Le fichier du Centre de Recherches sur les Monuments historiques, un avatar du dictionnaire
raisonné de l’architecture française de Viollet-le-duc ? (1934-1966)
Version provisoire du texte paru dans Garric (Jean-Philippe), Nègre (Valérie), Thomine-Berrada
(Alice) (texte réunis par), La construction savante. Les avatars de la littérature technique, [actes
du colloque « Les avatars de la littérature technique. Formes imprimées des savoirs liés à la
construction » organisé par le centre d’histoire des techniques et de l’environnement du
conservatoire national des arts et métiers et de l’institut national d’histoire de l’art en mars 2005],
Paris : Picard, 2008, p. 287-293
Patrice Gourbin
Le « fichier d’archéologie et de technique des restaurations » prévu en 1934 par René Planchenault fut
appelé dictionnaire à partir de sa création en 1935, en référence au Dictionnaire raisonné de l’architecture
française de Viollet-le-Duc. En 2005, le site internet de la Médiathèque du patrimoine se réclame toujours
de l’œuvre du maître pour présenter les collections du Centre de recherches sur les Monuments historiques
(CRMH). Quel fut le sens de ce parrainage lorsqu’il fut revendiqué pour la première fois au milieu des
années 1930 ? Quelle était, à ce moment, l’actualité du dictionnaire raisonné, ouvrage déjà ancien ?
S’agissait-il de le remplacer ? La constitution matérielle du fichier, étalée sur plusieurs décennies, fut-elle
conduite à partir de critères invariants, sur un projet unique ? Le fichier n’est-il finalement qu’une
nouvelle version du dictionnaire raisonné, réactualisé certes, mais porteur comme son illustre modèle,
d’une doctrine globale de l’architecture ancienne et de leçons pour l’architecture contemporaine ?
Comment fut gérée la publication du fichier et en direction de quel public ? Notre questionnement porte
sur les trois premières décennies de la structure chargée du fichier, l’Office de documentation, créé en
1935 1, et devenu en 1954 Centre de recherches sur les Monuments historiques 2. Notre étude inclut le
programme des relevés photogrammétriques, lancé en 1956, et la création en 1966 des laboratoires de
recherches sur les restaurations, car ces chantiers complémentaires au « dictionnaire » sont de précieux
révélateurs du projet.
Les années 1930 et la création de l’Office de Documentation
Dans les premières années du XXe siècle, l’héritage de Viollet-le-Duc régnait presque sans partage en
matière de monuments anciens. Il avait construit son savoir à partir de l’analyse de l’architecture gothique
qui constituait selon lui un système structurel parfait, conciliant rationalisme technique et esthétique. Mais
cette théorie, solidement développée dans son dictionnaire raisonné, avait des détracteurs 3. En 1928 par
exemple, Victor Sabouret affirma que les nervures n’avaient qu’un rôle décoratif 4. En 1934, la thèse de
Pol Abraham était une critique radicale de la doctrine rationaliste de Viollet-le-Duc et de « l’idéologie
monumentale » du dictionnaire imprégnant l’archéologie 5. Or l’analyse de Viollet-le-Duc constituait un
pilier de la pratique du service des Monuments historiques et légitimait son hégémonie sur les monuments
anciens. Que se passerait-il s’il était prouvé que cette théorie fondatrice était erronée, comme l’affirmait
Pol Abraham ?
1
L’Office de documentation sur les Monuments historiques et musée des matériaux fut institué par arrêté du 21 novembre 1935.
Paris, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine (MAP), 80/01, carton 78
2
Le CRMH remplace l’Office de Documentation dans le titre du rapport d’activité 1954 (MAP, 1996/81, carton 45). Les projets
de décret portant statut du centre s’échelonnent de 1953 à novembre 1955 (MAP, 80/01, carton 78)
3
Anne Coste, L’architecture gothique. Lectures et interprétations d’un modèle, Saint-Etienne : Publications de l’université de
Saint-Etienne, 1997, p. 108-109
4
Victor Sabouret, « Les voûtes d’arêtes nervurées. Rôle simplement décoratif des nervures. », Le Génie civil, mars 1928, p. 205209
5
Pol Abraham, Viollet-le-Duc et le rationalisme gothique, Paris : Vincent Fréal et Cie, 1934, 118 p.
