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SAINT LOUIS (1214-1270) 750ème ANNIVERSAIRE DE LA MORT 25 AOÛT 2020 Par Seriel Bocciarelli, spécialiste en histoire médiévale 1 QUESTION 1 : QUI EST SAINT LOUIS ? UN LONG RÈGNE Saint Louis est un roi célèbre du Moyen-Age. Né à Poissy le 25 avril 1214, il accède en 1226 à l’âge de 12 ans à la couronne du royaume de France, après le décès de son père Louis VIII durant la croisade des Albigeois. Sa mère, Blanche de Castille veille sur son éducation et assure la régence le temps de sa minorité. Il règne près de quarante-quatre ans jusqu'à sa mort devant Tunis, le 25 août 1270. Durant cette longue période, il a porté le royaume capétien à son maximum de prestige, tant par ses propres mérites en tant que roi vertueux que par les avancées politiques qu’il fait faire à la monarchie française. 1 Louis IX est élevé à la dignité de saint par le pape Boniface VIII le 6 août 1297, 25 ans après l’ouverture du procès de canonisation ordonné par le pape Grégoire X. 2 UN ROI « TRÈS CHRÉTIEN » Sous le règne de saint Louis, les actes de l’administration royale et plus particulièrement de la Chancellerie sont rédigés en latin (sentences, ordonnances...). Ils désignent tous le roi en utilisant la formule Ludovicus, Dei gratia Francorum rex, c’est-à-dire « Louis, par la grâce de Dieu roi des Francs. » L’expression est significative. Louis a été élevé à la dignité royale par la volonté de Dieu afin de conduire son peuple vers le salut. Il est le ministre laïc de la foi dans son royaume. A cet égard, il est avant tout un roi chrétien. Le rituel du sacre à Reims (Ordo) au cours duquel le roi reçoit l’onction de l’archevêque participe à l’élaboration du Rex Christianissimus (Roi Très Chrétien). Durant son règne, Louis IX prend cette fonction très à cœur, la rattachant non pas au prestige que sa dignité pouvait lui procurer, mais en l’associant aux responsabilités très importantes auxquelles il ne pouvait défaillir sans risquer son propre salut et celui de ses sujets. Dans les Enseignements à son fils Philippe, il écrit : « Beau fils, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume ; car vraiment, j’aimerais mieux qu’un écossais vînt d’Ecosse et gouvernât le peuple du royaume bien et loyalement, que si tu le gouvernais mal au vu de tous. » Lui-même se considérait d’après ses propres mots comme « roi de la fève ». Qu’après sa mort, Dieu le jugerait sans aucune faveur, comme n’importe quel autre homme. C’est cette conscience très poussée de ses devoirs à l’égard de ses sujets dont il était responsable devant Dieu qui l’ont conduit à s’attacher aux vertus chrétiennes telles que l’Eglise les a définies. QUESTION 2 : EN QUOI SAINT LOUIS A T’IL ETE UN CHRETIEN MODELE EN SON TEMPS ET COMMENT PEUT-IL AUJOURD’HUI ETRE UN EXEMPLE POUR NOUS GUIDER DANS NOTRE RAPPORT AU MONDE ET A DIEU ? Pour accéder à saint Louis, l’examen des sources est un passage obligatoire, car ce sont elles qui vont nous permettre de faire entrer dans nos vies les exemples de sainteté de ce roi exceptionnel. 1 Parmi les nombreuses biographies écrites sur Saint Louis, la plus complète est celle de LE GOFF, Jacques, Saint Louis, Editions Gallimard, Paris, 1996. Celle de Jean Richard fait également référence. Saint Louis, Editions Fayard, Paris, 1986 (1983). 2 CAROLUS-BARRÉ, Louis, « Le Procès de canonisation de Saint Louis (1272-1297), Essai de reconstitution », Publications de l’École Française de Rome, 195, 1994, pages 3-325. 