Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
Lutter contre les inégalités :
outiller pour former les enseignants
Sylvie Cèbe
Université Clermont-Auvergne
Roland Goigoux
Université Clermont-Auvergne
Résumé : cet article propose la modélisation d’une démarche collaborative de conception de nouveaux outils
didactiques destinés à répondre aux préoccupations professionnelles des enseignants tout en tenant compte
des connaissances scientifiques disponibles. Il présente un exemple de réalisation associant étroitement les
utilisateurs à la conception d’un outil pour l’école maternelle.
Mots-clés : enseignement, didactique, établissement pré-primaire à inégalité éducative, manuel
d’enseignement
Nec manus, nisi intellectus, sibi permissus, multam valent: instrumentis et
auxilibus res perficitur.
Ni la main, ni l’esprit, livrés à eux-mêmes ne valent grand-chose : ce sont les outils
qui les perfectionnent (épigraphe de Francis Bacon utilisée par Lev Vygotski dans
Pensée et langage, 1985).
Après avoir présenté le rôle de l’outillage didactique dans le développement professionnel des
enseignants, nous exposerons notre manière de concevoir des innovations qui permettent aux
professeurs des écoles de mettre en œuvre des pratiques favorisant les apprentissages des élèves.
Introduction : rien de plus pratique qu’une bonne théorie
« Ceci n’est pas un manuel, mais un dispositif de formation continue », tel est le titre que nous avons
donné à la première partie de Lectorino & Lectorinette (Goigoux et Cèbe, 2013), un outil didactique
dédié à l’enseignement de la compréhension de textes narratifs pour les élèves les moins familiers
de la culture écrite. Nous affirmions ainsi notre ambition de contribuer à accroitre le pouvoir d’agir
des professeurs en leur proposant de nouvelles ressources qui associent des techniques
pédagogiques innovantes minutieusement décrites et l’élucidation de leurs fondements théoriques.
Avec cet outil, comme avec les précédents et les suivants1, notre visée est formative : nous
voulons aider les professeurs à mieux comprendre et à surmonter les difficultés de leurs élèves en
les incitant à recourir à de nouvelles manières de faire. Autrement dit, intervenir pour mieux
comprendre et pas seulement, comme c’est l’habitude en formation, comprendre pour mieux
intervenir. C’est, selon nous, le meilleur moyen d’aider les maîtres à voir leurs élèves sous un jour
1
Phono, Ordo, Lector & Lectrix, Lectorino & Lectorinette, Scriptum, Narramus, etc. Le cumul des ventes de ces
ouvrages destinés aux enseignants dépasse 150 000 exemplaires.
1
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
nouveau, à connaitre leur potentiel, à être plus lucides sur les obstacles à dépasser et sur les
conditions à réunir pour y parvenir. En proposant des scénarios qui permettent aux élèves de faire
des progrès tangibles et aux maîtres d’en prendre la mesure, nous aidons les enseignants à accroitre
leurs compétences et leur sentiment de compétence. La formule de Francis Bacon placée en
épigraphe et son développement dans l’œuvre de Vygotski (1985) nous incitent en effet à penser
que le pouvoir d’agir des professeurs est dépendant des outils forgés dans leur sphère
professionnelle. C’est aussi ce qu’affirment aujourd’hui les chercheurs américains d’Harvard : l’usage
d’outils de qualité conçus dans le but d’améliorer les apprentissages scolaires favorise le
développement professionnel des enseignants (Bryk, Gomez, Grunow et LeMahieu, 2015). Non
seulement les outils sont des prolongements et des amplificateurs de l’activité des enseignants, de
véritables « extensions » d’eux-mêmes au sens de McLuhan (1964), mais leur maniement produit en
retour un effet sur l’utilisateur. C’est pourquoi dans la perspective ouverte par le concept d’acte
instrumental (Vygotski, 1994), nous étudions comment l’évolution des outils influence l’activité des
professeurs. L’effet formatif est perceptible en examinant comment apparaissent, disparaissent ou
se recomposent les tâches didactiques choisies par les enseignants, comment elles sont ordonnées
dans le temps (planification) et mises en œuvre (régulation) (Goigoux, 2000).
La modalité de formation que nous promouvons accorde donc à la conception, à la diffusion et
à l’accompagnement de l’utilisation d’outils professionnels une place centrale dans la formation
initiale et continue des enseignants. Mais elle reste minoritaire en France et mérite donc qu’on la
justifie en la comparant à d’autres.
1. Changer les conceptions des enseignants pour changer leurs
pratiques
Réalisée à l’université, la formation des enseignants est en partie dispensée par des enseignantschercheurs qui présentent des résultats de recherches en sciences de l’éducation, en sciences
cognitives ou en didactique. Bon nombre d’entre eux espèrent que cette présentation et les
recommandations qui en découlent conduiront les professeurs à modifier leurs conceptions et à
transformer en conséquence, par souci de rationalité et sans aide particulière, leurs manières de faire.
Ce faisant, ils laissent aux maîtres le soin de traduire les connaissances issues de la recherche en actions
concrètes. C’est l’idée, par exemple, que défend Tricot (2017) : les chercheurs produisent des
connaissances et il revient aux enseignants de concevoir les solutions.
Malheureusement les travaux que nous avons recensés (Prost, 2001 ; Hamre et al., 2012)
permettent de soutenir qu’il ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de
la pertinence des résultats produits pour qu’ils changent leurs pratiques. Les obstacles sont multiples.
Entre la présentation des résultats (ou des principes d’action jugés pertinents) et leur mise en œuvre
concrète dans la classe, il y a souvent un gouffre que peu de chercheurs aident à franchir, laissant aux
enseignants (ou aux formateurs) le soin de réaliser eux-mêmes le travail de transposition,
d’opérationnalisation et d’ajustement à leur contexte (Coburn, Honig et Stein, 2009 ; Robert, 2008).
En outre, les améliorations induites portent, le plus souvent, sur des points précis et limités, mais ceux
2
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
qui les défendent ne tiennent pas compte de la cohérence d’ensemble de la pédagogie, des contraintes
qui pèsent sur l’exercice du métier (organisation de la classe, gestion du collectif, hétérogénéité des
élèves, programme à suivre, outils disponibles…), des pratiques habituelles ou des conceptions
dominantes dans leur genre professionnel (Goigoux, 2006 ; Saujat, Amigues et Faïta, 2007 ; Fishman,
Penuel, Allen, Cheng et Sabelli, 2013). Or, une modification très locale peut entrer en contradiction
avec l’économie générale de la classe. Bref, un chercheur peut avoir raison localement et tort
globalement. Les inspecteurs généraux de l’Éducation nationale aboutissent à la même conclusion
quand ils déplorent que « la didactique "en archipel” qui a fini par s’imposer en fonction des spécialités
de la recherche ne donne pas en classe de résultats probants. Les équipes pédagogiques ont besoin
qu’on les aide à “faire du lien” » (IGEN, 2013, p. 26).
