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Chronique politique de la Mauritanie, décembre 2013

2014, Les Programmes du Centre Jacques Berque n°12, Rabat

Chronique politique de la Mauritanie Sous la direction de Mariella Villasante Cervello Les Programmes du CJB, n° 12 Les Programmes du Centre Jacques Berque N° 12 – Février 2014 (Rabat – Maroc) www.cjb.ma Présentation de la Chronique politique de la Mauritanie Sous la direction de Mariella Villasante Cervello La Chronique politique de la République islamique de Mauritanie présente une synthèse des principaux événements de l’ordre politique, social, économique et culturel à partir de sources publiées sur Internet, d’entretiens réguliers avec des chercheurs mauritaniens, et de séjours annuels sur le terrain. Elle paraîtra deux fois par an, en juillet et en décembre, et sera accompagnée, selon les livraisons :     d’articles courts portant sur l’actualité relative à toutes les sphères de la vie sociale, politique, économique et culturelle ; d’un suivi de l’actualité de la recherche en sciences humaines et sociales, avec la collaboration d’universitaires souhaitant présenter leurs travaux en cours et/ou leurs publications ; d’articles et d’études inédits ou déjà publiés ; de comptes rendus de livres ou de travaux portant sur la Mauritanie. Appel à contributions Les chercheurs mauritanistes souhaitant proposer des textes pour la Chronique sont invités à envoyer leurs propositions d’articles (une page), en précisant dans quelle partie ils se situent : pour l’actualité (5-10 pages), pour l’actualité de la recherche (5-10 pages), pour les articles et études (20 pages ou plus), et pour les comptes rendus (2-5 pages), à l’adresse suivante : mariellavillasantecervello@gmail.com Le CJB n’entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu du texte qui relève de la seule responsabilité des auteurs. Sommaire Chronique politique de la Mauritanie (Juillet-décembre 2013) Des élections législatives et municipales dans un contexte politique mouvementé. Tribalismes, communautarismes et tensions sociales Mariella Villasante Cervello………………………………………………………………….. 9 Articles et études Des « réfugiés-migrants ». Les parcours d’exil des réfugiés Mauritaniens au Sénégal……………………………………………………………………………………………… 35 Marion Fresia Articles et études Archéologie préhistorique en Mauritanie : bilan 2010-2013……….……. 49 Robert Vernet Des élections législatives et municipales dans un contexte politique mouvementé. Tribalismes, communautarismes et tensions sociales Sommaire Cadre économique, cadre international et politique interne .............................. 10 La politique interne : la rencontre avec le peuple à Néma ...................................13 Recensement douteux et élections contestées par l’opposition ......................14 Résultats des élections législatives et municipales du 23 novembre et du 21 décembre .............................................................................................................. 22 La question de l’esclavage et l’interdiction du parti RAG ..................................... 23 Les violations des droits humains et la situation des réfugiés du Mali .............. 27 La situation du terrorisme au Nord du Mali : AQMI se replie ? ........................... 30 Les programmes du CJB, n° 12 Chronique politique de la Mauritanie (Juillet-décembre 2013) Des élections législatives et municipales dans un contexte politique mouvementé. Tribalismes, communautarismes et tensions sociales Mariella Villasante Cervello Anthropologue (EHESS, Paris) Chercheuse associée au Centre Jacques Berque, Rabat et à l’Institut français d’études andines, Lima mariellavillasantecervello@gmail.com La Mauritanie préparait, depuis le mois de juillet, les élections législatives et municipales pour le 23 novembre ; elles auraient dû avoir lieu en octobre 2011 et ont été constamment reportées en raison de la restructuration de l’état civil et de l’absence de consensus entre le parti au pouvoir (Union pour la République, UPR) et les partis de l’opposition. L’exigence de la tenue des élections faisait partie des demandes des partis de l’opposition groupés au sein de la Coordination de l’opposition démocratique (COD) depuis l’Accord de Dakar, en juin 2009. En effet, par cet accord, le président Sidi ould Cheikh Abdellahi, élu au suffrage universel en mars 2007, acceptait de démissionner, et d’entériner le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz du 6 août 2008. Cet arrangement avec les principes de la démocratie était censé permettre la tenue d’élections l’année suivante. Ce qui fut fait. Le général Aziz démissionna des forces armées et se présenta comme candidat à sa propre succession. Il fut élu le 18 juillet 2009 avec 52,58 % des voix. Les deux principaux chefs de l’opposition, Messaoud ould Boulkheyr, président de l’Assemblée nationale, et Ahmed ould Daddah, avaient obtenu 16,29 % et 13,66 % des voix respectivement. Avec d’autres dirigeants de l’opposition, ils ont dénoncé les élections qui, d’après eux, ont été entachées de fraude ; cependant, le Haut conseil constitutionnel les valida. Depuis lors, les partis de la COD (notamment le Rassemblement des forces démocratiques (RFD) dirigé par Ahmed ould Daddah, et l’Union des forces démocratiques (UFD) dirigé par Mohamed ould Mouloud), n’ont pas cessé de dénoncer les agissements autoritaires, arbitraires et antidémocratiques du régime de l’ancien général Aziz. Sur un total d’onze partis, dix ont décidé de boycotter les prochaines élections, à l’exception du parti islamiste Tawassul (Liaison, Rassemblement pour la réforme et le développement), dirigé par Jemil ould Mansour. Le parti Alliance populaire progressiste (APP), issu de l’alliance entre nasséristes et militants du mouvement antiesclavagiste El Hor, dirigé par le charismatique Messaoud ould Boulkheyr, avait abandonné les rangs du COD précédemment. D’autres partis, de moindre importance, briguaient des postes au Parlement et aux mairies. Certains étaient proches de Taya et le sont du président actuel. Citons ici, le parti Sursaut de la jeunesse, dirigé par Abderrahmane ould Mourrakchi ; le parti, l’Union pour la démocratie et le progrès (UDP) fondé par Hamdi ould Mouknass et dirigé par sa fille Naha mint Mouknass ; et enfin El Wiam (Entente), dirigé par Boïdiel ould Houmeid. Deux partis de défense des droits des Noirs ne sont pas d’accord sur leur participation aux élections ; d’une part, le parti de l’Alliance pour la justice et la démocratie (AJD), dirigé par Sarr Ibrahima, ancien dirigeant des Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), s’est présenté aux élections ; alors que le Parti pour la liberté, l’égalité et la justice (PLEJ), dirigé par Ba Mamadou Alasane, a décidé de les boycotter. Un parti qui centre son activité sur la défense des droits des groupes serviles de la société arabophone (bidân), le Parti radical pour une action globale (RAG), n’a 9 Les programmes du CJB, n° 12 pas pu participer aux élections car il n’a pas obtenu son inscription dans le registre officiel des partis. Les résultats des élections confirment la prépondérance du parti au pouvoir et, en l’absence de la coalition des partis de l’opposition, le parti islamiste Tawassul est devenu la seconde force politique en Mauritanie. A vrai dire, les préparatifs des élections de cette année ont confirmé, une fois de plus, la prépondérance des traits de structure qui marquent l’émergence de la modernité en politique depuis 1990-1992. Je fais référence aux alliances et aux luttes factionnelles qui se développent dans le cadre segmentaire, dit couramment « tribal » et ethnique, et qui se mêlent étroitement aux luttes de classement entre partis politiques. Les élections constituent ainsi un moment de recomposition et de renégociation générale des alliances existantes et sont également influencées par les clientélismes et les relations personnelles dans lesquels la parenté, un référent politique structurel, coexiste avec la modernité de l’argent et des privilèges attendus de la « loyauté » envers les proches qui s’exprime par le vote1. Cela étant, les grandes nouveautés actuelles sont, d’une part, l’apparition et le renforcement de groupements communautaires qui défendent les droits des groupes serviles, dits hrâtîn, dont l’Initiative pour la résurgence et l’abolition (IRA), et le parti Radical pour une action globale ( RAG) ; et, d’autre part, les mouvements de défense des droits des Noirs mauritaniens. Le mouvement Touche pas à ma nationalité (TPMN) né en 2011, et le groupe créé en 1986, les Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), dont le président historique, Samba Thiam, est revenu au pays pour relancer le mouvement. Le gouvernement a refusé la légalisation de l’IRA et du RAG, mais cela ne les empêche pas de poursuivre leurs activités politiques. Il faut reconnaître en effet que l’activisme de ces mouvements communautaristes est facilité par l’ouverture de la liberté 1 J’ai consacré ma thèse à cette question à partir de l’exemple de la confédération des Ahl Sidi Mahmoud de l’Assaba (Villasante, EHESS, 1995). Voir Parenté et politique en Mauritanie, Paris, 1998. Voir aussi mes articles ultérieurs : https://pucp.academia.edu/MariellaVillasante 10 d’expression qui a suivi la chute du régime de Taya en 2005. Ces mouvements, distincts des partis politiques, sont probablement les seuls à demander une réforme structurelle des institutions étatiques et de la société mauritanienne toute entière. Dans cette chronique, on commencera par une brève présentation de la situation du pays, qui a connu un hivernage exceptionnel et de graves inondations, notamment à Nouakchott, pour analyser ensuite l’actualité politique marquée par les élections, la question de l’esclavage et l’interdiction du RAG, les violations des droits humains, et, enfin, la situation de tensions militaires au Mali où les affrontements se poursuivent. Deux articles accompagnent cette livraison, le premier, écrit par Marion Fresia (Université de Neuchâtel), concerne les réfugiés au Sénégal avant 2007, et le second est un bilan des travaux en préhistoire mauritanienne et saharienne écrit par Robert Vernet (CNRS). Qu’ils soient ici remerciés de leur collaboration. Photo 1 : Inondations à Nouakchott, septembre 2013 (enhaut.org, archives Le Calame) Cadre économique, cadre international et politique interne La Mauritanie connaît une période paradoxale, marquée par une bonne situation macro-économique qui assure une croissance de 5 % annuel, mais qui s’accompagne de fortes tensions sociales et par la permanence d’une pauvreté et d’une extrême pauvreté qui touche 67 % de la population. Les programmes du CJB, n° 12 Le secteur des mines connaît une crise actuellement2, et l’on prévoit des licenciements massifs ; cela, alors même que l’on vient d’annoncer qu’au cours de 2013, 13 millions de tonnes de minerais de fer ont été vendus par la Société nationale industrielle et minière (SNIM). En outre, celle-ci a découvert un nouveau gisement de 800 millions de tonnes de fer au Nord de la Mauritanie, et elle prévoit d’atteindre les 40 millions de tonnes à l’exportation à l’horizon 2025 (CRIDEM du 4 janvier 2014). Le secteur de la pêche reste cependant un poste important des revenus nationaux. Ainsi, la Mauritanie vient de signer un protocole avec l’Union européenne, à une majorité écrasante de 464 députés favorables à l’accord contre 120. Les