Giovanni Maria Tamburini, Plan de Venise, huile sur toile, vers 1632-1641, 152 x 203 cm, Paris, Galerie Mendes
L’art à Venise, pour la plus grande majorité d’entre nous, est représenté par les artistes
du XVIe siècle, Bellini, Titien et Tintoret, ou les artistes du XVIIIe siècle, Tiepolo, Guardi
et Canaletto. Mais que s’est-il passé au niveau artistique à Venise pendant un siècle ?
Seuls quelques rares spécialistes le savent et cela est fort regrettable. Entre l’art
sombre de la fin du XVIe siècle et festif du siècle des lumières, pendant un siècle, les
bouleversements sociaux et économiques ont transformé la société patricienne et de
nombreuses commandes tant religieuses que profanes se multiplièrent sans que pour
autant émergent des figures majeures. Mais Venise était déjà une ville touristique
et tout voyageur qui se rendait en Italie se devait de passer par la Lagune. Ainsi un
grand nombre d’artistes étrangers, peintres et sculpteurs, profitant des nouvelles
commandes, demeurèrent à Venise, apportant avec eux leurs propres expériences,
caravagesques, baroques, classiques. L’exposition présentée aux visiteurs du musée
cet été abordera justement ce point particulier de l’apport des peintres extérieurs à la
Lagune aux artistes vénitiens.
Une exposition sur le sujet avait été organisée pour la première fois en 1959. Depuis,
si ce n’est des publications scientifiques ou une exposition présentant uniquement les
tableaux vénitiens conservés dans les collections publiques anglaises, contrairement
aux écoles bolonaises, romaines ou napolitaines, le sujet n’a plus été malheureusement
abordé de façon approfondie. La ville d’Ajaccio, de par son importante collection
de peinture italienne du XVIIe siècle, s’est donné comme vocation d’organiser des
expositions sur ces écoles trop ignorées en France et rarement traitées en Italie,
et ainsi, après Florence, puis Milan, c’est au tour de Venise d’être mise à l’honneur sur
les cimaises du Palais Fesch. Lorsque l’on déambule dans les « calle » vénitiennes et
que l’on pénètre dans les églises ou les palais, cette peinture du XVIIe siècle qui domine
l’ensemble des décors est toujours accompagnée de décors sculptés. Ainsi, pour cette
occasion particulière, un certain nombre de sculptures seront présentées aux côtés des
peintures afin de tenter de donner l’impression de se retrouver dans la ville lagunaire.
Pour l’occasion, le musée s’est adressé aux plus grands spécialistes de la peinture et de la
sculpture vénitiennes, Linda Borean, Stefania Mason et Andrea Bacchi, qui pendant trois
années successives ont approfondi leurs recherches et ont essayé de trouver les pièces
les plus significatives afin de séduire le public ajaccien. Je les en remercie vivement.
Cette exposition n’aurait pu avoir lieu sans le partenariat des Gallerie dell’Accademia
de Venise et je remercie également sa directrice, Paola Marini, qui a adhéré à ce projet
avec enthousiasme. L’exposition a également bénéficié de prêts prestigieux des musées
communaux et des églises de Venise, comme certains musées de la Terre ferme, assurant
la grande qualité des œuvres présentées. Ainsi que cela fut le cas lors des expositions
précédentes dédiées à la peinture italienne du XVIIe siècle, cette exposition est
également l’occasion de présenter au public les œuvres les plus importantes conservées
dans les collections publiques françaises et ainsi mettre en valeur le patrimoine national.
Le musée des Beaux-Arts d’Ajaccio se trouve donc une nouvelle fois au carrefour de la
recherche en histoire de l’art tout en mettant en valeur ses collections, pour le plus grand
plaisir des visiteurs d’ici et d’ailleurs.
