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Entretien : Patrick Rayou

2008, Recherche & formation

Recherche et formation 58 | 2008 Pour conjuguer les intérêts professionnels Entretien : Patrick Rayou Patrick Rayou et Valérie Legros Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/721 DOI : 10.4000/rechercheformation.721 ISSN : 1968-3936 Éditeur ENS Éditions Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2008 Pagination : 57-69 ISBN : 978-2-7342-1130-3 ISSN : 0988-1824 Référence électronique Patrick Rayou et Valérie Legros, « Entretien : Patrick Rayou », Recherche et formation [En ligne], 58 | 2008, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 08 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ rechercheformation/721 ; DOI : 10.4000/rechercheformation.721 © Tous droits réservés ENTRETIEN de Patrick RAYOU* par Valérie LEGROS** Valérie Legros – Les IUFM sont des lieux hybrides dans le système cloisonné de l’Éducation nationale. On y croise : 1. des formateurs de terrain du premier et du second degrés qui travaillent à partir de leurs savoirs pratiques et praxiques (1) ; 2. des formateurs du second degré dont beaucoup se sont formés et spécialisés en didactiques des disciplines et qui exercent en formation des enseignants du premier degré et/ou du second degré, et enfin 3. des enseignants-chercheurs dont les savoirs théoriques, savoirs issus de la recherche, doivent trouver à s’exposer à côté des savoirs pratiques de leurs collègues. On trouve aussi évidemment dans les IUFM des étudiants et surtout des stagiaires en formation initiale ou en formation continue. Dans ce contexte, et en fonction de ta récente expérience en IUFM (2), penses-tu que la mise en œuvre d’espaces d’intéressement en IUFM est possible ? Patrick Rayou – Je ne sais pas si l’IUFM dans son ensemble peut constituer un espace d’intéressement. Et finalement, peut-être que la notion d’espace d’intéressement est incompatible avec l’idée d’une institution globale qui voudrait développer un intéressement pour tout le monde. Je crois que d’ailleurs, la découverte en a été faite quand les IUFM ont été institués, quand on a voulu, de manière très volontariste et noble en soi, faire, par exemple, de la formation générale et commune : commune premier et second degrés, et générale dans la mesure où elle était inter- voire transdisciplinaire. Un des constats les plus marquants de l’évaluation menée par le Comité national d’évaluation, dix ans après la création des IUFM, a été celui de la faible part de cette formation générale et commune, voire de sa régression ou de sa * - Patrick Rayou, université Paris VIII (équipe ESCOL). ** - Valérie Legros, IUFM du Limousin ; université de Limoges (GRESCO, PPF Interactions didactiques et Langages). 1 - Voir la typologie des savoirs de Jean-Marie Van der Maren, Méthodes de recherche pour l’éducation, Bruxelles : De Boeck Université, 1995. 2 - Jusqu’en juillet 2007, Patrick Rayou était formateur à l’IUFM de l’académie de Créteil. Il y était en charge de la formation de formateurs. Pages 57-69 RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 57 Entretien disparition dans les plans de formation où elle existait déjà. Je crois qu’on a là un exemple de la difficulté à mettre en place des dispositifs fédérateurs pour tous les publics. Ça ne veut pas dire que l’intéressement est impossible, mais sans doute qu’il faut prendre d’autres voies et qu’il faut plutôt viser la mise en place de sous-espaces d’intéressement qui prennent en compte les spécificités et les objectifs des personnes, leurs connaissances, leurs manques, etc. V. L. – Comment définirais-tu ces espaces d’intéressement ? 58 P. R. – Il ne suffit pas de décréter qu’on va former des gens pour qu’on les forme. Je crois qu’on peut s’appuyer là sur ce que nous apprennent des théories comme celle de la sociologie de la réception qui s’intéresse à la façon dont sont reçus en général les messages envoyés par une institution. Il ne suffit pas de les envoyer pour qu’ils soient reçus. On sait aussi que quand on les envoie, ils sont souvent reçus de manière différente. Dominique Pasquier (3) a bien montré, à partir d’un tel point de vue, qu’Hélène et les garçons a été reçu, non pas par les 18-20 ans auxquels le programme s’adressait, mais par des collégiens qui en ont fait une utilisation différente de celle imaginée par les concepteurs. On peut appliquer ce modèle à la littérature, aux œuvres, mais aussi aux savoirs de la formation. Les gens reçoivent toujours la formation à partir d’un point de vue qui est le leur, et à partir d’un moment, ça n’appartient plus aux formateurs ni à l’institution. Je crois qu’il faut