2 SOURCES Les sources narratives abondent pour nous parler de la vie de saint Louis, durant la période intermédiaire entre sa mort (1270) et sa canonisation (1297) qu'ils préparent, offrant une «chronique d'une sainteté annoncée», et durant la période qui succède à sa canonisation. Dans la période qui précède, c’est en particulier le cas de la Vita de Geoffroy de Beaulieu (1272)3, confesseur dominicain du roi, qui construit une image d'un saint roi conforme aux impressions de l'entourage, aux motivations dynastiques de la famille royale, aux conceptions religieuses des Ordres Mendiants et sans doute à la politique hagiographique de Grégoire X, pape hanté par l'idée de la croisade. C'est aussi le cas de la lettre des prélats de la province ecclésiastique de Sens au collège des cardinaux en 1275 réclamant la canonisation du roi défunt qui constitue un véritable programme de sainteté royale, élaborée par une partie spécialement représentative de l'Église de France.4 Les pièces du procès de canonisation de saint Louis sont perdues à l'exception de quelques fragments, mais le franciscain Guillaume de Saint-Pathus, confesseur de la reine Marguerite a eu ces pièces en mains pour écrire sa Vita et ses Miracula.5 Nous possédons en revanche la bulle de canonisation et les sermons prononcés à cette occasion par Boniface VIII. Mis à part les sources hagiographiques écrites par les frères Mendiants et les Grandes Chroniques de France des moines de Saint-Denis6, nous disposons d’un document exceptionnel, une œuvre au statut pseudo-hagiographique ambigu, due à un laïc, la Vie de saint Louis de Jean, Sire de Joinville.7 Sans entrer dans le détail des sources en question, en nous appuyant particulièrement sur la Vie de saint Louis écrite en français par le Sire de Joinville, sénéchal de Champagne et son ami intime, ainsi que sur la Vie et les Miracles de saint Louis écrits vers 1302-03 par Guillaume de Saint-Pathus, confesseur de l’épouse du roi défunt de 1277 à 1295, Marguerite de Provence, nous pouvons accéder à la parole de saint Louis et au « vrai » saint Louis. Et delà, apprécier les vertus chrétiennes de ce roi qui n’a eu de cesse, tout le long de son existence, d’imiter l’exemple de Jésus et des saints qui avaient son amitié, afin d’être nous-mêmes édifiés par l’exemple de sa vie. LES VERTUS CHRÉTIENNES DE SAINT LOUIS Pour nous guider dans notre rapport au monde et à Dieu, nous pouvons reprendre les vertus chrétiennes telles que l’Eglise les a définies, et examiner comment saint Louis les a a appliquées au cours de sa vie. LES VERTUS THEOLOGALES La première des vertus théologales est la foi qui consiste à croire aux vérités révélées. Dans son Histoire de saint Louis, Joinville nous raconte ce que saint Louis pensait de la foi. Il aimait en effet expliquer à son entourage comment vivre avec leur foi quand celle-ci risquait d’être ébranlée par un événement déstabilisant. Il nous rapporte cet enseignement : 3 DE BEAULIEU, Geoffroy, Vita et sancta conversatio pie memorie Ludovici, Ed. Recueil des Historiens des Gaules et de la France (RHF, Tome XX), Paris, Imprimerie royale, 1840. 4 LE GOFF, Jacques, « La sainteté de saint Louis : sa place dans la typologie et l'évolution chronologique des rois saints. » Dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Publications de l’École Française de Rome, 149. 1991. pp. 285-293. 5 DE SAINT PATHUS, Guillaume, Vie de Saint Louis (conservée dans sa version française), Editions H-F Delaborde, Paris, 1899. 6 VIARD, Jules (Ed.), Les Grandes Chroniques de France, Tome VII, publiées pour la société de l’Histoire de France, Editions Champion, Paris, 1932. 7 (SIRE) DE JOINVILLE, Jean, Histoire de Saint Louis, Ed. de 1874 par Natalis de Wailly, Ed. Jean de Bonnot. 