Tracés. Revue de Sciences
humaines
16 (2009)
Techno-
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Florent Coste, Paul Costey et Christelle Rabier
Techno-, un préfixe qui démange
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Référence électronique
Florent Coste, Paul Costey et Christelle Rabier, « Techno-, un préfixe qui démange », Tracés. Revue de
Sciences humaines [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 20 mai 2009, consulté le 02 janvier 2013. URL : http://
traces.revues.org/2443
Éditeur : ENS Éditions
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© ENS Éditions
ÉD ITOR IA L
Techno-, un préfixe qui démange
À la lumière de notre quotidien comme à celle de certains travaux qui
intègrent pleinement les techniques dans leur objet¹, un constat s’impose :
les techniques sont partie prenante de nos sociétés et ne cessent de mordre et
de contaminer d’autres sphères que l’on croyait imperméables à elles². Sans
renoncer à définir la technique, il serait dommageable de la substantialiser
et de la déconnecter des relations qu’elle ne cesse de tisser avec son environnement naturel et culturel, et de ne pas en explorer les ramifications sous
la forme de réseaux reliant des sphères que l’on pensait distinctes. Ce refus
justifie le titre donné à ce numéro. La racine « techno- » semble se répandre,
tel un préfixe qui se greffe à nos mots pour circonscrire de nouveaux phénomènes. « Techno- » génère à foison des néologismes : nanotechnologies,
biotechnologies, technocraties, technostructures, technosciences, techno
tout court ! Notre sémantique tente de mettre à disposition des termes à
même de rendre compte des aspects dynamiques et relationnels des techniques. Dépassant le clivage entre les deux cultures – sciences et humanités –
dénoncé par Charles P. Snow en 1959 (1993), le numéro entend ouvrir un
espace de dialogue entre les disciplines qui, chacune à leur manière, ont proposé des idées et des approches pour penser les techniques, depuis l’histoire
jusqu’à l’étude des arts en passant par la science politique, les sciences de la
communication, la littérature, la sociologie et le droit. Bien loin d’isoler les
techniques à l’écart des activités humaines, les travaux récents, au contraire,
soulignent comment les techniques participent à la construction de nos
sociétés contemporaines, qui en retour les redéfinissent constamment.
1
2
Les coordinateurs du numéro tiennent à remercier Marc Lenormand et Barbara Turquier pour
la qualité de leurs traductions et leur disponibilité.
Pour un panorama historique et épistémologique des relations possibles entre technique et
société, voir Akrich (1994) ; sur les relations complexes entre (histoire des) sciences et (histoire
des) techniques, voir Laudan (1995) et Layton (1974).
T R ACÉS 1 6 20 09 /1 PAGES 5 -2 1
ÉDIT O RIAL
Techniques, ruses et mythes
Une conception traditionnelle de la technique s’ancre dans le mythe
d’Épiméthée livré dans le Protagoras. L’homme se différencierait des autres
espèces animales par le défaut d’attributs dans lequel l’aurait laissé le frère
étourdi de Prométhée. L’outil technique viendrait combler, par l’intermédiaire du vol du feu, cette nature déficiente de l’homme. La technique est
pensée ici sur le mode de l’outil et de la prothèse qui, lui donnant prise sur
le réel, permet de retourner une faiblesse en force et de renverser l’obstacle
et le handicap en avantage. Détienne et Vernant (1993) ont à ce propos
redéfini une intelligence artisanale compensant son manque de force par
des subtilités, des feintes, des détournements qui sont de l’ordre de la ruse
(métis). Si, en français, le néologisme « technologie » semble marquer, par
rapport à « technique », un plus grand degré de sophistication et de calculs,
la langue anglaise, pour sa part, préfère le terme technology pour penser la
technique, tandis que le terme technique dénote davantage un aspect rhétorique et tactique de l’ordre du tour, de l’astuce, de la triche, comme le
souligne judicieusement Simon Schaffer dans l’entretien qu’il a accordé à
Christelle Rabier et Aurélien Ruellet dans ce numéro. Reste que l’invention
technique ne ressemble à une ruse que si l’on ne prend pas garde à scruter
les procédés qui se trament à l’intérieur et derrière le résultat qu’elle produit
(Sigaut, 2007, p. 28).
Si elle suscite une telle méfiance tout en stimulant une importante
recherche, c’est qu’il convient de démonter les ressorts de sa propre banalisation et d’interroger sa capacité à se faire ignorer. La technique semble
à première vue être une médiation transparente. Les techniques semblent
domestiquées et transformées en des vecteurs neutres d’opérations transitives
(j’ouvre et je ferme la porte sans même y penser). Ce n’est précisément pas
voir dans l’objet technique (la serrure et les gonds de la porte) les délégations
et traductions qui s’y trament (la porte me dispense de percer dans le mur
ou de le contourner). C’est donc précisément occulter sa capacité à relier et
à associer les humains et les non-humains (Latour, 1996, chap. 1 et 5). Car
une machine qui fonctionne ne pose pas a priori de problèmes et ne suscite
aucune interrogation. La technique disparaît dans son usage et derrière le
résultat de son efficacité : seul son dysfonctionnement la fait remarquer. Parce
que l’objet technique n’a de finalité qu’extrinsèque, il s’effacederrière son produit, dont on se satisfait aisément. Il est en ce sens une « boîte noire » qui
invite à ne pas interroger son fonctionnement interne et tend à se présenter
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ÉDITORIAL
comme un dossier clos, non problématique et à prendre pour argent comptant (Latour, 1989, p. 21 et 44). Se trouvent ainsi occultés ses engagements
dans des réseaux sociaux qui en font un objet instable et insaisissable.