faire avec cette donnée : dès qu’on met en circulation des savoirs, ils peuvent être mobilisés ou non mobilisés, ce qui est aussi une possibilité. On voit bien que dans les classes, les élèves ne mobilisent pas une partie importante des savoirs qui leur sont destinés. On ne voit pas pourquoi ce schéma ne s’appliquerait pas aux stagiaires, voire aux enseignants ou aux formateurs quand ils sont eux-mêmes en formation. Il faut agir avec modestie. Il y a une autre voie qui me semble complémentaire à celle-ci et qui est celle que l’on peut emprunter à Michel Callon et Bruno Latour en sociologie de la science et notamment des laboratoires. Ils utilisent la métaphore de la circulation des savoirs. Ces idées ont été reprises par Jean-Louis Martinand, lors d’un entretien dans un numéro précédent (4) ; il y développe les notions de circulation et de reproblématisation. Certaines de ces idées me paraissent tout à fait pertinentes : d’abord les savoirs circulent ou ne circulent pas ; ensuite il y a des conditions de circulation ou de blocage ; et enfin, en circulant, les savoirs se transforment. Non seulement certains canaux sont ouverts ou fermés aux savoirs, mais, de plus, en circulant, ceux-ci se modifient eux3 - Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris : Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1999. 4 - Entretien d’Évelyne Burguière avec Jean-Louis Martinand, Recherche et formation, 2002, n° 40, p. 87-94. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien mêmes, et c’est ça qui est assez compliqué à penser. On a donc à la fois l’idée d’une mobilité, d’une mobilisation effective ou non, et en plus la possibilité pour ces savoirs de se transformer. V. L. – Justement ce qui m’intéresse ce sont les conditions de la circulation. Les espaces d’intéressement peuvent peut-être permettre de mettre en place des conditions pour la circulation des savoirs. Toutefois, il me semble que s’il n’y a pas de cadre établi un peu institutionnalisé, il y a un risque, celui que les savoirs, non pas circulent, mais se dispersent et que personne ne les réceptionne, qu’il n’y ait pas de réception. Ce risque est de mon point de vue perceptible à la lecture du numéro d’Éducation et Sociétés que tu avais coordonné sur « À quoi sert la sociologie de l’éducation ? ». Notamment la lecture de l’article de François Dubet (5) sur la circulation des savoirs sociologiques dans la société, pouvait introduire cette idée d’une évaporation des savoirs. P. R. – Oui, il y a un risque d’évaporation. Mais il y a aussi un risque de dénaturation des savoirs. Bernard Rey (6) a analysé, par exemple, la manière dont s’est diffusée la notion d’obstacle sociocognitif. Chez Piaget, cela désigne un cas très particulier d’obstacle qui concerne des enfants non conservants : confrontés à des enfants qui sont passés au stade de la conservation, et dans la dynamique créée, ils vont gagner du temps pour construire eux-mêmes cette conservation. C’est donc une situation extrêmement délimitée mais la notion s’est diffusée dans la vulgate de formation. Alors est-ce que c’est une dénaturation ? Ça peut l’être. Mais la question importante est : est-ce que c’est pertinent en formation ? Le problème n’est pas tellement un problème de trahison parce qu’on peut imaginer qu’il peut y avoir de bonnes trahisons. Mais il est de savoir si c’est pertinent et si on est capable de reproblématiser ces savoirs, dans des termes tels que cela devienne des savoirs efficaces pour les enseignants et pour la formation, évidemment. Pour prendre un autre exemple : savoir que la reproduction sociale existe est une connaissance sociologique très robuste. La transmettre telle quelle, est-ce que ça arme pour faire cours dans les milieux défavorisés ? La réponse est : non, pas nécessairement, voire cela peut décourager. On est là dans ces situations assez compliquées où les savoirs savants issus de la sphère de la recherche ne suffisent pas et ont besoin d’être transformés pour outiller une réflexion et une pratique. Je crois donc que quand tu poses la question des conditions de la circulation, la pertinence ou l’efficacité des savoirs est un critère à prendre en compte. Mais il y en a d’autres. 5 - « Pourquoi ne croit-on pas les sociologues », Éducation et Sociétés, 2002, n° 9, p. 13-25. 6 - « Diffusion des savoirs et textualité », Recherche et formation, 2002, n° 40, p. 43-57. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 59 Entretien 60 L’un d’eux concerne les questions de statuts et de conceptions de la formation. Prenons l’exemple de la formation initiale des professeurs-stagiaires, je vais surtout parler du second degré, car c’est sans doute moins valable dans le premier degré. Lorsqu’on s’adresse à des stagiaires, on ne prend pas souvent en compte le fait qu’il peut y avoir un malentendu sur la nature de la formation. Les stagiaires du second degré sont formés de manière encore très académique et très disciplinaire pour obtenir la partie théorique du concours. Ils pensent qu’une fois qu’ils ont validé cette épreuve encore très sélective, ils sont quittes avec l’institution parce qu’ils ont fait leurs preuves du côté des exigences théoriques. Or, en deuxième année, on leur dit qu’on va continuer à les former, les former comme professionnels. Mais eux pensent qu’être professionnel, c’est maîtriser la discipline, en tout cas dans le second degré. Donc là, il faut commencer par lever ce malentendu, faire admettre aux stagiaires qu’ils ont une identité professionnelle nouvelle à construire, mais aussi faire admettre cette évolution nécessaire aux formateurs. La circulation ne pourra se faire que dans ces conditions. Cette dimension qui s’intéresse effectivement aux conditions identitaires, sociales et psychologiques de la réception et pas seulement aux conditions intellectuelles est fondamentale. Très souvent, les stagiaires disent qu’ils se sentent infantilisés. Dans les endroits difficiles comme les académies de Versailles, de Créteil ou de Lille, ils se plaignent d’un double jeu de dupes : 1. ils croyaient avoir acquis le bagage pour enseigner, et 2. ils sont placés sur des terrains exposés que désertent les plus anciens, et qui seront quand même les lieux où ils seront évalués. Tous ces éléments ne sont pas suffisamment pris en compte quand on s’interroge sur la manière de faire circuler les savoirs jusqu’à eux. Si on veut qu’ils les mobilisent, il faut s’adresser non pas à une image d’eux-mêmes mais prendre en compte l’état dans lequel ils se trouvent, dans cette situation particulière qu’est l’année de formation professionnelle. Je reviens à ce que je disais au départ : une institution ne peut pas faire la même formation générale et commune pour tout le monde au même moment. Parmi les stagiaires, il y a aussi ceux qui arrivent en formation avec une expérience acquise dans d’autres fonctions professionnelles, souvent en dehors de l’Éducation nationale. Alors évidemment, on ne peut pas faire une formation par personne, mais je crois qu’il faudrait regarder effectivement vers des formations plus individualisées, des formations qui tiennent compte des acquis des personnes, des compétences déjà possédées. Sur la question des statuts, je suis toujours très frappé en lisant les rapports d’évaluation du CNE et aussi en faisant des entretiens avec des stagiaires, de voir combien la question de l’infantilisation est récurrente et constitue même une récrimination extrêmement forte. C’est d’autant plus surprenant que les formateurs n’ont pas l’impression d’infantiliser les stagiaires. Je crois qu’il faut y lire autre chose. On voit bien d’ailleurs que souvent cela nourrit l’opposition, évidemment fausse mais très cultivée, entre la formation théorique et la formation pratique, entre le centre IUFM et le RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien terrain. Il me semble que c’est plutôt une manière d’exprimer une coupure institutionnelle entre des gens qui occupent une position de surplomb, en tout cas qui sont vécus comme tels et qui sont souvent les formateurs, des gens qui sont dominés et qui sont plutôt des stagiaires, et entre les deux des gens qui sont en revanche des appuis et qui sont les conseillers pédagogiques, les tuteurs, les maîtres-formateurs. Les stagiaires pensent que ces formateurs de proximité sont fiables parce qu’on peut voir ce qu’ils font. J’ai souvent vu des sortes d’alliances qui se font sur le terrain, entre ces personnes et les stagiaires qui les reconnaissent comme les vrais formateurs, contre les PIUFM (7) et éventuellement les chercheurs. Il y a là vraiment une recherche de compagnonnage. De plus, ces gens, souvent recrutés au dernier moment, en fonction des besoins, ne se vivent pas eux-mêmes comme des formateurs. Ils aident souvent les stagiaires à développer des cultures d’opposition. Ils disent aux stagiaires : « N’écoutez pas les discours que l’on vous fait à l’IUFM, les vrais savoirs sont ceux que l’on découvre et que l’on met en œuvre ici ». La conséquence de tout cela, c’est que le tuyau de la circulation est coupé, par une double délégitimation : d’abord le caractère statutaire surplombant de l’IUFM par rapport aux stagiaires, ensuite le caractère de l’inutilité supposée des savoirs. Il n’y a donc aucune chance pour que ça marche. V. L. – Il y a là un malentendu et une ambivalence par