Recherche et formation
51 | 2006
Analyse de pratiques
Analyse des pratiques et problématisation
Quelques remarques épistémologiques
Michel Fabre
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/511
DOI : 10.4000/rechercheformation.511
ISSN : 1968-3936
Éditeur
ENS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 1 mai 2006
Pagination : 133-145
ISBN : 2-7342-1033-9
ISSN : 0988-1824
Référence électronique
Michel Fabre, « Analyse des pratiques et problématisation », Recherche et formation [En ligne],
51 | 2006, mis en ligne le 29 septembre 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rechercheformation/511 ; DOI : 10.4000/rechercheformation.511
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AUTOUR DES MOTS
ANALYSE DES PRATIQUES ET PROBLÉMATISATION
Quelques remarques épistémologiques
Cette rubrique propose autour d’un ou de quelques mots une halte pensive à travers un
choix de citations significatives empruntées à des époques, des lieux et des horizons
différents.
Cette rubrique « Autour des mots » aborde les notions liées à l’analyse de pratiques
(comme explicitation, inconscient pratique, prise de conscience, rationalité, interprétation) à partir d’un point de vue particulier, généralement mal perçu, celui de la
problématisation. La pratique est définie comme une « solution » apportée à un problème (perçu ou non comme tel), solution que l’analyse essaie de (re)construire
après-coup. C’est de ce point de vue que sont revisités quelques lieux communs et
questionnés certains clivages qui, au-delà des consensus, renvoient à des méthodes
d’analyse de pratiques différentes ou divergentes : accent mis sur le comment ou le
pourquoi, sur la répétition ou la distanciation, sur les différentes manières de concevoir la normativité.
L’analyse de pratiques est devenue aujourd’hui un instrument privilégié de la formation professionnelle, particulièrement dans les métiers de l’éducation. Cet intérêt
résulte d’une série de bouleversements culturels. Il se nourrit d’une « nouvelle épistémologie de la pratique » qui refuse tout applicationnisme. D’autant que – comme le
montre la psychologie du travail – l’activité professionnelle n’est jamais le reflet de
la prescription. Et cet écart témoigne d’une intelligence de l’action mais aussi d’une
complexité des tâches ignorées des bureaux d’études. D’où la mise en question des
formes d’organisation du travail séparant conception et exécution et plus généralement de l’idée même d’expertise. En formation, c’est bien la relation entre savoirs
théoriques et savoirs pratiques qui fait problème. L’inventivité y navigue entre le formalisme didactique et l’empirisme des recettes, vers des formes inédites d’alternances. Pourtant, réhabiliter l’intelligence de la pratique n’oblige nullement à
occulter son opacité, son irrationalité relative, sans quoi l’analyse des pratiques
perdrait tout intérêt.
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Autour des mots
On ne vise pas ici l’exploration exhaustive d’une démarche qu’il faut résolument
décliner au pluriel tant sont divers les paradigmes, les cadres théoriques, les méthodologies et les conceptions de la formation qui la sous-tendent (Blanchard-Laville et
Fablet 1996, 2002 ; Altet, 2000). Il s’agit seulement d’interroger quelques aspects
de ce pluriel du point de vue d’une épistémologie de la problématisation (Fabre
2005a, 2005b). Inspirée des philosophies pragmatistes (Dewey, 1993) et rationalistes (Bachelard, 1970), cette tentative emprunte également aux diverses « problématologies » contemporaines comme celle de Deleuze (1968) ou de Meyer (1986).
Comment élucider un objet pluriel dans un cadre qui l’est également ? En soulignant
une intuition commune aux différentes épistémologies convoquées : une pratique ne
peut jamais s’analyser sur l’unique plan de réalité où elle se manifeste mais
requiert, pour sa compréhension, le recours à un deuxième plan, fut-il seulement
virtuel. Une pratique est la solution à un problème. Son inintelligibilité exige l’élucidation du problème dont elle est la solution.
Cette perspective permet-elle de mieux comprendre ce qui se joue dans les analyses
de pratiques ? Toute analyse de pratiques ne se définit-elle pas comme réflexivité,
questionnement, voire problématisation ? On interrogera ainsi quelques lieux communs : que veut dire analyser ? Que signifie prendre conscience ? Peut-on récuser
toute normativité ?
