée dans son ensemble cherchait à expliquer exclusivement par l'existence d'un contenu profond, de la même manière que la physique recherchait dans l'élément l'essence de la matière. La dialectique forme/fonction ou forme/contenu voit ainsi basculer une conception qui avait tendu à privilégier le contenu et à secondariser la forme. De l'apparence à la vérité Cette étonnante rencontre de l'art et de la science réédite, en le renversant, le débat qui avait affecté l'art au début du siècle et qu'Adorno a appelé la "crise de l'apparence" (7). En architecture, il s'était exprimé par le rejet de la décoration. En réalité ce rejet de l'apparence n'a pu se réaliser qu'en étant médiatisé par une autre apparence, dans la mesure même où le contenu de l'art a besoin de la forme pour 37 s'exprimer. Le rejet de la forme et du formalisme est une illusion : l'initiative de sa critique récente en revient sans doute à l'architecte post-moderne Robert Venturi avec sa définition de l'architecture comme "abri décoré". J'y reviendrai plus amplement (8). La naissance du Mouvement Moderne d'Architecture est en effet très souvent associée à l'assertion d'Adolf Loos : "l'ornement est un crime" (1913) publiée en 1920 dans L'Esprit Nouveau, la "Revue internationale d'esthétique" fondée par Le Corbusier. La philosophie de cette revue affirme peut-être finalement, en reconduisant les termes d'une esthétique néo-platonicienne, beaucoup plus l'aboutissement de toute une évolution de l'architecture comme discipline et pratique artistique, que cette rupture que les modernes ont eux-mêmes proclamée et que leurs exégètes tel Siegfried Giedion ont voulu confirmer. Elle participe, d'une certaine manière, de l'"hyperclassicisme" qu'évoque Luc Ferry à propos des avant-gardes du début du XXe siècle (9). Au centre de cette évolution se trouve posée la "morale" de l'architecture : l'affirmation péremptoire de Adolf Loos, à travers le qualificatif de "crime" porté à l'ornement, illustre bien la dimension éthique sous laquelle est considérée l'architecture, perdurance d'une certaine conception platonicienne de l'art ; de la même manière le mot "morale" comme celui d'"honnêteté" ne seront pas sans revenir constamment dans les propos d'architectes tels que Le Corbusier. Au début de ce vingtième siècle, cette morale renvoie à une idée de "vérité" qui n'est plus seulement celle de Platon, car elle se réfère aussi au concept de "science". L'architecture sera sans doute ainsi, parmi les disciplines artistiques, en raison même de sa place particulière dans la société industrielle, la plus totalement concernée par cette façon de voir. Le philosophe Alain exprime à sa manière cette particularité qui lui semble distinguer l'architecture des autres arts : "Il y a dans tous les arts en mouvement (la danse, le théâtre...) une tromperie qu'il faut accepter. Et par opposition, nous pouvons saisir le trait peut-être essentiel de l'architecture, type achevé des arts sans mouvements, qui est de n'admettre aucune tromperie, ni même l'apparence d'une tromperie" (10). Il y a sans doute là, dans ce texte écrit dans les tranchées, l'écho philosophique d'un débat qu'ont depuis longtemps engagé les architectes, mais qui prend la tournure d'une polémique très vive entre les tenants de l'Académisme et les croisés du Mouvement Moderne. Alain applique sa réflexion à l'aspect constructif, physique de l'architecture : "L'utilité doit y être la raison de tout" dit-il, tout en précisant que "la solidité et on dirait presque la sincérité des monuments éclate encore mieux par leur grandeur et par leur masse" (11). On notera la résonance morale de la terminologie employée : "mensonge" et "sincérité". On ne peut s'empêcher de les rapprocher de la notion de "vérité" dont le sens renvoie désormais, au-delà de la tradition aristotélo-platonicienne, aux vertus de la démarche scientifique : l'acte de construire, pour produire son effet plastique, poétique et symbolique, mobilise la matière, les moyens de sa mise en oeuvre, de sa 38 statique et par voie de conséquence la maîtrise empirique de son utilisation et mieux la connaissance scientifique de son équilibre. En fait, tout le XIXe siècle s'emploiera, et particulièrement dans le domaine de la construction, à réaliser ce passage de l'appréhension empirique à la compréhension scientifique des forces qui naissent de la matière et dont la combinaison savamment calculée permettra la stabilité du bâtiment. Dans ce contexte et cela à la différence très nette des autres arts, moins directement affectés par les modifications techniques de leur exercice, l'architecture sera confrontée à une "vérité" qui sera avant tout constructive, et au XIXe siècle, une vérité à la fois constructive et scientifique. Pourtant l'idée de vérité constructive et scientifique n'est pas sans puiser sa source ni avoir un certain rapport avec l'idée d'une vérité intérieure, d'une vérité d'essence divine. L'esthétique de Hegel, mieux que celle de Platon qui dénonce l'apparence comme écran de la "vérité", exprime bien cette dialectique de la forme et du contenu : "L'art n'a pas d'autre mission que celle d'offrir à la perception sensible le vrai, tel qu'il existe dans l'Esprit, le vrai dans sa totalité, dans sa conciliation avec l'objectif et le sensible... Face à la nature extérieure se dresse l'intériorité subjective, l'âme humaine, par et à travers laquelle l'Absolu manifeste sa présence" (12). Cette opposition duale place la vérité, comme contenu caché, dans une forme matérielle sensible qui ne parvient à exprimer son absoluité qu'à certaines conditions, celles qui en feront un "réceptacle transfiguré par la vérité". Ces considérations fondent la classification à laquelle Hegel procède pour distinguer (mais aussi hiérarchiser) les arts, la poésie étant qualifiée comme "le plus riche de tous les arts", tandis que l'architecture représente les débuts de l'art, "car l'art à ses débuts n'a encore trouvé, pour la représentation de son contenu spirituel, ni les matériaux appropriés ni les formes correspondantes, ce qui l'oblige à la simple recherche de la vraie adéquation et à se contenter d'un contenu et d'un mode de représentation purement extérieurs." (13). La recherche d'une spiritualité interne, d'essence divine, telle qu'elle s'exprime dans la conception de Hegel donne ainsi une suprématie au contenu sur la forme, à l'intériorité sur l'extériorité, ce qui n'est pas sans trouver un écho équivalent dans la démarche scientifique : il va s'agir de trouver le "démon de Laplace", la ou les lois cachées qui sont à la source des phénomènes naturels, qu'ils relèvent d'un monde apparemment inerte ou du monde vivant. La statique, comme branche de la physique, est particulièrement concernée par cette démarche : essentielle pour les progrès de la construction, elle va en même temps séparer, dans le milieu des "hommes de l'Art", ceux qui possèdent, en plus de l'Art, la science et, un peu plus tard, ceux qui possèdent exclusivement l'Art, le savoir-faire d'une certaine tradition préservée par l'Académie, et ceux qui détiennent la science, enseignée en France dans les Ecoles d'Ingénieurs. Anciens et Modernes ou l'émergence de la Raison On le sait, un débat plus lointain a ouvert la fameuse "querelle des Anciens et des Modernes". Dans cette discussion, Charles Perrault, dont le frère Claude avait été l'architecte de la célèbre colonnade du Louvre, s'était opposé à Boileau. Le débat était 39 avant tout littéraire, mais concernait en réalité l'art en général. Charles Perrault rend compte de la teneur des échanges dans son Parallèle des anciens et des modernes (1688). Un président, un abbé et un chevalier disputent sur les arts et les sciences. Au coeur du débat est posée la question de l'art antique et de son imitation, dont l'architecture qui vient un moment au centre de la discussion. Charles Perrault s'y fait le porte-parole d'idées partagées avec son frère Claude : on ne peut copier servilement, "arbitrairement", le système des ordres de l'architecture antique; l'architecte habile doit faire appel à son "libre arbitre", à sa capacité de jugement. Comparant les ordres d'architecture, leurs colonnes, architraves et corniches aux figures de la rhétorique, métaphore, apostrophe, hyperbole, l'abbé "moderne" du "Parallèle" en conclut que "la louange d'un architecte n'est pas aussi d'employer des colonnes, des pilastres et des corniches, mais de les placer avec jugement". Le débat, essentiellement circonscrit à la question des ordres et aux règles de leur utilisation est manifestement très en rapport avec la construction de la colonnade du Louvre, par Claude Perrault, réalisée à l'issue d'un concours disputé, en particulier avec Le Bernin. Il sert de prétexte à justifier les libertés qu'avaient prises Claude Perrault avec le système des ordres antiques, en particulier cette "rationalisation" à laquelle il avait procédé en les simplifiant pour parvenir à des beautés "positives et convaincantes" (14). L'influence de la raison cartésienne est désormais bien établie, mais la querelle des Anciens et des Modernes témoigne des premières contestations de ceux qui, à l'exemple de Bouhours, avancent, contre l'extension du règne totalitaire de la raison dans les arts, la suggestion d'une esthétique du sentiment, préfiguration de la philosophie kantienne du jugement subjectif (15). Mais nous n'en sommes pas encore là. Certes, le modèle newtonien, préconisant l'observation des phénomènes avant leur conceptualisation théorique, met à mal un certain dogmatisme du modèle cartésien, et donne argument à ceux qui veulent restituer le primat du sensible sur l'intelligible. Toutefois la physique newtonienne nourrit une ambition qui reste, quant au fond, identique au "cogito" cartésien : elle prétend ramener l'explication de l'univers à une loi unique, simple. Charles Batteux, un disciple de Boileau, y trouve la source d'inspiration de son ouvrage paru en 1746, Les Beaux-Arts réduits à un même principe : "Imitons, dit-il, les vrais physiciens qui amassent des expériences et fondent ensuite sur elles un système qui les réduit en principe" (16), tandis que l'architecte Boullée, fervent admirateur de Newton, y puisera de nouveaux arguments pour alimenter la discussion entre les Anciens et les Modernes et conforter les thèses du mouvement néo-classique, en opposition aux fantaisies baroques et rococo. Elève de Jacques-François Blondel, lui-même neveu de François Blondel, Boullée conteste la position de Perrault selon laquelle l'architecture serait un "art de pure invention" (17). Ce n'est pas le recours à la "raison", au jugement que condamne Boullée, mais l'écart que lui semble prendre Perrault avec "la nature". Pour Boullée, il existe des lois, "des régularités" qui organisent les "corps", Perrault reconnaissait ainsi de telles lois pour la musique, mais les rejetait pour l'architecture: "La loi première et celle qui établit les principes constitutifs de l'architecture naissent de la régularité, et 40 [...] il est aussi inconcevable de s'écarter dans cet art de la symétrie (18) que de ne pas suivre dans l'art musical la loi des proportions harmoniques." (19). Avec Boullée nous avons franchi un siècle et nous côtoyons désormais un architecte "révolutionnaire" (20) particulièrement sensible à l'avancée de la science, en particulier de la physique avec la découverte de la loi de l'attraction par Newton. Ce même Newton auquel Boullée dédiait son célèbre cénotaphe : "Esprit sublime ! Génie vaste et profond ! Etre divin ! Newton, daigne agréer l'hommage de mes faibles talents !" (21). Ce qui est précisément intéressant dans ce projet de cénotaphe, c'est aussi l'illustration que donne Boullée de sa théorie des corps. Elle n'est pas sans trouver son inspiration formelle dans la physique newtonienne, mais elle constitue également, même si elle ne fait que revenir d'une certaine manière sur les corps néoplatoniciens étudiés par les géomètres et architectes de la Renaissance (22), un renouvellement de la pensée architecturale, alors très axée sur l'aspect ornemental de l'architecture avec la théorie des Ordres. En tout cas l'ombre newtonienne s'y trouve, manifeste, dans les explicitations écrites : "En cherchant à découvrir, dans l'essence des corps, quelles étaient leurs propriétés et leurs analogies avec notre organisation, j'ai commencé mes recherches par les corps bruts... Fatigué de l'image muette et stérile des corps irréguliers, je suis passé à l'examen des corps réguliers". Déçu par la confusion des "masses" brutes, Boullée souligne les vertus de la "régularité" qui "avait pu seule donner aux hommes des idées nettes de la figure des corps et en déterminer la dénomination". On notera, dans le raisonnement de Boullée, l'effort auquel il se livre pour parvenir à découvrir une "essence" des corps, quelque chose de caché au-delà de leur apparence. L'impossibilité dans laquelle il se trouve de comprendre les corps complexes le conduit à privilégier les corps réguliers dans la mesure où ils sont accessibles à l'entendement humain. Seul ces corps expriment la proportion, les autres expriment la confusion. Par "proportion", il entend la réunion de trois propriétés : la régularité, la symétrie et la variété. "Or, de la réunion et de l'accord respectif, résultant de toutes les propriétés, naît l'harmonie des corps" (23). Indépendamment de la place essentielle qu'occupe la géométrie dans la définition de l'harmonie, idée platonicienne s'il en est, la démonstration de Boullée n'est pas sans renvoyer au rationalisme cartésien et à l'interrogation scientifique : la loi qui préside à l'existence des choses de la nature est intérieure aux choses, indépendante de leur apparence extérieure qui, prise comme explication, ne permet pas de les comprendre réellement ; pour parvenir à comprendre ces lois, il faut réduire la complexité à des catégories simples et fondamentales qui seules permettent l'accès à la réalité cachée. En fait, appliqué à l'architecture, ce raisonnement privilégie sans doute la beauté de la démarche plutôt que sa capacité à comprendre les corps eux-mêmes : ce qui peut être compris, donc ce qui est simple pour l'entendement, atteint la beauté. Voilà sans doute comment peut être résumé le raisonnement de Boullée : la beauté est par 41 conséquent l'harmonie en même temps que la régularité (la simplicité ?), tandis que l'irrégularité (la complexité) est "l'image de la confusion". Ici me semble naître ou renaître tout un ensemble de paradigmes conceptuels qui vont fonder pour une période assez longue l'ancrage de la discipline architecturale sur des notions d'ordre géométrique empruntées d'abord à l'harmonie platonicienne, ensuite à la physique newtonienne. La beauté se trouve ainsi étrangement associée à l'ordre géométrique et à la science qui va en rendre compte à travers l'analyse de l'organisation de la matière. C'est l'apogée d'un nouveau classicisme, éclairé par les développements les plus avancés de la science à cette époque, qui ne sera pas sans inspirer l'"hyperclassicisme" des avant-gardes du XXe siècle identifié par Luc Ferry (24). Au sommet de la représentation boulléenne de l'ordre géométrique se trouve précisément la sphère : elle constituera d'ailleurs la masse géométrique essentielle du cénotaphe dédié à Newton : "... le corps sphérique peut être regardé comme réunissant toutes les propriétés des corps. De cet avantage unique, il résulte que sous quelque aspect que nous envisagions ce corps, aucun effet d'optique ne peut jamais altérer la magnifique beauté de sa forme qui, toujours, s'offre parfaite à nos regards." (25). Boullée distingue ainsi dans l'architecture ce qui revient à l'art et ce qui revient à la science ; mais sous ces concepts, il entend d'une part l'acte constructif ("l'art de bâtir" de Vitruve) et d'autre part la connaissance de la "proportion". L'art devient ici la technique, la mise en forme la science ; en tout cas, même si sa terminologie n'est pas toujours d'une très évidente clarté, s'efforce-t-elle de distinguer ce qui revient à la science et ce qui revient à l'art. Boullée, architecte du néo-classicisme, me permet de faire la transition avec le XIXe siècle. Avec lui nous sommes en même temps à l'aube de la redécouverte du gothique, ce qu'Hegel appellera "l'architecture romantique". Boullée n'y est d'ailleurs pas totalement insensible et nous donne l'indication d'un intérêt qui va devenir grandissant et trouver son intensité maximale avec Viollet-le-Duc : "Quoique les Goths aient bâti dans des temps où les arts étaient peu avancés, nous dit Boullée, quoiqu'ils semblent n'avoir pas eu les connaissances de la belle architecture, cependant ils ont trouvé l'art de donner à leur temple un grand caractère. Ils les ont rendu étonnants en les portant à une élévation si extraordinaire qu'ils semblent s'élancer dans les nues." (26). Mon intention n'est pas ici d'entrer dans l'explication des styles et de leur rapport avec la formation des grandes nations européennes, en particulier allemande et italienne. Notons simplement que Goethe, en Allemagne, avait déjà engagé ce mouvement en faveur de l'architecture gothique, en publiant en 1772 un essai sur "l'architecture allemande". Ce dernier est significatif d'un engouement de jeunesse pour "l'art national"(27), que devait systématiser plus tard son ami Herder dans le concept de "Volksgeist", le "génie national", moteur essentiel de la naissance du romantisme allemand (28). Le mouvement gagna ensuite toute l'Europe, mais c'est peut-être en France, et dans le domaine de l'architecture qu'il trouva le plus de résistance. Tandis que Vitet, 42 en 1931, et plus tard Mérimée commençaient l'inventaire de l'architecture gothique en France, "les architectes couraient en Italie, ne commençant à ouvrir les yeux qu'à Gênes ou à Florence" (29), nous dit Viollet-le-Duc, principal instigateur du renouveau d'intérêt pour l'architecture gothique en France. Naissance du fonctionnalisme : la science éclairera l'art La préférence marquée de Viollet-le-Duc pour l'architecture gothique n'est pas sans rapport avec une évolution du classicisme vers ce que cet architecte considère comme une paralysie académique. Il est d'ailleurs frappant de noter l'orientation systématiquement contradictoire de ses propositions formelles : à la régularité, aux égalités et à la symétrie de l'architecture néo-classique de Boullée s'opposent ainsi l'irrégularité, les inégalités et l'asymétrie, qui trouvent leurs références dans l'architecture militaire, domestique et religieuse du Moyen-Age. Mais ce n'est pas tant la question du style architectural qui nous intéressera ici que la manière même dont Viollet-le-Duc appréhende l'architecture. Sur ce plan Joseph Rykwert (30) donne une idée assez précise de l'approche très sensiblement différente qu'ont Viollet-le-Duc et l'anglais Ruskin de l'architecture gothique. A la nostalgie de Ruskin pour l'artisan du Moyen-Age s'oppose la quête de rationalité de Viollet-le-Duc, puisant dans l'invention géniale du passé l'argument de l'architecture de l'avenir. Ce noyau rationaliste de la pensée de Viollet-le-Duc n'est pas sans rapport, au-delà de l'identification de cet architecte à la pratique de la restauration, avec sa réputation de père du fonctionnalisme. Berlage, l'architecte néerlandais qui participait à la fondation des CIAM à La Sarraz en 1928, le considérait en effet, avec Gottfried Semper, l'architecte historien allemand, comme le seul théoricien du XIXe siècle digne de ce nom (31). La "raison" est ainsi constamment sollicitée dans l'ensemble des éclairages multiples qu'apporte Viollet-le-Duc à l'architecture ; la science moderne lui en paraît de ce point de vue l'incarnation la plus accomplie, au point qu'il conclut ses Entretiens sur l'architecture, l'un de ses ouvrages théoriques les plus importants, de la manière suivante : "Or peu de siècles présentent autant que le nôtre une série de progrès scientifiques d'une valeur incontestable... Nos architectes, comme leurs devanciers, vont-ils s'empresser de recourir à cette source de rénovation ? Non, ils préfèrent nier l'influence nécessaire de la science sur l'art et nous donner des monuments de style bâtard, plus ou moins inspiré de l'architecture de décadence des deux derniers siècles. Eh bien ! je le redis en finissant : s'ils persistent à nier ainsi la lumière, à refuser à la science le concours qu'elle ne demande qu'à leur prêter, les architectes ont fini leur rôle ; celui des ingénieurs commence, c'est-à-dire le rôle des hommes adonnés aux constructions, qui partiront des connaissances purement scientifiques pour composer un art déduit de ces connaissances et des nécessités imposées par notre temps" (32). Il serait trop long d'analyser en détail les différents aspects de la pratique architecturale que Viollet-le-Duc estime devoir être éclairés par la science : ils relèvent aussi bien de la construction et de l'emploi judicieux des matériaux de l'époque, de l'usage (j'y reviendrai plus amplement) que des proportions. Pour celles-ci, Viollet-leDuc fait ainsi référence aux ouvrages d'un certain Henszlmann (Théorie des 43 proportions appliquées à l'architecture), et d'un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, M. Aurès (Nouvelle théorie déduite du texte même de Vitruve) et affirme qu'"il serait étrange que l'architecture, fille de la géométrie, ne pût démontrer géométriquement pourquoi il se fait que l'oeil est tourmenté par un défaut dans les proportions d'un édifice, et je ne considère pas comme une démonstration les méthodes empiriques de Vignola et de ses successeurs" (33). Viollet-le-Duc se livre alors à une mise en évidence des tracés géométriques, fondés sur des figures remarquables, qui organisent la composition d'un certain nombre d'édifices. Ce travail n'est naturellement pas sans parenté avec les recherches qu'effectueront plus tard des modernes tels que Le Corbusier (avec son "Modulor") et Lurçat (avec ses Eléments d'une science de l'esthétique architecturale : formes, composition et lois d'harmonie), ni sans filiation avec les spéculations platoniciennes des humanistes de la Renaissance, comme celles du moine Luca Pacioli et celles des frères Barbaro, amis de Palladio. Plus que sur un rapprochement concret entre l'architecture et la technique, l'art et la production (comme c'est le cas en Angleterre avec le mouvement Arts and Crafts, axé sur le renouvellement de l'artisanat, à la fin du XIXe siècle, ou avec le Werkbund allemand, au tout début du XXe, préoccupé de l'amélioration de la qualité industrielle), l'héritage rationaliste français est davantage centré sur l'élaboration intellectuelle d'un système scientifique de l'art architectural. Plus tard la revue L'Esprit Nouveau portera totalement ce projet. Créée en octobre 1920 par Le Corbusier, Paul Dermée et le peintre Ozenfant, elle apparaît un an après la création du Bauhaus de Gropius, lui-même situé dans la filiation du Werkbund. L'Esprit Nouveau se présente comme "revue internationale d'esthétique" et elle affichera bientôt les différents thèmes qu'elle entend traiter : essentiellement "Arts, Lettres et Sciences" devenant ainsi une "revue internationale illustrée de l'activité contemporaine". On retrouve dans les articles de la revue des centres d'intérêt partagés par le Bauhaus et qui ont trait à "l'esprit de l'époque", "mécanique, machiniste et industrielle"(34). Cette sensibilité nouvelle justifie l'existence d'un thème repris par Le Corbusier dans son premier ouvrage Vers une Architecture, celui d'une "esthétique de l'ingénieur". Selon la revue, les promoteurs de cette production industrielle n'ont pas conscience de la valeur artistique potentielle de leur oeuvre, et pour cette raison L'Esprit Nouveau fait de la rencontre "entre le monde des Arts, des Lettres d'une part, et, d'autre part, le monde des Sciences et de l'Industrie"... "un des articles les plus importants de son programme" (35). Mais un autre axe se dégage également des orientations de la revue et développe en quelque sorte les directions déjà tracées par Viollet-le-Duc. Il s'agit d'ériger l'activité artistique au rang d'une véritable discipline scientifique, guidée par la découverte d'un certain nombre de lois : "Nous sommes aujourd'hui quelques esthéticiens qui croyons que l'art a des lois comme la physiologie ou la physique..." (36). Cette conviction s'appuie sur les travaux de la psychologie expérimentale, en particulier la "psychologie physiologique" permettant de révéler les mécanismes 44 psychologiques de la contemplation esthétique. Dans un article du premier numéro de L'Esprit Nouveau, "Sur la plastique", Ozenfant et Le Corbusier essaient ainsi de cerner "l'origine mécanique des sensations". "Prouver que les formes et les couleurs primaires déclenchent en tout être humain, mécaniquement, une réaction primaire constante, c'est donner enfin à l'esthétique un point d'appui expérimental fixe" (37). Cette assertion illustre, de manière assez radicale, le caractère quelque peu réducteur de la science esthétique que prétendait mettre en oeuvre L'Esprit Nouveau : il y a quelque chose d'évidemment très primal dans cette conception, voire d'animal, en particulier une évacuation de la charge historique qui accompagne la formation de la culture esthétique. Cette vision scientiste n'est pas insensible, à partir de là, au recours à une instrumentation, en réalité rigide et simpliste, pour provoquer les "réactions primaires" attendues : le standard, l'ordre, le rythme, "rail conducteur impératif de l'oeil", le nombre. Cette entreprise se concrétisera à travers cet outil fameux et si cher à Le Corbusier : le "Modulor", qu'il exposera dans un "essai sur une mesure harmonique à l'échelle humaine applicable universellement à l'architecture et à la mécanique" (sous-titre de l'ouvrage publié en 1948) (38). La musique comme la mathématique sont ainsi convoquées pour fonder théoriquement le "Modulor". La "gamme tempérée" de Jean-Sébastien Bach, "outil neuf" a donné, dit Le Corbusier, "un essor immense à la musique" et justifié une entreprise comparable dans la mesure des constructions : ainsi "l'apparition d'une gamme de mesures visuelles... aura pour premier effet d'unir, de rallier, d'harmoniser le travail des hommes..." (39). Rameau aide aussi Le Corbusier à faire la transition entre la musique et les mathématiques : "Ce n'est pas la musique qui est une partie des mathématiques, déclarait le musicien du XVIIIe, mais au contraire, les sciences qui sont une partie de la musique, car elles sont fondées sur les proportions et la résonance du corps sonore engendre toutes les proportions." (40). La science des nombres fonde donc, selon Le Corbusier, toutes choses en ce monde : "Les mathématiques sont l'édifice magistral imaginé par l'homme pour sa compréhension de l'univers", dit-il. "L'année a quatre saisons, douze mois et des jours de vingt-quatre heures. Avec des heures, des jours, des mois et des années, nous établissons le programme de nos entreprises. Tout ceci est le fruit des ordres cosmiques et humains conjugués. L'ordre est la clef même de la vie", ajoute-t-il encore plus loin (41). Cette "recherche", qui n'est pas sans relation avec la théorie des corps de Boullée (justifiant ainsi le qualificatif d'"hyperclassicisme" de L. Ferry), les "tracés régulateurs" de Choisy (cité par Le Corbusier lui-même) (42) et ceux de Viollet-le-Duc, conduit à un dispositif de mesure fondée sur la proportion d'or, celle dont Platon parle dans son Timée : "Il est impossible de bien combiner deux choses sans une troisième : il faut entre elles un lien qui les assemble. Il n'est pas de meilleur lien que celui qui de lui-même et des choses qu'il unit fait un seul et même tout. Or telle est la nature de la proportion..." (43). Amorcée en 1921 avec un premier article sur "les tracés 45 régulateurs" dans L'Esprit Nouveau, la quête de cette mesure idéale s'alimente des travaux savants de Matila Ghyka sur les "proportions dans la nature et dans les arts" (44), de conversations avec des mathématiciens, et même avec Einstein qui, à Princeton, en 1946 lui dira, "gentiment, le soir-même : "c'est une gamme des proportions qui rend le mal difficile et le bien facile." (45). En 1948, le système du "Modulor" sera fin prêt, disponible pour d'autres finalités que purement esthétiques : l'outil permettra la normalisation dans le domaine de la construction et contribuera à une "science du logis" sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. En réalité cette sensibilité n'est pas seulement celle de Le Corbusier, elle est aussi celle de l'époque et de tout le Mouvement Moderne. Le rapprochement de l'Art et de la Science, de l'Art et de la technique est une entreprise à grande échelle : toutefois les deux termes de cette rencontre souhaitée ne paraissent pas équivalents. L'Art vient sur le terrain de la science et non l'inverse. C'est le sentiment que l'on peut tirer de la lecture des entreprises d'"esthétique scientifique" conduites par Le Corbusier et d'autres, quoique leurs commentateurs essaieront de les interpréter en insistant sur leur finalité émotive (46). Bien qu'il participe à cette perspective scientifique, une place à part doit toutefois être réservée à l'important travail théorique entrepris par André Lurçat : Formes, composition et loi d'harmonie. Commencé en 1937, achevé en 1944, ce travail publié en 1957 (47) s'inscrit dans la tradition de l'architecture classique française. En effet, son objet est essentiellement axé sur ce que Jacques-François Blondel considérait comme la "Science" de l'architecture, à savoir ce qui relève de la "décoration", les autres aspects, constructif et distributif, relevant de la "pratique". Cette conception est en retrait par rapport à celle de Boullée qui considérait les trois paradigmes de Vitruve : "Firmitas, Utilitas, Venustas", repris plus tard par Alberti, comme participant également de la "science" de l'architecture (48). A cette époque, André Lurçat, dont on connaît les sympathies pour l'Union soviétique, marquait une distance critique à l'égard du "fonctionnalisme" et critiquait son dédain de la tradition : "certains architectes continuent mécaniquement le "fonctionnalisme", proposent une architecture qui exalte l'utilitaire et le technique, seules sources pour eux de l'expression formelle" (49). Rejetant à la fois "l'Académisme et le Fonctionnalisme", l'ouvrage d'A. Lurçat se propose d'"introduire dans le domaine de la création architecturale des méthodes rationnelles". Celles-ci sont toutefois situées au-delà des "multiples données économiques, techniques, sociales, esthétiques et idéologiques que comporte chaque problème de construction". Elles constituent des "méthodes de travail scientifiques [qui] remplacent, dans la création architecturale, les vieux procédés empiriques", en substituant au "goût", une "analyse scientifique" des leçons de la tradition et "leur apport en lois" (50). Cet ouvrage mérite d'être mentionné car il est extrêmement savant dans le domaine qu'il investit. Il est, de plus, l'un des rares ouvrages de référence publiés à cette époque sur ce type de questions : l'approche en reste certes marquée par le 46 crédo scientiste du XIXe siècle, voire par une interprétation naïve et caricaturale du matérialisme dialectique de Marx, posant tout problème comme s'il devait trouver sa résolution dans la découverte de "lois fondamentales", internes à la réalité, cachées derrière l'apparence des phénomènes ; mais rares sont les tentatives qui visent à analyser l'expérience esthétique, le travail architectural dans leur dimension plastique. La forme habituelle de présentation de ce savoir reste la plupart du temps la monographie des œuvres. C'est la forme essentielle de publication du travail de Le Corbusier ; la production écrite, pour abondante qu'elle soit, consiste beaucoup plus souvent en recueil d'articles polémiques ou en journal quotidien. L'ouvrage de Lurçat, au contraire, (il reste d'ailleurs très silencieux sur Le Corbusier), adopte la forme beaucoup plus construite et beaucoup plus rigoureuse d'un traité théorique. Je me suis efforcé jusqu'ici de faire apparaître cette lente montée de la séduction du modèle de la démarche scientifique dans la pensée architecturale au cours du XIXe siècle et la forme quasi caricaturale qu'elle a tendu à revêtir au XXe siècle avec le Mouvement Moderne. A vrai dire ce projet me semble avant tout inscrit dans les doctrines déclarées, et sa transposition dans la pratique architecturale, même si elle est réelle, n'entame en aucune façon toute l'expression d'un inconscient, d'un talent artistique dont les ressorts relèvent de facteurs dont beaucoup sont de l'ordre du non rationnel, laissant à la critique d'art tout un champ de liberté critique. De ce point de vue on peut même estimer que la velléité scientifique exprimée par l'architecte du XXe siècle participe des armes que se constitue l'artiste dans l'affirmation de ses prises de positions. Elles lui permettent ainsi de se distinguer d'autres courants dans la querelle des écoles qui, selon Pierre Bourdieu, structure le champ des disciplines artistiques (51). Sur ce plan, si l'essai de Lurçat relève d'une tentative théorique, Le Modulor de Le Corbusier, dans sa version "Manifeste", constitue bien plus une arme contre l'Académisme et la bureaucratie qu'un ouvrage à prétention scientifique. Il fallait présenter ce cheminement de la velléité scientifique des architectes, pour mettre en évidence la séduction qu'avait ce modèle, dans les années 60, jusque dans les ateliers d'Architecture relevant de l'ENSBA. Ce rayonnement, qui rejaillissait sur le Mouvement Moderne, en contraste avec les vieilleries de l'Académisme, est sans doute pour beaucoup redevable au prestige qu'avaient (que conservent toujours, sous des formes moins péremptoires) les disciplines scientifiques gravitant autour de la physique, science phare du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, inspiratrice d'un mouvement d'expansion scientifique qui gagna aussi, à la fin du XIXe siècle, la pensée sur l'homme et la société . La perte d'influence de ce modèle scientifique, dans le domaine de l'architecture, est en fait relativement récente, et il me faudra évoquer plus loin, à propos de l'impact des sciences sociales sur l'architecture, la puissance que conserve encore la tentative scientifique dans des entreprises telles que celle de l'architecte Aldo Rossi. Son projet théorique, par ailleurs subtilement dirigé contre le Mouvement Moderne, vise en effet, à travers cet ouvrage marquant que constitue L'architecture de la ville, à fonder une "science des faits urbains" (52). En évoquant la montée de l'exigence scientifique dans la pensée architecturale, j'ai essentiellement fait référence, jusqu'ici, aux théoriciens qui, de près comme de 47 loin, ont contribué à la fondation du courant rationaliste, puis fonctionnaliste et moderne. Voyons ce qu'il en est du côté des courants qui se solidifieront dans l'Académisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Du côté de l'Académisme, rien de nouveau Le dernier bastion de l'Académisme en architecture fut sans doute l'Ecole des Beaux-Arts. L'Académisme, que l'on peut définir comme le conformisme dans le domaine de la création artistique, a peut-être connu sa forme achevée dans la discipline architecturale, et tout particulièrement en France. On peut le concevoir en mettant en relation deux moments essentiels, qui, c'est vrai, me sont particulièrement sensibles dans la mesure où ils balisaient le départ et l'arrivée du parcours du combattant qu'était celui de l'étudiant en architecture : le Concours de Rome, consécration suprême des études et le concours d'admission qui en était l'avant-goût. Mais, au-delà, il y avait aussi des enjeux professionnels considérables. Encore dans la première moitié de ce siècle, la qualité de pensionnaire de l'Académie de France à Rome permettait de cumuler, après le séjour à la Villa Médicis, et comme au XIXe siècle, "titres et fonctions, chefs d'atelier (à l'ENSBA), membre du Conseil des Bâtiments Civils et plus tard architecte en chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux, membre de l'Institut" (53). La transmission de ces charges n'étaient d'ailleurs pas sans avoir, au-delà de la fidélité idéologique qui les marquait, un certain caractère népotique, les Baltard succédant au Baltard, les Vaudoyer aux Vaudoyer et les Lemaresquier aux Lemaresquier. Le concept d'Académisme renvoie aux Académies, autant à celle qui a été fondée à Rome en 1666, qu'à celles qui ont été créées en France, dont la plus ancienne, l'Académie Française, a vu le jour en 1635. L'Académie d'Architecture date pour sa part de 1671, et la connotation péjorative qui s'attache désormais à l'Académisme provient de la sclérose de cette institution à la fin du XIXe siècle. A l'inverse, aux premiers temps de sa création, l'Académie faisait preuve d'un certain souci de réflexion et de renouvellement, suscité aussi bien par ses membres que par ceux qui en étaient les élèves. Car, née d'abord pour régler des problèmes professionnels, l'Académie d'Architecture deviendra rapidement un lieu d'enseignement (le premier cours de François Blondel a lieu le 31 décembre 1671). Une lettre de l'architecte nantais Mathurin Crucy, Grand Prix de Rome en 1774 et condisciple de David pendant le séjour à Rome, témoigne à la fois de la pesanteur de l'autorité académique et de l'esprit de liberté des élèves: "Lorsque je fus délivré de ce pédant de Blondel [Jacques-François, laudateur du classicisme français, neveu de François, alors que Crucy, à l'exemple de son tuteur Boullée, aspire à l'épuration néoclassique, D.P.], je pris un essor plus étendu dans le projet de bains publics que je composais à l'Académie. Ce projet a été fait dans le genre des anciens, sans ressembler à aucun de leurs monuments. Il obtint l'unanimité des suffrages de l'Académie... Je t'avoue que cette époque a toujours été à mes yeux celle de la restauration de l'Architecture à l'Académie, c'est à dire celle de la suppression des colonnes accouplées ou montées les unes sur les autres, des balustres que l'on mettait partout, 48 des pilastres multipliés que l'on plaçait même derrière les colonnes et dans les angles des avant-corps et des arrière-corps ; enfin ce projet a servi à épurer le goût, et, dans l'espace de quelques années, l'Ecole a été purgée de tout ce fatras de choses inutiles et superflues." (54). A son apogée, l'Académie, comme le fait remarquer Jean-Pierre Epron, cumulera d'importantes prérogatives, très directement liées au pouvoir politique : "la représentation de l'architecture ([l'Académie] a autorité sur la doctrine), le contrôle architectural (ses membres jouissent quasiment du monopole de la commande publique), la normalisation technique (elle intervient sur la norme) et l'enseignement (elle exerce dans ce domaine un véritable monopole) (55). Dans ce dispositif, le Grand Prix de Rome "est à la fois une procédure pédagogique, parce qu'il consacre le genre pédagogique du concours d'émulation, mais en même temps une procédure professionnelle parce qu'il désigne ceux qui, à leur tour, pourront prétendre au titre d'académicien et à la "fonction d'Architecte du Roi" (56). Les choses évolueront par la suite, notablement bouleversées par la Révolution David réussit à obtenir la suppression des Académies (1793), plus tard rétablies au sein de l'Institut (1797)-. La représentation de l'architecture se sépare ainsi de son enseignement ; toutefois le Grand Prix restera le lieu qui articulera les différentes dimensions désormais séparées de l'architecture : son statut de discipline, le lieu de son enseignement, l'organisation de son système professionnel. Julien-Azaïs Guadet, Prix de Rome en 1864, patron d'atelier, professeur de théorie à l'aube du XXe siècle, organisateur de la profession avec le code qui porte son nom, est particulièrement représentatif des personnalités les plus en vue de cette hiérarchie. Nous reparlerons de lui comme théoricien de l'architecture. A la fin du XIXe siècle, le système s'immobilise : le Grand Prix devient un exercice de style dont les règles sont désormais fixées à jamais, codifiées et normalisées dans des canons immuables, des conventions prédéterminées qui excluent toute tentative d'innovation. "L'âge relativement élevé des juges, note Vincent Bouvet, conditionnait l'épreuve. Pour leur plaire, les élèves cherchaient plus souvent à copier des données confirmées qu'à prouver une inspiration originale. Les chefs d'atelier, qui le plus souvent ambitionnaient de siéger à l'Académie en fin de carrière, avaient aussi à ménager les membres du jury dont la totalité était à la fin du siècle constituée d'anciens Prix" (57). Jusqu'en 1968, le courant académique tiendra l'Ecole des Beaux-Arts et dominera le milieu professionnel. Pourtant le demi-siècle qui s'écoule de la fin du premier conflit mondial jusqu'au mouvement de mai 1968 est aussi l'époque de son lent déclin, un temps stoppé par la création de l'Ordre des Architectes sous le régime vichyste (58). En réalité ce déclin est autant le résultat de la paralysie du courant lui-même, enchassé dans l'immobilisme doctrinal et le féodalisme professionnel, que celui de la croisade montante du Mouvement Moderne. La force de proposition de ce dernier en matière de doctrine apparaît assez considérable, bien embrayée sur le développement social et économique de la société "machiniste", en particulier sur la question du 49 logement et plus généralement de l'urbanistique. Ses congrès et ses exégètes assument toute une entreprise de préparation des esprits qui s'adresse autant aux professionnels qu'aux gens de pouvoir et qui, au lendemain de la seconde guerre, en France, constituera une alternative opérationnelle à la grave crise du logement des années 50. Pourtant, aujourd'hui, on semble reconsidérer le fossé antagoniste qui mettait face à face courant académique et Mouvement Moderne. En effet à l'intérieur même du premier se développait depuis le début du siècle une opposition aux conceptions et aux pratiques surannées de la tradition architecturale française. Jean-Pierre Epron a bien montré en quoi cette opposition était le prolongement, dans des cadres sans doute devenus inadaptés, d'un mouvement incessant de remises en causes propre au XIXe siècle (59). Différents ateliers furent ainsi créés par la scission d'ateliers existants où certains élèves contestaient les vues du Maître. C'est ainsi que Labrouste, l'architecte de la Bibliothèque Nationale, Prix de Rome en 1827, fut sollicité en 1830 pour créer un nouvel atelier, en dehors de celui très influent de Lebas (60). Au centre des débats qui suscitaient ces scissions, la question des références était centrale : la relation à l'antiquité, au classicisme, au néo-classicisme, au gothique fondaient les rivalités d'écoles autour de la question du style, mais plus fondamentalement autour des courants esthétiques et de leur relation à la société : classicisme contre romantisme, art de la tradition antique contre art national, et autour des évolutions constructives liées au développement industriel : fantaisie décorative contre vérité constructive. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, ces tentatives de renouvellement de la pensée architecturale à l'intérieur du système d'enseignement des Beaux-Arts ont empêché la sclérose académique, au moins en partie. Ce système, que Guadet qualifiait de "libéral", essentiellement fondé sur le choix du Maître par ses élèves, fonctionna d'ailleurs jusqu'en 1968. Peu avant cette date, l'ENSBA s'était ainsi divisée en trois groupes A, B, C, dont l'existence était liée à différents courants dont le groupe C, avec des personnalités telles que Georges Candilis comme chef d'atelier, représentait la branche affiliée au Mouvement Moderne. C'est aussi dans le cadre de ce système qu'Auguste Perret fonda l'atelier du Bois (61) en 1928 et que fut sollicité Le Corbusier. Il n'est pas impossible que son accord eût changé l'avenir de l'Ecole des Beaux-Arts, mais, en soi, le système contenait des vices structurels, favorisant un conformisme de pensée très pesant. En effet, les novateurs arrivaient difficilement à faire reconnaître leurs idées dans ce cadre, où l'aréopage des pairs tenait, dans le jugement des concours, en particulier du Prix de Rome, au strict respect des dogmes. Labrouste comme Perret purent vérifier, et leurs élèves encore plus, à quel point leur velléité de rénovation était fort peu récompensée à l'Ecole des Beaux-Arts. Jean-Claude Vigato dans une analyse des Prix de Rome présentés entre 1919 et 1939 fait ainsi très bien ressortir l'allégeance des lauréats aux traditions figées des jurés. Si la présence de Tony Garnier, loup blanc du jury de 1924, permet d'éviter la colonnade dans le Second Grand Prix d'Audoul, elle réapparaît bien vite dans le Grand Prix de Leconte en 1927. C'est le "rappel aux ordres", dit Jean-Claude Vigato (62). 50 Tony Garnier, précisément, illustre avec éclat la fronde anti-académique qui naît au début du XXe siècle, et dont Ravel, dans le domaine de la musique constitue un autre exemple. Tony Garnier manifestera en effet sa docilité à l'égard des règles canoniques jusqu'à l'obtention du Grand Prix en 1889, mais il saisira par la suite l'occasion de ses envois de Rome pour manifester ses espoirs dans la ville industrielle et dans une architecture qui en traduit l'esprit, au grand désarroi de l'Académie stupéfaite de "l'outrecuidance" de ce brillant élève (63). A partir de ce moment, le Prix de Rome perd beaucoup de son prestige et démontrera avec suffisamment d'évidence que seuls sont consacrés ceux qui se soumettent aux rites et aux traditions pieusement conservés par une coterie satisfaite d'elle-même, reproduisant ses membres par serment de fidélité, voire de stricte filiation. Cela n'empêchera ni les associations inattendues, telle que celle de Beaudoin, Grand Prix 1928, avec Lods, franc partisan du Mouvement Moderne (64), ni les "trahisons" radicales telle que celle de Zehrfuss, pas plus que les affrontements très durs comme celui du concours du Palais de la Société des Nations en 1927 et, bien après la seconde guerre mondiale celui du concours de Strasbourg en 1951. Même si ce concours inaugure, sous la houlette du Ministre ami de Le Corbusier, Claudius-Petit, le départ de l'entreprise publique des Grands Ensembles, il sanctionne pourtant une nouvelle déconvenue de Le Corbusier (qui y avait présenté ses cités radieuses adaptées aux normes H.L.M.), classé 4ème, et traduit aussi le reste de l'influence du vieux Pontremoli, juré du concours, Prix de Rome en 1890, qui porte son disciple Beaudoin, désormais séparé de Lods, à la victoire (65). Tout ceci peut paraître anecdotique, mais rend finalement bien compte de l'âpreté de la compétition entre le Mouvement Moderne et l'Académisme, d'une part, et de l'état de déliquescence, de division et de déroute propositionnelle du courant académique au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, d'autre part. Sur le sujet, avec les mêmes personnages, Fernand Pouillon, dans ses Mémoires, plante un tableau très édifiant des luttes d'influence divisant le milieu architectural (en particulier les personnalités les plus en vue du courant académique), dans le contexte de la reconstruction du Vieux Port de Marseille : l'élimination "politique" de Beaudoin, l'échec de Roger Expert, autre Prix de Rome, et enfin la déconvenue de Leconte, Prix de Rome de 1927, pourtant défendu par son vieux maître Pontremoli, mais "descendu" par Auguste Perret. Grâce à ce dernier, c'est finalement Pouillon, qui n'est pas Prix de Rome, qui remportera la mise (66). Théories académiques Je quitterai ici ces scènes de la décadence académique pour m'attarder un peu plus longtemps sur le substrat théorique qui fondait le courant lié à l'Institut et à l'Ecole des Beaux-Arts. Il est intéressant, à ce sujet, de confronter les écrits de deux théoriciens officiels professant à l'Ecole des Beaux-Arts : Julien Guadet, professeur de Théorie à partir de 1894, après avoir dirigé un atelier entre 1872 et 1894 et Georges Gromort, professeur de Théorie à partir de 1937, après avoir lui-même partagé la responsabilité d'un atelier. 