3 « Le saint roi s’efforça de tout son pouvoir, par ses paroles, de me faire croire fermement en la loi chrétienne que Dieu nous a donnée, ainsi que vous l’entendrez ci-après. Il disait que nous devions croire si fermement les articles de la foi, que pour mort ni pour malheur qui menaçât notre corps, nous n’eussions nulle volonté d’aller à l’encontre en paroles ni en actions. Et il disait que l’ennemi est si subtil que, quand les gens se meurent, il travaille tant qu’il peut peut afin qu’il les puisse faire mourir dans quelque doute sur les points de la foi ; car il voit que les bonnes œuvres que les hommes ont faites, il ne les leur peut ôter ; et il voit aussi qu’ils sont perdus pour lui s’ils meurent dans la vraie foi. »8 Saint Louis vivait sa foi quotidiennement par des actes de dévotion que Joinville et Guillaume de Saint-Pathus nous rapportent en détail. Chaque jour, il consacre une partie conséquente de son temps à la lecture des saintes Ecritures, à la prière, aux offices.. Même malade ou affaibli, il manifeste avec une égale ferveur sa foi et son amour en Dieu. Il suit toutes les offices, les messes nocturnes, les messes pour les morts et les messes chantées. Il se couche à demi vêtu, de peur de prolonger son sommeil. Le soir, après cinquante génuflexions et autant d'Ave Maria, il s'interdit de boire un verre de «vin de couchier». Il mortifie son corps, portant un cilice. Il se fait administrer la discipline par ses confesseurs avec cinq chaînettes de fer. Et il insiste pour qu'on le frappe fort, jusqu'au sang parfois. Il se prive, par esprit de pénitence, de tout ce qu'il aime, les fruits, les poissons bien gras etc. Voici quelques illustrations qui nous montrent les actes de dévotion de saint Louis, tirés de la Vie de Saint Louis de Guillaume de Saint-Pathus conservée à la BNF, Département des Manuscrits Français, numéro 5716. Ci-dessous, on voit le jeune saint Louis ouïr les heures canoniques dans la chapelle royale avec ses chapelains. Sa dévotion et son humilité sont manifestes. Il se tient à genoux durant le temps de l’Office. 8 Ibid., Page 25. 4 Devenu adulte, sa piété est toujours plus grande. Dans l’illustration ci-dessous, on le voit à genoux au moment de la consécration de l’Ostie. Lorsqu’il communie, il se déplaçe à genoux jusqu’à l’autel. Sa dévotion composait avec un rythme de vie dense. Même quand ses responsabilités l’accaparent, il trouve toujours le temps de prier. Ci-dessous on le voit dire ses heures canoniques avec son chapelain alors qu’il chevauche à cheval. L’illustration ci-dessous nous montre saint Louis le vendredi, jour au cours duquel il avait l’habitude de visiter l’église près de laquelle ses devoirs l’appelaient. Et adorant la Croix, il se déplaçait jusqu’à celle-ci à genoux et nus pieds, l’embrassait et s’allongeait en croix à même le sol. 5 Ci-dessous, on voit saint Louis lire les Saintes Ecritures avec un de ses chapelains, puis se faire accompagner à table par des hommes de religion avec lesquels il parlait des choses de Dieu. Il préférait en effet davantage la compagnie des religieux, instruits des choses de Dieu que celle des laïcs de son entourage. En plus de ses actes de piété et de dévotion, saint Louis réalise durant son règne de nombreuses fondations religieuses. Citons l’abbaye cistercienne de Royaumont, les QuinzeVingts, les Maisons Dieu de Pontoise et de Compiègne, la Sainte Chapelle qu’il conçoit comme un immense reliquaire pour servir d’écrin aux saintes reliques de la Passion achetées à l’empereur de Constantinople Baudoin de Courtenay. Dans la deuxième vertu théologale qu’est l’espérance, saint Louis n’a jamais