« Analyser » la pratique : remonter du plan des solutions
à celui des problèmes
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L’analyse des pratiques – qu’elle qu’en soit le modèle – commence lorsqu’on
renonce à opposer d’autres solutions à la solution choisie par l’enseignant et qu’on
tente de remonter avec lui au problème qui la fonde. Certes, le conseiller pédagogique peut difficilement s’affranchir du plan des solutions, de l’amélioration des
pratiques. Dans un atelier d’analyse des pratiques, le souci de l’action est moins
immédiat. Et dans la recherche, l’amélioration des solutions est ajournée sans toutefois disparaître de l’horizon. Toute analyse de pratiques requiert de toute façon un
savoir questionner, lequel s’avère différent d’un savoir des réponses : les meilleurs
praticiens ne font pas forcément les meilleurs analystes et réciproquement.
Que signifie remonter des solutions aux problèmes qui les fondent ? On peut le
comprendre en assimilant l’action sensée à un texte (Ricoeur, 1986). Déjà, tout acte
de langage s’appréhende selon la différence problématologique. Parler – dit Meyer
(1982) – c’est toujours répondre. Soit pour proposer une solution (il est huit heures,
c’est Pierre qui est l’assassin !), soit pour exprimer un problème (qui est l’assassin ?
quelle heure est-il ?). Dans le premier cas, je ne comprends la réponse qu’en tentant
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de deviner quel est le problème auquel elle est censée répondre : est-il en retard ?
A-t-il faim ? S’ennuie-t-il ? Et même dans le second cas, quand on veut exprimer un
problème, on ne le dévoile que partiellement. On demandera alors à quel titre et
pourquoi l’interlocuteur pose la question : est-il enquêteur, témoin ou journaliste ?
On peut certes avoir l’illusion de comprendre un acte de langage sans dépasser le
plan de manifestation. Mais s’il est possible d’en saisir la signification, les concepts
qu’il met en jeu (l’assassinat, l’heure qu’il est…), son sens réside dans le rapport
qu’il entretient avec les problèmes qu’il exprime. Toute la difficulté est que ces propositions ne disent pas leur sens, qu’elles ne disent pas qu’elles sont des réponses,
elles le montrent, tout au plus, mais semblent valoir pour elles-mêmes. Comprendre
un acte de langage exige donc de dresser deux plans. Et c’est bien ce que font également les analyses quand elles tentent de déceler, cette fois en deçà du plan de
manifestation, ce qui organise les pratiques (Altet, 2002), quels sont leurs schèmes
sous-jacents (Vergnaud, 1996 ; Pastré, 1999), quel est leur sens latent (BlanchardLaville, 1996, 2002).
Analyser la pratique revient donc à la concevoir comme une solution. L’enseignant
par exemple traite des problèmes de planification (préparation de la classe), des
problèmes de diagnostics (où en sont les élèves ?), des problèmes de régulation de
l’action (que faut-il faire ici et maintenant face à tel ou tel événement-problème ?).
On peut décrire l’activité de problématisation comme un complexe de buts, de données et de conditions. Construire un problème, c’est recueillir des données (des
documents pour la classe…), concevoir des scénarii pédagogiques possibles et les
tester en pensée : les hypothèses (les scénarii) s’accordent-ils aux données ? Sont-ils
pertinents, vraisemblables, rationnels ? Cadrent-ils avec ce que je sais déjà ?
S’agissant d’une pratique, le contrôle de la problématisation s’effectuera à partir de
normes que se donne le sujet (normes psychologiques, pédagogiques, didactiques)
et grâce auxquelles il peut définir les conditions de son problème : le cahier des
charges de son projet pédagogique, les critères de son action.
Un acteur à rationalité limitée
Traiter la pratique comme une « solution » n’implique pas que l’acteur ait intégralement construit le problème, ni même qu’il ait vécu sa pratique comme un problème.