clauses stipulent l’obligation de débarquement de toutes les espèces capturées dans les eaux mauritaniennes dans les ports du pays. L’accord stipule aussi que 60 % des équipages des navires européens opérant en Mauritanie soient mauritaniens. En outre, l’accord interdit la pêche du poulpe dont les captures sont réservées aux Mauritaniens. L’accord qui s’étend sur une période de deux ans à partir de la fin juillet 2012, stipule le versement de compensations financières de 111 millions d’euros par an, contre des quantités fixées que les navires européens sont autorisés à capturer. Il renouvelle par ailleurs les zones de capture qui diffèrent dans les eaux mauritaniennes entre le Nord et Sud. Cet accord devra avoir des retombées importantes sur le potentiel halieutique ainsi que sur la préservation des droits des pêcheurs mauritaniens en plus de revenus appréciables pour le Trésor public (Le Calame du 8 octobre). Pourtant, les tensions sociales sont particulièrement fortes, non seulement parce que la bonne situation macroéconomique n’a aucune retombée positive sur la majorité de la population, mais surtout parce que le régime d’Aziz reste sourd aux demandes sociales des plus démunis. En effet, ces demandes proviennent de manière massive des groupes marginalisés depuis l’émergence du pays (groupes serviles et communautés noires, halpular’en, soninké, wolof, bambara). Cependant, la grande différence 2 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649085 d’avant la chute du dictateur Maaouya Ould Sid Ahmed Taya (2005), je le notais dans la chronique de juillet, est que ces groupes sociaux sont organisés en associations et en groupes de pression qui ont réveillé les consciences de la société civile, notamment dans les villes. Sur le plan international, le président Aziz affronte des tensions politiques exceptionnelles avec le Maroc et le Mali. Au mois d’octobre, on apprenait que le Royaume marocain accordait l’asile politique à l’ancien président Ould Sid Ahmed Taya, ce qui aurait fortement déplu au président Aziz, qui aurait préféré le savoir toujours dans son refuge saoudien. Pour marquer le fait, les autorités mauritaniennes n’assistèrent pas à la remise de médailles qu’organisa l’ambassade marocaine à Nouakchott pour distinguer les ambassadeurs Ould Tolba et Ould Maaouiya (CRIDEM du 3 octobre 2013). La tension avec le Mali est révélée par l’absence du président mauritanien de la cérémonie d’investiture du président élu Ibrahima Boubacar Keita, le 19 septembre dernier. On n’a donné aucune raison officielle à cette absence pour le moins surprenante mais, de toute évidence, elle date des dissensions entre le président Aziz et le président Touré. En effet, en juillet, Touré avait refusé le déploiement des troupes mauritaniennes à la frontière entre les deux pays, dans le cadre de la lutte conduite par la MINUSMA contre les groupes terroristes installés dans le Nord du Mali. Le premier ministre mauritanien et le chef de l’état-major des armées avaient voyagé à Bamako pour s’entretenir avec le président de transition. Celui-ci expliqua qu’un tel déploiement serait une violation de la souveraineté du Mali, mais également une manière de se rapprocher des Touareg et des Arabes maliens pour mieux les soutenir. Le Mali considère en effet que la Mauritanie apporte son soutien à ces communautés « blanches ». Or, le président Aziz justifie sa demande pour sécuriser ses frontières et assurer le ravitaillement de ses troupes ; et pour montrer sa colère il effectua une visite à Dakar avec neuf ministres, et, lors du dernier remaniement ministériel, il nomma un ministre des Affaires étrangères favorable au rapprochement avec les États-Unis, au détriment de la France, alliée du Mali. Enfin, 11 Les programmes du CJB, n° 12 les autorités maliennes se sont indignées de la tenue d’une conférence de dirigeants touareg de l’Azawad (MNLA, HCUA et MAA3), à l’hôtel Mauricenter de Nouakchott, où ils ont signé un accord d’unité et de non-agression (Alakhbar du 23 septembre et CRIDEM du 3 octobre 2013). L’absence du président Aziz est d’autant plus problématique, selon un diplomate mauritanien, que la Mauritanie abrite des milliers de réfugiés maliens et que dans cette période de tensions militaires au Nord du Mali, les deux pays se doivent de collaborer activement (Le Calame du 21 septembre 2013). Photo 2 : Le Président ould Abdel Aziz (au centre) à Nouakchott, août 2013 (AMI) Le président Aziz s’est rendu à Dakar le 10 septembre pour une visite de travail avec le président Macky Sall. Ils ont ratifié les accords bilatéraux autour de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) réunissant la Guinée, le Sénégal et la Mauritanie, notamment le projet de relance de la navigation, les projets de construction de routes et d’un nouveau quai à SaintLouis. Ce projet est très important pour diminuer les coûts de transport agricole et minier, mais aussi pour donner au Mali une sortie à la mer. Selon le Haut-commissaire de l’OMVS, Kabiné Komara, les crédits nécessaires pour ce projet, estimés à 450 millions de dollars, seront publics et privés. Toutes les études préliminaires sont terminées. Dans ce contexte, les présidents mauritanien et sénégalais ont évoqué la construction du pont de Rosso, à la frontière fluviale entre les deux pays, retardé depuis 3 Respectivement Mouvement national de libération de l'Azawad, Haut conseil pour l'unité de l'Azawad, Mouvement arabe de l'Azawad. 