douté de la bonté de Dieu, malgré les nombreuses souffrances qu’il a endurées, manifestant une persévérance inébranlable dans sa confiance en Dieu et sa promesse d’une Vie Eternelle après 6 la mort. Il a souffert l’adversité avec patience, se reposant sur Dieu, qui a souffert pour les hommes par amour et pour les sauver de la mort. Guillaume de Saint-Pathus nous fournit un exemple de son espérance. Au retour de la ème 7 croisade, alors que la nef qu’il occupait avec ses enfants et sa mesnie se dirigeait vers Nicosie, celle-ci heurta un obstacle qui installa un climat de peur parmi les passagers, car celleci risquait de couler. Le roi, seul, se mit à genoux pour prier le Seigneur de veiller sur la nef, afin qu’elle les ramène sains et saufs. Jamais il ne se mit à désespérer. Au contraire, il se reposa avec confiance dans le Seigneur. Et si le bateau eut coulé, il croyait fermement qu’il rejoindrait Dieu en son paradis. Concernant la troisième vertu théologale qu’est la charité, c’est-à-dire l’amour de l’homme pour Dieu et pour son prochain en tant que créature de Dieu, Saint Louis en fait son socle pour le guider dans toutes ses pensées et sa conduite. Dans les Enseignements pour son fils Philippe et pour sa fille Isabelle, c’est le premier commandement qu’il leur donne9 : Dans les Enseignements pour sa fille, il écrit : « Chère fille, je vous enseigne que vous aimiez Notre-Seigneur de tout votre cœur et de tout votre pouvoir ; car, sans cela, nul ne peut acquérir quelque mérite ; et nulle autre chose ne peut être aimée à aussi bon droit ni si profitablement. Notre-Seigneur, c’est le Seigneur à qui toute créature peut dire : Sire, vous êtes mon Dieu ; vous n’avez besoin de nulle de mes bonnes actions. C’est le Seigneur qui envoya son Fils sur la terre et le livra à mort pour nous délivrer de la mort d’enfer. Chère fille, si vous l’aimez, le profit en sera vôtre. La créature est moult dévoyé qui met l’amour de son cœur ailleurs qu’en lui ou sous lui. Chère fille, la mesure de l’amour que nous devons avoir pour lui c’est d’aimer sans mesure. Il a bien mérité que nous l’aimions, car il nous aima le premier. Je voudrais que vous sussiez bien penser aux œuvres que le benoît Fils de Dieu a faites pour notre rédemption. » De même, le premier enseignement qu’il fait à son fils et successeur Philippe est d’aimer Dieu de toutes ses forces. Tout le reste découle de cet amour. Les conseils à Philippe en tant que futur monarque demeurent secondaires par rapport à cet enseignement : 9 DE SAINT PATHUS, Guillaume, Vie de Saint Louis (conservée dans sa version française), Editions H-F Delaborde, Paris, 1899, pages 30-32. 7 « Cher fils, je t’enseigne premièrement que tu aimes Dieu de tout ton cœur et de tout ton pouvoir, car sans cela personne ne peut rien valoir. Tu dois te garder de toutes choses que tu penseras devoir lui déplaire et qui sont en ton pouvoir, et spécialement tu dois avoir cette volonté que tu ne fasses un péché mortel pour nulle chose qui puisse arriver, et qu’avant de faire un péché mortel avec connaissance, que tu souffrirais que l’on te coupe les jambes et les bras et que l’on t’enlève la vie par le plus cruel martyre. » Toutes les œuvres de charité que saint Louis a faites tout au long de sa vie découlent de cet amour. On peut les qualifier de christologiques, dans la mesure où il s’est toujours efforcé d’imiter l’exemple de Jésus. Le Jeudi saint, il lave les pieds noircis de terre et crevés de plaies des serfs. Il accomplit ces gestes dans la discrétion. Il soigne les aveugles afin qu'ils ignorent son identité. A l'abbaye de Royaumont, il nourrit le frère