Comme le suggère le modèle du texte, le problème dont le texte constitue la solution
ne se situe ni dans le texte lui-même ni dans la tête de l’auteur mais dans un lieu
virtuel qui définit l’espace de l’interprétation, lequel est d’ailleurs indéfiniment
ouvert. L’auteur est plutôt pris dans une problématique qui le dépasse de toute part.
Il ne s’agit donc pas de reconstruire la problématique que l’acteur avait en tête
avant ou pendant l’action, mais plutôt celle qu’il aurait dû avoir en tête s’il avait pu
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se conduire comme un acteur parfaitement rationnel. Il s’agit donc d’effectuer une
genèse idéale de sa pratique. Ce modèle de « l’acteur rationnel » est évidemment
une fiction. Mais on le convoque, au moins par défaut, quand l’acteur assiste,
quelque peu sidéré, à l’analyse : il n’avait pas pensé à tout ça ! On peut d’ailleurs
donner une version plus réaliste de « l’acteur rationnel après coup » : quand la prise
de conscience fait apparaître la pratique comme le résultat des choix et des nonchoix de l’acteur. Yves Clot prend l’exemple de ce trompettiste qui, dans le jeu de
rôle de « l’instruction au sosie », est interrogé sur son instrument et s’aperçoit à cette
occasion qu’il s’est toujours imputé à tort certaines défaillances qui relèvent en réalité du matériel utilisé. Le musicien découvre qu’il s’est toujours auto-limité et se
demande bien pourquoi ! Autrement dit, le sosie place l’acteur en arrière de ses
choix en découvrant un ensemble de possibles négligés par lui. Il le fait remonter
« à l’activité occultée » ou à l’activité « inhibée » (Clot, 2000).
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Prenons l’exemple d’un travail de groupe où il s’agit de rédiger un journal scolaire.
On peut étudier le dispositif mis en place (l’homogénéité ou l’hétérogénéité des
groupes, les interactions maître/élèves, les consignes, les outils fournis) en recherchant quelle problématique les organise. Si ce sont les meilleurs dessinateurs qui dessinent, les meilleurs rédacteurs qui rédigent, on est dans une problématique de
production (Meirieu, 1993) où c’est la qualité du produit fini qui importe et non les
apprentissages. Tout se passe dans ce cas comme si l’enseignant définissait les conditions du problème pédagogique d’après les normes organisant la pratique prise pour
référence, celle du journalisme. Les impératifs de qualité parasitent alors l’intention
d’instruire. L’acteur est bien capté dans une problématique de production. Les parents,
les collègues, le directeur n’attendent-ils pas un « beau » journal scolaire ?
La « prise de conscience » et ses degrés
L’analyse des pratiques vise toujours une prise de conscience et s’inscrit volontiers
dans ce tournant réflexif que préconise Schön (1994), lequel peut toutefois s’interpréter dans des cadres théoriques différents allant de la simple explicitation à la
psychanalyse.
La prise de conscience peut d’abord viser l’explicitation. Le travail n’est pas réductible à un ensemble de routines. Des métiers aussi complexes que ceux de l’enseignant, de l’avocat, de l’architecte exigent de la réflexion en action et sur l’action. Le
praticien possède donc des savoirs qu’il peut expliciter lors d’une instruction aux
novices en décrivant ses objectifs et ses procédures. Mais dans d’autres cas, le
savoir du praticien reste tacite. Le géologue ne peut rendre compte de son expertise
de terrain quand il s’agit de choisir des roches « intéressantes » pour sa recherche
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et l’écrivain ne peut dire que très partiellement comment il s’y est pris pour
construire son roman. L’analyse des pratiques vise alors l’explicitation de ce « savoir
caché dans l’agir professionnel », selon la formule de Schön.