Pour prendre à bras le corps un « problème de la technique », il faut
comprendre ce qui se passe dans les coulisses du fonctionnement de la
machine. L’article de John Tresch traduit ici, « “La puissante magie de
la vraisemblance”. Edgar Allan Poe à l’époque du machinisme », offre
notamment une belle analyse d’une boîte noire. Tresch suit les pas d’un
Poe en train de décrypter le célèbre canular d’un automate dont l’inventeur prétendait, avant que la supercherie ne soit levée, qu’il pouvait
battre des joueurs humains aux échecs. Ce « joueur d’échecs de Maelzel » interpelle précisément Poe qui voit à l’intérieur de l’automate des
mécaniques, des rouages et des engrenages destinés à attirer l’attention du
spectateur sur son artificialité et à la détourner du nain, expert en échecs,
caché à l’intérieur. L’automate engage et négocie de lui-même des pactes
de confiance qui mettent en veille la conscience critique. Poe incarne avec
son épistémologie du canular les tactiques dont l’historien et le sociologue
des sciences et des techniques doivent se saisir pour déjouer les ruses de
la technique et procéder à un démontage et un investissement critique de
la machine.
L’objet technique se trouve également stabilisé sous l’effet des discours
qui le présentent sur la scène sociale. On a renoncé depuis quelque temps
à faire du progrès un principe explicatif dans une perspective évolutionniste et diffusionniste (MacLeod, 2007), et on l’a démystifié pour en faire
davantage une production culturelle de légitimation post hoc de l’innovation. On ne peut se satisfaire en tous les cas, et comme le souligne Simon
Schaffer, d’une vision de la modernité et de la sécularisation de l’histoire
par le progrès technique. De ce point de vue, on peut regretter que les
sciences économiques tardent à opérer ce renversement. Si le progrès technique n’est plus conçu aujourd’hui comme une donnée exogène, mais
comme un élément endogène lui-même produit de la croissance économique (Aghion et Howitt, 2000), la conception du progrès technique
demeure marquée par une vision substantialiste et une célébration schumpetérienne de l’entrepreneur. Seuls des travaux récents ont tenté de concilier l’étude des innovations technologiques et les conceptions du progrès
qui les sous-tendent (Mokyr, 2002). La sacralisation des inventeurs, des
pionniers et autres visionnaires participe d’une idéologie du progrès qui, au
lieu de les éclairer, masque autant les mécanismes internes des techniques
que les procédés complexes de l’innovation – avec la diversité des acteurs
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ÉDIT O RIAL
mobilisés, ses tentatives répétées, ses ajustements, ses perfectionnements
ou ses erreurs (Hilaire-Pérez, 2000). À cet égard, François Jarrige, dans son
article « Le martyr de Jacquard ou le mythe de l’inventeur héroïque », resitue les discours qui entourent l’invention à Lyon du métier à tisser de Jacquard durant le xixe siècle. Il repère, dans les discours qui ont circulé sur
l’inventeur lyonnais, la mobilisation de codes hagiographiques : focalisation
sur un héros singulier qu’on isole et qui recouvre la diversité des acteurs participant aux processus d’invention et d’innovation, incompréhension du
saint par la foule mécréante, scène du martyre et enfin couronnement. Et
d’ailleurs, comme les anciens textes hagiographiques, sa circulation se fait
au prix d’altérations, d’occultations, d’enrichissements et d’enjolivements
qui actualisent la vie de l’inventeur au gré des contextes et des intérêts. Car
en germe se donnent à lire autant la construction méliorative d’innovateurs
visionnaires qu’une stigmatisation de l’ouvrier rétif et réactionnaire, en clair
des clivages sociaux et politiques entre patronat et monde ouvrier.
Socialiser les techniques
S’il importe ainsi d’inscrire la technique dans la société, c’est aussi dans
l’optique de penser les formes de distance, de proximité, de solidarité et de
conflictualité entre les êtres auxquelles elle engage par son fonctionnement
même (Dodier, 1995). C’est tout l’intérêt d’un changement de paradigme
de la technique auquel notamment Bruno Latour et Michel Callon ont
invité : une conception réticulaire de la technique plus à même de rendre
compte de sa complexité semble avoir remplacé aujourd’hui une conception instrumentale. Plus d’une raison incite à la considérer sous forme de
réseaux : en dépassant le clivage technophobie/technophilie, on pense un
nouveau type de gouvernance technique, où l’homme n’est ni tout à fait
dominé par la technique, ni dans un rapport d’extériorité totale à elle.