rapport à la conception de la formation. Les formateurs du site ont tendance à penser que la formation professionnelle doit les former pour l’avenir, alors que les stagiaires sont dans une attente quotidienne, au jour le jour, autrement dit : « Comment je fais ma classe demain ? ». Et pour répondre à ces questions-là, ils devinent que les personnes à qui ils doivent s’adresser, ce sont les formateurs de terrain, pas les formateurs de l’IUFM qui risquent de les renvoyer à des réponses plus lointaines. P. R. – Complètement. On est bien là dans la notion d’intéressement. Quand les stagiaires sont dans l’urgence, ils ne peuvent pas s’intéresser à des détours réflexifs qui les mènent à voir ce que sera leur carrière dans cinq ans. Ils veulent savoir ce qu’ils doivent faire demain matin, et l’IUFM a effectivement à traiter ce genre de demandes. D’où la nécessité de revenir sur la durée de la formation. Désormais conçue sur sept ans elle permettra de mieux hiérarchiser dans le temps les savoirs dont on pense qu’ils relèvent plutôt du kit de survie à donner tout de suite et ceux qui construisent plus fondamentalement la professionnalité. Les formateurs le feront d’autant mieux qu’ils sauront que les stagiaires pourront faire un pas de côté, plus tard dans la formation et qu’ils exerceront leur réflexivité. Aujourd’hui, ce n’est pas possible parce que tout se fait pendant la deuxième année, et je crois que c’est un des 7 - Professeurs d’IUFM : professeurs officiant sur le/les site/s de l’IUFM. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 61 Entretien 62 problèmes fondamentaux pour l’espace de circulation et d’intéressement. Avec le nouveau cahier des charges pour la formation, on peut imaginer qu’un réel continuum se mette en place et que la formation se fasse sur sept ans : L1, L2, L3 avec des unités de préprofessionnalisation, l’année de recrutement, l’année de formation et deux années d’accompagnement des néotitulaires. Dans ces conditions, l’espace d’intéressement peut devenir aussi un temps d’intéressement. On pourrait dessiner des temporalités de formation en fonction de ce que les gens ont déjà fait, et ne pas regarder que cette deuxième année, « impossible » comme dit Perrenoud, où toute la formation est condensée. On peut aussi penser que les sciences de l’éducation n’ont pas produit assez de savoirs d’action, n’ont pas fait assez ce travail de rapprochement entre des modèles théoriques et ce qu’on peut mobiliser dans la classe. Toutefois, même dans les cas où ça existe, il n’y a pas forcément diffusion. Je crois que ça ne vient pas de la nature des savoirs eux-mêmes, qui seraient trop étrangers ou hétérogènes à l’activité, mais plutôt d’aspects organisationnels, de l’ordre de l’urgence. Quand on arrive dans une ZEP, on ne peut pas se projeter plus loin que la fin de la semaine, ou la fin de l’année. Du coup, les formateurs qui donnent des recettes deviennent plus crédibles. Cela finit par devenir « le » savoir professionnel pour les jeunes enseignants, alors que ce n’est qu’une partie des savoirs professionnels. Ce sont d’ailleurs des savoirs fragiles puisque par définition les recettes : 1. s’exportent difficilement car ce qui marche avec l’un ne marche pas forcément avec l’autre, et 2. elles sont liées aux situations, parce que ce qui marche dans une situation ne marche pas nécessairement dans une autre. Les stagiaires ont tendance à se précipiter vers ces solutions, mais en même temps, ils ne sont pas dupes. Ils reconnaissent bien volontiers que ce ne sont pas des savoirs solides, que ce sont des savoirs qui peuvent marcher, ou pas, et qu’ils doivent adapter. Ils ne savent jamais se situer entre le style personnel et le genre professionnel. Cette distinction d’Yves Clot (8) me semble assez intéressante pour montrer que les savoirs qui circulent peuvent plutôt s’adresser à ce que la personne peut incorporer dans des gestes qui vont être immédiatement efficaces. Mais ces savoirs peuvent aussi être incorporés sur la plus longue durée pour constituer un genre professionnel où cette fois, il ne suffit pas seulement d’agir dans l’urgence devant les élèves mais de travailler avec d’autres, de se hisser au niveau de la conception et de la compréhension de l’établissement, de son environnement, des partenariats, des projets à long terme, etc. Et ce n’est pas la formation dite de terrain qui peut préparer à ça. V. L. – Mais pour parvenir à ça, il faut du temps. Ce n’est pas dans les premiers mois de la formation que cela va se faire. 8 - Voir, La fonction psychologique du travail, Paris : PUF, 2002. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien P. R. – Complètement. On en revient peut-être à ta question initiale. On pourrait imaginer qu’il y a plusieurs sous-circuits d’intéressement. Mais le danger serait que les formateurs de terrain soient coupés des autres. S’ils apportent des savoirs qui intéressent momentanément les stagiaires ils peuvent aussi se couper totalement des autres formateurs. On a du mal à construire une complémentarité. V. L. – Et peut-être, on retrouve ici l’idée de circulation entre les formateurs, entre les différents types de formateurs. P. R. – En effet. Il y a circulation entre les différents types de formateurs, entre les différents lieux de formation et entre les différentes temporalités de formation. Parce que, dans les faits, les circuits de formation sont faits par des espaces, par des temporalités, par des passeurs qui ne sont pas exactement les mêmes. V. L. – Est-ce que tu peux développer cette notion de « passeur » ? P. R. – Je crois qu’il y a des types de passeurs différents. D’une enquête menée à Créteil, il ressortait un paradoxe : 1. les stagiaires interviewés disaient que les « vrais » formateurs étaient les conseillers pédagogiques ; 2. les conseillers pédagogiques interrogés, eux, ne se reconnaissaient pas comme de vrais formateurs. Ce chassé-croisé doit amener à définir ce qu’est un formateur, ce qu’est un passeur, et un passeur entre quoi et quoi. La modalité majeure de formation qui a été retenue en France et dans une grande partie du monde, c’est l’alternance : alternance entre des situations dans lesquelles on est en train de faire et des situations dans lesquelles on est plutôt en train de réfléchir sur ce que l’on vient de faire. C’est un beau concept. Mais des points restent à approfondir : quels sont les temps de l’alternance ? Quels sont les lieux de l’alternance ? Quels sont les passeurs de l’alternance ? On suppose que c’est le stagiaire qui va faire lui-même les liens, ce qui est absurde. Très rares sont les personnes qui peuvent d’emblée réaliser cette alternance : agir, prendre du recul et modifier ses pratiques. Précisément, je crois que l’on n’y parvient que quand on a intériorisé le regard des autres sur soi, c’est-à-dire qu’on en arrive à se voir soi-même comme les autres nous verraient. Alors on finit par intérioriser un regard professionnel sur soi. Mais cela demande du temps : je me vois, je regarde mes gestes parce que d’autres les ont déjà regardés et critiqués. Ces personnes ont été des sortes de passeurs entre l’individu et lui-même, elles ont été des médiateurs. Dans le cadre de la formation des néotitulaires à Créteil, une modalité expérimentale de formation était l’observation. Ils pouvaient choisir d’observer des experts, mais cette solution est souvent contreproductive car ils reviennent démoralisés, se sentant incapables de mettre en œuvre ces pratiques. Donc, nous leur proposions RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 63 Entretien aussi un dispositif de co-observation entre néotitulaires d’un même établissement. Ils en choisissaient les modalités : la même discipline ou une autre, avec leurs propres élèves ou avec d’autres. Ensuite ils discutaient ensemble, et essayaient d’analyser ce qui s’était passé. Enfin, des professeurs de l’IUFM venaient reprendre avec eux ces questions dans leur établissement. Les formateurs se rapprochaient ainsi du terrain et venaient parler d’une séance qu’ils n’avaient pas vue. Dans cette expérience, il y a bien des savoirs qui sont en jeu, des « savoirs d’action » dirait Jean-Marie Barbier (9) des savoirs de la formation qui sont redéclinés, reproblématisés, réappropriés, et, de ce fait, admissibles par les intéressés. Les néotitulaires se sentent tous égaux, égaux par la contractualisation et la réciprocité. Ils sont médiateurs, passeurs les uns et les autres et acceptent la médiation des formateurs. Ce d’autant plus que, pour ces jeunes professeurs, l’hypothèque de la certification qui plombe les espaces d’intéressement a été levée avec la titularisation. V. L. – Pour aller dans ton sens, à l’IUFM de Limoges, lors de la mise en place des analyses de pratiques professionnelles des PLC2, nous avons insisté sur la nécessité que les animateurs des groupes d’analyses de pratiques soient obligatoirement d’autres personnes que celles qui vont les évaluer. Du coup, les stagiaires osent présenter davantage leurs difficultés devant les autres. 