Un résumé de sa thèse parut dans le Bulletin monumental, suivi d’une réfutation de Marcel Aubert,
médiéviste, directeur de la Société française d’Archéologie et membre de la Commission des Monuments
historiques. Celui-ci reconnaissait que la théorie de Viollet-le-Duc était trop rigide et systématique, mais il
pensait toujours que « les voûtes sur croisées d’ogives d’Île-de-France, logiquement construites, fortement
contrebutées, capables par une évolution rapide d’atteindre à la perfection, ont été le principal instrument
de l’essor magnifique de l’art gothique » 6. Les concessions de Marcel Aubert permettaient ainsi, en
nuançant la théorie de Viollet-le-Duc, de réaffirmer sa légitimité fondamentale.
Ce fut dans ces circonstances que le service des Monuments historiques entreprit de réévaluer ses propres
connaissances sur les monuments anciens. En 1934, l’inspecteur général René Planchenault exposa le
programme d’un « dictionnaire sur fiches d’archéologie et de technique des restaurations » 7 qui
rassemblerait en un même lieu l’expérience des chercheurs et des architectes de terrain. Ce fichier devait
être accompagné d’une collection d’échantillons appelé « Musée des matériaux ». Le dictionnaire raisonné
n’était mentionné qu’à la marge : « Ajoutons que le fichier une fois constitué, il serait facile de préparer
une nouvelle édition du dictionnaire de Viollet-le-Duc, ouvrage remarquable, mais aujourd’hui vieilli ».
Le dictionnaire raisonné n’était donc envisagé que comme un répertoire de modèles facilement
dépassable, et le grand système d’architecture qu’il soutenait était ignoré. Le fichier devait comprendre de
nombreux articles sur les techniques de restauration, peu représentées dans le dictionnaire raisonné 8. Il
était aussi prévu des rubriques sur les équipements modernes dans les monuments : protection contre le
vol, électricité, etc. Le fichier fut presque immédiatement appelé « dictionnaire », par référence à celui de
Viollet-le-Duc, et le mot fut conservé jusqu’à aujourd’hui 9.
« L’Office de documentation » fut créé en 1935 avec pour mission de constituer et de gérer un fichier sur
les monuments, un fonds documentaire d’archéologie, une bibliothèque, et, pour le musée des Matériaux,
une collection d’échantillons de matériaux et d’outils. Il était une annexe du musée de sculpture comparée,
géré par le service des Monuments historiques. En 1937, le musée devint le « musée des monuments
français » et fut rattaché aux Musées nationaux. Le service des Monuments historiques conservait la
tutelle de l’Office de documentation et du musée des Matériaux et le conservateur du musée, Paul
Deschamps, était directeur de l’Office. Un « comité de l’Office de documentation et du musée des
matériaux » fut créé en 1936, mais l’ensemble manquait de moyens : pas de budget particulier, personnel
non titulaire, etc 10. Quant au musée des matériaux, la mauvaise volonté des architectes en chef, censés
fournir les échantillons, ne permettait pas d’en constituer la collection. Malgré ces difficultés, l’inspecteur
général Pierre Paquet préconisa en janvier 1940 une extension considérable du programme prévu pour le
dictionnaire, avec des rubriques et des exemples bien plus nombreux que ceux du dictionnaire raisonné 11.
De plus, rompant définitivement avec l’ambition encyclopédiste de Viollet-le-Duc, il imagina un
ensemble ouvert, dont les dossiers « ne seront jamais clos et s’enrichiront continuellement ».
La constitution du fichier archéologique
Sous l’Occupation, l’Office de Documentation, réorganisé par le décret du 14 avril 1942 12, subit une
accélération considérable de ses travaux. Le régime de Vichy prétendait régénérer la France, mais ne
6
Marcel Aubert, « Les plus anciennes croisées d’ogives, leur rôle dans la construction », Bulletin monumental, 1934, p. 5
René Planchenault, « note sur l’utilité d’un dictionnaire sur fiches d’archéologie et de techniques des restaurations », 1934 (MAP
1996/81, carton 45).
8
Les conseils techniques sont rares mais pas totalement absents, par exemple la rubrique « étai » (Dictionnaire raisonné de
l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, Bance, t. V, 1861, p. 333).
9
Louis Hautecœur, directeur général des Beaux-Arts, tenta en vain de supprimer cette encombrante référence, en lui donnant le
nom de répertoire, Comité de l’Office de documentation, 15 décembre 1943 (MAP 80/01, carton 80).
