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Traduction commentée d’un texte
de ’Abū ‘Ali al-Muḥassin al-Tanūḫī
Traduit de l’arabe par Damien Labadie
L’écrivain arabe al-Tanūḫ ī vécut au Xe siècle de notre ère. Il fut notamment secrétaire (kātib) au sein de l’administration bouyide de Baghdad. Ses œuvres mettent
très souvent en scène des personnages sauvés par l’action d’une faveur divine (karāma), comme pour ce soufi dont le récit est traduit ci-dessous. Le texte est extrait du
خبـار ا ـلمـذاكـرة
لمحـاضـرة وا ـ
ـنشـوار ا ـ ـ, publié en 2004 aux éditions لعلميـة
لكتـب ا ـ ـ ـ ـ
دار ا ـ ـ
(tome II, p. 42).
⁂
لُ ْق َم ٌة بِلُ ْق َم ٍة
: َقا َل، ُغلَا ُم ٱ ْبنِ ُد َر ْي ٍد، ٱلْ ِب ْس َط ِام ُّي2َح َّد َث ِني أَ ُبو َب ْك ٍر
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.اب َع ْن َها َغ ْي َب ًة ُم ْنق َِط َع ًة
َ كَا َن لِٱ ْم َرأَ ٍة ٱ ْب ٌن َغ
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1.
2.
Je signalerai les cas où la vocalisation ou la ponctuation que j’adopte diffèrent du texte de l’édition
mentionnée ci-dessus.
َبــــ ْكــــ ٍرest le complément du nom de أَ ُبــــوet ne constitue pas le premier terme d’une annexion avec
ٱ ْلـ ِبـ ْسـ َطـا ِمـ ُّي, d’où la nunation. En ce qui concerne la vocalisation de l’alif de l’article (ou bien d’un alif
prosthétique) à la suite d’un mot affecté d’une nunation, les grammaires semblent muettes.
Cependant, d’après W. M. Thackston, la nunation est affectée elle-même d’une voyelle de liaison
(i) si le mot suivant débute par un alif prosthétique ou l’alif de l’article. W. M. Thackston note la
voyelle de liaison en exposant, de la façon suivante : « lī waladuni smuhu mūsā. I have a child
whose name is Musa ». Pour l’exemple cité, voir W. M. THACKSTON, An Introduction to Koranic
and Classical Arabic, Bethesda, 2000, p. 54, § 21.3.
3.
Exemple analysé par THACKSTON, Introduction, p 11, § 6 : « li-mra’atin : to/for a woman ».
4.
J’ai jugé bon de ne pas reproduire la ponctuation de cette phrase telle qu’elle est éditée. En effet,
l’éditeur a placé une virgule entre لِٱ ْم ـ ـ َرأَ ٍةet ٱ ْب ـ ـ ٌنalors que le sens ne le commande pas. Plus loin, la
présence d’une virgule entre le sujet ٱ ْبـ ٌنet son verbe َاب
َ غـpeut même compromettre le sens. Enfin,
la virgule entre le groupe verbal et son maf ’ūl muṭlaq َغ ـ ْي ـ َب ـ ًة ُم ـ ْن ـ َق ـ ِط ـ َع ـ ًةest injustifiée du point de vue
syntaxique. L’usage de la ponctuation, bien qu’il semble cohérent dans le reste du texte, est
manifestement fautif dans cette phrase-ci.
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Damien Labadie - http://damienlabadie.blogspot.com/
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َفـ َجـ َلـ َسـ ْت َتـأْ ُكـ ُل َيـ ْومـاً َ ،فـ ِحـيـ َن َقـ َطـ َعـ ْت لُـ ْقـ َمـ ًة َ ،وأَ ْهـ َو ْت 5بِـهـاَ إِ َلـىِ 6فـ ـيهـاَ َ 7تـ َصـدَّقَ ِمـ ْنـهـاَ
ف بِـٱلْـ َبـ ِ
اب َ ،فـٱ ْمـ َتـ َنـ َعـ ْت ِمـ ْن أَ ْكـلِ ٱ ـللُّـ ْقـ َمـ ِة َ ،حـ َمـ َلـ ْتـهـاَ َمـ َع َتـ َمـا ِم ٱلـ َّر ِغـيـ ِف َ ،فـ َتـ َصـ َّد َقـ ْت
َسـائِـ ٌل َو َقـ َ
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بِ َها َ ،و َب ِق َيت َجائ َع ًة.