64 P. R. – C’est une condition des espaces d’intéressement. Je pense qu’on touche là aux trois dimensions de l’intéressement : la nature des savoirs, les statuts des personnes et les dispositifs. Si ces trois éléments ne sont pas pris en compte et un peu harmonisés, alors l’espace peut être fragmenté, soit parce que les savoirs peuvent n’être qu’indigènes, soit parce que les formateurs sont vécus comme surplombants, soit parce que ce n’est jamais ni le bon moment ni le bon endroit. Je crois qu’on a là les trois dimensions à prendre en compte pour que l’espace d’intéressement fonctionne. V. L. – D’après tout ce que tu viens de dire, on comprend combien il est difficile de mettre en place cette idée d’intéressement en formation initiale avec des PLC2 mais aussi avec des PE2. D’une part, il est difficile de trouver le bon moment par rapport à l’intéressement. D’autre part, il y a le problème de l’évaluation, de la certification qui apparaît complètement inhibiteur. Alors du coup, si c’est aléatoire en formation initiale, est-ce que cela peut fonctionner ailleurs, en formation continue, ou en formation de formateurs – formation dont tu as été responsable à l’IUFM de Créteil jusqu’à très récemment ? Dans les deux cas, les stagiaires semblent plus volontaires par rapport à la formation. 9 - Groupe « savoirs d’action » du CNAM, coordonné par J.-M. Barbier et O. Galatanu, Les savoirs d’action : une mise en mots des compétences ? Paris : L’Harmattan, 2004. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien P. R. – On peut imaginer que c’est plus facile. Je pense d’ailleurs que dans l’articulation entre recherche et formation, le cercle le plus favorable est évidemment, celui des formateurs. À Créteil, nous avons pour cela expérimenté les conférences de consensus, je crois qu’elles sont intéressantes en termes d’espace d’intéressement. V. L. – Peux-tu préciser comment vous les mettez en place ? P. R. – Les conférences de consensus viennent du monde de la médecine. Le principe est assez simple : des praticiens invitent des chercheurs spécialistes dans leur domaine et les interrogent sur telle molécule ou tel médicament, sur ses modalités d’administration, le type de patients, etc. Les questions de recherche des chercheurs et les questions de thérapeutique des médecins sont donc confrontées. Au fond, les chercheurs ont à reproblématiser dans des termes de praticiens, de médecins, leurs savoirs de laboratoire. Ces conférences de consensus (10) ont été reprises en éducation et en formation, mais avec prudence, car on a souvent du mal à admettre qu’on puisse parvenir à des consensus. On craint les répertoires de bonnes pratiques et on a raison. L’autre difficulté, c’est que, si en médecine on perçoit rapidement les effets d’un médicament, on voit moins bien si telle pédagogie a des effets plus ou moins bénéfiques en termes d’apprentissage ou de cursus sur un élève. On peut quand même trouver certains consensus : sur le panorama d’un problème, sur ce qui fait difficulté, sur les types de solutions qui peuvent exister, sur les thèses en débat, sur les avancées de la recherche, sur ce qui reste à éclairer, etc. La conférence de consensus va partir de là. Donc, sur une thématique éducative, à Créteil, on fait venir des spécialistes du champ, reconnus comme tels. Préalablement, nous déterminons un groupe, un « jury » qui comprend une douzaine de personnes en lien avec la formation : des formateurs, parfois des institutionnels, quelquefois des inspecteurs, IEN, IPR. Les thématiques des conférences sont toujours choisies en rapport avec des questions vives. La première année, nous avons choisi « la motivation des élèves » car c’était un des thèmes émergents du débat sur l’avenir de l’école. La deuxième année, l’analyse de pratiques a été choisie car cette modalité montait en puissance à l’IUFM. La troisième année, en liaison avec le Centre Alain Savary (INRP), elle était intitulée « Former à enseigner dans des écoles de la périphérie », elle faisait suite aux événements de novembre 2005 en banlieues et permettait de réfléchir sur l’enseignement en ZEP. La prochaine s’intitule « Former à enseigner à des élèves en situation de handicap » et essayera de réfléchir aux mises en œuvre de la loi de février 2005 qui demande d’accueillir tous les élèves. 