51 En 1964, les "admissionnistes" à l'ENSBA travaillaient encore avec le Rudiment de Gromort (67), "série de notes élémentaires à l'usage des élèves de la classe préparatoire au cycle des études normales". Il s'agissait d'une "Introduction à la Théorie de l'Architecture" qui nous livrait les clefs essentielles à la réalisation de l'esquisse d'architecture en huit heures du concours d'admission. Dans ses derniers chapitres, le Rudiment donnait d'ailleurs "l'exercice corrigé" de programmes tels qu'ils étaient proposés dans le cadre de cette terrible épreuve : "étude d'une petite loge voûtée, étude d'un petit pavillon d'habitation". Le dernier programme est révélateur des "vieilleries" que nous avions le sentiment d'étudier : "L'habitation du régisseur d'une grande propriété. On suppose qu'une propriété d'une certaine importance et qui date de la seconde moitié du XVIIIe siècle comporte, à proximité de l'entrée principale et le long de l'avenue qui conduit au château, une habitation destinée au régisseur et à sa famille..." etc., etc. Gromort nous convie alors à deux ou trois croquis qui, au-delà du plan, définissent "l'esprit" de la construction : "Nous reconnaîtrons assez vite qu'à l'entrée de l'avenue et en vue du château, il convient de sacrifier beaucoup au caractère de dignité de l'ensemble ; faisant appel dès lors à nos souvenirs, nous établirons rapidement trois croquis : l'un dans l'esprit de certains ermitages conçus par Gabriel, un autre se rapprochant des folies de Bélanger, un dernier enfin, d'un caractère plus simple, traité modestement en brique et pierre" (68). C'était là notre initiation à l'architecture classique, mais, à vrai dire, elle se faisait beaucoup plus en dessinant, à en devenir abruti, les ordres, avec corniches, colonnes et entablements, et les portiques à la manière de Vignole et Palladio qu'à lire les justifications de Gromort : "Les élèves qui abordent l'étude d'un art qui est le premier de tous, et auxquels on demande aujourd'hui d'avoir fait des études secondaires, ne sauraient avoir oublié déjà que, lorsqu'il s'agissait pour eux de commencer à écrire en français, on ne leur proposait pas de rédiger une de ces lettres familières ou commerciales comme nous en envoyons journellement, mais bien de comparer entre eux - ce qu'ils feront rarement plus tard - le caractère d'Hermione à celui de telle autre héroïne tragique..." Certes ! Pourtant ce n'était pas de cette manière que nous le comprenions : nos exercices de copie des Ordres nous identifiaient plus au moine copiste du Moyen-Age qu'ils ne nous introduisaient à une compréhension historiquement restituée de l'architecture. Mais Gromort est intéressant à un autre titre : il est l'un des derniers professeurs de Théorie à l'Ecole des Beaux-Arts et le cours qu'il a laissé illustre bien l'immobilisme académique. Sa comparaison avec le cours de Guadet, qui enseigna la même matière à la fin du siècle dernier le montre avec assez d'évidence. Son Essai sur la Théorie de l'Architecture publié en 1942 (69) commence, comme il se doit, par une "leçon d'ouverture". Il faut en lire, dans le texte et entre les lignes, les flèches dirigées contre les tenants du courant rationaliste. Si Labrouste et Guadet méritent une critique amicale, chose admise entre Prix de Rome, les brebis galeuses ne 52 sont évoquées qu'indirectement, à travers les errements théoriques vers lesquels ils menacent d'entraîner les esprits fragiles qui aspirent au métier. Gromort conteste ainsi la définition de Labrouste (reprise de Vitruve) selon laquelle l'architecture serait "l'art de bâtir", et semble reprocher à Guadet son adhésion à un tel credo (70), alors que ce dernier reprochait au même Labrouste de "pêcher à son tour par l'oubli de la composition artistique" (71). Ces énoncés théoriques ne peuvent être compris si l'on oublie de considérer la position de leurs auteurs dans les différents ateliers de l'Ecole des Beaux-Arts. Guadet fut d'abord l'élève de Labrouste avant de devenir celui de son successeur André et Labrouste fut par ailleurs un Prix de Rome brillant mais dont les envois de Rome, trop soucieux de restituer un mode de construction, furent mal reçus par l'Académie, ce qui le marginalisa longtemps dans le milieu des architectes (72). Guadet, pour sa part, et nous le verrons à travers son cours, sut composer avec les différentes chapelles de l'Ecole des Beaux-Arts et de l'Académie, tout en restant fidèle à certains enseignements essentiels de son maître Labrouste. Avertis de ces nuances, examinons maintenant la conception qu'a Gromort de sa discipline: "Si l'architecture n'était que la science de bien bâtir, elle se confondrait avec ce sujet que tout le monde appelle la construction, alors que ce qui élève l'architecte digne de ce nom bien au-dessus du constructeur le plus adroit, c'est son désir constant et entièrement désintéressé d'ennoblir le décor de notre vie. Il est prêt à sacrifier pour cela bien des choses - sa peine en tout cas, et son temps. Nous ne craignons pas de dire que c'est au sacrifice que l'architecture commence". Ce à quoi il va donc falloir sacrifier, c'est à la beauté, "l'ennoblissement du décor de notre vie". Dans cette perspective nettement kantienne, qui s'applique au goût, mais qu'il étend à la pratique artistique, Gromort s'efforce d'élaborer péniblement une définition du beau, oscillant entre l'unité, le caractère et l'harmonie, pour s'arrêter finalement, j'en ai déjà parlé, à la métaphore de la poésie : "L'Architecture, c'est la poésie de la construction". Préalablement il aura déjoué le mauvais procès que pourrait lui faire un esprit rationaliste mal intentionné : "Or quel que soit le charme de la poésie, il est évident qu'elle demeure sans défense si on l'attaque - avec une bonne foi contestable - en invoquant contre elle l'utilité, la vérité ou la raison" (73). Par l'évocation de ces trois derniers concepts, ce sont Labrouste, et même Guadet, mais aussi Viollet-le-Duc, qui sont ainsi visés, et, bien que ce texte écrit en 1940 fasse comme s'il n'existait pas, tout le courant moderne, contemporain de Gromort. La "leçon d'ouverture" se termine donc par ce pieux rituel de sacrifice, offert sur l'autel de la Beauté, aux futurs architectes : "Je ne pense pas que ce soit tromper des jeunes gens que de leur conseiller ceci : sacrifiez surtout à la beauté. S'il veut être mieux qu'un simple bâtisseur, l'architecte est amené constamment à lui sacrifier bien des choses et même parfois une petite part de l'utilité même... Le talent ne va guère sans une nuance de déraison, et le génie sans un grain de folie... sacrifiez à la Beauté..." (74). Voilà une profession de foi qui est en totale contradiction avec les théories que le Mouvement Moderne consolidait, au même moment, dans l'unité de la forme et de 53 la fonction et par l'appel à la raison scientifique. Sans doute ce langage retrouverait-il, avec d'autres références que l'architecture classique, une certaine actualité de nos jours, dans un monde qui veut prendre distance avec l'excessive matérialisation du produit et l'envelopper dans une gangue où l'esprit désintéressé puisse trouver une dimension de plaisir gratuit. En réalité, dans le contexte où il est proclamé, celui de la montée en puissance des avant-gardes, ce message a quelque chose d'anachronique. On est même surpris d'un tel discours : n'est-il pas étonnant d'en voir surgir les thèmes quasi-nietzschéens de la déraison et de l'orgie dyonisiaque, alors qu'il est prononcé au centre du bastion académique, en général inspiré par la sagesse des anciens et l'attitude d'imitation ? Il est peut-être finalement l'abandon désespéré d'un mouvement d'adaptation qui, avec Guadet, quarante ans plus tôt, avait tenté d'accompagner, tant bien que mal, les évolutions de la société et de la production industrielle et d'éviter le refuge dans les certitudes frileuses des traditions académiques et dans la forteresse des privilèges professionnels que l'on croit imprenable. Le cours de Guadet est précisément, quant à lui, d'un contenu sensiblement différent, tout en restant fidèle à la tradition académique : il marque sans doute l'apogée du système des Beaux-Arts, son rayonnement réel en Europe et dans le monde, en particulier auprès des élèves américains, plus tard célèbres, qui œuvreront au sein de l'Ecole de Chicago (celle de l'architecture, antérieurement à celle de la sociologie). Guadet, en tant qu'élève de Labrouste, attache une grande importance à la construction, tout en la subordonnant à l'expression artistique. Mais reprenant la conception de Jacques-François Blondel qui distinguait la "pratique" de l'architecture, associée à la distribution et à la construction, et la "science" de l'architecture identifiée à la "décoration", Guadet distingue lui aussi ce qui relève de l'art : la "composition" et ce qui relève de la "science" : la construction. Entre temps, bien entendu, le terme science a précisé son sens : de connaissance générale ou de savoir intellectuel il est devenu connaissance scientifique, témoignant de l'avancée des sciences de la nature au XIXe siècle. En opérant cette distinction, en considérant l'importance de la science pour le travail de l'architecte dans ce domaine précis qu'est la construction (et en cela il se distingue d'autres courants qui la jugent superflue) et en lui soustrayant tout ce qui relève de la "composition", Guadet se démarque des théories qui sont celles de Boullée et de Viollet-le-Duc dont le projet est d'étendre la démarche scientifique à la définition de la mise en forme, dans le processus même de la création artistique. Pour autant cette dernière n'est pas étrangère à toute approche rationnelle : mais celle-ci ne relève pas du même statut que la science de la construction, à savoir un ordre géométrique ou mathématique. Il s'agit d'un autre type de rationalité, qui renvoie à l'idée d'une vérité platonicienne et non d'une vérité scientifique. Guadet cite ainsi Platon : "Le beau, a dit Platon dans une magnifique définition, le beau est la splendeur du vrai. L'art est le moyen donné à l'homme de produire du beau ; l'art est donc la poursuite du beau dans le vrai, et par le vrai" (75). En architecture, le vrai, 54 poursuit Guadet peut "se traduire d'un mot : la conscience", et on glisse alors vers une conception morale de la vérité qui, n'étant qu'en partie expérimentalement vérifiable, ne peut relever pour le reste que de l'"honnêteté" de l'artiste. C'est sous cet angle que Guadet examine alors les divisions habituelles de l'architecture : "disposition, proportions et constructions". Pour la disposition ou la composition, l'inspiration, l'"intuition", précèdent le contrôle. "Pour composer, il faut l'idée... rarement cette idée sera la conclusion d'un échafaudage de raisonnements ; le plus souvent elle sera synthétique, surgissant entière à votre esprit : ce mode de création, [...] qui dément Bacon et Descartes, c'est l'intuition, la vraie genèse de l'idée artistique". Toutefois l'éclair de génie n'exclut pas le raisonnement, la critique : "[Ils] viendront à leur tour, pour contrôler votre conception..." (76). J'ai déjà mentionné plus haut la nature composite de la pensée de Guadet, à la fois platonicienne et plus ou moins scientiste dans sa conception de la vérité, et en même temps prékantienne par sa référence à "l'intuition". Or, cette dernière notion, comme idée d'une totalité surgissant dans l'esprit de l'artiste, n'est pas sans rappeler les thèses du "Platon anglais", Shaftesbury, dont l'influence dans toute l'Europe fut importante (77). Ainsi Guadet insiste-t-il de manière continuelle sur le recours conjoint au sens artistique, expression à la fois spontanée et éduquée de l'esprit, et à la démarche rationnelle, opération maîtrisée et méthodique de la connaissance et du contrôle de son application. Cette éthique s'applique par exemple au respect du programme pour lequel il réclame une "fidélité loyale", et paraît être à l'origine du concept de "surface utile" (qui distingue en architecture les pièces des espaces de circulations), condamnant ainsi les gaspillages qu'entraîne une composition excessivement "fantaisiste" (78). Dans le domaine de la construction, Guadet affirme les leçons qu'il a puisées dans l'enseignement rationaliste de Labrouste en même temps que ses limites, ce qui lui permet de trouver un terrain de compromis avec les adversaires du même Labrouste. La construction doit avant tout exprimer "la structure même de l'édifice", et sur ce plan il dénonce "les mensonges" en architecture, parmi lesquels il place la colonnade de Perrault (79). "La construction, précise-t-il plus loin, est un art et une science. Art par l'invention, la combinaison, la prévision ; science par le contrôle et la rigueur de vérification". Et c'est à partir de là qu'il établit le rapport entre l'un et l'autre dans le processus de création architecturale : "L'art ne suffit pas à donner les certitudes nécessaires, la science ne suffit pas à créer, ou plutôt la science ne crée pas, mais elle apporte sa garantie à la création de l'art." (80). C'est en fait dans ce qui touche aux proportions (à "l'étude") que Guadet se montre le plus sceptique sur l'intérêt du calcul dans le choix des mesures. Dans une explication assez embarrassée, convoquant et comparant tout un ensemble d'exemples, Guadet rejette tout "dogme des proportions" et s'en remet à la liberté de l'artiste : "Il faut que l'architecte soit maître de ses proportions ; sans cette liberté il n'y 55 a pas d'architecture" (81). Visant manifestement Viollet-le-Duc, il fustige "les auteurs qui ont cherché à établir un dogme de ces proportions, à créer une sorte de hiératisme de l'architecture, ont essayé de donner une base solide à leurs théories : on a voulu invoquer la science : elle n'a rien à voir ici... Pures chimères" (82). Selon lui, c'est là que se trouve la liberté de l'artiste, "l'étude où vous êtes libres", mais cette liberté n'a rien à voir avec une "fantaisie irraisonnée" (83). "Car, si la liberté est le régime le plus vivifiant, il est aussi celui qui impose le plus de devoirs". Sans nécessairement se mettre à l'écart d'une certaine conception de l'art qui place le bien comme fin morale de la création du beau, conception qui n'est ni étrangère à Platon, ni même à Kant (le beau comme "symbole de moralité") (84), Guadet nous renvoie peut-être beaucoup plus à un ensemble de valeurs qui relèvent du domaine d'une certaine morale de la société bourgeoise. Par là-même Guadet assume en quelque sorte une position d'artiste officiel, ce qu'il est assurément en vertu des honneurs et des attributions qui sont les siennes, et en même temps, par l'ambiguïté de sa conception de l'art, partagée entre l'imagination et la raison, une attitude de mesure et de tolérance, de conciliation entre des points de vue qui s'affrontent. Comme figure du monde architectural de la fin du XIXe siècle, il contraste notablement avec des personnalités telles que Labrouste et Viollet-le-Duc, Anatole de Baudot et Tony Garnier, qui, à un titre ou à un autre, s'opposeront aux tendances dominantes de leur milieu, si ce n'est de la société toute entière. Ce souci d'équilibre n'est pas étranger à l'itinéraire académique et professionnel de Guadet : il vit, dans l'atelier de Labrouste, puis dans celui d'André, les débats entre le Classicisme et le Romantisme, entre les défenseurs de l'architecture de l'antiquité et de l'architecture gothique, il vit également le creusement de ce fossé qui finira par séparer l'architecte de l'ingénieur, en tout cas en France ; il participe lui-même à la clarification déontologique du statut d'architecte qui, avec le code qui portera son nom, permettra de séparer l'architecte de l'entrepreneur ; enfin à l'Ecole des BeauxArts, il a été, comme le montre son cours, celui qui, au-delà de ses propres inclinations, s'efforça de tenir l'équilibre entre les partisans de l'art "national" (le gothique) et ceux de l'art antique : "Je ne conçois ni l'enseignement qui au nom de l'antique exorcise le Moyen-Age, ni celui qui, au nom du Moyen-Age, se renferme entre deux écrans ou deux murailles de la Chine, dont l'une lui cache le passé, l'autre l'avenir" (85). Sur un autre plan on ne peut pas s'empêcher de voir dans Guadet le porte-parole d'un milieu architectural, voire même d'une élite, qu'il personnifiait par son appartenance aux Prix de Rome, exclusivement concernée par les commandes d'un Etat qui ne cesse, malgré l'instabilité politique du XIXe siècle, de se consolider et de mettre en oeuvre, à la faveur d'une urbanisation et d'un développement industriel considérable, une série de programmes complètement nouveaux en matière d'édifices architecturaux. C'est effectivement à cette époque que se constitue, avec l'émergence de ce qui sera plus tard "l'Etat-providence", mais qui reste à cette époque l'Etat du pouvoir de la société des libertés bourgeoises, une cohorte d'architectes chargés de créer 56 l'architecture édilitaire monumentale : palais de justice et prisons, écoles et lycées, mairies et musées, hôpitaux et autres "équipements du pouvoir"... L'essentiel du cours de Guadet est peuplé de ces programmes qui l'envahissent au point de ne laisser à l'habitation qu'une part extrêmement congrue. La connaissance du contexte dans lequel il intervenait montre alors que l'habitation était traitée soit par des architectes de moindre prestige, pourtant formés aux Beaux-Arts, travaillant sur des immeubles de rapport en milieu urbain, ou de grandes demeures en zone rurale et péri-urbaine, soit par les ingénieurs, directement liés aux entreprises industrielles, travaillant à la réalisation des programmes patronaux d'habitat. Pas un mot n'est dit chez Guadet de ces derniers, alors que Viollet-le-Duc, trente années auparavant, les mentionnent dans les Entretiens (86) (il n'en sont pourtant qu'à leur tout début). Cette absence, au-delà des tentatives de rapprochement de l'Art et de la Science, marque l'œuvre théorique de Guadet, montre que sa finalité essentielle reste la production des Grands Prix de Rome, plus tard Architectes des Bâtiments Civils et Palais Nationaux et se confirmera dans l'orientation encore plus académique de Gromort, invitant les élèves des Beaux-Arts à "sacrifier à la Beauté". Au demeurant, Guadet n'est pas, intrinsèquement, l'idéal-type du représentant de l'Académie : l'existence même de sa production théorique et d'une production théorique en général n'est sans doute pas le mode d'expression privilégié par lequel se médiatisent la pratique et l'éthos académiques. Au contraire, il y a, à travers une telle entreprise intellectuelle, un décentrement virtuel qui est en contradiction avec l'attitude conformiste propre à l'académisme ; cette dernière procède par copie et poncif, répétition de modèles considérés comme des canons dont la valeur universelle transcende les contingences du moment. Elle favorise l'imitation servile, dénuée de sens critique, appelant par là-même l'attitude inverse, qu'incarnera l'avant-garde du début du XXe siècle, caractérisée par le principe de la rupture systématique, voire de la provocation délibérée. Finalement c'est sans doute d'autres figures d'architectes, sans production théorique notable, mais néanmoins Prix de Rome et chefs d'atelier, qui représentent le mieux l'Académisme à travers leur œuvre d'une part et la perpétuation de ce mode essentiel de formation de l'architecture que constituera jusqu'en 1968, mais aussi de nos jours, le concours d'émulation. Le "père Laloux", Grand Prix de Rome de 1878, issu du même atelier que Guadet (l'atelier André), plus tard lui-même chef d'atelier (1890), architecte de la Gare d'Orsay, n'est pas sans correspondre à ce portrait : "(Ce) colosse, par ailleurs fort sympathique, nous dit Marcel Lods qui le connut personnellement, faisait la pluie et le beau temps dans le domaine architectural en raison de sa double appartenance à l'Institut et à l'enseignement à l'Ecole des Beaux-Arts. Il avait une vision des bâtiments aussi massive que sa corpulence de géant, mais sa manie était d'agrémenter à tout prix ces robustes ensembles de joliesses anachroniques inspirées par son culte pour l'Hellade. Cela nous a valu le Crédit Lyonnais des Grands Boulevards, avec une débauche de bossages et de cariatides de la base au sommet des bâtiments" (87). 57 J'achèverai ainsi cette tentative de mise en confrontation du rationalisme et de l'académisme en architecture. J'ai concentré mon attention sur la manière dont, en théorie, ces deux courants se sont, au XIXe siècle, positionnés en regard de l'Art et de la Science. Il n'est pas facile de figer les positions, le dualisme que j'ai évoqué n'est pas monolithique : le rationalisme n'a pas une expression unique et la tradition issue de l'Académie est elle-même traversée de divergences. Ce n'est sans doute qu'au lendemain de la première guerre mondiale que les positions deviendront plus antagoniques avec l'organisation des fonctionnalistes en Mouvement capable de contester, dans la pratique même et dans les institutions de l'architecture, le pouvoir de l'Académie. Il faut par ailleurs situer exactement l'enjeu de la référence respective faite par ces deux courants à l'art et à la science. On peut considérer qu'il consiste autant à défendre, asseoir ou conquérir des positions d'hégémonie qu'à fonder conceptuellement l'exercice de l'art ou du métier. Ainsi, au-delà de la querelle sur la décoration, il y a la découverte des possibilités du fer et du béton, et consécutivement le renouvellement du langage des formes architecturales, auquel s'oppose l'immobilisme académique, de la même manière qu'au-delà de la commande monumentale ou aristocratique et bourgeoise s'annonce, dans la brutale extension urbaine du XIXe siècle, la nécessité du logement du plus grand nombre. Finalement c'est d'abord parce qu'il a été plus sensible à ces grandes évolutions du monde industriel, que le Mouvement Moderne a supplanté l'Académisme et gagné les faveurs du pouvoir; mais c'est aussi parce qu'il proposait des solutions grossièrement conformes à ces évolutions, voire même en relative communion avec le crédo scientiste et la foi hypertechnicienne qu'avaient les sociétés industrielles dans leur progrès. En ce sens la "scientifisation de l'art", notée comme une illusion par Adorno, constituait une tentation à laquelle l'architecture pouvait difficilement échapper. Elle n'aura peut-être pas été totalement vaine, ouvrant à l'architecture des champs nouveaux d'investigation, dont elle risquait d'être écartée. Ici s'annoncent d'autres voisins de l'architecte, l'ingénieur et l'urbaniste. NOTES (1) Voir par exemple: "Postmoderne, les termes d'un usage" in Les Cahiers de Philosophie n° 6 Lille, décembre 1988. (2) Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez (édition allemande, Francfort, 1970), Klincksieck, Paris, 1982. (3) Jean Nouvel, "Interview : en direct" in revue L'Architecture d'Aujourd'hui, n° 231, Boulogne, février 1984. (4) Architectures en France : Modernité/Post-Modernité, catalogue d'exposition, IFA Centre G. Pompidou, Paris, 1981, pp. 160-163. (5) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la Modernité, traduit par C. Bouchindhomme et R Rochlitz (édition allemande, Francfort, 1985), Gallimard, Paris, 58 1988, p. 203 ; Michel Maffesoli, Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990. (6) Alain Boutot, "Structures dissipatives et catastrophes : la redécouverte du monde sensible", in Revue philosophique, n° 2, 1988. (7) T. W. Adorno, op. cit., pp. 139-144. (8) Robert Venturi, "Une définition de l'architecture comme abri décoré", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 197, Boulogne, Juin 1978, pp. 7-16. (9) Luc Ferry, Homo Æstheticus, Grasset, Paris, 1990, pp. 292 sq. (10) Alain, Système des Beaux Arts, Paris, Gallimard, 1926, p. 177. (11) Ibid. (12) G.W.F. Hegel, Esthétique (1820-1829), réédition Champ Flammarion, Paris, 1979, T. 3, p. 15. (13) Ibid., pp. 16-17. (14) Cité par Joseph Rykwert, La maison d'Adam au Paradis, (édition américaine, Chicago, 1972), Le Seuil, Paris, 1976. Le Parallèle de Charles date de 1688, tandis que le Traité de Claude date de 1683. (15) L. Ferry, op. cit., pp. 51-52. (16) Ibid. (17) Etienne-Louis Boullée, Essai sur l'Art, Paris, Hermann, 1968 (Documents rassemblés après la mort de l'architecte, 1799). (18) A cette époque le terme symétrie est plus à comprendre comme égalités d'intervalles que comme axialité de deux parties. (19) E.L. Boullée, op. cit., p. 68. (20) Emil Kaufmann, Three Revolutionary architects, Boullée, Ledoux and Lequeu, The American Philosophical Society, Philadelphie, 1952. (21) E.L. Boullée, op. cit., pp. 137 sq. (22) Voir Matila Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Gallimard, Paris, 1927. (23) E.L. Boullée, op. cit., p. 63. (24) L. Ferry, op. cit., pp. 292 sq. (25) E.L. Boullée, op. cit., p. 63. (26) Ibid., p. 89. (27) Voir à ce propos Goethe, "Architecture allemande" in Ecrits sur l'Art, Klincksieck, Paris, 1983. (28) Voir à ce sujet Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, Paris, 1987. (29) Viollet-le-Duc, Préface au Dictionnaire raisonnée de l'architecture française, Morel, Paris, 1875. (30) Joseph Rykwert, op. cit., pp. 34-40. (31) Georg Germann, "Viollet-le-Duc, théoricien et professeur", in Viollet Le Duc, centenaire de la mort à Lausanne, Musée Historique de l'Ancien-Evêché, Lausanne, 1979, pp. 9-18. (32) Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'architecture, Morel, Paris, 1863, T. II, p. 445. (33) Paul Dermée, "Découverte du lyrisme", in L'Esprit Nouveau n° 1, p. 29 (cité par Joseph Abram in "Hiératisme et modernité : la revue L'Esprit Nouveau" in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 12, L'Equerre, Paris, nov. 1982). 59 (34) "Domaine de L'Esprit Nouveau, Programme de la revue", in L'Esprit Nouveau n° 1, mentionné par Joseph Abram, art. cit. (35) Mentionné par Joseph Abram, art. cit. (36) Ibid. (37) Ibid. (38) Le Corbusier, Le Modulor, Ed. de L'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne, 1948, réédition Denoël-Gonthier, Paris, p. 16. (39) Ibid., p. 16. (40) Ibid., p. 76. (41) Ibid., pp. 77-78. (42) Ibid., p. 23. (43) Matila Ghyka, op. cit. (44) Le Corbusier, op. cit., p. 26. (45) Ibid., p. 61. (46) Siegfried Giedion, en plein début d'essoufflement du Mouvement Moderne (années 60), recommandait la recherche simultanée de la pensée, de l'intelligence et de la sensibilité (Espace, temps, Architecture, réédition de 1968, Bruxelles). C'est aussi le projet de Pierre Francastel dans Art et Technique, Minuit, Paris, 1956. (47) André Lurçat, Formes, composition et lois d'harmonie, éléments d'une science de l'esthétique architecturale, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1957, 4 tomes. (48) Voir à ce sujet la note 4, p. 60, de J.M. Pérouse de Montclos dans l'Essai sur l'Art de Etienne-Louis Boullée, op. cit. (49) A. Lurçat, op. cit., p. 10. (50) Ibid., p. 11. (51) "Il n'y a pas d'autre critère de l'existence d'un intellectuel, d'un artiste ou d'une école que sa capacité à se faire reconnaître comme le tenant d'une position dans le champ, position par rapport à laquelle les autres ont à se situer, à se définir..." (Pierre Bourdieu in : "Mais qui a créé les créateurs", exposé fait à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs en avril 1980, publié dans Questions de sociologie, Minuit, Paris, 1980). (52) Aldo Rossi, L'Architecture de la ville, (édition italienne, Padoue, 1966), l'Equerre, Paris, 1981. (53) Jean-Pierre Martinon, "Formation et carrière du Grand Prix au XIXe siècle", in Monuments historiques n° 123, revue de la CNMHS, Paris, oct.-nov. 1982. (54) Jean-Pierre Epron, "De l'enseignement de l'Art à la distinction de l'artiste", in Monuments historiques n° 123, op. cit. (55) Lettre de Crucy à Baraguey, 1807, in Mathurin Crucy (1749-1826), architecte nantais néo-classique, catalogue d'exposition, Musées Départementaux de LoireAtlantique, Musée Dobrée, Nantes, 1986, p. 147. (56) J.-P. Epron, art. cit. (57) Vincent Bouvet, "Les conditions du concours et l'importance des ateliers", in Monuments historiques n° 123, op. cit. (58) Raymonde Moulin et Alii, Les architectes, métamorphose d'une profession libérale, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 60 (59) Jean-Pierre Epron, "D'une scission à un manifeste", in Les premiers élèves de Perret, supplément au Bulletin d'Informations architecturales n° 91, Institut Français d'Architecture, Paris, Janvier 1985. (60) Ibid. (61) Ibid. (62) Jean-Claude Vigato, "Prix de Rome modernes, 1919-1939", in Monuments Historiques n° 123, op. cit. (63) Voir à ce sujet le "Jugement sur l'envoi de Tony Garnier pour l'exposition de 1ère année", Académie des Beaux-Arts, cité dans les actes du Colloque Architecturearchitectes, 8, 9, 10 octobre 1981, Institut Français d'Architecture, Paris. (64) Marcel Lods, Le métier d'architecte, entretiens avec Hervé Le Boterf, FranceEmpire, Paris, 1976. (65) L'Architecture d'Aujourd'hui n° 36, Boulogne, Août 1951. (66) Fernand Pouillon, Mémoires d'un architecte, Seuil, Paris, 1968. (67) Georges Gromort, Rudiment, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1946. (68) Ibid., p. 79. (69) Georges Gromort, Essai sur la théorie de l'architecture, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1942. (70) Ibid., p. 17. (71) Julien Guadet, Eléments et théorie de l'architecture, Librairie de la Construction Moderne, Paris, s.d. (1902 ?), T I, p. 108. (72) Pierre Saddy, "Labrouste, architecte-constructeur", in Les monuments historiques de la France, revue de la CNMHS, n° 6, Paris, 1975. (73) G. Gromort, Essai sur la théorie de l'architecture, op. cit., p. 20. (74) Ibid., p. 20. (75) J. Guadet, op. cit., p. 99. (76) Ibid., p. 101. (77 Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, traduit et présenté par Pierre Quillet (édition allemande, Hambourg, 1932), Fayard, Paris, 1966, p. 397. (78) J. Guadet, op. cit., pp. 117-118. (79) Ibid., p. 113. (80) Ibid., p. 194. (81) Ibid., p. 146. (82) Ibid., p. 138. (83) Ibid., p. 10. (84) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., T. II, p. 305. (85) Marcel Lods, op. cit., p. 182. 61 62 Chapitre 3 DE L'HOMME DE L'ART AUX TECHNICIENS Il n'est pas possible de considérer le problème de l'Art et de la Science, tel qu'il est débattu à l'intérieur de la profession d'architecte, sans l'articuler à deux autres questions qui touchent à la division du travail, à l'évolution de la société et de la ville : il s'agit de la distinction apparue avec netteté au XIXe siècle entre architecte et ingénieur et l'apparition à la fin du même siècle de la figure de l'urbaniste. En effet ces deux profils professionnels sont très étroitement liés au rapport de la science (et de ses applications) avec la production architecturale et l'inscription de cette dernière dans le domaine des Beaux-Arts. On s'est souvent préoccupé de savoir à quel moment de l'histoire était né l'architecte : déjà on distinguait la production elle-même d'architecture, dont l'origine est généralement située aux tréfonds du temps lorsque l'être humain dressait son propre abri, celui de ses morts et de ses divinités (1), et la profession d'architecte. Les hommes de la Renaissance la faisaient coïncider avec Vitruve, trouvant dans cet "ingénieur militaire" au service de César, la figure d'un fondateur théorique, donc l'initiateur d'un dépassement intellectuel de la pratique, à travers ses Dix livres d'architecture. Plus récemment on a convenu de situer l'apparition de l'architecte au moment où naît l'activité de projétation, consistant à préparer le travail du chantier par l'élaboration distincte, dans le temps et par la procédure, de documents graphiques spéciaux, les plans. Cette pratique inscrit en effet une "rupture" dans la division du travail, séparant le concepteur des corps professionnels qui agissent sur le chantier lui-même, déléguant en général au "maître-maçon" le rôle principal dans la conception de l'édifice. C'est ainsi qu'on a pu considérer Brunelleschi comme "l'acteur-repère" de cette "rupture" (2), mais il est vraisemblable que cette façon de voir relève des facilités de la périodisation et de la séduction de l'idée de rupture propre à une conception avantgardiste de l'histoire de l'Art pour ne pas dire de l'histoire tout court. Le processus est vraisemblablement plus transitionnel, comme le démontrerait l'activité d'un Villard de Honnecourt ou encore la désignation tardive de "Maître-maçon" pour désigner Claude Villefaux, architecte de l'hôpital Saint-Louis (3). 63 L'ingénieur ou l'ascension du cousin de province Encore à la Renaissance, l'architecte conduisait des travaux qui relevaient pour les uns de la construction de bâtiments et pour les autres des constructions militaires : on sait l'énergie que Brunelleschi dépensa pour les fortifications de Florence. Dans le contexte français la constitution d'un corps des ingénieurs ou officiers du Génie Militaire date de la fin du XVIIIe siècle ; elle est due à l'initiative de Louvois et de Vauban. Ce corps intervenait seulement lorsqu'aucun architecte ne se trouvait sur place et, par ailleurs, s'occupait souvent de la construction des casernes et des hôpitaux. A la création du corps des officiers du Génie succèdera en 1720 celle du corps des Ponts et Chaussées, corps d'ingénieurs civils relevant du pouvoir royal. Par la suite différentes écoles verront le jour, consacrées à la formation des ingénieurs : en 1747 l'Ecole Royale des Ponts et Chaussées, en 1748 l'Ecole Royale du Génie à Mézières, en 1794 l'Ecole Nationale des Travaux Publics. La formation des Architectes est pour sa part assurée dans des cours privés relevant de l'Académie Royale ou des Académies de Province jusqu'à la création d'une section d'Architecture à l'Ecole des Beaux-Arts en 1806 (4). Pendant toute cette période les distinctions entre architecte et ingénieur ne sont pas véritablement fondées sur une séparation des compétences, mais plutôt sur des charges professionnelles qui sont en même temps des privilèges issus de la société monarchique. Ainsi l'Académie d'Architecture (à la différence des autres académies, d'ailleurs) est une création de Colbert (1671), émanant d'une administration royale, la Surintendance des Bâtiments. L'Académie conseille la politique édilitaire de la Surintendance, donne à ses membres la qualité d'"Architecte du Roi", titre protégé, mais la compétence de ces derniers n'est pas nécessairement celle de constructeurs : des médecins et des mathématiciens appartenaient ainsi à la première Académie (5). Réciproquement les ingénieurs autres que militaires sont au départ des architectes, leur rôle consiste en l'élaboration de mémoires et devis et leur charge d'ingénieur vient s'ajouter à leur fonction d'architecte. Boffrand et Gabriel sont par exemple architectes et ingénieurs du Roi et Perronet et Trudaine, les fondateurs de l'Ecole des Ponts et Chaussées sont membres de l'Académie d'Architecture. En fait, ce qui semble distinguer principalement l'Architecte de l'Ingénieur au XVIIIe siècle relève plutôt du degré de prestige du bâtiment à concevoir et de sa localisation que des savoirs requis pour sa réalisation. L'Architecte agit à Paris, pour les monuments publics et l'habitat aristocratique, l'ingénieur en Province, pour l'habitat commun et les manufactures. L'activité de l'Ingénieur de la Marine Toufaire, auteur des premiers plans de la Fonderie Royale du Creusot, en 1781, est exemplaire de l'activité d'un ingénieur dans le domaine de l'architecture industrielle. Celle-ci a par ailleurs été précédée par la réalisation à Indret, près de Nantes, d'une fonderie de canons et sera suivie à Rochefort par la réalisation de l'Hôpital maritime de l'arsenal de Rochefort (6). Toutes ces constructions manifestent la maîtrise de modes de composition et de formalisation architecturales en rapport étroit avec l'enseignement académique. 64 Cela n'a rien d'étonnant lorsque l'on sait que les cours d'architecture de l'Ecole des Ponts et Chaussées sont assurés à l'Ecole des Arts de Blondel. Ce dernier dit d'ailleurs très explicitement dans son cours d'architecture de 1771 qu'"à son tour, l'ingénieur, pouvant être chargé de la plupart des bâtiments attribués à l'architecture civile... doit savoir les règles de l'Art et donner à ses édifices la disposition la plus avantageuse." (7). Mais progressivement, les corps d'ingénieurs vont tendre à s'autonomiser vis à vis des formations assurées par les architectes, créant à l'intérieur de leur propre système des dispositifs didactiques appropriés, dont le cours de Durand à l'Ecole Polytechnique est le plus connu (8). Les préoccupations d'efficacité constructive, de durabilité des constructions et d'économie y prennent le pas sur les exigences de "décoration". Un rapprochement avec le domaine scientifique marque cet enseignement de l'architecture dans les Ecoles d'Ingénieurs et le distingue du projet de J.F. Blondel, soucieux avant de tout faire de l'architecture le "premier des arts", celui qui contient tous les autres. Ce projet consacrera l'entrée de la section d'architecture à l'Ecole des Beaux-Arts en 1806 et sera encore, dans les années cinquante de ce siècle, le programme de Gromort. La période qui précède la tourmente révolutionnaire marque le renforcement des corps d'ingénieurs, leur reconnaissance sans cesse plus forte de la part de l'autorité royale, alors que l'Académie d'Architecture se voit discréditée du fait de son incurie, étant incapable de satisfaire plusieurs projets royaux, à l'occasion de la création de la place Louis XV notamment. La période de guerre qui suivra la révolution accentuera encore ce discrédit : alors que les ingénieurs rallient souvent le nouveau régime, s'engageant dans les travaux de défense militaire, les architectes se replient et se dispersent en même temps qu'ils perdent leur clientèle aristocratique. Sous le Premier Empire la division entre Architectes et Ingénieurs est définitivement consommée : plusieurs tentatives de fusion des corps respectifs (1795) échouent. La prépondérance numérique des Ingénieurs s'affirme bientôt, en même temps que le système d'enseignement s'autonomise et se consolide, articulant les principes de l'architecture (à l'Ecole Polytechnique) à ses applications (à l'Ecole des Ponts et Chaussées) (9). Ainsi les cours de J.N.L. Durand, donnés dans les années 1815, s'efforcent de mettre à disposition des élèves-ingénieurs un ensemble de méthodes qui leur permettent de répondre architecturalement à une grande diversité de situations professionnelles. A cet effet Durand définit un système typologique qui constitue en quelque sorte la préfiguration d'un ensemble d'architectures standardisées, reproductibles quel qu'en soit le contexte. Distinguant deux "genres" d'édifices (publics et particuliers) se subdivisant eux-mêmes en "espèces", Durand conseille à l'élève de "marcher du simple au composé, du connu à l'inconnu" (reprenant ainsi un message cartésien désormais familier aux hommes de science que sont les ingénieurs) et, avec "un nombre peu considérable d'éléments" et de "quelques combinaisons simples et peu nombreuses" de parvenir à des "résultats... aussi riches et aussi variés que ceux de la combinaison des éléments du langage." (10). 65 Ces principes évitent, selon J.N.L. Durand, un défaut de l'architecture qu'il critique tout au début de la présentation de son cours : "De tous les arts, l'architecture est celui dont les productions sont les plus dispendieuses", et cela d'autant plus que l'on aura été dominé par les égarements de la Raison que sont "le préjugé, le caprice ou la routine" (11). Fort de cette conviction, Durand récuse alors le point de vue traditionnel adopté par l'Académie depuis J.F. Blondel selon lequel "la décoration (est) l'objet principal de l'architecture" et fait la démonstration que "l'utilité publique et particulière, le bonheur et la conservation des individus et de la société, tel est [...] le but de l'architecture". Il ajoute toutefois qu'"elle doit au moins tâcher de joindre l'agréable à l'utile." (12). Il y a dans ces propos les prémisses d'une pensée fonctionnaliste qui est encore exprimée avec plus de netteté quelques paragraphes plus loin : "On ne doit donc pas s'attacher à ce que l'architecture plaise, vu qu'en s'occupant uniquement à remplir son véritable but, il lui est impossible de ne pas plaire, et qu'en cherchant à plaire elle peut devenir ridicule". L'accomplissement du but de l'architecture, la satisfaction de son utilité est donc pour Durand le principe même qui engendrera sa qualité. Une analyse plus fouillée de cette introduction et une analyse simultanée des plans que propose Durand nous montreraient la modernité très évidente de ses propos, en particulier l'apparition de l'idée d'économie fondée sur le choix des figures géométriques pertinentes (un carré exige "moins de contour" qu'un parallélogramme) et de l'idée de "salubrité" qui participe de la "convenance", second "moyen", avec l'économie, de l'architecture (13). En même temps, Durand fustige certaines pratiques du dessin, comme le "lavis des dessins géométraux" : "Si l'architecture n'était en effet que l'art de faire des images, au moins faudrait-il que ces images fussent vraies... Ce genre de dessin doit être d'autant plus sévèrement banni de l'architecture, que non seulement il est faux, mais encore souverainement dangereux". Durand se déclare donc en faveur d'un mode de représentation dépouillé, aussi simple que doit l'être l'architecture afin de servir à "fixer les idées, de manière qu'on puisse à loisir les examiner de nouveau, et les corriger, s'il est nécessaire" et "les communiquer ensuite, soit aux ordonnateurs, soit aux différents entrepreneurs qui concourent à l'exécution des édifices" (14). Nous avons, là encore, dans ce domaine qui relève de l'élaboration de l'espace de représentation, une profession de foi d'une nouveauté assez considérable, très éloignée des effets de rendu au lavis qu'elle dénonce, et qui, pourtant, resteront le mode d'expression essentiel de l'architecture jusqu'à la fin de l'Ecole des Beaux-Arts. On trouve ainsi une illustration exemplaire des recommandations de Durand dans le fameux recueil des "habitations ouvrières en tous pays", du à la collaboration entre les ingénieur et architecte Cacheux et Müller (15). Les planches dessinées et commentées y dénotent un souci descriptif et économique préfigurant la production de l'habitat à bon marché de la fin du siècle, secteur dans lequel les ingénieurs, avant les architectes, joueront un rôle prépondérant. On voit donc assez clairement comment, dans la pédagogie de Durand enseignée à l'Ecole Polytechnique, se met en place une méthode de travail principalement dirigée vers la production, soucieuse d'efficacité technique et de rentabilité économique, per66 suadée que cette rationalité technique, appuyée sur la science, engendre d'elle-même la qualité esthétique. Dans le fond est-ce un autre discours que tiendra Le Corbusier au début de ce siècle dans L'Esprit Nouveau ? Il semble que non et même si ce discours reste longtemps prêché dans le désert, comme celui que tenait Viollet-le-Duc dans les années 60 du XIXe siècle, cette bonne parole à tonalité scientifique finira par être entendue, mais, à vrai dire, pas plus pour résoudre le problème essentiel qu'elle se proposait de traiter : le logement, ni la forme de son architecture, tant elle était dominée par une caricature de rationalité technique. Aux antipodes de cette attitude, l'enseignement des Beaux-Arts, essentiellement finalisé sur le Grand Prix de Rome, restera attaché à des modes de représentation dans lequel le rendu est principalement préoccupé de l'effet d'exposition, moment essentiel du concours d'architecture. La réalisation n'en est alors que l'appendice heureux dont l'éventualité ne peut orienter le projet, formulé en espace de représentation et non en espace d'exécution potentielle. Il s'agit là d'une finalité artistique nettement opposée à la finalité productive de l'enseignement des Ecoles d'Ingénieurs, et cette divergence n'est pas sans trouver son renforcement dans l'organisation professionnelle, parfaitement structurée chez les ingénieurs avec l'existence de corps relevant de l'Etat et totalement informelle chez les architectes avec l'expression élitiste de l'appartenance académique et la confusion dans l'exercice professionnel assimilant souvent (jusqu' à la fin du XIXe siècle, avant le code Guadet) maîtrise d'œuvre et entreprise. Ainsi, dans le contexte de la fin du XIXe, le "Toast aux ingénieurs" de César Daly, le Directeur de la Revue Générale de l'Architecture (1840-1880) (16), apparaît un vœu non moins pieux que celui formulé par Viollet-le-Duc, à la fin de ses Entretiens, en faveur d'un plus grand recours des architectes aux progrès de la science. Daly y met l'accent sur la réussite de l'ingénieur, "créateur de la richesse publique et de la circulation des produits" et sur l'échec de l'architecte, restreignant "presque sa mission à celle d'un décorateur", "en désaccord avec l'histoire, avec la science", "le bon sens" et "les besoins esthétiques du peuple". A partir de ce constat, le Directeur de la Revue Générale de l'Architecture appelle la collaboration de l'architecte avec "[ses] cousins les ingénieurs". Celle-ci implique elle-même "le besoin de diriger [les] études vers les questions techniques et scientifiques, dont la connaissance est indispensable pour bien utiliser les meilleurs procédés de construction que la science et l'industrie mettent aujourd'hui entre nos mains" (17). Si ce discours est partiellement reçu, bien accueilli par les disciples de Viollet-leDuc (Anatole de Baudot), et accepté par ceux de Labrouste (dont Guadet), il semble avoir été considéré par la plupart des architectes comme une nécessité parfaitement contraignante. Labrouste avait su, par exemple, tirer profit de la fonte en lui donnant architecturalement une esthétique aérienne très en relation avec les qualités mécaniques de ce matériau nouveau, en particulier dans la Bibliothèque Nationale, mais Laloux aura une attitude bien différente lorsqu'il réalisera la gare d'Orsay en 1898, "triomphe de l'architecture académique, dont pierre et stuc viennent cacher les structures métalliques d'une hardiesse stupéfiante" (18). Si le travail de l'architecte se différencie de celui de l'ingénieur, c'est ici pour affirmer un certain mépris de la tech67 nique, et l'extériorité de cette dernière à la beauté. L'ingénieur est celui dont on cache l'œuvre tandis que la collaboration la plus étroite se réalise avec les peintres et les sculpteurs officiels dont la contribution décorative ornera les façades de pierre et l'intérieur des salles de la Gare. La construction est ainsi le simple prétexte d'une architecture dont la fonction essentiellement décorative justifie l'association avec les autres Beaux-Arts, la qualifiant ainsi, comme réceptacle et support des autres, de "premier des Arts". C'est cette conception que le fonctionnalisme a rejeté en brandissant l'argument de l'"honnêteté" artistique et de la vérité constructive : "L'ornement est un crime". Le dernier manifeste concret de cette nouvelle conception se situe peut-être dans l'esthétique hyperfonctionnaliste du Centre Beaubourg des architectes Piano et Rogers. Si l'architecte, plus que l'ingénieur, tire gloire de l'expressivité technique du projet, le système constructif et la contribution de l'ingénieur sont désormais rendus lisibles, affirmés comme dimension moderne de l'architecture. Ce point de vue est pourtant en train d'évoluer et Jean Nouvel introduit, avec l'idée du "carrossage", reprise de l'industrie automobile, la validité d'une expression externe de l'architecture trouvant dans "l'habillage" les possibilités d'un dépassement plastique de la construction pure. D'une certaine manière la "décoration" architecturale, encouragée par le regain nouveau de la forme et de l'image, retrouve aujourd'hui, chez les architectes, une certaine légitimité, autrefois contestée par la théorie du Mouvement Moderne (19). Ces quelques éléments d'analyse relatifs à la division technique et sociale entre l'architecte à l'ingénieur avaient l'ambition d'apporter un certain éclairage au rapport entre l'architecture et le développement de la production industrielle et, par delà cette question, au rapport de l'architecture avec le domaine scientifique et avec les autres disciplines artistiques. On le voit, et ce avec netteté au XIXe siècle, cette dernière relation absorbe totalement ou presqu'exclusivement la pensée architecturale, reléguant les questions qui relèvent des programmes et par conséquent du rapport de l'architecture avec les sciences de la société (qui n'existent d'ailleurs à cette époque qu'à travers l'histoire) au second plan. L'urbaniste, au pays disputé de l'art et du génie urbains L'émergence de la question urbaine, question autant sociale que technique, liée au développement considérable des villes sous la poussée industrielle, va pourtant solliciter les architectes sur ce plan et les mettre en concurrence avec les ingénieurs et d'autres spécialistes dans le domaine de l'urbanisme. Concernés professionnellement dès le début du siècle, les architectes ne le seront dans leur formation que très tardivement, après 1968. Auparavant, formés à l'Ecole des Beaux Arts, ils étaient à la fois soumis à la tutelle académique (mais révoltés contre elle) et placés, hors de l'Ecole, sous l'emprise séductrice des textes de Le Corbusier : Les trois établissements humains, son ouvrage sur l'urbanisme le plus récent (20), remplissait nos têtes, tandis que nous n'avions d'yeux que pour les photos de Chandigahr, à défaut de pouvoir nous y rendre. Le livre de Françoise Choay, 68 "L'Urbanisme , utopies et réalités, une anthologie" (21) vint bientôt mettre en doute ces certitudes. En opposant deux cultures urbanistiques, la progressiste exprimée par Le Corbusier et la culturaliste illustrée le plus acceptablement (pour nous) par Lewis Mumford, F. Choay mettait à la disposition des architectes les éléments d'une vision qui venait contester, avec le courant culturaliste, le tout-puissant crédo Corbuséen. Certes il mettra un certain temps avant d'être sérieusement contesté ; malgré tout une bonne partie des architectes prenaient conscience qu'en dehors de Le Corbusier, d'autres architectes, y compris dans les marges du courant dit académique, s'étaient préoccupés d'urbanisme. Comme illustration de cette face cachée de l'urbanisme, l'année 1922 est ainsi l'occasion de deux initiatives théoriques tout à fait opposées dans leur orientation, mettant face à face le Grand Prix de Rome Léon Jaussely (1903) et Le Corbusier. Tandis que ce dernier présente, en novembre 1922, au Salon d'Automne à Paris, son "Plan de ville contemporaine de trois millions d'habitants", manifeste qu'il publiera trois ans plus tard sous le titre Urbanisme (22), Léon Jaussely préface en novembre 1922 l'édition française de Town Planning in Pratice, ouvrage de l'architecte anglais Raymond Unwin, paru en Angleterre en 1909 (23). On pourrait penser qu'il s'agit là d'un affrontement équivalent à celui qui oppose les académiciens et les modernes. Mais dans le domaine urbanistique, on a, avec Jaussely, un des représentant les plus ouverts aux problèmes de la ville contemporaine, parmi les architectes formés à l'Ecole des Beaux-Arts. Emmenés par quelques Prix de Rome, sans doute moins frondeurs que Tony Garnier : Henri Prost, Léon Jaussely et Ernest Hébrard, cette fraction de l'Ecole des Beaux-Arts tient une place non négligeable dans la Section d'Hygiène Urbaine et Rurale du Musée Social créée en 1907 (24). Lui-même fondé en août 1894, le Musée Social est un organisme reconnu d'utilité publique, soutenu par les républicains modérés et les radicaux, qui développe différentes initiatives en faveur du bien-être social, et en particulier dans le domaine du logement. Son intérêt pour cette question permettra ainsi de favoriser les enquêtes de G. Benoît-Lévy sur les cités-jardins anglaises. Dans la Société d'Hygiène Urbaine et Rurale créée au sein du Musée Social se retrouvent ainsi des juristes, des élus et des architectes. C'est également de cette société que naîtra plus tard (1913) la Société Française des Urbanistes (25). Cette intégration au Musée Social offre aux quelques architectes qui en font partie une ouverture à des problèmes relativement neufs et assez étrangers à l'enseignement de l'Ecole des Beaux-Arts, dont ils sont pour la plupart très récemment sortis. Guadet, qui est au sommet de sa carrière de professeur de théorie à cette époque, reste en effet très évasif sur ce sujet : il rejette l'idée de la conception a priori d'une ville et considère la ville comme une oeuvre "du hasard et du temps", sources heureuses du "pittoresque", et dans laquelle il faut, pour des nécessités de circulation, procéder à un travail fastidieux de "redressements et d'alignements" (26). 69 Cette présence dans le cadre du Musée Social permet aux architectes de retrouver, à travers la question du développement de la ville, une place qui leur était disputée aussi bien par les ingénieurs que par les médecins, les premiers dans la réalisation des villes créées ex nihilo (Pontivy, La Roche-sur-Yon en France, mais aussi à l'étranger) et plus tard dans la réalisation des réseaux d'infrastructure (eau, gaz, assainissement), les seconds dans les enquêtes d'hygiène au cœur des quartiers populaires et à la direction des commissions sanitaires établies dans les villes (27). Pour autant les architectes n'ont pas le monopole dans l'intervention urbanistique ; bien au contraire la question semble trop complexe pour qu'elle ne requière que leur seule compétence. D'autres professions la leur contestent et ce n'est véritablement que dans le cadre de la loi Cornudet (loi du 19 mars 1919 sur les plans d'aménagement, d'embellissement et d'extension des villes) que l'on reconnaîtra à l'architecte une certaine prééminence dans l'élaboration de ce type de travail. En effet, la loi Cornudet est fortement marquée dans son approche, comme le fait remarquer Jean-Pierre Gaudin, par des préoccupations d'ingénieurs et de juristes, illustrant, à ce titre, l'optique essentiellement hygiéniste que recouvre, au début du siècle, l'urbanisme (avec les règlements-types municipaux d'hygiène). Mais elle constituera également pour les architectes, au-delà de cet aspect technico-hygiéniste, une occasion de mise en forme urbaine. Elle correspond à la prise de conscience, par l'Etat, qu'il est essentiel de prévoir et d'organiser le développement urbain. Une telle perspective ne peut se concrétiser qu'au moyen d'une composition spatiale qui désigne l'architecte comme le plus compétent pour la concevoir. Ainsi la production de la ville trouve-t-elle une division entre une infrastructure réservée aux ingénieurs et une superstructure assurée par les architectes (28). Il s'agit là exclusivement de la dimension opérationnelle de l'urbanisme, car cette discipline naissante appelle aussi un ensemble de savoirs qui concernent à la fois la connaissance de la ville et la maîtrise technique de son développement. A cette fin d'autres domaines sont convoqués : l'histoire, la sociologie, l'économie, la statistique, le droit, mais aussi la politique qui ouvre les décisions et les applications. Pour cela des regroupements professionnels s'opèrent et des lieux d'enseignements se créent, mettant en concurrence différents conflits d'intérêt et différentes conceptions. A côté de la Société Française des Urbanistes (S.F.U.), existe ainsi l'AGHTM (Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux) où les ingénieurs dominent, collaborant avec des médecins, des agents-voyers, des techniciens sanitaires et des géomètres. Dans le domaine de l'enseignement se créent une Ecole Supérieure d'Art Public, à l'instigation de Georges Risler, membre éminent du Musée Social, puis l'Ecole des Hautes Etudes Urbaines, à l'initiative de Henri Sellier, le Maire de Suresnes, président de l'Office HBM de la Seine, et de Marcel Poète, historien de la Bibliothèque de la Ville de Paris. Il en naîtra en 1924 l'Institut d'Urbanisme de Paris. Marcel Poète, en tant qu'historien, défendra à l'instar de ce qu'avait fait Patrick Geddes en Angleterre, l'importance des études en amont de l'action du technicien, qu'il soit ingénieur ou architecte, définissant ainsi l'urbanisme à la fois comme "science et art" : "Si la technique de l'architecte et de l'ingénieur doit intervenir, c'est 70 seulement sur la base de données proprement scientifiques, relevant de disciplines diverses : économiques, géographiques, historiques et autres" (29). Les architectes des tous débuts de la S.F.U. doivent sans doute beaucoup à leurs succès dans des concours à l'étranger et à leurs liens avec le Musée Social d'avoir été très rapidement reconnus pour leur qualité d'urbanistes, ou plutôt d'architectes spécialistes d'Art Urbain, car c'est sous cet angle qu'est définie leur intervention sur la ville. Dans le milieu des architectes, une certaine complicité existait entre les Prix de Rome de la fin du siècle et du début du suivant. Tony Garnier semble avoir suscité un virus de curiosité urbaine chez ses successeurs. Encore pensionnaire en 1902, ses travaux intriguent Prost, nouvel hôte de la Villa Médicis. De son côté Jaussely, Prix de Rome juste après Prost, participera, tout en étant pensionnaire, à un concours pour l'extension de Barcelone et en sera le lauréat. Prost lui-même s'inscrit en 1919 au Concours International pour l'extension d'Anvers, dans le jury duquel siège la Professeur Stübben, auteur d'un traité d'urbanisme internationalement connu, Der Städtebau (30). Son projet fait l'unanimité et remporte le Premier Prix, tandis que le Second est attribué à un autre français, JeanMarcel Auburtin. La proposition de Prost, outre son évidente maîtrise plastique de la forme urbaine, manifeste un surprenant souci du contexte, de son histoire et intègre des notions, très sensibles à cette époque, concernant l'hygiène et la santé publique (31). Quelques deux années plus tard, Prost rejoindra le Maroc, invité par G. Risler à y assister Lyautey dans sa politique urbaine, délaissant un poste d'architecte des Bâtiments civils l'affectant à l'entretien du palais de Versailles (32). Plus tard, en 1928, Henri Prost sera appelé à l'élaboration du plan directeur de la Région Parisienne, définitivement présenté en 1934. Les architectes les plus en vue de cette époque avaient acquis, par conséquent, une stature de taille internationale et entretenaient avec le pouvoir politique les meilleures relations. Leur fréquentation du Musée Social les mettait également en relation avec des personnalités de différents horizons professionnels, dont le réformisme social était largement alimenté par la question urbaine. En 1933, revenant d'un voyage aux Etats Unis, Le Corbusier dénoncera pourtant, de manière allusive, l'œuvre de Prost au Maroc : "Le Maroc, œuvre contemporaine de New York, n'est pas sous le signe des Temps Nouveaux... La France est venue s'installer au milieu d'une civilisation assoupie : la musulmane... La France a su faire les choses : elle a apporté du bien-être, de l'instruction et surtout de la loyauté et de la justice. Bienfaits quelque peu imposés, mais qu'on nomme les indispensables signes de la civilisation. On sillonna le pays d'un magnifique réseau routier, "à la française". Et l'on éleva des villes. Hélas, les temps n'étaient pas révolus, les questions n'étaient pas débrouillées..." (33). La critique de Le Corbusier est celle d'un artiste polémique, exhibant et brandissant la modernité new yorkaise qu'il vient de découvrir et qui confirme ses visions de la Ville de trois millions d'habitants de 1922. A l'exemple de son plan Obus 71 pour Alger, il projette ses utopies modernistes sur le Maroc : "Je pense que ces villes animées d'esprit nouveau, ordonnées plus largement encore - infiniment plus - que celles édifiées autrefois par Louis XIV ou Napoléon, bâties d'acier et de verre, ou debout dans les vallées ou sur les plateaux au pied de l'Atlas, eussent créé chez les Arabes cette atmosphère d'enthousiasme, d'admiration, de respect par les moyens insignes de l'architecture et de l'urbanisme. L'Arabe y eut découvert son éducateur, son instructeur" (sic !) (34). Nous sommes bien loin, dans ces proclamations futuristes, quelque peu estompées plus tard à Chandigahr, de la démarche pragmatique de Henri Prost, tant au Maroc qu'à Paris, mettant "l'art urbain" au service du résident Général Lyautey et du Ministre Albert Sarrault. Au Maroc, Prost adaptera la conception des Beaux-Arts aux vues de Lyautey, séparant nettement les villes européennes nouvelles des vieilles médinas, préconisant même la création de "quartiers indigènes" que les collaborateurs de Prost, tel Laprade, dessineront à partir d'enquêtes architecturales fort minutieuses (35). L'œuvre de Prost est essentiellement projectuelle et architecturale, il faut aller auprès d'autres architectes de la S.F.U. pour trouver l'expression théorisée du courant de l'Art urbain, par exemple chez Jaussely. Lié à l'Académie, par la formation et les titres, il s'en détache en même temps par sa capacité à embrasser les problèmes posés à la société de son temps. L'introduction de Jaussely à l'ouvrage de R. Unwin est significative de cette attitude. Se démarquant de l'Haussmanisme parisien du XIXe siècle, l'urbanisme doit, selon Jaussely, "favoriser le développement économique de la cité" et "répandre le bien-être social parce que toute la technique moderne de l'urbanisme en découle". Cette "organisation économique de la cité", "sorte de taylorisation" en grand d'un très vaste atelier exige "de l'urbaniste des plans de villes essentiellement logiques, où tout est raisonné et obéit d'abord à des fins pratiques". Dans cet esprit, conformément à une "loi moderne... clairement exprimée par les philosophes, les économiques, les sociologues", la séparation fonctionnelle de l'espace urbain devient "un principe directeur de l'urbanisme moderne". Jaussely définit donc l'urbaniste, dans un premier temps, comme un technicien. C'est de cette manière qu'il qualifie Raymond Unwin, l'architecte anglais dont il présente l'ouvrage. Celui-ci est la synthèse théorique des principes architecturaux guidant la mise en forme des cités-jardins anglaises du "littérateur et à la fois grand idéaliste et homme pratique" Ebenezer Howard. "L'éminent architecte-urbaniste Raymond Unwin, dit Jaussely, a été ce technicien, n'hésitons pas à le dire, génial lui aussi, qui a réalisé l'idéal de Ebenezer Howard en atteignant de suite toute la perfection possible" (36). Pour autant, cette insistance sur la fonction technicienne de l'urbaniste ne liquide pas la préoccupation esthétique. Subordonnée à la logique d'urbanisation, elle reste néanmoins une dimension importante à travers "l'art urbain moderne". "Si la recherche esthétique était tout à la Renaissance, dit Jaussely, on ne saurait dire aujourd'hui qu'il en soit de même : mais on ne saurait dire non plus qu'on y reste 72 indifférent et qu'elle n'est plus rien". Jaussely insiste alors sur l'introduction de la nature dans la ville, à travers la dédensification, l'aération et la création de jardins publics et privés. "Le XIXe siècle avait fait de la ville une montagne de pierres et de briques, le XXe siècle tend à en faire une masse de jardins... Voilà ce qui plus que tout marque l'évolution esthétique et sociale de l'urbanisme de nos jours" (37). Ce qui est à noter dans cette prise de position, c'est la volonté d'adéquation aux évolutions de la ville moderne (son organisation économique) en même tant que la projection d'une forme urbaine nouvelle, distincte des formes antérieures, y compris de celles qui, du point de vue monumental, servent de référence à l'architecture académique. On est là, manifestement, en présence d'une fraction professionnelle des architectes qui mesure clairement, en étant mêlé aux personnalités philanthropiques du Musée Social, l'importance de la question sociale à travers sa dimension urbaine. La "montagne de pierres et de briques" qualifiant, chez Jaussely, la ville du XIXe siècle n'est en effet pas sans avoir un certain accent fourriériste, rappelant les dénonciations du disciple polytechnicien de Fourier, Victor Considérant (38). A côté de ceux qui, comme Jaussely et Prost, travaillent à l'échelle de la ville, interviennent aussi ceux qui pensent, dans le même esprit, le