10
Le Comité fut créé le 22 janvier 1936 (MAP 1996/81 carton 45).
11
Pierre Paquet, rapport du 26 janvier 1940 (MAP 1996/81 carton 45).
12
Note du 3 mai 45 (MAP 80/01, carton 7).
7
pouvait éviter une terrible dégradation des conditions de vie. La lutte contre le chômage, condition d’une
paix sociale inaccessible, était un enjeu essentiel en termes d’image et l’Etat embaucha massivement dans
ses services, permettant le lancement d’importantes enquêtes documentaires 13. Enfin, l’impuissance du
gouvernement à agir sur la réalité favorisait le report des efforts matériels sur les opérations intellectuelles.
L’Office bénéficia ainsi, de 1940 à 1944, de moyens financiers et humains conséquents qui permirent le
véritable lancement du dictionnaire. Il était composé d’un ensemble de dossiers classés par sujets et
comprenant relevés, photographies et documentation écrite (articles, références bibliographiques…)
L’ensemble des dossiers constituait le grand fichier, qui avait une vocation d’archive14. Le petit fichier,
classé par matière, en était la reproduction, et constituait l’instrument de consultation. Les photographies
furent d’abord tirées des archives des Monuments historiques, par retirage des clichés existants, afin de
pallier l’interdiction de photographier imposée par l’occupant allemand. Les relevés étaient assurés par
d’anciens élèves du cours du Trocadéro sur les monuments anciens, qui prenaient sur place des croquis
cotés qui étaient mis au net à Paris. La mise en fiches était assuré par des contractuels.
Les premiers programmes s’inspiraient des conférences données au Trocadéro, de 1922 à 1929, par les
inspecteurs généraux ou les architectes en chef : couverture (Sallez et Brunet) vitrail (Pierre Paquet),
menuiserie (Ruprich-Robert)15. Les restaurations devaient être étudiées aussi bien que les éléments
anciens. Il était par exemple prévu en 1941 de relever le système de couverture en pierre de la cathédrale
de Paris, datant de Viollet-le-Duc. Le programme 1942 prévoyait, entre autres, l’étude du béton armé dans
les restauration : terrasse de l’ouest au Mont-Saint-Michel par Ernest Herpe, charpente de Reims par
Deneux, reprise en sous-œuvre des piliers de Souvigny par Chauliat, etc.16 Mais les enquêtes ouvertes
furent conditionnées par les circonstances. Les échafaudages qui auraient permis d’accéder aux parties
hautes étaient rares du fait de l’interdiction des travaux par les Allemands et les relevés portèrent sur les
éléments du second œuvre facilement accessibles ou les bâtiments peu élevés. Ainsi furent lancées en
1943 des enquêtes sur les escaliers et les plafonds17 et sur les maisons à pans de bois. La dépose préventive
des vitraux anciens, qui se poursuivit tout au long de l’Occupation, permit de relever leur système de
fixation. L’enquête sur les maisons à pans de bois fut accélérée en 1944 dans les régions menacées, en
particulier dans le Calvados où, sur quinze maisons étudiées, une douzaine fut détruite lors de la bataille
de Normandie. En 1945, l’enquête fut étendue aux régions auparavant inaccessibles, comme l’Alsace. Les
destructions et les étaiements d’urgence à la Libération permirent également d’observer les voûtes et les
arcs-boutants à Lisieux, Rouen ou Nevers.
L’évolution du dictionnaire après la libération
À la Libération, le dictionnaire était lancé. Le petit fichier, mis à jour, était consultable et comprenait
15000 fiches. Les rubriques étaient celles du dictionnaire de Viollet-le-duc, mais de nouvelles enquêtes
avaient été ouvertes à la demande des architectes et des inspecteurs généraux. Les rapports annuels
insistaient désormais sur l’utilité pratique du dictionnaire pour les restaurateurs. En effet, les entreprises
intellectuelles du régime de Vichy paraissaient désormais bien futiles face au grand chantier de la
reconstruction du pays. Les crédits de l’Office de documentation étaient en chute libre, les contractuels
furent licenciés et les architectes chargés des relevés trouvèrent vite à s’employer dans la Reconstruction.