Cette explicitation semble toutefois rester en deçà de ce que Piaget (1974) nommait
« prise de conscience » puisqu’il envisageait par là, non un simple éclairage, mais
bien une restructuration des schèmes. On peut réussir sans savoir pourquoi et même
trouver à ses succès de fausses raisons. Ici, il n’y a pas seulement écart mais contradiction entre le dire et le faire : on peut alors parler d’erreur. La prise de conscience
enveloppe l’idée d’un inconscient cognitif. Sur ce modèle on concevra un inconscient pratique. Tout un pan de la pratique échappe en effet à la conscience de l’acteur : celui des schèmes sous-jacents, des habitus professionnels. L’inconscient
pratique est dans les détails, remarque Perrenoud (2001). L’enseignante qui exige
que ses élèves lui disent au revoir en la regardant dans les yeux sait bien ce qu’elle
fait mais ne se rend pas compte de ce que son comportement peu avoir d’inquisiteur. Prendre conscience exige ici, sinon une cure, du moins un travail cognitif
(Vermersch, 1994). Faut-il donc recourir à d’autres paradigmes que celui de
Schön ? Ou le paradigme du praticien réflexif s’avère-t-il suffisamment malléable
(ou suffisamment flou) pour englober toutes sortes d’approches théoriques, comme
le suggère Schön lui-même (1996) ?
L’idée d’inconscient pratique relativise l’idée de rationalité de l’agir. Dans les activités techniques cette irrationalité plus ou moins résiduelle apparaît clairement.
Robinson qui veut quitter son île, construit certes une belle pirogue, mais bien trop
loin du rivage pour pouvoir la traîner jusqu’à l’eau. Defoe nous relate son debriefing : pourquoi me suis-je conduit si follement ? J’y ai bien pensé à ce problème de
mise à l’eau, mais à chaque fois j’ai remis la réflexion à plus tard, toujours plus
tard ! L’explication se trouve chez Tournier (1991). Robinson ayant perdu la structure « autrui » ne peut jamais faire le tour de ses problèmes : il reste toujours rivé à
son point de vue. Par ailleurs, tout imprégné de rêveries bibliques, il semble
attendre que les eaux du déluge viennent chercher sa pirogue, comme jadis l’Arche
de Noé. Focalisation rigide et emprise du fantasme, on ne saurait mieux cerner l’irrationalité de la pratique (Fabre, 2005c).
Le cas de Robinson permet de penser l’enseignement comme pratique solitaire,
susceptible de focalisations rigides et propice à toutes sortes d’illusions. D’autant
que, dans l’enseignement, l’échec et la réussite restent beaucoup moins lisibles.
On peut y adopter le vocabulaire « pédagogiquement correct » de l’innovation tout
en prenant le cours dialogué pour le nec plus ultra de la pédagogie active. Ou
encore croire engager une « dévolution du problème » à l’élève, pour reprendre
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l’expression de Guy Brousseau, sans sortir d’un taylorisme pédagogique marqué
par un morcellement des tâches qui leur ôte tout sens. Ou enfin mettre en place des
situations-problèmes sans avoir soi-même problématisé le savoir à enseigner (Fabre
et Fleury, 2005d). Toutes ces illusions et les résistances qu’elles engendrent nécessitent sans doute l’appel à ce que Bachelard nommait une « psychanalyse de la
connaissance », pour contrer les obstacles épistémologiques ou didactiques qui grèvent la pensée ou la pratique. Sans exclure pour autant une psychanalyse freudienne travaillant à exorciser les fantasmes de la formation.
À quoi sert la reproblématisation ?
L’intérêt d’une analyse est d’abord de produire une schématisation qui rende la
pratique lisible. Il s’agit de repérer comment l’acteur fonctionne, ce qui organise sa
pratique. Ici les organisateurs, sont les conditions du problème (par exemple les
règles que l’acteur se donne mais également les schèmes d’actions sous-jacents, les
habitus professionnels). La problématisation après coup dévoile également les décalages entre données et conditions du problème, ou encore les conflits entre conditions (les conflits de critères). On permet alors à l’acteur d’accéder aux fonctions
d’évaluation qu’il a privilégiées de manière plus ou moins irréfléchie.