logement à bon marché, tels Augustin Rey, l'architecte lauréat du Concours de la Fondation Rotschild (1905) (39) et Maistrasse, l'architecte de la Cité-Jardin de Suresnes (40). J'y reviendrai à propos du logement. Les architectes qui gravitent autour du Musée Social se définissent donc plutôt comme des praticiens, à la fois techniciens et artistes. Ils contribuent à la réalisation du développement urbain dont d'autres pensent la maîtrise économique, sociale et foncière. Mais, y compris dans leur domaine, ils ne produisent pas avec l'ampleur développée par d'autres à l'étranger (Stübben, Sitte, Unwin) les outils théoriques de leur pratique, à l'exemple de ce qu'a pu faire Guadet pour l'architecture. Il y a un espace vide que la production écrite de Le Corbusier peut paraître remplir, et la parution d'Urbanisme en 1922 le laisse penser (41). Ce livre prend d'ailleurs L'Art de bâtir les villes, l'ouvrage de Camillo Sitte professeur autrichien internationalement connu, comme point de départ de sa réflexion. Cette lecture de jeunesse semble avoir un moment séduit Le Corbusier, l'inclinant "insidieusement", dit-il, au pittoresque urbain, ce qu'atteste un voyage à Hampstead (1910) et quelques projets de cités-jardins (La Chaud de Fonds, 1914) (42). Revenant de ses "errements", Le Corbusier fait de Camillo Sitte, et surtout de son influence (il est abondamment cité par Unwin et donc repris par les architectes qui gravitent autour du Musée Social), la cible de sa polémique : au "pittoresque" Le Corbusier prétend substituer la géométrie, abandonnant ainsi le toit pour la terrasse et "le chemin des ânes" pour "celui des hommes" : "La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes" (43). Pourtant Sitte, en reconsidérant le mode de formation des places au Moyen-Age et à la première Renaissance, faisait apparaître en quoi elles résultaient d'un processus étalé dans le temps, produisant avec les ajustements successifs une grande variété de solutions ; il montrait de la même manière la formation des rues en relation étroite 73 avec le relief et l'intérêt de la rue courbe comme dispositif de fermeture de la perspective et de renouvellement du paysage. A partir de cette mise en valeur du pittoresque, de l'irrégulier, du varié et du différent, il entreprenait une critique de l'alignement, du réseau en damier, des places de forme identique, contestant que les raisons d'hygiène et de circulation de la société moderne puissent justifier tout abandon du pittoresque : "la ligne droite et l'angle droit caractérisent un aménagement sans sensibilité" (44). C'est contre cette conception, dont l'influence avait gagné toute l'Europe, que part en guerre Le Corbusier, en prenant l'exact contre-pied de Sitte : "L'angle droit est l'outil nécessaire et suffisant pour agir puisqu'il sert à fixer l'espace avec une rigueur parfaite" (45). C'est en fait essentiellement là que réside le fond de la polémique de Le Corbusier : il procède comme le font tous les artistes de la modernité depuis Baudelaire ; il lance un manifeste, proclamation qui s'oppose au courant dominant avec une virulence de plume incomparable : la démonstration tourne souvent court, au profit des formules péremptoires et lapidaires, aux accents quelquefois révolutionnaires : "L'évolution sociale elle-même a supprimé la distance entre le château et la masure... les éléments tendront à l'uniformisation... Il s'agit alors d'étudier bien la cellule, c'est-à-dire le logement d'un homme, d'en fixer le module, et de suivre à l'exécution en séries uniformes... L'urbanisme abandonnera la "rue corridor",... il créera sur une échelle autrement vaste, la symphonie architecturale qu'il s'agit de réaliser". C'en sera par là-même fini des "urbanistes-décorateurs" (46). Ce parti-pris de l'angle droit et du standard apparaît en accord avec une certaine vision scientifique de la ville : l'art "mécanique" de Le Corbusier entre en résonance avec l'analyse scientifique de sa structure et de son développement. Cet accord contraste avec les positions des architectes du courant de l'art urbain qui, par leur intervention qualitative et pittoresque, semblent freiner la marche du siècle : ils introduisent un grain de nostalgie et d'humanité dans le mouvement techniciste de "taylorisation", appelant à une organisation de la ville aussi rationnelle que peut l'exiger la production industrielle. Ainsi, lorsqu'Unwin en appelle à la démarche scientifique de l'enquête préconisée par le Professeur Geddes pour "documenter l'urbaniste" (47), Le Corbusier le suit totalement : "L'examen d'une ville rentre dans le cadre de travaux scientifiques". Mais chez Le Corbusier, la référence scientifique apparaît, en particulier dans son ouvrage Urbanisme, le prétexte à un travail avant-gardiste, artistique, de collage à la manière de Braque et Picasso. Les chapitres 8 (Statistiques) et 9 (Coupures de journaux) participent de cette méthode : ils confrontent un outil à finalité scientifique avec des articles émanant de journaux d'opinion : le rapprochement a quelque chose de paradoxal et il est utilisé par Le Corbusier aux fins d'une dramatisation du problème urbain. Celle-ci lui permet alors de présenter sa proposition pour une Ville de trois millions d'habitants. En somme, alors que la science urbaine est convoquée par Unwin pour préparer la résolution pratique du problème urbanistique soulevé, elle est, chez Le Corbusier, 74 brandie de telle manière qu'elle participe à son manifeste avant-gardiste. Chez les praticiens de l'Art urbain, elle est la base du programme à réaliser, chez Le Corbusier elle s'intègre à une entreprise globale qui confond les effets du développement industriel et la nécessité des solutions qu'il préconise : standard, hauteur, angle droit. On peut dire en ce sens que la convocation de la science à lequel il procède est, sinon une imposture, en tout cas une provocation dans la logique parfaite des mouvements avant-gardistes du début du siècle. L'objectif de Le Corbusier n'est donc pas vraiment de s'appuyer sur la science, comme instrument moderne de connaissance du monde, mais de l'intégrer dans ses prises de position esthétiques pour en faire une arme de combat contre les hommes du courant académique, dont font partie, qu'ils le veuillent ou non, les architectesurbanistes du mouvement de l'Art urbain. Même si leur position et leur pratique les démarquent de l'Académisme pur et dur, ce que leur reproche finalement Le Corbusier, c'est leur reconnaissance par le pouvoir, et leur position hégémonique dans le milieu professionnel et le monde architectural de l'époque. Difficile prise de conscience : nous qui avions écouté, avec plus de passion que d'attention il est vrai, la dénonciation corbuséenne des "faussaires", ceux qui nous imposaient encore les figures académiques dans nos études, nous découvrions bientôt que nous avions été abusés. Le recours à cette science, auquel nous invitait Le Corbusier pour la "science du logis" (48) à laquelle lui-même était censé avoir contribué, n'était finalement qu'un argument prétexte, utilisé avec une certaine mauvaise foi pour combattre le courant esthétique dominant entre les deux guerres. Cette découverte, que je faisais en allant aux sources de ses invectives, accompagnait en même temps la critique qui se développait contre les grands ensembles. Il était difficile de nier ce qu'ils devaient au manifeste de la ville moderne contenu dans la Charte d'Athènes. Or ce texte était issu du 33ème Congrès International d'Architecture Moderne, tenu l'année qui suivit la présentation par Prost de son plan d'Aménagement de la Région Parisienne (1932). L'urbanisme progressiste du Mouvement Moderne, espoir d'une libération de l'homme, en devenait la prison. Le courant académique s'était confiné dans l'élitisme, le Mouvement Moderne avait conduit au ghetto Zupien, rejoint, il est vrai, par les débris du courant académique exangue. Le renouvellement de la pensée sur la ville et l'habitat, nous allions pourtant le trouver là où Le Corbusier nous avait invité à aller voir, du côté des sciences sociales. Mais avant d'aborder les effets, sur l'architecture et l'urbanisme et dans les années 60-70, de ce développement important des sciences sociales intéressées à la ville, il me faut présenter les éléments d'une pensée (que l'on pourrait appeler préscientifique ? ) sur la dimension d'usage - domestique ou urbain - dans la théorie architecturale. En dehors des problèmes qui relevaient de sa réalisation et de sa configuration, l'architecture s'est en effet toujours trouvée confrontée au problème de sa destination. Elle est réceptacle de pratiques, de nature diverse, domestiques ou autres (religieuses, industrielles, commerciales, etc.) qui appellent une réflexion sur la disposition des lieux, à travers des articulations particulières et des qualités d'espace appropriées. 75 Pour y satisfaire, les architectes ont été conduits, de tout temps, à prendre en compte, mieux, à penser ce lien entre l'espace et son usage et consécutivement les pratiques des groupes sociaux pour lesquels ils étaient appelés à construire. A cet effet, ils ont élaboré des concepts déclinant, en fonction de leur perception des mœurs de l'époque, différentes interprétations de cette notion d'usage, qui me paraît, en l'état actuel, le mieux correspondre à l'englobement des pratiques de l'espace. Nettement dominé par l'intérêt plus grand porté, dans le domaine de la réflexion théorique des architectes, aux questions relatives à la construction et à la forme, l'usage a été la plupart du temps abordé de manière empirique, à partir de l'émission de la commande, de la relation étroite qu'avait l'architecte avec son client et du système de conventions qui régissait leur intercompréhension du rapport entre l'espace et sa destination. Ce constat ne signifie aucunement qu'il n'ait pas existé une réflexion construite, disposant d'un certain recul critique vis à vis de ce problème. Mais il reste vrai que cette réflexion ne pouvait dépasser un certain niveau, déterminé par le faible développement des sciences sociales dans ce domaine : sur ce plan, à l'inverse de ce qui relevait de la construction et accessoirement de la forme, l'architecture ne pouvait pas être immédiatement tentée par le modèle de la démarche scientifique. Des tentatives d'approche rationnelle de l'usage n'en ont pas moins existé, nous allons le voir. NOTES (1) Joseph Rykwert, La maison d'Adam au Paradis, (édition américaine, Chicago, 1972), Le Seuil, Paris, 1976. (2)Henri Raymond, L'Architecture, les aventures spatiales de la Raison, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1984, p. 25. (3) Jean Imbert, Les Hôpitaux en France, PUF, Paris. (4) Laurent Pelpel, "La Formation architecturale en France au XVIIe siècle" in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 2, Paris, mars 1978. (5) Ibid. (6) Christian Devillers, Bernard Huet, Le Creusot, naissance et développement d'une ville industrielle (1782-1914), préface de Louis Bergeron, Champ vallon, Seyssel, 1981. (7) Cité par Laurent Pelpel, art. cit. (8) J.N.L. Durand, Précis des leçons d'Architecture données à l'Ecole Royale Polytechnique, Paris, 1819. (9) Laurent Pelpel, art. cit. (10) J.N.L. Durand, op. cit., pp. 27-29. (11) Ibid., p. 3. (12) Ibid., p. 18. (13) Ibid., pp. 6-7. (14) Ibid., p. 32. (15) Emile Müller et Emile Cacheux, Les habitations en tous pays, situation en 1878, avenir, J. Dejey et Cie, Paris, 1879. 76 (16) César Daly, "Toast aux ingénieurs", in Revue Générale de l'Architecture et des Travaux Publics, T. 34, Paris, 1877, pp. 160-166. (17) Ibid. (18) Guide Musée d'Orsay, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1986. (19) Mies van der Rohe, puriste s'il en est, a souvent transgressé ces principes en donnant à ses poteaux des profils particulièrement travaillés. (20) Le Corbusier, Les trois établissements humains, Minuit, Paris, 1957. (21) Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris, 1965. (22) Le Corbusier, Urbanisme, Crès, Paris, 1925, (réédition, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1966). (23) Raymond Unwin, L'étude pratique des plans de ville, Paris, 1922, (réédition l'Equerre, Paris, 1981). (24) Voir à ce sujet Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 8 et 9 : "De l'art urbain à l'urbanisme", Paris, avril 1981-janvier 1982 et Les premiers urbanistes français et l'art urbain, 1900 - 1930, sous la direction de Jean-Pierre Gaudin, In Extenso, Ecole d'Architecture de Paris Villemin, 1987. (25) Ibid. (26) J. Guadet, Eléments et théorie de l'architecture, T. 4., Librairie de la Construction Moderne, Paris, s. d. (1902 ? ), p. 49. (27) Voir par exemple Daniel Pinson, L'indépendance confisquée d'une ville ouvrière, Chantenay, ACL, Nantes, 1982, p. 168. (28) Jean-Pierre Gaudin, "Savoirs et savoir-faire dans l'urbanisme en France au début du siècle", in Les premiers urbanistes français et l'art urbain (1900-1930), op. cit., p. 62. (29) Marcel Poëte, Introduction à l'urbanisme, Boivin, Paris, 1929, pp. 1-3. (30) Stübben, Der Städtebau, A. Kröner, Stuttgart, 1907. (31) "Henri Prost" in Urbanisme n° 88, Paris, 1965, pp. 4 et 8. (32) Ibid., p. 11. (33) Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, Plon, Paris, 1937, réédition Gonthier, Paris, p.46. (34) Ibid., p. 47. (35) Brian Taylor, "Discontinuités planifiées : villes coloniales modernes au Maroc" in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 9, op. cit., pp.44-63. (36) Léon Jaussely, "Avertissement" introduisant l'édition française (1922) de L'étude pratique des plans de villes de R. Unwin, op. cit. (37) Ibid. (38) Victor Considérant, Description du Phalanstère, Paris, 1848, réédition "Ressources", Paris-Genève, pp. 39-40. (39) Marie-Jeanne Dumont, La Fondation Rothshild et les premières HBM de Paris (1900-1925), SRA, Paris, 1984 (publié chez Mardaga, Liège, en 1991, sous le titre Le logement social à Paris, Habitations à bon marché, 1850-1930). (40) La banlieue Oasis (sous la direction de Katherine Burlen), PUV, Saint Denis, 1987. (41) Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 10. (42) Brian Brice Taylor, Le Corbusier et Pessac, Fondation Le Corbusier, deux tomes, Paris, 1972. (43) Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 10. 77 (44) Camillo Sitte, L'art de bâtir les villes, traduit et présenté par D. Wieckzorek (édition allemande, Vienne, 1889), L'Equerre, Paris, 1980, p. 91. (45) Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 13. (46) Ibid., pp. 68-69. (47) R. Unwin, op. cit., p. 124. (48) Le Corbusier, Le Modulor, Ed. de L'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne, 1948, réédition Denoël-Gonthier, p. 107. 78 Chapitre 4 L'USAGE DANS LES DOCTRINES ARCHITECTURALES L'immédiateté du spectacle est, selon moi, l'illusion de l'architecture. J'ai toujours été frappé par ce brutal enthousiasme (ou ce franc dépit) que manifestaient la plupart des architectes dans leur perception première de l'architecture, souvent essentiellement visuelle. Un spectacle s'offre à eux, dont ils jouissent d'une manière intense, lorsque l'architecture fait vibrer ce sens hypertrophié des architectes : l'organe de la vue. L'instant est fondamental et au plus durera-t-il le temps d'une visite, celle qu'enseigne Bruno Zevi dans Apprendre à voir l'architecture (1), ce classique du renouvellement de l'apprentissage architectural des années 65. L'architecture n'est plus jugée à partir d'un point fixe, celui qui met en perspective la façade par exemple, mais dans une démarche cinétique par laquelle le mouvement dévoile dans l'œuvre une succession de spectacles renouvelés. La proposition de Bruno Zevi est certes neuve, mais elle maintient l'architecte dans cette situation d'éternel voyageur, pour ne pas dire d'éternel voyeur. La culture de l'architecte reste trop souvent ce catalogue d'images ou de films collectionnés dans les voyages, comme autrefois l'on faisait le voyage de Rome, ou dans les revues d'architecture. J'en donne ici une image sans doute caricaturale : l'activité de l'architecte est sous un contrôle social qui empêche en amont le délire formel, et exige de l'architecture qu'elle se conforme relativement au programme de son commanditaire. Mais la manière dont le milieu des architectes, dans sa grande majorité, juge ensuite l'œuvre architecturale fait largement abstraction de cet aspect, en tout cas le réduit à sa plus simple expression : la qualité plastique de l'espace produit est sa principale préoccupation. Elle participe de ces multiples instants de plaisir esthétique qui vont construire sa culture, la former, constituer ensuite les références de son propre travail, copiées et reproduites à l'envie, ou interprétées et renouvelées, ou encore détournées et renversées, pour créer d'autres spectacles et d'autres surprises et participer à ce marché de l'image que tend à devenir en certaines périodes la création architecturale. L'architecte reste encore trop souvent sous l'emprise envoûtante de ce spectacle qui le met dans la même situation que le pèlerin du XIIe siècle, voyageant de ville en ville et d'église en église jusqu'à Saint Jacques de Compostelle, éprouvant à chaque étape l'émerveillement de l'élan en direction de Dieu, vers lequel l'emportaient édifices romans puis gothiques : beauté de l'instant, spectacle d'un jour. 79 L'architecture monumentale se prête bien à ce regard sur l'espace : elle consacre l'instant, le temps court, l'échappée, la cérémonie quelquefois unique dans la vie, jamais recommencée. Provincial, je n'ai assisté qu'une fois à un spectacle d'opéra au Palais Garnier : y reviendrai-je ? Dans cette circonstance on est placé dans la même posture que l'architecte, en contemplation devant l'espace architectural, pour peu qu'on y prête attention au-delà du spectacle, et même comme dans un rituel d'accompagnement du spectacle qui nous permet d'imaginer ou de situer concrètement les scènes de la vie sociale bourgeoise sous le Second Empire. Et pourtant des hommes et des femmes travaillent quotidiennement dans cet espace, en ont nécessairement une autre perception ; derrière les foyers, les salons et la salle de spectacle, il y a tout ce monde des coulisses : les artistes et la régie. Le logement a sans doute été le révélateur de cette autre perception de l'espace architectural, qui n'en fait plus simplement un lieu cérémoniel ou un lieu de spectacle, un lieu d'occasions exceptionnelles dans un espace exceptionnel, regardé comme tel, mais le lieu d'un vécu quotidien. Je sais bien qu'il existe des maisons qui sont d'abord des maisons à voir, maisons d'architectes comme il se doit, maisons conçues pour que l'on parle de vous, maisons faites pour les visiteurs, maisons à visiter donc, mais non maisons à habiter. Ces gens se mettent en représentation et l'on se croirait à l'époque des "appartements de parade" du XVIIIe siècle. Et pourtant le logement, auquel les architectes ont contribué avec tellement d'ampleur depuis la seconde guerre mondiale, appelle une autre façon de concevoir l'espace, liée précisément à cette autre perception de l'espace que souhaite y trouver le principal intéressé : l'habitant. Elle relève du quotidien, sollicite plus intensément les cinq sens, intègre le cycle des saisons, implique les rapports sociaux et familiaux, l'histoire personnelle. Au plaisir fugitif de l'instant se substitue l'être-bien dans sa peau seconde qu'est précisément l'habitat. Ce qui est en premier lieu une forte demande sociale dans le domaine de l'habitat le devient aussi pour d'autres espaces où l'homme est appelé à être plus présent : ses lieux de travail, plus couverts que jamais, le champ étant depuis longtemps relégué à la portion congrue, le bureau et l'usine l'ayant désormais supplanté, mais aussi les lieux d'éducation, lieux d'une occupation longue et quotidienne de l'enfant, puis de l'adolescent. C'est dire à quel point cette "grandeur et misère du quotidien", dont Henri Lefebvre a voulu montrer l'importance nouvelle (2), engage à aborder l'architecture d'une autre manière, à faire en sorte que l'architecte modifie sa posture de travail, fasse du spectacle architectural qu'il veut produire le supplément d'âme que l'habitant ou l'écolier aspire dans le vécu quotidien de son espace familier. A l'immédiateté de l'émotion esthétique, interprétation sans doute réductrice de la conception kantienne, dont l'un des aboutissements est le choc esthétique des avant-gardes, peuvent être substitués d'autres modes de jouissance esthétique. Jean Lacoste propose comme alternative l'"attention" qu'il emprunte à Simone Weil : "L'attention comme intentionnalité, précise-t-il, corrige ce que la conception kantienne, fondée exclusivement sur le sentiment de plaisir, peut avoir 80 d'exclusivement "esthétique" et subjectif, dans la mesure où l'attention laisse être l'objet qu'elle découvre ; en même temps, rendant ainsi tribut à la découverte du rôle constitutif du sujet dans l'expérience du beau, elle traduit en termes modernes l'élan vers l'essence, vers les choses mêmes, dans leur inépuisable permanence." (3). Or la découverte implique, et Jean Lacoste le note plus loin, la durée, je dirais une familiarité qui peut consister en quelque sorte à habiter l'objet, à le pénétrer, à dialoguer avec lui, à se l'approprier en fait. En est-il autrement lorsque l'on repasse un disque, mieux le passage d'un disque, lorsque l'on emporte une cassette (et pas n'importe laquelle) pour la réécouter, mettre ses deux oreilles dans le casque, une sorte de boîte qui vous enveloppe avec le son comme une maison musicale qui pourrait être une maison tout court ? On ne se contente plus, alors, de la regarder, cette maison, mais on la vit, on y vit, avec, par exemple, ce cycle solaire de 24 heures dont a tant parlé Le Corbusier et qui finit par prendre sens puisque non seulement l'astre solaire anime "le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière", mais glisse sur la peau au moment et à l'endroit où on le souhaite, incluant ainsi le toucher (sens traditionnellement exclu du beau artistique) dans l'appréciation de l'œuvre, elle-même intimement liée à la nature. Dans cet ordre d'idées, Michel Serres a suggéré des pistes subtiles avec ses "maisons-boîtes" (4). Ces considérations me conduisent à la notion d'usage en architecture, concept dont la présence paradigmatique dans les théories architecturales les plus lointaines (l'"utilitas" de Vitruve) , encore forte à la Renaissance et à l'époque classique, a sans doute beaucoup perdu de son importance avec la dévalorisation kantienne de l'utile, bien qu'en architecture (et Kant lui-même l'a dit), cette dimension restait et reste, quoi qu'on y fasse, irréductible. Réhabilité par le Mouvement Moderne dans le concept de "fonction", qui concerne autant la destination sociale de l'espace que ses performances mécaniques, l'utile a retrouvé une certaine légitimité avec l'art moderne, comme médiation de la "beauté rationnelle" (Paul Souriau) (5). Le concept d'usage, pour sa part, a fait l'objet d'un emploi réactivé, il y a quelque quinze/vingt ans, à la faveur d'une profonde remise en cause, précisément, des effets de l'urbanisme fonctionnel ; le terme est très directement lié à cet autre substantif (utilisé par Le Corbusier lui-même, d'ailleurs) qui concernait les personnes pour lesquels l'architecture était un lieu de vie ou d'activités : les usagers (6). Ce mot, galvaudé, se distinguait en même temps du terme de consommateur, concept issu de l'évolution fordiste de la société, qui renvoie à une multiplicité d'objets offerts à la vente et soumis à la concurrence, et empruntait par ailleurs à des modes d'utilisation qui provenaient des services publics : ainsi dit-on les usagers du métro. Transféré à l'architecture pour signifier une occupation ou une utilisation des lieux, le concept est à la fois approprié dans la mesure où nombre d'édifices accueillent des services publics et en même temps trop général dans la mesure où la complexité des pratiques qui s'y déroulent et la qualité des personnes qui les fréquentent ne 81 peuvent se satisfaire d'une telle réduction de sens, n'étant en rien comparables à la fonction unique remplie par des services tel que le transport (7). Qualifiant les pratiques et non plus ceux qui les mettent en œuvre, la notion d'usage paraît beaucoup plus riche et moins généralisatrice ou uniformisante. Elle remplace avantageusement un concept comme celui d'utilisation qui donne une signification essentiellement instrumentale à la pratique de l'espace : ce dernier revêt, à partir de là, une finalité quasiment unique, excluant tout un ensemble de qualités annexes qui accompagnent la stricte utilisation. Ainsi une salle de classe sera-t-elle définie par sa capacité surfacique à recevoir un certain contingent d'utilisateurs, en l'occurrence des enfants, excluant toute une somme de pratiques, de comportements ou d'aspirations exigeant de l'espace des configurations adéquates (volumes, lumière, dimensionnement, mobilier...). Le concept d'usage est également mieux approprié que ceux plus particuliers à l'architecture que sont la "destination" et la "fonction". Le terme destination renvoie à l'élaboration du programme et à la définition du projet. Il désigne ainsi une utilisation envisagée, qui fait souvent l'objet de prescriptions réglementaires et débouche sur une normalisation de l'espace architectural : le logement et l'espace scolaire ont été des lieux privilégiés, dans les années 70, de cette entreprise inspirée par les exigences de rentabilité constructive. Le concept de fonction assume parfaitement le sens de cette rationalité : la métaphore mécanique ou biologique traduit bien le fonctionnement ou le "métabolisme" de l'architecture : machine composée de pièces ayant chacune sa place, articulées correctement avec les autres, ou corps (ou plutôt partie de corps) composé d'organes ayant chacun son rôle, connectés naturellement aux autres. Le Corbusier, apôtre du fonctionnalisme a magnifiquement illustré cette conception du corps-machine en concluant son ouvrage Urbanisme par la reproduction des planches d'un manuel scolaire d'histoire naturelle : "organes précis, caractérisés. Enchaînement logique des opérations" est le commentaire dont il accompagne le dessin, reproduit, de l'appareil digestif (8). Le concept de destination, étant donné la racine étymologique du mot, comme celui de fonction, mettent l'objet au-dessus du sujet qui se trouve lui-même manipulé par l'espace : au moins est-il condamné par ces concepts à la passivité. La destination suppose un deus ex machina, souverain de son choix, l'imposant à celui auquel est destiné l'espace à créer. La fonction place, pour sa part, l'individu dans un rapport de dépendance vis à vis des opérations dictées par la machine : l'habitant est traité par les fonctions spatiales comme l'aliment est traité par l'appareil digestif, si l'on veut pousser la métaphore à l'extrême. La fonction domine l'individu qui est théoriquement contraint de s'y soumettre ; leur relation est univoque : la fonction est théoriquement établie pour une opération prédéterminée, quasi incontournable. L'usage, encore plus que l'utilisation, suppose au contraire un acteur, non pas l'individu passif auquel on destine l'espace, ni l'élément humain auquel l'édifice ou le lieu désigne une fonction, mais un producteur d'actes répétés et complexes qui mettent l'espace dans une situation d'accord ou de conflit avec celui qui le pratique. L'usage suggère le terme de l'usage qui est l'usure, mais il appelle d'autres significations, en particulier celle qui, par le pluriel, désigne des pratiques sanctionnées 82 par le temps et la conformité sociale : les usages, substantif abondamment utilisé par Viollet-le-Duc pour parler des conventions et des pratiques sociales devenues "coutumes" d'une société. Le concept de convention revêt plusieurs acceptions, au moins deux, selon que l'on se réfère à la pratique artistique ou aux pratiques sociales et domestiques. Rapporté à la première, il évoque aujourd'hui, dans l'esprit de la plupart des architectes, les règles académiques, par conséquent l'immobilisme, voire la copie et l'imitation pure et simple, un ensemble de recettes codifiées ou d'habitudes intériorisées, condamnées et condamnables, si l'on se place du point de vue des théories modernes de l'art, orientées vers l'innovation, la rupture, le renouvellement ininterrompu. Pour le Mouvement Moderne, par exemple, seule est acceptable la norme, le "standard", car, élaborés de manière rationnelle, ils constituent seulement le cadre, "conforme" aux réalités de la société "machiniste", qui permet à l'invention de prendre librement son essor, en harmonie avec les possibilités supposée de la matière, qu'elle soit inerte ou vivante (9). En réalité, le Mouvement Moderne ne faisait qu'adapter là, au bénéfice de ses conceptions urbanistiques et architecturales, un outil de gestion technique et sociale dont la société industrielle avait elle-même besoin, pour prendre en charge des pans entiers de la vie quotidienne des populations, et dont l'aboutissement est aussi d'une certaine manière l'émergence de l'"Etat-providence" (P. Rosanvallon) ou du "social-étatisme" (J. Julliard). Michel Verret a bien montré, du point de vue des masses populaires, les avantages et les inconvénients de la norme, garantie du minimum vital (y compris dans l'espace du logement) et outil de contrôle social (10). Le concept englobe jusqu'ici un contenu dont la signification reste étroitement techniciste, mais il peut aussi admettre une extension de contenu dans le sens anthropologique ; on parlera ainsi de normes de comportement pour expliquer les attitudes des groupes et des individus dans leurs rapports réciproques ou vis à vis d'institutions telles que l'Etat, la famille, etc. Ceci me permet d'aborder une deuxième acception du concept de convention, dont la signification, d'abord sociale, peut aussi, si l'on suit Marion Segaud qui se réfère elle-même à l'architecte Bernard Huet, admettre une extension de sens en architecture, sans nécessairement coïncider avec la connotation péjorative transmise, comme je l'ai dit plus haut, d'une certaine évolution de l'histoire de l'art (11). Les conventions constituent alors des éléments de pratiques ou de dispositions matérielles et formelles, acceptés et partagés, qui permettent la reconnaissance mutuelle au sein d'une structure sociale donnée, dès le moment où ils fondent un accord convenu, implicitement ou explicitement, un langage commun, condensé, mais que la pratique répétée, la reproduction quasi-invariante, dans le cours du développement historique et la transmission de la mémoire collective, charge d'une richesse de sens allant au-delà de son évidence pratique ou de son seul énoncé verbal sous une forme contractée. Ainsi, chez nous, admettra-t-on que le concept chambre signifie conventionnellement chambre à coucher, ce qui fonde une destination convenue (une convention) 83 depuis plusieurs siècles en Europe (un type architectural précis s'appuyant sur un modèle culturel précis, si l'on reprend des catégories conceptualisées par Henri Raymond) (12), alors que le concept "bît" (équivalent du mot chambre en arabe) appellera la précision "el naâs" pour recouvrir les mêmes pratiques et des configurations d'aménagement comparables. Si nous prolongeons cette illustration, on peut également estimer que, sans qu'il soit nécessaire de le dire explicitement, les "usages" (avec ici un sens assez proche de convention) font de la chambre un espace plus particulièrement privé dans l'habitation, pour ne pas dire intime. Ainsi, les conventions, comme ensemble de dispositions pratiques et de dispositifs matériels sur lesquels on s'accorde, constituent-elles les exigences minimales d'arrangement (au sens quasi-contractuel du terme) permettant à l'architecte de conformer plus ou moins exactement l'espace, dans ses différentes dimensions, fonctionnelles et esthétiques, à une attente qui n'est pas toujours explicitement, ni extensiblement, formulée par l'habitant. A l'origine l'utilité, entre la solidité et la beauté Au demeurant le concept d'usage, sur lequel je serai amené à revenir, m'apparaît le terme le plus approprié pour désigner aujourd'hui, à propos de l'architecture, l'un des trois paradigmes fondant l'art de bâtir. Depuis sa tentative d'existence autonome inaugurée par Vitruve, l'auteur romain du De Architectura, la théorie architecturale semble en effet s'être toujours définie à partir des trois grands niveaux que l'architecte romain désignait par Firmitas, Utilitas et Venustas. C'est également à ces trois concepts que se réfère Alberti à la Renaissance dans l'élaboration de son traité De Re Aedificatoria (1452) (Françoise Choay le considère comme le texte véritablement instaurateur de la discipline) (13), bien qu'il en modifie sensiblement la terminologie et le contenu : Necessitas, Commoditas, Voluptas ; et les ouvrages les plus récents, quant à eux, ne peuvent faire l'économie d'un détour par ces concepts lorsqu'ils prétendent aborder d'un point de vue théorique une catégorie relevant de l'un ou l'autre de ces niveaux. Philippe Boudon n'y échappe pas en 1971 lorsqu'il produit un "essai d'épistémologie de l'architecture" intitulé : Sur l'espace architectural. Je le suis volontiers lorsqu'il affirme qu'il y a, dans cette partition, une "constante" de la "permanence trinitaire" et qu'elle ne peut trouver son origine seulement dans "l'habitude mentale" (14). Mais ce n'est pas tant cette trinité dont je voudrais parler ici que de la place constamment réservée dans cette tripartition au concept paradigmatique d'utilité et à sa version plus actuelle et plus appropriée d'usage. Ph. Boudon lui-même souligne à la fois la permanence des trois parties et la modification sensible de signification qui affecte, dans l'histoire de l'architecture et de la pensée architecturale, le contenu de chaque niveau : la voluptas d'Alberti devient chez Blondel (le deuxième) la "décoration", chez Nervi la "forme", sa firmitas devient "construction" chez le premier, et "structure" chez le second et enfin sa commoditas devient "distribution" et "fonction". J'ai mentionné aussi plus avant la divergence qui s'était établie entre Blondel et Boullée dans le rapport d'appartenance de chacun de ces trois niveaux à la science et à la technique. La décoration est chez Blondel seule digne d'être fille de la 84 "science", les autres niveaux relevant du savoir-faire ; à l'inverse, Boullée liait ces trois niveaux dans une même exigence d'intégration à la pensée scientifique, au-delà de leur application concrète. Quelle qu'en soit l'exact contenu, l'utilité, qu'elle soit "commodité", "distribution", "fonction" ou "usage" participe étroitement de la production architecturale et en constitue l'une des dimensions irréductibles et qui, de plus, apparaît la distinguer notablement des autres disciplines artistiques : par sa finalité même, qui consiste à réaliser l'abri d'activités de la société humaine, l'architecture remplit une fonction qui n'a pas son équivalent dans les autres arts, et en fait, selon Valéry, "le plus complet des arts" (15). Cette dimension, historiquement fondée dans les plus lointains traités d'architecture, n'a peut-être pas, pourtant, toute l'attention qu'elle mérite et semble s'être laissée dominée au cours des ans par le spectacle de plaisir (étroitement kantien) que bien des architectes attendent désormais avant tout de leur discipline. D'une certaine manière il est assez paradoxal qu'en cela elle ait suivi l'invitation de Blondel (pourtant si attentif à la distribution, nous allons le voir) réservant la décoration à la "science" architecturale et les autres parties au tribunal de la pratique (16). Ceci n'est sans doute pas indifférent à la division professionnelle entre architectes et ingénieurs du bâtiment d'une part, nous l'avons vu, mais aussi à l'incapacité, somme toute normale, de fonder l'étude de l'usage sur les sciences humaines, celles-ci ayant finalement été constituées assez tardivement, en tout cas pour certaines d'entre elles : sociologie et anthropologie en particulier. Aussi, dans ce domaine, l'architecte a-t-il été longtemps abandonné à un spontanéisme sociologique non sans quelque pertinence (dans la mesure où il acceptait de respecter les conventions dont j'ai parlé plus haut), ou bien aux impératifs de sa morale, comme Guadet, ou bien encore à un effort de raison très louable, dans l'analyse des "usages", comme Viollet-le-Duc. Françoise Choay, dans la Règle et le Modèle, montre comment l'architecte humaniste Alberti, également auteur d'un traité sur la famille, se livre laborieusement à un classement des humains pour fonder un classement des édifices : "Lorsqu'on voit l'abondance et la variété des édifices, dit Alberti, il faut bien admettre qu'ils ne sont pas dus à la variété des usages et des plaisirs, mais essentiellement à la diversité des hommes" (17). Celle-ci se résume finalement à une "élite peu nombreuse [de] personnages de premier plan et [une] multitude [de] petits". Ce sont bien évidemment les premiers qui intéresseront l'architecte : Alberti les considère alors à partir de leur fonction politique, génératrice d'une demande en matière de construction. L'adéquation entre le projet de l'architecte et cette demande ressort du niveau de la "commodité". On débouche alors sur une division des édifices en deux grandes catégories qui vont fonder pour longtemps le classement de l'architecture : les bâtiments publics et les constructions privées. Ils sont issus logiquement de deux aspects qui relèvent de la vie des hommes : leur activité professionnelle d'une part et leur vie personnelle d'autre part. L'entreprise d'Alberti n'est pas sans intérêt : elle constitue une première tentative d'élucidation du rapport entre les espaces d'un édifice et les pratiques 85 sociales complexes auxquelles s'y livrent les hommes de son temps. L'exemple de la villa, développé par Alberti dans le Livre V (qui forme avec le Livre IV le niveau de la commodité), manifeste un souci de précision autant au niveau de la description des activités sociales (vie quotidienne, vie relationnelle) que des prescriptions architecturales, suggérant la configuration la plus adéquate des bâtiments aux services qu'ils doivent rendre. Cela ne s'effectue pas, toutefois, sans une certaine influence de l'admiration pour les systèmes politiques de l'antiquité, dont l'idéalisation est quelque peu transférée, dans le regard d'Alberti, sur l'élite du Quattrocento (18). L'idéal de la Renaissance s'inscrira, avec une grande force, dans la préséance que conservera Vitruve dans les traités italiens succédant à celui d'Alberti, qu'il s'agisse de Serlio, de Palladio ou d'autres. Par cette référence privilégiée à l'art de l'antiquité, comme expression la plus accomplie de la beauté naturelle, et par la place très grande donnée à l'homme, être de Dieu contestant la toute puissance de la religion, se médiatise un mode de conception architecturale qui donne une place considérable aux figures géométriques idéales de Platon, retravaillées par le moine Luca Pacioli, et à une certaine vision anthropomorphique de l'architecture. Il y a là, pour reprendre les concepts de Henri Raymond illustrés dans l'exemple de la villa palladienne, un processus de la commutation/transmutation établissant le pont entre la société humaniste de la Renaissance et la configuration spatiale du projet, entre l'activité politico-mathématique de Daniele Barbaro et le travail architectural de Andrea Palladio (19), faisant s'entrecroiser le "discours architectural" et la "référence à une parole humaniste". L'explication palladienne est claire à ce sujet, lorsqu'elle se dit par les mots, audelà des figures abstraites, "transmutées", du dessin : "...De même que dans les corps humains, certains membres désagréables et laids ne laissent pas d'être utiles aux autres qui sont plus nobles et plus beaux..., aussi dans les bâtiments, il doit y avoir des parties de grande apparence et d'autres moins ornées... Mais comme l'auteur de la nature a voulu que les plus beaux membres fussent les plus exposés à l'œil, et qu'il a caché les autres qui n'étaient pas si honnêtes, il faut pareillement faire en sorte que les principales parties d'un édifice se présentent d'abord à la vue..." (20). On a ici, au chapitre clairement annoncé de la "commodité", l'affirmation d'un effet de représentation, à argument anthropomorphique, qui résume peut-être la conception des architectes de la Renaissance italienne et qui s'inscrira comme une tradition dans leur pensée architecturale. Les architectes français semblent de ce point de vue avoir initié une autre conception, plus moderne et plus pratique de la "commodité", à travers le concept de "distribution". La comparaison établie par Claude Mignot à ce sujet, lorsqu'il met en parallèle le traité de Serlio (1537) et celui de l'architecte français Le Muet (1613) (21) pourrait le laisser penser, comme les avatars du Bernin à propos de Versailles, rapportés par Charles Perrault et cités par Viollet-leDuc (22). Ce dernier témoignage reste toutefois quelque peu suspect, car il est traversé par des préjugés nationaux et des intérêts particuliers. Mais il y reste peutêtre, quant au fond, quelque chose de vrai : ceci nous permet de noter à la fois la complexification des usages et l'apparition d'une nouvelle manière de les prendre en compte dans la production de l'architecture française au XVIIe siècle. 86 Commodité, distribution, composition L'ouvrage de Pierre Le Muet, dont Viollet-le-Duc est un des rares théoriciens à souligner les mérites, désigne son objet-même par ce titre : Manière de bâtir pour toutes sortes de personnes. En cela il suggère un rapprochement avec le Sixième Livre du Traité de Serlio, Degli Habitationi di tutti li gradi degli huomini. A la différence de ce dernier ouvrage, dont les plans restent marqués par la qualité des figures géométriques et le silence sur le mode de construction, le traité de Le Muet attache une grande attention à la destination des pièces, à leurs agencements et articulations ainsi qu'à un certain nombre de détails constructifs. Ainsi, dans les pièces, la position de la cheminée est-elle subordonnée au passage de la poutraison, délaissant une axialité de l'âtre pourtant considérée comme plastiquement préférable. L'indication graphique de la position possible du lit intervient également dans le choix d'emplacement de la cheminée, traduisant à la fois la spécialisation de la pièce et la priorité architecturale de l'usage sur la décoration. Dans ce travail, dont la base de départ est donnée par la parcelle urbaine (la plus petite ayant 27 m2), la "commodité" occupe une grande place, d'autant mieux étudiée que les contraintes de surface sur les plus petites parcelles rendent l'organisation des pièces et la définition de leur volume difficile. Cette opération délicate donne naissance à un concept nouveau dont Jacques-François Blondel fera le principe directeur du niveau de la commodité dans son Cours d'architecture (1771-1777), la "distribution". L'ouvrage de Le Muet a cette originalité, en regard de ses contemporains et même de ses successeurs, de présenter l'habitation d'une "société toute entière, du bas en haut de l'échelle" (Viollet-le-Duc), mais aussi, et cela est peut-être lié à la finalité de l'ouvrage (il vise à améliorer la qualité des immeubles urbains) de trouver un équilibre entre les contraintes d'usage, de construction et de configuration formelle. Il introduit bien, d'une certaine manière, à une préoccupation importante dans la société du XVIIIe siècle, celle de la recherche de confort et d'intimité en lieu et place des exigences de représentation, sans doute devenues trop pesantes dans la société aristocratique de cette époque. L'esprit en est très bien traduit dans les Mémoires de Charles Perrault, citées par Viollet-le-Duc, et met en confrontation une conception italienne et une conception française, querelle à laquelle les sentiments nationalistes de Viollet-le-Duc ne sont sans doute pas indifférents, je l'ai dit. La dispute oppose Le Bernin, l'architecte rendu célèbre par la colonnade qui précède la Basilique Saint-Pierre de Rome, et le Ministre Colbert : "Le Cavalier n'entrait dans aucun détail, ne songeait qu'à faire des grandes salles de comédies et de festins et ne se mettait en peine de toutes les sujétions et de toutes les distributions de logements nécessaires : choses qui sont sans nombre, et qui demandent une application que ne pouvait prendre le génie vif et prompt du cavalier, car je suis persuadé qu'en fait d'architecture il n'excellait guère que dans les décorations et les machines de théâtre. M. Colbert, au contraire, voulait la précision, et savoir où et comment le Roi serait logé, comment le service se pourrait faire commodément... ; il ne cessait de composer et de faire des mémoires de tout ce qu'il fallait observer dans la distribution des différents logements, et fatiguait extrêmement l'artiste italien. Le 87 cavalier n'entendait rien et ne voulait rien entendre à tous ces détails, s'imaginant qu'il était indigne d'un grand architecte comme lui de descendre dans ces minuties" (23). Cette incompréhension mit fin à la mission d'achèvement du Louvre confiée au Bernin ; Claude, le frère de Charles en profita pour réaliser cette autre colonnade célèbre. Mais ce qui nous intéresse essentiellement dans cette affaire n'est pas tant la querelle italo-française qu'une nouvelle exigence, formulée auprès de l'architecte : la satisfaction de la "commodité" s'effectue désormais par l'art de la "distribution". Ce nouvel aspect du savoir-faire de l'architecte constituera, je l'ai dit plus haut, un chapitre essentiel du Cours d'architecture de Jacques-François Blondel (24), et son enseignement inspirera tous les architectes formés sous l'influence de l'Académie au XIXe siècle. Guadet le considère encore, à la fin du XIXe siècle, comme le théoricien le plus averti pour ce qui touche l'habitation et y fait constamment référence, comme si rien d'essentiel ne s'était dit, ni n'avait été construit dans ce domaine depuis Blondel, j'y reviendrai. Blondel, précisément cité par Guadet, abonde dans le sens ouvert par Charles Perrault et confirme les effets pratiques d'un savoir-faire spécifiquement français : "Il semble même que depuis environ 50 ans, les architectes français aient à cet égard inventé un art nouveau... Avant ce temps nos édifices en France, à l'imitation de ceux d'Italie, offraient à la vérité une décoration extérieure où l'on voyait régner une assez belle architecture, mais dont les dedans étaient peu logeables et où il semblait qu'on eût affecté de supprimer la lumière ; on avait même de la peine à y trouver la place d'un lit et des principaux meubles, les cheminées occupaient la plus grande partie des pièces et la petitesse de portes donnait une faible idée des lieux auxquelles elles donnaient entrée" (25). Ces considérations conduisent Blondel à affirmer que "la distribution doit être le premier objet de l'architecte, la décoration même dépend absolument d'un plan déterminé : c'est la distribution qui établit les longueurs et hauteurs d'un édifice". Au-delà de l'argument de raison qui s'ébauche ici, annonçant une science de la distribution et l'inversion d'un rapport qui privilégiait la décoration au détriment de la commodité, tout un ensemble de phénomènes sociaux touchant l'évolution des modes de vie dans l'aristocratie expliquent cette nouvelle attention de l'architecte. Jusqu'à une date récente cette question n'avait intéressé que les historiens et les sociologues. Après Jean Fourastié, qui fait dater cette évolution du Château de Champs sur Marne (26), Pierre Lavedan insiste sur le rôle des femmes de l'aristocratie pour obtenir auprès des architectes des dispositions permettant une plus grande indépendance des appartements privés dans les grandes demeures de la noblesse, et à l'intérieur de ceux-ci, plus d'intimité. C'est ainsi que les dégagements se substituent à l'enfilade, brisant les perspectives monumentales qui cédaient à l'apparat : "Il faut essuyer tous les vents coulis des portes afin qu'elles soient vis à vis les unes des autres, disait Madame de Maintenon, il faut périr en symétrie" (27). Avec la parution, en 1984, de Architecture domestique et mentalités, Monique Eleb-Vidal et Anne Debarre-Blanchard ont établi le lien qui manquait généralement entre les études des historiens (28), les écrits théoriques des architectes et les 88 réalisations les plus significatives dans le domaine de l'habitation française aux XVIIIe et XIXe siècles. On peut s'étonner du moment quelque peu tardif auquel apparaît un tel type de recherche sur l'usage dans l'architecture de l'habitation. A mon sens, en sollicitant les lumières de l'histoire et de la sociologie, la recherche en architecture après 68 avait tout d'abord quelques comptes à régler avec l'urbanisme et la question du logement du plus grand nombre, qui lui est liée. Ceci explique l'intérêt centré, dans un premier temps, sur le logement social et ce qui est apparu comme son origine, les cités patronales du XIXe siècle, production à laquelle se sont peu mêlés les architectes. Cette question étant provisoirement épuisée, il était logique que la recherche s'oriente vers d'autres directions qui, en tout état de cause, ne sont pas sans relation avec le logement social des années 60 de ce siècle, en particulier pour expliquer sa distribution normalisée. L'étude de l'habitation aristocratique et bourgeoise, et celle du savoir-faire des architectes dans ce domaine, constituent de ce point de vue un éclairage essentiel. Elles me semblent en effet démontrer que le seul rapport que le logement social ait conservé avec l'habitat populaire du XIXe, qu'il soit rural ou urbain, autonome ou patronal, réside dans la surface ; au niveau de son organisation, de sa composition et de sa distribution, le logement a fini par emprunter au modèle bourgeois un certain nombre de dispositifs, notamment ceux qui assuraient la gestion des intimités, en rejetant par ailleurs toute une série d'autres aspects attachés à la position dominante de ces couches sociales (la domesticité en particulier et les dispositifs de sa présence dans les appartements aristocratiques et bourgeois). Cette parenthèse étant fermée, il me faut revenir à ce problème de l'usage en architecture et en suivre le cheminement dans la pensée des architectes. Celui-ci doit être resitué dans le balancement inégal qui agite les trois niveaux vitruviens et qui, au fil du développement historique, donnera à tel ou tel aspect une importance plus ou moins grande, soit en fonction de l'évolution des pratiques et des conceptions artistiques, soit en fonction des modifications des usages sociaux. Il est, de ce point de vue, essentiel de ne pas oublier le rapport dialectique qui articule ces trois niveaux. Ainsi, sans oublier le recul de la "finalité externe" (l'utilité) au profit de la "finalité interne" (la perfection) dans la pensée esthétique du XVIIIe siècle (29), on peut estimer que l'évolution du concept de commodité dans la théorie de Blondel est largement liée au problème de l'habitation et à la pression sociale qu'opère l'aristocratie dans la définition de sa demande. L'attention des architectes à la distribution en est donc l'écho le plus exact dans l'organisation architecturale des projets. L'appartenance à des milieux sociaux proches facilite cette "commutation", car, à l'évidence, les projets dont s'occupe la grande majorité des architectes sont formulés par la noblesse ou la grande bourgeoisie naissante. En ce sens, la préoccupation de Le Muet, architecte "ordinaire" du Roy, s'intéressant aux fortunes les plus modestes, apparaît largement marginale. Deux siècles après Le Muet, un siècle après Blondel, nous sommes, avec Violletle-Duc, dans un contexte déjà profondément différent : les valeurs de la société bourgeoise, les applications des premières découvertes scientifiques transforment les hommes et le paysage. J'ai déjà souligné le crédit et les espoirs que Viollet-le-Duc mettait dans la science et la technique, mais il faut encore souligner la contribution 89 qu'il réclame de la science pour faire que l'architecture réponde aux "mœurs" de l'époque. Viollet-le-Duc n'a pas simplement, comme Blondel, la préoccupation d'une évolution des modes de vie qui concernerait étroitement sa clientèle, il a un regard sur la civilisation occidentale, son inscription dans l'histoire et dans l'espace. Cela me paraît autant une caractéristique de l'époque que de l'homme lui-même. La consolidation ou la formation des nations démocratiques, la quête d'une histoire nationale (et plus largement la nouvelle vision de l'histoire dans le développement des "civilisations"), les conquêtes coloniales élargissent l'horizon des sociétés occidentales. Viollet-le-Duc, restaurateur des Monuments Historiques (30) et activiste politique, participe entièrement à cette nouvelle sensibilité. Cette hauteur de vue historique donne aux propos de Viollet-le-Duc concernant le chapitre de la finalité sociale de l'architecture une densité tout à fait remarquable, bien que, comme le souligne Philippe Boudon, il ne reprenne pas comme définition de l'architecture la trinité vitruvienne. Elle n'est pourtant pas absente de sa théorie de l'architecture qui aborde tout autant la construction que la composition et la proportion. Le concept de "composition" est précisément celui qui joue un rôle comparable à celui que remplissait la "distribution" de Blondel, mais avec une ampleur de vue autrement large et beaucoup plus systématisée : elle renvoie à l'idée d'"habitudes de civilisation" et de "programme", mot également relativement neuf pour désigner le contenu de la commande et que l'on trouve déjà chez Boullée (31). Ainsi pour Violletle-Duc, "la composition architectonique devant dériver absolument : 1° du programme imposé, 2° des habitudes de la civilisation au milieu de laquelle on vit, il est essentiel, pour composer, de posséder un programme et d'avoir le sentiment exact de ces habitudes, de ces usages, de ces besoins" (32). Nous trouvons là, à l'évidence, une conception étonnamment moderne du rôle que peut jouer la connaissance de l'usage dans la mise en forme architecturale ; à travers des concepts tel que celui d'"habitudes de civilisation", on voit surgir la préfiguration du "modèle culturel", et la trilogie "habitudes", "usages" et "besoins" ne doit pas être considérée ici comme le résultat d'un élan lyrique, mais bien plutôt comme l'expression de trois concepts ayant leur signification propre, distincte. Même si cela n'est pas exactement explicite, le concept d'usage semble ici à l'articulation entre des "habitudes" qui trouvent leur source dans la tradition culturelle et des "besoins" qui s'inscrivent dans une actualité et un avenir des modes de vie. Enfin la nécessité pour l'architecte d'en "avoir le sentiment exact" constitue à mon avis une invitation à intégrer un certain niveau de connaissance élevée, pour ne pas dire scientifique, du social dans la conception du projet. Viollet-le-Duc revient de nombreuses fois sur cette importance de l'usage et souligne à quel point il doit soumettre la forme architecturale : "La composition première, celle qui, en définitive commande à toutes les autres, est toujours la disposition exigée par nos habitudes civiles ou religieuses". Cette conviction l'entraîne à critiquer la dérive académique de l'architecture de l'époque classique : "Cette façon de prendre la composition architectonique à rebours, c'est-à-dire de faire passer la forme, et une certaine forme, avant l'expression la plus simple d'un besoin, nous paraît 90 conduire l'art de l'architecture à sa ruine... La composition architectonique, au lieu d'être une déduction logique des divers éléments qui doivent constituer un édifice, comme le programme, les habitudes, les goûts, les traditions, les matériaux, la manière de les mettre en œuvre, n'est plus qu'une formule "académique". (33). La mise à contribution de ces principes, qui peuvent apparaître à première vue de simples déclarations d'intentions, est très heureusement illustrée dans l'Histoire d'une maison, livre destiné à un public d'adolescents (34) mais en réalité beaucoup moins innocent qu'il n'y paraît au premier abord. Cet