Dès 1946, le petit fichier était en retard, en 1948 l’enquête photographique fut stoppée par suite de la
13
Ainsi furent lancés l’enquête sur l’architecture rurale française dirigée par Georges-Henri Rivière (appelée «chantier 1424»),
l’inventaire des sites remarquables de la France (chantier 1425), l’inventaire des collections du musée du Conservatoire (chantier
1969), etc.
14
Signe des temps, l’ensemble de ce fichier était microfilmé afin de constituer une sauvegarde en cas de destruction accidentelle
(MAP 1996/81, carton 21).
15
Rapport à la commission des Monuments historiques, 5 février 1943 (MAP 1996/81, carton 45).
16
Rapport d’activité de l’Office, 27 décembre 1941 (MAP 1996/81, carton 45).
17
Comité du 15 décembre 1943 (MAP, 1996/81 carton 45).
suppression des crédits et en 1949, il n’y avait plus qu’un seul architecte-enquêteur, contre 35 sous
l’Occupation.
Le dictionnaire fut poursuivi malgré tout, mais il fallut abandonner l’idée d’une recherche méthodique.
Les enquêtes étaient soumises aux demandes des architectes et les chantiers de restaurations étaient
systématiquement mis à profit pour accéder aux parties inaccessibles. Ce pragmatisme pouvait paraître
arbitraire. René Perchet, le directeur de l’Architecture, réclama ainsi à plusieurs reprises la définition d’un
programme raisonné. Mais la sous-directrice de l’Office, Simone Berthelier, défendait le caractère
opportuniste des recherches : « ce programme est précis, c’est celui d’un dictionnaire de l’architecture. Un
dictionnaire conçu à la manière de Viollet-le-Duc c’est-à-dire une encyclopédie dans laquelle chaque
rubrique fait l’objet d’une étude archéologique et technique […] L’ordre de ces rubriques est sans
importance puisqu’elles doivent toutes être étudiées. » 18 Pourtant, la référence à Viollet-le-Duc
ressemblait fort à une incantation vide de sens. Certaines rubriques, particulièrement bien fournies, étaient
devenues emblématiques de l’Office de Documentation, tandis que d’autres restaient obstinément en
dehors de son champ de recherche. Héritier de la documentation et des recherches de Henri Deneux sur les
charpentes, le dictionnaire était ainsi particulièrement riche sur le matériau bois : charpente, menuiseries,
vantaux, etc 19. Par contre, et bien que la question n’ait jamais été officiellement débattue, les XIXe et XXe
siècles étaient exclus du champ des recherches, malgré plusieurs tentatives isolées dans ce sens 20.
Du fait des circonstances, la documentation du dictionnaire offrait donc une image fragmentaire de
l’architecture et deux aspects essentiels n’étaient pas traités : les monuments pris dans leur entier et les
techniques de restauration. En 1947, une campagne méthodique de grands relevés d’édifices
caractéristiques fut envisagée, mais l’état des crédits fit abandonner le projet. Les relevés d’édifices entiers
étaient coûteux, et la solution vint d’une technique nouvelle : la photogrammétrie. Utilisé pour la première
fois en 1944 pour la Sainte-Chapelle, le procédé permettait, grâce à un appareillage complexe, des relevés
d’une exactitude absolue 21. En 1950, soulignant « l’utilité de cette documentation susceptible de
renouveler les procédés de restauration jusqu’à présent inspirés des principes non discutés de Viollet-leDuc » 22, Pierre Paquet demanda la reprise de l’expérience. La photogrammétrie permettrait de « reprendre
et d’étudier à fond le grand problème des voûtes et des arcs-boutants déjà abordé. […] Il serait
particulièrement intéressant de posséder des relevés semblables pour une dizaine d’édifices bien datés qui
formeraient jalons du XIe au XVIIIe siècle et nous renseigneraient d’une manière vraiment précise sur la
construction des voûtes du Moyen-Age. [ils seraient accompagnés de] relevés de détails précisant en
particulier l’attache des arcs-boutants, leur point de contact avec la voûte et leur construction propre » 23.
Cette technique nouvelle était donc envisagée dans un esprit proche du dictionnaire de Viollet-le-Duc :
proposer une grande théorie de l’architecture médiévale basée sur l’observation du système structurel de la
voûte. Les premiers relevés photogrammétriques furent réalisés de 1956 à 1958 sur l’église Saint-Etienne
de Beauvais, puis sur les voûtes angevines de Saint-Serge d’Angers en 1960. À partir de ce moment, la
photogrammétrie se développa au détriment des relevés et les crédits qui lui étaient réservés dépassèrent
très rapidement ceux des postes traditionnels de l’Office de documentation 24. Mais les relevés
photogrammétriques restèrent une simple compilation, car la synthèse qui avait été évoquée ne fut jamais
lancée.