12 plusieurs années (CRIDEM, le 11 et le 19 novembre). Le blocage est apparemment causé par la Mauritanie qui, selon un cadre du ministère de l’Equipement, considère qu’un pont serait une menace pour la Mauritanie qui serait submergée par l’immigration massive des Sénégalais. Une considération qui n’a aucun fondement. En fait, la construction de ce pont favoriserait les populations agricoles des deux rives, et concrétiserait la route transsaharienne Tanger-Nouakchott-Dakar, comme l’ont souligné les ministres marocain et sénégalais des Affaires étrangères, N’Diaye et SaadEddine El Othmnani, au mois de juillet (CRIDEM du 12 août). Dans ce cadre, le Maroc, le Sénégal et la Mauritanie ont signé à Rabat, le 4 novembre, une convention destinée à ouvrir une liaison terrestre régulière pour les personnes et pour les marchandises. Les signataires étaient les compagnies CTM et Supratours pour le Maroc, la société Tayba pour la Mauritanie et la société Transport Afrique logistiques pour le Sénégal (Biladi, CRIDEM du 15 novembre). En outre, la coopération militaire entre la Chine et la Mauritanie s’est renforcée lors de la visite du ministre chinois de la Défense nationale, Chang Wanquan, qui a rencontré le 15 novembre le chef d’état-major de l’armée nationale de Mauritanie, Mohamed Ould Mohamed Ahmed (CRIDEM du 16 novembre). Enfin, le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, a effectué une visite régionale au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Mali et en Mauritanie, où il est arrivé le 17 novembre. A propos de celle-ci, il a déclaré : « Cette tournée est l’occasion pour moi de conforter nos relations avec les pays que j’ai visités. Mais surtout de donner une nouvelle impulsion à la coopération en matière de sécurité, plus particulièrement dans la lutte contre le crime organisé, le trafic des stupéfiants et bien sûr la lutte contre le terrorisme. » Valls a salué l’engagement des autorités mauritaniennes dans la lutte contre le terrorisme. Après avoir été reçu par le président Ould Abdel Aziz et le Premier ministre mauritanien, le ministre de l’Intérieur français a signé avec son homologue mauritanien, Mohamed Ould Les programmes du CJB, n° 12 Ahmed Salem Ould Mohamed Rara, un protocole de partenariat visant à renforcer la coopération en matière de sécurité et de gouvernance. Il a promis également des armes, des formations pour la police et des équipements4 (RFI et CRIDEM du 18 novembre 2013). Photo 3 : Manuel Valls et Mohamed Ould Ahmed Salem Ould Mohamed Rara, Nouakchott, novembre 2013 (archives CRIDEM). La politique interne : la rencontre avec le peuple à Néma Le mardi 3 août, le président Aziz a tenu sa quatrième « rencontre avec le peuple » (liq’aa chaab), dans la ville de Néma, cheflieu du Hodh el-Chargui. Rien de nouveau cette année, on se serait cru, comme le note le journaliste Ahmed ould Cheikh, au milieu des années fastes de Maaouya ould Sid Ahmed Taya, lorsque toute la République se déplaçait avec son chef. Le président Aziz a parlé pendant plus d’une heure sur les différents volets de l’économie du pays. Beaucoup de chiffres et beaucoup de monotonie. D’après le président, la Mauritanie va pour le mieux grâce à ses décisions de réduire les dépenses de l’État, de lutter contre la corruption et la pauvreté, et de construire des routes et des centrales électriques. Un journaliste lui a fait remarquer que 23 % de Mauritaniens vivent dans l’extrême pauvreté, contre 2 % au Maroc et 1 % en Tunisie, à cela le président a répondu « ce ne sont que des chiffres ». 4 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649824 Cependant, il a reconnu pour la première fois avoir participé dans deux coups d’État, alors que le second, du 6 août 2008, était appelé jusque-là « rectification » ; le premier étant celui contre Taya, le 3 août 2005. Il a révélé également avoir subi quatre opérations après l’incident du 13 octobre 2012, lorsqu’il fut blessé par balle à l’abdomen [voir la Chronique de juillet]. Cependant, il a rassuré la population en affirmant qu’il se porte à merveille. Il a déclaré également que les élections annoncées le 4 août pour le mois de novembre, ne pourraient être retardées que de deux ou trois semaines. Enfin, le président a insisté sur le fait qu’aucun membre de son entourage ne s’est enrichi depuis qu’il a pris le commandement du pays. Comme le note Ahmed ould Cheikh, directeur du Calame, le président a peut-être oublié qu’il s’adressait à des Mauritaniens dont la grande majorité connaît très bien les origines des richesses de leurs compatriotes (Le Calame du 20 août). En septembre, le président a procédé à un remaniement ministériel assez important, douze postes ont changé en vue des élections prochaines, il s’agit de technocrates plutôt que de politiciens, et l’on trouve seulement une femme et deux fonctionnaires noirs. Ould Laghdaf reste le Premier ministre. Le ministre de l’Intérieur Mohamed ould Boilil, qui se prépare à une lutte contre son ennemi politique Boydiel, chef du parti El Wiam, a été remplacé par Mohamed ould Mohamed Rara, ancien wali du Trarza. Le ministre des Affaires étrangères, Hamadi ould Hamady, laisse son poste pour assumer le ministère de la Pêche, et il est remplacé par l’ambassadeur à New York, Ahmed ould Tegueddi. Enfin, le nouveau ministre de l’Hydraulique est Mohamed Salem ould El Bechir, qui était directeur de l’entreprise d’électricité (SOMELEC) ; alors qu’il a n’a pas une bonne réputation de gestionnaire, et que la ville de Nouakchott affrontait des inondations impressionnantes, notamment dans le quartier de Sebkha. Parmi les autres changements, citons le ministre de la Justice, Sidi ould Zeine, ancien conseiller du Premier ministre ; le ministre du Pétrole et de l’Energie, Mohamed ould Khouna, ancien ministre délégué chargé des Énergies nouvelles ; le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 13 Les programmes du CJB, n° 12 Isselkou ould Izidbih, ancien directeur du cabinet du Premier ministre. Également, la ministre