ouvrage fait de l'initiation architecturale d'un jeune garçon le prétexte à la conception d'une maison bourgeoise située à la campagne. Le Chapitre II est entièrement consacré à la composition du projet et révèle l'acuité d'observation de Viollet-le-Duc dans le domaine des modes de vie : elle est véritablement à la hauteur des meilleurs textes d'ethnographie. La définition du plan suit ainsi étroitement l'analyse des pratiques sociales qui se développent dans les différents espaces : les proportions des pièces sont déterminées en fonction du mobilier et des usages qui s'y déroulent, car "le hasard ne peut trancher la question" (35). Pour toute ces opérations, la raison est invoquée : "Un salon, une chambre à coucher, peuvent être carrés ; mais une salle à manger, du moment qu'elle est destinée à contenir plus de dix personnes à table, doit être plus longue que large, pour la raison qu'une table augmente en longueur suivant le nombre des convives, mais non en largeur". Au-delà des volumes, l'emplacement des communications est soigneusement choisi, permettant au passage la critique de l'axialité, dogme du classicisme ; le travail de composition, argumenté par la prise en compte des pratiques domestiques va jusqu'au détail architectural le plus menu : "Ainsi entrerons-nous dans cette salle à manger, non dans l'axe, mais latéralement, ce qui est plus commode ; car vous savez que, lorsqu'on se dirige vers la table ou qu'on sort de dîner, les messieurs offrent le bras aux dames. Il est donc bon qu'en sortant ou en entrant on n'ait pas un obstacle qui puisse entraver la marche de ces couples" (36). Ces quelques extraits me semblent montrer que l'invocation de l'usage par Viollet-le-Duc n'est pas une simple déclaration de principe, gratuite, seulement liée à l'étendue de sa culture historique et à sa conscience d'une histoire des civilisations ; il y a aussi de sa part une attention très aiguë portée aux mœurs de l'époque, à leur mode d'effectuation particulière dans la sphère domestique, avec un sens de l'observation et du détail tout à fait remarquable et un esprit conséquent dans la pratique projectuelle, puisque les résultats de ce regard rejaillissent sur la conception architecturale. Certes le lieu de ces observations reste principalement centré sur l'habitation de la moyenne bourgeoisie, mais Viollet-le-Duc brosse par ailleurs un tableau de l'habitation, dans les derniers chapitres de ses Entretiens (37), qui s'avère tout à fait exhaustif, même s'il reprend une classification finalement très conventionnelle, le conduisant de l'habitation urbaine à la rurale, de l'hôtel à la maison de campagne. S'appuyant sur l'analyse historique de divers exemples, Viollet-le-Duc propose des idéaux-types d'architecture pour l'hôtel, catégorie d'habitation qui occupe 91 l'essentiel du "XVIIe entretien" et pour la maison urbaine unifamiliale, seconde catégorie développée dans la quasi-totalité du "XVIIIe entretien". Ce dernier type lui paraît la solution d'avenir, qu'il dit ne voir ni dans l'immeuble à loyer, ni dans la cité patronale. La description qu'il en donne apparaît correspondre à la maison d'un employé, couche populaire sans doute en relative expansion au XIXe siècle : elle lui donne aussi l'occasion de développer ses arguments en faveur de l'utilisation du fer dans l'habitation, matériau susceptible d'en faire baisser le prix et de rendre "la maison privée accessible aux fortunes médiocres" (38). A travers cette attention équilibrée, accordée tant à l'habitation des gens aisés (l'hôtel) qu'à celle des familles modestes, Viollet-le-Duc affirme bien ce qui le distingue des architectes liés à l'Académie, peu intéressés par l'habitation populaire sinon à travers l'immeuble de rapport (mais César Daly ne dit-il pas que "son type général n'accorde qu'une faible part aux conceptions élevées de l'art et aux fantaisies de l'imagination") (39). En même temps il se situe dans la même optique qu'eux, celle de la profession libérale, ce qui le conduira en 1877 à créer la Société Nationale des Architectes, Société concurrente de la Société Centrale des Architectes créée en 1840 (40). Quoique d'une manière sans doute exagérée, Monique Eleb-Vidal a raison de souligner l'existence, dans l'analyse des usages et les prescriptions architecturales auxquelles procède Viollet-le-Duc, d'un discours normatif, tendant à couvrir la vie sociale des jugements de sa propre classe d'appartenance. C'est en particulier des notions bourgeoises comme celle de "l'amour du foyer" qui le conduisent à condamner l'immeuble à loyer au profit de la maison urbaine individuelle : "l'amour du foyer" n'est en effet pas tant considéré comme une éventuelle réalité sociale et familiale, constatée par l'observation, que produit comme une norme souhaitable pour la société : "Il faut convenir que rien n'est mieux fait pour démoraliser une population, dit ainsi Viollet-le-Duc, que ces grandes maisons à loyer dans lesquelles la personnalité de l'individu s'efface et où il n'est guère possible d'admettre l'amour du foyer" et, de ce dernier, il affirme plus loin qu'il "découle de l'amour du travail, de l'ordre et d'une sage économie" (41). Discours déjà entendu ! Pourtant cela n'entache que relativement une certaine lucidité de Viollet-le-Duc quant à l'importance attribuée à la question de l'usage. Il me semble qu'en cette matière il est difficile de faire grief aux architectes de produire, au lieu et place d'une sociologie qui n'existe pas encore, ou à peine, un discours sur les mœurs qui, si éclairé par la raison veuille-t-il être, se laisse aisément égarer par les préjugés de la classe d'appartenance. De la morale académique à la mécanique fonctionnaliste D'ailleurs, sur ce plan, Viollet-le-Duc est loin d'arriver à la hauteur des architectes les plus en vue du courant académique. Guadet est sans doute, à ce niveau, celui qui met, avec le moins de pudeur possible, la morale au poste de commande dans l'interprétation des programmes. Sa présentation du lycée Buffon (42), construit par l'architecte Vaudremer, est sans conteste un modèle du genre, à la mesure de le valeur exemplaire que semble avoir, pour Guadet, l'édifice lui-même. Les différents principes 92 de la composition, en plus d'être décrits, sont ici justifiés par des rappels incessants sur les facilités de surveillance : "Il importe que l'accès aux classes soit facile, et que pour s'y rendre les élèves n'aient pas à traverser des locaux où la surveillance serait impuissante. Les classes seront dès lors autant que possible au rez-de-chaussée, leurs portes bien en vue...". Et si Guadet prodigue par ailleurs de nombreux conseils sur la lumière dans les classes, leur aération, leur dimensionnement, il ne peut s'empêcher de revenir à l'aspect disciplinaire : "J'insiste enfin en terminant sur la facilité de surveillance qu'il est nécessaire d'assurer dans toutes les parties de l'édifice : elle sera toujours difficile et il ne pourra résulter de la composition des complications, des obscurités, des cachettes..." (43). En réalité, pour Guadet, le programme est un en soi, fourni par une autorité qui en garde, seule, le privilège d'interprétation : toute discussion sur ce plan est exclue et la seule attitude convenable pour l'architecte consiste à communier avec la conception de l'autorité commanditaire (44). Ceci n'est sans doute pas dénué de bon sens, étant donné la nature du rapport qui lie le client et l'architecte, mais on abandonne ainsi largement la réflexion sur l'usage, quelle que soit la précision du programme, à la soumission conformiste aux normes établies et à la tradition. L'appartenance de Guadet à l'élite des Grands Prix de Rome l'entraîne, dans son cours de théorie, vers les grands programmes monumentaux, ceux que met en œuvre l'Etat dont l'appareil se renforce au XIXe siècle (lycées, palais de justice, prisons, hôpitaux...). Or nous sommes là en face de programmes relativement nouveaux : les conventions qui, à défaut d'une appréhension plus réfléchie de l'usage comme la conduit Viollet-le-Duc, mettent en correspondance, surtout dans le domaine de l'habitation, l'architecte et son client, n'interviennent plus de manière aussi évidente. Cette circonstance explique largement l'apparition de programmes formalisés et plus précis et même de prescriptions normalisées. Ainsi dans l'exemple précédemment cité du lycée, et après l'énumération d'un certain nombre de "recommandations générales", Guadet illustre-t-il les "règles principales auxquelles doit satisfaire un plan de lycée" par l'analyse commentée du lycée Buffon à Paris et du lycée de Grenoble, œuvres l'un et l'autre de l'architecte Vaudremer. Il reste par là-même dans l'esprit d'une certaine tradition académique de l'imitation, même si la nouveauté du programme l'oblige à chercher ses références dans des exemples contemporains. Mais ce qui est intéressant, c'est le développement de ses commentaires analytiques, concernant les dispositions architecturales, en normes généralisables, donnant ainsi, pour une salle de classe accueillant 32 élèves, un carré de 7m de côté, soit une surface par élève de 1, 53 m2, ou encore, dans les dortoirs, une surface de 6, 60 m2 par personne et une hauteur de 4 m, soit un cube de 26, 40 m, etc. (45). Pour ce qui la concerne, l'habitation occupe dans l'ouvrage de Guadet une place très réduite : l'hôtel reste le seul édifice architectural digne de l'intérêt de l'architecte et ce qu'il désigne sous le nom d'habitation collective relève plus du casernement que de l'immeuble de rapport. 93 Pourtant, à l'écart du très officiel Guadet, de l'Ecole des Beaux-Arts et de l'Académie, un petit nombre d'architectes commencent à s'intéresser à l'habitat des populations ouvrières. Leur fréquentation des ingénieurs, qui traitent la question depuis déjà plus d'un demi-siècle pour le patronat, et surtout leurs relations avec les philanthropes et les hommes politiques qui sont à l'origine de la loi sur les HBM de 1894, les conduit à une réflexion sur la conception du logement bon marché appuyée sur les mœurs ouvrières. Plusieurs recherches récentes (46) ont mis en évidence le rejaillissement de l'élaboration des programmes des sociétés HBM, d'initiative privée (la Fondation Rotschild et son fameux concours de la rue de Prague à Paris en 1904) et d'initiative municipale (l'OPHBM de la Ville de Paris en 1913), sur la conception des appartements et des ensembles de logements. De nouvelles compétences sont exigées de l'architecte, pressé de satisfaire à l'hygiène, à l'économie, mais aussi aux manières de vivre des classes populaires. L'architecte Augustin Rey, le lauréat du concours de la Fondation Rotschild, ouvert sur le terrain de la rue de Prague en 1904, apparaît l'un des plus conscients de la nécessaire évolution du métier d'architecte : "L'architecte pour étudier la question du logement du travailleur, dans ses moindres détails, doit se faire humble, devenir petit, ne se rebuter de rien, ne pas chercher à faire valoir uniquement ses qualités d'artiste en belles façades, en ordonnances monumentales qui n'ont rien à faire ici, car en définitive, est-ce une façade que nous habitons ?... S'identifier avec les ouvriers, c'est nécessaire pour comprendre le foyer que réclame l'ouvrier. Toute étude, même des plus infimes détails, est nécessaire" (47). Augustin Rey, un temps salarié de la Fondation Rotschild, ce qui déplut au milieu, cessa progressivement l'exercice de la profession pour devenir un spécialiste international de l'hygiène appliqué à l'habitation populaire. Mais il était sans doute le représentant le plus convaincu d'une cohorte d'architectes qui travaillèrent par la suite, sous la direction de Labussière, l'architecte-voyer de la ville de Paris, pour les HBM de l'Office public créé en 1913. Ce dernier ouvrit même en son sein une agence d'architecture, la première agence publique en quelque sorte. Un important travail de réflexion sur le logement populaire fut développé à cette occasion : le premier concours ouvert sur deux terrains de la ville de Paris en 1913 permit ainsi de définir deux types de logement dont la composition correspondait à deux modes de vie ouvriers identifiés par les agents de l'Office : un type destiné à une population d'origine rurale récente, avec salle commune, et un type pensé pour une catégorie d'ouvriers urbanisés d'assez longue date, avec cuisine séparée de la salle à manger. Ces deux types, dits "Henri Becque" et "Emile Zola", illustraient la volonté de la Ville de Paris de cerner au mieux la population qu'elle se proposait de loger (48). Cette démarche, fondée sur une observation relativement attentive des modes de vie ouvriers, procédait de ce que j'ai appelé une typification pragmatique (49), dont l'origine n'est pas sans rapport avec l'approche qui avait été celle de l'architecte Pierre Le Muet. Elle est, à mon sens, une posture exactement opposée à celle du Mouvement Moderne qui partira non pas d'une population connue concrètement (autant que faire se peut), mais d'une abstraction : la masse prolétaire (le "logement de masse") pour laquelle sera pensé un produit de masse, fabriqué selon les modes les plus avancés de 94 la civilisation machiniste. Ce sera l'amorce d'une typification dogmatique qui dominera après la seconde guerre mondiale. Auparavant l'expérience HBM du début du siècle avait accumulé les réflexions déjà engagées avec les travaux d'Augustin Rey pour l'immeuble Rotschild de la rue de Prague, les réalisations d'autres fondations et celles issues des concours lancés par l'Office de la Ville de Paris à partir de 1913 : les architectes y inventèrent des dispositifs originaux ou en systématisèrent d'autres : le système des cours ouvertes, le système des immeubles à redents, (autant de formes de groupement qui se souciaient de faire pénétrer air et soleil dans les appartements), ainsi que les différentes typologies que j'ai mentionnées plus haut. Cette somme d'études et de réalisations, si insuffisante ait-elle été sur le plan quantitatif, engendra une tradition édilitaire finalement assez neuve par bien des aspects, tranchant nettement avec la production des immeubles de rapport qui l'avait précédée, et déboucha vers 1930 sur des réalisations aussi intéressantes que les immeubles de la ceinture de Paris et la Cité-Jardin de Suresnes, tentative de rapprochement du système anglais de la Garden City et de l'expérience HBM d'immeubles collectifs à Paris. C'est précisément ces "taudis modernes" que Le Corbusier dénoncera avec virulence dans La Ville Radieuse, publiée en 1935. Les immeubles HBM de la ceinture de Paris y sont pris comme cible de la polémique corbuséenne contre la "rue corridor", la rue qui produit les encombrements de la circulation hippo- et automobile et l'asphyxie des logements. Avec le Mouvement Moderne, l'usage se réduit essentiellement au concept de "fonction", participant de la trinité moderniste formulée par l'architecte-ingénieur Nervi : " fonction, forme, structure". Le Corbusier dans sa version écrite de la Charte d'Athènes introduit ce concept pour définir l'urbanisme : "Les clefs de l'urbanisme sont dans les quatre fonctions : "habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler", formule devenue on ne peut plus célèbre. Il est malgré tout difficile d'affirmer que Le Mouvement Moderne assume sur cette question de l'usage une unité de vue totale. En approfondissant quelque peu, on pourrait vérifier que l'apparent accord du "sérail", comme a bien voulu l'appeler Tom Wolfe, repose avant tout sur son hostilité au courant académique, sur quelques positions de principe concernant le "Zeitgeist" (l'esprit du temps), en particulier la référence machiniste, et quelques modes de distinction formels : la terrasse, le dépouillement... Au-delà, la personnalité de chacun, mais aussi le contexte de son exercice professionnel, influaient assez considérablement sur conception et production. Cette remarque est particulièrement valable pour le logement, et la manière dont les architectes du Mouvement Moderne prenaient en compte, au-delà de leur généreux engagement sur la production du logement du plus grand nombre, la question de l'usage. Sur ce sujet Philippe Boudon a produit un parallèle intéressant entre la conception du plan de l'architecte hollandais J.J.P. Oud pour ses maisons mitoyennes du Weissenhof de Stuttgart (1927) et celui de Le Corbusier pour ses maisons du lotissement Frugès de Pessac (1924) (50). Le premier apparaît plus attentif aux pratiques 95 domestiques, à leur enchaînement, à leur spécificité, à leur distinction, tandis que le second cède à la tentation du peintre, à la création d'un spectacle architectural. Il semble à ce sujet que les architectes hollandais et allemands, sans doute par inclination ou disposition culturelle, mais aussi parce qu'ils étaient beaucoup plus impliqués dans la production du logement social, attachaient une grande attention à certains dispositifs architecturaux ayant fait leur preuve dans le logement populaire. D'une manière bien plus importante que Le Corbusier, qui, mis à part Pessac, ne construisit dans l'entre deux guerres que des habitations de bourgeois amateurs de moderne, les architectes de l'Europe du Nord, en particulier allemands, durent ainsi se conformer aux leçons de l'épreuve habitante. Ce fut en particulier toute l'attitude de Ernst May à Francfort, et il y a une distance considérable entre la conception que cet architecte avait par exemple de la cuisine (51), "clef du plan", lieu d'expérimentation important des recherches sur le logement social à Francfort, et le "poste de pilotage" que proposera après la guerre Le Corbusier pour ses Cités Radieuses. Au dispositif réfléchi à partir d'une certaine réalité des pratiques domestiques s'oppose la vision hypertechnicienne de Le Corbusier assimilant la "maîtresse" de maison au pilote du "Constellation" des années 50 (52). Au-delà de ces nuances, malgré tout non négligeables, E. May et Le Corbusier se retrouvent à Francfort, au 2ème congrès des CIAM en 1929, pour fonder la doctrine du Mouvement Moderne sur le "logis minimum". Industrialisation, rationalisation et standardisation sont convoquées par les uns et les autres pour jeter les bases de cette "machine à habiter" qui fera les heures de gloire de l'architecture française au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le rapport présenté par Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret à Francfort donne une idée parfaite de la teneur des arguments avancés par le Mouvement Moderne : "L'habitation est un phénomène éminemment "biologique", il est aussi "statique". Mais les méthodes de l'Académie l'ont conduit à l'impasse, créant la "crise du logement". Il faut trouver et appliquer de nouvelles méthodes claires, permettant de composer des plans d'habitations utiles, s'offrant naturellement à la standardisation, à l'industrialisation, à la taylorisation". Ce passage introduit un texte qui se conclut par la nécessité d'une "révision des fonctions d'habitation", appelée par l'industrie, et d'un abandon des "usages consacrés par la tradition". Entre temps Le Corbusier nous aura donné sa définition des fonctions dans l'habitat, chaîne d'opérations ayant une "logique d'ordre biologique" : "L'exploitation domestique consiste en une suite régulière de fonctions précises. La suite régulière de ces fonctions constitue un phénomène de circulation. La circulation exacte, économe, rapide, est à la clef de l'architecture contemporaine. Les fonctions précises de la vie domestique exigent divers espaces dont la contenance minimum peut-être fixée avec assez de précision ; à chaque fonction il faut un contenant minimum type, standard, nécessaire et suffisant (échelle humaine)" (53). Toute l'entreprise du Mouvement Moderne tourne autour de cette conception ergonomique de la vie domestique : les "fonctions" domestiques consistent en des actes biologiques simples, élémentaires, rudimentaires, une reconstitution métabolique du corps humain, incarnés dans des pratiques culinaires, hygiéniques, 96 alimentaires, réparatrices (le sommeil), situés hors d'une histoire, d'une culture, d'une conscience, de rapports sociaux et des "usages consacrés par la tradition". Cette mécanisation des pratiques domestiques conduira à la production de manuels pratiques de normalisation, tel que le "Neufert", ouvrage conçu par le professeur du Bauhaus du même nom (Ernst Neufert), assistant de Gropius. Paru en Allemagne dans les années 30 et traduit en français dès le lendemain de la guerre, cet ouvrage fut la bible de toutes les agences d'architecture (54). En fait, ce genre d'étude alimentera la production des logements jusque dans les années 70 (55), contribuant à la modélisation de ce logement indifférencié, simplement ajusté à la taille de la famille, qui a fait l'ordinaire de nos Z.U.P. (56). L'homme du logement de masse sera devenu lui-même un homme général, abstrait, strictement identique de Berlin à Constantine. La société bureaucratique de consommation a finalement retenu du Mouvement Moderne ce qui le démarquait le plus nettement des autres courants d'architecture, cette "esthétique de l'ingénieur" qui légitimait une normalisation de l'espace-logement et qui s'est avérée dans les faits, au lendemain de la seconde guerre mondiale, un outil particulièrement bien adapté à cette vaste entreprise publique du logement qu'a affronté l'Etat capitaliste français. Le concept de fonction est le dernier avatar du paradigme vitruvien de l'utilitas dans les doctrines architecturales, avant qu'un vent d'air frais venu des sciences sociales ne balaie les feuilles mortes de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts et l'utopie urbanistico-architecturale machiniste du Mouvement Moderne. Ce concept de fonction m'apparaît en réalité, aujourd'hui, une dégradation certaine de tous les concepts qui ont pu accompagner l'idée permanente, quelles qu'en soient les fluctuations, de la finalité sociale de la discipline. J'ai tenté ici d'en dresser les contours, en brossant rapidement l'histoire du niveau d'"utilité" dans les principaux textes théoriques produits par les architectes. D'une manière assez paradoxale, alors que l'architecture s'attelait à cet immense problème du logement du plus grand nombre, le Mouvement Moderne renonçait aux moyens qui lui auraient permis de mieux cerner les populations mal connues dont il voulait soutenir les aspirations, et s'abandonnait aux illusions d'une résolution du problème de l'habitat par des réponses techniques. Le concept de fonction est en ce sens une réduction du concept d'utilité, de commodité ou d'usage Il traduit bien le poids des déterminations non maîtrisées qui pèsent sur celui qui accomplit tel ou tel rôle : il y a là l'implacable assignation à une place définie une fois pour toute, comme un impossible dépassement de l'attribution imposée. Qu'il intéresse les sujets ou les objets, le concept de fonction les assimile aux rouages d'une mécanique imperturbable qui nie toute forme d'initiative, de changement de place et d'attribution. Les sujets eux-mêmes deviennent machines en ce sens qu'ils sont surdéterminés par la "machine" biologique de leur corps ("respirer, entendre, voir"), articulée elle-même avec la grande machine de la nature ("soleil, espace, verdure"). C'est de fait cette pensée technicienne qui a dominé et a été appliquée dans la vulgate réifiée de la Charte d'Athènes : grands ensembles et Z.U.P.. Cela ne veut pas dire que le niveau idéologique, la dimension culturelle et éthique de l'existence soient évacués en théorie, ils sont simplement subordonnés à la vision technicienne de la vie 97 sociale, totalement pénétrés par elle, au point qu'elle en devienne la substance. L'invocation des sciences sociales, assez fréquente dans les déclarations du Mouvement Moderne, n'est plus alors qu'un alibi, qu'un cautionnement scientifique de plus, détourné de son contenu véritable, pour accréditer socialement les postulats de la "science du logis". Ce n'est sans doute pas autrement qu'il faut lire le 86ème article de la Charte d'Athènes affirmant que "le programme (de la ville) doit être dressé sur des analyses rigoureuses faites par des spécialistes. Il doit prévoir des étapes dans le temps et dans l'espace. Il doit rassembler en un accord fécond les ressources naturelles du site, la topographie de l'ensemble, les données économiques, les nécessités sociologiques, les valeurs spirituelles." (57). Pourtant cet appel à la rigueur, en particulier sociologique, devient rapidement un hymne au service de la machine, servi chez Le Corbusier par un lyrisme idéologique et des valeurs morales parfois douteuses. La Cité Radieuse en est le témoin : "La maîtresse de maison est à ses fourneaux préparant la nourriture : la famille est autour d'elle, le père et les enfants. Tous, ils sont autour du "feu", y passant le temps de la journée qui consacre l'institution même de la famille : les heures de repas". A ce programme familial, Le Corbusier associe un programme urbanistique : contre l'illusion du "rêve virgilien" (le pavillon), il propose la "commune verticale sans politique" et nourrit lui-même l'illusion d'une reconstruction de l'unité sociale par l'architecture de sa Cité Radieuse : "Le rassemblement des foyers réalise les phénomènes d'entraide, de défense et de sécurité, d'économie et d'épanouissement de la solidarité industrielle capable de servir à des buts fraternels, cadeaux des techniques modernes" (58). On en revient au même point : architecture et technique déterminent le social. J'ai souligné plus haut les nuances indéniables qu'il fallait introduire entre les différentes personnalités qui animaient le Mouvement Moderne ; je renouvelle cette remarque, bien que citant plus qu'abondamment Le Corbusier. En réalité, je ne fais que traduire ici une situation que nous vivions quotidiennement à la fin de l'Ecole des Beaux-Arts : nous étions remplis de la parole corbuséenne, et il faut bien dire aussi qu'il a été le principal héraut du Mouvement Moderne. Manifestes écrits et dessinés compensèrent souvent de sa part l'absence de réalisations. Wright ne disait-il pas de lui, chaque fois qu'il avait terminé un édifice : "Eh bien, maintenant qu'il a fini un bâtiment, il va écrire quatre livres pour en parler" (59). En tout cas, dans les années 65, il était pour les étudiants architectes que nous étions, l'essentiel de notre culture architecturale, en particulier dans le domaine des doctrines formulées par l'écrit. Ses thèses présentaient la cohérence d'un système : elles n'étaient pas sans trouver un certain écho dans nos aspirations à nous référer aux grandes idéologies révolutionnaires qui allaient s'exprimer en mai 1968. Au demeurant j'aurais tenté dans ce chapitre de repérer à la fois la permanence du concept d'utilité dans l'histoire des doctrines architecturales et en même temps ses fluctuations. Il s'agit là d'une question à mon sens essentielle pour la conception architecturale. Elle est à la fois un moment nécessaire du processus de conception architecturale, maintes fois réaffirmé dans les doctrines, mais en même temps une dimension si complexe qu'elle prend à défaut le concepteur, soit qu'il l'estime relativement secondaire en regard de l'exercice de son art, soit qu'il ne parvient pas à 98 établir la correspondance souhaitée entre l'usage et l'édifice à construire, faute d'une compétence suffisante à cet endroit. Et pourtant , il s'agit bien d'un aspect du projet où l'architecte attend aussi, généralement, une certaine réussite ; c'était en tout cas ce que les architectes du Mouvement Moderne espéraient, si l'on s'en tient à leur déclaration, en particulier dans le champ si complexe de l'habitat. Dans ce domaine précis, il semble qu'ils aient échoué, mais la question s'est longtemps posée de savoir si la faillite des grands ensembles était surtout liée à la crise de société qui a suivi les trente glorieuses, à la fois économique, sociale et culturelle, si elle n'était pas aussi celle de l'architecture moderne du logement, ou encore, à l'intérieur de cette dernière question, si cette faillite n'était pas plutôt celle de la vulgate technico-architecturale du Mouvement Moderne que celle de ses éminences grises, en particulier Le Corbusier. Différentes recherches effectuées sur les ensembles d'habitat social me convainquent qu'on ne peut pas dissocier le produit architectural de l'ensemble des opérations technico-bureaucratiques qui ont présidé à la réalisation de ces grands ensembles. Y compris sur le plan de la configuration, forme urbaine comme expression plastique, les grands ensembles adhèrent au projet de production étatique du logement, accompagnent par leur "monumentalisation" (B. Huet), la tendance au gigantisme qui caractérise les initiatives de la société capitaliste de cette période. L'esthétique, au départ rebelle, du Mouvement Moderne n'est pas, finalement, sans épouser l'évolution techno-bureaucratique de la société industrielle. Lorsque s'effondreront les dogmes qui fondaient cette vision du développement économique et du progrès, la production du logement elle-même participera de cette chute dans la mesure où elle aura constitué, elle aussi, une opération inscrite exactement dans cette logique. Même ce qui, dans cette production, tout en acceptant l'essentiel de sa logique, arrive à dépasser la complicité avec le système mis en cause, en offrant un supplément d'âme qui tient à la capacité de l'œuvre "géniale" de transcender le caractère contingent de son émergence, même cette oeuvre est sérieusement mise à mal. Les Cités Radieuses de Le Corbusier en sont les témoins: résidence de luxe à Marseille, taudis réhabilité pour partie en logements destinés à l'accession et pour partie en école d'infirmières à Briey, immeuble à demi abandonné à Firminy où l'on veut le détruire, H.L.M. à la limite d'être devenu comme les autres à Nantes. Ce qui pourrait encore parvenir à sauver les Cités Radieuses de Le Corbusier n'est donc pas tant, semble-t-il, ce qui les caractérise comme logement, comme lieu architectural conforme à sa destination initiale, mais essentiellement l'expression rebelle, marginale, exceptionnelle, artistiquement forte par laquelle Le Corbusier a voulu traiter la question du logement du plus grand nombre. Au fond l'usage n'est plus ici essentiel, l'architecture reste, avec la force des multiples manifestes égrenés tout au long de la vie de Le Corbusier : les pilotis, la terrasse, le pan de verre, etc., matérialisés et exposés dans la ville elle-même, témoignages de plus d'un art moderne qui, par le choc esthétique, a voulu affirmer son extériorité vis à vis du monde quotidien. Alors ma question n'a peut-être plus lieu d'être : l'usage a-t-il autant d'importance pour l'architecture ? Celle-ci n'est-elle pas ce qui reste au-delà de l'usage 99 d'un moment, ce que prouveraient les multiples reconversions de bâtiments dans l'histoire (62) comme dans la période récente, puisque des usines deviennent logements et des logements deviennent bureaux (ou écoles, comme la Cité Radieuse de Briey) ? Mais, dans ce domaine, l'habitat lui-même, et depuis longtemps, n'a-t-il pas été le témoin de ces réadaptations incessantes à l'usage, en particulier l'habitat rural populaire qui faisait, il y a quelques années encore, le bonheur des citadins étouffant dans la ville ? Le problème de l'habitat des grands ensembles est peut-être qu'au-delà de sa matérialité technique, il n'a pas la moindre qualité qui serait la base de départ d'une réadaptation réussie aux pratiques d'habiter actuelles. Loin d'infirmer que l'usage n'est pas essentiel dans la production initiale de l'architecture, ces ensembles prouvent au contraire que sa réduction fonctionnelle, mécanique et techniciste, réduit aussi les possibilités d'une réadéquation aux usages d'aujourd'hui. Ma conviction est précisément que c'est dès le moment où une réflexion sur l'usage a été intégrée à la conception de l'espace architectural, à sa définition, à son enrichissement, que l'œuvre architecturale est capable, par la suite, de surmonter l'obsolescence de ses dispositions initiales, qu'accompagnera tôt ou tard l'évolution des modes de vie, et de retrouver en elle-même et dans ses éléments constitutifs initiaux, pensés pour d'autres temps, les supports à une reconversion pleine de significations nouvelles. Car précisément l'usage ne se limite pas à un ensemble de pratiques fonctionnelles, il intègre aussi un niveau idéel, fait de représentations sociales, de mythes et de rites, mémorisés pour partie dans les pierres de la ville, à travers un ensemble de dispositions spatiales et de formes construites, dont les figures conventionnelles fondent l'identité d'une communauté urbaine. Et celle-ci ne peut être pensée hors de l'histoire, comme le prétendait le Mouvement Moderne, hors d'une mémoire que porte aussi la ville et que seule la guerre (et encore ?) ou la folie des hommes peuvent faire ressembler au cimetière d'automobiles. C'est cette dimension que l'architecture moderne avait oubliée et que les sciences sociales sont venu lui rappeler. NOTES (1) Bruno Zevi, Apprendre à voir l'architecture, Minuit, Paris, 1959. (2) Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, Paris, 1968, p. 72. (3) Jean Lacoste, L'idée de beau, Bordas, Paris, 1986, p. 115. (4) Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, Paris, 1985, p. 154. (5) Cité par Jean Lacoste, op. cit., p. 24. (6) Voir André Sauvage, "De l'usager en architecture", in Recherche sociologique, vol. XX, n° 1, 1989, Louvain, pp. 97-112. (7) Encore que cela reste discutable : le métro est finalement une vaste architecture souterraine qui comprend autres choses que des rames... (8) Le Corbusier, Urbanisme, Crès, Paris, 1925, pp. 287 sq. (9) Le Corbusier, Manière de penser l'urbanisme, (Ed. de L'Architectrure d'Aujourd'hui, Boulogne, 1946) réédition Gonthier, Paris, 1977, pp. 175 sq. 100 (10) Michel Verret, L'espace ouvrier, A. Colin, Paris, 1979. (11) Marion Segaud, Esquisse d'une sociologie du goût en architecture, Thèse d'Etat, Université de Paris X - Nanterre, 1988. (12) Henri Raymond, L'architecture, les aventures spatiales de la raison, CCI.-Centre G. Pompidou, Paris, 1984. (13) Françoise Choay, La règle et le modèle, Seuil, Paris, 1980. (14) Philippe Boudon, Sur l'espace architectural, Dunod, Paris, 1979. (15) Paul Valéry, Eupalinos ou l'architecte, Gallimard, Paris, 1944. (16) Mais c'est bien là une conception du temps, puisque Kant, qui classait l'architecture dans les "arts de l'image et de la forme", à côté de la sculpture et de la peinture, notait aussi que "l'usage constitue une condition restrictive pour les idées esthétiques." (E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), traduction de F. Alquié, Gallimard, Paris, p. 279). (17) Cité par Françoise Choay, op. cit., p. 101. (18) Voir Françoise Choay, op. cit., p. 113. (19) Henri Raymond, op. cit., pp. 61 sq. et p. 95. (20) Cité par G.K. Loukomski, Andrea Palladio, A. Vincent et Cie, Paris, 1927. (21) Pierre Le Muet, Manière de bien bastir pour toutes sortes de personnes, Paris, 1663 (Réédition Pandora, Paris, 1981 avec introduction et notes de Claude Mignot). (22) Mémoires de Charles Perrault de l'Académie Française, et premier commis des bâtiments du Roy, Avignon, 1659, cité par Viollet Le Duc, Entretiens, Morel, Paris, 1863, T. I, pp. 370-371. (23) Ibid., op. cit. (24) Jacques-François Blondel, Cours d'Architecture ou traité de la décoration, distribution et construction des bâtiments, contenant les leçons données en 1750, et les années suivantes, Desaint, Paris, 1771. (25) Cité par Guadet, Eléments et théorie de l'architecture, Librairie de la Construction Moderne, Paris, s.d. (1902 ? ), T. II, p. 39. (26) Jean et Françoise Fourastié, Histoire du confort, PUF, Paris, 1950, p. 16. (27) Pierre Lavedan, Les monuments de France, Arthaud, Paris, 1970, p. 551. (28) En particulier Norbert Elias, La société de cour, Calmann-Lévy, Paris, 1974 et Philippe Ariès, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Seuil, Paris, 1975. (29) E. Kant, op. cit., p. 159. (30) Viollet-le-Duc participera activement à la défense de Paris en 1871 et sera élu conseiller municipal au Faubourg Montmartre en 1874. (Biographie donnée en annexe aux Entretiens, op. cit.). (31) "Programme tendant à constater combien l'architecture nécessite l'étude de la nature", in Boullée, Essai sur l'Art, Hermann, Paris, 1968, p. 69. (32) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., p. 330. (33) Ibid., p. 339. (34) Viollet-le-Duc, Histoire d'une maison, Hetzel, Paris, 1873. (35) Ibid., p. 15. (36) Ibid., p. 19. (37) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., XVIIe, XVIIIe et XIXe entretiens. (38) Ibid., p. 306. 101 (39) Cité par M. Eleb-Vidal et A. Debarre Blanchard, "Architecture Domestique et Mentalités", In Extenso, Ecole d'architecture de Paris-Villemin, 1984-1985, vol. II, p. 30 (réédité sous le titre Architectures de la vie privée, AAM, Bruxelles, 1989) : César Daly, L'architecture privée au XIXe siècle sous Napoléon III. Nouvelles maisons de Paris et des environs, Morel et Cie, Paris, 1864. (40) Voir Jean-Jacques Aillagon, "Les devoirs de l'architecte", introduction au discours de Viollet Le Duc portant le même titre, in Les Cahiers de la Recherche Architecturale n° 2, Paris, pp. 31-32. (41) Viollet-le-Duc, Entretiens, op. cit., pp. 304-305. (42) J. Guadet, op. cit., T. II, chap. II, pp. 229 sq. (43) Ibid., p. 237. (44) Ibid., p. 244. (45) Ibid., T. I, chap. I, pp. 101-102. (46) Ibid., T. I, chap. II, p. 241. (47) Jean Taricat et Martine Villars, Le logement à bon marché, chronique, Paris (18501930), Apogée, Boulogne, 1982 et Marie-Jeanne Dumont, La Fondation Rotschild et les premières habitations à bon marché, S.R.A., Paris, 1984 (publié chez Mardaga, Liège, en 1991, sous le titre Le logement social à Paris, Habitations à bon marché, 18501930). (48) Cité par Marie-Jeanne Dumont, op. cit., p. 51. (49) Jean Taricat et Martine Villars, op. cit. pp. 120 sq. (50) Daniel Pinson, "Diffusion des modes de vie et brouillage des types architecturaux : une interrogation actuelle de la typologie", in Jean-Claude Croizé, Jean-Pierre Frey et Pierre Pinon, Recherche sur la typologie et les types architecturaux, L'Harmattan, Paris, pp. 239-254 (Actualités de la typologie, CRH-UA CNRS 1248, Ecole d'Architecture de Paris-La Défense, 17-18 mars 1989, Paris). (51) Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, pp. 27-29. (52) Voir à ce sujet Lyon Murard et Patrick Zylberman, "Esthétique du Taylorisme" in Catalogue de l'Exposition Paris-Berlin, Centre G. Pompidou, Paris, 1978, pp. 384-391 et Christian Borngraeber, "Francfort, la vie quotidienne dans l'architecture moderne" in Les cahiers de la Recherche Architecturale n° 15-17, Marseille, 1985, pp. 114-123. (53) Voir Le Corbusier, Œuvre complète, 1952-1957, Girsberger, Zürich, 1958 ; P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, T. 2, CNRS, Paris, 1960, et Philippe Bataille et Daniel Pinson, Rex Maison Radieuse, L.A.U.A. (Ecole d'Architecture de Nantes), Recherches (MELTM), 1990. (54) Le Corbusier, La ville radieuse, Ed. de L'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne, 1935, pp. 30 sq. (55) Ernst Neufert, Les éléments des projets de construction, Dunod, Paris, 1950. Voir aussi le catalogue de l'exposition BAUHAUS, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1969, p. 353. (56) Voir L'Architecture d'Aujourd'hui n° 130, Boulogne, 1967, consacré à "L'habitat". (57) Voir Daniel Pinson, Voyage au bout de la ville, ACL, Nantes, 1989. (58) Le Corbusier, La Charte d'Athènes, Minuit, Paris, 1942, réédition Points, p. 108. (59) Le Corbusier, Œuvre complète, 1952-1957, op.cit. 102 (60) Cité par Tom Wolfe, Il court, il court le Bauhaus, (édition américaine, 1981), Mazarine, Paris, 1982, p. 60. (61) Daniel Pinson, Voyage au bout de la ville, op. cit. (62) Philippe Bataille et Daniel Pinson, Rex La Maison Radieuse, op. cit. (63) Voir à ce sujet Aldo Rossi, L'architecture de la ville, (édition italienne, Padoue, 1966), L'Equerre, Paris, 1981, pp. 44 sq. 103 104 Chapitre 5 ECHOS DES SCIENCES SOCIALES DANS LA PENSEE ARCHITECTURALE Charles Jenks, l'inventeur du Mouvement Post-Moderne (qui n'en est peut-être pas un, n'étant pour certains qu'un rassemblement artificiel, hétéroclite et d'existence éphémère) avait situé l'effondrement de l'architecture internationale au moment de cet acte symbolique que fut le dynamitage de la cité Pruitt-Igoe, à Saint Louis (U.S.A.), le 15 juillet 1972 (1). Cet ensemble projeté en 1955 par l'architecte Minoru Yamasaki, avait été primé, comble de l'ironie, par l'Américan Academy of Architecture et s'était très rapidement transformé en un ensemble taudifié et totalement ghettoïsé (2). Il s'agissait là, sans doute, de la répétition générale d'une scène de la vie de banlieue qui allait être jouée quelques dizaines d'années plus tard en France, aux Minguettes par exemple, œuvre de Marcel Beaudoin, Prix de Rome 1928, lauréat du concours pour le premier grand ensemble de France, la cité Rotterdam à Strasbourg (1951). En réalité, dans le milieu des architectes, la rébellion se préparait depuis longtemps et finalement l'idée d'une unité du Mouvement Moderne, fondée ellemême sur la rébellion contre l'Académie, était sans doute, dans nos têtes d'étudiants des Beaux-Arts des années 60, une illusion engendrée par notre dévotion corbuséenne. Franck Llyod Wright, Alvar Aalto, et d'autres, dont le message transitait plus par l'œuvre construite que par les grands écrits prophétiques, faisaient quelque peu figure de marginaux par rapport au Mouvement Moderne : ils réalisaient une œuvre personnelle que nous regardions avec délectation, mais sans y trouver la bible dont avait besoin notre révolte. Il nous fallait des mouvements avec des manifestes et des déclarations. La révélation des mouvements soviétiques, étouffés par l'Académisme totalitaire de Staline (Constructivisme, Désurbanisme), vint un temps, avec les recherches d'Anatole Kopp (3), nous mettre du baume au cœur et redonner quelque fraîcheur à la pureté du Mouvement Moderne que nous commencions à voir se faner dans les Z.U.P.. Mais ce n'était là, finalement, qu'une descendance mal connue du Mouvement Moderne. La première marque de l'influence des nouvelles interrogations des sciences sociales sur la pensée architecturale est peut-être à chercher du côté de cette exposition, Architecture sans architectes, qui se tint du 9 novembre 1964 au 7 février 1965 au Musée d'Art Moderne de New York (4). Elle fut présentée quelque quatre années plus tard au Musée National des Arts Décoratifs de Paris. Un fait étonnamment paradoxal est que l'exposition avait été encouragée et rendue possible grâce aux recommandations des éminences du Mouvement Moderne (Gropius, Sert, Neutra, Ponti, Tange...) 105 Il est également très frappant de remarquer qu'une autre contribution, non moins critique vis à vis du Mouvement Moderne, la parution du premier ouvrage de l'architecte Robert Venturi, celui que Charles Jenks a consacré comme le père du Mouvement Post-Moderne, avait également été encouragée par le Musée d'Art Moderne de New-York, et à une date fort rapprochée de l'exposition qui vient d'être citée (5). En introduction au catalogue de cette exposition, Bernard Rudofsky soulignait l'étroitesse des centres d'intérêt de l'histoire de l'architecture : essentiellement circonscrits à l'Europe et au Bassin oriental de la Méditerranée, ils ne concernaient généralement que l'architecture monumentale. L'exposition voulait faire éclater cette "étroite conception de l'art de bâtir, en explorant le domaine de l'architecture non codifiée", qui, selon les cas, relevait de l'architecture "vernaculaire, anonyme, spontanée, indigène ou rurale". Le corpus de l'exposition était un ensemble de documents rassemblés avec beaucoup de difficulté et il constituait la première initiative architecturale visant à valoriser une production "reléguée dans les revues de géographie et d'anthropologie". Les promoteurs de l'exposition se défendaient pourtant de toute concession au pittoresque et insistaient sur la volonté polémique de leur initiative : en présentant la "sérénité de l'architecture des pays dits sous-développés", l'exposition invitait à des comparaisons "même tacites" avec "l'indigence architecturale des pays industrialisés". L'insistance est donc mise sur la pratique communautaire de cette production architecturale, son caractère humain et sa capacité à répondre à des exigences à la fois pratiques, techniques, symboliques et esthétiques. Il s'agit manifestement d'une critique très directe de la puissance américaine, tant technique qu'économique ou militaire dont l'écho se fera bientôt entendre chez les partisans d'une "architecture douce" (6). Mais c'est là une direction seulement parmi celles, très nombreuses, qu'ouvrent l'exposition montée par Bernard Rudofsky et dont on peut mesurer la teneur dans la fin du texte de présentation : "Puisse ce livre mettre en lumière la philosophie et le savoir-faire des constructeurs anonymes, qui représentent, pour l'homme de l'ère industrielle, une très riche source d'inspiration architecturale encore inexploitée. La sagesse qui en émane dépasse les domaines des considérations économiques ou esthétiques, car elle touche au problème plus ardu et préoccupant, qui est de savoir comment vivre et laisser vivre, comment surtout vivre en paix avec ses voisins, au sens restreint du terme comme au sens universel". Cette exposition aura manifestement une influence importante aussi bien par le regain d'intérêt qu'elle suscitera vis à vis de l'architecture vernaculaire (7) que par l'inspiration qu'elle suscitera dans la production architecturale elle-même. Mon intention n'est pas ici de procéder à un exposé exhaustif des projets ou des écrits architecturaux et urbanistiques qui ont tenté, depuis la fin des années 60, soit d'une manière explicite, soit d'une manière implicite, d'utiliser les éléments de connaissance ou une nouvelle sensibilité apportés par le progrès des sciences sociales dans l'appréhension de la ville, de l'habitat, de l'architecture ou de l'urbanisme. Ce serait en soi un travail considérable pour lequel il faudrait rassembler un corpus non moins considérable de textes et d'œuvres construites. 106 Ma prétention est en réalité beaucoup plus modeste : elle se limitera à repérer un certain nombre de travaux théoriques, produits par des architectes, au centre desquels l'influence des sciences sociales est assez évidente, lorsque l'on y regarde d'un peu près, et qui ont contribué à faire évoluer la pensée et la pratique architecturale et urbanistique. Souvent ces élaborations théoriques s'articulent elles-mêmes à une pratique dont la logique n'a pas toujours une totale cohérence en regard des écrits théoriques. Mais, en cela, ces architectes ne se différencient aucunement de leurs prédécesseurs : il n'y a pas de correspondance totale, par exemple, entre la production théorique d'un Viollet-le-Duc et ses réalisations concrètes, parfois l'œuvre écrite peut laisser plus d'influence que l'œuvre construite et réciproquement. Finalement, de ce point de vue, les architectes ne diffèrent peut-être pas tellement d'autres créateurs (je pense ici aux peintres). En fait, ce que je voudrais personnellement dégager de cette pensée écrite, hissée au niveau des enseignements généraux tirés d'une réflexion sur le développement de la ville ou de la mise en œuvre d'une pratique personnelle, c'est la dette que cette pensée peut devoir aux sciences sociales et la contribution que ces disciplines peuvent, par là-même, apporter au renouvellement de l'architecture ou à sa remise en cause. D'une certaine manière, c'est ma propre prise de conscience et mon intérêt personnel pour la recherche en sciences sociales appliquée à l'architecture et à l'urbanistique que je souhaite faire ressortir de ce décryptage de l'influence des sciences sociales, dans la pensée théorique d'un certain nombre d'écrits connus ou moins connus des architectes. Quatre contributions m'intéresseront ici, sur lesquels je viendrai greffer de ci de là d'autres travaux qui en découlent ou qui s'en démarquent : celles de Hassan Fathy, de Robert Venturi, de Aldo Rossi et de John F.C. Turner. J'ai dit plus haut le tournant que me semble avoir été l'exposition de Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes. D'une certaine manière j'affirme là l'idée d'une rupture : elle pourrait être assez subjective, finalement largement personnelle. Mais ce n'est sans doute pas le cas ; l'exposition invitait en effet la recherche dans quatre directions et on les retrouvera diversement partagées par les quatre architectes que j'ai cités plus haut. Ainsi l'histoire, la sociologie et l'anthropologie, des terrains non exclusivement occidentaux et l'architecture mineure fournissent aux uns et aux autres des matériaux et des arguments propices à leurs réflexions théoriques et pratiques. Ces quatre directions vont intéresser les deux dernières décennies écoulées avant que l'on ne revienne à une conception du travail architectural qui, dans son expression dominante aujourd'hui, tend à réhabiliter l'œuvre personnelle et l'aspect strictement (étroitement) artistique de la discipline architecturale. J'y reviendrai en conclusion. Ce que Charles Jenks a globalisé dans "l'architecture post-moderne" et Paolo Portoghesi dans l'Au-delà de l'architecture moderne constitue sans doute un retournement qui n'est pas sans relation avec la crise économique, sociale et idéologique, ce grand doute dans le pouvoir et la puissance de l'Occident, qui a marqué la décennie 70. Portoghesi, qui eut la responsabilité du secteur Architecture 107 de la Biennale de Venise en 1980, n'expliquait pas autrement l'ébranlement des certitudes du Mouvement Moderne (8). Il en montre d'ailleurs les prémisses avec une grande précision tant aux Etats-Unis avec Louis Kahn (9) qu'en Italie avec Muratori (10). L'ethnoculturalisme d'Hassan Fathy D'une certaine manière, et d'abord en pratique, Hassan Fathy est sans doute le premier à remettre en cause les dogmes du Mouvement Moderne. La réalisation du nouveau Gourna, ce village de Haute Egypte, dans les années 1945, est une contestation en œuvre des thèses essentielles de l'Architecture Internationale : la référence à la tradition et à l'architecture domestique populaire s'y lit à travers l'utilisation de la brique de boue, de la technique nubienne de la voûte sans cintre et différentes considérations en vue d'une amélioration de l'espace, appropriée aux façons de vivre des paysans égyptiens et compatible avec leurs modèles culturels. L'inachèvement du programme, sa taudification ont depuis alimenté les arguments de ceux qui considèrent l'expérience comme un échec. Le problème dans ce domaine est que l'évaluation reste totalement subjective, car si les difficultés de l'expérience à "bien vivre", à rester "l'œuvre d'art" qu'y voient certains, sont réelles, objectives, les critères d'analyse de son échec sont rarement bien construits : le partipris pour ou contre la tradition intervient trop rapidement pour sanctionner l'échec ou l'excuser. Ainsi différents paramètres externes devraient être mieux pris en compte pour discerner ce qui, dans l'expérience, a réellement répondu aux intentions de l'architecte et convenu aux pratiques des habitants d'une part, et ce qui, contingences externes au projet, a pu en favoriser l'échec d'autre part. Le fait de déplacer le village loin des tombeaux de Thèbes, que la plupart de ces paysans pillaient pour en faire la source essentielle de leur revenus, déplacement voulu par l'administration, et son implantation sur des terres arables, en rupture avec les traditions édilitaires de l'habitat rural de cette région, seraient ainsi mieux pris en compte pour situer plus objectivement certaines raisons de la désaffection des habitants. Hassan Fathy a tiré le bilan de son expérience quelque vingt années plus tard, et on ne peut pas dire qu'il ait cherché à travestir son échec : l'ouvrage qui dresse l'histoire de cette expérience, Construire avec le peuple (11) consacre toute sa troisième et sa quatrième partie (la "Fugue" et "le "Final") à l'élucidation de cet échec. Mais ce n'est pas tant à l'échec lui-même auquel je souhaiterai m'attarder qu'à la portée anthropologique et sociologique de l'ouvrage. Cette dimension reste en effet largement sous-estimée, l'essentiel du souvenir ou du message qu'en retiennent beaucoup de lecteurs étant bien plus fixé sur l'aspect technologique de l'expérience. Certes, cette dimension a elle-même un contenu anthropologique, mais il concerne indirectement la question qui m'a principalement intéressée jusqu'à présent, celle de l'usage. On doit noter tout d'abord la dédicace de l'ouvrage : elle s'adresse d'abord aux paysans, mais aussi aux architectes, aux urbanistes, aux sociologues et aux anthropologues, ainsi qu'à tous ceux qui, en politique, s'occupent d'habitat rural. 108 L'association des architectes/urbanistes et des sociologues/anthropologues est à noter, en un moment où les anthropologues et les sociologues interpellent les architectes et les urbanistes, et dirigent très directement leur critique sur l'indifférence aux cultures qui est celle du Style International (autre appellation du Mouvement Moderne). Le livre d'Hassan Fathy paraît ainsi en Egypte en même temps qu'est publié en France l'ouvrage de Philippe Boudon (préfacé par Henri Lefebvre) sur les transformations habitantes de la cité de Pessac, réalisée par Le Corbusier dans les années 1925, et en même temps qu'est publié dans le monde anglo-saxon un classique de l'anthropologie architecturale, écrit par un architecte : House form and culture de Amos Rapoport traduit trois ans plus tard en France sous le titre Anthropologie de la maison (12). A la différence de l'ouvrage de Hassan Fathy, qui essaie de dégager les leçons théoriques d'une expérience architecturale, Amos Rapoport brosse un vaste tableau encyclopédique de l'habitat sur le globe. Il y distingue l'effet particulier des facteurs technique, climatique et socio-culturel sur la forme de la maison et fait du dernier le déterminant primaire et des premiers les facteurs "modifiants". C'est à ce rapprochement de l'architecture et des sciences sociales que participe donc également l'ouvrage d'Hassan Fathy et c'est à ce niveau de lecture qu'il est intéressant de s'arrêter. La conception d'Hassan Fathy prend à contre-pied un certain nombre de thèses du Mouvement Moderne, dont le prestige occidental avait gagné l'administration égyptienne. Il réhabilite ainsi la technique ancestrale de la brique de boue et de la voûte nubienne en valorisant ses qualités mécaniques et économiques et en montrant l'inadaptation du béton armé aux conditions de la construction en Egypte. Mais en affirmant ce choix c'est aussi toute une autre conception du rapport entre tradition et modernité qu'il définit : le changement n'est pas nécessairement bon en lui-même, comme tend à le faire croire le Mouvement Moderne, pour lequel le concept de rupture est comme le critère magique du progrès. "La tradition n'est pas forcément désuète et synonyme d'immobilisme, affirme H. Fathy. De plus, la tradition n'est pas obligatoirement ancienne, mais peut très bien s'être constituée récemment. Chaque fois qu'un ouvrier rencontre une nouvelle difficulté et trouve le moyen de la surmonter, il fait le premier pas vers l'établissement d'une tradition ... Modernisme ne veut pas forcément dire vie, et l'idéal ne naît pas toujours du changement... L'innovation doit être la réponse, profondément pensée, à un changement de circonstances, et non une chose tolérée pour elle-même" (13). Une autre idée développée par Hassan Fathy est celle d'une valeur, non seulement d'usage mais également plastique, dans la construction populaire, y compris dans les conditions de la plus grande précarité : "On peut trouver les mêmes témoignages d'imagination, d'invention et d'enthousiasme dans de nombreux bidonvilles où des gens sans abri ont construit des choses ravissantes avec de vieilles caisses, des bidons et autres rebuts" (14). 