Le problème posé, en 2002, par Duke et Pearson reste donc éminemment d’actualité. « La
question centrale qui se pose aujourd’hui aux chercheurs, écrivaient-ils, est celle de savoir comment
ils peuvent aider les enseignants à intégrer dans leur pédagogie des tâches cohérentes avec les
résultats de la recherche. En effet, c’est une chose de démontrer que si l’on enseigne une stratégie
durant dix semaines les élèves en tireront profit lors d’un test standardisé. C’en est une autre de savoir
comment, au sein de la classe, planifier l’enseignement » (p. 233).
Certains chercheurs et politiques tentent de résoudre ce problème en invitant les maîtres à
appliquer les « bons outils » c’est-à-dire des outils conçus par des chercheurs ayant fait la preuve de
leur efficacité dans des expérimentations randomisées (evidence based). Ils sont convaincus que leur
diffusion à large échelle produira une amélioration significative des performances des élèves. Or les
bilans d’un grand nombre de réformes ou d’innovations pédagogiques, y compris celles qui étaient
fondées sur une approche evidence based, sont décevants (Bryk, 2015 ; Gentaz, Sprenger-Charolles,
Colé, Theurel et Gurgan, 2013 ; James-Burdumy et al., 2012). Une fois mises en place et évaluées en
contexte ordinaire, ces méthodes ne produisent pas les effets positifs attendus.
Dès 1995, Tyack et Cuban avaient analysé les échecs des réformes pédagogiques et les avaient
attribués à l’insuffisante prise en compte, dans la mise en œuvre, des contextes d’enseignement et
des habitus professionnels des enseignants (leur Grammar of schooling que nous appelons « genre
professionnel » à la suite de Clot et Faïta, 2000). Ils avaient montré, par exemple, que les chances de
réussite d’une innovation dépendaient de deux facteurs principaux : sa compatibilité avec les pratiques
habituelles des professeurs (ce qui suppose de les connaitre) et, de l’efficience de l’intervention, c’està-dire du rapport entre son coût pour les enseignants (réorganisation cognitive, surcharge de travail,
investissement émotionnel…) et ses bénéfices (satisfaction due aux progrès des élèves ou à
l’accroissement du sentiment de compétence du professeur). Bryk (2015) ajoute que les « bonnes
idées » appliquées trop rapidement et sans souci de leur intégration dans la diversité des contextes
professionnels sont vouées à l’échec si l’on ne dispose pas de stratégies adossées à une théorie du
changement des pratiques professionnelles. Selon lui, les décideurs négligent trop souvent un facteur
3
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
pourtant décisif : l’engagement des acteurs de terrain, enseignants et cadres, dans les projets
innovants. Autrement dit, ils diffusent de nouveaux dispositifs pédagogiques sans prendre
suffisamment en compte leurs futurs utilisateurs. Plus généralement, un mouvement émerge en
sciences de l’éducation qui attribue le manque d’irrigation des pratiques par les résultats de la
recherche à un problème d’ingénierie ou – pour reprendre les termes utilisés dans la littérature
scientifique en sciences de l’éducation – d’Educational design (Collins, 1992 ; McKenney et Reeves,
2014). Surmonter ces obstacles suppose donc de construire une alternative aux conceptions
applicationnistes que nous venons de présenter.
2. Changer les pratiques des enseignants pour changer leurs
conceptions
Dans le domaine des recherches sur l’amélioration de l’enseignement, des convergences se dessinent
au plan international : l’utilisation de nouveaux outils ou de dispositifs innovants apparait de plus en
plus nettement comme un vecteur puissant de développement professionnel dans les recherches
récentes portant sur l’amélioration de l’enseignement (Fishman et al. ,2013). Mais, pour qu’ils
produisent les effets escomptés, il faut mener un véritable travail de transposition des savoirs issus de
la recherche en savoirs pour l’action, activité que les chercheurs ne peuvent pas sous-traiter aux
enseignants, mais qu’ils doivent absolument réaliser avec eux (LeMahieu, Nordstrum et Potvin, 2017 ;
Snow, 2015 ; voir Class et Schneider, 2013, pour une présentation en français du Design-Based
Implementation Research). Ce mode de travail suppose que les chercheurs acceptent de modifier leurs
méthodes de conception en y associant étroitement − et dès le départ − les professeurs (Goigoux,
2007). Il permet de concevoir de nouveaux outils cohérents avec les résultats de la recherche (le
« souhaitable »), mais compatibles avec les pratiques habituelles des enseignants (le « raisonnable »).
C’est l’objectif de la démarche de formation par la prise en main d’outils innovants que nous
mettons en œuvre depuis une quinzaine d’années (Goigoux et Cèbe, 2009). Notre proposition,
singulière en France, mais voisine de celle de nos collègues belges de l’université de Louvain (Dellisse,
Galand, Dumay, Coertjens et Dupriez, 2017 ou Penneman, 2018), repose sur des principes partagés
par un grand nombre de chercheurs en éducation dans d’autres pays, notamment anglo-saxons.
Celle-ci est proche de celle que les Américains appellent PEER (Pratice Embedded Educational
Research) précisément parce qu’elle est intégrée à la pratique » (Goigoux, 2017). Elle partage les
quatre principes fondateurs du SERP (The Strategic Education Research Partnership2, organisme créé
par l’académie américaine des sciences) :
2
reconnaitre l’organisation systémique de toute réforme scolaire ;
construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs ;
partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche ;
étudier attentivement la façon dont les innovations sont conduites et traiter les variations de
leur mise en œuvre comme une source majeure d’information.
Le site de l’institut est disponible à l’adresse suivante : <http://serpinstitute.org/>.
4
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
L’adoption de ces principes a de multiples implications (Donovan, Wigdor et Snow, 2003). Partir
des préoccupations des enseignants suppose de remettre en cause la logique actuelle des
communautés de recherche qui décident, seules, des problèmes à aborder en fonction du
développement des connaissances scientifiques dans leur champ. Cela nécessite aussi de reconnaitre
qu’enseignants et chercheurs sont détenteurs et producteurs de connaissances d’égale valeur même
si elles sont de nature différente. Dans le modèle de partenariat qui en découle, les chercheurs
doivent faire l’effort de connaitre les réalités de la pratique, les praticiens d’identifier la rigueur et
les exigences de la recherche. Les problèmes rencontrés sont, en effet, à résoudre ensemble
(Donovan, Snow et Daro, 2013 ; Snow, 2015).