َوكـَانـ َْت َشـ ِديـ َد َة ٱلْـ َحـ َذ ِر َعـ َلـى ٱ ْبـ ِنـهـاَ َ ,وٱلـ ُّد َعـا ِء بِـ َر ِّد ِه َ ،فـ َمـا َمـ َضـ ْت إِ َّلا لَـ َيـ ٍال َيـ ِسـيـ َر ٌة َعـ َلـى
ٰه َذا ٱلْ َح ِد ِ
يث َ ،ح َّتى َق ِد َم ٱ ْب ُنهاَ َ ،فأَخْ َب َر بِشَ دَائِ َد َم َّر ْت بِ ِه َع ِظي َم ٍة.
َو َقـا َل :أَ ْعـ َظـ ُم َشـ ْي ٍء َمـ َّر َعـ َلـى َرأْ ِسـي ،أَنـِّي ِفـي َو ْقـ ِت َكـ َذا ، 9أَ ْسـلُـكُ أَ َجـ َمـ ًة ِفـي ٱلْـ َبـ َلـ ِد
ض َعـ َلـ َّي ِمـ ْن ِحـ َمـا ٍر كُـ ْنـ ُت َفـ ْو َقـ ُه َ ،فـ َغـا َر ٱلْـ ِحـ َمـا ُر َفـ َتـ َشـ َّبـ َكـ ْت
ٱ ْلـ ُفـلَانِـ ِّي ،إِ ْذ َخـ َر َج أََ 10سـ ٌد َ ،فـ َقـ َبـ َ
لسـ ْبـ ِع ِفـي ُمـ َرقَّـ َعـ ٍة كـَانـ َْت َعـ َلـ َّي َ ،فـ َمـا َو َصـ َلـ ْت إِ َلـ َّي َ ،و َذ َهـ َب َعـ ْقـلـ ِي َ ،و َجـ َّرنِـي
َمـ َخـالِـ ُب ٱ ـ َّ
وأَ ْد َخ َل ِني ٱ ْلا َٔ َج َم َة.
ض ٱلْـ َو ْجـ ِه
َفـ َمـا ُهـ َو إِ َّلا أَ ْن َبـ َر َك َعـ َلـ َّي لِـ َيـ ْفـ ِر َسـ ِنـي َ ،حـ َّتـى َرأَ ْيـ ُت َر ُجـلا ً َعـ ِظـيـ َم ٱلْـ َخـ ْلـقِ أَ ْبـ َيـ َ
َوٱلثِّــ َيـ ِ
ض َ ،و َقـا َل :
اب َ ،و َقـ ْد َجـ َاء َحـ َّتـى َقـ َبـ َ
ض َعـ َلـى َقـ َفـا ٱ ْلا َٔ َسـ ِد َ ،و َشـالَـ ُه َحـ َّتـى َخـ َبـ َط بِـ ِه ٱ ْلا َٔ ْر َ
قُ ْم َيا َك ْل ُب ،لُ ْق َم ٌة بِلُ ْق َم ٍة.
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لي َ ،و َط َل ْب ُت ٱل َّر ُج َل َ ،ف َل ْم أَ ِج ْد ُه.
َاب إِلَ َّي َع ْق ِ
َفقَا َم َّ
ٱلس ْب ُع ُم َه ْروِلا ً َ ،وث َ
َو َجـ َلـ ْسـ ُت َسـا َعـ ٍ
ات ،إِ َلـى أَ ْن َعـا َد ْت إِ َلـ َّي قُـ َّوتِـي .ثُـ َّم نَـ َظـ ْر ُت إِلَـى نَـ ْفـ ِسـي َ ،فـ َلـ ْم أَ ِجـ ْد
َبـأْسـاً َ ،فـ َمـ َشـ ْيـ ُت َ ،فـ َلـ ِحـ ْقـ ُت ٱلْـقـَا ِفـ َلـ َة َ ،وأَ ْخـ َبـ ْرتُـ ُهـ ْم َفـ َعـ ِجـ ُبـوا ِمـ ْن ِخـلَا ِصـي َ ،ولَـ ْم أَ ْد ِرَ 12مـا َمـ ْعـ َنـى
لُ ْق َم ٍة بِلُ ْق َم ٍة.