109 Cette attitude de sympathie à l'égard de l'architecture vernaculaire favorise chez H. Fathy une grande acuité dans l'observation de toutes sortes de dispositifs ingénieux utilisés par les paysans pour maîtriser au mieux leurs conditions d'habitat. Il les reprendra ultérieurement dans la conception des maisons neuves : ainsi peut-on citer le capteur d'air, sorte de climatiseur traditionnel, ou le "piège à scorpion", établi au pied du lit pour éviter les éventuelles morsures nocturnes. Une autre démarcation intéressante d'H. Fathy vis à vis du Mouvement Moderne réside aussi dans son refus de la standardisation. Ce choix concerne aussi bien "l'individualité du village que la conception des maisons elles-mêmes". H. Fathy souligne ainsi la différence d'attitude de l'architecte avec le client riche pour lequel il "personnalise" la maison et avec les clients pauvres et anonymes pour lesquels il construit un "million de maisons identiques". "Le résultat, ajoute-t-il, est hideux et inhumain. Un million de familles sont entassés dans des cagibis inadéquats sans pouvoir dire un seul mot du projet, et quelle que soit la science employée à sérier les familles et à assortir les logements, une majorité est condamnée à l'insatisfaction" (15). Conséquent vis à vis de cette position, Hassan Fathy produira "des plans pour chaque famille individuellement", et envisagera à cette fin de consulter chacune d'entre elles au vieux Gourna. Mais pour mener à bien une telle approche, le concours d'un "ethnographe" lui paraît indispensable : "En fait, on aurait dû soumettre le village à une étude socio-ethnographique et économique approfondie, menée avec la plus grande rigueur scientifique". De ce point de vue Hassan Fathy estime que la contribution de l'ethnographe est aussi importante que celle du démographe : "Il manque dans les statistiques des points aussi vitaux que la manière dont les gens célèbrent les fêtes religieuses et familiales"... "Seul un ethnographe est en mesure d'apporter cette compréhension qui peut être vitale pour la réussite d'un projet". L'observation lui paraît donc essentielle à la connaissance profonde du village existant et à la conception du nouveau projet : "Pour trouver comment les gens travaillent, comment ils utilisent leurs maisons, il faut observer, et encourager les suggestions" (16). Malgré l'absence de toute aide dans ce sens de la part des autorités gouvernementales, H. Fathy dut se "débrouiller avec [ses] connaissances et son intuition, fondées sur [son] attention de la vie paysanne". C'est à partir de ces considérations qu'Hassan Fathy va alors concevoir la forme du village, le groupement des habitations et la configuration de la maison elle-même. Les pages qu'il a écrites sur la maison, "expression de la culture arabe" sont d'une profondeur et d'une beauté immenses et traduisent bien sa sensibilité à la valeur anthropologique de la maison. La cour intérieure, élément spécifique de la maison arabe, constitue la caractéristique typologique fondamentale de l'habitation : tandis que l'européen essaie d'attirer la nature dans la maison, l'arabe essaie d'y attirer le ciel : celui-ci "sert de toit à la cour" (17). Si opérer cette distinction nous paraît aujourd'hui assez commun, la produire en 1945, en pleine expansion de la modernité, n'est pas de première évidence. 110 Mais il est également bien d'autres dispositions que l'architecte égyptien tirera de ses observations : ainsi le groupement des maisons n'est-il pas laissé au hasard. Il est très étroitement rapporté aux structures de parenté qui fonctionnent dans le village et qui s'expriment à travers le "badana". "Le badana, nous dit H. Fathy, est un groupe de gens étroitement liés se composant de dix ou vingt familles, avec un patriarche reconnu, et un sens étroit de l'allégeance civile". C'est à partir de cette réalité sociologique que H. Fathy conçoit le mode de groupement des maisons : elles sont ainsi toutes organisées autour d'une placette commune qui permet de donner des fêtes à l'occasion des mariages et des circoncisions (18). Au-delà de la maison elle-même, du groupement, le plan d'ensemble du village est lui aussi pensé en relation avec l'existence des différentes tribus et de leurs particularités (19). La mise en forme du village, de ses maisons et des édifices publics essentiels, s'effectue alors dans cette triple interaction qui associe le choix de la technique constructive, le recours permanent à l'observation des pratiques communautaires et domestiques, mais aussi le constant souci d'accéder à la beauté architecturale dont les deux dimensions précédentes (technique et usage) fournissent le substrat; on voit ainsi se reconstituer dans la pratique architecturale d'Hassan Fathy la trinité fondatrice de Vitruve et Alberti. L'ouvrage, c'est vrai, n'est pas sans être emprunt d'une certaine naïveté, à la mesure de celle qui avait entraîné Hassan Fathy à accepter de l'administration cette déportation du village qui a finalement engendré l'hostilité des paysans-pilleurs de tombeaux. Malgré toute l'attention portée par l'architecte égyptien à la vie paysanne, à ses pratiques les plus menues comme à la réalité de ses conditions économiques, Hassan Fathy n'a pu résister à ce rêve qui poursuit les architectes et qui souvent se transforme en échec, celui de la refondation du monde, à travers le projet d'une ville (ou d'un village) totale. Avec de tous autres moyens, une toute autre démarche et un tout autre système de références, l'entreprise d'Hassan Fathy ne reste pas sans rapport avec celles, démesurées, que tenteront Le Corbusier à Chandigarh et Lucio Costa et Oscar Niemeyer à Brasilia. Mais l'analogie s'arrête là. A l'hymne futuriste de Le Corbusier, aux grandes envolées prophétiques qui parcourent son œuvre écrite, fidèle traduction de ses "fantastiques sculptures de ciment" (20), s'oppose l'utopie concrète de Hassan Fathy, utopie du possible, modestement ancrée dans les réalités du Tiers-Monde, celles de ses ressources, de ses traditions édilitaires et de sa culture. Au moins Hassan Fathy regarde-t-il son œuvre, son "échec" même, comme il l'avoue lui-même, avec beaucoup de modestie. Et au rendez-vous de ce bilan, pour lequel il convoque tous les arguments de ses détracteurs (mensonges, abandons, incurie, etc.) il n'hésite pas à faire appel à "l'évaluation sociologique, pour interroger les familles de paysans et avoir plus de renseignements sur les maisons qu'ils voulaient" (21). A ma connaissance, la première publication en France des travaux d'Hassan Fathy coïncide avec la parution d'un article de lui-même dans un numéro de L'Architecture d'Aujourd'hui consacré au Tiers-Monde (22). C'était à la fin de l'année 111 1968, année significative s'il en est, bien après l'achèvement partiel de son projet et quelque temps avant la parution de son ouvrage en langue anglaise. Autre fait remarquable, le même numéro de la plus connue des revues professionnelles en France à cette époque s'ouvre sur un article de cet autre architecte qui nous intéresse : John F.C. Turner (23). Il y esquisse l'essentiel des thèses qu'il publiera quelques années plus tard dans Housing by People (24). L'urbanisme convivial de John F.C. Turner Les thèses développées par John Turner sont très sensiblement différentes de celles d'Hassan Fathy, même si elles convergent vers une même direction de recherche : une meilleure prise en compte des réalités des pays du Tiers-Monde, en particulier celle de l'habitat populaire, des ressources économiques de leurs habitants et des moyens techniques dont ils disposent. Deux différences notables séparent en effet les approches de Hassan Fathy et de John Turner : le dernier s'occupe de l'habitat péri-urbain et privilégie la dimension économique des pratiques urbaines au détriment de leur dimension culturelle, tandis qu'Hassan Fathy, nous l'avons vu, met l'accent sur les modèles culturels et ce, dans le contexte des campagnes égyptiennes. John Turner, architecte formé à l'Architectural Association School de Londres, s'inscrit dans la tradition socio-urbanistique tracée par Patrick Geddes au début du siècle, relayée ensuite par son disciple Lewis Mumford. C'est donc avec un regard "polistique", en référence à cette "branche de la sociologie qui a trait aux cités" (25) que John Turner aborde les espaces populaires de la ville, fondant sa démarche, à l'exemple de Geddes, sur l'enquête, et, à l'appel de Cities in Evolution, sur la prise en compte de l'autonomie de l'habitant (26). Il travaillera pendant huit ans au Pérou (1957-1965) auprès de communautés urbaines d'habitants avant d'enseigner aux U.S.A., puis en Angleterre. Ses idées sur le développement urbain ne sont pas sans parenté avec celles de l'économiste E.F. Schumacher et celle du philosophe Ivan Illich, auquel il devra d'être encouragé à écrire Housing by People (27). L'idée essentielle que me semble avoir mise en lumière J.Turner, dès 1968, et qu'il développe dans son livre en 1976, tourne autour du paradoxe de la valeur de la maison. Preuves à l'appui, il démontre en effet qu'une baraque de bidonville a une plus grande valeur d'usage pour les déshérités qu'une maison en dur faite selon les normes les plus modernes par l'administration d'Etat. L'usage n'est bien entendu pas circonscrit, dans une telle vision, au problème de l'habitat, à la conformité de l'espace avec les modèles culturels, mais avec l'ensemble des conditions de vie de la population concernée, au centre desquelles la capacité économique et le degré d'initiative sont de première importance. En formulant cette thèse, née en premier lieu dans les circonstances d'un travail de production de logements dans un pays du Tiers-Monde, Turner s'en prend à une orientation historique du logement social, désormais généralisée, apparue avec la naissance du capitalisme industriel en Occident : elle fait de la production de l'habitat de masse une mission de l'Etat (ou en tout cas d'organisations centro-administrées), un vaste système d'assistance sociale dans le domaine du logement, confisquant à 112 l'habitant la quasi-totalité de son initiative. Turner considère d'ailleurs que ses thèses, qu'il a formulées pour restituer cette initiative à l'habitant, ne valent pas seulement pour le Tiers-Monde, mais également pour le logement des couches populaires du monde industriel. Faisant référence à différentes enquêtes, Turner souligne l'absence de contrôle qu'ont les habitants des grands ensembles sur le "genre de logement" qu'il leur est attribué, sur la "conception et la construction de ces logements", leur maintenance. Au contraire, même dans des limites extrêmement étroites, celles des ressources dont ils disposent, les habitants des bidonvilles décident et réalisent selon leur intention (28). Comme le constatait aussi H. Fathy, il note que la "standardisation et l'ampleur des ensembles d'habitations restreignent la variété et l'adéquation". Sur ce plan il condamne la vanité et la cherté des "onéreux systèmes" visant à une illusoire flexibilité des logements, "vision mécaniste de l'ajustement souple" (29). Une logique indépassable fait que la standardisation, rendue nécessaire par la recherche de moindre coût de production centralisée, "s'oppose nécessairement à la diversité individuelle et locale" du logement (30). Tout un chapitre est alors consacré à "la valeur de l'habitat" (31) qui expose le contraste paradoxal entre les valeurs de la baraque et de la maison en dur, puis remet en cause les "mesures et indicateurs" utilisés traditionnellement par les organisations centro-administrées. A partir d'une enquête réalisée au Mexique par un de ses collaborateurs au M.I.T., Tomasz Sudra, Turner fait la démonstration que "la baraque constitue un soutien" et "la maison... un fardeau". En résumé, la première "maximise les possibilités d'amélioration de la situation" du ménage (pas de loyer, proximité du lieu de travail, équipements proches...), tandis que la seconde "dévore la moitié du revenu" de la famille et "l'isole de ses sources d'emploi" (32). John Turner note à ce propos le caractère complexe du logement : il a une valeur marchande, mais aussi des "valeurs sociales et humaines" s'exprimant dans un processus de production et un ensemble de services rendus. Malheureusement les organisations centro-administrées se préoccupent beaucoup plus de la valeur matérielle du logement que de sa valeur sociale : "Il n'y a aucune commune mesure entre valeurs d'usage et valeurs matérielles" (33), en conséquence Turner "soutient la thèse que ce que le logement fait aux gens importe plus que ce qu'il est ou que ce qu'il paraît" (34). Certes, si la formule a une certaine saveur, elle n'est pas non plus sans une certaine ambiguïté : comme l'essentiel de l'orientation des recherches de Turner, elle donne à l'impact économique du logement et à ses effets sur le mode de vie de l'habitant, à l'utilisation de ses revenus et ressources, à la liberté relative de leur dépense, une importance dominante qui relègue au second plan les représentations sociales qui s'y articulent. On peut interpréter par là-même la critique du paraître comme l'évacuation de ce niveau culturel de la vie sociale des habitants. En réalité, J. Turner entend bien plus, par le "paraître", la bonne figure que les organisations centro-administrées prétendent donner au logement social (ordre, apparence de haute technicité, application de normes) que les effets de 113 représentations symboliques que pourraient y inscrire les habitants. Regardé de ce point de vue, le "logement du plus grand nombre" présente une apparence soignée que le bidonville n'a pas avec l'hétéroclisme de ses matériaux récupérés, alors qu'il peut être porteur de manifestations symboliques d'une grande puissance de signification : André Adam l'avait montré dans l'étude des bidonvilles de Casablanca (35). Malgré la sous-estimation de cet aspect, l'idée de Turner selon laquelle "le système hétéronome bureaucratique produit à grands frais des choses de haut niveau mais de valeur douteuse, tandis que le système autonome produit, à prix modique, des choses de niveaux extrêmement divers mais de grande valeur d'usage" (36), est d'un intérêt indéniable. Cette analyse est particulièrement pertinente dans les pays du Tiers-Monde et j'ai pu en faire le constat dans le parallèle entre l'Algérie et le Maroc. Les grands ensembles produits dans le premier pays sous la forme des ZHUN, étrange transposition de nos Z.U.P. sur les terres algériennes, ont conduit le pays à une paralysie et une pénurie catastrophiques en matière de logement (étant donné l'inadaptation totale des modèles domestiques et productifs portés par ce système), tandis que les lotissements d'auto-promotion réalisés au Maroc, malgré certaines inadéquations bureaucratiques, parvenaient à donner satisfaction à une grande partie de la population marocaine (37). Par-delà ces intéressantes considérations sur la valeur d'usage de l'habitat, Turner tirent d'autres conclusions de son analyse de la production du logement. Elles privilégient bien plus, dans sa mission d'architecte, ses fonctions d'aménageur et d'urbaniste, que celles de concepteur de l'espace domestique. Ainsi insiste-t-il sur l'utilisation des ressources personnelles et locales (les fameuses "technologies appropriées") de préférence à la fabrication industrielle, et sur l'autonomie maîtrisée dans la production de l'habitat (38). Les idées de Turner, au début très isolées comme l'étaient celles d'Hassan Fathy, qui les rejoignent sur un certain nombre de plans, ont progressivement gagné en influence (39). Ainsi a-t-on pu constater, dans les "politiques urbaines et les stratégies sociales", comme le notait la synthèse des travaux du colloque Politiques et pratiques urbaines dans les pays en voie de développement, "une double évolution" : la réduction "des grands schémas d'aménagement... à des projets de plus petite échelle, sectoriels ou multi-sectoriels, faisant dans certains cas appel à la participation de la population", d'une part, et le passage "d'un urbanisme très planificateur, démiurgique, mais peu efficace, à un urbanisme de gestion, plus localiste dans ses objectifs et ses modes d'intervention", d'autre part (40). L'influence de Turner n'y est pas étrangère, comme celles des économistes et des sociologues auxquels ses travaux sur l'habitat s'apparentent (E.F. Schumacher et Ivan Illich). En tant qu'expert, Turner joua, à côté d'Illich, un rôle important dans la sensibilisation aux technologies appropriées, en particulier lors de la Conférence des Nations-Unies sur l'Habitat, tenue à Vancouver du 31 mai au 11 juin 1976. Il fut aussi l'initiateur en 1982 d'un concours de l'U.I.A. (Union internationale des Architectes), ouvert aux étudiants et axé sur le thème de L'Architecte au service des usagersconcepteurs de leur logement (41). 114 Nous sommes là sur le fil du rasoir, sur cette route étroite qui sépare l'appropriation du logement d'une part et la participation à sa conception et à sa réalisation d'autre part. Le premier concept traduit les modalités par lesquelles l'habitant parvient à disposer du plein usage de son espace, en y trouvant les éléments d'accrochage de son mode de vie ou en intervenant activement sur l'espace qui lui est attribué pour le mettre en conformité avec ses pratiques. La participation, peut être, en ce qui la concerne, la meilleure comme la pire des choses, selon le rapport que les partenaires établiront entre eux. Si l'architecte est attentif à la réalité des pratiques domestiques et urbaines, on est en droit d'attendre de cette procédure des informations utiles pour la conception du projet et sa réalisation. Mais, en pas mal de circonstances, on note la fonction alibi que remplissent divers modes de consultation et de participation. Ils permettent d'obtenir une caution des habitants, alors qu'ils ont servi quelquefois à leur manipulation. On peut en faire le constat dans la conduite d'opérations de réhabilitation dans les grands ensembles (42), et je ne suis pas loin de faire la même analyse pour différents projets considérés de ce point de vue comme exemplaires (43). Ainsi les propos tenus par l'un des architectes de Beaubourg, Renzo Piano, à propos d'une opération expérimentale à Pérouse (Italie) me paraissent singulièrement suspects. Considérant que "les habitants sont presque toujours conditionnés par des modèles qui leur sont apportés par la publicité, la télévision ou d'autres médias" et que ces clichés sont inspirés par le modèle de la maison bourgeoise de la fin du XIXe, il en conclut qu'en dernier ressort la décision appartient à l'architecte : "On peut parler avec les gens pour connaître leurs problèmes, mais à la fin, l'architecte est responsable de la santé de son client" (44). L'architecture même du projet : cubes de béton divisibles par planchers sur poutrelles-acier et par cloisons préfabriquées nous fait mieux comprendre, il est vrai, les arguments préventifs de R. Piano. Comme le dit Pierre Lefèvre, pourtant adepte de la participation, l'habitant-"enfant" doit respecter les règles du jeu, revêtir un bleu de travail et patiemment visser et dévisser les écrous de sa "petite usine". Si l'enfant se fâche, s'énerve, veut faire sa cabane en bois, le "Père Piano" se fâche : "C'est alors le devoir du père de contrecarrer l'enfant en vertu d'une connaissance scientifique des besoins réels de celui-ci" (45). Cette singulière désinvolture n'a rien à voir avec les intentions définies par John Turner et sa position me paraît plus proche des réalités, en même temps que plus respectueuse des personnes et de leurs aspirations. Bien que Turner consacre un chapitre entier à cette question (46), la participation ne constitue pas pour lui la panacée universelle pour la production d'un logement satisfaisant, et il souligne d'ailleurs que ce problème se pose de manière "très différente selon qu'il s'agit de pays riches ou de pays pauvres". Il précise également que l'interprétation que les lecteurs ont souvent donnée de son premier ouvrage Freedom to Build (47) tendait trop vers le "faites-le vous-même" alors qu'il s'agissait d'insister sur le "contrôle par l'occupant". Aussi, pour lui, "l'obligation de construire soi-même sa maison peut être aussi tyrannique que l'interdiction de le faire" (48). On peut faire la même remarque à propos de la participation. 115 Je ne sais pas dans quelle exacte mesure la prise en considération de l'autoconstruction dans les pays du Tiers-Monde, qui était, autant pour Hassan Fathy que pour John Turner, un passage obligé dès le moment où ils accordaient une valeur à l'architecture traditionnelle ou locale, a pu (avec l'exposition de Rudofsky) engendrer, dans les pays occidentaux, celle de la participation des usagers. Il est vraisemblable que la brusque conscience de l'existence de l'habitant comme sujet, non plus seulement comme être de "besoins", mais comme être de "pratiques", n'y ait pas été indifférente non plus (49). Quoiqu'il en soit, l'autoconstruction, dans nos pays occidentaux, participe d'une entreprise qui a eu ses temps héroïques (50), mais elle est désormais réduite à des dimensions beaucoup plus restreintes, même s'il en existe, à travers l'appropriation active et matérielle de l'espace domestique, des formes d'expression encore particulièrement vivantes (51) dont témoignent encore les organisations de castors. Cette réalité implique désormais un mode de relation entre l'architecte et l'habitant qui situe clairement les compétences de l'un et de l'autre et permet cette "commutation" dont parle Henri Raymond (52). Cette relation, qu'elle transite par le programme, la commande ou la participation, exige le retour à un homme concret, et, à ce titre, non plus seulement la connaissance de son fonctionnement physiologique, mais aussi celle de ses pratiques constatées et analysées dans leur complexité culturelle : mythique, rituelle et symbolique. Cette conception a sans doute été (ou reste, selon que l'on considère ce mouvement toujours existant ou non) celle des post-modernes. Paolo Portoghesi semble d'ailleurs y situer Hassan Fathy, dont l'œuvre serait alors initiatrice du mouvement. Qouqu'il en soit, il existe bel et bien un effondrement des certitudes modernistes qui eut à la fois raison du Mouvement constitué des Modernes (le dernier congrès des C.I.A.M. eut lieu à Dubrovnik en 1956) (53) et qui engendra en leur propre sein l'annonce de revirements essentiels : l'œuvre tardive de Le Corbusier comme celle de Kahn en font la démonstration avec le lyrisme de Ronchamp et les laboratoires de l'Université de Pennsylvanie. Deux figures contrastées émergent alors de ces remises en cause, plus tard associées dans un Mouvement Post-Moderne, mouvement qu'à la différence des Modernes, d'autres ont fabriqué pour eux. Ce rapprochement est sans doute assez artificiel (54), et des écarts très nets de sensibilité, de point de vue et de culture séparent en réalité ces deux figures, Robert Venturi, architecte américain et Aldo Rossi, architecte italien. Mais l'un et l'autre nous intéressent parce qu'ils ont joué, tous les deux, un rôle considérable dans la critique du Mouvement Moderne et la reconstruction d'autres fondements théoriques pour l'Architecture, d'une part, et parce que l'influence des sciences sociales, en particulier de la sociologie comme de l'anthropologie (et de la géographie pour A. Rossi), est à mon sens très importante dans l'argumentation qui leur permet de critiquer les thèses fonctionnalistes et d'élaborer une alternative théorique, d'autre part. 116 Christian Norberg-Schulz soulignait en 1981, dans un article introductif au catalogue de la version parisienne de la Biennale de Venise (55), qu'un trait commun unissait l'architecture dite "Post-moderne" : la quête d'une "signification". "Le terme signification, précisait-il, implique évidemment quelque chose qui ne peut pas être quantifié. L'homme ne s'identifie pas avec des quantités, mais avec des valeurs qui vont au-delà de la simple utilité". Le même auteur considère les "tentatives" de Robert Venturi et d'Aldo Rossi comme particulièrement représentatives parmi celles qui ont essayé de donner cette signification à l'architecture, signification absente des préoccupations du Mouvement Moderne. Chez Venturi, ce projet est assumé par la "complexité" et, chez A. Rossi, il est réalisé par la "typologie" (projet dont, il faut le dire, il partage l'élaboration avec d'autres architectes italiens : Aymonimo, Fabbri...). Pourtant, quant au fond, ces tentatives vont dans des directions strictement opposées : la "complexité" de Venturi est un appel à la diversification formelle de l'architecture alors que la "typologie" d'Aldo Rossi constitue une entreprise de rationalisation du projet par le recours au type historique. On notera que chacune de ces interprétations n'est pas sans rapport avec la culture respective des pays d'appartenance et des élites intellectuelles dont sont issus ces deux architectes. 1966 est précisément la date commune de parution de chacun de leur premier essai théorique : De l'ambiguïté en Architecture de Robert Venturi (56) et L'Architecture de la ville d'Aldo Rossi (57). Il est indéniable qu'ils ont considérablement influencé la production architecturale au plan international pendant ces vingt dernières années, avant que la nouvelle croissance n'estompe le doute dont était pris le monde occidental et ne remette en selle l'architecture hypertechnologiste de Rogers, Foster et autres. Depuis la publication de ces ouvrages théoriques, l'œuvre construite de Venturi et Rossi a connu un développement certain, mais il n'est pas toujours évident, surtout chez Rossi, d'y percevoir un rapport très direct avec l'œuvre écrite. Sur ce plan, on peut considérer que la portée théorique de cette dernière a eu plus d'impact et d'influence sur d'autres architectes que les réalisations, marquées par la personnalité de leurs auteurs et des décalages ou des détachements vis à vis des énoncés théoriques. Le fait n'est pas nouveau : on pourrait faire la même remarque au sujet des œuvres de Viollet-le-Duc et de Le Corbusier. Comme je l'ai précisé plus haut, il n'est pas indifférent de rattacher l'œuvre de chacun de ces architectes au contexte culturel qu'ils ont vécu. Leurs préoccupations théoriques sont en rapport avec les problèmes de la société occidentale, mais aussi avec les traditions édilitaires et architecturales de chacun de leur pays. Venturi participe à cette critique des intellectuels américains contre la mégalomanie des Etats Unis, puissance engagée dans la guerre au Vietnam, "Gendarme" du Monde, dont la présomption est parfaitement illustrée par les buildings de Mies Van der Rohe. La condition de l'homme américain est alors considérée avec dérision et ironie, voire angoisse, comme l'exprime très bien la lettre de commande de M. Tucker pour sa maison de New York : "En regardant attentivement la maison dans les yeux, on doit pouvoir en saisir toute l'originalité (avec les corollaires de notre époque, c'est-à-dire l'ironie, l'angoisse et l'humour, le be117 soin de certitude monumentale et la conscience que cette certitude est, et a toujours été, une superbe illusion comme le prouvent les palais en ruine" (58). Mi-ironique, misérieux, Venturi dirige alors son regard vers les extensions pavillonnaires des Lewittowns et leurs innombrables "abris décorés", narguant la superbe certitude des hérauts américains du Mouvement Moderne. A l'art majeur des buildings, il oppose cet art mineur, (sur)chargé de significations, de la maison américaine de lointaine tradition victorienne quelque peu dégradée. La position d'Aldo Rossi est sensiblement différente : cet architecte est influencé par le prestige du Parti Communiste Italien, en particulier dans le domaine intellectuel. Cet engagement lui vaudra même une suspension de ses charges d'enseignant (59). Les éléments d'une pensée marxiste non dogmatique imprègnent ses premiers écrits théoriques ; la ville est conçue dans son rapport à la société et envisagée comme processus historique. Par ailleurs Rossi n'échappe pas à un débat particulièrement aigu dans le contexte européen, et sans doute plus dans l'Italie des centres urbains prestigieux qu'en tout autre pays du Vieux Continent : celui du devenir des villes historiques, attaquées ici ou là par les assauts sauvages de la promotion et les idées du Mouvement Moderne inspirées du Plan Voisin de Le Corbusier. A la différence du contexte spatial vécu par Venturi, dépourvu d'une mémoire aussi profonde que celle de l'Italie, Aldo Rossi est donc complètement cerné et concerné par la question de la ville historique et de la culture dont elle est le support. Ces différences d'idéologie et de contexte expliquent à mon sens assez largement, au-delà de la personnalité de ces deux architectes, la direction sensiblement divergente que va prendre leur critique du Mouvement Moderne. L'éclectisme symbolique de Robert Venturi Le premier ouvrage de Venturi De l'ambiguïté en Architecture ne camoufle pas sa critique du Mouvement Moderne, même s'il s'en prend d'abord au purisme de Mies Van der Rohe, qui domine la pensée architecturale américaine, et ménage Le Corbusier. De ce dernier, il ne retient que l'œuvre construite : elle n'est pas sans porter ces ambiguïtés dont il fait la source de la qualité architecturale. Au demeurant il dit clairement, dans son avant-propos, les "cibles" de sa critique : "l'étroitesse de vue de l'architecture moderne et de l'urbanisme orthodoxes" (60). L'objectif recherché par Robert Venturi consiste à enrichir les significations dont l'architecture doit être le support. Dans le "Petit manifeste en faveur d'une architecture équivoque" précédant le corps de l'ouvrage, il déclare : "J'aime mieux les objets riches en significations que ceux dont la signification est claire ; j'admets les fonctions implicites tout autant que les fonctions explicites" (61). Or l'architecture moderne réduit les niveaux de significations, passant de "l'expressionnisme industriel" du début du siècle à "l'expressionnisme électronique" des années 65, cautionnant par son sérieux et sa totale absence d'"ironie" une société qui préfère subventionner son "énorme machine de guerre", plutôt que des oeuvres améliorant l'intensité de la vie (62). 118 Pour démontrer l'importance de la richesse de signification en architecture, Robert Venturi convoque l'histoire de l'architecture et les paysages de la quotidienneté. En cela l'ouvrage de Venturi rompt avec les projections futuristes du Mouvement Moderne, inspirées par la vision machiniste de la société industrielle. Mais il se défend aussi d'être simplement un livre de simple mise en évidence historique de la signification : le "livre traite du présent, et du passé considéré par rapport au présent", et il est aussi "une analyse de ce qui semble bon pour l'architecture de notre temps". Les styles de l'histoire architecturale auxquels se réfère alors Venturi reflètent ce qu'il considère comme son "parti-pris" : "le Maniérisme, le Baroque et le Rococo". Le choix n'est naturellement pas innocent : il s'agit de périodes architecturales qui font des édifices les supports très avoués d'un message, le message religieux de la ContreRéforme en ce qui concerne par exemple l'époque baroque et qui sont, du point de vue de l'attitude artistique, des moments de remise en cause de la rigidité classique au profit d'une liberté de création qui ne sera pas sans convenir au goût kantien (63). L'autre domaine dans lequel Venturi puise la source d'un renouveau de l'architecture savante est l'architecture vernaculaire et, plus largement, certains traits du paysage contemporain engendré par la société américaine de consommation : "J'ai introduit dans ces exemples, précise-t-il, des constructions sans beauté ni grandeur particulière" (64). Il s'intéresse ainsi aux "formes plastiques de l'architecture populaire méditerranéenne [qui] ont une texture simple, mais rectangles, obliques et segments de cercles y sont combinés avec une vulgarité criarde" (65), et la fin de son livre (avant une annexe présentant ses œuvres personnelles et après quelques lignes flatteuses pour le Pop-Art) conclut que "c'est peut-être dans le paysage quotidien, vulgaire et dédaigné, que nous trouverons l'ordre complexe et contradictoire dont notre architecture a un besoin vital pour former des ensembles intégrés au cadre urbain" (66). La reconsidération de ce qui a été jusqu'alors qualifié de vulgaire ne me paraît pas sans un certain rapport avec la nouvelle dignité que redonnait au pavillon, à la même époque, en France, Henri Raymond et l'équipe de I.S.U.. Toutefois ce n'est pas pour y retrouver l'existence d'un autre ordre ou d'une logique puisée au fondement des pratiques spatio-symboliques, mais pour légitimer, sur le plan plastique, la spontanéité, la richesse formelle et l'expression de vie dont témoignent les exemples trouvés dans l'histoire, l'architecture vernaculaire traditionnelle et les manifestations du quotidien. Elles représentent pour Venturi l'alternative à l'ordre puritain du Mouvement Moderne : "A l'évidence de l'unité, je préfère le désordre de la vie". Il accompagne ainsi cette prise de position d'un appel à ses confrères: "Les architectes n'ont aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritain de l'architecture moderne orthodoxe". A partir de là, il procède à une déclinaison des contradictions et des ambiguïtés qui alimentent ses préférences: l'hybridité plutôt que la pureté, le conventionnel plutôt que l'original, l'ennuyeux autant que l'attachant, le contrariant autant que l'impersonnel, etc. (67). Avec la même recherche délibérée de l'ambigu, Venturi s'insurge contre l'obsession visionnaire de ses confrères contemporains. Il estime ainsi qu'"en tant qu'art, (l'architecture) doit reconnaître ce qui est, et ce qui devrait être, l'immédiat et 119 l'utopique." A ce titre, il critique la prévention de l'architecture moderne à l'égard des conventions, au point de consacrer tout un chapitre à "l'élément conventionnel" (68). Ces conventions désignent pour lui "les éléments de fabrication, de forme, et d'utilisation courante, non pas les produits sophistiqués de la création industrielle..., mais l'énorme amas de produits de série." A ce propos, se gardant contre une éventuelle accusation d'académisme, il stigmatise autant l'immobilisme technique des architectes du XIXe siècle que la frénésie machiniste de ceux du XXe : "Pour les architectes du dix-neuvième siècle l'ennui n'était pas tant qu'ils laissaient les ingénieurs innover, mais qu'ils ignoraient la révolution technique qu'accomplissaient les autres. Les architectes d'aujourd'hui dans leur besoin chimérique d'inventer de nouvelles techniques, ont négligé cette obligation : être expert des conventions en cours." En réalité ces éléments conventionnels s'imposent d'eux-mêmes par leur présence incontestable et par conséquent "la justification de l'emploi d'objets de pacotille dans un ordre architectural est leur existence même... Ces éléments banals répondent à des besoins actuels de variété et de communication... Les architectes peuvent se lamenter, essayer de les abolir, ils ne disparaîtront pas." Cette situation fait que "l'utilisation du conventionnel en architecture" s'impose autant pour des "raisons pratiques" que pour des justifications relevant de "l'expression". Pourquoi, alors, "l'architecte et l'urbaniste ne peuvent-ils pas, en retouchant légèrement les éléments conventionnels du paysage existant ou proposé, provoquer d'importants effets ? " C'est à cet endroit que l'argumentation de Venturi bascule du constat et de l'interprétation du conventionnel vers la prise de position sur le plan de l'art. Car, si Venturi situe en partie l'origine de l'échec du Mouvement Moderne dans l'ignorance des conventions, ce n'est pas non plus pour les utiliser lui-même d'une manière conventionnelle. En fait Venturi se positionne avant tout comme artiste et, plutôt que par une recherche réelle de la signification en architecture, son attitude est essentiellement marquée par une volonté de détournement du conventionnel dans un sens quasiprovocateur, de toute façon anticonformiste. C'est dans cette mesure qu'il se réfère à l'Art Pop: "Les peintres Pop donnent un sens inhabituel à des éléments communs en changeant leur contexte ou en augmentant leur dimension." (69); le recours à la convention qu'il propose relève d'une certaine manière du "canular" : "Un architecte devrait utiliser les conventions, dit-il, et les rendre vivantes. Je veux dire qu'il devrait utiliser les conventions d'une manière non conventionnelle". Cette matière conventionnelle récupérée en vue d'une utilisation non conventionnelle, Venturi va alors la chercher dans tout cet ensemble d'éléments apparus dans le paysage urbain, dans cet "énorme amas de produits de série liés à l'architecture et au bâtiment". Il les trouvera en particulier dans les immenses extensions pavillonnaires formées à la périphérie des grandes villes américaines, version édulcorée de l'architecture domestique américano-victorienne, et dans ces "objets commerciaux et ostentatoires", "franchement banals et vulgaires en eux- 120 mêmes", qui feront l'objet de ses analyses sur le paysage de l'entrée de ville, dans son ouvrage Les enseignements de Las Vegas (70). Finalement, la position de Venturi n'est peut-être qu'un immense éclat de rire, dirigé contre les vieux puritains du Mouvement Moderne, mais aussi, et c'est sans doute ce que l'on a moins bien vu (sauf Tom Wolfe), une immense ironie à l'égard de la société de consommation américaine et de l'américain moyen. Et de fait, si son architecture reprend les éléments de l'architecture domestique populaire, ses matériaux comme ses formes essentielles, c'est toujours pour en exagérer les contrastes : dans la maison Tucker, l'œil de bœuf, dans telle autre maison de week-end la dimension et le galbe des colonnes soutenant le fronton d'entrée. Là où le banlieusard américain met beaucoup de sérieux dans le choix d'un élément conventionnel, Venturi y introduit un clin d'œil rigolard, ironique, cette once de dérision avec laquelle il considère la société américaine, son emphase comme ses illusions. Bien qu'il s'en défende dans son premier ouvrage, Robert Venturi n'est pas sans avoir été influencé par le sociologue Herbert Gans. Il le cite dans un article de 1978, où il apporte la justification de son inclination pour l'éclectisme, disant son égal intérêt pour Scarlatti et les Beattles (71) et trouvant à cet endroit une illustration du "pluralisme culturel" américain analysé par Gans, dont il est par ailleurs un ami proche (72). Or Herbert Gans, en même temps que Venturi écrivait De l'ambiguïté…, s'intéressait comme anthropologue urbain aux Lewittowners (73), contestant les idées méprisantes que nourrissaient les planificateurs à l'égard du style de vie et des goûts architecturaux de ces populations suburbaines. Ces études, comme celles conduites plus tard sur "culture populaire et haute culture" (se refusant à sérier une hiérarchie des cinq "cultures du goût" dégagées) (74), n'ont pas laissé insensibles Venturi et son associée Denise Scott Brown. C'est ce que démontre Jean-Louis Sarbib. Toutefois ce chercheur fait apparaître que cette influence n'est pas à situer dans l'architecture de Venturi elle-même. En effet cette écoute aux apports de la sociologie réside plutôt dans l'attitude sans a-priori esthétique qu'adopte Venturi pour ses recherches empiriques sur l'espace urbain et l'architecture, en particulier pour Las Vegas (75). Car, par ailleurs, si l'architecture et les maisons de banlieue, la culture de l'espace dont elles témoignent, intéressaient Venturi, constituaient dans une certaine mesure les éléments de la matière architecturale de ses projets, il n'est pas évident qu'il y ait une correspondance directe entre les enseignements sociologiques de Gans et le travail de création de Venturi. En particulier parce que Venturi, architecte de la "haute culture" travaille, certes, avec le langage architectural de la culture populaire, mais pour des clients qui eux-mêmes se situent parmi les gens de "haute culture" ; mais aussi parce que Venturi, tout en ayant des préoccupations d'ordre politique et social et tout en s'intéressant aux travaux des sociologues tels que H. Gans, affirme l'autonomie de ses choix esthétiques : "La source première de nos sentiments vis à vis de l'ordinaire, du désir de partir de ce qui existe, de regarder notre environnement sans l'agressivité d'idées préconçues est de nature artistique intuitive. Ce n'est pas le résultat d'un processus rationnel" (76). 121 Et, à l'arrivée, les architectures de Venturi, qui puisent dans le banal et le vulgaire, sont des œuvres qui veulent, par quelques déformations subtiles, à peine mais suffisamment perceptibles par l'œil exercé des amateurs de la "haute culture", sortir de l'architecture "grise" pour entrer dans le Panthéon d'une nouvelle architecture. Venturi opère ainsi ce qu'il appelle une rencontre entre l'art mineur et l'art majeur, procédé de création mis en évidence par l'histoire de l'art, faisant, par exemple, des motifs de la danse populaire, le thème de la musique savante (77). En fait, s'il y a dans le travail théorique et pratique de Venturi, une référence certaine à l'usage symbolique de l'architecture, en particulier à ses effets de représentation, il reste vrai aussi que cette préoccupation est presqu'exclusivement circonscrite à un travail d'extériorisation symbolique de l'architecture. Venturi traite avant tout la maison comme une image ou une affiche publicitaire : son objectif essentiel est de lui faire dire quelque chose par son aspect extérieur. Un certain nombre de réflexions qu'il a, à ce sujet, dans De l'ambiguïté… ou d'autres écrits postérieurs, font apparaître sa volonté de casser ce dogme du Mouvement Moderne selon lequel l'extérieur est l'expression résultante de l'intérieur du bâtiment d'architecture (78). Ainsi cite-t-il Le Corbusier, bien que ce dernier pratique quelquefois différemment : "Le plan procède du dedans au dehors ; l'extérieur est le résultat d'un intérieur" (79). Il est à noter d'ailleurs que ce dogme, né vraisemblablement avec le rationalisme du XIXe siècle (mais qui n'est sans doute pas sans devoir à l'Idée platonicienne et à l'Esprit hégelien), n'a rien d'une vérité universelle, il est en particulier contredit par l'architecture traditionnelle arabe. Venturi dévoile pour sa part, à travers des exemples qu'il emprunte aussi bien à l'architecture moderne qu'à celle qui l'a précédée, le caractère parfaitement arbitraire de cette pensée. Il pousse la contradiction, c'est vrai, à un point qui va particulièrement loin, annonçant par là-même la place obsessionnelle que va prendre le travail sur la façade dans son œuvre construite. Contredisant le dogme de la cohérence entre le dedans et le dehors, critiquant l'anti-décoration prônée par Loos, il en vient à faire jouer à la façade un rôle hyper-signifiant : "Nous n'avions pas vu que les façades des cathédrales n'étaient en fait que d'immenses et complexes tableaux d'affichage destinés, en tant que tels, à transmettre un message" (80). C'est peut-être là surestimer l'effet de l'image et oublier la manière dont les pratiques rituelles à l'intérieur du sanctuaire agissent sur la foi (81) et en même temps sur l'espace architectural interne (82). Sur le pavillon comme sur l'immeuble collectif, Henri Raymond a, sur le plan des pratiques symboliques, montré pour sa part la relation dialectique complexe, "parfaite" ou "imparfaite", qui structurait le rapport entre intérieur et extérieur (83). La relation "imparfaite" est précisément celle qui frappe l'architecture des collectifs du Mouvement Moderne, et la relation "parfaite" l'idéal de la "belle" façade qui mettra l'extérieur en accord avec l'intérieur, la façade étant ainsi un "marquage esthético-moral de l'habitant" (84). Mais il est à noter que cet accord "parfait" se situe sur le plan de la valeur symbolique, qui n'a pas nécessairement à voir avec le plan constructif et plus largement architectural. C'est là une "ambiguïté" qui ne donne pas tort à l'idée d'"abri 122 décoré" de Venturi : on peut noter que dans l'architecture vernaculaire, à laquelle il se réfère légitimement, en particulier dans les maisons néo-victoriennes de San Francisco (archétypes du Schingle-style qui doivent leur survie à la vigilance des mouvements de lutte urbaine des années 60), l'accord "esthético-moral" est présent, mais il coexiste avec le désaccord constructif façade/corps du bâtiment. Dans ces maisons de bois superbement "décorées", la façade participe de l'ordonnance de la rue en même temps que de l'effet de représentation voulu par l'habitant, mais elle est en même temps plaquée artificiellement sur l'ossature, ellemême disposée en fonction de la configuration longiforme de la parcelle : on a l'illusion d'une toiture parallèle à la rue alors qu'elle se développe perpendiculairement à elle, derrière la corniche, la frise et l'architrave formant décor (85). Ces façades disent en tout cas, avec beaucoup d'art et d'évidence, l'idée de soi que veut donner, sur cette façade publique, l'habitant. Il en est effectivement de l'extérieur de la maison comme de l'intérieur : certaines façades sont à montrer et d'autres à cacher comme les espaces intérieurs. Ces habitations urbaines du XIXe siècle ne contredisent donc pas Venturi : elles sont des abris, vraisemblablement agencés et aménagés à l'intérieur selon les modèles culturels de leurs occupants, décorés selon les valeurs esthético-morales produites par ces mêmes habitants et servis par le talent des charpentiers et des staffeurs américains à la conquête de l'Ouest. La dignité de l'intérieur est signifiée à l'extérieur, il y a en ce sens accord parfait sur le plan esthético-moral, mais la façade est par ailleurs conçue comme un décor plaqué sur le "hangar" formant l'ossature de l'abri ; sur le plan architectural, il y a donc existence de deux éléments sans correspondance stricte comme l'exige le Mouvement Moderne. Il est à noter par ailleurs que cette conception, sans compromettre l'individualité de la maison, est parfaitement cohérente avec le caractère urbain de ces habitations. Ainsi, tout en mettant en évidence le système de conventions formelles qui s'expriment dans l'architecture vernaculaire ou urbaine périphérique des Etats-Unis, Venturi en a donné une interprétation finalement très personnelle, l'exploitant, dans son œuvre construite, avec cette ironie caractéristique du désenchantement des intellectuels américains les plus progressistes. Sur le plan théorique, le mérite essentiel de son travail réside essentiellement dans ce dévoilement de l'arbitraire d'un certain nombre de dogmes de la pensée du Mouvement Moderne et dans la redécouverte des valeurs de signification d'architectures qui relèvent autant du patrimoine savant que populaire. Même si l'insistance est principalement portée sur l'aspect formel des édifices, voire leur extérieur, ce travail réhabilite une dimension symbolique participant des modèles culturels et des usages que le Mouvement Moderne avait largement évacuée. D'une certaine manière, on peut estimer que les habitants de Pessac ont démontré pratiquement ce que Venturi a essayé d'élaborer au niveau de la théorie architecturale (86). Dans une telle orientation de recherche, Robert Venturi est loin d'être isolé. Il n'est en fait que l'initiateur et le théoricien principal d'un courant nord-américain 123 appelé Shingle Style et auquel on associe souvent Charles Moore et Robert Stern. L'un et l'autre, comme Venturi, critiquent "l'étrangeté" ou "l'iconoclasme" du Mouvement Moderne : Moore propose pour sa part des "ambiances familières", de manière à ce que "les maisons puissent parler aux habitants" (87), tandis que Stern met ses espoirs "dans le pouvoir de la mémoire (histoire) combinée avec l'action des gens (usage) pour instiller dans le projet architectural richesse et signification" (88). Les idées nouvelles ont souvent les défauts de leur charme; une fois vulgarisée, la fraîcheur d'invention dont elles témoignent dans un premier temps disparaît rapidement : l'idée devient une mode qui finit par perdre jusqu'à son fondement le plus essentiel. Envisagée, pratiquée comme discipline artistique, l'architecture contemporaine a bien du mal à échapper à cette dimension d'éphémère. Le Mouvement Moderne lui-même n'y a pas échappé bien que son organisation, sa structuration par des congrès réguliers et un certain esprit du temps (né à la fin du XIXe siècle et tendant à étendre le militantisme jusqu'aux écoles artistiques, avec tous les "ismes" que l'on connaît) aient favorisé son existence pendant plus d'un demisiècle. En tout cas, les idées de Venturi, particulièrement influentes dans les années 70, ont donné, chez beaucoup d'architectes qui s'inspiraient de ses œuvres construites et publiées, des pastiches historicisants souvent bien commodes pour maquiller les façades ravalées des grands ensembles. Comme le notait déjà Jean-Louis Sarbib en 1978, "il n'est pas indifférent de noter que les préoccupations sociologiques et sociales des Venturi ont disparu chez leurs disciples et que leurs collègues refusent de reconnaître une quelconque influence de la sociologie. L'architecture s'en retourne à des préoccupations esthétiques et formelles"(89). C'est bien ce qui semble en effet s'être passé depuis. Différents commentateurs, chercheurs ou critiques de l'architecture ont souvent qualifié la posture de Venturi de pragmatique et l'ont mis en rapport avec ses conceptions réformistes libérales en politique, très caractéristiques de toute une pensée nord-américaine (90). Cette conception qui conduit à l'éclectisme symboliste formel de Venturi me paraît diamétralement opposée à celle d'Aldo Rossi, un temps associé à Venturi, par certains critiques, dans l'entreprise post-moderne. Le néo-rationalisme historique d'Aldo Rossi Aldo Rossi est, pour sa part, fermement campé sur des positions néorationalistes. Elles ne sont pas sans rapport avec la conception marxiste qui a marqué la première période de la critique de cet architecte vis à vis du Mouvement Moderne, au moment où il publie L'Architecture de la ville (91). Paolo Portoghesi a suffisamment bien retracé l'apparition de la critique du Mouvement Moderne en Italie pour qu'il soit utile d'y revenir ici : notons les tentations néo-vernaculaires d'un certain nombre de précurseurs (Gardella, Ridolfi) et la première apparition de la typologie et de la référence historique dans l'enseignement de l'architecte Muratori à Rome (92). L'entreprise théorique d'Aldo Rossi, telle qu'elle est exprimée dans son ouvrage fondamental L'Architecture de la ville, a une perspective très explicitement scientifique. Elle participe en ce sens des ultimes tentatives de la discipline 124 architecturale de se fonder comme science (93), et plus largement de la vision radicalement positiviste de la pensée scientifique qui anime le monde intellectuel dans les années 60. Dans L'Architecture de la ville, Aldo Rossi dit clairement son ambition de fonder une "science des faits urbains". Dans un long passage du troisième chapitre ("L'Architecture comme science"), il manifeste une sympathie à peine voilée à l'égard de la tentative des architectes du XIXe siècle, en particulier Viollet-le-Duc, d'analyser d'une manière rationnelle la production architecturale : "Le problème fondamental, aussi bien dans les traités que dans l'enseignement, consiste dans l'élaboration d'un principe général de l'architecture comme science, dans l'application de ce principe et dans la définition formelle des édifices" (94). Ce projet est également reformulé dans l'introduction à l'édition portugaise de L'Architecture de la ville (1977) : Rossi y affirme que sa "théorie de la ville analogue", sorte de condensation de l'histoire architecturale dans le projet urbain, est une "direction de recherche [qui] constitue une voie véritablement scientifique pour l'architecture" (95). L'architecture de la ville est, pour A. Rossi, une globalisation de l'architecture qui, "parce qu'elle donne une forme concrète à la société et qu'elle est intimement liée à celle-ci et à la nature, se différencie d'une manière originale de tous les autres arts et de toutes les autres sciences." (96). Par là-même, l'étude de la ville, considérée comme architecture, participe de la "science urbaine", qui est elle-même située "à l'intérieur de l'ensemble des sciences humaines" (97). Aldo Rossi insiste sur ce rapport étroit entre ville et société, considérant "l'architecture dans une vision positive, comme une création inséparable de la vie des citoyens et de la société où elle se produit ; de par sa propre nature, elle est collective." (98). D'une certaine manière, Rossi renoue avec la tradition théorique, quelque peu tombée en désuétude, qui était celle d'Alberti. Ce théoricien considérait en effet la ville, avec Filarete, "comme le plus parfait des accomplissements humains" (99), et l'associait dans sa nature à ses éléments constitutifs : édifices publics et privés. C'est aussi la conception de Rossi. D'entrée de jeu il considère la ville "comme une architecture". Il y a dans cette affirmation une démarcation assez considérable d'avec le Mouvement Moderne qui, tout en disant leur relation et leur unité, insistait sur la distinction entre l'urbanisme et l'architecture. Une autre critique implicite formulée par Aldo Rossi réside dans l'importance accordée à l'histoire de la ville. Le Mouvement Moderne considérait la ville pour son avenir, son passé étant perçu comme un boulet dont il fallait, soit se débarrasser pour un projet moderne (type Plan Voisin de Le Corbusier), soit assumer à contrecoeur pour les besoins de la conservation historique. Rossi fait, au contraire, de l'histoire et de la mémoire une dimension essentielle du temps présent : le passé est une condition de la vie présente et de l'avenir de la ville. C'est en ce sens que Rossi définit la ville comme un "dépôt de l'histoire" (100). 