Concrètement, si l’on veut que la formation par les outils ait la moindre chance d’atteindre le
double objectif que nous lui assignons – être accepté par le plus grand nombre de maîtres et réduire
les inégalités sociales –, il faut que lesdits outils présentent plusieurs caractéristiques : ils doivent
être, dès le départ, conçus pour répondre aux préoccupations des enseignants et aux besoins
d’enseignement des élèves qui ont le plus besoin de l’école pour apprendre. Il faut aussi qu’ils
puissent s’intégrer sans trop de bouleversements dans les conditions d’exercice ordinaire des
maîtres débutants ou chevronnés. Il faut qu’il inclue des justifications théoriques et empiriques
permettant aux utilisateurs de comprendre les principes qui les sous-tendent et la nature des
activités proposées.
3. Une démarche de conception d’outils didactiques : trois étapes
La démarche de conception que nous avons élaborée est itérative et participative. Nous l’appelons, à
la suite des travaux d’ergonomie de langue française (Béguin et Cerf, 2004), conception continuée dans
l’usage ». Proche du Design-based research anglo-saxon (Wang et Hannafin, 2005 ; Design-Based
Research Collective, 2003), elle peut être résumée en trois étapes au cours desquelles les rôles
respectifs des chercheurs et des enseignants évoluent (voir la figure 1).
Figure 1 - Les trois étapes d’une conception continuée dans l’usage
5
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
3.1. Première étape : concevoir un prototype
Même si ce sont les problèmes professionnels des enseignants qui sont à l’origine de la conception
d’un nouvel outil ou dispositif, ce sont les chercheurs spécialisés dans le domaine qui initient le
processus en prenant appui sur trois principales sources de connaissances. 1) Ils font d’abord une
synthèse de celles qui ont trait aux processus d’apprentissage et aux difficultés des élèves dans le
domaine concerné, ce qui leur permet de déterminer quelles sont les cibles de l’outil (les compétences
à enseigner). 2) Ils dressent ensuite un état des pratiques ordinaires des enseignants et ils analysent
les indices qui permettent d’identifier une zone proximale de développement professionnel3. Ils
élaborent ainsi un premier modèle théorique de l’utilisateur (Rabardel et Pastré, 2005) qui détermine
les contours de l’outil. 3) Ils dressent enfin un tableau des techniques qui ont déjà fait la preuve de
leur efficacité dans le domaine considéré, ce qui facilite le choix de celles qui seront retenues. Ce
prototype représente donc un premier compromis entre ce qui pourrait paraitre souhaitable du point
de vue des apprentissages des élèves et ce qui semble raisonnable du point de vue de l’action
pédagogique contextualisée. Bref, il tente de respecter les trois critères fondamentaux de l’ergonomie
de conception (Béguin et Darses, 1998 ; Beguin, 2005) : l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité d’un
nouvel artéfact par ses futurs utilisateurs (Tricot et al., 2003).
3.2. Deuxième étape : la co-conception
Au terme de cette première étape, un prototype est soumis à un groupe d’enseignants qui va
l’utiliser et suggérer des modifications. La deuxième étape repose donc sur un dialogue entre les
initiateurs du projet et les utilisateurs, dialogue qui constitue le moteur de la conception. L’enjeu est
d’explorer, dans un même cadre, les logiques hétérogènes des enseignants et des concepteurs pour
faire œuvre commune. C’est en cela que nous parlons de co-conception car les enseignants impliqués
dans cette démarche jouent là un rôle actif qui réduit progressivement l’asymétrie initiale. Ce modèle
de la conception mobilise des savoirs hétérogènes, mais qui sont jugés également légitimes. En cas
de désaccord, les chercheurs tentent de ne pas user de leur autorité. Ils s’efforcent de faire de ces
désaccords le vecteur de la modification de l’outil en cours de conception : on change les critères,
on ajuste les spécifications, on redéfinit les finalités pour que la solution soit acceptable au sein du
groupe des co-concepteurs. Dans cette démarche, c’est à la complexité du réel qu’on attribue la
difficulté des échanges, pas à l’hétérogénéité des savoirs ou des points de vue (Beguin, 2013).
3.3. Troisième étape : l’évaluation
Une fois terminé, l’outil est testé en comparant les progrès des élèves d’un groupe expérimental à ceux
d’un groupe témoin. Dans l’exemple présenté ci-après, une expérimentation de grande ampleur par le
3
Nous définissons le potentiel de développement comme l’intervalle entre ce que les enseignants réalisent
ordinairement et ce qu’ils pourraient réaliser au cours d’une genèse instrumentale.
6
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
nombre de classes (265) et la durée de l’expérience (trois années scolaires) a permis de bâtir des
échantillons appareillés et de contrôler plusieurs sources de variation des effets : la durée consacrée à
l’enseignement (un biais classique est l’accroissement du temps d’enseignement dans les groupes
expérimentaux par comparaison aux pratiques ordinaires), la fidélité dans la mise en œuvre des
scénarios proposés, l’âge des enfants, l’expérience des enseignants, le cumul des expériences
d’enseignement (étude longitudinale sur trois ans avec usage de trois scénarios par an, un mois
chacun), le rôle de l’accompagnement des enseignants novateurs par les équipes de formateurs de
leur circonscription.
3.4. Présentation de cette démarche sur un exemple : la conception de Narramus
Pour présenter notre démarche, nous allons prendre appui sur la recherche4 que nous avons menée
pour concevoir l’outil didactique Narramus (apprendre à comprendre et à raconter) destiné aux
enseignants d’école maternelle (Cèbe et Goigoux, 2017). Le processus de conception a débuté en
2014-2015 lorsque nous avons été sollicités par la direction des services départementaux de
l’Éducation nationale pour organiser une formation continue à destination de deux équipes d’école de
la banlieue clermontoise (REP+5).
Nous y avons répondu en suggérant de co-élaborer la réponse au problème professionnel qui nous
était posé par l’intermédiaire de la création collective d’un nouvel outil didactique. Nous avons donc
proposé à dix enseignantes volontaires un premier scénario (Prototype 1) ayant pour but de
développer les compétences narratives des jeunes élèves. Celui-ci expose une manière d’enseigner le
langage écrit et oral conforme au programme (MENESR, 2015), mais éloignée sur plusieurs points des
pratiques habituelles. Basé sur la lecture d’albums, il est plus explicite, plus intensif et plus
systématique que d’ordinaire (Sève et Cèbe, 2014) et, surtout, il est structuré par un but rarement
choisi : apprendre à raconter. Tous les apprentissages visés sont organisés autour de ce projet. C’est
pour mieux raconter que les enfants devront mémoriser le vocabulaire, acquérir de nouvelles
tournures syntaxiques, retenir les idées principales, s’interroger sur les pensées des personnages et
comprendre l’implicite du récit. L’objectif est que tous soient capables de raconter seuls, à leurs
camarades puis à leur famille, les histoires étudiées en classe. Tirées de la littérature de jeunesse,
celles-ci combinent illustrations et textes lus à haute voix puis racontés par l’enseignant. Les activités
proposées permettent aux élèves de se familiariser avec la langue écrite, d’apprendre à la comprendre
et de développer des compétences langagières en production.