La critique des TOT (transfers of technology), quand ils sont imposés
« d’en haut », a contribué à cet assouplissement des rapports entre technique
et société en attirant l’attention sur les conditions « autochtones » de réception de ces transferts, ainsi que sur les écarts entre les objectifs affichés, d’une
part, et le faible impact sur les économies locales et les possibles effets de
déstructuration sociale, d’autre part (Geslin, 1999). Le texte de Liliane Pérez
et Catherine Verna publié dans ce numéro, en adressant un démenti à la
croyance dans la linéarité des transferts techniques, invite dans cet esprit à
repenser l’inscription de la technique dans la société, non pas tant comme
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ÉDITORIAL
un système de connaissances réservées, confidentielles et secrètes que comme
un ensemble ouvert de savoirs en incessante circulation (open technique). Les
auteures circonscrivent de la sorte plusieurs champs de recherche sur le sujet :
outre une attention particulière à la géographie et aux territoires des milieux
de réception, une focalisation sur les échelles locales et microéconomiques
de circulation des techniques est nécessaire pour cerner les trajectoires plurielles et multipolaires des objets et des savoirs, doublée d’un intérêt pour les
passeurs et pour les populations migrantes qui, en contribuant à la diffusion
éclatée des techniques, en sont aussi des interprètes. Autant de données et
de critères qui exemplifient cette dominante réticulaire.
Dans cette perspective, l’homme se définit et engage son action parmi
les techniques en tant que systèmes immanents, ouverts et en voie d’individualisation³. Cette posture qui, sans être récente, porte aujourd’hui ses
fruits, inaugure la possibilité d’étudier sérieusement les controverses et leurs
conséquences politiques. L’article de Marie-Angèle Hermitte examine ainsi
les modalités de rencontre entre deux grandes formes de technicité occidentales fondées sur l’idée de « loi » : celle du droit et celle de la science. Elle souligne la grande inventivité du droit qui, loin d’accuser un retard incessant
sur la rapidité et l’inconscience de la science moderne, parvient à articuler de
manière prospective acteurs et objets au sein de sociétés et de gouvernances
différentes (sécurité, précaution, confiance). Les OGM relèvent donc et de
techniques scientifiques et de techniques juridiques, dont nous voyons ici
toute l’épaisseur au travers des règlements, décisions et directives européens⁴.
Loin du stéréotype d’un droit gravé dans la pierre, se déroule la trame fragile
d’une législation qui tente tant bien que mal d’encadrer les inventions de la
génétique et de réinventer la société tout en même temps. On pourrait souligner, à l’instar d’Alain Supiot, que le droit s’apparente ici à une « technique
d’humanisation de la technique » (2005, p. 184). Mais ce serait peut-être trop
insister sur une éventuelle inhumanité de la technique et une action a posteriori du droit. Préférons une « technique de socialisation de la technique ».
L’article de Yannick Barthe, « Les qualités politiques des technologies »,
s’inscrit, pour sa part, dans la perspective d’un « exercice de sociologie
politique des techniques ». Dans la filiation des travaux sur les enjeux
3
4
Pour un examen des conséquences politiques de la philosophie de Simondon, voir Citton
(2004) et Roux (2004).
Sur le même objet, voir les recherches de Christophe Bonneuil (2006) au croisement de
la sociologie des sciences et de l’analyse des mouvements sociaux, qui s’attachent à rendre
compte de l’évolution de controverses débouchant sur diverses prises de position publiques
de scientifiques.
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ÉDIT O RIAL
politiques des projets sociotechniques et à bonne distance d’un constructivisme radical sensible à l’arbitraire des décisions et des intérêts, le travail
consiste à entrer dans les justifications techniques précises qui orientent les
choix et à en voir les conséquences politiques en termes de répartition des
rôles légitimes (de décideurs, de « porte-parole », de spectateurs, etc.). Les
propriétés techniques induisent des contraintes politiques sur les modes de
décision. L’auteur montre, à partir de trois scénarios possibles de stockage
des déchets nucléaires, qu’à toute orientation technique sont associées une
répartition des rôles politiques (qui est compétent et légitime à donner sa
forme à l’action publique ?) ainsi qu’une conception de la société future.
La légitimité des techniques
Dans le prolongement de ces perspectives, l’une des autres grandes questions
que ce numéro pose dans son ensemble est celle de l’État et de sa légitimation. Il n’est pas inutile de rappeler que Hobbes commence à penser l’État
dans Léviathan à partir de la faculté technique de l’homme à la production
d’artifices. L’État, c’est l’industrie et la gestion (artificielle) d’une vie devenue artificielle (vita artificialis)⁵. Le choix des buts requiert de définir les
moyens à mettre en œuvre. De cette façon, l’État émerge comme une personne artificielle dotée d’une rationalité propre et de techniques à même de
l’administrer.