125 Cette double manière de considérer la ville, à la fois comme architecture et comme "dépôt" de l'histoire, a pour conséquence la caractérisation de la ville comme "œuvre d'art", comme "artefact", et Rossi reconnaît très sincèrement devoir cette idée à Lewis Mumford qui dit, à propos de la ville, qu'elle "est un fait naturel, comme une grotte, un nid, une fourmilière. Mais elle est aussi une œuvre d'art consciente qui enferme dans une structure collective de nombreuses formes d'art plus simples et plus individuelles... Avec le langage, elle est peut-être la plus grande œuvre d'art de l'homme" (101). La nouveauté de ce regard sur la ville est accompagnée d'une méthode d'analyse des faits urbains ; sa rigueur est à la mesure du projet scientifique qui a lui-même comme ambition la connaissance de la ville. C'est la fameuse typo-morphologie, mise au point avec Aymonimo, Fabbri et d'autres architectes, qui engendrera plus tard, en particulier en France, cette italophilie notée par Jean-Louis Cohen (102). Dans L'Architecture de la ville, Rossi définit la morphologie urbaine, comme "la description des formes d'un fait urbain". Mais au-delà de "l'ensemble des données empiriques rassemblées dans son essai", données contribuant à la description de la forme, l'objectif de Rossi est de comprendre la "structure des faits urbains" et la "signification de cette structure". Selon lui, c'est précisément la conception du fait urbain comme œuvre d'art qui permet d'y parvenir et de comprendre ainsi la ville, à travers son architecture, comme "chose humaine par excellence", précise-t-il en empruntant cette définition à Claude Lévi-Strauss (103). Quant à la typologie, Rossi la définit comme le "moment analytique de l'architecture", "comme l'étude des types qui constituent le noyau premier des éléments urbains, ou d'une ville, ou d'une architecture". Le type lui-même trouve sa définition, en architecture, dans un genre d'édifices où sa constitution est particulièrement remarquable : l'habitation. "Le type, dit Rossi, se constitue donc peu à peu en fonction des besoins et des aspirations à la beauté ; unique et pourtant extrêmement varié selon les différentes sociétés, il est lié aux formes et aux modes de vie." (104). La typologie occupe une place centrale dans la démarche de Rossi : intéressé par la quête de beauté conduite par Camillo Sitte, il critique ses limites "d'épisode artistique", alors que la ville est une expérience concrète. A ce titre, il y a nécessité d'analyser les différentes parties de cette totalité qu'est la ville. La classification est précisément l'opération qui, par la méthode typo-morphologique, va permettre cette analyse par parties, mettre en évidence le rapport entre la typologie des édifices et la forme de la ville. Ce rapport est, selon Aldo Rossi, "l'hypothèse fondamentale" de son livre" (105) et le type y joue un rôle essentiel puisqu'il estime pouvoir dire que "le type est l'idée même de l'architecture" (106). On se trouve ici en présence d'une de ces nombreuses tentatives qui, dans les années 70, ont essayé de cerner le concept-clef qui pouvait résumer le noyau de la discipline architecturale et parvenir à son identification au-delà de la somme des discours tenus à son propos, aussi bien par les architectes que par d'autres, c'est-à-dire à la définition de ses concepts spécifiques et son entrée dans le temple de la science. Comme le projet architecturologique de Philippe Boudon, qui faisait de l'échelle (107) 126 le concept central de l'architecture, l'effort théorique d'Aldo Rossi participe de cette ambition : le type serait ainsi, selon Aldo Rossi, le concept central de l'architecture. Cette question a, depuis, fait l'objet de nombreux débats et contributions (108). Henri Raymond a, pour sa part, été tenté par ce concept et s'est demandé s'il ne fallait pas faire du typique le centre du concept d'architecture, bien qu'aujourd'hui, "tout offre là matière à un drame conceptuel", dit-il, dans la mesure où (et implicitement il fait référence à l'architecture moderne) il y a eu "séparation de l'architecture avec les types" (109). Le type est entendu ici, selon la définition de Quatremère de Quincy développée par Christian Devillers, comme "structure de correspondance entre un espace projeté ou construit et les valeurs différentielles que lui attribue le groupe social auquel il est destiné" (110). Appliqué à la production architecturale passée, la notion s'avère un outil d'analyse pertinent : Henri Raymond, par exemple, distinguant le type architectural qui renvoie à la "structure spatiale, plastique ou constructive et le type culturel qui renvoie aux pratiques" montre la relation qui s'établit entre ces deux niveaux par "transmutation" ("l'abstraction graphique") ou/et par "commutation" (la médiation du programme) (111). Aldo Rossi donne aussi une définition qui articule le niveau des usages sociaux avec celui des aspects formels et matériels de la construction, critiquant une interprétation fonctionnaliste du type qui le réduit, sous l'influence d'une "conception empruntée à la physiologie", à un "pur schéma de distribution". Il se démarque en même temps d'une certaine conception du type qui s'est développée par la suite et qui a tendu à circonscrire les critères de repérage du type à des considérations strictement géométriques et constructives (112). Il est toutefois, au cœur de la conception du type développée par Aldo Rossi, un point qui fait problème : c'est, en particulier pour l'habitation, l'insistance qu'il met sur la notion de "permanence". En effet, s'il les considère comme "extrêmement variés" d'une société à une autre, il tend à considérer que, dans une même aire culturelle (la nôtre), "les types de la maison d'habitation n'ont pas changé depuis l'antiquité" (113). Sans doute ce point de vue est-il dirigé contre la propension du Mouvement Moderne à inventer des cellules d'habitation ayant fonction d'instrument pédagogique à l'adresse des "usagers", mais il me semble a contrario instaurer une fixité des types culturels que bien des aspects de la vie actuelle contredisent. La relative clôture des sociétés d'autrefois, entre elles et, à l'intérieur d'elles-mêmes, entre les classes sociales, tend à éclater, produisant des hybridités dont on peut repérer la présence dans le logement contemporain. Ce constat conduit d'ailleurs à contester, dans une certaine mesure, la validité actuelle du type, dès le moment où les variations tendent à supplanter les régularités (114). On peut même se demander si la typologie, comme procédure de classement issue des sciences naturelles qui se constituaient au XVIIIe siècle, n'est pas elle-même entachée du réductionnisme particulier à la pensée scientifique du XIXe siècle. L'élémentarité qui caractérise cette démarche cognitive est en même temps liquidation de l'individualité, comme l'ont démontré Jacques Ruffié (115) aussi bien qu'Edgar Morin (116). Or ce que dit aussi François Jacob, à savoir que la "diversité des individus" est "l'un des principaux moteurs de l'évolution" (117), me paraît 127 transposable à tout ce qui relève de l'humain. Cette manière de voir pourrait apporter une réponse au doute de Dürkheim à propos du type appliqué aux "espèces sociales", qui, vu leur "complexité", "ne présentent pas de contours aussi définis qu'en biologie" (118). L'outil typologique serait donc ainsi doublement interrogé, à la fois en regard d'une diffusion des cultures, dont il faut bien reconnaître avec Lévi-Strauss (119) qu'elle a eu tendance à s'accélérer au cours de ce siècle, et en même temps comme outil d'analyse apparu dans un certain contexte d'édification de la science qui paraît aujourd'hui dépassé. Reste à trouver la méthode qui rendrait compte de cette complexité non élémentariste! En tout cas on ne peut pas donner tout à fait tort à Christian Norberg-Schulz, lorsqu'il reconnaît, d'une part, l'intérêt du concept de typologie chez Rossi "pour redonner une signification" à l'architecture et d'autre part l'inspiration platonicienne de sa conception fixant les types dans une intemporalité que traduit l'idée de leur permanence (120). Cette difficulté ne peut faire oublier l'apport considérable qu'a été celui des travaux italiens sur la ville : il est certain qu'une certaine conjoncture, commune aux villes de la vieille Europe, menacées par la rénovation sauvage, a favorisé ce type d'études et, dans ce cadre, Aldo Rossi a pu construire une théorie des faits urbains qui donne une solide base conceptuelle aux travaux empiriques. L'un de ses principaux mérites me paraît être d'avoir fait entrer l'architecture domestique la plus modeste dans le concept de patrimoine architectural. Sa théorie de la ville comme œuvre d'art dans sa globalité a rendu possible cette intégration. Cette conception, dont j'ai dit plus haut la parenté avec celle d'Alberti, rompt autant avec la pensée académique qui avait monumentalisé la conception du patrimoine architectural, la réduisant aux grands édifices, qu'avec la pensée du Mouvement Moderne qui vivait dans l'amnésie totale du passé architectural et de la culture de la ville traditionnelle. A partir de là il faut souligner ce que doit l'effort théorique d'Aldo Rossi aux sciences sociales, et l'on peut aisément repérer à ce propos la francophilie qui s'étale dans L'Architecture de la ville. Géographes, historiens, sociologues et anthropologues français y sont particulièrement cités, à côté d'autres intellectuels italiens, français, allemands et anglo-saxons. Aldo Rossi affirme toutefois l'autonomie de la science architecturale de la ville qu'il veut fonder. D'une certaine manière, la référence aux sciences sociales est précisément là pour cerner les mérites et les limites de leurs approches et préciser par ailleurs l'éclairage spécifique que peut apporter l'analyse architecturale à la connaissance de la ville. Rossi dit ainsi, en introduction, l'appartenance de la "science urbaine" aux sciences humaines et en même temps son "autonomie", assumée par cette donnée ultime qu'est "la construction, l'architecture" (121). Il reviendra à plusieurs occasions sur ce problème, soit pour se défendre d'une trop grande proximité des sciences sociales, soit pour combattre une totale autonomie (122). On est radicalement stupéfait devant la montagne de science sur laquelle repose L'Architecture de la ville. On ne peut ici s'étendre sur la totalité des élaborations 128 théoriques de géographes, d'historiens, de sociologues et d'anthropologues par rapport auxquels se situe Aldo Rossi. Je m'arrêterai simplement sur quelques références qui m'intéressent particulièrement. Il est un sociologue que l'on ne trouve jamais cité, mais dont l'influence me paraît indéniable, ayant pu transiter par ses disciples Mauss et Halbwachs, abondamment cités par Rossi, et par les arguments de certains géographes comme Maximilien Sorre favorable au rapprochement de la géographie et de la sociologie (123). Je veux parler de Dürkheim : à mon sens la théorie des "faits urbains" n'est pas sans emprunter à celle de Dürkheim considérant les "faits sociaux" comme des choses (124). Au-delà de cette tonalité générale, faisant participer la démarche d'Aldo Rossi d'une certaine objectivité scientifique, l'emprunt essentiel aux autres sciences sociales concerne les travaux des géographes de l'Ecole Française, en particulier la géographie humaine. Vidal de la Blache est ainsi le premier cité au titre de l'image urbaine, qu'il a restituée à travers le "territoire vécu et construit par l'homme" (125). Aldo Rossi se réfère également beaucoup à Chabot et à Tricart. Tout en critiquant la conception fonctionnaliste du premier, il lui emprunte l'idée de "totalité", tandis qu'il retient du travail de Tricart "l'intérêt majeur d'une étude qui part du contenu social" (126). Demangeon est cité, quant à lui, pour l'intérêt de ses travaux sur la typologie rurale (127). Lavedan et Poëte font, pour leur part, le lien entre l'approche géographique et l'approche historique, et c'est surtout le concept de "permanence" qui retient l'attention d'Aldo Rossi. La place donnée à l'évolution historique de la ville, à la persistance du plan l'intéresse particulièrement. L'importance attribuée à la rue par Marcel Poëte est aussi reprise par Rossi qui considère qu'"associer le destin de la ville aux voies de communication est une règle méthodologique fondamentale" (128). Halbwachs est quasiment le seul sociologue mentionné, mais d'une manière réitérée. C'est essentiellement son ouvrage sur La Mémoire collective (129) qui intéresse Aldo Rossi : cette notion fait le lien entre la ville matérielle et son contenu social, entre l'histoire de la ville, sa spécificité et sa nature collective. D'une certaine manière, elle n'est pas sans rapport avec le concept d'appropriation. Aldo Rossi cite un passage de Halbwachs qui va tout à fait dans ce sens : "Lorsqu'un groupe est inséré dans une partie de l'espace, il la transforme à son image, mais en même temps il se plie et s'adapte à des choses matérielles qui lui résistent..." (130). Aldo Rossi élargit cette thèse de Halbwachs pour l'étendre à l'ensemble de la ville ; ainsi l'histoire "comme rapport de la collectivité avec le site" permet d'approcher "la signification de la structure urbaine, de sa spécificité et de l'architecture de la ville, qui est la forme de cette spécificité" (131). Un autre aspect de l'œuvre de Halbwachs intéresse Aldo Rossi, c'est sa théorie de l'évolution des faits urbains, élaborée à partir des expropriations, qui lui permet de cerner le rôle de la question foncière dans l'évolution de la cité moderne : cette thèse met en évidence le rôle des faits économiques, celui des individus et la complexité du développement urbain (132). 129 Halbwachs est l'un des rares sociologues français du début du siècle à s'être intéressé à l'Ecole de Chicago. Il fournit sans doute à Rossi l'occasion de prendre connaissance des travaux de ce courant de la sociologie urbaine. Les recherches de Park et Burgess l'intéressent dans l'élaboration de son concept du développement de la ville par parties, où s'entremêlent les aspects sociaux et formels de la morphologie des quartiers. Malgré une certaine inclination à suivre l'argument de l'effet de la forme urbaine, Rossi ne se dégage guère des préjugés qui minimisent les travaux de l'Ecole de Chicago : "livres de description sans doute plutôt que de science", disait Halbwachs luimême en 1932 (133). Rossi critique en particulier le "fonctionnalisme" de Burgess, à travers sa définition du zonage (134), et le "schématisme" de Park (135). La critique du fonctionnalisme architectural trouve précisément un écho à travers la mise en cause de cette même conception dans la géographie comme dans l'anthropologie. Aldo Rossi considère ainsi que l'anthropologue Malinowski a "le plus clairement énoncé et mis en pratique le fonctionnalisme". En privilégiant l'étude de la fonction, par exemple dans l'habitation, "on en arrive facilement à ne considérer que les critères d'utilité du produit, de l'objet ou de la maison" (136). Cette pensée a ensuite gagné l'architecture et l'urbanisme ; Rossi tient à s'en démarquer et c'est pourquoi les travaux de Lévi-Strauss le séduisent tellement. L'affirmation de cet auteur, selon laquelle "la ville [est] la chose humaine par excellence", introduit à la fois l'ouvrage de Rossi, en même temps qu'elle le conclut (137). L'architecte italien insiste tout particulièrement sur le passage de "Tristes tropiques" dans lequel Lévi-Strauss définit la ville à la fois comme "objet de culture et sujet de nature" : elle est à la fois une réalité de pierre, chargée d'art et d'histoire, et une collectivité d'individus (138). Il y a, dans L'Architecture de la ville, une quête d'interdisciplinarité qui n'est absolument pas voilée, même si par ailleurs l'ambition d'Aldo Rossi reste le projet d'une science urbaine partant de la ville comme architecture. En diverses occasions, Rossi regrette cette mutuelle ignorance (volontaire ou non) de travaux scientifiques qui gagneraient à leur connaissance réciproque. Il déplore en particulier que Demangeon, dans ses études sur l'habitation, ne tienne pas compte du matériel rassemblé par Viollet-le-Duc (mais est-il bien homogène, Viollet-le-Duc ayant tendance à idéaliser les types ?) (139). Au demeurant la tentative théorique d'Aldo Rossi demeure l'une des plus fructueuses, à la fois par sa contribution à la connaissance de la ville et par ses développements ultérieurs dans la discipline architecturale. L'influence des sciences sociales y est indéniable, même si le corpus utilisé par Rossi (mais il ne pouvait en être autrement, étant donné le moment où cette recherche a été conduite) reste en deçà des travaux réactivés par la sociologie urbaine en France après 1960. Cette instillation de l'apport des sciences sociales n'est pas indifférente à la nouvelle humanité que tente de reconstruire Aldo Rossi pour le renouveau de la discipline architecturale. A la vision développée par le Mouvement Moderne, celle d'un homme de la civilisation industrielle "encagé" dans ses machines à habiter, Rossi propose une conception enracinée dans l'histoire et la culture urbaine, dans la mémoire et l'œuvre collective que constitue la ville. 130 Je regrette pour ma part que ce fond humaniste, ou plus précisément cette épaisseur sociale concrète, ait été depuis partiellement perdue, errant dans les avatars de l'outil typo-morphologique en autant de travaux d'archéologie sans rapport avec les pratiques sociales, collectives et individuelles, se réduisant à une entreprise de géométrie parfaitement abstraite et formelle. J'ai même ressenti l'évolution professionnelle d'Aldo Rossi comme entraînée dans cette direction, accusant, après s'être ressourcée dans la "chose humaine" une déviation néo-platonicienne quelquefois inquiétante : entre Viollet-le-Duc et Boullée, architectes également estimés au départ, Rossi a fini par choisir Boullée, l'absoluïté utopique aux dépens de la rationalité pragmatique. L'analyse du travail théorique de ces quatre architectes m'a ainsi permis d'illustrer quelle écoute des nouvelles réflexions en sciences sociales avait été la leur et plus largement celle du milieu. J'ai essayé de cerner l'écho qu'elles avaient eu, en premier lieu dans les écrits, dans la mesure même où ce mode d'expression, dont la forme la plus achevée est le traité, vise à la mise en évidence d'idées générales, directrices du travail pratique et susceptibles d'une diffusion argumentée dans la discipline. Peut-être est-il trop exclusif de n'en rester qu'à ce niveau et, lorsque cela était utile ou nécessaire, j'ai mis en relation les principes énoncés avec l'architecture réalisée. J'ai noté toutefois qu'il n'y avait pas une absolue cohérence entre les principes et leur application : le propos à ambition théorique va souvent au-delà de sa mise en application ; l'application n'est alors qu'une vérification partielle ou imparfaite de l'ensemble de la construction théorique ébauchée. C'est ce que j'ai dit en particulier à propos d'Hassan Fathy : l'expérience du village de Gourna est en-deçà des leçons que tire l'architecte égyptien de l'application elle-même. Cette dernière constitue une vérification partielle : elle confirme des séquences possibles du projet en même temps qu'elle montre leurs limites dans un certain contexte politique. Le projet est souvent trop étriqué vis à vis des principes dont il tente la réalisation et, en même temps, dans la mesure où il est lui-même, en un lieu concentré, la synthèse d'un complexe de déterminations diverses, afférentes ou non à l'architecture, il subit des effets extérieurs pervers qui empêchent la vérification de certaines propositions. Je m'explique : par exemple, dans la conception des maisons, Hassan Fathy prend appui sur un certain nombre de traits culturels spécifiques de la culture des paysans égyptiens. Le désaffection des paysans, constatée après réalisation, ne fait pas la preuve, selon moi, de l'inadéquation de certains dispositifs inscrits dans le projet d'H. Fathy. C'est en réalité l'éloignement des tombes qui se révèle être le facteur de cet abandon ; il met en cause l'implantation du village, mais non la configuration spatiale domestique adoptée. Si l'on se plaçait d'un point de vue strictement artistique, on pourrait tenir une argumentation très différente : dans les arts plastiques, comme en musique ou en poésie, les écrits théoriques ne sont rien ; seule l'œuvre compte. Les traités et les réflexions sur l'art, par les créateurs eux-mêmes, ne seraient alors qu'un épiphénomène, parfaitement contingent, dont la valeur n'aurait que peu à voir avec la qualité des œuvres produites, cette valeur étant contenue essentiellement dans la matérialité sensible exprimée au terme de l'activité artistique elle-même et non pas dans 131 l'expression littéraire (prosaïque ou poétique) qui peut ou non l'accompagner. On peut défendre une telle idée aussi bien en ce qui concerne Le Corbusier qu'en ce qui concerne Aldo Rossi ; elle vaut pour eux comme elle vaut pour Baudelaire, Berlioz ou Kandinsky. Mais, du point de vue de l'étude de l'art, cette conception ne peut se suffire à elle-même : si l'œuvre architecturale est plus ou autre chose que l'effort de théorisation (ou plus simplement d'explicitation) des fondements conceptuels du projet, elle ne peut se concevoir en dehors d'un mouvement plus global qui va la situer dans une école, dans un courant, dans un style, dans une mouvance, dans un processus, dans une période qui désindividualise l'œuvre pour la replacer dans un contexte culturel et historique objectivement définissable. La tentative de son intelligibilité est un processus inéluctable et, s'il ne se réalise pas par l'entremise des artistes eux-mêmes, il est assumé par d'autres, critiques d'art, historiens, sociologues, les personnes concernées elles-mêmes, lorsqu'il s'agit d'architecture du logement. L'architecture, au-delà de la démonstration d'elle-même qu'elle est en soi, comme architecture ou comme illustration (représentation) dans les revues professionnelles, est contrainte de s'expliquer : elle est soumise à l'effort théorique comme n'importe quelle autre discipline. Une des vertus de l'écrit à ambition théorique consiste précisément à dégager, au-delà de la dimension personnelle qui imprègne nécessairement l'œuvre, les principes généraux qui la guident, fondent le courant, l'école ou le mouvement. Il est indéniable que l'apparition du traité d'architecture, à la Renaissance, sanctionne un nouveau statut en regard de la pratique : l'architecte se rapproche plus du savant, du lettré, de celui qui possède la substance du savoir et la formule par des signes : le texte et le plan, que du maçon dont le métier se résume aux gestes d'exécution. Cette distinction entre pratique et connaissance étant accomplie, le texte à finalité théorique permettra ultérieurement d'opérer d'autres distinctions : la Déclaration des C.I.A.M. à La Sarraz joue, dans la constitution du Mouvement Moderne, un rôle fondateur qui n'a pas moins d'importance que cet autre manifeste : l'exposition d'architecture moderne qu'a été, à Stuttgart, la Cité de Weissenhof en 1927. Au spectacle des différences formelles, la déclaration ajoute l'impact des concepts : toit plat, absence de décoration, etc. Il y a d'ailleurs un rapport entre le manifeste et l'œuvre construite qui fait souvent précéder le premier et succéder la seconde. C'est très récemment qu'on a pu mesurer les effets exacts des idées doctrinales de Le Corbusier ; de la même manière, les œuvres construites de Venturi et de Rossi, par exemple, n'en sont qu'à un moment initial de leur déploiement, comme l'influence des idées théoriques de ces architectes sur le milieu. En fait, il s'est agit ici, pour moi, de justifier la pertinence d'un choix : celui-ci m'a bien plus orienté vers le commentaire des écrits influencés par l'écoute des sciences sociales que vers l'analyse d'œuvres traduisant dans l'espace les choses entendues auprès des sciences sociales. Ce choix permettait plus aisément, il faut le dire, la mise en correspondance des écrits des sciences sociales et des écrits d'architectes, la référence éventuelle des premiers dans les seconds et même la perspective 132 d'intégration de la réflexion théorique des seconds dans le champ disciplinaire des premiers (c'est suffisamment net pour Turner comme pour Rossi). Mais en dehors de toutes ces considérations, je voudrais dire aussi l'intérêt supplémentaire qu'a quelquefois le propos théorique sur l'œuvre construite, et c'est surtout cela qui a retenu mon attention en particulier pour ce qui concerne le problème de l'usage. Entre Garnier et Viollet-le-Duc, pour le concours de l'Opéra de Paris, il fallait certainement choisir Garnier, mais du point de vue du rayonnement théorique, ce qui est resté, ce sont les textes de Viollet-le-Duc. Et sur ce problème de l'usage, de son importance dans les différents écrits récents ayant intégrés cette question, je me fais la même idée. Je ne suis pas sûr que Venturi, ni Rossi, n'aient très bien pris en compte, dans tous ses aspects, cette dimension dans leurs réalisations, le traitement du problème n'étant d'ailleurs pas comparable de la pratique de l'un à celle de l'autre, étant donné la différence des commanditaires. En tout cas leurs ouvrages écrits, très lus, disent des choses neuves là-dessus et tentent de les intégrer dans une conception renouvelée de l'architecture ; c'est avant tout cela qui m'a intéressé ici, à la fois comme témoignage de cette écoute des sciences sociales et comme contribution au renouvellement de la pensée et de la pratique architecturales. NOTES (1) Charles Jenks, The language of Post-Modern Architecture, Londres, 1977. (2) Tom Wolfe, Il court, il court, le Bauhaus, (édition américaine, 1981), Mazarine, Paris, 1982, op. cit., pp. 91-92. (3) Anatole Kopp, Ville et révolution, Anthropos, Paris, 1967. (4) Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes, (édition américaine, New York, 1966), Le Chêne, Paris, 1977. (5) Robert Venturi, De l'ambiguité en architecture, (édition américaine, New York, 1966), Dunod, Paris, 1971. (6) L'Architecture d'Aujourd'hui n° 179, Boulogne, mai-juin 1975. (7) J'en vois par exemple comme effet (conscient ou inconscient) le support à l'étude typologique des Trulli de l'Italie du Sud (B. Rudofsky, op. cit., pp. 48-49 et Ph. Panerai et alii, Eléments d'analyse urbaine, AAM, Bruxelles, 1980, p. 81). (8) Paolo Portoghesi, Au-delà de l'Architecture Moderne, (édition italienne, Rome, 1980), L'Equerre, Paris, 1981, chap.III, "L'Architecture et crise de l'énergie", pp. 33 sq. (9) Ibid., pp. 102 sq. (10) Ibid., pp. 60 sq. (11) Hassan Fathy, Construire avec le peuple, (édition anglaise, Le Caire, 1969), Sindbad, Paris, 1979 , pp. 45 sq. (12) Amos Rapoport, Anthropologie de la maison, (édition anglaise, 1969), Dunod, Paris, 1971. (13) Hassan Fathy, op. cit., pp. 59-60. (14) Ibid., p. 73. (15) Ibid., pp. 67-68. (16) Ibid., pp. 101-102. (17) Ibid., p. 106. 133 (18) Ibid., p. 108. (19) Ibid., p. 126. (20) Peter Blake, Form Follows Fiasco, Boston-Toronto, 1974. (21) Hassan Fathy, op. cit., p. 296. (22) L'Architecture d'Aujourd'hui, n° 140, Boulogne, oct.-nov. 1968, pp. 12-17. (23) John Turner, "Problèmes d'habitat", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 140, Paris, oct.-nov. 1968, pp. 12-17. (24) John Turner, Le logement est votre affaire, (édition anglaise, Londres, 1976), Seuil, Paris, 1979. (25) Patrick Geddes, cité par F. Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris, p. 346. (26) Patrick Geddes, Cities in Evolution, Williams and Norgates, Londres, 1915. (27) Colin Ward, Préface à John Turner, op. cit., pp. 9-15. (28) John Turner, op. cit., pp. 127 sq. (29) Ibid. p. 64. (30) Ibid. p. 69. (31) Ibid., chap. III, pp. 69-91. (32) Ibid., p. 70. (33) Ibid., p. 93. (34) Ibid., pp. 117. (35) André Adam, Casablanca, essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l'Occident, CNRS, Paris, 1968. (36) John Turner, op. cit., p. 102. (37) Daniel Pinson, Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, Fascicule de Recherche n° 23, URBAMA-URA CNRS 365, Tours, 1992. (38) John Turner, op. cit., chap. IV, "Trois principes pour l'habitat", pp. 123-134. (39) Voir à ce sujet Michel Foucher, "L'habitat du plus grand nombre dans les villes d'Amérique Latine" in Hérodote n° 19, Paris, 4e trimestre 1980. (40) (Sous la direction de) Nicole Haumont et Alain Marie, Politiques et pratiques urbaines dans les pays en voie de développement, 2 tomes, L'Harmattan, Paris, 1987, p. 16. (41) John F.C. Turner, "Des architectes pour un autre développement", in Techniques et Architecture n° 345, Paris, déc. 82, juin 83. (42) Daniel Pinson, Voyage au bout de la ville, ACL, Nantes, 1989, pp. 300 sq. (43) H, revue de l'habitat social, U.N.HLM, n° 93, Paris, février 1989, et Construire en participation, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1984. (44) Interview de Renzo Piano, in H, revue citée, pp. 64-69. (45) Ibid., pp. 74-75. (46) John Turner, op. cit., chap. VIII, "La participation dans l'habitat", pp. 149-175. (47) John Turner et Robert Fichter, Freedom to Build, Mac Millan, New York, 1972. (48) John Turner, op. cit., p. 159. (49) Henri Raymond, "L'habitant cet inconnu" in Construire en participation, op. cit., pp. 10-14. (50) Bernard Legé, "Les castors de la Monnaie", in Terrain n° 9, Paris, oct. 87, pp. 4059. 134 (51) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, "Recherches" (M.E.L.), Paris, 1988. (52) Henri Raymond, L'Architecture, les aventures spatiales de la Raison, CCI-Centre G. Pompidou, pp. 65 sq. (53) B. B. Taylor, "Chants d'innocence et d'expérience", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 177, Boulogne, janvier-février, 1977, pp. 1-3. (54) Tom Wolfe, op. cit., pp. 140 sq., et d'autres dont C. Norberg-Schulz. (55) Christian Norberg-Schulz, "Vers une architecture authentique" in La présence de l'histoire, l'après-modernisme, catalogue du Festival d'Automne à Paris et de la Biennale de Venise (1980-1981), L'Equerre, Paris, 1981, pp. 36-46. (56) Robert Venturi, op. cit. (57) Aldo Rossi, L'architecture de la ville, (édition italienne, Padoue, 1966), L'Equerre, Paris, 1981. (58) Présentation de "Tucker House, New York, 1975" in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 197, Boulogne, juin 1978. (59) Aldo Rossi, "Entretien" in Architecture, Mouvement, Continuité n° 40, Paris, sept 1976, pp. 76-81. (60) Robert Venturi, op. cit., p. 21. (61) Ibid., p. 23. (62) Ibid., p. 51. (63) Voir à ce sujet Luc Ferry, Homo Æstheticus, Grasset, Paris, 1990. (64) Robert Venturi, op. cit., p. 20. (65) Ibid., p. 101. (66) Ibid., p. 103. (67) Ibid., p. 22. (68) Ibid., "6, L'intégration et les limites de l'ordre : l'élément conventionnel", pp. 4653. (69) Ibid., p. 51 ; voir aussi à ce sujet, Eric Valentin, "Warhol et la culture populaire" in Artstudio n° 8 (spécial Andy Warhol), Paris, printemps 1988, pp. 53-67. (70) Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, L'enseignement de Las Vegas, (édition américaine, Cambridge, Massachusetts, 1972), Mardaga, Liège, 1968. (71) Robert Venturi, "Une définition de l'architecture comme abri décoré", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 197, Boulogne, juin 1978, pp. 7-16. (72) Jean-Louis Sarbib, "Complexité et contradiction d'une architecture pluraliste", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 197, op. cit., pp. 2-6. (73) Herbert Gans, The Lewittowners : Ways of life and Politics in a New York Suburban Community, Vintage Books, New York, 1967. (74) Herbert Gans, Popular Cultur et High Culture, Basic Books, New York, 1974. (75) Jean-Louis Sarbib, art. cit., p. 4. (76) Robert Venturi, Conversation with Architects, in Cook, John W. and Klotz, Heindrich, Praeger Publishers, New York, 1973, cité par Jean-Louis Sarbib, art. cit, p. 4. (77) Robert Venturi, "Une définition de l'architecture comme abri décoré", art. cit., p. 13. (78) Robert Venturi, De l'ambiguité en architecture, op. cit., pp. 71 sq. (79) Le Corbusier, Vers une architecture, Crès, Paris, 1923, p. XX. 135 (80) Robert Venturi, "Une définition de l'architecture comme abri décoré", art. cit., p. 8. (81) Georges Duby, Le temps des cathédrales, Gallimard, Paris, 1976. (82) André Scobeltzine, L'Art féodal et son enjeu social, Gallimard, Paris, 1973. (83) Henri Raymond, op. cit., pp. 185 sq. (84) Ibid., p. 196. (85) Painted Ladies, Dutton, New York, 1978. (86) Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969. (87) Cité par Paolo Portoghesi, op. cit., p. 121. (88) Ibid., p. 124. (89) Jean-Louis Sarbib, art. cit, p. 5. (90) Ibid., p. 3. (91) Paolo Portoghesi, op. cit., pp. 69-83. (92) Ibid. (93) Philippe Boudon, Sur l'espace architectural, essai d'épistémologie de l'architecture, Dunod, Paris, 1971. (94) Aldo Rossi, op. cit., p. 134. (95) Ibid., p. 242. (96) Ibid., p. 7. (97) Ibid., p. 9. (98) Ibid., p. 7. (99) Françoise Choay, La règle et le modèle, Le Seuil, Paris, p. 104. (100) Aldo Rossi, op. cit., p. 167. (101) Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, (édition américaine, New York, 1961), Le Seuil, Paris, I964. (102) Jean Louis Cohen, "Le détour par l'Italie", in Esprit n° 12, Paris, Décembre 1985, pp. 23-34. (103) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, p. 122. (104) Aldo Rossi, op. cit., p. 25. (105) Ibid., p. 25. (106) Ibid., p. 27. (107) Philippe Boudon, op. cit. (108) Cf. colloque Actualité de la typologie architecturale, CRH-URA CNRS 1248, Ecole d'Architecture de Paris-La Défense, 17-19 mars 1989. (109) Henri Raymond, L'Architecture,..., op. cit., p. 85. (110) Christian Devillers, "Typologie de l'habitat et morphologie urbaine", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 174, Boulogne, juillet-août, pp. 18-22. (111) Henri Raymond , L'Architecture,..., op. cit., pp. 6 sq. (112) Aldo Rossi, op. cit., p. 28. (113) Ibid., p. 232. (114) Daniel Pinson, "Diffusion des modes de vie et brouillage des types architecturaux : une interrogation actuelle de la typologie", in Actualités de la typologie, CRH-URA CNRS 1248, Ecole d'Architecture de Paris-La Défense, 17-19 mars 1989, Paris. (115) Jacques Ruffié, Traité du vivant, Champ Flammarion, Paris, pp. 21 sq. (116) Edgar Morin, La Méthode, 2, la vie de la vie, Le Seuil, Paris, p. 152. 136 (117) François Jacob, Le jeu des possibles, essai sur la diversité du vivant, Fayard, Paris, 1981, p. 115. (118) Emile Dürkheim, Les règles de la méthode sociologique (1895), PUF, Paris, 1937, pp. 76-88. (119) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 47. (120) Christian Norberg-Schulz, "Vers une architecture authentique", art. cit., p. 37. (121) Aldo Rossi, op. cit., p. 9. (122) Ibid., introduction à l'édition portugaise, p. 223. (123) Maximilien Sorre, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1957. (124) Emile Dürkheim, op. cit., p. 15. (125) Aldo Rossi, op. cit., p 15 (il cite un extrait des Principes de géographie humaine, Vidal de la Blache, Armand Colin, Paris, 1922). (126) Aldo Rossi, op. cit., pp. 40-41 (il cite de Georges Chabot : Les villes. Aperçu de géographie humaine, Armand Colin, Paris, 1948 et de Jean Tricart : Cours de géographie humaine, (vol. 1, L'habitat rural ; vol. 2, L'habitat urbain), CDU, Paris, 1963. (127) Ibid., p. 138 (Il cite en particulier : "L'habitation rurale en France. Essai de classification des principaux types", Albert Demangeon, in Annales de géographie n° 161, Paris, sept. 1920). (128) Ibid., pp. 34 sq., voir aussi p. 168. (129) Maurice Halbwachs, La mémoire collective, PUF, Paris, 1950. (130) Ibid., p. 132. (131) Aldo Rossi, op. cit., p. 173. (132) Ibid., p. 188. (133) Maurice Halbwachs, "Chicago, expérience ethnique", in Les annales d'histoire économique et sociale, T. IV, Armand Colin, Paris, 1932 (republié in L'Ecole de Chicago, textes traduits et présentés par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, Champ urbain (CRU), Paris, 1979). (134) Aldo Rossi, op. cit., p. 57. (135) Ibid., p. 142. (136) Ibid., p. 29. (137) Ibid., p. 22 et p. 214. (138) Ibid., p. 22 . (139) Ibid., p. 121. 137 138 Chapitre 6 : REGARD SUR LE VECU DE L'ARCHITECTURE POUR CONCEVOIR UNE ARCHITECTURE A VIVRE En 1967, les sciences humaines et l'urbanisme, que l'Académie tenait à la porte de l'Ecole des Beaux-Arts, finirent par y entrer sur la pression des élèves. Le Corbusier, il faut le dire, nous avait chauffé à blanc et ses amis et partisans avaient réussi à y créer des ateliers. En premier lieu Marcel Lods qui dirigea un atelier extérieur pendant seize ans et fut l'auteur d'un projet de réforme de l'enseignement de l'Architecture. Il introduisait l'enseignement de l'urbanisme et d'un certain nombre de sciences annexes dont les sciences sociales : " L'analyse de la formation des villages et des villes, plus encore la connaissance de tout ce qui a perturbé leur évolution depuis la naissance de l'époque de la machine, la recherche du sens dans lequel l'évolution doit logiquement se poursuivre constituent un travail requérant des analyses précises de géographie, de sociologie, de météorologie, d'histoire, d'organisation scientifique du travail, de biologie, de médecine de la santé" (1). Ce projet fut repoussé et il fallut attendre encore treize ans avant que Jean Fayeton, sur pression des étudiants, n'introduise officiellement dans les programmes un enseignement d'urbanisme et de sciences humaines coordonné par l'architecte-urbaniste Michel Ecochard, un autre porte-parole du Mouvement Moderne, dont une grande partie de l'expérience professionnelle s'était exprimée dans le Tiers-Monde. Vingt et un assistants furent nommés à cette occasion, se partageant entre sociologues (neuf), économistes (sept) et géographes (cinq) (2) équitablement répartis entre les différents groupes d'ateliers A, B, C. A vrai dire cela intéressait surtout les ateliers parisiens, la province étant moins bien servie, et il suffisait de relever d'un groupe "académique", du genre Groupe A, comme c'était le cas de Nantes, pour être exclu de cette évolution. Le mouvement de 68 se chargera alors, par la suite, de régler le problème. Les sciences sociales eurent enfin droit de cité dans l'enseignement de l'architecture en France. Pour autant, leur place et leur légitimité n'étaient pas du même coup acquises de manière définitive, et, encore aujourd'hui, l'exigence d'attention à l'usage qu'elles sollicitent, est souvent perçue comme un obstacle à l'activité de mise en forme de l'architecte. Je le redis une fois encore, je n'ai pas la prétention de faire le bilan de ce qu'ont apporté, dans leur totalité, les sciences sociales à l'architecture : cela dépasse mes ambitions ; je voudrais simplement souligner certains éclairages nouveaux par lesquels elles ont permis de penser les faits architecturaux et urbains et certaines perspectives de renouvellement qu'elles m'ont permis d'entrevoir sur quelques questions brûlantes, 139 en particulier celle de l'habitat. Je ne ferai donc que témoigner du propre intérêt que j'ai trouvé à la découverte de certaines réflexions théoriques et de la manière dont j'ai essayé de les utiliser pour certains objets architecturaux et urbains qui ne cessaient de m'interroger. En cela je ne ferai que formuler, d'un autre point de vue ou sur d'autres sujets, ce qui a été dit ou n'a pas été dit par d'autres, soit sous forme d'esquisse (3), soit sous forme de bilan (4). La première contribution des sciences sociales dans les années 60 m'apparaît aujourd'hui comme une vaste interpellation s'adressant à ceux qui avaient produit la ville nouvelle ou ses extensions les plus récentes. Elles sont à la fois le témoin d'une crise urbaine qui semble se superposer à d'autres crises sociales ou économiques, porte-parole d'une population dont elle mesure le mal de vivre, en même temps qu'autorité scientifique, considérée comme telle par l'Etat et ses administrations. On vient les consulter pour contribuer à remédier à des difficultés sociales que la même administration pensait résoudre techniquement : la production quantitative de logement en était la solution miracle. L'interpellation de l'urbanisme et de l'architecture modernes Les premières secousses viennent sans doute de Lewis Mumford, ce disciple de l'"écologiste urbain" Patrick Geddes, très influent auprès des premiers urbanistes anglais (5). En plus d'être l'auteur de La cité à travers l'histoire, ouvrage publié en France en 1964 (6), Lewis Mumford était critique d'architecture au New Yorker et a commis contre le Mouvement Moderne et sa tête de Turc Le Corbusier une série d'articles décapants. L'"inhumanité" de l'architecture internationale, de son béton et son culte de la hauteur édilitaire y sont vertement fustigés : "Les vices de la Maison de l'Unité (de Le Corbusier) sont devenus vertus pour les "créateurs" à la chaîne de l'architecture monumentale... il semble que l'irrationnel et l'extravagant, le monumental morbide et le formalisme vide correspondent mieux au ton et au tempérament de cette époque que les maisons construites à la mesure humaine et avec bon sens" (7). C'est le même argument qui semble à l'origine de l'ouvrage de Michaël Young et Peter Willmott : Family and Kindship in East London, paru à Londres en 1957, et dont la découverte par Henri Raymond dans les années 60 n'est sans doute pas sans rapport avec la recherche sur l'habitat pavillonnaire (8). L'enquête de Young et Willmott est à la fois expertise d'un relogement et critique de la conception du nouvel habitat tournant " le dos à la tradition britannique de la maison urbaine à deux niveaux" (9). De son côté Edward T. Hall, dans son ouvrage The Hidden Dimension, paru en 1966, consacre les deux derniers chapitres à "l'analyse de la vie urbaine" (10). Son concept de "proxémie" est proposé comme outil d'analyse de "l'entassement" urbain et de ses effets. Là aussi, les immeubles modernes sont sévèrement critiqués, en particulier ceux qui sont habités par les noirs, "moins déprimants" que les "taudis qu'ils ont remplacés", mais "plus perturbants". "L'immeuble élevé, précise Hall, leur [aux noirs] semble impropre à satisfaire la plupart des besoins humains de base" (11). L'anthropologie rejoint la sociologie et l'histoire dans sa condamnation de l'urbanisme moderne et formule une invitation pressante à l'adresse des architectes et 140 urbanistes pour qu'ils tiennent compte réellement des effets de leurs projets sur la vie des personnes. L'abord de la question n'a pas le ton polémique de Mumford, mais la remise en cause n'en est pas moins profonde, d'autant qu'elle s'appuie sur des résultats d'enquêtes interprétées avec toute la rigueur scientifique requise. Je mentionne là des travaux anglo-saxons, connus plus tardivement, mais sans doute initiateurs dans la critique de l'urbanistique moderne et révélés, pour beaucoup d'entre eux, par un ouvrage qui bousculait les préjugés pro-corbuséens de la plupart des architectes français : L'Urbanisme : utopies et réalités, de Françoise Choay (12). En France, la sociologie urbaine n'a la même vigueur de ton qu'avec Henri Lefebvre. Paul-Henry Chombart de Lauwe nous apparaissait, de ce point de vue, à tort plutôt qu'à raison, trop aimable avec les propositions du Mouvement Moderne ; il est vraisemblable qu'une trop grande prudence le poussait à un excès de "précaution" scientifique. Ma première lecture de Famille et habitation, ouvrage paru en 1961 (13), me laissa, à tort, le souvenir d'une aimable caution aux utopies du Mouvement Moderne. Une seconde lecture, récente, pour les besoins d'une étude sur la Maison Radieuse de Rezé, (prise comme l'un des objets d'"observation expérimentale" du deuxième volume), me fait revenir à une appréciation plus nuancée. L'enquête (1957) livre l'effet de séduction d'un confort tout nouveau dans un contexte de pénurie, en même temps que les réserves des habitants sur certains dispositifs (la petitesse de la cuisine...) A vrai dire nous étions victimes des querelles d'écoles (sociologiques) en même temps que de notre isolement dans le milieu architectural. Les Ecoles d'Architecture, malgré une pression étudiante dans ce sens vers 1968, ne parvenaient pas à sortir de la tutelle de l'Ordre des Architectes, soit dans le Ministère de la Culture jusqu'en 1970, soit dans le Ministère de l'Equipement et du Logement après. Aussi l'essentiel de nos lectures restait-il largement circonscrit aux revues professionnelles d'architectes ; par bonheur, elles s'ouvraient au moins à la sociologie urbaine d'Henri Lefebvre, autour de ces années 70. Influencé par Henri Lefebvre, on se coupait par là même de ce qui était fait par Chombart de Lauwe. De cette période des anathèmes excommunicateurs, Chombart à sans doute raison de dire : "Ce n'était pas bien vu, lorsque l'on travaillait avec Lefebvre, de s'appuyer sur les travaux de Chombart, ça ne se faisait pas" (14). Or, en France, la (re)naissance de la sociologie urbaine est sans doute de son fait ; les travaux mis en œuvre résultaient toutefois souvent de commandes administratives qui en influençaient le sens : "Nous avons donc parfois, reconnaît Chombart de Lauwe, attaché plus d'importance que nous n'aurions voulu aux résultats quantitatifs alors que c'était la partie qualitative qui nous paraissait beaucoup plus valable" (15). Quoiqu'il en soit, le retour, vers 1963, à des études plus universitaires a corrigé, au dire même de Chombart, cette trop grande dépendance des demandes technocratiques : les thèses de Roger-Henri Guerrand sur les origines du logement social (16) et Henri Coing sur le XIIIe arrondissement (17) rétablissaient des mérites un temps ignorés, et participaient d'un mouvement critique général "contre les insuffisances de la politique du logement, contre la spéculation urbaine, contre les grands ensembles, plus largement contre l'urbanisme" (18). 141 Au fond ce que j'exprime ici, ce sont les multiples difficultés qu'il y avait pour un architecte qui suivait l'invitation de Le Corbusier à s'appuyer sur la sociologie et d'autres sciences sociales, à dépasser le cloisonnement de son propre milieu, mais aussi les barrières qui, à la faveur des grandes querelles idéologiques des années 70 (marxisme, structuralisme, libéralisme...), isolaient les écoles et leurs travaux, sans compter les ignorances plus lointaines ou la tendance à l'ethnocentrisme intellectuel qui laissaient à l'écart les travaux étrangers, en particulier anglo-saxons, tels que ceux de l'Ecole de Chicago (19). Pour en revenir à Henri Lefebvre, il me semble, avec le recul, qu'il peut y avoir au moins deux lectures de sa production foisonnante. Il y a d'une part cet appel à la "révolution urbaine" qui donne, à ce lieu social de la modernité qu'est la ville, une place particulière dans la transformation radicale de la société. Thèse qui en son temps a été énergiquement contestée par Manuel Castells au nom d'une pureté théorique et marxiste qui paraît aujourd'hui terriblement vieillie (20). Il faut bien le dire, cette partie des thèses d'Henri Lefebvre paraît elle-même très influencée par l'enthousiasme des années précédant ou suivant Mai 68. Ce que l'on peut en retenir, c'est surtout la dénonciation du capitalisme triomphant et son expression dans l'urbanisme bétonnant qui casait une classe ouvrière vivant ses dernières légendes. Cette lecture politique de l'œuvre de Lefebvre nous livrait aussi une tentative de renouvellement de l'interprétation marxiste du développement de la société capitaliste. Le déterminisme économique était énergiquement mis en cause et reconsidéré dans son articulation avec d'autres paramètres plus ou moins déterminants selon les circonstances et les conjonctures (21). Mais, d'autre part, à côté de cette lecture strictement politique de Lefebvre, il en existe une autre à laquelle sans doute les architectes et urbanistes ont été sensibles et dont il me semble qu'elle a été beaucoup plus féconde pour le développement ultérieur de la recherche urbaine. C'est celle qui met en évidence l'effritement de la culture urbaine constituée au XIXe siècle avec la révolution industrielle et sa déliquescence opérée par la production bureaucratique de l'urbanisme moderne. On pourrait citer une quantité d'extraits des principaux ouvrages d'Henri Lefebvre pour souligner cette dimension essentielle de son travail critique (22). Mais, comme illustration de son début d'influence dans les milieux de l'architecture, je mentionnerai un article paru dans le numéro 132 de la revue L'Architecture d'Aujourd'hui en juin-juillet 1967, numéro spécialement consacré à l'urbanisme (23). L'article, intitulé "Propositions", est une critique des grands ensembles alors même qu'ils sont en pleine création avec la construction des plus grandes Z.U.P., en particulier celle de Toulouse-Le-Mirail, réalisée par Georges Candilis, lauréat d'un concours international remporté en 1962, pour une Z.U.P. de plus de 25 000 logements. L'appel à la "réhabilitation de l'utopisme", c'est à dire "à la réalisation des désirs, au-delà des fonctions et des besoins" y est en réalité nettement secondaire par rapport à la critique concrète des grands ensembles et de la doctrine fonctionnaliste qui les a inspirés : "L'échec [des grands ensembles] (plus ou moins profond, plus ou 142 moins avoué) est patent à l'échelle mondiale. A nous maintenant de dégager la signification de cette énorme expérience négative. Et cela par une pensée critique, philosophiquement et sociologiquement, conduite avec méthode et plus large que les simples considérations technologiques. En effet, une telle réflexion méthodologique doit pouvoir mettre en question, entre autre, la technique et un certain primat de la technicité" (24). Le texte condamne "l'intelligence analytique" qui, au coeur de la doctrine fonctionnaliste, procède à une extrême division de l'urbain, séparant ainsi "ce qui se donnait dans l'organisme vivant de la ville ancienne (spontanée ou historique) comme étroitement uni : les fonctions". Henri Lefebvre propose alors d'étudier "l'action négative et destructrice des grands ensembles", "avec le plus grand soin sociologiquement" pour cerner "ce qui a disparu" et "quelle part de la sociabilité et de la spontanéité sociale" s'est perdue. La disparition de la vie intime, l'effacement du monument, l'absence de l'élément ludique sont alors stigmatisés, ainsi que la destruction de la rue. Ce dernier point est très important dans la critique de Henri Lefebvre ; il reprend des thèmes développés dans sa Critique de la vie quotidienne depuis 1946 (25), révélant "la richesse cachée sous l'apparente pauvreté du quotidien", "l'extraordinaire de l'ordinaire". En affirmant que "les nouveaux ensembles ont détruit la rue", le philosophe-sociologue attaque l'un des dogmes essentiels du Mouvement Moderne, la voirie séparatrice des véhicules et des piétons ("les 7 V") dont Le Corbusier avait fait l'arme de combat contre "la rue-corridor". Henri Lefebvre en restitue la "valeur", source d'une sociabilité désormais détruite avec la voie des grands ensembles : "Si les problèmes modernes de la circulation automobile tendent à privilégier la rue en tant que voie de passage, il ne doivent pas dissimuler sa valeur sociale, la réalité contenant ici "la valeur". La rue arrache les gens à l'isolement et à l'insociabilité" (26). J'ai cité assez longuement les passages de cet article pour rappeler la profondeur de la pensée de Lefebvre, au-delà des vagues impressions qu'ont généralement retenues trop de "spécialistes" de l'urbain, urbanistes ou architectes, voire même sociologues, et souligner la difficulté qu'il y a à situer Henri Lefebvre (27) : ses travaux sur la ville illustrent finalement cette richesse de l'urbain. Il était d'ailleurs le premier à souligner que cette catégorie ne pouvait être saisie que comme totalité, à la fois "polistique", comme le disait Patrick Geddes, et culturelle. Un des aspects de cette totalité qui pose problème, aussi bien quant au fond que du point de vue des méthodes, est l'étroite articulation entre le domestique et l'urbanistique. Cette relation fonde à la fois l'existence de la ville elle-même, qui est avant tout un établissement humain (et d'abord résidentiel) et en même temps les termes dans lesquels le Mouvement Moderne d'Architecture a défini sa doctrine. C'est très explicitement ce qu'affirme la Charte d'Athènes dans son point 88 : "Le Foyer est le noyau initial de l'urbanisme" (28). Il s'agit là d'une conception nouvelle de l'architecture en regard de la pensée académique, plus axée sur le Monument, accessoirement la perspective, ignorant sur ce point Alberti, lorsqu'il fait de la ville le premier objet d'architecture (29). 