Les enseignantes ont essayé le prototype P1 dans leurs classes et ont noté, à la fin de chaque
séance, le temps qu’elles y avaient consacré, leurs étonnements et leurs réussites, les difficultés
4
Recherche financée par le rectorat de l’académie de Clermont-Ferrand, la Direction générale de l’enseignement scolaire au ministère
de l’Éducation nationale (DGESCO), l’Institut Carnot de l’éducation en région Auvergne-Rhône-Alpes et réalisée avec le soutien du
centre Alain-Savary – Institut français de l’éducation (ENS de Lyon).
5
Réseau d’Éducation Prioritaire
7
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
qu’elles avaient rencontrées, les changements, les suppressions et les ajouts qu’elles avaient réalisés.
Ces premiers essais ont permis d’ouvrir le dialogue entre enseignantes et chercheurs, puis, très vite,
de distinguer les propositions didactiques immédiatement adoptées de celles qui ne l’avaient été
qu’après une longue et difficile appropriation. Les échanges ont porté sur les manières de faciliter et
d’accélérer la compréhension et sur la maniabilité de l’outil. Ce premier recueil de données nous a fait
revoir la programmation de nos séances et leur durée, imaginer de nouvelles tâches et activités, en
supprimer d’autres et ritualiser plusieurs déroulements de tâches. Nous avons alors rédigé un
deuxième prototype (P2) qui a été testé par vingt nouveaux enseignants avec lesquels nous avons
procédé de la même manière, c’est-à-dire par des observations en classe et des entretiens individuels
et collectifs réguliers (2015-2016). Nous avons fait de nouveaux compromis entre nos projets initiaux
et les contraintes identifiées par les utilisateurs pour rédiger un troisième prototype (P3) qui a été
proposé à cent-cinquante autres enseignants (2016-2017). Ces derniers nous ont, eux aussi, fait part
de leurs observations et nous ont conduits à procéder à d’ultimes modifications avant la publication
de Narramus. Dans les paragraphes suivants, nous allons apporter des précisions sur les deux
premières étapes, la troisième, impliquant deux cent soixante-cinq enseignants et plus de six mille
élèves étant en cours (2016-2019).
4. Étape 1 : la conception d’un premier prototype (P1) de Narramus à partir
d’une synthèse des connaissances disponibles
4.1. Les connaissances sur les apprentissages des élèves
Une littérature scientifique foisonnante révèle que les activités de « lectures partagées » (shared
reading) dont les jeunes enfants bénéficient chez eux favorisent le développement de compétences
précoces en lecture, à la fois sur le versant de la compréhension et du lexique (Sénéchal, 2006). Ces
expériences sont d’autant plus efficaces que l’adulte attire à la fois l’attention de l’enfant sur le sens
de l’histoire, le vocabulaire (mots et expressions) et les illustrations, lui donnant ainsi accès à des
connaissances du monde physique et social qui vont bien au-delà de celles qui se développent dans
les conversations de la vie quotidienne (Blewitt, Rump, Shealy et Cook, 2009 ; Ganea, Pickard et
DeLoache, 2008 ; Girolametto, Weitzman, van Lieshout et Duff, 2000 ; Justice et Ezell, 2002). On sait
aussi que les enfants de milieux favorisés prennent, avant leur entrée à l’école maternelle, une avance
considérable sur le versant du développement des connaissances lexicales (Le Normand, Parisse et
Cohen, 2008) et celui de la compréhension des textes écrits (Reese et Cox, 1999). Mais les résultats de
recherches récentes menées aux États-Unis prouvent qu’il n’y a pas là de fatalité. Swanson et al. (2011)
ont réalisé une méta-analyse des travaux portant sur les effets des activités de « lecture partagée »
quand elles sont menées à l’école maternelle auprès d’enfants de milieux populaires. Ils révèlent que
ce type d’intervention produit des effets positifs à la fin de la maternelle, à la fois sur la qualité de la
compréhension et sur celle du vocabulaire. Plusieurs études réalisées dans l’école maternelle française
vont dans le même sens même si aucune n’a quantifié les progrès accomplis (Brigaudiot, 2000 ; Boiron,
2011 et 2015 ; Vinel, 2014, par exemple). Les effets évalués outre-Atlantique sont robustes puisqu’ils
s’observent encore à la fin de la troisième année d’école élémentaire. Toutefois, la présence et la
8
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
fréquence des activités de la lecture à haute voix ne sont pas déterminantes à elles seules : il ne suffit
pas de lire beaucoup, souvent, voire tous les jours des textes aux jeunes enfants pour exercer une
influence significative sur leur développement langagier. Ce sont, d’une part, les compétences
enseignées et d’autre part la manière de les enseigner qui font la différence (Gonzalez et al., 2014 ;
Zucker, Cabell, Justice, Pentimonti et Kaderavek, 2013).
4.2. Les techniques d’enseignement qui ont fait la preuve d’une certaine efficacité
Nous nous sommes penchés sur les résultats émanant de méta-analyses (Shanahan et al., 2010) et
d’études spécifiques (Elleman, Lindo, Morphy et Compton, 2009 ; Foorman et al., 2016 ; Reese, Cox,
Harte et McAnally, 2003). Celles-ci suggèrent que les pratiques d’ensei-gnement qui sont à l’origine
des progrès les plus solides incluent : un choix de textes complexes (lexique et syntaxe) et intéressants
sur le plan affectif et culturel ; un enseignement, dans de multiples activités de lecture et sur des textes
variés, des connaissances qui permettent aux élèves de comprendre et d’utiliser les mots et les
structures grammaticales du langage écrit ; l’introduction d’activités ayant pour but le développement
des compétences narratives ; l’organisation de discussions systématiques, guidées par l’enseignant,
pour favoriser la compréhension fine du texte étudié ; des temps de travail explicitement centrés sur
la structure textuelle.
Nous avons ensuite recensé les recherches qui avaient fait la preuve que les pratiques testées
étaient efficaces. Elles nous ont aidés à choisir les tâches et les activités qu’il convenait d’intégrer dans
notre premier prototype. Nous nous contenterons ici d’en donner quelques exemples issus des
recherches anglophones en l’absence d’études quantitatives francophones dans ce domaine. Touchant
la compréhension fine des textes, Kim et Philips (2014) ainsi que Newman et ses collaborateurs
(Newman, Dickinson, Hirsh-Pasek et Michnick-Golinkoff, 2015) ont montré qu’en apprenant à de
jeunes enfants à produire des inférences, à s’interroger sur les relations de cause à effet ou sur les
états mentaux successifs de tous les personnages, ils comprennent mieux et autre chose que ceux qui
n’ont pas bénéficié de cette pratique. On a aussi prouvé que le fait de jouer l’histoire qu’on a lue et en
se mettant dans la peau des personnages (avec une maquette et des figurines ou en jouant la scène)
produit des effets positifs sur la compréhension en lecture (Glenberg, 2011).