de l’Emploi, Fatima Habib ; le ministre de l’Environnement, Amedy Camara ; et enfin le ministre de l’Enseignement fondamental, Ba Ousmane (Noorinfo du 18 septembre 2013). Photo 4 : Le président ould Abdel Aziz à Néma, août 2013 (archives CRIDEM) Enfin, au cours de la séance d’ouverture du troisième Sommet arabo-africain, qui s’est tenu à Koweit le 19 novembre, Mohamed ould Abdel Aziz a réaffirmé : « La Mauritanie veillera à continuer à jouer pleinement son rôle dans le maintien de la sécurité dans le Sahel et le Sahara ». Il a ajouté que la Mauritanie a encouragé l’investissement étranger en général, arabe et africain en particulier, à travers la création d’une zone franche à Nouadhibou, capitale économique, et l’adoption d’un code d’investissement incitatif (AMI, CRIDEM du 20 novembre). Recensement douteux et élections contestées par l’opposition Le pouvoir exécutif a annoncé, au début du mois d’août, la tenue des élections législatives et municipales, attendues depuis 2011, dans une période comprise entre le 15 septembre et le 15 octobre. Finalement, le 4 août, probablement grâce à l’insistance du président du Parlement, le président Aziz a accepté d’organiser les élections le 23 novembre pour le premier tour, et le 7 décembre pour le second tour. De son côté, la Commission électorale nationale 14 indépendante (CENI) a annoncé l’ouverture du recensement à vocation électorale (RAVEL) pour attribuer les cartes d’électeurs aux Mauritaniens âgés de plus de 18 ans, détenteurs de la carte d’identité biométrique délivrée par l’Agence nationale du registre des populations et des titres sécurisés (ANRPTS). Le RAVEL fut ouvert entre le 25 juillet et le 7 septembre, puis élargi jusqu’au 17 septembre. Autant de mesures improvisées qui montrent le peu de sérieux de ces élections, sans consultation ni concertation avec les principales forces politiques d’opposition, qui critiquent le recensement biométrique, le RAVEL, et plus généralement le manque de transparence du CENI et du gouvernement lui-même. Pour ces raisons, les partis du COD ont décidé de ne pas participer aux élections. Pourtant, cette décision implique leur autoexclusion de la vie politique publique au Parlement et dans les mairies, et elle a bénéficié au parti islamiste Tawassul, qui est devenu la seconde force politique au pays. Examinons le processus de plus près. Le recensement biométrique : une boîte de Pandore Le recensement biométrique commencé en 2011 a suscité des tensions fortes au sein de la communauté noire du pays, qui considère que le régime tente de les exclure de la nationalité mauritanienne. En effet, les pièces administratives demandées par les agents étatiques sont difficiles à apporter dans un pays majoritairement rural jusqu’aux années 1980, sans rien dire des « contrôles de connaissances » sur l’islam et la langue arabe pour les non-arabophones [voir la Chronique de juillet]. Parallèlement, le recensement a suscité des problèmes aux Noirs mauritaniens vivant à l’étranger, notamment en France. Le 4 septembre, l’Organisation des travailleurs mauritaniens de France (OTMF), et des Mauritaniens installés en France, ont occupé le local de l’ambassade de Mauritanie à Paris pour exiger de l’ambassadeur la suppression de l’exigence de présentation des cartes de séjour français comme condition à leur recensement et à leur inscription dans le registre électoral. L’ambassadeur a déclaré que si cela dépendait de lui, il annulerait Les programmes du CJB, n° 12 cette condition, mais qu’il devait suivre les ordres de Nouakchott. Il avait fait une déclaration semblable le 22 mai. L’occupation de l’ambassade a servi à diffuser les demandes des Mauritaniens de France, mais aussi à attirer l’attention sur les bizarreries du recensement décidé par le gouvernement de Mohamed ould Abdel Aziz (Taqadoumy, Noorinfo du 6 septembre 2013). Pour mémoire, cette situation problématique pour les Noirs mauritaniens a donné lieu à l’émergence d’un mouvement civil qui a pris le nom de Touche pas à ma nationalité (TPMN), en 2011, et qui, de manière plus large, a cristallisé, avec d’autres groupes, l’opposition aux discriminations de cette communauté mauritanienne. En juillet dernier, les tensions ethniques ont resurgi dans la ville de Kaédi, située dans la vallée du fleuve Sénégal, et chef-lieu de la région du Gorgol. Les émeutes ethniques du 7 juillet 2013 à Kaédi Le collectif TPMN a dénoncé ces affrontements ethniques à Kaédi qui seraient dus aux réactions « racistes et irresponsables des autorités régionales ». Le point de départ fut l’altercation entre un jeune commerçant bidânî [arabophone] et une vieille dame peule qu’il agressa verbalement, puis physiquement, en lui donnant une gifle. Mis au courant de l’affaire, un groupe de jeunes Noirs chercha le commerçant à la boutique de son employeur qui le protégea et ne donna aucune importance à l’affaire. Finalement, la police arriva dans les lieux et emmena le jeune au commissariat. Une foule de jeunes attendait dehors le dénouement des faits. La dame fut envoyée à l’hôpital et elle ne porta pas plainte contre son agresseur. Le lendemain, le commerçant ouvrit son établissement comme d’habitude, et ce geste mis les feux aux poudres ; plusieurs dizaines de jeunes se concertèrent pour attaquer les commerçants bidân du marché. Ces derniers cherchèrent refuge dans le bureau du wali (gouverneur), l’émeute continua faisant plusieurs blessés parmi les forces de l’ordre et les Bidân. Le wali, Ahmedou ould Abdallah, instaura l’état d’urgence dans la ville et fit appel à des gendarmes venus du Brakna et de Nouakchott pour restaurer l’ordre dans la ville, et éviter que les Bidân attaquent les Noirs à leur tour. Il déclara que les émeutes n’étaient