143 Je reste personnellement convaincu de cette étroite articulation : elle est pourtant souvent contredite par des analyses séparées qui ne voient pas l'interaction entre les deux niveaux. A mon sens, le macrospatial (l'urbanistique) devrait toujours être envisagé dans sa relation avec le microspatial (l'architecture) et réciproquement ; c'est pourquoi l'émergence des études sur le "local", inaugurées à partir des années 70, a constitué un renouvellement indéniable dans le domaine de la recherche urbaine. Certes la monographie a en même temps ses limites : il lui faut être comparée, associée et confrontée avec d'autres études du même type, pour autoriser la généralisation ou la mise en évidence de la particularité, mais elle a aussi ses avantages : elle rend possible cette saisie globale de l'urbain, préconisée par Henri Lefebvre, qui permet elle-même la restitution de la richesse de la ville en particulier cette interaction entre le social et le spatial, entre le passé et le présent, entre le réel et l'idéel… De la même manière, et cet aspect est essentiel pour qui s'attache à la forme urbaine, un délitage non dialectique entre le contenu économique et social et la forme spatiale est insuffisant pour rendre compte de l'urbain : l'urbain est en effet formes concrètes, matérielles, architecturales et autres (depuis l'étalage de la boutique jusqu'aux graffitis) et il est en même temps dynamiques socio-économiques. Henri Lefebvre a précisément consacré à cette question un chapitre entier de La Révolution urbaine (30). La prise en compte de ces deux niveaux, à la fois distingués pour les besoins de l'étude, mais dialectiquement pensés dans leur interaction, me paraît incontournable. C'est la raison pour laquelle des orientations n'attachant aucune espèce d'importance à la forme, ou bien même la niant, comme celle de Castells, si charpentées soient-telles théoriquement, n'ont, à mon sens, retenu que passagèrement l'attention et sont apparues plus tard, au-delà des influences de la mode et de l'effondrement du marxisme dogmatique, largement improductives. A contrario les travaux de Lefebvre et de son école nourrissent abondamment ces deux exigences : la liaison entre l'architecture et l'urbanisme comme l'articulation entre la forme et son contenu sont constamment présentes dans les analyses. Les travaux empiriques eux-mêmes oscillent entre cette double dimension et alimentent les synthèses théoriques produites par Henri Lefebvre. Ainsi l'I.S.U. (Institut de Sociologie Urbaine) conduit-il à la même époque deux études (publiées) relevant pour l'une de l'appréhension du domestique (l'habitat pavillonnaire) (31) et pour l'autre de l'appréhension de l'urbain (le quartier et la ville) (32), mais la première pose de manière sous-jacente le rapport entre le pavillon et la ville ou le pavillon et le logement collectif, tandis que la seconde inclut les "stratégies du logement" dans l'étude du quartier. Un concept fondamental et fécond : l'appropriation Au-delà de la remise en cause globale de l'urbanistique produite par le fonctionnalisme, critique à la fois politique et culturelle (33), le courant de la sociologie urbaine créé par Henri Lefebvre ouvre bien d'autres directions de recherche. L'utilisation du concept d'"appropriation" est sans doute l'une des idées les plus fécondes d'Henri Lefebvre, une de celles qui, y compris sous des formes souvent dégradées, a le plus pénétré le milieu des architectes et des urbanistes. Rousseau 144 opposait déjà ce concept à celui d'aliénation ; mais on trouve sans doute son déploiement maximal avec Hegel et Marx. Chez Hegel, la Liberté de l'Esprit, incarnée par l'individu pensant ou la "civilisation", s'épanouit par un mouvement dialectique et progressif. Trois moments qualifient cette dialectique : celui de l'existence immédiate non réfléchie, celui de l'aliénation, de la soumission à des règles extérieures, enfin celui de l'appropriation par lequel on parvient à maîtriser le milieu extérieur. Pour évoquer ce mouvement vers la liberté, Hegel dit qu'être libre, c'est "être chez soi", suggérant ainsi la pertinence de l'application du concept à l'habitat (34). Henri Lefebvre, pour sa part, situe bien ce concept dans l'ensemble de sa pensée, au cours d'un dialogue imaginaire : "Puisque je n'entérine pas les contraintes, les normes, les règlements et règles, puisque je mets l'accent sur l'appropriation, puisque je n'accepte pas la "réalité" et que le possible pour moi fait partie du réel, je suis un utopien. Je ne dit pas utopiste, notez-le. Utopien, partisan du possible" (35). Le concept d'appropriation fait par ailleurs l'objet de tout un développement en introduction à L'habitat pavillonnaire. Soulignant le contraste entre cet habitat et les grands ensembles, H. Lefebvre affirme que, "dans le pavillon, d'une façon sans doute mesquine, l'homme moderne "habite en poète" : "Entendons par là que son habitat est un peu son œuvre". A la différence de la domination qui la dégrade, l'appropriation transforme positivement la nature : "sans l'appropriation, la domination technique sur la nature tend vers l'absurdité". A l'époque actuelle, poursuit H. Lefebvre, "l'urbanisme dit rationnel" a rompu avec "l'appropriation spontanée, limitée mais concrète", qui caractérisait la ville d'autrefois, en procédant par "quadrillage, géométrisation", "quantifications abstraites". Henri Lefebvre retrouve, dans le pavillon et dans l'appropriation des espaces qu'y développent les habitants, l'expression de cette "poétique de l'espace et du temps". Elle est dans la pratique sociale un niveau "second et supérieur". Cette réalité, parfaitement illustrée par l'ouvrage issu des investigations de Henri Raymond et son équipe, L'habitat pavillonnaire, devenu un classique de la sociologie urbaine, entrait en fait en contradiction totale avec la pensée du Mouvement Moderne et une certaine sociologie qui en corroborait les orientations (36) : l'espace architectural et urbanistique moderne était fort de sa rationalité, inspirée par une science du logement qui n'avait plus qu'à faire l'objet d'une pédagogie. Ce qu'avait exprimé Le Corbusier dans l'ASCORAL (l'Association de Constructeurs pour un Renouvellement Architectural), en préconisant un apprentissage du "savoir habiter" dès le plus jeune âge (37). Selon ces thèses, comme les produits de la nature, l'homme, être de nature, est malléable par la puissance du progrès, apparenté à la science et à la technique. Il est, sinon passif, en tout cas susceptible d'être dressé pour obéir aux commandements de la "machine à habiter". Henri Lefebvre, en conclusion de La Révolution Urbaine, s'interroge sur "l'extraordinaire passivité des gens intéressés au premier chef" et indique que leur "intervention massive" changerait la situation. On peut comprendre, dans le contexte d'après 68, le regret d'Henri Lefebvre, mais il me semble que les faits ont démontré par la suite le déferlement d'une résistance "passive" non moins 145 considérable, marquée par la désaffection des grands ensembles, la division de leur population de départ en accédants pavillonnaires et en captifs des Z.U.P.. Il est essentiel d'insister sur ce concept d'appropriation, transposé à la question de l'habitat, car il me paraît démarquer les travaux d'Henri Lefebvre et de l'I.S.U., dans les années 65, de ceux qui étaient menés, à la même époque par Françoise Choay en France ou ceux qui étaient conduits par Lewis Mumford, Edward T. Hall et d'autres à l'étranger. En effet, si toutes ces recherches réinvestissent une dimension culturelle et historique de la théorie, de la production et de la pratique de la ville, prenant ainsi le contrepied d'un fonctionnalisme étroit, les travaux des derniers cités, en particulier E.T. Hall, laissent la perspective d'un changement d'orientation, dans le domaine de l'urbanisme, suspendue à la clairvoyance et à la volonté d'une élite techno-politique. L'habitant, s'il est observé dans ses pratiques urbaines et domestiques, reste dans ce cas un individu dominé par une conduite normative dont il ne maîtrise pas les logiques d'engendrement. A l'inverse le concept d'appropriation suggère l'idée d'une résistance à l'effet contraignant de l'espace conçu par le Mouvement Moderne : on parvient à surmonter l'encadrement que constitue le cadre spatial lui-même, de par sa configuration. Car il n'est pas neutre : il vise à plier la personne et les groupes sociaux à ses exigences qui sont la pensée, matérialisée dans ce béton (l'excès de transparence, l'exiguïté des surfaces, l'organisation même des lieux...) d'un état-major techno-administratif. La fuite vers le pavillon et, avant elle, même en restant fuite illusoire, le rêve pavillonnaire, sont les manifestations premières d'une appropriation potentielle, celle d'un rêve que nourrit le cauchemar de l'univers zupien. L'appropriation est en fait un concept qui peut aussi avoir des déclinaisons multiples. Le rêve pavillonnaire de l'habitant de la Z.U.P. en constitue la forme primale, la gestion semi-autonome de l'espace pavillonnaire en constitue une forme plus accomplie, plus active, dont le terme ultime pourrait être l'auto-gestion et l'autoconstruction totales (le facteur Cheval et son palais de Hauterive). L'appropriation suggère un état de départ : des matériaux offerts à l'homme, des ressources comme il est dit en écologie, dans leur nature brute, la terre pour la production de sa maison par le paysan de nombre de pays du sud, par exemple, ou des matériaux de récupération pour le "bidonvillois" des franges urbaines des mégapoles du Tiers-Monde, ou encore un produit logement "prêt à l'emploi" pour l'ouvrier européen des années 60. L'appropriation est alors une lutte contre la nature, mais aussi contre la société pour satisfaire des exigences vitales, pour manifester dans les techniques de construction et le mode d'organisation, l'inscription d'éléments symboliques, l'expression et l'autonomie d'une culture, d'une existence, d'un refus de l'écrasement. Même là où le mode de vie est dicté avec la plus généreuse ou hypocrite bienveillance, au point que tout a été prévu (Le Corbusier voulait que l'habitant arrive simplement avec sa valise dans son unité d'habitation), l'homme exprime le besoin de laisser sa trace, de signer son espace. Au fond ce qui est au centre du concept d'appropriation, c'est aussi la liberté, l'autonomie dont dispose l'individu ou le groupe dans la maîtrise de son espace de vie. 146 Cette autonomie renvoie à une culture, façonnée par un contexte écologique et une histoire, histoire à la fois partagée par l'ethnie, le groupe d'appartenance, et en même temps histoire personnelle. Le groupe a des normes de fonctionnement, des représentations (mythes) et pratiques culturelles que chaque individu a intériorisées avec une puissance diverse selon les sociétés ("modèles culturels", "schémas internes acquis" ou "habitus") et un mode particulier, spécifique de les extérioriser qui tient à son degré plus ou moins grand d'autonomie individuelle en regard du groupe. Or, et ce n'est pas là le moindre paradoxe, l'épanouissement et la liberté individuels, favorisés par la société capitaliste, industrielle, bourgeoise, comme l'on voudra, et la philosophie du "sujet" ont produit à la fois la consommation de masse et la massification du logement. La consommation de masse produit un choix étendu, bien que sans doute illusoire, tandis que la massification du logement a fixé au contraire les normes d'un logement strictement identique (38). A partir de là, seule une élite, dans les objets du quotidien ou dans le vêtement, et bien sûr dans la maison, assume logiquement la liberté totale que permet l'argent. Mais il y a toujours, pour les autres (les dominés), un interstice, dans la massification engendrée par la société de consommation elle-même, qui fait l'objet d'une récupération, d'une appropriation (39). Les individus échappent, ou tentent de le faire ou de s'en donner l'illusion, à la chape de plomb que la massification/normalisation menace de faire peser sur eux. Dans l'expansion de l'hétéronome, dans le développement paradoxal, en nos sociétés occidentales, de ce que l'on ne peut plus contrôler (le non "convivial"), le lieu de survie des individus gagnés à la demande de plus de liberté est ouvert dans des espaces de plus en plus petits. Celui du logement l'a été particulièrement, devenant dans les grands ensembles des années 60-70 un espace à la fois totalement homothétique et hétérogène en regard de celui qui l'habite, plein des normes techniques que lui fixait la technostructure et vide de sens pour celui qui allait l'habiter. J'ai essayé de montrer, dans une recherche sur un grand ensemble, comment la surenchère du décor mobilier, du décor tapissier, le remplacement des poignées de porte épurées par des poignées stylisées, toutes ces interventions à l'apparence anecdotique étaient le remplissage de ce vide, de ce "vacuum" que le Mouvement Moderne avait voulu inscrire comme une esthétique du logement du plus grand nombre, en fin de compte une forme d'appropriation de ce vide, pour y inscrire le rêve et la nostalgie (40). On assiste ainsi à ce qu'un certain nombre d'analystes appellent la baroquisation : "… en parlant de baroquisation des sociétés contemporaines", dit par exemple Michel Maffesoli, "j'entends montrer que la jouissance peut être vécue comme une manière de s'approprier le monde, et ce à l'opposé des doctrines ascétiques, pour lesquelles celui-ci ne peut qu'être maîtrisé par la production." (41). A ce sujet, M. Maffesoli fait référence à Georg Simmel, qui notait la coexistence d'une création baroque avec une organisation sociale ordonnée et, inversement, celle d'une démarche esthétique rationnelle dans le cadre d'une situation socio-économique de crise (42). La naissance du Mouvement Moderne, réaction appolinienne à l'art rococo et à l'anarchie du développement industriel de la fin du siècle dernier, n'est pas sans confirmer cette manière de voir. De la même façon, mais sur le mode inverse, les 147 positions en faveur de l'éclectisme et de l'ambiguïté d'un architecte comme Robert Venturi (d'ailleurs cité par M. Maffesoli) et le défoulement décoratif quasi dyonisiaque de certains habitants des HLM remettent en cause le "purisme" esthétique du Mouvement Moderne, devenu, par la reconnaissance des autorités dirigeantes, réalité produite, dans le paysage urbain des grands ensembles. Ainsi l'appropriation, qu'elle ait été cernée dans l'espace urbain, dans l'espace domestique, dans l'endotique ou dans l'exotique (43), a été un mode nouveau par lequel on pouvait appréhender l'espace populaire, d'autant qu'il avait tendance à échapper de plus en plus, dans les sociétés bureaucratiques de consommation, aux personnes et aux groupes qui le vivaient. La saisie et la lecture de l'appropriation est une lecture moderne et contemporaine de l'usage. Contemporaine parce qu'elle ne peut être conduite, avec des procédures socio-anthropologiques, que sur un espace qui existe en ce moment comme espace habité ; moderne parce qu'elle part du point de vue et des pratiques de celui qui fait usage de l'espace et non pas seulement de l'idée que l'on s'en fait. Car, au fond, lorsqu'on y regarde bien, l'analyse de l'usage, et plus simplement sa description, au XIXe siècle et avant, sont toujours porteurs d'une projet pédagogique, moralisateur, prénormatif, pour devenir normalisant, d'une manière systématique, au XXe siècle, à la fois dans la configuration et ses règles d'engendrement, les normes elles-mêmes de l'utilisation, du "bon usage". Ainsi, au XVIIIe et au XIXe siècles, les écrits sur l'usage sont-ils prescriptifs : ce sont Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne de J.B. de la Salle (1729) ou des Mémoires pour servir à l'histoire des mœurs des Français par A. Callot (1827) (44). Le regard est toujours celui de l'enquêteur ou du commentateur, investi d'une mission philanthropique, avouée ou non, qui scrute, dans la misère du peuple ou les inconvénients des classes bourgeoises, les attitudes à rectifier ou les dispositifs confortables et d'une meilleure moralité à créer. Les sujets observés, les gens du peuple en premier lieu, sont dominés par des forces malsaines, qu'il faut extirper, exorciser, et l'émancipation n'est la plupart du temps pensée qu'à travers la médiation des classes éclairées. Il faut donc penser l'usage, le "bon usage", pour les autres, car la réalité des usages constatés n'est que l'expression d'un désordre moral, engendré par la précarité matérielle et l'absence d'éducation. C'est l'époque de formation de ce vaste système d'assistance qui caractérisera le Mouvement H.B.M. dès sa naissance en 1894 (45). Ainsi s'est construite une conception qui fait de l'habitant un sujet relativement passif, même si, par ailleurs, dans l'espace industriel, sur son lieu de travail, il manifeste, se révolte, s'organise et arrache par ses initiatives des avantages économiques substantiels. Au mouvement d'émancipation du travail, auquel les syndicats donnent l'essentiel de leurs forces, correspond plutôt, malgré une timide et lointaine référence associative et militante, la mission d'assistance du logement, dont la responsabilité incombera bientôt presque intégralement à l'Etat. Le propos mérite quelques nuances, car les velléités d'une auto-organisation sur ce plan existent, mais embryonnaires et finalement marginales, à travers un mouvement castor bien éphémère (46). 148 L'appropriation restitue donc l'initiative de l'habitant, son rôle actif dans l'espace urbain et domestique, elle sort du silence les actes apparemment sans importance par lesquels il donne sens à son habitat, restitue la force de l'habiter auquel Henri Lefebvre a consacré de très beaux passages dans La révolution urbaine. "Même le quotidien le plus dérisoire garde une trace de grandeur et de poésie spontanée... Les objets de bon et de mauvais goût, saturant ou non l'espace de l'habitation, formant ou non un système, jusqu'aux plus affreux bibelots (le Kitch), sont la dérisoire poésie que l'être humain se donne pour ne pas cesser d'être poète" (47). Il y a quelque chose de tragique dans ces propos de Henri Lefebvre, comme est tragique la quête de l'appropriation car il nous faut fouiller dans les interstices de plus en plus réduits de l'autonomie pour réussir à découvrir les traces de cette expression poétique dans l'espace du logement. En réalité l'appropriation constitue souvent un dépassement ou un surpassement, quelquefois héroïque, de la contrainte ; elle est une lutte contre le caractère exogène de l'espace offert à l'habitant comme espace de réapprentissage du mode de vie, de l'habiter "conforme" (la conformation est un des vocables favoris de Le Corbusier). Elle est donc exploitation maximale des libertés sans cesse réduites dans l'espace d'habitation produit et en même temps reconquête de cette liberté par un ensemble d'actes quasi-subversifs mis en œuvre par l'habitant, et qui consisteront à contourner, à détourner, à modifier, à bouleverser l'espace "conforme" pour le mettre en correspondance avec ses pratiques et ses représentations de la maison. Car il est clair que la "conformité" vers laquelle Le Corbusier veut conduire le logement n'a rien à voir avec les "conventions" que s'efforce de retrouver l'habitant. La "conformité" est une adaptation de l'espace du logement à la vision corbuséenne du "logis", celle que Le Corbusier fonde sur sa propre rationalité, en réalité sur un credo scientiste, qui ordonne les fonctions du logement à partir de la réduction techniciste, étroitement ergonomique et tayloriste de l'habiter. Ces fonctions n'ont en fait rien à voir avec les pratiques habitantes, structurées par des modèles culturels ou habitus profonds, normes sociales à la fois assimilées par inculcation, consciente ou non, et en même temps maîtrisées pour être réexprimées dans une perspective de liberté, précisément par l'appropriation. Car l'appropriation n'est pas la reproduction pure et simple de l'habitus, elle est sa réexpression et sa réinterprétation, c'est à dire qu'elle en conserve les fondements essentiels tout en lui donnant une traduction personnelle et contextuelle réfléchie. La convention en est le fond commun, l'appropriation le mode particulier d'expression. On finit par se retrouver ici au cœur de la contradiction entre ces deux conceptions qui ont donné chez la première le rôle exclusif à la structure et chez la seconde au sujet. De ce point de vue, l'appropriation, en mettant en avant le rôle du sujet, ne contredit pas nécessairement la structure, inscrite dans l'habitus, le modèle culturel ou le système des conventions, elle ne constitue qu'une inflexion personnalisée, une maîtrise individuelle (familiale ou groupale) agissant à partir de schèmes intériorisés, acceptés et partagés. L'articulation dialectique entre appropriation et convention pourrait être alors un dispositif communicationnel, tel que l'a conceptualisé Habermas, qui règlerait la 149 complexification croissante de la relation du collectif à l'individuel : "Les formes de vie particulières -qui ne se manifestent jamais qu'au pluriel- ne s'agglutinent certes pas uniquement en fonction de leur "air de famille" ; elles présentent des structures communes propres aux mondes vécus en général. Mais ces structures universelles ne s'impriment aux formes de vie particulières qu'en passant par le médium de l'activité orientée vers l'intercompréhension, à travers lequel elles doivent se reproduire. Cela explique que leur poids puisse se renforcer au fur et à mesure que les processus de différenciation se développent dans l'histoire." (48). En réalité la "conformité" corbuséenne est à la fois le viol des conventions, en ce qu'elle substitue aux conventions admises par les habitants les normes d'une rationalité extérieure au monde vécu par les gens qu'elle prétend abriter, et en même temps la prétention chimérique de s'opposer à l'appropriation qui constitue la manière particulière et individualisée par lesquels ces gens veulent disposer des mêmes conventions issues de leurs modèles culturels. L'expérience qu'ont faite les habitants de cette "conformité" a finalement mis en évidence, soit par l'expression langagière disant l'absence de dispositifs conventionnels, soit par les pratiques visant à réaménager ou à restructurer l'espace selon la même perspective, leur refus de cette "conformité". Au risque de trahir la pensée d'Henri Lefebvre, j'ai la conviction que la révolution urbaine est peut-être désormais à cet endroit, dans cette résistance à l'extension bureaucratique et dans la reconquête souterraine, clandestine, d'une utopie bafouée. L'appropriation de l'espace, dans ses différentes versions, des plus timides aux plus audacieuses, m'en paraît l'expression, et les pays en développement, soumis aux assauts de "l'occidentalisation du monde", m'apparaissent, aujourd'hui qu'ils sont sortis d'une autarcie ethnique certes révolue, mais aussi brutalement assaillie et violée dans les différentes dimensions de sa culture, les lieux privilégiés des manifestations d'indiscipline que sont les appropriations "sauvages" des habitants des cités inspirées de l'Occident. C'est en particulier ce que j'ai voulu vérifier dans l'habitat hétéronome marocain (49). L'appropriation est finalement, je le redis, un développement moderne de la notion plus englobante d'usage, reformulé par Henri Lefebvre pour désigner les pratiques habitantes et ce niveau particulier de sens qui a trait au symbolique. Mieux, au-delà de cette dimension pratico-symbolique, l'appropriation, comme forme libre et active de l'usage, ouvre d'une certaine manière, en rappelant que l'homme habite poétiquement, les portes d'un renouveau artistique possible, inscrivant dans la pratique architecturale, à l'exemple des autres arts, l'amorce du déclin de cette rupture entre acteur et spectateur, créateur et contemplateur, considérable problème qu'ont tenté de surmonter bien des artistes contemporains (Brecht, Boulez, Warhol...). J'y reviendrai. Au demeurant le concept d'appropriation s'avère particulièrement utile à la redécouverte d'une dimension perdue par l'architecture moderne, celle d'une signification pour l'habitant qui dépasse les fonctions élémentaires et biologiques, voire faussement familiales, sommairement édictées par le Mouvement Moderne. 150 L'habitat pavillonnaire a été l'ouvrage qui a redonné sens à cette dimension "anthropologique" (50) et poétique de la maison. Il a ouvert des perspectives à l'architecture essoufflée par l'époque moderno-fonctionnaliste. Plutôt que de ressasser des acquis dont tout le monde est désormais convaincu, excepté quelques nostalgiques du grand art et de l'élitisme social, je voudrais insister sur certains aspects, qui ont moins retenu l'attention, mais qui ont pourtant influencé, ultérieurement, des recherches situées à l'interface entre l'architecture et l'urbanisme, d'une part, et l'ethnologie et la sociologie, d'autre part. Il faut d'abord souligner l'invitation de l'ouvrage à une approche anthropologique et historique de l'habitat. Il n'est pas invraisemblable que cette invitation, malgré les dénégations éventuelles des auteurs, ait été suggérée par la pénétration féconde du structuralisme de Lévi-Strauss, d'une part, et de la généalogie de Foucault, d'autre part. Mais il est clair qu'avec les travaux sur le pavillon et ses habitants, en mettant en évidence des couples contradictoires (ceux du public et du privé, du montré et du caché, du propre et du sale...), en élaborant une très savante méthode d'exploitation des entretiens non directifs axée sur la lecture socio-spatiale de ces couples d'opposition (51), l'équipe d'Henri Raymond empruntait des chemins qui n'étaient pas sans recouper les méthodes de la "pensée sauvage" explicitée par LéviStrauss (52). De la même manière si le concept de "modèle culturel" dit quelque part ce qu'il doit à Gurvitch (53), il a peut-être plus la connotation d'un concept anthropologique que sociologique. Mais finalement cela a-t-il autant d'importance ? La division de la sociologie et de l'anthropologie est, en France, distinction des méthodes et des terrains, mais en même temps ces disciplines ont, dans notre pays, des maîtres communs en la personne de Dürkheim et de Mauss (54). Presque naturellement, logiquement, le concept de modèle culturel sollicite le recours à l'histoire. A cet endroit s'opère une rencontre qu'avait bien soulignée Henri Lefebvre en introduction à L'habitat pavillonnaire : "Premier point... L'habiter est un fait anthropologique..." Mais le concept ne relève pas seulement de cette discipline : "Il y a une histoire de l'habiter et de l'habitation". C'est cette dernière dont l'histoire est explorée par les auteurs de L'habitat pavillonnaire, ouvrant le chantier d'une histoire de l'habiter. L'anthropologie de l'espace de Marion Segaud et Françoise PaulLévy rassemble et ordonne les matériaux du chantier (55) et on trouve effectivement dans cette anthologie raisonnée, à côté des textes anthropologiques, les écrits des historiens des mentalités que sont Philippe Ariès et Norbert Elias (56). Leurs textes permettent de reconstituer l'histoire des modèles culturels inscrits dans les modes de vie actuels, en même temps qu'ils autorisent une lecture plus avertie des dispositifs de l'habitation des XVIIIe et XIXe siècles (57). J'ai donné ici le tableau d'un mouvement de la pensée et de la recherche qui montre l'inflexion de la sociologie de l'habitat vers les recherches anthropologiques et historiques, mouvement qui a concerné le quart de siècle qui nous séparent aujourd'hui de la parution de L'habitat pavillonnaire. Il faut souligner l'importance d'une telle orientation lorsque l'on sait la volonté qu'avait le Mouvement Moderne de couper le cordon ombilical avec l'histoire et, plus généralement, avec le monde 151 "traditionnel", ces sociétés "froides" qui intéressaient les ethnologues. De ce point de vue, le couronnement de la carrière corbuséenne qu'a été l'érection de la capitale de l'Etat du Pendjab en constitue l'illustration : Chandigarh était, pour l'Inde nouvelle, l'aube de son avenir, mais elle était en même temps, pour les générations d'architectes des années 60, la référence contemporaine de la "révolution urbanistique" promise par Le Corbusier, l'illustration de sa valeur universelle et, par làmême, de son indifférence finale à la diversité des cultures. Regards croisés : sociologie/ethnologie, texte/image La référence à l'ethnologie me donne l'occasion de souligner l'intérêt tout particulier qui s'est développé dans les années 70-75, dans le milieu de l'architecture, pour l'anthropologie. La dimension cachée de E.T. Hall a été traduit en 1971, peu de temps avant que ne paraisse l'ouvrage de l'architecte égyptien Hassan Fathy (1971) (58), mais aussi celui de l'anglo-saxon Amos Rapoport (59), et peu de temps après que ne se soit tenue à Paris (1969) l'exposition américaine Architecture sans Architectes (60). J'ai déjà évoqué précédemment l'importance de ces trois contributions dans le domaine architectural. Au plus fort des luttes de libérations nationales et de la remise en cause des certitudes d'invincibilité du géant américain, cet intérêt pour l'anthropologie encourageait la critique de l'universalisme et de l'internationalisme ethnocentrique auquel prétendait le Mouvement Moderne. Publié en 1972, un article de l'anthropologue Colette Pétonnet, "Espace, distance et dimension dans une société musulmane" (61), a indéniablement marqué la réflexion sur l'habitat dans les pays du Tiers-Monde. Colette Pétonnet déplaçait en effet le terrain habituel de l'ethnologie, celui des ethnies menacées de disparition ou celui des tribus vivant à l'écart de l'influence coloniale et néo-coloniale, en s'intéressant aux pratiques urbaines des habitants du grand bidonville du Douar Doum, près de Rabat. Il s'agissait en quelque sorte d'un préambule, en terrain exotique, au travail qu'elle allait par la suite mener dans les marges urbaine de l'Occident (62). L'introduction de l'article était, dès l'abord, une interpellation des architectes et plus spécifiquement du Mouvement Moderne : "Les architectes d'aujourd'hui, encore attachés à la tradition de la fin du XIXe siècle, orientée vers le cubisme, et à la Charte d'Athènes, essaient de résoudre le problème posé par le nombre et la diversité des êtres humains, en attribuant à chacun une case de même surface". Colette Pétonnet, non sans faire référence à la voie tracée par E.T. Hall, propose alors la méthode ethnologique comme contribution à la connaissance des espaces habités. Ce qui est précisément intéressant, c'est qu'elle rompt ainsi avec la culture technique, à la fois comme principal aliment de l'ethnographie de l'habitation et en même temps comme domaine primordial de modernisation (et par voie de conséquence d'amélioration) du logement du point de vue du Mouvement Moderne : en effet ce dont elle fait l'objet de sa recherche, c'est "l'habiter" marocain, dit-elle en empruntant volontairement ce néologisme à Henri Lefebvre, et plus précisément, je la cite entièrement, comment "le bidonville se conforme à cet "habiter" en dépit des contraintes imposées par les matériaux et une économie de misère" (63). 152 La technique constructive n'est donc plus invoquée, ni comme trace, regardée de manière nostalgique, d'un savoir qui régresse et se perd, ni comme unique remède à la misère sociale et économique des habitants démunis. Elle est au contraire située hors de l'analyse pour mieux laisser apparaître, au-delà du bouleversement qu'elle provoque chez l'occidental, la valeur en terme d'habitation dont est porteur le bidonville, comme "ensemble d'unités spatiales de petites dimensions à forte structuration affective". Colette Pétonnet dresse ensuite la liste des aménagements qui montrent la persistance des conduites et des espaces traditionnels dans le douar, manifestant les modèles culturels ou les habitus qui animent les habitants des bidonvilles et que Colette Pétonnet appelle pour sa part des "schémas internes acquis". Avec cet exemple, sans doute plus qu'avec aucun autre, nous rencontrons la question des modèles culturels, mais aussi celle de l'appropriation du logement par l'habitant. Elle est synonyme ici de son auto-production, tandis que, dans le logement produit par l'administration de l'Etat sous l'influence des experts étrangers et avec des normes souvent transférées du "haut" niveau de développement des pays occidentaux, l'appropriation s'apparente à un détournement du modèle spatial proposé, voire à sa complète reformulation, ce qu'au terme d'une étude sur les lotissements dit "d'habitat économique" au Maroc, j'ai appelé un "contre-type" adapté (64). Regardé à travers l'aspect hétéroclite des matériaux ou l'effet diversifiant, pour ne pas dire déconcertant, des détournements, la banlieue marocaine a ainsi les traits "désordonnées" des banlieues pavillonnaires que vilipendait en son temps la Charte d'Athènes , avant qu'elle ne monumentalise la question du logement en quelques centaines de Z.U.P. indifférenciées, dans les années 60. En réalité dans l'un et l'autre cas, dans le pavillonnaire de banlieue comme dans le bidonville ou le lotissement clandestin des périphéries du Tiers-Monde, sont à l'œuvre des "logiques" dont la légitimité n'est pas moins importante que l'ordre que veulent instaurer planificateurs et administrateurs. Les "désordres" habitants participent d'une réappropriation dont la source se trouve à la fois dans l'exclusion où les rejette le système et dans la résistance à la déculturation et à l'acculturation par lesquelles il prétend les réintégrer dans sa propre hiérarchie de valeurs. Ce n'est pas le moindre mérite de la sociologie et de l'anthropologie que d'avoir contribué à éclairer l'architecture sur le sens de logiques qu'elle analysait, pour sa part, sous le seul angle d'une anarchie spatiale et formelle, sans y déceler la présence de structures cachées derrière la misère des tôles (bidonvilles) ou les petits carreaux des portes-fenêtres (pavillons) (65). Les termes de cette discussion semblent participer d'un débat encore plus vaste, bouleversant la conception du monde qui dominait jusqu'à présent et tendait à présenter l'univers comme une construction géométrique idéale, à l'image des figures platoniciennes, dont la cristallographie est peut-être l'expression la plus significative (66). Mais c'est aussi sur le plan des méthodes que la sociologie comme l'ethnologie appliquées aux lieux habités sont également d'un grand apport pour faire avancer la 153 réflexion sur l'usage en architecture. On ne peut oublier, à ce sujet, le travail pionnier d'Edgar Morin à Plodémet, et l'utilisation de sa démarche "phénoménographique" (67), aussi bien que l'approche "multiméthodologique" proposée par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon dans Le métier de sociologue (68). Il faut souligner, à cet endroit, l'intérêt de cet article de Pierre Bourdieu devenu un classique de l'anthropologie : "La maison kabyle ou le monde renversé" (69). Audelà de la brillante illustration des dualités spatio-symboliques qu'il met en évidence et qui justifie sa dédicace à Lévi-Strauss, l'article est aussi une magistrale leçon pour celui qui s'efforce de combiner, dans l'analyse de l'espace domestique, les données diverses offertes par la configuration de l'architecture, et les formes variées des pratiques familiales et rituelles et des représentations mythiques qui s'y articulent. Le relevé et le schéma constituent à cet endroit deux outils qui participent étroitement à la démonstration. En regard d'une certaine tradition ethnographique, très absorbée par l'énonciation de la culture technique (70), cet article contribuait à ouvrir aux architectes des horizons que fermait le fonctionnalisme (aussi bien l'architectural que l'anthropologique de Malinowsky d'ailleurs), celui du rapport entre la matérialité de l'espace et la charge symbolique dont l'investissaient les rituels sociaux. Dans les années de parution de cet article, la thèse d'Erwin Panofsky sur L'architecture gothique et la pensée scolastique, que Bourdieu avait contribué à faire connaître en France, n'était pas sans avoir sensibilisé les milieux de la recherche architecturale balbutiante à ce type d'approche structuraliste : la forme architecturale, au-delà de la culture technique qu'elle contenait, pouvait être aussi l'élément médiateur de valeurs symboliques et de schèmes de représentation sans immédiate évidence, de la même façon que l'organisation spatiale et constructive de la cathédrale gothique, selon Panofsky, intégrait le mode de pensée des moines bâtisseurs, imprégné des principes trinitaires de la Summa theologiæ de Saint Thomas d'Aquin (71). A ce propos, je ne suis pas bien sûr que Philippe Boudon, qui réduisait l'argumentaire de Panofsky à une pensée fonctionnaliste (72), pas plus qu'Henri Gaudin d'ailleurs, qui, douze ans plus tard, en faisait une "pensée sophistique" (73) aient bien compris l'ouvrage de Panofsky ; le premier en estimant que l'analyse de Panofsky était une étude de la scolastique et non de l'architecture gothique, le second en affirmant que la correspondance ainsi établie par Panofsky était en même temps l'évacuation d'une certaine "démence mortifère" de l'architecture du Moyen-Age. Au demeurant, la démarche de cet ouvrage, en plus de la source qu'elle offrait à Bourdieu pour la construction du concept d'"habitus", proposait une méthode qui poussait à découvrir dans les formes architecturales elles-mêmes l'accrochage des représentations sociales jusqu'alors essentiellement recherchées dans le langage. Je parle là naturellement de la tradition qui était plutôt celle de la sociologie : il est assez remarquable que, de ce point de vue, Bourdieu ait précisément cherché à sortir de la méthodologie ronronnante du questionnaire, voire de l'entretien, en allant regarder du côté d'un historien de l'art : ce dernier, à contre-pied de la tradition de sa discipline, 154 tentait de sortir du discours tautologique sur la forme, qui était trop souvent celui de l'histoire de l'Art (74). Déjà, en utilisant de manière privilégiée l'entretien semi-directif, les auteurs de L'habitat pavillonnaire, avaient rompu avec la voie royale de l'outil statistique et du questionnaire. Cependant Henri Lefebvre, dans son introduction, notait également que "fait anthropologique" (premier point), "s'exprimant dans le langage" (second point"), le mode d'habiter est médiatisé "objectivement" par un ensemble d'œuvres, de produits, de choses" (troisième point) (75). Henri Lefebvre et l'I.S.U. proposait alors "une orientation" complétant l'entretien par "la description minutieuse" "des maisons, des biens meubles et immeubles, des vêtements, des visages et des comportements" (76). Cette démarche, empruntant aux techniques d' "observation" chère à l' ethnologie, peut ainsi être heureusement complétée par l'exécution de relevés ethnographiques, établis à partir des notes de terrains et complétés par l'utilisation d'appareils photo ou vidéographiques. En réalité, la procédure, assez inhabituelle dans les travaux sociologiques, n'est pas entièrement nouvelle, et elle a été utilisée avec un certain bonheur par l'ethnographie. Les chantiers ouverts en France à partir de 1938 par Georges-Henri Rivière, et portant sur l'architecture rurale, mobilisaient ainsi des architectes pour la réalisation des relevés de bâtiments. C'est le résultat de ces travaux qui est désormais publié dans la collection L'architecture rurale Française (77) dirigée par le successeur de G.H. Rivière à la tête du Musée des Arts et Traditions Populaires, Jean Cuisenier. La RCP (Recherche Coopérative sur Programme) du C.N.R.S. sur l'Aubrac (1963...) effectuée sous la responsabilité du même G.H. Rivière, "étude ethnologique, linguistique, agronomique et économique d'un établissement humain", utilise également les relevés effectués par des architectes (78). On doit dire cependant que le travail de relevés apparaît plutôt comme une tâche technique, exécutée par des spécialistes de l'art de bâtir, servant principalement à l'illustration et à l'analyse d'une culture technique, même si l'usage occupe une place indéniable dans la description de l'architecture considérée. A la différence, on peut réaliser des relevés ethnographiques non seulement pour illustrer l'exposé et l'interprétation des entretiens, mais pour les associer à leur lecture analytique. L'espace relevé, les objets et les meubles qu'il contient, informent la parole habitante et réciproquement. L'espace est alors principalement interrogé comme réceptacle ou catalyseur des pratiques domestiques et sa technicité n'est plus seulement questionnée comme objet produit, mais aussi comme dispositif spatial ajusté ou non aux pratiques et à l'univers de représentations du sujet concerné ; à cet effet, l'élaboration du relevé, la sélection des objets saisis par la photo, sont opérées en fonction d'une grille de lecture croisée des entretiens et de l'espace observé, procédure qui implique la double capacité à lire l'espace matériel et à interpréter la parole enregistrée (79). Cette procédure du relevé d'espace habité a une double valeur heuristique. Son intérêt se situe d'abord sur le plan de la recherche fondamentale, à la fois pour ce qui a trait à la connaissance des modes d'habiter, et relève par conséquent de l'ethnologie 155 et de la sociologie, et pour ce qui concerne la connaissance de la forme architecturale, comme interprétation et intégration spatiales d'un ensemble d'usages sociaux, incluant tant des considérations fonctionnelles que symboliques, et relève par conséquent de la théorie architecturale. Mais la méthode peut aussi trouver des prolongements dans le projet architectural, pas seulement au niveau de la définition d'un programme, objectif auquel participent la plupart du temps les résultats obtenus à partir d'une enquête sociologique portant sur une demande sociale (80), mais aussi dans le cours même de l'élaboration formelle du projet. En effet, les données recueillies par la procédure combinée de l'entretien et du relevé mettent à la disposition du chercheur, mais aussi du praticien, des documents oraux, mais aussi graphiques, qui les informe non seulement sur la nature des pratiques, mais aussi sur la manière concrète, physique, spatialisée dont elles se mettent en œuvre. Si ces documents ne résument en aucune manière le projet architectural, ils en constituent l'un des matériaux bruts, relevant du domaine de l'usage, susceptible d'être retravaillé par l'architecte en fonction d'une interprétation personnelle, respectueuse de la disposition de base révélée par la recherche. Cette perspective d'application de la connaissance des usages débouche ainsi sur une démarche du projet que l'on peut qualifier d' "ethno-architecture" (81). C'est, ni plus, ni moins, la façon dont Hassan Fathy a conçu le village de Gourna. Individuation, massification et dilution des modes de vie Après ce "détour" anthropologique, il me faut revenir à la question de l'habiter et y repérer quelques interrogations nouvelles. Elles me sont plus particulièrement apparues au cours d'une recherche sur "culture du travail et modes d'habiter" et recoupent sur bien des aspects les travaux récents d'autres chercheurs (82). L'objectif de ce travail était de mettre à jour les correspondances entre le travail d'usine (nature de l'emploi, formation, qualification, rythme de travail, coopération et camaraderie militante, etc.) avec le mode d'habiter (nature de la résidence, statut d'occupation, localisation, appropriation, etc.). L'investigation partait volontairement de deux usines, distinctes par leur production comme par leur histoire. L'hypothèse était que nous allions retrouver quelques liens assez évidents entre travail et résidence, et que ces liens eux-mêmes présenteraient des variations en rapport avec les caractéristiques particulières de chaque usine. La démarche avait sur ce plan l'originalité de partir du lieu d'emploi alors qu'habituellement les études conduites sur l'habitat, même si elles les comparent entre eux dans un second temps, partent d'ensembles résidentiels homogènes. Ce vers quoi nous pensions déboucher, c'était l'affirmation d'une proximité assez nettement marquée dans les modes d'habiter et les formes de l'habitat, confirmant cette "proximité dans les différences" dont parle Michel Verret dans L'espace ouvrier (83), accréditant ainsi à l'intérieur du modèle culturel de l'habiter "français", si l'on peut se permettre cette globalisation, un "sous-modèle culturel" ouvrier, suffisamment homogène même s'il présentait quelques variations notables. Au terme de cette recherche, il faut bien reconnaître que nous nous sommes retrouvés avec une constellation de profils familiaux et de modes d'habiter 156 passablement dispersés, pour lesquels le travail de classification typologique s'est avéré particulièrement ardu, voire dans certains cas d'une inefficacité quasi totale. Sans nier fondamentalement l'existence de sous-modèles culturels rattachés aux groupes sociaux ou aux fractions identifiables à l'intérieur de ces groupes eux-mêmes, nos résultats conduisent, il faut bien le dire, à mettre en évidence beaucoup plus les différences dans une proximité qui elle-même reste discutable (tant elle peut parfois transgresser les limites du groupe social d'appartenance pour se rapprocher d'un autre), plutôt que cette "proximité dans la différence" qui était notre quête initiale. De ce fait, la solution adoptée pour présenter les 60 sujets interrogés, leurs modes de vie et leur habitat associe la procédure du classement typologique avec une présentation individualisée de quelques figures inclassables, en tout cas suffisamment particulières pour nécessiter une exposition spécifique. Je me suis longtemps posé la question des effets de la méthode ethnographique d'enquête sur cette impossibilité à procéder, en fonction de critères pertinents, aux opérations de classements qui auraient permis de réaliser une typologie à la fois rigoureuse et souple. Il me paraît aujourd'hui assez évident que la typologie est une procédure qui s'accommode plus de la simplification que de la complexité, du quantitatif que du qualitatif. Or c'est bien vers qualité et complexité qu'oriente la méthode ethnographique utilisée, mettant ainsi en relief la différence au détriment des traits communs. Mais, à mon sens, la difficulté n'est peut-être pas essentiellement là, et mon interrogation s'est alors orientée sur la diffusion, au sens premier du terme, (c'est-àdire la dilution) des modes de vie, en même temps que leur complexification. Il me semble que ce sont ces deux phénomènes, particulièrement accélérés dans le processus de mondialisation des échanges caractérisant notre époque, qui provoquent d'abord le côtoiement et ensuite l'interpénétration des cultures et des modes de vie, et, sinon l'effacement de leurs différences, en tout cas l'évanouissement des macrodifférences au profit de microdifférences que sembleraient engendrer l'individualisation et en son sein les tactiques de distinction. La chose n'est certes pas nouvelle (84), mais son intensification me semble l'être, questionnant par là même des outils d'approche de la société ou de ses productions (l'habitat), dont l'origine scientifique et le transfert aux sciences sociales sont eux-mêmes à interroger (85). Ainsi l'insistance sur la régularité qu'engendre la procédure typologique me paraît appropriée à la réalité de groupes sociaux ou de sociétés vivant en autarcie relative, une production d'habitat marquée par une inscription contextuelle et une solidarité sociale que Dürkheim appelait "mécanique", mais relativement dépassée dans des sociétés où s'affirme le sujet et son autonomie sans cesse croissante, ce qui apparaît être le destin des sociétés humaines (86). Au-delà d'un certain discours à la mode, il faut bien reconnaître le rôle accru de l'individu, et la biologie elle-même a montré la voie en contestant la fonction prépondérante accordée à la généralité au détriment de la singularité (87). C'est une invitation que faisait d'ailleurs Edgar Morin aux sciences sociales à la lumière de ces reconsidérations de la biologie : "L'individu n'est pas le spécimen singulier d'un type général, c'est l'accomplissement concret d'un processus d' indi157 viduation... L'ancienne conception de l'espèce faisait de celle-ci un terme général dont les principes et les règles s'appliquent à l'ensemble des individus lui appartenant. La nouvelle conception de l'espèce issue des progrès de la génétique et de la biologie moléculaire lie général et singulier en mettant l'accent sur la singularité générique" (88). Ainsi d'une manière quelque peu inattendue, notre recherche mettait en cause l'existence d'un monde ouvrier clos, trouvant la source de ses contradictions antagoniques avec les classes dominantes dans la réserve sans contamination possible de ses traits identitaires. La famille, dont cette étude nous révélait par ailleurs l'influence profonde, située au-delà du strict ménage, était l'un des vecteurs de la contagion des "impuretés" de classe, par la généralisation du travail de la femme et la complexification des combinaisons socio-professionnelles de la famille nucléaire qu'elle entraînait. Mais la résidence, lieu de développement d'une vie privée intensifiée par le repli domestique, construisait aussi, à l'abri des influences trop pesantes de la sphère du travail, un univers de ressourcement vers les origines, de projection vers les nouveaux modes de consommation, de mobilisation sur l'avenir professionnel ouvert des enfants ou d'auto-réalisation d'une énergie dépensée à des fins hétéronomes dans le travail d'usine. Par là-même s'éclatait le portrait résidentiel d'une classe ouvrière qui apparaissait plus homogène lorsqu'elle était vue de l'usine. Au-delà de ce constat sur la classe et ses lieux résidentiels, nous percevions le projet d'évasion du collectif qui hantait l'employé d'usine et faisait apparaître l'homologie indéniable qui existait entre l'inscription sur le lieu de production et l'assignation dans les collectifs zupiens. Il y a dans le projet résidentiel, et particulièrement celui qui se réalise dans le pavillon, la force immense d'une résistance exprimée dans un projet personnel et/ou familial, pas moins dynamique (peut-être plus, même) que celle qui est médiatisée par l'organisation syndicale à l'entreprise. Résistance qui prendra la forme de la compensation lorsque l'on est assigné au collectif (le jardin ouvrier), voire celle de l'appropriation (la cave transformée en atelier), appropriation accomplie avec les possibilités maximales dans le pavillon en même temps que dans ses expressions les plus particularisées, tenant compte des modes renforcés de développement de l'individualité dont j'ai parlé plus haut. Mes conclusions rejoignent d'une certaine manière celle de Jean-Noël Blanc, qui, à peu près à la même époque (1985-1987), à partir d'une réflexion sur la conception du logement social et l'évolution du concept d'usager vers celui de l'habitant, concluait à la nécessité d'un "logement pluriel", réponse "vraiment contemporaine à la grande question du "logement pour tous"" (89). Soulignant les changements importants dans la vie quotidienne depuis les années 50, notant les évolutions de la famille, plus petite, moins stable, celles du statut féminin, ce sociologue insiste sur les limites des variables traditionnelles. S'appuyant sur différentes études de l'INSEE, il souligne que nombre d'entre elles démontrent que les conduites familiales, en terme de consommation et de mode de vie, se différencient notablement dans des catégories de ménages pourtant proches du point de vue de leur "identité socio-économique". Il en conclut que "l'explication de ces différences nécessite de mettre en oeuvre une variable de stratégie familiale" (90). 158 C'est également à ce type de conclusion auquel j'étais parvenu en soulignant, à partir des enquêtes sur l'habiter ouvrier, le lien qui existait, en particulier en ce qui concernait l'accession, entre le projet de maison et le projet de vie (91). Au-delà des déterminismes socio-économiques, la famille ouvrière parvient à élaborer une stratégie familiale qui met en tension une énergie susceptible de peser sur une destinée que les seules considérations socio-économiques condamneraient. C'est ce que Francis Godard et Paul Cuturello avaient aussi fort bien analysé dans ce qu'ils avaient nommé la "mobilisation " des familles dans le processus d'accession (92). Mais, en dehors de l'accession elle-même, le projet de vie met le logement dans un rapport hiérarchique désormais réfléchi, en regard des autres besoins appelés par la vie contemporaine. Une stratégie familiale ordonnera ainsi la dépense du logement en regard d'autres types de consommation ou d'autres besoins considérés comme plus ou moins essentiels (vacances, projets de formation des enfants, etc.) (93). En dehors de certaines catégories sociales marginalisées, des couches de la population sans cesse plus larges, dans nos sociétés occidentales, mais aussi en milieu urbain dans les pays du sud, voient s'offrir à elles des possibilités de choix et par conséquent de décisions plus nombreuses, élargissant par là-même les limites respectives de ce que l'anthropologue Maurice Godelier nomme "l'intentionnel" et "l'inintentionnel", car "le degré de contrôle de l'homme sur son destin dépend en dernier ressort de sa capacité à prendre conscience et surtout à prendre en charge la part inintentionnelle de son existence" (94). Cette capacité me semble aussi se développer en même temps que l'autonomie du sujet dans l'univers social tend à s'accroître, non pas tant comme affirmation conjoncturelle de l'individualisme, (au vu de ce qu'on pourrait lire dans la décennie présente) (95), mais en regard d'une tendance lourde, profonde. Son émergence se situe au XVIIe siècle, avec l'apparition d'une philosophie du sujet, de l'Etat de Droit, avec celle de la démocratie bourgeoise au XVIIIe, mais cette tendance paraît aussi s'accélérer dans la seconde moitié du XXe siècle avec l'apparition de la société de consommation, qui, si bureaucratique soit-elle ou ait-elle été, ne peut s'empêcher structurellement d'engendrer, au-delà des finalités commerciales et des privilèges d'argent des classes dominantes, l'autonomie du sujet, et aussi, de manière plus souterraine, celle des catégories sociales dominées, considérées alors comme sujet collectif. La société humaine ne peut en effet s'empêcher de faire naître de l'autoorganisation, et, à l'intérieur des stratégies les plus ouvertement aliénantes, il semble que les masses parviennent à trouver un sens réalisateur de leur autonomie, comme l'a montré à sa manière Michel Maffesoli avec ses "tribus" et comme le démontre plus précisément Paul Yonnet pour le tiercé ou la musique Rock (96). Son interprétation est intéressante car, par delà l'illusion (dont la critique n'est pas inutile), elle met à nu l'intelligence populaire, la réappropriation, la poésie "dérisoire" qu'Henri Lefebvre percevait dans la "biche sur la gazon" du "jardin de devant" du pavillon, et que Yonnet trouve dans le défi du parieur au hasard, à travers le tiercé, et le défi du "nouveau continent jeunesse" à la société des adultes, à travers le Rock. Il y a sans doute, dans ces comportements, à la fois du conscient et de l'insconscient (de "l'intentionnel" et de 159 "l'inintentionnel"), mais aussi une force terriblement libératrice et autonomisante : par-delà le jeu de l'argent ou le jeu du hit-parade auquel on se prête, il y a l'utilisation d'un espace de liberté et de rêve. Et l'homme en a besoin dans des sociétés où les rationalités de tous ordres tendent à fixer et à rigidifier sans cesse plus étroitement les normes de conduite, voire même à anticiper par prévision l'avenir. Je reviens ainsi, par cet autre chemin, à cette question brûlante des contradictions entre structure et sujet. Mais pour en rester à l'individualisation et à la diversification des modes de vie, que j'ai qualifiées de "diffusion", peut-on pour autant prétendre à l'invalidation ou de manière plus nuancée au "dépassement" du concept de modèle culturel ? C'est la thèse vers laquelle tendrait J.N. Blanc tout en reconnaissant l'acquis que constitue l'application de cette notion aux pratiques dans le logement, après les errements du concept de norme appliquée à un usager standard, tel qu'il a été mis en œuvre dans les années 50 avec une certaine caution de la sociologie. En effet, pour cet auteur, "les modèles culturels conduisent en fait à édicter de nouvelles normes", or les changements récents de la vie quotidienne ne permettent plus de "raisonner seulement en termes de modèles, mêmes culturels : cette conceptualisation oppose en effet les modèles, réputés structurels et donc largement pérennes parce qu'affectés d'une forte viscosité historique, aux "modes de vie", réputés conjoncturels et donc éminemment variables parce que n'affectant que la surface du quotidien" (97). Henri Raymond s'est doublement expliqué là-dessus, d'une part en précisant bien, en conclusion de "L'habitat pavillonnaire", qu'il n'affirmait rien "sur les différences entre groupes sociaux", cette question étant hors de sa "sphère d'investigation", d'autre part en revenant sur la manière dont le type culturel était à entendre , en faisant la part des mœurs, de l'idéologie et du mode de vie (98), mentionnant en particulier que "les modèles culturels évoluent lentement ; cela ne veut pas dire qu'ils n'évoluent pas, mais en tout cas pas au même rythme que le mode de vie" (99). Il ne semble donc pas qu'il y ait opposition entre modèles culturels et modes de vie, mais bien plutôt une articulation entre des tendances culturelles profondes, et sans doute structurantes, et des pratiques quotidiennes dont l'actualité est nettement façonnée par l'existence des produits de la société de consommation (dont le logement fait d'ailleurs partie), en même temps que par les aspirations que pourra faire naître une certaine disposition à la découverte ou à la distinction, disposition dont on peut estimer qu'elle est sans doute plus communément partagée par certaines catégories sociales et générationnelles, et souvent mise en œuvre de façon plus individualisée. Le caractère profond et persistant de cette disposition n'a d'ailleurs rien d'évident : il peut se révéler être la conduite stratégique d'un moment, pour le ménage ou l'adolescent engagés, par exemple, dans un projet professionnel ou la conquête d'une indépendance vis à vis de la famille. Au terme de cette mobilisation, rien ne prouve qu'ils ne rentreront pas dans le rang, réabsorbés par "l'habitus", traducteur des modèles culturels profonds qui sont ancrés en eux. Mais là encore ils en sortiront autres. Le mode de vie aura constitué ainsi un facteur modifiant, mais non bouleversant des modèles culturels. 