Dans le domaine du développement du vocabulaire, la méta-analyse de Snell, Hindman
et Wasik (2015) permet de conclure que :
l’enseignement est plus efficace s’il est systématique et distribué sur plusieurs semaines ;
tous les élèves bénéficient de l’enseignement du vocabulaire, mais les gains sont plus
importants chez ceux qui ont le meilleur niveau de vocabulaire au départ ;
ceux dont le niveau est le plus faible ont besoin de plus d’enseignement et d’interactions
pour intégrer le vocabulaire nouveau ;
quand l’enseignement s’inscrit dans des activités de lecture de textes complexes du point
de vue lexical.
Ce sont tous ces ingrédients que nous avons rassemblés dans notre premier prototype.
4.3. Les pratiques ordinaires des enseignants et leurs besoins de formation
9
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
En 2011, les inspecteurs généraux de l’Éducation nationale dressaient un constat assez sombre de
l’enseignement de la compréhension en vigueur à l’école maternelle. Ils notent que, dans les 97 classes
qu’ils sont allés observer, aucun enseignant n’a proposé d’activité en lien avec la compréhension ; sur
les 221 rapports d’inspection qu’ils ont analysés, la compréhension ne représente que 8,1 % de
l’ensemble des activités commentées par les inspecteurs. Ils déplorent également que si, dans la
plupart des classes, l’emploi du temps indique la présence de moments de « lectures offertes », les
mêmes emplois du temps sont, dans un très grand nombre de cas, muets sur l’organisation de séances
de travail dévolues à la compréhension des textes entendus, en eux-mêmes et dans la relation qu’ils
entretiennent avec les images qui le plus souvent les illustrent » (IGEN, 2011, p. 130). Leur conclusion
est sans appel : « il faudrait que tous les maîtres soient plus rigoureusement préparés à distinguer ce
sur quoi doit porter cette activité et comment ils peuvent la conduire, sensibilisés au fait qu’il y a des
niveaux de compréhension de plus en plus fins qu’une unique rencontre des textes ne peut épuiser »
(p. 131).
Et c’est exactement ce que demandaient les enseignantes de deux écoles maternelles REP+ de
la banlieue clermontoise quand, en 2014, elles exprimaient auprès de leur inspecteur leurs besoins de
formation. Constatant des écarts importants entre leurs élèves dans le domaine du développement du
langage oral et de la compréhension des textes écrits, elles demandaient, dans un document non
publié remis à leur inspecteur et au CARDIE6, à bénéficier d’une formation capable de les aider
à « permettre à tous les élèves de développer les compétences langagières requises à et par l’école et
de travailler plus spécifiquement les compétences qui donnent lieu à de fortes inégalités ». Elles
disaient vouloir connaitre les compétences constitutives du processus de compréhension du langage
oral et écrit, les pratiques pédagogiques efficaces dans le domaine du développement langagier (oral
et écrit), savoir comment enseigner plus explicitement les compétences pour que les élèves
comprennent ce qu’ils font et ce qu’ils apprennent, savoir comment coopérer avec les parents. Enfin,
elles soulignaient l’importance que revêtait, pour elles, le fait de se doter d’outils professionnels
communs, capables d’aider tous les élèves dans leurs apprentissages, et ce tout au long de l’école
maternelle.
5. Étape 2 : la co-conception de l’outil (P2 puis P3)
5.1. Étudier comment le duo chercheurs et enseignantes changent l’outil (« ce que
les enseignantes font à l’outil »)
Un mois plus tard, nous retrouvons nos dix enseignantes et le travail de co-conception commence.
Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de tous les changements que nous avons fait subir à notre
6
Cellule académique en recherche-développement, innovation et expérimentation.
10
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
premier prototype. Nous nous contenterons donc de donner quelques exemples particulièrement
significatifs.
5.1.1. Des adaptations de l’outil à l’âge des élèves
Le programme pour l’école maternelle (2015) stipule qu’à la fin de l’école maternelle tous les élèves
doivent être capables de « comprendre des textes écrits sans autre aide que le langage entendu » (p.
11). Dans le premier prototype basé sur l’étude de l’album La sieste de Moussa, nous invitions les
enseignantes à commencer par lire le premier épisode sans montrer les images et en incitant
explicitement les élèves à essayer de transformer les mots en images pour fabriquer une sorte de
dessin animé.
Cette proposition a été massivement adoptée par les enseignantes de grande section quand celles
de moyennes et petites sections ont pris une autre voie : les premières ont alterné la lecture du texte
et l’affichage de l’illustration correspondante, les secondes ont commencé par raconter l’histoire (et
non par la lire) en usant d’une maquette et de figurines représentant les personnages. Selon elles, ces
ajustements étaient nécessaires pour permettre à tous les élèves « de ne pas décrocher de l’histoire »
et de mieux la comprendre. Elles ajoutaient que, si cette compétence était bien au programme, les
élèves avaient quatre ans pour l’atteindre et qu’il fallait les y aider. Quelle que soit l’option qu’elles
avaient retenue, toutes reconnaissaient que cette pratique était nouvelle pour elles puisque, jusquelà, elles lisaient toujours les albums en montrant, en même temps, l’image illustrative. Nous avons
donc décidé ensemble de modifier le scénario préparé pour P2 : pour les moyennes sections, nous
proposons d’alterner lecture et observation de l’illustration ; pour les petites sections, nous
préconisons de commencer par raconter l’épisode dans une langue adaptée aux compétences des tout
jeunes enfants et d’utiliser un matériel concret (images séquentielles ou maquette) avant de passer à
la lecture du texte et à la description de l’illustration.
5.1.2. Des changements
Dans notre premier prototype, nous recommandions aux enseignantes de construire une maquette
et des figurines et de la mettre en circulation à la fin du scénario pour que tous les élèves puissent
s’entrainer à raconter par petits groupes de six d’abord puis tout seuls. Si tous les professeurs ont
adopté cette préconisation et observé ses effets sur les apprentissages enfantins, tous s’accordent
pour dire que celle-ci arrive bien trop tard : la grande majorité d’entre eux recommandent de
l’introduire dès le premier module pour que leurs élèves puissent s’entrainer, tout au long du
scénario, seuls ou avec eux, à raconter le premier épisode de l’histoire puis les deux premiers, etc.