Si cette conception articule politique comme savoir et politique comme
pratique, sous la forme d’un art de gouvernement, il importe d’en examiner
les mises en œuvre concrètes. Car, comme a pu le montrer Yves Cohen
(2003), quand la bureaucratie soviétique injecte un vocable de la machine
et s’inspire d’un idéal télégraphique et des technologies de communication,
elle participe d’un étouffement de la politique, de l’émergence de l’administration et d’une réduction de l’acteur à l’automate. L’article traduit ici de
Chandra Mukerji, « Les usages intelligents de l’ingénierie et la légitimation
du pouvoir étatique », prolonge ces questions à partir du cas concret de la
construction du canal du Midi dans la France de la monarchie absolue. À
la lumière des événements du 11 septembre et de l’apparition de la figure
de l’ingénieur-terroriste, qui ont fortement fragilisé la légitimité et l’emprise des États sur les humains et les non-humains, la relation entre État
et infrastructures techniques se trouve interrogée à nouveaux frais. Chan5
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On se reportera à l’introduction du Léviathan (Hobbes, 1999, p. 1 ; 2000, p. 64).
ÉDITORIAL
dra Mukerji mène une analyse minutieuse de la mobilisation des multiples
acteurs autour de ce projet de génie civil : certes, Pierre-Paul Riquet en est
le principal instigateur, mais il implique aussi tout un courant de pensée
dit du « mesnagement » rattachant la construction du territoire aux figures
de la cité idéale et du Jardin d’Éden, ainsi qu’une diversité d’acteurs locaux
qui apportent leur savoir-faire et leur connaissance du terrain. À travers cet
exercice où se mêlent programme politique, ingénierie civile, intelligence
collective et connaissances techniques tacites, l’auteure isole certaines manifestations d’un État administratif naissant, combinant gestion d’une territorialité de type frontalier, gouvernement des choses et gouvernement de
la population (Foucault, 2001a). De la sorte, le génie civil, en organisant
un complexe d’hommes et de choses, se charge de valeurs politiques et
sociales et parvient à intégrer autant géographiquement que socialement et
culturellement les populations au sein d’un territoire unifié.
Cette question des relations entre État, science et technique s’enracine
tout particulièrement dans les critiques de la technocratie et des savoirs
d’experts par les Social Studies of Science. Les travaux de l’école d’Édimbourg
interrogent d’un point de vue sociologique les caractéristiques d’un savoir
qui se dit scientifique et les modalités de sa légitimation. On peut également
lire, dans Léviathan et la pompe à air (Schaffer et Shapin, 1993), une tentative pour démêler les relations entre des formes nouvelles de gouvernement
et de nouveaux régimes scientifiques à l’époque moderne. Les deux auteurs
affirment, entre autres, que la résolution du problème de la connaissance
est politique et qu’elle repose sur des conventions qui définissent l’établissement d’une communauté intellectuelle. L’exemple des techniques
d’expérimentation rejaillit sur les conceptions et les options politiques et
informent l’action de l’État, à un point tel que le succès d’une forme de vie
scientifique tient à sa plus ou moins grande homogénéité avec les formes
de vie politique. Aujourd’hui, ces interactions entre techniques et pouvoir
renvoient à la question de l’expertise et des conflits d’interprétation ainsi
que du scepticisme qu’ils font naître. La note de Frédéric Graber, « Figures
historiques de l’expertise », revient justement sur la construction historique
de la figure de l’expert et ses déclinaisons, à travers deux ouvrages récents
en langue anglaise. L’expérience et la compétence s’appuyant sur un savoir
théorique abstrait, justifiant du même coup que l’on s’émancipe de la seule
expérience, constitue selon l’auteur un des éléments essentiels de ces nouvelles catégories d’acteurs à mi-chemin entre science et politique. Ces deux
dernières décennies, l’omniprésence d’une expertise (toujours contestée)
suscite de vifs débats lorsqu’en se plaçant au niveau des citoyens ordinaires,
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ÉDIT O RIAL
on questionne ses effets sur la démocratie. L’hostilité à l’encontre d’un gouvernement d’experts européens, jugés distants et antidémocratiques, s’exprime ainsi sous de multiples formes à l’occasion de référendums ou de
scrutins. Pensons également aux réactions contrastées affichées à l’égard
des groupes de réflexion ou militants (néosocialistes, révolution constructive, X-crise, etc.) qui ont fleuri dans la France des années trente au sein des
cercles « non conformistes » : leur ambition consistait en effet à formuler
une « troisième voie » de rénovation démocratique (en empruntant parfois
in fine des voies qui l’étaient moins) grâce à l’idée d’un gouvernement d’experts et la définition d’une technocratie. Aujourd’hui, dans un tout autre
contexte, si nous ne sommes pas encore en mesure d’évaluer leur efficacité,
les appels à la démocratie directe ou participative tentent d’atténuer le rôle
de ces traducteurs ou intermédiaires politiques que sont les experts, voire
de penser la controverse non comme une lutte de la science contre l’obscurantisme du sens commun, mais comme un moment d’apprentissage, de
création ou d’ouverture de coopérations nouvelles entre experts et profanes
(Callon et al., 2001 ; Collins et Evans, 2007).