18
Rapport s.d. [1961 ?] (MAP 1996/81, carton 18).
En 1960, par exemple, l’article de Henri Deneux fut réédité par le CRMH.
20
Commission du 20 décembre 1961 (MAP, 1996/ 81 carton 45) ; réunion du 9 novembre 1981 (MAP, 1996/81 carton 18)
21
Un relevé photogrammétrique de la Sainte-Chapelle fut exécuté en 1943 par le service géographique national selon le procédé
Poinvilliers. Un appareil simplifié fut ensuite utilisé pour relever l’église Saint-Etienne de Beauvais, de 1956 à 1958 (MAP,
1996/81, carton 45).
22
Pierre Paquet, réunion de l’Office de documentation, 12 décembre 1950 (MAP 80/01, carton 80).
19
23
24
Comité de l’Office de documentation, 17 janvier 1950 (MAP 80/01, carton 80).
En 1969, la photogrammétrie représentait un peu plus de la moitié du total des crédits de l’Office (MAP 1996/81, carton 45).
L’étude des techniques de restauration figurait au programme du fichier de René Planchenault en 1934,
mais du fait des circonstances, le dictionnaire ne s’était pas développé dans cette direction. La création de
structures de recherche au sein de l’Office de documentation, devenu en 1954 « Centre de Recherches sur
les Monuments historiques » (CRMH), fut une tentative pour compenser cette lacune, mais elle fut
longtemps ralentie par le manque de crédits. En 1954 par exemple, un groupe de travail sur la maladie de
la pierre fut instituée au sein de l’Office 25, mais le recrutement d’un spécialiste, prévu en 1958, fut
impossible. En 1966 enfin, une cellule scientifique comprenant quatre laboratoires fut instituée : recherche
et conservation du vitrail, de la peinture murale et de la pierre 26. Lorsque les inspecteurs généraux
imaginaient en 1943 des rubriques décrivant les techniques contemporaines de restauration, ils se situaient
dans la continuité intellectuelle de Viollet-le-Duc : le chantier était le laboratoire, source unique de
connaissance et lieu exclusif d’expérimentation de la restauration. L’architecte en maîtrisait tous les
aspects. Au contraire la création de laboratoires indépendants lui enlevait cette part d’innovation. Les
techniques de restauration étaient confiées aux spécialistes et l’expérimentation se situait hors du chantier.
Il en fut de même pour la photogrammétrie : initialement réservée aux architectes, qui possédaient la
technique du relevé et de la restitution, l’appréhension du bâtiment passait désormais par l’intermédiaire
d’un appareillage sophistiqué dont la manipulation était réservée à des techniciens non-architectes.
Les albums du CRMH
Bien qu’elle ait été évoquée dès 1934, la publication n’était pas l’objectif premier du dictionnaire. Sous
l’occupation, la présentation des fiches fut étudiée pour que le fichier puisse, « si le service des
Monuments historiques y voit intérêt être reproduit commercialement ; fournissant ainsi un instrument de
travail qui pourrait être diffusé à l’usage des centres intellectuels, bibliothèques, grandes écoles, agences
d’architecture » 27. Il était donc destiné à la consultation des praticiens du service, des architectes et des
spécialistes et ceci constituait une différence fondamentale avec le projet de Viollet-le-Duc qui avait, selon
Mérimée, « voulu écrire pour tout le monde » 28. Après la guerre, la création de services déconcentrés
imposa l’élargissement de la documentation au-delà du cercle parisien. Depuis 1946, les architectes
d’entretien, fonctionnaires, dirigeaient des agences départementales d’architecture et ils avaient mission
d’y constituer un fonds documentaire. Envisagée une première fois en 1947, la reproduction des relevés
commença en 1953. Paul Deschamps et Simone Berthelier étaient d’avis d’en limiter la diffusion au seul
cadre des Monuments historiques. René Perchet estimait au contraire qu’il était possible de l’élargir, par
l’intermédiaire du service commercial : « cette documentation […] a le défaut d’être confidentielle alors
qu’elle pourrait servir le prestige du service en étant mise, à prix réduit, à la disposition du grand public »
29
. Ceux de l’année furent tirés à 100 exemplaires et il était prévu de reproduire tous ceux des années
précédentes. 40 étaient destinés aux architectes en chef et 40 aux agences départementales, le reste étant
destiné à la vente. Deux dossiers thématiques, « vantaux de portes » et « fenêtres », étaient publiés de la
même façon et réunis dans des enveloppes d’environ 100 planches. En 1956 le procédé de tirage Gestetner
fut abandonné au profit du procédé West-Hélios, visuellement plus satisfaisant. L’élaboration d’une
stratégie de vente fut un peu laborieuse. Fallait-il faire payer les agences, les architectes en chef ?