Nous avons fait ce changement dans le prototype 2 et cette proposition a fait l’unanimité. Il en va de
même pour les activités de mise en scène que les co-concepteurs nous ont fait introduire très tôt
(dès le second module) quand, dans P1, elles n’arrivaient qu’à la fin du module.
5.1.3. Des « commandes »
Dans notre premier prototype, nous avons dressé la liste des mots et expressions qu’il convenait
d’enseigner aux jeunes enfants, mais sans concevoir de matériel spécifique. Les enseignants11
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
concepteurs nous ont fait part de leur désarroi quand ils ont constaté qu’ils devaient tout fabriquer
jugeant, à juste titre, que cette préparation était extrêmement chronophage et qu’il n’était pas chose
facile de trouver des supports adaptés aux tout jeunes enfants. Nous avons tenu compte de leur
demande puisque, dans tous les prototypes qui ont suivi, nous avons fabriqué les supports
d’enseignement. Il s’agit d’images, de photos, mais également de GIF animés et de petites vidéos qui
permettent de ne pas limiter l’enseignement aux noms communs, mais de l’étendre aux adjectifs,
aux verbes, au vocabulaire des émotions, aux connaissances du monde…
5.1.4. Des ajouts, des inventions
Les enseignants-concepteurs ont tous adhéré à l’enseignement systématique et intensif du
vocabulaire que nous proposons en P1. Ils nous ont suivis dans l’idée que le vocabulaire enseigné
devait être révisé très régulièrement et ont imaginé de multiples supports et activités visant à favoriser
le réemploi du vocabulaire – appris grâce à l’étude de l’album – dans de multiples contextes : certaines
ont fabriqué des jeux de lotos, d’autres ont introduit un jeu bien connu « j’ai… qui a… ? », d’autres des
jeux de mémory, de tris et de catégorisations des mots et expressions, de dénomination rapide… Ces
jeux ont permis, selon eux, d’améliorer la mémorisation du vocabulaire et son accès en mémoire.
D’autres ont inventé une activité quotidienne qui, lorsqu’ils l’ont présentée au groupe, a fait
l’unanimité : la dictée de mots ou d’expressions dans la salle de jeux. Ici, les élèves n’ont pas à produire
les mots, mais à les mimer. L’apprentissage ainsi réalisé est extrêmement puissant puisque, en
procédant de la sorte, les enseignantes permettent aux élèves de stocker en mémoire trois
caractéristiques d’un même mot ou d’une même expression : sémantique, phonologique et corporelle.
Nous avons donc décidé ensemble de modifier le scénario préparé pour P2 : pour les moyennes
sections, nous proposons d’alterner lecture et observation de l’illustration ; pour les petites sections,
nous préconisons de commencer par raconter l’épisode dans une langue adaptée aux compétences
des tout jeunes enfants et d’utiliser un matériel concret (images séquentielles ou maquette) avant de
passer à la lecture du texte et à la description de l’illustration.
Nous avons, bien entendu, introduit toutes ces idées dans les prototypes suivants.
5.2. Une mise en œuvre qui change profondément les pratiques des enseignantsconcepteurs (« ce que l’outil fait aux enseignants »)
En 2016, dans le cadre d’un projet CARDIE, les enseignants-concepteurs ont eu à faire le point sur les
apports et les limites de cette expérience de co-conception. Touchant les « ressources ou les points
d’appui qui leur avaient permis de progresser », elles relèvent les points suivants : « une formation sur
le temps de travail d’une ampleur inégalée, répartie sur deux années scolaires ; les scénarios clés en
main leur permettant de s’engager dans un travail commun, de comparer leurs mises en œuvre, de
mutualiser leurs observations et leurs propositions, de fabriquer ensemble le matériel pédagogique et
d’imaginer sans peine comment produire, seules, de nouveaux scénarios pour, à terme, se passer des
12
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
chercheur.ses… » Elles soulignent aussi l’importance du « travail en équipe (toutes les enseignantes
de deux écoles maternelles voisines), le partenariat étroit avec l’ESPE7 Clermont-Auvergne, le
laboratoire ACTé8 et le soutien de l’équipe de circonscription7 ».
Interrogées ensuite sur le rôle formateur de cette expérience, elles écrivent – ensemble – que «
la mise en œuvre d’un scénario pédagogique suivie de l’analyse critique et collective de l’outil a, sans
aucun doute, participé à notre propre développement professionnel. Nos échanges et les résultats que
nous avons observés chez nos élèves nous ont amenées à imaginer, ensemble, des activités et des
tâches particulièrement pertinentes pour atteindre notre objectif, à modifier certaines de nos
pratiques antérieures, à stabiliser l’introduction d’activités et des tâches que nous ne proposions pas
de façon assez systématique ou qui ne faisaient pas partie de notre répertoire ». « Ce projet,
concluent-elles, nous a aussi permis de (re)gagner en sentiment de compétences professionnelles,
d’éprouver de la fierté au travail et du plaisir à enseigner ».
À la question des changements professionnels qu’elles ont observés, plusieurs facteurs émergent :
un temps d’enseignement beaucoup plus conséquent alloué au travail de chaque album ; la conviction
que la qualité de l’étude du texte doit primer sur la quantité d’albums lus l’introduction systématique
d’activités de traduction en langue adaptée aux jeunes enfants et de reformulation ; un enseignement
explicite des compétences narratives ; un travail ritualisé, avec les élèves, sur les implicites contenus
dans les textes (états mentaux des personnages et production d’inférences) ; la multiplication des
sources d’information (lecture et narration du texte, illustrations, CD, DVD) ; l’attention permanente à
l’acquisition du lexique (mots et expressions) et des connaissances encyclopédiques, à leur
mémorisation et leur réutilisation dans différents contextes ; un tout autre regard porté sur les
compétences des élèves de milieux populaires grâce à l’évaluation individuelle de leurs progrès ; une
autre conception des relations école-familles.
En 2017, trois autres enseignantes-conceptrices (une enseignante de maternelle, une enseignante
surnuméraire et une enseignante spécialisée) ont été interrogées par une inspectrice générale chargée
d’enquêter sur la mise en œuvre du projet de recherche que nous menons dans le cadre de l’Institut
Carnot de l’éducation. L’analyse de leurs réponses fait apparaitre des changements de pratiques qui
vont bien au-delà de l’outil et de la compréhension en lecture. Elles disent, par exemple, que le fait
d’être dégagées « du souci de la fabrication des outils libère un temps précieux pour réfléchir ensemble
et remonter à la théorie et mieux comprendre pourquoi ça marche ». Elles signalent aussi que leur
travail de préparation est plus intéressant : il est dorénavant plus centré sur les élèves, l’organisation
sociale à proposer pour que tous tirent bénéfice de l’enseignement, la manière de s’adresser à eux…
C’est cet outil « clés en main », disent-elles, qui leur permet aussi de soigner beaucoup plus ce que
d’aucuns appellent les « relations école-familles » à travers les cahiers que les enfants amènent chez
eux. Elles jugent que ceux-ci sont devenus de vrais supports de communications et permettent aux
7
Toutes les citations reportées ici sont issues du document administratif interne à l’éducation nationale, remis au CARDIE, rédigé
par les enseignantes.