À ce propos, le scepticisme à leur encontre serait, selon Simon Schaffer,
moins la conséquence d’une défiance généralisée ou d’une crise de légitimité que le produit d’une démultiplication et d’une mise en concurrence
des experts sur un nombre toujours plus grand de domaines. Les chercheurs
en sciences sociales, loin d’avoir à se contenter de discussions réflexives
sur le statut de l’expertise, n’échappent pas à ce questionnement, particulièrement quand ils ont eux-mêmes fait œuvre de conseil ou d’expertise à
travers la mise en œuvre d’enquêtes ou la rédaction de rapports. Certains
s’engagent même dans des recherches sur les formes de publicisation ou de
démonstration dans des secteurs connus pour leur haute technicité (Rosental, 2007). Comme le rappelle Yannick Barthe dans ce numéro, c’est à ces
conditions – en clarifiant les propriétés politiques des objets techniques –
que le chercheur en sciences sociales cessera de parler dans le vide et d’avoir
un pouvoir d’action réellement prospectif. Enfin, au-delà des débats sur l’expertise ou des tentatives plus ou moins heureuses visant à « faire rentrer les
techniques en démocratie », les questions de diffusion, pédagogie et connaissance des techniques auprès du grand public interpellent, plus modestement
et concrètement, les chercheurs. Simon Schaffer, qui a lui-même participé
à l’élaboration de documentaires ou d’expositions, œuvre justement à une
meilleure intelligence du fonctionnement des sciences et des techniques servant des fins démocratiques et la formation d’un citoyen conscient, développant une intelligence des techniques, à défaut d’en être émancipé.
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ÉDITORIAL
Le sujet dans les rouages de la technique
Si Foucault a de nombreuses fois parlé des mécanismes du pouvoir et d’une
machinerie carcérale indifférente à ce qu’elle traite, il faut bien lui reconnaître
le mérite de n’avoir pas voulu céder à la façon de Hobbes à une unification
factice d’un État nettement individualisé et fonctionnel dans un rapport
frontal à l’individu. Il convient probablement d’envisager le pouvoir comme
un faisceau pluriel, plus ou moins justement accordé et assemblé, de dispositifs internes et de procédures, et l’État comme un ensemble composite et
dispersé de fonctionnements qui traversent les individus. C’est dire que le
pouvoir politique n’émane pas d’une source qui lui est extérieure, unique
et transcendante, mais constitue une mouvance de micropouvoirs reposant
sur une série de techniques reconduites en permanence par les individus
qui les investissent et qui en sont investis. C’est pourquoi Foucault cultive
le souci d’inscrire dans une certaine continuité gouvernement (moral) de
soi-même, gouvernement (économique) de la famille et gouvernement
(politique) de l’État.
S’inspirant de certaines intuitions foucaldiennes sur la diffusion de
micropouvoirs par le biais de technologies, Delphine Gardey, dans son dernier ouvrage (2008), prend le parti de la technique pour mieux revenir aux
individus engagés dans des tâches administratives. Le travail de copie, par
exemple, remplit plusieurs fonctions : exercice et apprentissage des écritures
et moyen de discipliner les corps. Or, l’avènement des formes mécaniques
de reproduction des documents à la fin du xixe siècle bouleverse les significations traditionnelles de la copie et s’insère dans de nouvelles politiques
commerciales et économiques, encore en gestation à cette époque. Par cet
exemple, Delphine Gardey rend compte d’un type particulier d’innovations indissociablement cognitives et matérielles à l’origine d’une « révolution administrative » dans la sphère bureaucratique. Outils auxquels il faut
ajouter toutes les nouvelles techniques de calcul, de reproduction, de classement, etc., qui font le lit d’une autre révolution à venir :
Il s’agit d’analyser ce moment mécanique et « matériel » de production de l’information […] qui caractérise les années 1920-1940. Une transformation qui
produit l’infrastructure technique, cognitive, organisationnelle et humaine sur
laquelle peut s’appuyer la « révolution informatique » ultérieure et qui permet
de tisser des liens entre des mondes anciens et ce monde qui nous est contemporain – et supposé connu – d’une économie et d’une société reposant sur l’immatériel. (Gardey, 2008, p. 8-9)
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ÉDIT O RIAL
Dans le sillage historique de ces analyses, la complexification des systèmes
informatiques en usage a suscité le développement de recherches sur les
interactions homme-machine (Suchman, 2007). Christian Licoppe retravaille dans ce numéro cette thématique depuis une vaste littérature, peu
connue en sociologie ou en philosophie, qui appréhende ce problème sous
l’angle de la communication et, encore plus précisément, sous l’angle des
formes d’attention que requièrent les diverses sollicitations auxquelles tout
un chacun est confronté de façon récurrente (téléphone, bips, mails, messagerie instantanée…). L’auteur part de deux types de littérature qui ont
déjà abordé le problème : la philosophie critique de la technique, développée par Bernard Stiegler, et les sciences de l’information, plutôt tournées
vers la psychologie et les sciences cognitives. Il met alors les résultats de ces
études à l’épreuve d’une description extrêmement fine (s’appuyant sur les
outils de l’ethnographie de la communication et de la pragmatique) des
formes d’attention qui sont observables dans le cas de réception de notification et, en particulier, dans le cas d’échanges à l’aide de messageries instantanées. Il montre, en s’appuyant notamment sur le concept goffmanien
d’engagement focalisé, que l’attention requiert non seulement une mobilisation cognitive, mais également un engagement corporel et identitaire. Les
acteurs, engagés dans des communications par messagerie instantanée, ne
sont donc ni oppressés par les multiples sollicitations (l’exemple de l’onglétisation montre ainsi qu’il est possible de combiner attention flottante sur
une activité et engagement dans une autre activité), ni totalement libres de
communiquer comme ils le souhaitent, y compris à distance. Les notifications, potentiellement très nombreuses, doivent donc à la fois se montrer
discrètes et attirer l’attention ; les usages développés par les acteurs maintiennent un certain équilibre entre continuité de l’activité et attention diffractée sur plusieurs activités simultanées possibles.