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Quand l’analyse remonte au niveau des problèmes, elle situe la pratique de l’acteur
– qui ne voit généralement pas comment il aurait pu faire autrement – dans une
gamme de possibles. Ainsi, la pratique productiviste du journal scolaire apparaîtra
comme l’une des réponses possibles à la pédagogie du travail de groupe, laquelle
en comporte bien d’autres comme le groupe fusionnel ou le groupe d’apprentissage. Qui pensait le cours dialogué comme la seule forme possible d’enseignement
inscrira désormais sa pratique dans le triangle pédagogique (Houssaye, 1993)
comme l’un des « coups » que permet sa structure, laquelle en admet également
d’autres comme le processus « apprendre » ou le processus « former ».
Dans ces formes les plus critiques, voire les plus interventionnistes, l’analyse déplacera ou même déconstruira les problématiques qui organisent les pratiques. On
peut estimer ainsi que l’école n’a pas à promouvoir les formes fusionnelles ou productives du travail de groupe. Il s’agit alors d’un recadrage complet de la problématique de l’acteur. Groupe fusionnel et groupe de production ne seront plus
considérés comme des « possibles » pédagogiques : ils prendront un statut « d’obstacles épistémologiques » (Meirieu, 1993). On invitera le praticien à construire son
problème autrement, avec d’autres conditions. On induira chez lui une vigilance
pédagogique : attention à ce que le travail de groupe ne verse ni dans le productivisme ni dans le fusionnel qui constituent ses pentes naturelles !
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Penser l’analyse comme explicitation ou comme travail sur l’inconscient pratique
renvoie sans doute à des conceptions différentes de la formation et de l’expertise.
D’un côté, on privilégie le passage du réussir au comprendre dans une épistémologie continuiste. De l’autre, la prise de conscience implique de rompre d’avec l’expérience première. Pour les uns, la formation consiste à conduire les novices à
l’expertise des praticiens chevronnés. Pour les autres, le développement professionnel exige chez tous, novices comme chevronnés, de mettre en question leurs habitus
professionnels.
Premier clivage dans le consensus mou : le « comment ? »
ou le « pourquoi ? »
L’analyse des pratiques fait l’unanimité en formation, mais ce consensus masque
bien des clivages qu’il importe de repérer. Premier clivage : se centrer sur le faire,
c’est se méfier du dire et des rationalisations qui le grèvent. Il s’agit d’emmener l’acteur à décrire ce qu’il a effectivement fait plutôt que ce qu’il dit avoir fait ou ce qu’il
voulait faire. À la question « pourquoi ? », Vermersch (1994) conseille de substituer
la question « comment ? ». On invite ainsi le praticien, non pas à justifier son action
mais à la décrire. Ne peut-on cependant réhabiliter le « pourquoi » – comme le suggère Yves Clot (2000) – sans tomber dans les pièges de l’auto-justification ?
On comprend le souci de ne pas se payer de mots. Mais dans l’analyse, peut-il avoir
du « comment » sans « pourquoi » et du « pourquoi » sans « comment » ? Le faire –
dira-t-on – peut s’observer. Mais qu’observe-t-on en réalité ? Certainement pas une
action telle que la conçoit la philosophie analytique (un complexe d’intentions, de
moyens et de buts). Une activité ? Mais précisément le plan de la manifestation n’est
compréhensible que s’il renvoie à un plan sous-jacent, comme nous l’avons vu plus
haut. Un comportement ? Mais même l’observation systématique doit découper des
unités de sens qui ne sont pas données mais que le chercheur doit construire à partir
de ce qu’il perçoit. Une pratique ? Celle-ci renvoie bien à la singularité d’un style à
appréhender ici et maintenant. Mais ce style ne peut être saisi que replacé dans un
contexte organisationnel ou institutionnel et dans une histoire professionnelle, avec
ses traditions, ses idéologies, son éthique (Altet, 2002). Autrement dit, dans l’analyse
de pratiques, on confronte bien le dire au faire, mais sans que ce faire soit immédiatement lisible. Il ne peut être décrit sans que cette description soit déjà une interprétation. Dans un match de foot, je ne peux dire ce que font les joueurs sans savoir à
quel jeu ils jouent (problématique générale du foot) et quelle est ici et maintenant la
problématique du jeu, soit l’ensemble des contraintes qui résultent des rapports de
force et de place entre joueurs. La description c’est l’explicitation des solutions, l’interprétation c’est la remontée vers les problèmes. Mais description et interprétation
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s’appuient l’une sur l’autre, ce sont des fonctions complémentaires. S’il y a conflit sur
le sens d’un texte ou d’une pratique (si l’on n’est pas d’accord sur le problème dont il
s’agit) il faut bien descendre d’un niveau et explorer le genre de solution qu’offre le
texte ou la pratique. Mais inversement, on ne peut explorer les solutions sans faire
des hypothèses sur la nature du problème.