13
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
parents de comprendre comment leur enfant, si petit, est capable de raconter, tout seul, une histoire
du début à la fin, « comme un CD », dit une mère, « exactement comme le livre », dit une autre.
Elles confient enfin qu’elles ont transféré plusieurs idées portées par Narramus : elles réemploient
certains pictogrammes dans d’autres domaines d’apprentissage, introduisent la « boite mémoire de
mots » dans les activités scientifiques ou l’apprentissage de poésies, prennent beaucoup de soin à
rendre leur enseignement le plus explicite possible et à laisser le temps aux élèves les plus fragiles de
participer aux échanges collectifs grâce aux « trucs » proposés dans l’outil. Et c’est ainsi, que tous les
élèves d’une classe de petite section sont rentrés chez eux avec pour mission non plus de raconter une
histoire à leurs parents, mais de leur enseigner comment fabriquer des maracas.
Conclusion
La troisième étape de la conception de Narramus est celle de l’évaluation de ses effets sur les
apprentissages des élèves. Nous ne pouvons pas la développer ici, car elle est en cours (2016-2019).
Elle implique deux cent soixante-cinq enseignants et plus de six mille élèves. Trois groupes
expérimentaux ont été constitués : un groupe d’enseignants dispose de l’outil et il est accompagné par
des formateurs, l’autre est livré à lui-même pour l’utiliser, le troisième n’a pas d’outil mais dispose des
mêmes albums, du même calendrier et de la même connaissance des outils d’évaluation en pré et
posttests (espacés de 4 semaines) que les deux autres. La comparaison des progrès des élèves des trois
groupes nous permettra de distinguer l’effet de l’outil de celui du dispositif expérimental, car nous
prenons soin également de contrôler le temps alloué par chaque enseignant à l’étude de l’album et la
fidélité dans la mise en œuvre du scénario proposé. Le contrôle de ces multiples sources de variation
est accompagné par une étude qualitative des pratiques effectives basée sur des observations, des
relevés de carnets de bord et des entretiens. L’ensemble nous permettra de conclure, nous l’espérons,
sur les transformations des pratiques induites par l’outil et sur les progrès des jeunes élèves en matière
de compréhension en lecture, de développement des compétences narratives et d’acquisition du
vocabulaire.
Références
Béguin, P. & Cerf, M. (2004). Formes et enjeux de l’analyse de l'activité pour la conception des systèmes de
travail. @ctivité, 1.1. http://www.activites.org/v1n1/beguin.pdf.
Béguin, P. (2005). Concevoir pour les genèses professionnelles. In P. Rabardel et P. Pastré (Eds.), Modèles du
sujet pour la conception. Dialectiques, activités, développement (pp. 32-52). Toulouse : Octarès.
Béguin, P. & Darses, F. (1998). Les concepteurs au travail et la conception des systèmes de travail: Points de vue
et débats. Deuxièmes journées Recherche et Ergonomie, Toulouse, 17-33.
Béguin, P. (2013). La conception des instruments comme processus dialogique d’apprentissages mutuels, in
Pierre Falzon (Ed.) : Ergonomie constructive, p. 147-160. Presses Universitaires de France, DOI
10.3917/puf.falzo.2013.01.0147
Blewitt, P., Rump, K. M., Shealy, S. E., & Cook, S. A. (2009). Shared-book reading: When and how questions affect
young children’s word learning. Journal of Educational Psychology, 101, 294–304
14
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
Bryk, A. S. (2015). 2014 AERA Distinguished Lecture: Accelerating how we learn to improve. Educational
Researcher, 44(9), 467-477.
Bryk, A. S., Gomez, L. M., Grunow, A., & LeMahieu, P. G. (2015). Learning to Improve: How America’s Schools Can
Get Better at Getting Better. Cambridge, MA : Harvard Education Press.
Cèbe, S. & Goigoux, R. (2017). Narramus – La sieste de Moussa. Paris : Retz.
Cellier, M. (2011). Des outils pour structurer l’apprentissage du vocabulaire. Eduscol.education.fr.
Class, B. & Schneider, D. (2013). La Recherche Design en Éducation : vers une nouvelle approche ? Frantice.net,
7, 5-16.
Clot, Y., et Faïta, D. (2000). Genres et styles en analyse du travail : concepts et méthodes. Travailler, Vol. 4, No.
7, p. 43.
Coburn, C. E., Honig, M. I. & Stein, M. K. (2009). What’s the evidence on districts’ use of evidence. The role of
research in educational improvement, 67-87.
Dellisse, S., Galand, B., Dumay, X., Coertjens, L. et Dupriez, V. (2017, août). Implementation of instructional
change and its effect on students’ achievement. Communication présentée à l’European Association for
Research on Learning and Instruction (EARLI), Tampere, Finlande.
Design-Based-Research-Collective (2003). Design-based research : An emerging paradigm for educational
inquiry. Educational researcher, 32(1), 5-8.
Donovan, M. S., Snow, C., & Daro, P. (2013). The SERP approach to problem-solving research, development,
and implementation. In B. Fishman, W. R. Penuel, A. Allen, & B. Cheng (Eds.), Design based
implementation research: Theories, methods, and exemplars (Vol. 112, pp. 400–425). Chicago, IL:
National Society of the Study of Education.
Donovan, M. S., Wigdor, A. K., & Snow, C. E. (Eds.). (2003). Strategic education research partnership.
Commmittee on a strategic education research partnership. Washington, DC: The National Academies
Press.
Dellisse, S., Galand, B., Dumay, X., Coertjens, L. & Dupriez, V. (2017). Implementation of instructional change and
its effect on students’ achievement. EARLI, 2017, Tampere, Finlande.
Elleman, A. M., Lindo, E. J., Morphy, P., & Compton, D. L. (2009). The impact of vocabulary instruction on passagelevel comprehension of school-age chil-dren: A meta-analysis. Journal of Research on Educational
Effectiveness, 2, 1–45
Fayol, M. (2003). La compréhension : évaluations, difficultés et intervention. Conférence de consensus.
http://www.bienlire.education.fr/01-actualite/document/fayol.pdf
Fishman, B. J., Penuel, W. R., Allen, A. R., Cheng, B. H., & Sabelli, N. O. R. A. (2013). Design-based
implementation research: An emerging model for transforming the relationship of research and
practice. National Society for the Study of Education, 112(2), 136-156.