Loin d’exercer un contrôle l’un sur l’autre (ou inversement), l’homme
et la machine ne cessent de s’ajuster et de se reconfigurer mutuellement.
En insistant sur l’hétérogénéité des êtres, la littérature « met […] l’accent
sur les êtres hybrides, elle parle de métamorphoses, elle s’appuie sur les
pouvoirs de la métaphore. Les textes littéraires font vibrer les étrangetés
anthropologiques, en jouant sur des frictions, et donc sur des échanges
possibles entre catégories » (Dodier, 1995, p. 37). De ce point de vue, l’un
des gisements littéraires où les relations homme-machine témoignent de
croisements génétiques ambigus est bien celui de la « créature artificielle »,
dont les origines faustiennes se sont compliquées des progrès techniques. Le
motif de l’automate, plus que tout autre, interroge d’abord en vertu de son
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ÉDITORIAL
autonomie qui l’affranchit de la dépendance humaine, ensuite parce qu’à
l’assemblage des mécanismes intérieurs qui le composent, il superpose une
impression extérieure d’unité. L’article de Jean-Christophe Valtat publié
dans ce numéro explore ce thème à travers l’Ève future de Villiers de l’IsleAdam, un auteur affilié au courant symboliste – considéré à raison comme
technophobe. Le scénario de ce roman est simple : un inventeur nommé
Edison propose à un certain Lord Ewald de lui fournir un automate, une
« andréide », qui remplacera en tous points la femme réelle aimée et le dispensera ainsi des déceptions inhérentes à la vie amoureuse. Comme l’affirme justement Jean-Christophe Valtat, la technique ne se contente pas de
fournir des substituts de la réalité qui en reproduiraient une illusion mimétique et permettraient de s’en passer. C’est à un pacte bien plus engageant
qu’invite cet Edison romanesque : celui d’assumer pleinement le caractère
artificiel de la créature et, corrélativement, de reconnaître que la subjectivité
humaine est aussi le résultat d’une fabrication culturelle. Jean-Christophe
Valtat éclaire ainsi sa lecture du roman à la lumière des théories queer et
cyberféministes (Haraway, 2007). Si les féministes se sont appropriées la
question des techniques, c’est que les techniques biomédicales ont participé à corseter et à réaménager les identités genrées (Chabaud-Rychter et
Gardey, 2002) : la pilule participe certes d’une émancipation de la femme,
mais aussi d’une régulation mécanique des hormones et, à terme, d’un
corps féminin performé comme tel.
Le contact de l’homme avec la technique engage donc dans sa permanence à des formes d’interactivité et de production mutuelles de l’humain et de la machine qui ne sont pas sans rappeler les processus de coindividuation évoqués respectivement par Simondon et Stiegler. C’est dire
que le sujet, s’il est dans les rouages de la technique, n’y est pas broyé.
L’article de Judith Revel, « Foucault : repenser la technique », publié dans
ce numéro, fournit à cet égard des pistes de réflexion. Son objectif est de
dégager la spécificité de la conception foucaldienne de la technique, ou
plus précisément des techniques, en la confrontant à celle développée par
Heidegger dans sa conférence « La question de la technique ». Sur le point
– local – de la technique, qui ne présage en rien des affinités et convergences
entre ces deux penseurs en d’autres domaines, Judith Revel dégage plusieurs
lignes de fracture éclairantes. Tandis que Heidegger centre sa réflexion sur
le rapport de la technique aux objets qu’elle produit, l’auteure souligne
l’originalité d’un Foucault qui pense quant à lui le processus irréductible
selon lequel le sujet est, dans le même temps qu’il en est le sujet, l’objet d’un
ensemble de techniques qui configurent le rapport qu’il engage à lui-même.
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Insuffisante en elle-même pour penser la constitution du sujet, la notion
de micropouvoir évoquée plus haut s’articule ainsi chez Foucault, à travers
la problématique des modes de subjectivation, à celle de technique de soi.