160 Le travail sur les "pavillonnaires" visait à identifier des modèles culturels circonscrits à un pays, la France, et à repérer ce qui, au-delà des groupes sociaux à l'intérieur de la nation, pouvait constituer un fond commun distinguant les pratiques et les rites français d'autres pratiques et rites en d'autres pays. L'existence de ces modèles a pu être vérifiés sur d'autres ensembles d'habitat, en particulier collectifs (100) ; ainsi ce qui est révélé dans le pavillon par l'existence, le devient dans alors que, dans le premier, les modèles trouvaient le substrat matériel de leur expression, dans le collectif du grand ensemble ils achoppent sur son manque. Etudiés en d'autres pays, les modèles culturels s'exprimant dans l'habitat peuvent surgir avec une intensité encore plus radicale. A l'absence de leur prise en compte dans l'architecture normalisée des grands ensembles, se surajoute le décalage qui provient de l'imposition d'une typification importée de l'Occident et à ce titre doublement hétéronome. C'est ce qui m'est apparu dans une recherche sur l'habitat dit "économique" au Maroc (101). Les modèles d'habitat officiel, malgré une tentative de compromis inspirée par le développement des nouvelles médinas illégales, oublient certaines caractéristiques essentielles de la culture de l'habitat dans les pays musulmans, ou les interprètent d'une manière erronée et s'exposent ainsi aux "reformulations" (102) que n'hésiteront pas à entreprendre les habitants. Il est vrai que les modes de vie les plus traditionnels, porteurs des habitus les plus ancrés ne sont pas sans subir, en plus de la pression des modèles d'habitat inspirés du logement occidental, celle de l'emprunt conscient et volontaire au mode de vie européen, en particulier chez les couches moyennes et les jeunes générations. Mais souvent l'exercice réel des pratiques vient assez rapidement contredire, sinon totalement, du moins partiellement, l'élan velléitaire du départ. A l'expression d'une modernité plaquée, vient bientôt se substituer une tradition que j'ai appelée "engrammée", inscrite dans la profondeur résurgente des modèles culturels. Ici aussi, on s'aperçoit que l'évolution sociale intervient dans la lente mutation des modèles culturels, mais sans le radicalisme que les autorités voudraient quelquefois administrer au changement des mœurs. Ainsi, dans l'habitation marocaine, la reconstitution de l'espace central en même temps que son intégration plus affirmée dans la maison sont parmi les expressions les plus significatives de ce jeu interactif entre la persistance des modèles culturels, des conventions qui s'y articulent, et l'effet modifiant des modes de vie. Un autre exemple peut en être donné à travers les modalités par lesquelles se concrétisent, dans le logement, la décohabitation : expression de l'existence nouvelle du couple, de son identité et de son autonomie dans la "grande famille", elle s'effectue en tempérant l'éclatement de la famille élargie, sous la forme d'un mode de cohabitation par inscription spatiale "contiguë", les logements devenant distincts à l'intérieur du même immeuble (103). Cet exemple illustre la permanence des modèles culturels dans une société musulmane, d'une manière qui rappelle leur pérennité prolongée dans la société française. Mais on pourrait se poser la question de la validité du concept à l'intérieur même de ce qui aujourd'hui constitue l'entité culturelle la moins discutable, celle de la nation, en l'étendant aux sous-cultures qui s'inscrivent dans la culture nationale elle161 même. C'est un peu cette question que nous avons posée en étudiant l'habitat ouvrier en Basse Loire. A l'intérieur de la culture nationale existe de fait une culture spécifique aux groupes sociaux, comme existe encore les traces d'une culture spécifique aux régions. Ces sous-cultures participent de la culture nationale en même temps qu'elles s'en démarquent : leur existence et leur force varient au gré de celles des groupes dont elles émanent, de leur autonomie, de leur homogéneité, de leur rapport avec les autres classes sociales et des recoupements entre ces classes que l'accélération des échanges produisent. Michel Verret a pour sa part apporté une contribution essentielle au repérage d'une culture de la classe ouvrière (104), en même temps qu'il posait la question de son avenir face à cette double crise de la classe ouvrière, qui la voit s'intellectualiser par le haut et se "reprolétariser" par le bas (105). La recherche sur l'habitat ouvrier en Basse Loire met à jour cette participation de la maison ouvrière à une culture française de l'habiter : on y retrouve à l'œuvre les modèles culturels déjà dégagés pour le pavillonnaire. Mais un certain nombre de traits spécifiques apparaissent, caractéristiques d'une certaine culture rurale de l'habitat significative du milieu d'origine de certaines populations ouvrières (et perceptible, par exemple, dans la cuisine et le chai) ou encore d'une culture spécifiquement ouvrière, mais propre à une catégorie d'ouvriers des vieux métiers qualifiés de la métallurgie ou du bâtiment (telle qu'elle s'exprime dans la maison à sous-sol) (106). Ces traits partagés, permettant une procédure de classement et la construction d'une typologie, sont toutefois traversés, lorsque l'on observe les espaces produits de la manière la plus autonome (les maisons), par des processus de différenciation et de distinction. Ils sont engendrés, inintentionnellement ou intentionnellement, par la variation structurelle des ménages, résultant elle-même, je l'ai dit, de la variété des alliances matrimoniales, et par la différence des stratégies familiales. Ces dernières peuvent ainsi se réaliser à travers les figures opposées de la "maison-passion", lieu de vie où domine une intense économie domestique, et de la "maison-limitation", à la fois lieu d'affranchissement du logement collectif et lieu d'appel à des formes de consommation non exclusivement centrées sur l'univers domestique. Aux confins de ces différenciations se forment par ailleurs un nombre non négligeable de situations singulières (107). C'est donc à la fois dans la réexpression des modèles culturels, caractéristique partagée, et une singularisation de cette réexpression, qualité distinguante, qu'apparaît s'orienter la production partiellement autonome de la maison. Je dis partiellement autonome, car il n'est pas aisé de repérer les interstices d'initiative dans une production marquée, aussi bien dans la construction elle-même que dans les éléments mobiliers qui viennent ensuite en aménager l'intérieur, par la pression de la marchandise, et les qualités de celle-ci sont souvent déterminées par l'interprétation fallacieuse d'une tradition, vulgate mercantile du type culturel. Quoiqu'il en soit, plus dans la maison que dans le collectif, l'habitant parviendra à trouver les quelques points d'appui utiles à la réexpression de ses modèles culturels et en même temps à leur manifestation singulière. Le partage des mêmes modèles 162 culturels peut très bien s'accompagner de dispositifs à la fois conventionnels dans leur message global et en même temps très divers dans leur expression formelle spécifique : le marquage de l'entrée sera ainsi ressenti comme nécessité commune sous l'influence du modèle culturel et formalisé différentiellement sous l'emprise d'une stratégie de distinction engendrée par l'affirmation de l'individualité (108). Invention correctrice de l'habitant et conception architecturale Par le développement des pratiques de marquage, ou de réappropriation et de reformulation, l'habitant fait en même temps bondir ceux qui, un temps, ont estimé pouvoir imposer dans l'unité formelle des grands ensembles, pensée à travers une géométrie de l'angle droit et une esthétique de la répétition et du dépouillement, leur rêve d'ordre architectural, parangon de l'ordre social et moral d'une société pseudorationnelle. C'est la fameuse dénonciation du désordre des banlieues en France, et sa réédition dans celle du désordre des lotissements et des bidonvilles dans le TiersMonde. Les avancées de la science de la nature, en particulier celle de la biologie et de la physique, qui ont longtemps été les modèles à l'exemple desquels les sciences sociales voulaient construire leur scientificité, ont depuis quelques décennies fait apparaître la "logique positive du désordre" (109). François Jacob, reprenant un parallèle déjà utilisé par Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, dit en quoi la sélection naturelle n'est pas tant comparable au travail de l'ingénieur qu'à celui du bricoleur : contrairement à l'idée d'une création parfaite, "l'évolution [du monde vivant] reste loin de la perfection" (110). Les architectes, souvent, rêvent de cette manière : ils voudraient faire du monde construit l'œuvre de la perfection telle qu'ils la conçoivent, avec l'incroyable et folle ambition de se substituer à Dieu. Le "désordre" introduit par l'habitant, bricoleur ou pas, est en réalité la résistance qu'il oppose à cette folie envahissante de la norme administrative et de l'esthétique homogénéisante, sous l'effet conjugué de l'extériorisation de ses modèles culturels et de ses aspirations à l'auto-organisation. Comme le dit très justement Edgar Morin, "la pseudo-rationalité considère que tout ce qui échappe à l'ordre centralisé, hiérarchique et spécialisé, est du désordre et du gaspillage, qui doit être refoulé et si possible éliminé. En fait, c'est l'ordre pseudo-rationnel qui s'effondrerait s'il y avait élimination du désordre sous-jacent" (111). La pensée créatrice, architecturale en particulier, doit alors, non pas rejeter ce désordre, exprimé en autant d'abandons, de détournements, de transformations sauvages et "inesthétiques", selon les canons policés de l'ordre, mais bien plutôt l'intégrer pour recomposer, dans cette confrontation de l'ordre et du "désordre", un nouvel ordre qui lui-même sera provisoire et retravaillé par d'autres perturbations. C'est à cet endroit que le concept en apparence provocateur de Henri Raymond, celui de la "compétence" de l'habitant (112), prend toute son importance. Ce concept me paraît s'articuler à celui d'appropriation et le prolonger. Il contredit l'ignorance supposée de l'habitant, postulée par la pédagogie de "l'apprendre à savoir habiter" que l'avant-garde préconisait pour ce béotien. Cette "compétence", Henri Raymond la situe plus, il est vrai, au niveau langagier qu'au niveau pratique. L'expression de 163 l'habitant sur ses pratiques du logement contient une "compétence" par le fait-même qu'elle est révélation des rapports entre les usages et l'espace, et, qu'à ce titre, elle doit être entendue par l'architecte (d'une manière directe ou indirecte) et intégrée à l'élaboration de l'espace comme donnée du projet, comme matériau immatériel pour constituer l'espace. Exprimée dans l'affirmation du manque (de balcon, de séparation...) elle désigne en même temps l'incompétence du professionnel : exprimée alors dans le détournement ou la transformation matérielle de l'espace, elle s'érige en contre-compétence correctrice de l'incompétence partielle de l'architecte. La connotation professionnaliste du mot pourrait paraître abusive dans la mesure où la compétence peut être contestée au bricoleur, mais elle pointe en même temps tout le sérieux de son intervention, qui est à la fois celle de l'amateur, mais en même temps celle d'un acteur qui, avec les "moyens du bord", résout les problèmes posés. La compétence n'est pas tant à rapporter, dans ce cas, à l'académisme de la formation et à sa sanction diplômante qu'à la capacité à satisfaire la finalité recherchée. En ce sens la "compétence" de l'habitant constitue le complément à l'incompétence du technicien et la radicalité du terme convient d'autant mieux qu'il faut, en ces temps de certitudes à peine ébranlées, rabaisser encore quelques suffisances techniciennes. Cependant, depuis une décennie, cette domination pesante du centralisme, du gigantisme et de l'hégémonie techniciste n'est pas sans avoir reculé, l'architecture a mieux tenu compte des usages, des modèles culturels, de l'habitant ; certaines expériences ont intégré ces concepts en même temps que celui d'une diversification, signe que la révélation positive du désordre a porté ses fruits. Malgré cela beaucoup d'architectes sont sans doute restés accrochés à des modes de formalisation plastique qui restent profondément éloignés des attentes esthétiques des milieux populaires (113). A partir de là, le problème devient terriblement difficile. Car si, d'une certaine manière, Henri Raymond a analysé à travers la parole habitante ce qui ne "collait" pas dans l'esthétique proposée par les grands ensembles, en partant du point de vue de l'habitant, cela ne nous avance pas pour savoir ce qu'il faudrait : "il manque actuellement une esthétique des façades populaires" (114). Marion Segaud, esquissant une sociologie du goût en architecture, nous met cependant sur quelques pistes intéressantes, lorsqu'elle distingue ces deux paliers d'une esthétique populaire (115) : le premier, qui est fortement articulé à la pratique, envisage la maison à travers son adéquation à l'usage et s'achève dans ce mouvement par lequel l'objet se fait sujet à travers l'appropriation ; le second, qui résulte du jugement esthétique, traduit, à travers l'expression des "préférences", le rôle que jouent les conventions : "Il n'y a pas de jugement esthétique de la maison comme globalité, précise Marion Segaud, qui ne fasse, de quelque manière, référence à un système de conventions qui s'interpose entre la catégorie esthétique et l'objet à estimer..." (116). Or l'usage et la convention semblent faire partie des catégories esthétiques exclues par les perspectives qu'ont ouvertes les réflexions de Kant et, plus radicalement, de Baudelaire, en légitimant la distance désintéressée, l'originalité et la figure de la génialité. Si cette voie permettait, au XIXe siècle, de sortir l'art d'une 164 institutionnalisation et d'une officialisation entravant toute liberté créatrice, elle ouvrait aussi les portes aux débordements subjectivistes, à l'imposture et à la spéculation sur les œuvres d'art (comble de l'aliénation aux intérêts mercantiles) et peut-être à la mort de l'art qu'annonçait Hegel. Même les architectes, pourtant sans cesse rappelés à l'ordre de l'utilité, n'arrivent pas à s'extraire de ce débat et de cette tentation qui les jettent dans l'obligation d'innover et d'"imaginer", au sens premier du terme, et à refouler plus ou moins l'usage et la convention. La société est devenue un organisme si complexe, avec une division du travail poussée à un tel point, avec une production sociale tellement étendue qu'il apparaît bien illusoire de vouloir retourner en ces temps de l'origine où la communauté fondait collectivement la construction et l'architecture dans l'œuvre, en ces temps où l'artisanat se confondait avec l'art, où éthique et esthétique n'étaient pas séparés (117), ce qui nous ramène aux questions initialement posées dans ce texte. Ce qui est sûr, c'est que la division n'est pas seulement au niveau du travail, entre le technicien et l'utilisateur, celui qui possède le savoir pour construire et celui qui usera de l'objet à construire, elle est aussi entre l'intuition du devoir-être de sa maison qu'a l'usager et l'étant que lui propose l'architecte. Il est clair aussi que le sens que donne l'architecture, non seulement par la configuration de son plan, mais aussi par la qualité plastique de ses espaces, participe de l'accomplissement de l'usage, de la prise en compte des modèles culturels . Pour cela la "compétence langagière" de l'habitant, mais au delà son "contreimaginaire constructeur" (Balandier) ou son "génie sauvage" (Verret), c'est à dire l'exercice concret de la production de sens et d'intention esthétique dans l'œuvre, même réduite au détournement, peuvent servir de lieu de ressources inventives pour l'architecte. Mais il faut que lui-même parvienne à dépasser les tics du métier, qu'il rengaine le mépris de celui qui croit savoir et qu'il ait la modestie de s'alimenter à la source du désordre bricolé par l'habitant et de sa contestation orale. Avec une telle posture, les modalités d'une autre architecture, plus proche de l'habitant, d'une architecture à vivre et non seulement à voir, sont alors envisageables. NOTES (1) Marcel Lods, Le métier d'architecte, entretiens avec Hervé Le Boterf, FranceEmpire, Paris, 1976, pp. 157-158. (2) Omène information, journal de la Grande Masse, supplément de melp , nov. 1967. (3) Henri Raymond, "Note sur l'architecture et les sciences humaines", postface à L'architecture, les aventures spatiales de la Raison, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1984, pp. 263-270. (4) Pierre Chevrière, L'architecture sous influence, 1920-1980, Capitales, Paris, 1982, et tout récemment, Jean-Michel Léger, Derniers domiciles connus, Créaphis, Paris, 1990. (5) Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris, pp. 345-353. (6) Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, (édition américaine, New York, 1961) Le Seuil, Paris, 1964. 165 (7) Lewis Mumford, 1957, cité dans Le Monde (30 XII 979) par John Hess, "Les colères prophétiques de Lewis Mumford". (8) Michaël Young et Peter Willmott, Le village dans la ville, (édition anglaise, Londres, 1957) CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1983. (9) Ibid., p. 23. (10) Edward T Hall, La dimension cachée, (édition américaine, New York, 1966) Le Seuil, Paris, 1971. (11) Ibid., p. 208. (12) Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris. (13) Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et Habitation, CNRS, Paris, 1960. (14) "Recherche urbaine et recherche sur le social", séminaire IRESCO sous la direction de N. Chauvière, J.N. Chopart et C. Martin, MIRE et Plan urbain, Paris, 1987. (15) P.H. Chombart de Lauwe "Vingt cinq ans de sociologie urbaine", annexe à La fin des villes, Calmann-Lévy, Paris, 1982. (16) Roger-Henri Guerrand, Les origines du logement social en France, Les Editions ouvrières, Paris, 1967. (17) Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, Les Editions ouvrières, Paris, 1966. (18) P.H. Chombart de Lauwe, annexe citée, p. 210. (19) La première connaissance de ces travaux, en dehors de ce qui en était dit très vaguement par ci, par là, a été rendu possible par la lecture de Manuel Castells, La question urbaine, Maspéro, Paris, 1972, puis de La ville et l'urbanisation de Jean Rémy et Liliane Voyé, Duculot, Gembloux, Belgique, 1974. (20) Manuel Castells, op. cit. (21) Henri Lefebvre, Le manifeste différentialiste, Gallimard, Paris, 1970, p. 37. (22) Mais plus particulièrement, tous d'H. Lefebvre, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, Paris, 1968 et La révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970. (23) H. Lefebvre, "Propositions" in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 132, Boulogne, 1967, pp. 14-16. (24) Ibid., p. 14. (25) H. Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, op. cit., note 1, p. 19 et pp. 54-55. (26) H. Lefebvre, art. cit. in L'Architecture d'Aujourd'hui, n° 132, Boulogne, 1967, p. 15. (27) Jean Rémy et Liliane Voyé, La ville et l'urbanisation, op. cit., chap. 10, "Tendances actuelles". (28) Le Corbusier, La Charte d'Athènes, Minuit, Paris, 1942, réédition Points, p. 110. (29) Françoise Choay, La règle et le modèle, Le Seuil, Paris, 1980, p. 104. (30) Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit., chap. VI, pp. 155-179. (31) H. et M.G. Raymond, A. et N. Haumont, L'habitat pavillonnaire, CRU, Paris, 1966, préface de Henri Lefebvre. (32) H. Lefebvre, M. Coornaert, Cl. Harlaut, A. Haumont, Le quartier et la ville, IAURP (Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région Parisienne), Paris, 1967. (33) Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, op. cit., p. 362. 166 (34) Je dois ces précisions, formulées de manière plus développée, à mon frère JeanClaude, auteur de Hegel, Le droit et le libéralisme, PUF, Paris, 1989. (35) Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, op. cit., p. 352. (36) Henri Lefebvre cite en particulier les conclusions de J. Palmade sur "Les attitudes des Français en matière de logement" (1961) voir H. Raymond et Alii, op. cit., p. 14. (37) Le Corbusier, Manière de penser l'urbanisme, Editions de L'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne, 1946, réédition Denoël-Gonthier, Paris, appendices, pp. 166 sq. (38) Michel Verret, L'espace ouvrier, A. Colin, Paris, 1979, pp. 75 sq. (39) Paul Yonnet, Jeux, modes, masses, Gallimard, Paris, 1985. Avec toutefois quelques réserves, je suis presque tenté de suivre Michel Maffesoli lorsqu'il estime qu' "… à l'encontre de la théorie critique qui a tendance à juger le caractère "idéologique", c'est à dire nocif des productions culturelles de masse, ou à l'encontre d'une pensée conservatrice qui n'y verra qu'une occasion de profit, l'attention au quotidien permet de rappeler que celles-ci s'adaptent au soucis de la vie présente plus qu'elles ne les modèlent." (Michel Maffesoli, Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990, p. 95) (40) Daniel Pinson, Voyage au bout de la ville, ACL, Nantes, 1989. (41) Michel Maffesoli, Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990, p. 18. (42) Georg Simmel, La tragédie de la culture, Rivages, Paris, 1988, cité par Michel Maffesoli, op. cit., p. 163. (43) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, RecherchesMEL, Paris, 1988 et Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, Fascicule de recherche n° 23, URBAMA-URA CNRS 365, Tours, 1992. (44) Cités par M. Eleb-Vidal et A. Debarre-Blanchard, Architecture domestique et mentalités, In Extenso, Ecole d'architecture de Paris-Villemin, 1984-1985, Vol. II, pp. 201 sq., réédité sous le titre Architectures de la vie privée, AAM, Bruxelles, 1989. (45) Lyon Murard, Patrick Zylberman, Le petit travailleur infatigable, Recherches, Paris, 1976. (46) Voir par exemple, Bernard Légé, "Les Castors de la Monnaie, naissance et mort d'une épopée", in Terrain, n° 9, Paris, octobre 1987, pp. 40-59 et Daniel Pinson, "Rezé 1954, entre lotissement vertical et horizontal", in Villes en Parallèle, n° 14, Nanterre, 1989, pp. 89-105. (47) Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit., pp. 112-113. (48) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, traduction de C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (édition allemande, Francfort, 1985), Gallimard, Paris, 1988, p. 386. (49) Daniel Pinson, Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, op. cit. (50) Henri Lefebvre, introduction à L'habitat pavillonnaire, op. cit., p. 6 : "L'habiter est un fait anthropologique". (51) Henri Raymond, Une méthode de dépouillement et d'analyse de contenu appliquée aux entretiens non directifs, ISU, Paris, 1968. (52) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, (par exemple pp. 85 et sq.). 167 (53) Henri Raymond, "Habitat, modèles culturels et architecture", in L'Architecture d'Aujourd'hui n° 174, Boulogne, juillet-août 1974, pp. 50-53. (54) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950. (55) Françoise Paul-Lévy, Marion Ségaud, Anthropologie de l'Espace, CCI-Centre G. Pompidou, Paris, 1983. (56) Norbert Elias, La société de cour, Calmann-Lévy, Paris, 1974 et Philippe Ariès, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Seuil, Paris, 1975. (57) Monique Eleb Vidal et Anne Debarre Blanchard, op. cit., réédité sous le titre Architectures de la vie privée, AAM, Bruxelles, 1989. (58) Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Sindbad, Paris, 1971. (59) Amos Rapoport, Anthropologie de la maison, Dunod, Paris, 1971. (60) Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes, (édition américaine, New-York, 1966), Le Chêne, Paris, 1977. (61) Colette Pétonnet, "Espace, distance et dimension dans une société musulmane" in L'Homme XII, 1972, pp. 47-84. (62) Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard, ethnologie des banlieues, Galilée, Paris, 1979. (63) Colette Pétonnet, art. cit., p. 49. (64) Daniel Pinson, Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, op. cit. (65) Voir à ce sujet Georges Balandier, Le détour, Fayard, Paris, 1985. (66) Voir à ce sujet Jean Pierre Dupuy, Ordres et désordres, Le Seuil, Paris, 1982. (67) Edgar Morin, La métamorphose de Plodémet, Fayard, Paris, 1967. (68) P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, Paris-La Haye, 1968. (69) Pierre Bourdieu, "La maison Kabyle ou le monde renversé" in Echanges et communications, Mélanges offerts à C. Lévi-Strauss à l'occasion de son 60e anniversaire, Paris-La Haye, Mouton, 1979, réédité in Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, Paris, 1980, pp. 739-758. (70) Voir en particulier comme illustration de cette orientation et précisément sur la maison kabyle : Claude Vicente, "L'habitation de grande Kabylie (Algérie)", in Cahiers des Arts et Techniques d'Afrique du Nord n° 5, Privat, Toulouse, 1959, pp. 17-29. (71) Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, traduction et postface de Pierre Bourdieu, Minuit, Paris, 1964. (72) Philippe Boudon, Sur l'espace architectural, Dunod, Paris, 1971, pp. 23-32. (73) Henri Gaudin, La cabane et le labyrinthe, Mardaga, Liège, 1984, pp. 102-110. (74) P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron, Le métier de Sociologue, op. cit., pp. 71-72 : "Contre la définition restrictive des techniques de collecte des données qui conduit à conférer au questionnaire un privilège indiscuté et à ne voir que des substituts approximatifs de la technique royale dans les méthodes pourtant aussi codifiées et aussi éprouvées que celles de la recherche ethnographique (avec les techniques spécifiques, description morphologique, technologie, cartographie, lexicologie, biographie, généalogie, etc.) il faut en effet restituer à l'observation méthodique et systématique son primat épistémologique". (75) H. Lefebvre, "Introduction" à L'habitat pavillonnaire, op. cit., pp. 6-10. (76) Ibid., p. 12. 168 (77) Musée des Arts et Traditions populaires, L'architecture rurale française, BergerLevrault, Paris (une vingtaine de volumes consacrés chacun à une région - sans rapport avec les régions administratives - sont parus). (78) G.H. Rivière et alii, L'Aubrac, CNRS, Paris, 1972. (79) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, op. cit., et Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, op. cit. (80) Michel Conan, Concevoir un projet d'architecture, L'Harmattan, Paris, 1991. (81) Voir "Ethno-architecture et pratique du projet", Communication au séminaire Lecture anthropologique de l'espace et pédagogie de l'Architecture, Réseau Architecture et Anthropologie, 4-5 juin 1987, Ecole d'Architecture de Paris La Villette et l' « Annexe méthodologique » de Daniel Pinson, Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, op. cit. (82) En collaboration avec Patrick Delassalle, Joëlle Deniot, Claude Leneveu, Jacky Réault, dans le cadre de LERSCO-UA 889 / CNRS-Université de Nantes. Les résultats de ce travail sont notamment exposés dans Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, op. cit., et trouvent écho dans J.N. Blanc, R. Vasselon, M. Bellet, Vers le logement pluriel, de l'usager à l'habitant, Recherches-M.E.L., Paris, 1988, ainsi que dans Jean-Michel Léger, Derniers domiciles connus, Créaphis, Paris, 1990. (83) Michel Verret, L'espace ouvrier, op. cit., p. 74. (84) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 47. (85) Daniel Pinson, "Diffusion des modes de vie et brouillage des types architecturaux : une interrogation actuelle de la typologie", in Jean-Claude Croizé, Jean-Pierre Frey et Pierre Pinon, Recherche sur la typologie et les types architecturaux, L'Harmattan, Paris, pp. 239-254 (actes du colloque Actualités de la typologie, CRH-UA CNRS 1248, Ecole d'Architecture de Paris-La Défense, 17-18 mars 1989, Paris). (86) Louis Dumont, Essai sur l'individualisme, Esprit-Le Seuil, Paris, 1983. (87) Jacques Ruffié, Traité du vivant, Champs Flammarion, Paris, 1981. (88) Morin, La méthode, 2, la vie de la vie, Seuil, Paris, 1980, p. 143. (89) J.N. Blanc, R. Vasselon, M. Bellet, Vers le logement pluriel, de l'usager à l'habitant, Recherches-M.E.L., Paris, 1988. (90) Ibid., p. 93. (91) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, op. cit., pp. 97 sq. (92) Paul Cuturello, Francis Godard, Familles mobilisées, GERM-Plan Construction, MUL, Paris, 1980. (93) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, op. cit., pp. 115-118. (94) Maurice Godelier, L'idéel et le matériel, Fayard, Paris, 1984, p. 3. (95) Magazine littéraire, "L'individualisme, le grand retour", n° 264, Paris, avril 1989. Par delà son titre "accrocheur", ce numéro contient un ensemble d'articles fort intéressants. (96) Michel Maffesoli, Le temps des tribus, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1988 et Paul Yonnet, Jeux, modes et masses, 1945-1985, Gallimard, Paris, 1985. (97) J.N. Blanc, R. Vasselon, M. Bellet, op. cit., p. 66. 169 (98) Henri Raymond, L'architecture, les aventures spatiales de la raison, op. cit., pp. 53 sq. (99) Henri Raymond, "Habitat, modèles culturels et architecture", art. cit. (100) Henri Raymond, L'architecture, les aventures spatiales de la raison, op. cit., pp. 169 sq. (101) Daniel Pinson, Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, op. cit. (102) Françoise Paul-Lévy, Marion Ségaud, op. cit., pp. 241 sq. (103) Daniel Pinson (en collaboration avec Mohammed Zakrani), "L'adaptation d'un système d'habitat composite : le lotissement d'habitat économique au Maroc" in Stratégies urbaines dans les pays en voie de développement, sous la direction de Nicole Haumont et Alain Marie, L'Harmattan, Paris, 1987, T. 2, pp. 313-327. (104) Michel Verret, La culture ouvrière, ACL, Nantes, 1989. (105) Michel Verret, "Où en est la culture ouvrière aujourd'hui ?" in Sociologie du travail, Paris, 1989, pp. 125-130. (106) Daniel Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, op. cit., 1988, pp. 63 sq. (107) Ibid., pp. 67-70 et pp. 98-107 ; voir également Daniel Pinson, « Du logement pour tous aux maisons en tous genres, ethnographie de l'habitat ouvrier en Basse-Loire », in "Architectures et cultures", Les Cahiers de la recherche architecturale, n° 27-28, Parenthèses, Marseille, 1992. (108) Voir à ce sujet Jean-Luc Massot, Les inspirés de la maison standard, Pandora, Paris, 1980. (109) Georges Balandier, Le détour, op. cit. (110) François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard, Paris, 1981, pp. 64-65. (111) Edgar Morin, La méthode, 2, op. cit., p. 327. (112) Henri Raymond, L'architecture, les aventures spatiales de la Raison, op. cit., pp. 50-60 et pp. 8-181. (113) Marion Segaud, Esquisse d'une sociologie du goût en architecture, Thèse d'Etat, Université de Paris X-Nanterre, 1988. (114) Henri Raymond, L'architecture, les aventures…, op. cit., p. 196. (115) Marion Segaud, op. cit., pp. 306-309. (116) Ibid., p. 258. (117) Michel Maffesoli, Au creux des apparences, pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990, p. 18. 170 SORTIE (en forme de conclusion) Les années 70 auront donc été une période de réflexion intense et sans doute fructueuse pour le renouvellement de la pensée de l'architecture sur la question de son usage social et symbolique, à l'échelle de la ville comme de l'habitation. J'ai tenté de retrouver ici le fil conducteur qui avait toujours situé la prise en compte de la finalité sociale de l'architecture comme l'un des paradigmes fondateurs de la discipline et qui me semble ainsi légitimer la place de cette question dans la réflexion architecturale, au-delà des problèmes de forme et de construction. Ces deux derniers domaines ont eu tendance à occulter le troisième : le premier, la forme, avec les encouragements de l'Académisme, mais aussi l'entreprise de démarcation formelle du Mouvement Moderne, le second, la construction, avec la vision de la machine et du standard que le Mouvement Moderne avait imprimée à l'architecture. La dimension sociale et culturelle de l'architecture est donc essentiellement réduite dans un premier temps, avec l'académisme, à la projection des valeurs morales et des valeurs esthétiques les plus fossilisées de la société bourgeoise, dans un second temps, avec le Mouvement Moderne, à des considérations purement physiologiques et comptables. Le grand tournant des années 70 est précisément d'avoir redonné à la ville et à l'habitat une dimension culturelle et anthropologique que quelques historiens ou sociologues s'attachaient contre vents et marée à faire survivre. En réalité la réduction machiniste de l'architecture et de l'urbanisme par les modernes n'était pas circonscrite à ces disciplines, elle participait véritablement d'une conception globale de la société. La ville était un instrument du développement de la société industrielle et le Mouvement Moderne, malgré les quelques cris de martyr de Le Corbusier et l'épisode funeste du nazisme qui exila le Bauhaus, surtout aux EtatsUnis, servit le projet de standardisation architecturale de la société industrielle. La valeur socio-symbolique de l'espace passa sous les fourches caudines de l'homogénéisation forcée des modes de vie et des cellules du logement. La technique, esthétisée par l'abstraction géométrique, mécanisa dans le concept de "confort" les appareils et appareillages de la vie domestique. L'homme de l'Art de l'Académie devint le technicien du Mouvement Moderne. A la sublimation des ordres et du décor succéda la sublimation de la technique. La vie urbaine et domestique étaient conviées à s'y dissoudre. Dans l'empire de la technique, l'architecte avait malgré tout retrouvé 171 son académie, un code épuré avait réussi à s'emboîter sur les structures de la construction industrialisée. L'usage lui-même était codifié dans les fonctions dont Neufert (ancien assistant de Gropius et l'un des derniers professeurs du Bauhaus) avait élaboré les principes de normalisation. A la fin de l'Ecole des Beaux-Arts, au milieu des années 60, nous vivions les soubresauts de cet affrontement. Au quai Malaquais, la vieille Académie vivait ses derniers moments, tandis que le Mouvement Moderne, qui y pointait son nez, triomphait illusoirement dans la vaste entreprise publique du logement. Enfermée dans une vieille conception du beau, restée fixée sur les critères esthétiques de la Renaissance italienne et de l'époque classique, à peine capable d'écouter les appels au renouveau de Labrouste et de Viollet-le-Duc, l'Académie resta sourde à l'arrivée de la société industrielle, à la constitution des sciences de la nature et à l'avènement de la grande ville. Le monde des Beaux-Arts resta son horizon, celui des peintres et des sculpteurs officiels auxquels elle laissait quelques emplacements convenus dans les monuments que l'Etat lui confiait en même temps qu'il élargissait et asseyait son contrôle sur la société. A côté, les ingénieurs du génie accompagnaient le déploiement de la société industrielle, édifiant usines et cités ouvrières, tandis que les arts plastiques voyaient se former les écoles rebelles, marquant leur indépendance créatrice sur le chevalet, dans leur atelier, plutôt que sur le plafond de l'Opéra. Le Mouvement Moderne comprit ces changements, l'avenir que la société ouvrait aux ingénieurs et à la mise en ordre de la ville. Il se dota alors d'une doctrine appropriée à cette compréhension et à son ambition. Certes, il est désormais admis que le Mouvement Moderne n'a qu'une unité apparente, très liée aux contextes nationaux où œuvraient ses partisans et à leur personnalité propre. En France, en tout cas, Le Corbusier donna à cette doctrine une radicalité qui était à la mesure de ses démêlés avec l'Académie, et qui tourna, lorsqu'elle fut reconnue, à la vulgate la plus caricaturale qui soit : la France devint le pays des Z.U.P.. Enfin la mise en ordre de la ville finissait par s'accomplir. Voilà bien un paradoxe : Le Corbusier, "martyrisé" par l'Académie, participait à ce mouvement organisé de la rébellion artistique qui semble marquer l'entrée dans la modernité depuis Baudelaire et qui engendra les avant-gardes, sorte de transfert de la structuration des idéologies révolutionnaires au mouvement artistique ; puis Le Corbusier devint, après la seconde guerre mondiale, l'étendard de l'architecture officielle : ses thèses triomphaient, étaient reprises par la bureaucratie d'Etat et admises à contrecœur par une partie de l'ancienne Académie, encore suffisamment puissante pour faire échouer ses projets et lui permettre de ne pas trop construire, juste assez pour concrétiser son talent dans quelques œuvres isolées, mais tragiquement solitaires, suffisamment solitaires pour ne pas créer un effroyable paysage comme il en avait rêvé pour Paris et qui aurait à tout jamais ruiné son aura. Quoiqu'il en soit, la doctrine fut officialisée, la société, du moins ceux qui en détenaient le pouvoir, avait rejoint l'avant-garde, qui, par là-même, ne l'était plus. A côté de cela, aux marges de l'Académie repliée sur les privilèges des charges et les conventions éculées des Ordres, une fraction éclairée d'architectes proposait une alternative mesurée pour l'aménagement de la ville, à la fois avertie des évolutions de 172 la ville et préoccupée des valeurs humanistes inscrites dans la culture urbaine. C'est tout le courant de l'Art urbain du début du siècle, agissant au niveau du logement dans les sociétés H.B.M. naissantes et au niveau des plans d'extension des villes. Son pragmatisme, sa difficulté à exprimer théoriquement ses conceptions, les particularités du contexte français, dominé par la petite propriété foncière et la faiblesse de la politique du logement entre les deux guerres, expliquent largement son échec. Représentatif d'une tradition architecturale en mutation, ce courant avait aussi une problématique trop nuancée en une époque où les déclarations fracassantes font plus d'effet que les démonstrations modestes. Spéculant sur les confusions qu'il fit entre la cité-jardin et le lotissement, Le Corbusier eut beau jeu de couvrir cette expérience de la radicalité de ses prophéties futuristes. "La révolution urbanistique seulement instaurera les conditions de l'art et du logement". Ainsi soit-il ! A contre-pied des traces du pittoresque qu'on voyait de-ci de-là dans les versions françaises de la cité-jardin (Suresnes, Châtenay-Malabry...), l'ordre de la Charte d'Athènes fut donc décrété. Nous y crûmes... jusqu'en 1968 ! A cette date, elle avait été largement appliquée, en long, en large et en travers, et nous tombions de haut : çà n'allait pas vraiment bien dans les Z.U.P. et les Z.A.C., les gens continuaient à rêver de la cité-jardin et du pavillon. On avait voulu faire leur bonheur par le logement et ils n'en voulaient pas. Quelle ingratitude ! Tandis que certains s'acharnaient à défendre le bateau qui sombrait, trouvant dans l'idéologie pavillonnaire encore vivace les fondements de l'hostilité aux grands ensembles, invoquant ici l'insuffisance des équipements, là l'éloignement et le manque de transports, d'autres en défendaient avec insistance la forme urbaine, rapportant essentiellement le mal de vivre, sans cesse croissant, aux conditions sociales d'occupation des grands ensembles. C'était la faute des autres : les architectes avaient été victimes de la bureaucratie, ils auraient pu faire mieux, mais ils n'avaient que l'outil théorique (la Charte), pas les moyens et puis on leur avait donné des habitants totalement ignares : il fallait sans cesse leur donner le mode d'emploi. Fatiguant ! A quelques pas de là, des sociologues regardaient d'un peu plus près le "désordre urbain" (les pavillons), tandis que des historiens fouillaient dans des textes oubliés : ils n'avaient pas attendu 68, comme les élèves des Beaux-Arts d'ailleurs, et quelques architectes les suivirent bientôt, s'improvisant anthropologues, quittant le chantier qu'ils devaient construire pour observer, avant de le reprendre, comment on pouvait vivre dans ce qu'avaient édifié leurs aînés. Le logement du plus grand nombre, ce domaine où le Mouvement Moderne avait voulu laisser l'essentiel de son message, révéla ainsi ses incohérences. Ce n'était pas seulement son contenu social qui posait problème, mais la forme urbaine elle-même et les espaces domestiques qu'elle proposait. L'ordre architectural prémédité par la Charte d'Athènes collaborait luimême à l'aggravation du désordre social, en renforçant la ségrégation, en rendant difficile la cohabitation, en multipliant l'indifférenciation, en mutilant les modèles culturels, en bafouant les conventions. Là où l'on avait repéré le désordre, se révélait au contraire l'existence de logiques cohérentes, celle des modes de vie concrets et non celle du bon emploi du logement née de la prétentieuse mission pédagogique de l'administration et des 173 architectes. Ces logiques cohérentes s'exprimaient dans les appropriations, réappropriations des habitants, elles étaient mues par des comportements sociaux dont on pouvait faire l'analyse ; les sociologues mirent en évidence leur dynamique cachée : des dispositions acquises, profondément intériorisées, liées aux cultures d'origines qui se maintenaient malgré et avec le développement de la société dite de consommation : la machine à laver ne niait pas l'opposition duale du propre et du sale ; au contraire, elle la cultivait simplement en des développements différents, plus ou moins subtils, à travers des gammes nouvelles d'odeurs et d'autres qualités. Toute cela accrut l'attention de nombreux architectes (à la fois beaucoup et pas assez), à l'importance des pratiques habitantes. Cette question complexe parut être l'une des clefs essentielles de la question du logement, telle qu'elle se posait aux architectes. Il y avait nécessité de remplacer la norme abstraite, celle qui avait été essentiellement dictée par la logique de la production du nombre, la standardisation, la minimisation et l'homogénéisation de l'espace, par des réponses concrètes et adaptées aux pratiques domestiques et urbaines. Un immense domaine de recherche s'ouvrait ainsi, au centre duquel les désordres des habitants devenaient autant d'indicateurs des solutions potentielles. Expression pratique du "contre-imaginaire" spatial de l'habitant, de sa "compétence" vis à vis de son habitat, forme de résistance tragique de sa condition dans une société qui lui avait enlevé une autonomie et des prérogatives qu'il avait dans les sociétés moins administro-centralisées, les désordres devaient être regardés comme l'esquisse des orientations à retenir pour la production d'un espace du logement conforme aux pratiques tant urbaines que domestiques. Il m'apparaissait ainsi que le concept d'usage, formulation moderne du paradigme d'utilité, notion essentielle de la trinité fondatrice de la discipline architecturale, pouvait retrouver une actualité qui n'était pas sans dette à l'égard des sciences de la société, de leur consolidation et de leur progrès dans le domaine de l'urbain. La notion d'usage puisait en effet, dans cette réflexion, un enrichissement qui la sortait des approximations ou des réductions qu'elle avait pu trouver au cours de son histoire, en oscillant entre la commodité, le convenable, le caractère et la fonctionnalité, son dernier avatar machiniste. Dominé par cet illusoire "cadeau des techniques" (Le Corbusier), l'usage, soumis au machinisme annoncé par le monde moderne, en avait été réduit à une série d'opérations bio-mécaniques chronométrées et spatiométrées. A contrario, la nouvelle conception de l'usage introduisait le praticoconcret et le symbolico-signifiant : les pratiques réelles se substituaient à la norme abstraite, l'historico-poétique se substituait au moderno-technique, la mémoire à l'utopie. Cela n'était toutefois pas sans poser de sérieux problèmes : l'attention à l'usage, la perspective d'une meilleure adéquation de l'architecture aux pratiques réelles, si enrichie soit leur analyse, mettaient en contradiction l'essence de l'architecture, postulant à une transhistoricité conforme à son statut de discipline artistique, et la contingence relative des pratiques, très labiles dans le cycle des générations comme celui des sociétés. Autrement dit, les pratiques du moment, qu'elles soient de la famille ou de l'école par exemple, pouvaient-elles dicter une configuration de l'espace bâti dont la durée est, qu'on se place du point de vue de l'économie ou du point de 174 vue de l'art, beaucoup plus longue ? Cet argument a souvent conforté ceux qui pensent que l'usage est un problème complètement circonstanciel : on fait alors abstraction des modes de vie, considèrant qu'ils auront radicalement changé dans quelques décennies, et l'on se satisfait d'une disposition normalisée ou, encore, on projette arbitrairement sa vision des évolutions à venir pour inscrire dans l'espace quelques fantaisies narcissiques, ou bien encore on balise sommairement un espace indifférencié susceptible ultérieurement de flexibilité. Une telle conception est à la fois une économie de réflexion, grave de conséquences, car elle se complait à penser l'habitant comme un être abstrait, et en même temps l'affermissement d'une tendance qui définit le travail de l'architecte, y compris dans le domaine du logement, comme quête exclusive de l'œuvre d'art, comme production recherchant à la fois l'exceptionnalité de sa performance et en même temps son exemplarité pour le reste de la production architecturale. Ce projet a été celui du Mouvement Moderne, qui a tendu à monumentaliser le logement (la Cité Radieuse est exemplaire de cette démarche), mais il a finalement abouti à imposer, à des milliers d'habitants, le caprice esthético-industriel de quelques illuminés. Il est désormais démontré que l'architecture du logement ne peut plus faire abstraction des lieux réels, des personnes concrètes, des modes de vies pratiqués, s'exprimant à travers la perdurance des modèles culturels en même temps qu'à travers l'évolution des relations sociales et des rapports aux objets de consommation, pas plus qu'elle ne peut faire abstraction d'autres réalités économiques ou institutionnelles pesant lourdement sur la production du logement lui-même. Au moins la "localisation" des politiques de l'habitat, leur réduction d'échelle, la nouvelle attitude des institutions qui s'occupent du logement social apportent-elles un début d'accompagnement à une nouvelle manière des architectes de traiter cette question. Pourtant la "qualité" requise pour cette architecture reste toujours soumise à une large indifférence aux usages : au mieux quelques paramètres seront-ils pris en compte, ici la hiérarchie public-privé, là une tendance à plus d'espace, ici une diversification des types d'appartements, là un effet de valorisation par une symbolique monumentale ou vernaculaire, etc. Mais lorsque l'on fouille un peu, on s'aperçoit que l'usage est le pur prétexte d'une démarcation esthétique dans le champ du marché de l'art vers lequel l'architecture n'a cessé de revenir depuis son désastre des Z.U.P.. L'aune à laquelle est le plus souvent mesurée, la qualité, reste celle de la forme et les critères de son appréciation restent toujours ceux du cercle trop étroit des architectes ou des amateurs éclairés qui se targuent de bien mieux s'y connaître que les premiers intéressés eux-mêmes. Dans la mesure où l'architecture du logement est autant (ou plus) affaire privée que publique, dans la mesure où elle forme le spectacle de la ville et le lieu des pratiques d'urbanité, et en même temps l'espace d'une vie domestique et de l'êtrebien de l'habitant, il faudrait extirper cette vieille habitude qui consiste à la juger d'abord et essentiellement comme l'objet potentiel d'art public et restituer à l'habitant, premier sujet concerné, le droit de dire son plaisir (ou déplaisir) d'y vivre. Ceci est encore loin d'être admis. 175 Il ne s'agit pourtant pas, là encore, de glisser vers une conception normative de l'usage, pas plus que vers une standardisation du rapport de l'usage et de la forme. J'entends seulement critiquer ici une conception actuelle de cette relation, sans doute partagée par une fraction dominante des architectes et en même temps une clientèle dont le comportement culturel est comparable : elle ne fait que refléter une position artistique dans le champ de l'architecture qui participe des tactiques de distinction de certaines élites intellectuelles, pouvant se résumer dans cette suprématie du "paraître sur l'être". Mais ce n'est pas tant leur droit à se comporter ainsi que nous pourrions contester, que celui d'imposer cette éthique aux catégories sociales pour lesquelles elles pensent le logement, par exemple, et qui, pour ce qui les concerne, auraient tendance à accorder plus d'importance à "l'être qu'au paraître" (1). Ce thème a certes quelques relents d'idéalisme platonicien, mais il a aussi inspiré à Michel Tournier le sujet d'un roman superbe : il y montrait l'atrophie des sensations à laquelle pouvait conduire la suprématie de l'image (2). L'esprit du temps, il faut le dire, n'est pas disposé, encore moins aujourd'hui qu'il y a une dizaine d'années, à troquer sa conception extérieure de la beauté, fondée sur l'impact et l'immédiateté de l'image, contre une conception qui, en plus de la séduction du spectacle, et tout particulièrement en architecture, intègre l'être-bien, mesuré à travers les qualités d'usages que révèlent les lieux dans le temps prolongé des pratiques domestiques et sociales. L'art ne peut plus être le dépaysement du voyageur et du consommateur de tour opérator, il faut aussi qu'il retrouve, comme aux temps où il se confondait à la vie, vision sans doute dépassée et inconsciente de l'existence de l'art en soi, la possibilité d'être apprécié pour la totalité de qualités de formes et d'usages, techniques, sociales et symboliques, qu'il offre dans le temps bref de l'extraordinaire comme dans le temps long du quotidien des pratiques urbaines et domestiques. J'ai dit plus haut ce que me semblait devoir au XVIIIe siècle, et à Kant en particulier, le basculement esthétique qui identifie et isole l'œuvre d'art, le génie et le sublime, qui dissocie l'artiste de l'artisan, les Beaux-Arts (ou arts de génie) des arts mécaniques et qui reproduit finalement, dans son propre champ, cette distanciation du sujet vis à vis de l'œuvre, inspirée par la démarche scientifique, qui a extrait le sujet réfléchissant de la nature qu'il étudie. Il s'agissait là, sans doute, d'un passage obligé dans le développement de la connaissance, qui aura permis, dans un certain nombre de domaines précis, les avancées spectaculaires que l'on sait. Mais aujourd'hui la validité opératoire de ces distinctions ne doit pas cacher leur côté artificiel, et, comme il a fallu remettre le sujet dans la nature dont il fait partie, il faut sans doute réinterroger le fossé, les contradictions ou les incompréhensions réciproques de la science et de l'art (mais il est vrai que ce projet a été quelquefois celui de l'architecture) et repenser cette relation du spectateur à l'acteur (comme l'ont bien vu un certain nombre de créateurs contemporains). Cette perspective est sans doute encore plus pertinente pour l'architecture que pour aucune autre discipline artistique, et l'engagement du Mouvement Moderne dans la réflexion sur le logement du plus grand nombre aurait du le conduire à ne pas considérer l'habitant comme simple objet, objet de vie certes, mais objet tout de 176 même, dans les objets sans vie des grands ensembles et autres Z.U.P.. L'usage, et dans ce cadre l'appropriation, pratique active d'intervention de l'habitant, est précisément le concept, révélé par le réel, qui a fait éclater au grand jour la division entre acteur et spectateur/utilisateur. L'appropriation, en s'exprimant quelquefois de manière sauvage, est précisément cette revanche que l'habitant prend pour compenser l'exclusion totale de la maîtrise préprojectuelle de son espace, privilège encore préservé dans le rapport de l'architecte avec le client isolé (3). A défaut de ce rapport commutatif concret du client et de l'architecte, l'attention concrète à l'usage, fondée sur une connaissance non moins concrète des habitants, aurait remplacé avantageusement cette caricature d'humanité à partir de laquelle le Mouvement Moderne a pensé son architecture. A cet endroit les sciences sociales, judicieusement utilisées pouvaient aider à rendre vie à l'espace. C'est donc toute une autre conception de l'architecture qu'il faut refonder, dans son articulation à la science (qui peut l'instruire dans ses méthodes et ses techniques) et à l'usage (qui intègre, au-delà de l'utilité, les niveaux symbolique et esthétique). L'attention, telle qu'elle est définie par Jean Lacoste, et dont j'ai déjà parlé à propos de l'usage, est une perspective qui va dans ce sens dès lors qu'elle implique la fréquentation assidue de l'objet esthétique, une découverte qui sollicite la sensibilité et l'intelligence, à la fois en attente et en recherche. Elle est en ce sens "une contemplation active, exploratrice et en même temps interrogative et naïve, une contemplation qui par essence, laisse être l'objet et se déploie dans une durée" (4). Apparemment plus adaptée à l'architecture, dès le moment où le plaisir esthétique s'associe à l'appropriation (domestique ou urbaine), l'"Einfühlung", sorte d'"intropathie" théorisée par Theodor Lipps au début du siècle, conduit à une lecture quasi-psychologique des formes architecturales, en ce sens que le sujet se projette et s'épanche avec toute son énergie vitale dans la jouissance de l'objet considéré. Ce débordement d'émotion spontanée donne en même temps les limites de cette approche esthétique, trop entachée du seul "jugement des sens" et trop immédiate dans son rapport à l'objet, écartant, comme le mentionne encore Jean Lacoste, "l'attention qui se cultive et s'éduque" et laisse l'objet être lui-même (5). La conception du philosophe américain G. Santayana est peut-être finalement la plus intéressante. Définie comme un "art de vivre esthétique", elle élargit le plaisir esthétique, au-delà de la vue et de l'ouïe ; vers le toucher, le goût et l'odorat, s'apparentant ainsi à une conception spécifiquement orientale, que l'architecture domestique arabe illustrerait d'une manière exemplaire (6). De cette façon, la recherche d'intégration de tout un ensemble de qualités dans l'espace architectural participe d'une définition enrichie de l'usage, contribuant ainsi à cette attente de l'"habiter poétiquement", suggéré par Lefebvre après Heidegger et Hölderlin. La recherche de ces qualités d'usages, même si elles restent pour partie contingentes, essentiellement définies pour le programme élaboré dans l'instant de réalisation du projet, donc susceptibles d'être modifiées avec le changement des pratiques ou des destinations, cette recherche de qualités d'usage profondes restera inscrite comme telle dans les dispositifs de l'architecture, c'est-à-dire comme enrichissement de la construction sous l'angle de l'attention aux usages. A ce titre elle 177 favorisera le dépassement par l'œuvre architecturale des circonstances conjoncturelles dans laquelle l'œuvre elle-même a été créée. C'est pour ces qualités que l'habitat ancien garde tellement de valeur, pour la ville comme pour l'espace domestique, même s'il doit subir des transformations et des adaptations indispensables. Comme dimension de la conception architecturale, l'attention à l'usage ne constitue donc pas une contrainte embarrassante, un fil à la patte dans le travail de création, mais au contraire un outil essentiel dans l'affermissement de la qualité de l'architecture, obligeant sans doute à reconsidérer la conception du beau restitué essentiellement par le seul effet de l'image, et que savent si bien rendre avec tous les artifices ouverts ou dissimulés les revues professionnelles, au profit d'une conception qui mobilise plus intensément tous les sentiments et les émotions produits par l'usage spécifié d'un lieu pour les personnes directement concernées, c'est à dire, au-delà de leur effet pour le public (qui n'est jamais lui-même indifférencié), l'école pour l'enfant, la maison pour son habitant, l'opéra pour l'amateur de musique et la ville pour le citadin. Pour cela bien du travail et des recherches restent à faire. Au fond la contribution que voulait apporter cet ouvrage, c'est, d'une part, de restituer d'une manière synthétique et quelque peu problématique, théorique si l'on veut, les résultats de différentes recherches menées à l'articulation entre l'espace architectural et urbain et les pratiques domestiques et sociales, mais aussi, d'autre part, de faire quelques pas dans la résolution d'un double conflit : d'abord celui qui tiraille l'architecture entre son appartenance traditionnelle aux Beaux-Arts et l'attraction un temps terriblement séduisante du modèle scientifique, et ensuite celui qui, à l'intérieur de cette première contradiction, dissuade l'architecture d'approfondir la question de l'usage (exprimé comme adéquation de l'espace à des pratiques rationnellement analysées) pour privilégier l'attention à l'innovation et à la génialité de la forme sensible. Il me semble avoir quelque peu avancé dans l'élucidation de ces problèmes. Brièvement résumé, la résolution du premier s'exprime dans la "nouvelle alliance" que semble préconiser une fraction sans cesse plus large de la communauté intellectuelle, entre culture artistique et culture scientifique, et celle du second dans la substitution, au seul plaisir de voir, de la satisfaction d'user, pratique qui, à l'inverse de la première, mobilise le temps long de l'expérience d'usage, épreuve que sait affronter la belle et bonne architecture., NOTES (1) Pierre Bourdieu, La distinction, Minuit, Paris, 1979, p. 222. (2) Michel Tournier, La goutte d'or, Gallimard, Paris, 1985, p. 187 : "[La vitrine] forme un lieu clos, à la fois totalement étalé aux regard réel, nullement illusoire comme celui de la photographie ou de la télévision. Coffre-fort fragile et provoquant, la vitrine appelle l'effraction". (3) Michel Conan, Frank Lloyd Wright et ses clients, Recherches-MEL, Paris, 1988. (4) Jean Lacoste, L'idée de beau, Bordas, Paris, 1986, pp. 115-121. (5) Ibid., pp. 121-125. (6) Ibid., pp. 43-44. 178 179 180 TABLE DES MATIERES p.1. A PIED D'OEUVRE… (en guise d'avant propos) p. 5. ENTREE (et rites de passage…) p. 11 CHAPITRE 1 : L'ARCHITECTURE, DU TRIVIAL AU GENIAL L'Architecture, "art mécanique" ou "art de génie" ? Architecture et cabane, Architecture et construction populaire p. 35 CHAPITRE 2 : DE LA TRADITION DE L'ART A LA TENTATION DE LA SCIENCE De l'apparence à la vérité Anciens et modernes ou la crise de la raison Naissance du fonctionnalisme : la Science éclairera l'Art Du côté de l'Académisme : rien de nouveau Théories académiques p. 63 CHAPITRE 3 : DE L'HOMME DE L'ART AUX TECHNICIENS L'ingénieur ou l'ascension du cousin de province L'urbaniste, au pays disputé de l'Art et du génie urbains p. 79 CHAPITRE 4 : L'USAGE DANS LES DOCTRINES ARCHITECTURALES A l'origine, l'Utilité, entre la Solidité et la Beauté Commodité, distribution et composition 181 De la morale académique à la mécanique fonctionnaliste p. 105 CHAPITRE 5 : ECHOS DES SCIENCES SOCIALES DANS LA PENSEE ARCHITECTURALE L'ethnoculturalisme d'Hassan Fathy L'urbanisme convivial de John F.C. Turner L'éclectisme symbolique de Robert Venturi Le néo-rationalisme historique d'Aldo Rossi p. 139 CHAPITRE 6 : REGARD SUR LE VECU DE L'ARCHITECTURE POUR CONCEVOIR UNE ARCHITECTURE A VIVRE L'interpellation de l'urbanisme et de l'architecture modernes Un concept fondamental et fécond : l'appropriation Regards croisés : sociologie/ethnologie, texte/image Individuation, massification et dilution des modes de vie Invention correctrice de l'habitant et conception architecturale p. 175 SORTIE (en forme de conclusion) 182 183