Foorman, B., Beyler, N., Borradaile, K., Coyne, M., Denton, C. A., Dimino, J., Furgeson, J., Hayes, L., Henke, J.,
Justice, L., Keating, B., Lewis, W., Sattar, S., Streke, A., Wagner, R. & Wissel, S. (2016). Foundational skills
to support reading for understanding in kindergarten through 3rd grade. Washington, DC: National Center
for Education Evaluation and Regional Assistance (NCEE), Institute of Education Sciences.
Ganea, P. A., Pickard, M. B., & DeLoache, J. S. (2008). Transfer between picture books and the real world by very
young children. Journal of Cognition and Development, 9(1), 46-66.
Gentaz, E., Sprenger-Charolles, L., Colé, P., Theurel, A., & Gurgan, M. (2013). Évaluation quantitative d’un
entrainement à la lecture à grande échelle pour des enfants de CP scolarisés en réseaux d’éducation
prioritaire: apports et limites. Approche Neuropsychologique des Apprentissages chez l'Enfant (ANA
E.), 123, 172-181.
Girolametto, L., Weitzman, E., van Lieshout, R., & Duff, D. (2000). Directiveness in teachers' language input to
toddlers and preschoolers in day care. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 43(5), 11011114.
Glenberg, A. M. (2011). How reading comprehension is embodied and why that matters. International Electronic
Journal of Elementary Education, 4(1), 5.
Goigoux, R. (2007). Un modèle d'analyse de l'activité des enseignants. Éducation & didactique, 1(3), 47-69.
Goigoux, R. (2018). Education et didactique
Goigoux, R. & Cèbe, S. (2009). Un autre rapport entre recherche, pratique et formation. Les instruments
didactiques comme vecteur de transformation des pratiques des enseignants. Réseau Éducation et
Formation. halshs-00936348
Goigoux, R. & Cèbe, S. (2013). Lectorino & Lectorinette. Apprendre à comprendre les textes narratifs. Paris : Retz.
15
Cèbe, S., & Goigoux, R. (2018). Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants. Recherche formation, (1), 77-96.
Gonzalez, J. E., Pollard-Durodola, S., Simmons, D. C., Taylor, A. B., Davis, M. J., Fogarty, M., & Simmons, L. (2014).
Enhancing preschool children's vocabulary: Effects of teacher talk before, during and after shared reading.
Early Childhood Research Quarterly, 29(2), 214-226.
Hamre, B. K., Pianta, R. C., Burchinal, M., Field, S., LoCasale-Crouch, J., Downer, J. T., Howes, C., LaParo, K. &
Scott-Little, C. (2012). A course on effective teacher-child interactions : effects on teacher beliefs, knowledge,
and observed practice. American Educational Research Association, 49(1), 88-123.
IGEN (2013). Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de 2008. Rapport
- n° 2013-066.
James-Burdumy, S., Deke, J., Gersten, R., Lugo-Gil, J., Newman-Gonchar, R., Dimino, J., Haymond, K., & Liu, A.-Y.
H. (2012). Effectiveness of four supplemental reading comprehension interventions. Journal of Research on
Educational Effectiveness, 5(4), 345-383.
Justice, L. M. & Ezell, H. K. (2002). Use of storybook reading to increase print awareness in at-risk children.
American Journal of Speech-Language Pathology, 11(1), 17-29.
LeMahieu, P. G., LeMahieu, P. G., Nordstrum, L. E., Nordstrum, L. E., Potvin, A. S. & Potvin, A. S. (2017). Designbased implementation research. Quality Assurance in Education, 25(1), 26-42.
Le Normand, M.-T., Parisse, C. & Cohen, H. (2008). Lexical diversity and productivity in French preschoolers:
developmental, gender and sociocultural factors. Clinical Linguistics & Phonetics, 22 (1), 47-58.
McLuhan, M. (1964). Understanding Media. NY.
Newman, K. M., Dickinson, D. K., Hirsh-Pasek, K., Michnick-Golinkoff, R. (2015). Using Play to Promote Language
Comprehension in Preschoolers. In A. DeBruin-Parecki, A. van Kleeck & S. Gear, Developing Early
Comprehension : Laying the Foundation for Reading Success (pp. 35-52). Baltimore, MA : Paul H. Brookes
Publishing.
Rabardel, P. & Pastré, P.(éds) (2005). Modèles du sujet pour la conception. Toulouse, Octares Éditions.
Reese, E., Cox, A., Harte, D. & McAnally, H. (2003). Diversity in adults’ styles of reading books to children: Parents
and teachers. In A. van Kleeck, S. A. Stahl, & E. B. Bauer(Eds.), On reading books to children (pp. 37-57).
Mahwah, NJ: Erlbaum.
Sénéchal, M. (2006). Testing the home literacy model: Parent involvement in kindergarten is differentially related
to grade 4 reading comprehension, fluency, spelling, and reading for pleasure. Scientific studies of reading,
10(1), 59-87.
Shanahan, T., Callison, K., Carriere, C., Duke, N. K., Pearson, P. D., Schatschneider, C. & Torgesen, J. (2010).
Improving Reading Comprehension in Kindergarten through 3rd Grade: IES Practice Guide. NCEE 20104038. What Works Clearinghouse.
Snell, E. K., Hindman, A. H. & Wasik, B. A. (2015). How Can Book Reading Close the Word Gap ? Five Key Practices
From Research. The Reading Teacher, 68(7), 560-571.
Snow, C. E. (2015). Rigor and Realism: Doing Educational Science in the Real World. Educational Researcher,
44(9), 460-466.
Swanson, E., Vaughn, S., Wanzek, J., Petscher, Y., Heckert, J., Cavanaugh,& Tackett, K. C. (2011). A synthesis of
read-aloud interventions onearly reading outcomes among preschool through third graders atrisk for
reading difficulties. Journal of Learning Disabilities, 44, 258–275.
Tricot, A. (2017). Optimiser les situations d'apprentissage : quelques enseignements de la recherche. Séminaire
scientifique ICE AuRA, 11 octobre 2017.
Tricot, A., Plégat-Soutjis, F., Camps, J. F., Amiel, A., Lutz, G., & Morcillo, A. (2003, April). Utilité, utilisabilité,
acceptabilité: interpréter les relations entre trois dimensions de l'évaluation des EIAH. In Environnements
Informatiques pour l'Apprentissage Humain 2003 (pp. 391-402). ATIEF; INRP.
Tyack, D. B. & Cuban, L. (1995). Tinkering toward utopia. Harvard University Press.
Vygotski, L. S. (1934/1985). Pensée et langage, trad. F. Sève, Éditions sociales, Paris.
Zucker, T. A., Cabell, S. Q., Justice, L. M., Pentimonti, J. M., & Kaderavek, J. N. (2013).The role of frequent,
interactive prekindergarten shared reading in the longitudinal development of language and literacy skills.
Developmental Psychology, 49,1425–1439.
16