Laurent Marcangeli
Maire d’Ajaccio
Président de la Communauté d’agglomération du pays ajaccien
Les Gallerie dell’Accademia de Venise ont accueilli avec enthousiasme l’initiative
d’une exposition consacrée à la culture artistique vénitienne du XVIIe siècle promue
par le Palais Fesch - musée des Beaux-Arts d’Ajaccio et confiée par son directeur
Philippe Costamagna à des spécialistes reconnus et depuis longtemps proches du
musée vénitien comme Stefania Mason, Andrea Bacchi et Linda Borean, cette dernière
étant également membre de notre comité scientifique. Partie d’un projet plus vaste
dédié aux écoles artistiques du XVIIe siècle italien, l’exposition est en continuité
directe avec celles consacrées à Florence en 2011 et à la peinture lombarde en 2014.
Se poursuit ainsi avec cohérence un parcours de connaissance et de valorisation de
l’extraordinaire richesse et variété tant des collections du musée que de la culture
artistique italienne de l’époque. Les Gallerie dell’Accademia sont donc heureuses de
participer activement au projet, et d’y participer par le prêt d’un nombre important
d’œuvres et sont tristes que des limites financières les empêchent d’envisager une
édition vénitienne de l’exposition, bien qu’elle représente au mieux les objectifs
de recherche et de valorisation que le musée, depuis sa récente autonomie, entend
poursuivre et développer ultérieurement. Pour retrouver un précédent direct d’une
exposition dédiée à l’art à Venise au XVIIe siècle il faut remonter à l’année 1959,
quand fut installée dans les salons de Ca’ Pesaro une grande exposition sous la
direction de Pietro Zampetti. En 1968, suivait, sur le mode mineur, l’exposition de la
peinture vénitienne du XVIIe siècle dans le Frioul, organisée par Aldo Rizzi. C’étaient
des années d’effervescence générale, où prenait forme la « redécouverte » d’un siècle
longtemps négligé, le XVIIe, taxé de décadence et artificialité, et qui en revanche,
aujourd’hui, est l’une des périodes les plus étudiées, célébrées, et « exposées », soit par
des études monographiques approfondies soit par des manifestations de groupe. Et
pourtant, en ce qui concerne l’art vénitien du XVIIe siècle, et en particulier la peinture,
cet intérêt, bien que s’exprimant par des contributions scientifiques de premier ordre,
n’a pas connu récemment, force est de le constater, d’exposition capable d’en révéler
les beautés à un public plus vaste que les historiens d’art spécialisés. Cela n’a pas
réussi à l’art vénitien du temps d’être coincé entre l’encombrant héritage des grands
maîtres de la Renaissance et les innovations proposées par les protagonistes du XVIIIe
siècle, que ce soit dans la grande décoration, ou dans le renouvellement des « genres »
picturaux. Si l’on regarde les évènements historiques, le XVIIe siècle à Venise est
une époque de changements radicaux, marquée par l’isolationnisme culturel dû aux
évènements politiques – par exemple l’interdiction de l’église romaine, les difficultés
diplomatiques et commerciales de la Sérénissime sur l’échiquier international,
l’avènement d’un nouveau patriciat « bourgeois » –, une période durant laquelle la
ville semble peiner à redéfinir son identité propre et retrouver confiance. Toutefois, les
entreprises artistiques nouvelles, les chantiers décoratifs, les nouveaux collectionneurs
ne manquent pas, pas plus que les artistes, même s’il manque depuis longtemps
une figure de chef d’école capable d’interpréter le changement et d’imprimer sa
marque sur l’évolution de la culture figurative. Tandis qu’au cours du XVIIe siècle à
Rome les artistes étaient toujours plus attirés par les nouveautés des contemporains
(Caravage, Bernin, Pierre de Cortone), ils se rendaient surtout à Venise pour méditer
encore et encore la leçon des grands maîtres du XVIe siècle qui, par son importance,
continuait d’être attrayante à travers diverses générations comme le montre le cas,
emblématique, de Diego Vélasquez. Mais l’idée d’une cité passéiste tournée sur sa
propre gloire est certes exagérée, pour ne pas dire erronée. D’importantes études,
parues ces dernières années, ont permis, en fait, de mieux comprendre un cadre bien
défini, aidant à éclairer les apports autochtones les plus authentiques, identifier
les bonnes idées, rendant grâce aux éclairs de génie. En même temps, l’apport
fondamental des artistes étrangers actifs à, ou pour, Venise à été précisé, dont la leçon
est assimilée par une culture figurative, et technique, locale toujours dominante et
fièrement ressentie comme unique et à laquelle on ne saurait renoncer : que l’on pense,
par exemple aux « ténébristes » et à leur rapport avec l’art de Luca Giordano.