Léger dont le visage est dévoré par la lèpre et dont personne n'ose s'approcher. Il accueille les plus pauvres à sa table, leur coupe le pain et la nourriture et les sert de lui-même. Joinville nous rapporte à ce propos cette conversation qu’il eut avec le roi : « Il me demanda si je lavais les pieds aux pauvres le jour du Jeudi Saint. Sire, dis-je, quel malheur ! les pieds de ces vilains je ne les laverais pas – Vraiment, fit-il, ce fut mal dit ; car vous ne devez pas avoir en dédain ce que Dieu fit pour notre enseignement. Je vous prie donc, pour l’amour de Dieu en premier, et pour l’amour de moi, que vous vous accoutumiez à les laver. » 10 Guillaume de Saint-Pathus d’insister particulièrement sur ses œuvres de charité : « Chaque samedi, humblement et à genoux, en un lieu secret, il avait l'habitude de laver les pieds de trois hommes, parmi les plus pauvres et les plus âgés que l'on pouvait trouver, puis les essuyait et les baisait, et faisait de même pour leurs mains ; après quoi il leur donnait à manger, et distribuait à chacun une somme d'argent. Si malade il ne pouvait accomplir cette œuvre de piété, il en confiait le soin à son confesseur, en présence de son aumônier. »11 Les hagiographes du roi ont tous beaucoup insisté sur ses œuvres de charité. En effet, pour démontrer le caractère exceptionnel du comportement charitable du roi à une époque où la pauvreté était une valeur positive et où les actes de charité ancrée dans la mentalité, les hagiographes soulignent unanimement que son entourage trouvait ses actes de charité excessifs. Sa sainteté se reflète par l’excès de bonté qui l’anime par rapport à ses contemporains. Pour leur répondre, il s’exprimait ainsi : « Si je dépense beaucoup d’argent quelquefois, j’aime mieux le faire en aumônes faites pour l’amour de Dieu que pour frivolités et choses mondaines. » Ci-dessous quelques scènes représentatives de la charité du roi envers ceux qui en avaient besoin extraits de la Vie de Guillaume de SaintPathus. Très actif, il se rendait régulièrement à l’abbaye de Royaumont. Là, il allait voir le moine Léger, qui se trouvait 10 (SIRE) DE JOINVILLE, Jean, Histoire de Saint Louis, Ed. de 1874 par Natalis de Wailly, Ed. Jean de Bonnot. Ibid., p.17. 11 DE SAINT PATHUS, Guillaume, Vie de Saint Louis (conservée dans sa version française), Editions H-F Delaborde, Paris, 1899, page 80. 10 8 isolé dans un bâtiment séparé car atteint de la lèpre. Il lui coupait alors le pain et le servait directement dans la bouche, sans éprouver la moindre crainte. Ci-dessous une très belle illustration de cette rencontre qui a marqué les hommes de son époque et l’historiographie française. A propos de la lèpre, Joinville, nous rapporte une conversation au cours de laquelle le roi lui demanda s’il préférait avoir la lèpre ou être en état de péché mortel. Question à laquelle il répondit qu’il préfèrerait se trouver en état de péché mortel : « Or, je vous demande, fit-il, ce que vous aimeriez mieux, ou d’être lépreux ou d’avoir fait un péché mortel ? » Et moi, qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux. Quand les moines furent partis, il m’appela tout seul, et me fit asseoir à ses pieds et me dit : « Comment me dites-vous cela hier ? » Et je lui dis que je le disais encore. Et il me dit : « Vous parlâtes en étourdi et en fou ; car vous devez savoir qu’il n’y a pas de lèpre si laide que d’être en péché mortel, parce que l’âme qui est en péché mortel est semblable au diable : c’est pourquoi il ne peut y avoir de lèpre plus laide. » Et il est bien vrai que quand l’homme meurt, il est guéri de la lèpre de corps ; mais quand l’homme