10 - En France, la première conférence de consensus dans le domaine de l’éducation a été organisée en 2003 par Marie Duru-Bellat et Denis Meuret, dans le cadre du PIREF (Plan d’incitation à la recherche en éducation et en formation). RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 65 Entretien Pendant la première journée, les chercheurs invités exposent sur le thème retenu et travaillent à déconstruire la notion. Lors de cette première journée, le jury est présent, il pose des questions et essaye déjà d’amener les chercheurs à se déporter du côté de la formation, de ce qui peut être utile pour des formateurs. Il faut ajouter qu’on envoie aux chercheurs, un relevé des questions que se posent les formateurs sur le sujet avant la conférence. Le jury se réunit une deuxième journée et doit produire un texte de synthèse limité en longueur, supposé être compréhensible par des formateurs de base, mis en ligne sur le site de l’IUFM. Les conférences sont vidéoscopées et données à tous sur CD, maintenant elles sont consultables en ligne sur le site avec l’accord des conférenciers. Les formateurs peuvent s’en servir en formation en entier ou en morceaux. Au bout du compte, les espaces d’intéressement peuvent se manifester aussi de cette manière, dans cette tentative de construire la boucle : les savoirs les plus pointus, transmis par des spécialistes complémentaires entre eux et des praticiens, ici les formateurs. Si je reviens à ta question précédente, on voit que dans ce contexte de formation de formateurs, le jury est un passeur. Les membres du jury ont reçu une bibliographie des conférenciers, s’ils le veulent ils se sont spécialisés sur un aspect du problème. Donc, ils arrivent à la conférence relativement armés, et on suppose qu’on a créé de la connivence intellectuelle avec le jury. Ensuite, ils vont également pouvoir faire jouer leur connivence de formateurs avec les autres formateurs. 66 V. L. – Ce jury est un lieu, pour reprendre un mot que tu as utilisé, pour reproblématiser ces savoirs, pour s’approprier des savoirs qui risquent d’être trop théoriques et complètement déconnectés. Ils sont repris et traduits en fonction des besoins et des intérêts des formateurs à ce moment-là. P. R. – Tout à fait. Après la conférence de consensus, on incite très fortement les formateurs qui étaient dans le jury à constituer des groupes de réflexion avec d’autres formateurs dans l’année qui suit, mais aussi à mettre en place des actions en formation continue et en formation initiale. L’idée est qu’il puisse y avoir démultiplication, que ces formateurs deviennent des ambassadeurs sur la thématique, des passeurs. V. L. – Est-ce que tous les types de formateurs sont concernés ? Tout à l’heure, tu distinguais savoirs pratiques et savoirs théoriques : quelle relation faire entre les deux ? On sait la difficulté, quelquefois, à s’entendre quand on travaille entre formateurs de statuts différents parce qu’on est sur des cultures, des savoirs différents. Trouver une compréhension commune n’est pas forcément facile. P. R. – Bien sûr que non. Je crois que c’est dans l’analyse de pratiques que l’on peut faire cette liaison. Dans le cas de nos T1 en observation, on voit qu’au bout d’un moment, quelle que soit la sincérité de leurs échanges, ils vont piétiner parce qu’il RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien leur manque des concepts. Il faut bien que quelqu’un les leur apporte, à un moment où il y a une demande. Je prendrais juste un exemple rencontré lors de la recherche que nous menons avec Luc Ria sur les « passages à risque », auprès de néotitulaires. C’est le cas d’une toute jeune enseignante de maths qui tient vraiment sa classe d’une poigne de fer. Les mêmes élèves qui font le bazar ailleurs osent à peine bouger avec elle. Évidemment les jeunes débattent : « Avec nous, ils font le bazar, comment tu fais toi ? ». Elle dit : « C’est très simple, je les fais travailler, je suis partout », ce qui est vrai. Mais en même temps, les autres lui disent : « Mais tu n’as pas peur, toi, que ce soit trop et que tes élèves ne s’épanouissent pas ? » Il y a une tension, normale entre développement des élèves, de leur personnalité, et en même temps apprentissages intellectuels. Au fil de la discussion, différentes idées apparaissent : la pression très forte vécue par les élèves, l’impossibilité d’étendre ce modèle à l’ensemble de l’établissement car cela deviendrait invivable pour eux, aussi l’idée de forme scolaire empruntée à Guy Vincent (11) que nous leur avons apportée. On est vraiment là dans un débat professionnel de haut niveau, on est passé à l’étage du genre professionnel, pour parler comme Yves Clot. V. L. – L‘idée de passeur me semble intéressante justement pour arriver jusqu’aux stagiaires. Une personne va s’approprier des savoirs pour ensuite pouvoir en parler en toute connaissance de cause. Parce que le risque des savoirs théoriques est qu’ils restent dans un schéma de transmission. Il y a là un vrai travail. Il faut ajouter que dans les IUFM, entre les chercheurs et les formateurs de terrain, il y a aussi les PIUFM, ces professeurs qui sont des enseignants du second degré qui ont, ou ont eu une expérience dans les classes, qui en même temps sont porteurs de savoirs théoriques, notamment en didactique. Je pense qu’eux aussi peuvent avoir ce rôle de passeurs