Second clivage : répétition ou distanciation ?
L’analyse nous éloigne-t-elle de la pratique telle qu’elle s’est effectivement déroulée ?
Dans l’entretien d’explicitation, Vermersch (1994) s’efforce de faire revivre au sujet
l’activité dans son authenticité. Ici la prise de conscience passe par la répétition :
retrouver les attitudes, les gestes, les émotions, les sentiments et les idées du
moment. Bien que l’auteur évoque quelquefois la programmation neurolinguistique,
le modèle est ici celui du transfert psychanalytique ou le patient doit revivre sur
l’analyste la situation traumatique censée être à l’origine de ses névroses.
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On peut penser au contraire que l’analyse invite à une distanciation temporelle
autant qu’intellectuelle et qu’elle constitue une nouvelle action qui transforme inévitablement la première (Clot, 2000). La vérité de la pratique ne se trouverait pas en
arrière, dans la tentative de la revivre, mais plutôt en avant, dans l’essai pour la
comprendre. Dans cette reconstruction après coup, Yves Clot met l’accent sur les
interactions. Par exemple, c’est bien le questionnement « faussement naïf » du sosie
qui permet de rendre la pratique étrangère à son auteur. L’analyse des pratiques
constitue une situation de communication spécifique qui permet « une double
indexation » (passée et présente) de la pratique. L’acteur et sa pratique ne se fondent pas dans une tentative de répétition. Ils ne sont pas non plus face à face
comme dans un jeu de miroirs. La relation à la pratique est toujours médiatisée par
des tiers qui s’obligent, avec l’analysé, à un « travail de mémoire ». L’analyse est
bien une pratique seconde, irréductible à la première. Le modèle est plutôt ici la
catharsis, la cure par la parole, que l’on va retrouver également dans la psychanalyse de la connaissance de Bachelard par exemple.
Troisième clivage : la question de la normativité
L’évocation de la psychanalyse suggère une double tension : entre neutralité bienveillante et nécessité de fournir des repères même minimaux, entre grille de lecture
et attention flottante aux singularités irréductibles. D’où la question de la
normativité : celle que l’analyse refuse, celle qu’elle cache, s’interdit ou revendique
au contraire.
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On refuse évidemment la prescription. Ce refus est même constitutif de l’analyse des
pratiques puisque celle-ci ne commence qu’en quittant le plan des solutions. Plus
généralement, l’analyse repose – comme le dirait Schön – sur une nouvelle épistémologie de la pratique qui récuse tout applicationnisme. Elle exige de délaisser les
théories de l’action qui valorisent « le contrôle unilatéral sur autrui » (modèle 1)
pour celles qui conçoivent l’apprentissage sous un mode collaboratif (modèle 2)
(Schön, 1996). C’est pourquoi d’ailleurs, l’analysé est envisagé de moins en moins
comme un objet d’étude : il devient un partenaire dans une co-construction de sens.