Présentés au Congrès international des architectes et techniciens des monuments anciens de Paris en 1957,
les tirages de relevés eurent un certain succès et la formule fut reconduite. C’est peut-être à cette occasion
que fut conçue la présentation en albums brochés, précédés d’un court texte de présentation, qui resta
inchangée jusqu’à la fin des années 1980. La fabrication (encollage, vérification) en était assurée à
l’Office. À partir de 1956, la diffusion et la vente furent prises en charge par les services de la Caisse
25
Il était l’héritier de la commission d’étude sur le sujet créée au CNAM en 1936.
François Souchal, rapport, s.d. [1969] (MAP 80/01, carton 78).
27
Comité de l’office de Documentation, 15 décembre 1943 (MAP 1996/81 carton 45).
28
Prosper Mérimée, 30 décembre 1854, cité par Auzas (Pierre-Marie), Eugène Viollet-le-Duc, 1814-1879, catalogue d’exposition,
Paris, CNMHS, 1965, p. 129.
29
René Brichet, Comité de l’Office de Documentation, 9 février 1954 (MAP, 80/01, carton 80).
26
nationale des Monuments historiques30. Les albums furent lancés à un rythme soutenu, quarante de 1956 à
1971, mais toujours en tirage limité d’une centaine d’unités. Ils étaient donc, contrairement à la volonté de
René Perchet, à usage essentiellement interne : hors du service, seuls quelques rares spécialistes y avaient
accès. Il fallut attendre le début des années 1980 pour qu’ils deviennent une véritable publication : en
1982, les albums furent soumis au dépôt légal, en 1985 la distribution fut reprise par l’éditeur Picard et en
1988 apparurent les premières photographies, en complément des relevés.
La référence à Viollet-le-Duc pour le fichier de l’Office de documentation reposait sur un malentendu
assimilant le dictionnaire raisonné à un répertoire de modèles. De la même façon, le fichier ne fut jamais
qu’une compilation d’études, sans véritable lien entre elles, et les albums thématiques, du fait de leur
caractère sommaire, sont sans rapport avec l’ambition universelle des articles du dictionnaire raisonné.
Mais la comparaison des deux dictionnaires est éclairante sur l’importance du savoir dans le processus de
la restauration. Au XIXe siècle, l’architecte prétendait régner seul sur l’architecture, la construction et
l’archéologie. Son ambition était si vaste qu’il en proposait un panorama complet. Le milieu du xxe siècle
vit l’arrivée de spécialistes et de techniciens qui fragmentèrent la connaissance. La restauration, envisagée
comme réponse à une pathologie, fut disjointe du fichier pour être traitée dans l’objectivité scientifique
des laboratoires de recherche. Vingt ans plus tard, en 1988, les colloques de la direction de l’Architecture
furent appelés, sur une idée de François Léotard, « Entretiens du Patrimoine »31. Le nom ne se réfère
nullement, comme on pourrait le penser, aux Entretiens sur l’architecture de Viollet-le-Duc, mais à la
médecine et aux « Entretiens de Bichat ». Au XIXe siècle, les monuments anciens étaient le prétexte à une
réflexion philosophique, esthétique, sociale. Au XXe siècle, l’étude des monuments, désormais assimilés à
des corps vivants, est un processus infini.
30
Les exemplaires à vendre étaient déposés au service commercial de la Caisse, au Grand-Palais. Il ne semble pas que la Caisse
ait engagé une politique active de diffusion dans le circuit commercial classique.
31
Patrimoine et société contemporaine, actes des colloque de la direction du patrimoine, octobre 1987, Paris, Ministère de la
culture et de la communication, 1988, p. 65-67.