pas spontanées mais manipulées par le mouvement TPMN. Celuici avait demandé l’autorisation de faire une manifestation mais le wali refusa ; ce dernier considéra alors que l’émeute avait été déclenchée en signe de protestation. Cependant le représentant de TPMN à Kaédi, Kaourou Diagana, refuse cette interprétation des faits et considère que la « politique ségrégationniste de l’administration est à l’origine du fossé qui se creuse entre des communautés qui ont pourtant vécu en symbiose dans cet espace depuis la nuit des temps. » Les émeutes ethniques de juillet furent apaisées par l’intervention des notables de la ville, appelés au secours par l’administration pour régler les tensions. Le groupe de notables était présidé par Sow Oumar Abdoul, et comptait 17 personnalités, dont Abou Cissé, Abdoulaye Tandia et Amadou Baila Ndiaye. Ils ont demandé la levée de l’état d’urgence et la libération des 27 jeunes et du notable Gando Dia. Le 17 juillet, une dizaine de jeunes et Gando Dia furent relâchés. Il est évident que l’agression dont fut victime la dame peule de la part d’un jeune bidânî aurait dû être prise au sérieux par la police, habituée à constater que les tensions ethniques reviennent régulièrement à Kaédi, et qu’elles étaient latentes depuis l’ouverture du recensement biométrique de 2011, et plus encore, depuis l’ouverture du processus électoral. La libération immédiate du jeune en question provoqua la colère des jeunes Noirs de la ville. En outre, les agressions subies par les agents de l’ordre augmentèrent les réactions exagérées du préfet qui instaura l’état d’urgence. Cela étant, il faut reconnaître que les jeunes en colère ont surpassé leurs droits de protestation pacifique, sans que ce fait ait été évoqué et reconnu par les mouvements de défense des Noirs mauritaniens. 15 Les programmes du CJB, n° 12 Photo 5 : Émeutes de Kaédi, juillet 2013 (archives du CRIDEM) En effet, les évènements de Kaédi ont suscité des réactions fortes des partis et des associations de défense des droits humains, qui ont tenu une conférence de presse le 15 juillet à Nouakchott. Citons ici TPMN, AMDH, AJD5, SOS esclaves, M25 et Afrique renaissance. Le coordinateur de TPMN, Abdoul Birane Wane, a déclaré que la tension restait très vive à Kaédi, annonçant que les commerçants bidân étaient tous armés, et qu’ils auraient même demandé aux autorités locales de leur donner l’autorisation de se servir de leurs armes6. Les délégués réunis au siège du Forum des organisations régionales des droits de l’homme (FONADH) étaient d’accord pour responsabiliser les autorités locales sur les « évènements de Kaédi », les mettant en garde contre tout acte de torture à l’encontre des détenus, et exigeant leur libération. Interprétant les détentions comme des actes de discrimination de la part de l’administration, ils ont discuté également de la question du recensement en cours depuis 2011, qui discrimine, comme on vient de le voir, les ressortissants noirs du pays [voir la Chronique de juillet]. Ousmane Diagana (AJD), a remis sur le tapis l’exigence absurde, pour les Mauritaniens installés en France, de disposer de cartes de séjour pour leur inscription dans le registre électoral, alors qu’une telle condition n’est demandée nulle part ailleurs (Daouda Abdoul et Dia Abdoulaye, CRIDEM du 21 juillet). Finalement, les jeunes ont été libérés le 3 Association mauritanienne des droits de l'homme (AMDH), Alliance pour la justice et la démocratie (AJD). 6 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=645443 5 16 novembre grâce à l’intervention du ministre de l’Habitat, Ba Yahya, qui a offert le paiement de la plupart des amendes imposées aux familles (5 millions d’ouguiyas), fait qui a été salué mais aussi dénoncé comme une manœuvre électorale par le collectif TPMN (Noorinfo du 4 novembre). Les émeutes de Kaédi et les protestations de citoyens mauritaniens de France reflètent les tensions sociales à caractère « racial », car pensées et vécues comme telles en Mauritanie, régulièrement exacerbées durant les périodes électorales. La nouveauté est que la société civile noire est mieux organisée que par le passé, et qu’elle a décidé de faire entendre sa voix malgré les réponses exagérées et illégales des autorités qui se permettent de capturer et de garder en prison des personnes sans qu’elles aient été jugées et défendues par des avocats. La CENI : une instance associée au régime du président Mohamed ould Abdel Aziz Contrairement à sa dénomination, la CENI ne serait pas une instance nationale indépendante, loin de là, et c’est l’un des principaux hommes politiques qui a participé à sa création, Messaoud ould Boulkheyr, qui l’a affirmé dans un entretien à la télévision en octobre dernier. En effet, Messaoud a déclaré qu’en choisissant des personnalités proches du pouvoir, des parents de surcroit, la CENI est devenue « une chambre d’enregistrement du président ould Abdel Aziz ». Il a également condamné la décision du président d’imposer le calendrier électoral sans tenir compte de l’avis des partis de l’opposition. Cependant, comme note Baba Kane, les critiques de Messaoud ne l’ont pas empêché de présenter le parti qu’il dirige, l’Alliance populaire progressiste (APP), aux élections du 23 novembre. L’ancien fondateur du mouvement de défense des groupes serviles, El Hor, aurait donc un double langage, il condamne et critique le régime et en même temps participe à sa légitimité politique (CRIDEM du 10 novembre 2013). De son côté, le président de la Coordination de l’opposition démocratique (COD), Ahmed ould Daddah, qui dirige le Les programmes du CJB, n° 12 parti Rassemblement des forces démocratiques (RFD), a déclaré dans une conférence de presse, le 18 octobre, que « la CENI est incapable d’organiser une élection fiable. Elle manque de crédibilité parce que non consensuelle, non représentative de la classe politique et conduite par un encadrement affilié au ministère de l’Intérieur duquel elle devient du coup dépendante ». Il faut préciser que le dialogue entre la COD et le pouvoir exécutif a été rompu après deux jours de conversation, le 2 octobre. Enfin, lors d’un entretien avec la journaliste Florence Morice, de RFI, ould Daddah affirmait que les conditions n’étaient pas réunies pour procéder à des élections démocratiques7. Cela étant, des dissensions sont apparues rapidement au sein de la COD ; d’abord, en novembre 2011, quatre partis (APP, Al Wiam, Sawab et Haman) se sont séparés de la coalition pour en créer une autre, l’Alliance pour une alternance pacifique (CAP), et ils ont décidé d’établir un « dialogue » avec le pouvoir. Au cours de la première semaine d’octobre, deux partis, l’Union des forces du progrès (UFP), dirigé par Mohamed ould Maouloud, et le parti islamiste Tawassul, dirigé par Mohamed Jemil Mansour, ont fait défection et ont annoncé qu’ils se présenteraient aux élections (CRIDEM du 7 octobre 2013). Finalement, seul Tawassul a maintenu sa décision, alors que l’UFP a réintégré la coalition de l’opposition. Mohamed Jemil Mansour a déclaré que leur décision doit être comprise dans le cadre d’un rapprochement des populations afin de leur proposer une alternative politique réelle, tout comme il s’agit également d’occuper des postes au sein du parlement et des mairies. Selon Mansour, cela ne signifie pas que Tawassul se soit rapproché du gouvernement, il reste dans le camp de la contestation en actualisant ses moyens de lutte politique. Le paysage politique reste dominé par le parti-État, l’Union pour la République (UPR), dont la grande majorité des notables faisait partie du Parti républicain démocratique et social (PRDS) fondé par Maaouya ould Sid Ahmed Taya. L’UPR est donc un groupe de pouvoir composé de notables "groupes de parenté" (« tribus »), de communautés noires, d’anciens cadres de l’administration, d’anciens politiciens (nasséristes, baathistes, islamistes, progressistes de l’ancien mouvement Kadihine), et bien évidemment, on y trouve aussi des jeunes cadres qui veulent faire carrière dans le giron du pouvoir en place. Comme note Justine Spiegel de Jeune Afrique, il y a deux ailes dans le parti, une vieille garde constituée des héritiers de Taya, et une branche progressiste représentée par Mohamed Yahya ould Horma, qui tente de renouveler la scène politique, et qui a accepté de dialoguer avec l’opposition en novembre 2012. Un dialogue rompu par la coalition COD avant d’arriver à un accord8. De fait, les enjeux des élections sont, depuis 1992, les prébendes attendues de l’État sous forme de postes dans l’administration, marchés en tout genre et privilèges en général. Le petit peuple adhère massivement au pouvoir en place ; un pouvoir étatique autoritaire, tenu par les militaires depuis 1978, et « modernisé » par le colonel Taya entre 1990 et 1992, avec l’autorisation de formation des partis et des élections. Mais le visage officiellement démocratique du pays reste ce qu’il a toujours été, une façade qui cache mal l’actualisation d’un pouvoir politique autoritaire sur le plan national, et d’un pouvoir régional et local contrôlé par les notables "groupes de parenté" et les communautés noires, majoritairement « loyales » aux présidents en place. Cela étant, des dissensions sont aussi apparues au sein de l’UPR, et trois partis, le Pacte national pour la démocratie et le développement (ADIL), le Mouvement pour le rassemblement (MPR, Kane Hamidou Baba) et le Renouveau démocratique (RD, Moustapha ould Abderrahmane), s’en sont séparés pour fonder la coalition Convergence patriotique. 8 7 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=648234 http://www.jeuneafrique.com/Articleimp_JA2716p0 80.xml0 17 Les programmes du CJB, n° 12 Photo 6 : Dirigeants de la COD, Mokhtar ould Daddah (3e de gauche), Jemil ould Mansour (4e de gauche), (archives CRIDEM) De l’autre côté de l’échiquier, se trouvent les groupes contestataires d’opposition, nés avec l’ouverture du pays à la « démocratie ». Ahmed ould Daddah, frère du premier président mauritanien, Mokhtar ould Daddah, est, encore de nos jours, le chef de file de cette opposition radicale qui a connu diverses étiquettes ; le Front démocratique uni pour le changement (FDUC) au début des années 90, puis l’Union des forces démocratiques (UFD), ensuite l’Action pour le changement (AC), puis enfin, suite à une division interne entre deux ailes, l’UFD dirigé par ould Daddah et l’UFD dirigé par ould Mouloud. Les islamistes abandonnèrent l’UFD de ould Daddah et fondèrent Tawassul. Finalement, en 2001, ould Daddah adopta le nom de Rassemblement des forces démocratiques (RFD), et ould Mouloud fonda l’Union des forces du progrès (UFP). Le troisième dirigeant d’opposition d’envergure est Messaoud ould Boulkheyr, ancien chef d’Action pour le changement, devenu président du parti nassériste APP, connu pour son ambiguïté vis-à-vis du pouvoir, comme je le notais précédemment. Le RFD s’est affaibli après le départ de ould Boulkheyr, puis après celui d’un chef reconnu du mouvement El Hor, Brahim ould Bilal, qui a rejoint le mouvement antiesclavagiste IRA, dont il est le vice-président. Et enfin avec le départ du député Kane Hamidou Baba, qui représente un groupe important de la communauté noire, et a fondé son propre parti, le Mouvement pour la refondation (MPR). Cependant, si ould Daddah est resté le chef du Rassemblement des forces 18 démocratiques, il n’a pas réussi à unifier les rangs des groupes, peut-être trop hétérogènes, qui se disent