L’analyse des pratiques échappe-t-elle pour autant à toute normativité ? En réalité,
toute activité obéit à des normes, internes ou externes : normes éthiques, déontologiques, épistémologiques ou autres. Même les analyses de pratiques qui prétendent
refuser tout référentiel externe, incarnent des règles éthiques dans leurs dispositifs :
règles d’écoute, de sincérité, de bienveillance ou de suspension de jugement. Ces
normes, qu’elles soient « cachées » dans la structure des dispositifs ou énoncées
comme des règles du jeu, n’en dessinent pas moins un idéal éthique, psychologique
voire professionnel. La normativité – affichée ou non, revendiquée ou non – oscille
ici entre une normativité psychologique, orientée vers les valeurs du sujet (cohérence,
authenticité, prise de risque, écoute… aptitude au dialogue), une normativité professionnelle centrée sur le rapport de ce sujet aux tâches professionnelles prescrites ou
encore une normativité épistémique centrée sur le rapport du sujet au savoir. Nous
sommes donc renvoyés au triangle de la formation (Fabre, 1994), mais à un triangle
inclus dans un cercle qui fixe les contraintes institutionnelles : il s’agit de l’école,
d’une formation d’enseignants. Dans l’enseignement, on a affaire à des impératifs
catégoriques : l’obligation de faire apprendre, de suivre le programme. Il y a par
contre liberté de méthode : on tombe alors dans les impératifs hypothétiques : si tu
veux suivre telle démarche alors il faut t’y prendre ainsi… L’analyse des pratiques
peut-elle ignorer ces types d’impératifs et leurs différentes modalités ?
On fait quelquefois comme si le refus de prescrire ou de juger les pratiques (les solutions retenues) interdisait tout recours à des référentiels ou grilles de lecture externes.
Pourtant la psychologie du travail ou la didactique professionnelle par exemple,
refusent d’analyser l’activité sans la référer à des tâches. Dans le pilotage d’un avion
ou la réparation d’automobiles, l’adéquation ou l’inadéquation de l’activité à la
tâche s’avèrent aisément repérables. Il n’en est pas de même dans l’enseignement où
les tâches ne sont que partiellement préconstruites dans les programmes et instructions et où c’est aux praticiens eux-mêmes d’achever leur définition. Reste qu’on peut
se demander l’intérêt d’une analyse de pratiques qui ajournerait indéfiniment le rapport de l’activité aux tâches d’enseignement et qui trouverait intempestifs des questionnements tels que : les élèves ont-ils appris quelque chose, et si oui quel type de
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savoir ? Tous ont-ils appris ou seulement ceux qui sont déjà en connivence avec
l’école ? Le danger existe d’analyser l’activité en oubliant sa signification. Peut-on
décrire les gestes de Robinson creusant, sciant, découpant, sans s’interroger sur ce
qu’il est en train de faire : sculpter une statue ou construire une pirogue ? Point de
prescription ici mais seulement une sorte d’impératif hypothétique : si tu veux
construire une pirogue, alors tu dois respecter certaines lois physiques, certaines
contraintes techniques, ne pas oublier des conditions aussi essentielles que la mise à
l’eau. De même, personne n’est obligé d’enseigner par situation-problèmes, mais si
on entend le faire, alors il convient de respecter certains critères, certaines normes
d’action, sous peine de tomber dans le n’importe quoi.
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La question est de savoir si l’analyse de pratiques doit récuser tout jugement de
valeur ou si elle n’oblige pas seulement à élever d’un cran le jugement, du plan des
solutions à celui des problèmes. On change complètement d’épistémologie – remarquait Deleuze (1968) – quand on accepte de porter l’idée de vrai et de faux, du
niveau des solutions au niveau des problèmes eux-mêmes. L’idée de faux problème
marque le sérieux d’une théorie de la problématisation. Quand les scientifiques
décèlent des faux problèmes, ils marquent bien par là que le plus important dans la
démarche consiste à construire des problèmes féconds, des « bons » problèmes. Et
quand dans une réunion politique ou dans une enquête d’utilité publique, un
citoyen se lève pour dire, de la question à débattre que « ce n’est pas le problème ! », il manifeste une liberté d’esprit d’ordre supérieur qui élève la discussion
d’un cran. Il en est de même pour les pratiques. Renoncer à évaluer les pratiques
n’est sans doute formateur que si l’on ne renonce pas à évaluer les problèmes dont
elles constituent les solutions. Car il se pourrait bien que la pratique analysée – en
tant que solution qui est ce qu’elle est – laisse transparaître un problème insuffisamment ou mal construit, voire un faux problème.