Selon une telle conception, la technique est irréductible à une modalité instrumentale de notre rapport au monde. Elle désigne les modalités concrètes
par lesquelles un individu se constitue comme sujet. À travers ces deux
conceptions distinctes de la technique, ce sont alors deux ontologies qui
s’opposent : une métaphysique du dévoilement chez Heidegger – la technique est un mode de dévoilement de l’être qui, dans le monde moderne,
est inauthentique ; une ontologie historique chez Foucault – la technique
est le processus irréductible par lequel un individu se constitue en sujet
selon des modalités spécifiques propres à une époque déterminée.
Bricolages et dysfonctionnements
Il est enfin un domaine que ce numéro a tenu à ne pas laisser de côté :
les relations entre techniques et pratiques artistiques. Elles peuvent s’étager
sur quatre niveaux : développement d’un thème technique dans l’art (futurisme italien, science-fiction, etc.), conception technique et scientifique de
la représentation (la perspective au Quattrocento, etc.), collusion entre technique, industrie et art (Art nouveau ou Bauhaus), exploration de nouvelles
opportunités de figuration grâce à quelques progrès technologiques (photographie, arts numériques, etc.). Comme le souligne Jacques Morizot (2006),
il serait égarant de déconnecter ces niveaux qui, loin de s’exclure, ne cessent
de se conditionner entre eux. Voilà sans doute ce qui rend la question si
épineuse et si vite occultée. Comme le souligne du reste John Tresch, il n’y
a pas de solution de continuité entre la thématisation de la technique par la
littérature, l’exhibition de cette dernière comme faisceau de techniques discursives et la critique d’une société en voie de technicisation. Poe, en publiant
d’abord dans des magazines avant qu’on ne considère ses écrits comme des
contes ou des nouvelles, exploite les technologies matérielles de l’impression
qui ont permis l’expansion de la presse, en concevant son travail d’écriture,
sur le modèle de l’imprimeur, comme un assemblage de caractères typographiques préformés et interchangeables. À l’écart des dogmes romantiques
du lyrisme inspiré, Poe conçoit alors la création poétique comme un mécanisme visant à produire des effets sur son lectorat. Cette production spécifique du texte l’amène à pratiquer le plagiat et à mettre à mal l’authenticité
des textes ainsi manipulés : qu’en est-il quand on insère dans un journal des
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canulars narrant des exploits techniques prodigieux et que rien ne distingue
le fictionnel et le factuel ? Question d’actualité avec le développement des
écritures hypertextuelles qui modifient en profondeur nos capacités à hiérarchiser épistémologiquement les discours (Chartier, 2003, p. 19). Poe procède
dès lors aussi bien à un démontage en règle des technologies littéraires, scientifiques et journalistiques qu’à une critique d’un public américain fasciné par
le fétiche technique. Et témoigne de la sorte d’une ambition : assigner une
place à la pratique littéraire dans une civilisation mercantile, industrialisée
et mécanisée pour repenser son pouvoir d’action.
En consommant la rupture avec un modèle postromantique du génie
de l’artiste, les technologies de création et de diffusion ont conduit d’une
certaine manière à redistribuer les étapes et les normes de la création et de
l’auctorialité (Couchot, 1998). Il faut de ce point de vue comparer le plagiat
chez Poe, le sampling dans les musiques contemporaines et le collage et le
ready-made dans les arts plastiques. Une figure de l’artiste émerge, expert
en programmation et en manipulation de logiciels, de plug-in et d’interfaces, doté de savoir-faire et de compétences techniques. L’entretien mené
avec Laurent Garnier, l’un des promoteurs tutélaires des musiques électroniques en France et l’un des DJs les plus connus au monde, fournit un
éclairage intéressant sur ses propres manières de produire de la musique.
L’apparition, il y a quelques années, d’un studio musical électronique où
fabriquer la musique comme le développement actuel de logiciels de production musicale accessibles et démocratisés changent en effet clairement
la donne : sorti d’une vision instrumentale de la pratique musicale, on en
vient à confondre enregistrement, instrument, composition d’une part,
musicien et ingénieur du son d’autre part. L’enregistrement a ainsi favorisé la mise à disposition et la circulation de citations sonores proliférantes
(pensons à Pierre Schaeffer, Karlheinz Stockhausen et John Cage). Les pratiques désormais répandues du sampling et du remix fonctionnent comme
des dispositifs⁶ de bouclage, d’échantillonnage et de retraitement sériel,
producteurs d’effets musicaux et sensoriels inédits à partir de matériaux
préformés (Gallet, 2002). L’ethos artistique se réclame moins d’une poiesis
que d’une technè, moins d’une activité de création absolue et surgissant ex
nihilo que d’une activité de récupération, de recyclage et de transformation
d’objets préexistants en amont, dont le nouvel usage brouille les propriétés
génériques et stylistiques initiales.
6
Sur cette notion de « dispositif », voir Quintyn (2007) et plus largement Beuscart et Peerbaye
(2006).