qui a fait péché mortel meurt, il ne sait pas ni n’est certain qu’il ait eu en sa vie tel repentir que Dieu lui ait pardonné : c’est pourquoi il doit avoir grand peur que cette lèpre lui dure tant que Dieu sera en paradis. Ainsi je vous prie, fit-il, autant que je puis, d’habituer votre cœur pour l’amour de Dieu et de moi, à mieux aimer que tout mal advînt à votre corps par la lèpre et toute autre maladie, que si le péché mortel venait dans votre âme ».12 Nous pourrions insister sur les vertus de saint Louis en nous appuyant sur des centaines d’exemples, mais après en avoir détaillé les principales, nous constatons sans nul doute possible que ces vertus, enseignées par Jésus lui-même, le guidaient dans la totalité des activités et responsabilités qui lui incombaient. Il suffit de songer à la réforme morale de la Grande Ordonnance de 1254, les enquêtes qu’il fit faire avant son départ pour la croisade d’Egypte en 1248 ou le traité de Paris en 1259 avec le roi Henri III d’Angleterre, qui se fit à son désavantage car il privilégiait la paix avec tous les princes de la Chrétienté. Même à l’égard des musulmans, il ne s’éloigna pas de la justice. Joinville nous rapporte que le paiement de la rançon qui devait servir à libérer son armée après la défaite de 12 (SIRE) DE JOINVILLE, Jean, Histoire de Saint Louis, Ed. de 1874 par Natalis de Wailly, Ed. Jean de Bonnot, pages 15-17. 9 la Mansourah ne fut pas versée en intégralité et qu’un de ses barons s’en était vanté. Le roi s’énerva fort et exigea que la somme soit remise dans son intégralité. Voltaire prit saint Louis comme modèle du roi éclairé. Dans son Essai sur les Mœurs, il écrit : « Sa piété, qui était celle d’un anachorète, ne lui ôta aucune vertu du roi. Une sage économie ne déroba rien à sa libéralité. Il sut accorder une politique profonde avec une justice exacte, et peut-être est-il le seul souverain qui mérite cette louange. Prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats, sans être emporté, compatissant comme s’il n’avait jamais été que malheureux, il n’est pas donné à l’homme de pousser plus loin la vertu.»13 QUESTION 3 : QUELS SONT LES MIRACLES DE SAINT LOUIS ? Lorsque Louis IX meurt sous les murs de Tunis, le caractère saint de sa personne apparaît avec évidence pour ses contemporains. Son corps, après avoir été bouilli dans du vinaigre pour séparer la chair des os, est précieusement conservé jusqu’à son inhumation dans la nécropole royale de Saint-Denis. Son frère Charles d’Anjou emporte pour sa part son cœur à Montréal, capitale de son royaume sicilien. Dès l’année suivante, Geoffroy de Beaulieu, son confesseur, rédige une Vita qui tend à démontrer la sainteté du roi.14 Les pièces du procès de canonisation, qui s’étale entre 1272 et 1297 ont été perdues en grande partie.15 Heureusement, Guillaume de Saint-Pathus avait obtenu une copie de la deuxième enquête de canonisation de 1282 et il rapporta les miracles de saint Louis à la suite de la Vie qu’il composa. Dans les Miracula, l’ordre narratif du récit paraît suivre un questionnaire d’enquête préétabli par les enquêteurs chargés des dossiers (situation d’origine, description du mal, évolution, échecs successifs, pèlerinages, invocations, guérisons). Guillaume de Saint-Pathus recense cinquante miracles "officiels". Ils se sont produits avant comme après la mort du roi, et pour le plus grand nombre à Saint Denis, près de son tombeau. La majorité sont des actes de guérison. Les témoignages rapportent, entre autres, des miracles ayant une action bénéfique sur la paralysie, l'épilepsie, la fièvre, la vue et la cataracte, les tumeurs, la surdité, les contractions... Le manuscrit français des Miracula numéro 5716 rapporte l’ensemble des miracles en les accompagnant d’illustrations, comme pour la Vie de saint Louis. Ils nous donnent des informations médicales inédites. 