Claparède accusait déjà l’école active de confondre activité d’effectuation et activité
fonctionnelle. Pour lui le problème était moins de passer d’une pédagogie de la
réception à une pédagogie de l’action que de centrer l’enseignement (quelles qu’en
soient les formes) sur le questionnement des élèves et l’expression de leurs besoins
intellectuels. De même, bien des formateurs s’accordent à penser que l’obsession
pour la motivation des élèves ainsi que l’ingéniosité pédagogique mise en œuvre
pour l’enclencher, masquent souvent l’indigence des contenus proposés et leur défaut
d’enjeu intellectuel. On pourrait multiplier les exemples. Une part conséquente de la
formation consiste sans doute dans le déplacement des problèmes, la déconstruction
des faux problèmes et leur reconstruction sur de nouvelles bases. La question n’est
donc pas là où on la place trop souvent, dans le fait de savoir s’il convient ou non de
prescrire ou tout au moins de conseiller, voire simplement de suggérer de « bonnes
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pratiques ». Elle est plutôt de ce type : accepte-t-on de porter la normativité au niveau
des problèmes, ou tous les problèmes s’avèrent-ils d’égale dignité pourvu qu’ils
soient authentiquement les problèmes de l’acteur ou mieux du sujet ?
Reste que porter l’évaluation au niveau des problèmes suppose la construction d’un
cadre, d’un paradigme d’interprétation qui soit commun aux formateurs et aux formés. Ce n’est plus au niveau des solutions et des leçons modèles mais à celui des
paradigmes de formation que l’IUFM reste une école « normale ». Autrement dit, il
faut bien que formateurs et formés partagent grosso modo les mêmes modèles de
professionnalité, sans quoi il n’y aurait plus de communication possible entre eux.
Conclusion
L’analyse des pratiques ne doit pas reconduire la dichotomie ruineuse de la théorie
et de la pratique. La théorie elle-même est une pratique, une pratique théorique. Et
d’autre part, la pratique, si elle n’est pas aveugle, s’avère tout imprégnée de théorie. Tel est sans doute l’apport essentiel du paradigme du « praticien réflexif » qui
constitue désormais un idéal professionnel relativement partagé. Mais, avec l’analyse des pratiques, nous sommes bien dans une situation intermédiaire entre prescription de solutions et invention des problèmes. Autrement dit, nous refusons deux
applicationnismes : celui de la science dans ses multiples variations psycho ou
sociopédagogiques, et celui de l’expert censé dire comment faire.
Ce double refus ne nous fait-il pas retrouver une idée très ancienne, celle de la
pédagogie ? Durkheim au début du siècle forgeait précisément le monstre conceptuel de « théorie-pratique » pour dessiner un espace intermédiaire entre science de
l’éducation et bonnes pratiques. Curieusement, tout se passe comme si, modernité
oblige, cet horizon pédagogique était absent de nos préoccupations. Nous avons
un tel souci de l’analyse que nous arrivons à oublier que cette analyse ne saurait
avoir sa fin en elle-même, qu’elle ne vaut que si elle amène l’analysé (ou le partenaire dans l’analyse) à mieux (re)penser sa pratique pour l’améliorer (Fabre,
2002). Telle était la vocation de la « théorie-pratique » de Durkheim que l’on peut
retraduire dans le langage de Jean Houssaye (1993) comme « l’enveloppement
mutuel de la théorie et de la pratique éducative, par la même personne sur la même
personne ». Certes on se méfie à bon droit du côté excessivement normatif de la
pédagogie et personne ne voudrait revenir aux « leçons modèles » de l’école normale d’autrefois. Mais précisément, remonter du niveau des solutions à celui des
problèmes, c’est dépasser le plan de la prescription pour celui de la réflexion. A
chaque praticien revient la charge de la solution. L’analyse des pratiques devrait
cependant leur faire prendre conscience des problématiques qui organisent leur
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pratique, souvent à leur insu. Elle devrait pouvoir leur faire questionner la pertinence, l’intérêt, le bien-fondé de ces problématiques.
Si nous oublions la question pédagogique, l’analyse des pratiques restaurera inévitablement un nouveau scientisme, ce dont devait précisément nous garder le paradigme de la réflexivité.
Michel FABRE
Université de Nantes, CREN
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