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La marge de manœuvre de l’artiste semble donc se réduire à mesure que
les technologies s’installent dans chacun des moments de son travail. Cela
dit, la mise en crise du geste de l’artiste appelle davantage sa redéfinition en
acte – en termes esthétiques comme juridiques – que la litanie des déplorations sur la fin de l’art. En témoigne la difficile reconnaissance de la créativité d’un DJ, comme Laurent Garnier, qui manipule plusieurs disques pour
qu’ils s’éclairent entre eux d’une nouvelle lumière au sein d’une performance
narrative à chaque fois inédite. La création artistique devient proprement
un processus collaboratif et coopératif, où les machines sont intégralement
parties prenantes. La liberté face aux techniques vient de leur détournement
et de mésusages peu respectueux des fonctions premières qui leur étaient
initialement assignées. Une nouvelle relation s’instaure entre dysfonctionnement et création, au sein de laquelle le rapport traditionnel à la technique (comme moyen et application au service d’une fin) cède le pas à une
attention nouvelle aux interférences, aux dérèglements, aux bugs, aux crashs,
aux branchements défectueux, aux saturations, aux déchets, aux erreurs créatrices – en somme, à cette « esthétique de l’échec » que les formulations théoriques de Kim Cascone traduites ici tentent de caractériser, faisant écho à la
productivité des erreurs de manipulation d’un Laurent Garnier.
L’intégration de la technologie dans la production artistique contribue
enfin à l’émergence d’objets au fonctionnement esthétique nouveau. Walter
Benjamin (2000) attribuait aux arts de masse et aux techniques de reproduction qui les portaient certes une modification des conditions de réception de l’art, mais surtout un nouveau statut sécularisé de l’œuvre d’art,
caractérisé par sa non-unicité et son ubiquité (le déclin de l’aura). Dans
une perspective moins continentale, les premières réflexions esthétiques sur
les modalités concrètes d’existence de l’œuvre d’art (l’ontologie de l’œuvre
d’art) surgissent des défis que représentaient les ready-made de Duchamp
et de Warhol. On touche en effet là à une pratique qui déplace le moment
créateur en aval de la mise en forme d’une matière pour le définir par la
récupération et la redisposition de fragments préfabriqués ou d’objets trouvés. Il faut donc souligner l’importance à accorder aux techniques de reproduction comme critère nécessaire à la définition de l’ontologie de l’œuvre
d’art. On en trouverait confirmation de part et d’autre de la littérature
moderne. La mise en œuvre des techniques de l’imprimerie à la charnière
du xve et du xvie siècle a en effet affecté en profondeur autant le statut de
l’auteur, les modalités concrètes de circulation et de lecture des textes que le
statut culturel du texte, de l’écrit et de leur autorité (Chartier et Martin éd.,
1989). Tandis qu’à travers la numérisation des textes, la substitution du sup18
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port papier par l’écran entraîne à coup sûr leur dissolution et leur virtualisation dans des hypertextes proliférants et l’apparition de nouvelles modalités
de consommation des objets culturels (Chartier, 2003).
Circulations et hybridations
Ne serait-ce qu’à l’aune de ces quelques réflexions sur l’évolution de l’art,
il est clair que la circulation de la technique met à mal la stabilité et la
clarté des concepts que nous utilisons : science/politique, masculin/féminin, naturel/artificiel, vivant/inerte, etc. Les techniques produisent des
interférences dans nos manières de manipuler des schèmes. Il faut par
conséquent rendre justice à cette convergence contemporaine à parler
de cyborgs, d’hybrides et de métissages. Liliane Pérez et Catherine Verna
en font d’ailleurs un axe majeur des recherches actuelles sur les périodes
médiévale et moderne en histoire des techniques : chaque intermédiaire
dans la diffusion des techniques accomplit un travail de traduction, d’adaptation et d’appropriation qui engendre des hybrides. Leur intérêt pour la
dissémination des techniques, en partant d’une critique de la notion de
transfert technologique, rejoint d’autres thématiques, comme la fécondité
inattendue des erreurs dans le champ de la musique électronique, l’étude
des premières formes de rencontre au début de la mondialisation (Gruzinski, 2008), les dispositifs impliquant des humains et des non-humains⁷
ou encore les forums hybrides qui fleurissent dans les démocraties pour
trancher des débats politiques (Callon et al., 2001). Cela dit, parler d’hybridation n’est pas sans poser problème. La notion d’hybridation associe
des termes dont elle conteste le partage tout en semblant les reconduire.
Il y a, certes, derrière un tel terme, l’idée judicieuse d’une contestation de
paires conceptuelles purifiées (sujet/objet, société/technique, etc.). Mais il
y a aussi la reconnaissance d’une insuffisance terminologique. On laisse
ainsi un vide recouvert par un chapeau terminologique audacieux qui n’en
appelle pas moins à un réinvestissement lexical et conceptuel susceptible de
penser positivement les hommes et leurs techniques.
Pour le comité de rédaction de Tracés,
Florent Coste, Paul Costey et Christelle Rabier
7
Voir Latour (1996). À ce propos, les non-humains sont surtout chez Latour les non-vivants,
comme les techniques, et le rapport à l’animal et au végétal reste impensé. On peut se reporter
à Descola (2005).
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