16 Rapportons quelques-uns de ces miracles. Le Miracle n° 6. Il s'agit de la première observation connue d'une tumeur angiomateuse de la paupière supérieure, d'origine congénitale, chez une jeune enfant. L'enquête fait ressortir d'emblée ce caractère congénital dans les termes suivants : « qui avait « apporté du ventre de sa mère une tache près de l'œil « dextre vers la queue de l'œil », autrement dit à la queue du sourcil ou dans l'angle externe des paupières, localisation en effet assez fréquente des angiomes palpébraux. L'évolution est non moins bien décrite : dans les premières semaines apparaît une petite tache rouge « comme une pointure de « puce » qui progresse lentement en près de deux ans pour atteindre le volume d'un œuf de poule, tumeur pendante pédiculée qui cache l'œil et VOLTAIRE, Œuvres complètes de Voltaire, Essai sur les Mœurs, Tome II, Ed. Chez Carez, Thomine et Fortic. Paris, 1720, page 162. 14 DE BEAULIEU, Geoffroy, Vita et sancta conversatio pie memorie Ludovici. Ed. Recueil des Historiens des Gaules et de la France (RHF, Tome XX), Paris, Imprimerie royale, 1840. 15 Voir en particulier CAROLUS-BARRE, Louis, « Le Procès de canonisation de Saint Louis (1272-1297). Essai de reconstitution », Publications de l'École française de Rome, 195, 1994, pages 3-325. 16 DE SAINT-PATHUS, Guillaume, Vie et Miracles de saint Louis, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits Français n° 5716. 13 10 empêche l'ouverture des paupières. Inquiets, les parents consultent des spécialistes à Paris, mais ceux-ci ne veulent pas intervenir et refusent d'opérer car « si on coupait la tumeur, l'enfant risquerait de mourir ou perdrait, l'œil », par crainte de l'hémorragie, toujours possible dans une telle tumeur. C'est alors que les parents se décident à conduire leur fille au tombeau de saint Louis. Là, pendant de nombreux jours, on applique la face de l'enfant sur la paroi du tombeau et, le seizième jour, brusquement, l'enfant pousse un cri et la tumeur tombe à terre, ne laissant à sa place qu'une petite cicatrice cutanée avec une croûte non sanglante qui tombera quelques jours plus tard. Ce récit, très exact et précis, permet de reconstituer l'évolution vers la guérison de cette tumeur pendante sous un pédicule : au cours des manœuvres consistant à appliquer la face sur la paroi du tombeau, ce pédicule s'est tordu sur lui-même et au bout de quelques jours s'est sphacélé, assurant une hémostase spontanée et la chute de la tumeur sans complications. La chose parut si remarquable que la pièce fut conservée, accrochée au tombeau du roi. Le Miracle 19 : Le miracle n° 19 concerne un accident survenu à un enfant de quatre ans. Celui-ci, jouant à la toupie (sabot), l'envoie par un soupirail dans une cave. L'enfant y descend chercher sa toupie, mais, à peine descendu, il tombe en syncope, asphyxié par les émanations d'une cuve où fermentait du moût de raisin. Quelque temps après, sa mère, allant chercher du vin, trouve son enfant étendu sans connaissance et en état de mort ; elle-même subit un commencement d'asphyxie et arrive avec peine à remonter son enfant à l'air libre. L'enfant ne présentait plus aucun signe de vie, son corps était froid et il ne respirait plus. Cet état de mort était tel que les voisins voulaient l'emmener pour l'enterrer. Mais sa mère s'y opposa résolument et promit à saint Louis un cierge de sa taille. Ce n'est que le lendemain, à l'heure où le cierge fut allumé, que la respiration recommença avec le retour des pulsations. Peu à peu les fonctions vitales se rétablirent. Le chroniqueur précise un point important, la persistance, en rapport probable avec cette anoxie cérébrale prolongée, d'une paralysie oculo-motrice ayant laissé un strabisme persistant. Ci-dessous l’illustration qui accompagne la description du miracle. 