parce qu’ils ne sont pas vraiment théoriciens et qu’ils ne sont pas complètement sur le terrain. Ils se sont appropriés certains savoirs théoriques qu’ils vont expérimenter dans les classes avec les formateurs de terrain et les stagiaires. P. R. – Pour gagner en clarté et en précision, il y a à faire un gros travail d’identification de la nature des passeurs au bon endroit et au bon moment, en fonction de ce qu’on veut faire, alors qu’on fonctionne trop sur l’idée qu’il y a des passeurs en général. On peut imaginer aussi qu’il y a des passages qui ne sont pas les mêmes pour les premier et second degrés parce que les deux ont leurs spécificités. Je crois que l’intérêt de l’ingénierie de formation est d’essayer de repérer le public qu’elle vise et pourquoi elle le fait au lieu de se faire croire qu’on fait tout, pour tous, en permanence. Sinon, les gens finissent par ne prendre que ce qui les intéresse. Et en 11 - Guy Vincent, L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon : PUL, 1994. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 67 Entretien prenant ce qui intéresse, on casse le rapport théorie-pratique, on casse le rapport centre formateur/terrain d’exercice. V. L. – Pour revenir aux espaces d’intéressement, il me semble qu’il y a la nécessité d’un dispositif institutionnalisé. P. R. – C’est une nécessité, sinon il y a des espaces clandestins d’intéressement, des espaces de formation clandestine. V. L. – Est-ce que cela correspond à l’idée de non-intéressement que tu évoquais en 2002 au colloque de Bordeaux (12) ? 68 P. R. – Oui. C’est évidemment une formule paradoxale, car personne ne cherche à créer l’espace de non-intéressement. On ne fait pas exprès de ne pas intéresser, mais on aboutit quand même à cela. On peut admettre qu’il y ait non-mobilisation de ressources par les étudiants et les stagiaires. Là où ça devient un peu plus inquiétant, c’est quand non seulement il n’y a pas mobilisation de ressources mais quand il y a création de ressources concurrentes et parasites. C’est le cas de toute cette auto-formation non maîtrisée, non contrôlée qui, je crois, reproduit des doxas pédagogiques. Dans l’IUFM, il y a des discours de contrebande qui circulent et qui sont les formules du genre : « Il faut toujours que les élèves soient en activité », etc. Ces impératifs proviennent aujourd’hui d’un socioconstructivisme très mal assimilé qui consiste à penser que les élèves vont fabriquer le savoir. Comme cela ne marche pas, les jeunes professeurs se trouvent accaparés par des problèmes de « gestion de classe » dont ils se plaignent que l’IUFM ne les aborde pas. Ils veulent alors se former entre eux et échangent des pratiques qui ne sont en fait que des vulgates du style : « Tu mets des croix ou des points », « tu mets les élèves dehors et tu leur fais tenir le loquet de la porte », etc. Ce sont des recettes qui, elles, circulent. Elles circuleront d’autant mieux qu’ils estiment ainsi s’être donné quelque chose quand l’IUFM ne leur a rien donné sur ce sujet. Dans une telle formation en vase clos, on n’introduit pas de formateurs et de savoirs plus englobants, on est dans une auto-confirmation entre soi. Les stagiaires vont se soutenir et rejeter les problèmes sur les autres : les élèves ou les autres enseignants. On peut assister à des phénomènes de fraternisation qui aboutissent à des savoirs et des pratiques contestables qui, parfois, n’émargent même plus à l’éthique enseignante. 12 - « Champ des savoirs, terrains des pratiques. La construction d’un “espace de non-intéressement” à l’IUFM », Colloque international de l’AECSE, Bordeaux, avril 2002. RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008 Entretien Avec ces exemples d’espace de non-intéressement et/ou d’intéressement clandestin mis en place par les stagiaires, on retrouve les trois composantes nécessaires au fonctionnement d’un véritable espace d’intéressement. Chez les stagiaires, cette année de professionnalisation est vraiment une année impossible. Du côté des savoirs, ils doivent opérer une migration entre savoirs disciplinaires et savoirs professionnels alors qu’ils étaient convaincus qu’ils possédaient les savoirs nécessaires à l’exercice du métier. Sur le plan des statuts, ils sont déjà enseignants, mais ils sont, à nouveau, élèves. Enfin les espaces d’exercice sont multiples puisqu’ils sont encore dans le centre du dispositif à l’IUFM, et déjà sur la périphérie du terrain. On voit que les trois éléments sont complètement brouillés. Cela peut moins dysfonctionner avec une habileté plus ou moins grande des formateurs. Mais fondamentalement, cela ne peut pas marcher. 69 RECHERCHE et FORMATION • N° 58 - 2008