َ à la forme IV, acc. fém. sing.ه َوى Verbe
.إِلَى . Il convient de la corriger enإلي L’édition présente la forme
La présence d’un point à cet endroit précis de l’édition du texte est problématique. En effet, la
َ dépend de la proposition principaleفـ ـ ِحـ ـيـ ـ َن proposition subordonnée circonstancielle débutant par
ص ـدَّقَ articulée autour du verbe
َ . La proposition indépendante et la proposition subordonnée sontت ـ َ
ainsi séparées par un point, ce qui constitue indubitablement une grave erreur de ponctuation. J’ai
décidé par conséquent de supprimer le point dans mon texte vocalisé.
َ .ب ِق َيت Cas direct car en position d’attribut du verbe
َسـ َنـ َة َ se construit comme le deuxième membre d’une annexion : « as inكـ َذا E. W. Lane indique que
– ِ In such a year. » Voir E. W. LANE, An Arabic-English Lexicon, New Delhiفـ ـي َسـ ـ َنـ ـ ِة َكـ ـ َذا َ andكـ ـ َذا
Chennai, 2003, III, p. 948.
ِ ; en effet, la présence d’une virgule entre l’objet indirectف ـي etٱل ـ َّس ـ ْب ـ ُع J’ai supprimé la virgule entre
َ paraît absolument incongrue.ف َتشَ َّب َك ْت ُ et le verbeم َرقَّ َع ٍة
َ .ه ْر َو َل Participe actif du verbe quadrilitère
َ à l’inacc. apocopé.د َرى Verbe
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، َفـ َنـ َظـ َر ِت ٱلْـ َمـ ْرأَ ُة إِلَـى ٱلْـ َو ْقـ ِت َفـ ِٕا َذا ُهـ َو ٱلْـ َو ْقـ ُت ٱلَّـ ِذي أَ ْخـ َر َجـ ِت ٱ ـللُّـ ْقـ َمـ َة ِمـ ْن ِفـ ـ َيهـا
.َف َت َص َّد َق ْت بِ َها
.َفأَخْ َب َر ْت ُه ٱلْ َخ َب َر
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Bouchée pour bouchée13
Abū Bakr al-Bistāmī, le serviteur d’Ibn Durayd14, me raconta l’histoire suivante. Une
femme avait un fils qu’une longue absence avait séparé d’elle. Un jour, tandis qu’elle
était assise en train de manger, au moment où elle se servait d’une bouchée et la portait à ses lèvres15, un mendiant vint se tenir au seuil de sa porte pour demander
l’aumône. Elle s’abstint d’avaler le morceau, l’emporta avec tout le pain, en fit
l’aumône et elle resta sur sa faim.
La crainte que quelque chose n’arrivât à son fils la tenaillait et elle implorait Dieu
pour son retour. Peu de nuits s’écoulèrent depuis la venue du mendiant16 lorsque son
fils revint. Il lui raconta alors toutes les grandes épreuves qu’il avait traversées.
Il commença ainsi : « Une chose des plus incroyables17 qui me tomba sur la tête fut la
suivante : je cheminais à un certain moment à travers un bosquet dans je ne sais plus
quel pays18 lorsque soudain surgit un lion qui me fit choir de l’âne sur lequel j’étais
monté. Alors que ce dernier détalait, les griffes du fauve s’empêtrèrent dans le manteau19 que je portais mais ne m’atteignirent pas. Je perdis la raison et le lion me traîna
13.
J’ai tenté de rendre l’expression لُــــ ْقــــ َمــــ ٌة بِــــلُــــ ْقــــ َمــــ ٍة, d’après le texte, par « bouchée pour bouchée »,
signifiant un rapport d’équivalence (une bouchée pour une autre, une bouchée en échange d’une
autre).
14.