11 Le Miracle 20 : Le miracle n° 20 se rapporte également à un accident. Cette fois, il s'agit d'un adulte âgé de trente ans, originaire de Lisieux, blessé à la jambe et suivi depuis plusieurs années par divers médecins qui prescrivaient des emplâtres et qui a subi de multiples incisions d'abcès récidivants ; il paraît s'agir d’une ostéomyélite avec évacuation de séquestres osseux. Finalement, le malade se rendit chez un consultant, Maître Henry du Perche, qualifié de « grand « chirurgien et moult renommé ». Celui-ci conseille à son patient de renoncer à tout traitement et de se rendre à Saint-Denis. Après une neuvaine au tombeau du roi, très progressivement, la jambe dégonfla, l'œdème inflammatoire, peut-être exacerbé par des emplâtres intempestifs, disparut, les plaies et fistules se cicatrisèrent et, au bout de quelques semaines, tout rentra dans l'ordre. La miniature ci-dessous qui représente ce miracle est particulièrement intéressante pour montrer les traitements par le médecin généraliste et l'allure du grand chirurgien du Perche. 12 BIBLIOGRAPHIE SOURCES PRINCIPALES DE LA VIE DE SAINT LOUIS DE BEAULIEU, Geoffroy, Vita et sancta conversatio pie memorie Ludovici. Ed. Recueil des Historiens des Gaules et de la France (RHF, Tome XX), Paris, Imprimerie royale, 1840. DE NANGIS, Guillaume, Gesta Ludovici IX ; versions latine et française dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XX, Ed. Cl. Fr. Daunou et J. Naudet, Paris, 1840, pages 312-465. DE SAINT PATHUS, Guillaume, Vie de Saint Louis (conservée dans sa version française), Editions H-F Delaborde, Paris, 1899. DE SAINT-PATHUS, Guillaume, Vie et Miracles de saint Louis, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits Français n° 5716. DE JOINVILLE, Jean, Histoire de Saint Louis, Ed. de 1874 par Natalis de Wailly, Ed. Jean de Bonnot. O’CONNELL, David, LE GOFF, Jacques, Les propos de Saint Louis, Collection archives, Editions Gallimard, 1974. VIARD, Jules (Ed.), Les Grandes Chroniques de France, Tome VII, publiées pour la société de l’Histoire de France, Editions Champion, Paris, 1932. TRAVAUX CAROLUS-BARRE, Louis, « La grande ordonnance de 1254 sur la réforme de l’administration et la police du royaume »¸dans Septième centenaire de la mort de Saint Louis, Actes des colloques de Royaumont et de Paris, 21-27 mai 1970, pages 85-96. CAROLUS-BARRE, Louis, « Le Procès de canonisation de Saint Louis (1272-1297). Essai de reconstitution », Publications de l'École française de Rome, 195, 1994, pages 3-325. DOLFUS, Marc-Adrien, « Étude clinique de quelques miracles de saint Louis », dans Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1971, 1973, pages 23-35. HELARY, Xavier, La dernière croisade. Saint Louis à Tunis (1270), Éditions Perrin, Paris, 2016. LE GOFF, Jacques, Saint Louis, Editions Gallimard, Paris, 1996. LE GOFF, Jacques, « La sainteté de saint Louis : sa place dans la typologie et l'évolution chronologique des rois saints. » Dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle). Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988). Publications de l’École Française de Rome, 149. 1991, pages 285-293. RICHARD, Jean, Saint Louis, Editions Fayard, Paris, 1986 (1983). 13