Les Gallerie dell’Accademia participent également à la redécouverte du XVIIe
siècle vénitien, à travers le réaménagement des salles dédiées à la peinture de
l’époque et en collaborant à des expositions comme celles sur Nicolas Régnier ou
la présente, en enrichissant leurs collections et projetant, dans un futur proche, des
dossiers spécifiques dédiés aux protagonistes de cette période. L’occasion d’une
exposition en partenariat international sur le XVIIe siècle vénitien invite à un bilan
provisoire : en 2015, grâce à la généreuse contribution du Venetian Heritage Onlus
et de Samsung, le musée a pu inaugurer cinq salles au rez-de-chaussée, dont une
dédiée au collectionnisme vénitien du XVIIe siècle et en particulier à la collection
Contarini, donnée au musée en 1838. Les œuvres des principaux maîtres de la peinture
vénitienne du XVIIe siècle – de Carlo Saraceni à Bernardo Strozzi, de Domenico Fetti à
Johann Liss et Francesco Maffei – trouvent là leur place dans un espace contemporain
qui évoque l’ancien display, grâce à la solution d’une paroi-quadreria. L’objectif
suivant, pas trop éloigné, est l’aménagement des deux salons appelés
« Selva-Lazzari », où pendant deux siècles se sont tenus les cours de peinture et de
sculpture de l’Accademia di Belle Arti, et où sera exposée la peinture monumentale du
XVIIe (et XVIIIe) siècle provenant principalement des églises et institutions religieuses
vénitiennes. La liste des protagonistes se poursuit avec les noms de Sebastiano
Mazzoni, Giovan Battista Fumiani, Gregorio Lazzarini, Johann Carl Loth, mais aussi
avec la récupération des grands retables exécutés par des chefs d’école « étrangers »
comme Pierre de Cortone et Luca Giordano. De cette façon, le rez-de-chaussée de
l’ancien complexe de la Carità deviendra un parcours circulaire thématique qui,
partant du début du XVIIe siècle, aboutira à Canova et Hayez.
Dans cette perspective, les Gallerie dell’Accademia travaillent avec ardeur, mettant à
profit toutes leurs propres ressources, avant tout celles professionnelles du personnel,
récemment enrichi, et stimulant et coordonnant les efforts et les aides qui viennent de
toutes parts pour connaître, conserver, valoriser, et transmettre aux divers publics la
peinture vénitienne et sa valeur artistique, historique, et sociale.
Paola Marini
Directrice des Gallerie dell’Accademia de Venise
Sommaire
13
Introduction
87
ŒUVRES
88
L'image de Venise
92
1. Visions célestes et cauchemars terrestres
LINDA BOREAN – STEFANIA MASON
17
La peinture vénitienne du XVII siècle :
un dialogue entre langues différentes
et admiration partagée
e
STEFANIA MASON
STEFANIA MASON
108
35
49
Être peintre dans la Venise du Seicento
2. « La mort viendra » : homicides, suicides
et martyrs
LINDA BOREAN
LINDA BOREAN
« Tutto significa, tutto allude, e tutto parla »
La sculpture vénitienne de l’âge baroque
132
ANDREA BACCHI
63
Vouet et ses contemporains français à Venise
au XVIIe siècle
3. Anciens et nouveaux protagonistes
entre le sacre et le profane
STEFANIA MASON
164
4. Allégories
LINDA BOREAN
A R N A U L D B R E J O N D E L AV E R G N é E
186
73
Tableaux du XVIIe siècle vénitien
dans les collections publiques françaises
NAT H A L I E VO L L E
5. Portraits et autoportraits
LINDA BOREAN
210
6. À l’origine de la création artistique
STEFANIA MASON
252
7. Vers le nouveau siècle
LINDA BOREAN
267
ANNEXES
269
Bibliographie
281
Index des noms
12
STEFANIA MASON