Le personnage est ici désigné sous son seul patronyme (nasab), qui tient lieu de nom à part
entière ; c’est la raison pour laquelle je ne l’ai pas traduit. Ibn Durayd signifie en effet « fils de
l’édenté ».
15.
Littéralement « à sa bouche » ; la présence du mot « bouche » à la suite de « bouchée » aurait
semblé répétitif.
16.
Littéralement « événement » (ث
ٌ ; ) َحـــــــــ ِديـــــــــce terme est cependant ambigu. Fait-il référence à la
disparition du fils ou à l’épisode du mendiant ? Je pense qu’il s’agit plutôt de la venue du
mendiant. En tout cas, j’ai préféré utiliser une expression plus précise en français que le simple
terme de يث
ٌ َح ِدutilisé dans le texte arabe.
17.
L’adjectif élatif suivi d’un nom indéterminé a ici la valeur d’un superlatif vague ; voir
R. BLACHÈRE et M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, Grammaire de l’arabe classique, Paris, 1975,
p. 395-396, § 366.
18.
Littéralement « dans le pays quelconque ».
19.
LANE, Lexicon, III, p. 1138 définit ُمـــ َرقَّـــ َعـــ ٌةcomme « a certain garment worn by the devout Ṣoofees ».
Dès la mort de celui qui le portait, on y adjoignait un nouveau morceau d’étoffe ( ) ُر ْقــــ َعــــ ٌةet il était
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et me fit pénétrer dans son repaire20. Il ne se coucha21 sur moi que pour pouvoir
mieux me déchiqueter, jusqu’au moment où je vis un homme d’une corpulence extraordinaire, dont le visage et les vêtements étaient d’une seule et même couleur blanche.
Il s’approcha jusqu’à saisir le lion par le cou et le soulever afin de le jeter violemment
à terre. Il lui dit alors : “Lève-toi chien ! Bouchée pour bouchée !” Le lion se releva à
la hâte et la raison me revint alors22. Je cherchai l’homme mais je ne le trouvai pas.
Je restai assis des heures durant, en attendant que la force me revînt. Je m’examinai
ensuite et je me vis indemne. Je me mis alors en marche, je rejoignis la caravane et je
leur racontai ce qui m’était arrivé. Ils furent saisis d’étonnement au récit de ma
délivrance. Je n’ai jamais su ce que pouvait bien signifier “bouchée pour bouchée.” »
La femme considéra alors le moment de la délivrance de son fils23 et c’était justement
le moment où elle avait extrait le morceau de sa bouche et en avait fait un don charitable. Et elle raconta tout cela à son fils.
ensuite transmis à un disciple digne d’en hériter. Si bien que, selon l’expression de E. W. Lane,
« the more it is patched, the more it is esteemed ».
20.
21.
Le même mot ( )أَ َجـ ـ َمـ ـ ٌةest utilisé pour désigner, dans ma traduction, « fourré » et « antre ». Voir à
ce propos LANE, Arabic Lexicon, I, p. 26. Les sens de « fourré », « bois (dense) » et « repaire »,
« antre (d’un lion) » sont en effet recensés par le lexicographe. Il m’a semblé judicieux de voir,
dans le texte, le mot أَ َجــــ َمــــ ًةutilisé dans ces deux acceptions. Pour la seconde occurrence, le doute
n’est pas permis. En revanche, pour la première, il est possible d’hésiter même s’il paraît
improbable que le jeune homme ait cheminé sur son âne dans le repaire de la bête ()أَ ْسلُكُ أَ َج َم ًة.
En ce qui concerne le verbe « se coucher », voir LANE, Arabic Lexicon, I, p. 193 : « And َب ـ َر َكis also
said of a lion, and of a man. »
22.
L’adverbe « alors », absent du texte arabe, me semble utile pour bien signaler le passage de la
troisième personne du singulier à la première personne du singulier, marquant une rupture dans
le récit des événements.
23.
Il est sous-entendu dans le texte que le « temps » ou « moment » évoqué est celui de la délivrance
de son fils, même s’il n’est pas formellement mentionné dans le texte. J’ai préféré encore une fois
suppléer au texte arabe.
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