progressistes, et qui proposent une alternative de justice sociale républicaine dans un pays régi par l’autoritarisme militaire depuis 45 ans. Il faut dire que ould Daddah, comme les autres chefs politiques, s’appuie sur son groupe de parenté du Trarza pour gérer son action politique ; ce qui n’est pas apprécié par les autres chefs politiques qui ont leurs propres réseaux de parenté élargie. L’appartenance « tribale » et régionale reste un référent central dans la vie sociale et politique de la Mauritanie ; mais elle empêche, ou rend difficiles, les rassemblements politiques modernes, construits autour d’idées et de programmes alternatifs. De manière parallèle, la concurrence entre chefs politiques est évidente, et rend, elle aussi, difficile la reconnaissance d’une direction politique élargie. On peut dire ainsi que les partis politiques mauritaniens n’ont pas de programmes de gouvernement réels, et sont plutôt des groupes d’intérêt dont l’objectif est d’être proches du pouvoir en place, ou de l’attaquer. Les partis de l’opposition ont de bonnes idées sur la gouvernance républicaine, et défendent les droits civiques et les droits humains indispensables à l’établissement d’un système démocratique. Cependant, leurs querelles internes, opposant aussi les chefs des communautés ethniques et statutaires sont un frein important à leur développement. Le second parti important de l’opposition est l’Union des forces démocratiques (UFD), dirigé par Mohamed ould Maouloud, qui compte des personnalités reconnues, telles Ba Bocar Moussa, Mustapha ould Bedrine et Lô Gourmo, ce qui lui donne une assise populaire assez large. L’UFD a failli abandonner la coalition d’opposition, mais est revenu dans ses rangs. Le boycott de la coalition progressiste COD aux élections a peut-être des fondements raisonnables : le manque de transparence du régime du président Aziz, l’utilisation des deniers de l’État pour la campagne de l’UPR, les irrégularités de la CENI qu’il contrôle et la mauvaise organisation de l’enregistrement des Les programmes du CJB, n° 12 électeurs (RAVEL)9. Pourtant, l’abandon de la lutte politique légale, même imparfaite, implique l’abandon d’une alternative de changement pour les populations mauritaniennes. En effet, si l’on tient compte de l’interdiction du parti antiesclavagiste RAG, on constate que les possibilités de participation dans les élections de cette année sont très réduites, voire nulles, pour les partisans du changement et d’une alternance politique. Cet émiettement des groupes politiques ressemble fortement aux scissions segmentaires ordinaires au sein des groupes de parenté élargis, les « tribus », que je préfère appeler qabâ’il (sing. qabîla), avec une distinction importante : elles ont lieu dans des laps de temps assez longs, contrairement aux groupes politiques postmodernes qui se fissionnent en quelques années, voire en quelques mois. utilisation de tee-shirts et de casquettes aux noms des partis, défilés de voitures en ville, et parades de dromadaires dans les villes de l’intérieur du pays, notamment à l’Est (sharg). Enfin, une grande fête populaire menée à grand renfort de défilés de notables, de jeunes dynamiques et de femmes politiciennes ; c’est sans doute le côté le plus positif de cette période non ordinaire, très bruyante, et très appréciée comme symbole de la « démocratie » par le peuple mauritanien. La campagne électorale : une fête populaire déjà vue et vécue depuis 1992 Depuis le « début de la démocratie » en Mauritanie, concept assez obscur pendant les années 90 pour la majorité de la population, les élections se sont caractérisées par le côté festif des campagnes aussi bien en ville que dans les campagnes désertiques. Compte tenu de l’importance de ce que j’ai appelé la « tribalitude10 », c’est-àdire le sentiment d’appartenance moderne aux groupes de parenté, les élections sont perçues comme une occasion de montrer la force et l’honneur des groupes restreints (qabâ’il, communautés ethniques et plus récemment communautés serviles). La campagne électorale rime alors avec réceptions, concerts de musique traditionnelle et post moderne (comme le rap mauritanien), joutes de poètes, Voir http://www.lecalame.info/actualites/item/983coordination-de-l’opposition-démocratiquepourquoi-la-cod-boycotte-les-élections-convoquéespar-le-pouvoir-en-place-? 10 Villasante, « Négritude, tribalitude et nationalisme en Mauritanie. Des héritages coloniaux en matière d’idéologie et de commandement », in Villasante (dir.), Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, vol. II, 2007, p. 445-498. Voir mes publications in : https://pucp.academia.edu/MariellaVillasante 9 Photo 7 : Campagne électorale, Nouakchott, novembre 2013 (archives du CRIDEM) La campagne électorale a été ouverte officiellement le 1er novembre et s’est terminée le 21 novembre ; la CENI estimait qu’environ 1,2 million d’électeurs seraient appelés aux urnes. Pour les législatives, 64 partis politiques ont présenté 438 listes de candidatures pour élire 147 députés à l’Assemblée nationale. Pour les élections municipales, qui doivent renouveler 218 conseils municipaux du pays, 1 096 listes ont été présentées par 47 partis politiques (Jeune Afrique du 8 novembre 201311). La loi organique n° 2012-027 du 12 avril 2012 instituant la CENI, stipule dans ses articles 3 et 4 que la CENI « assure le contrôle de la campagne électorale et veille au respect du principe de l’égal accès de tous les candidats en compétition aux organes officiels de la presse écrite et audiovisuelle. » En vertu des récentes modifications 11 http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB2 0131108144035/mauritanie-nouakchott-jemil-ouldmansour-ceni-mauritanie-debut-de-la-campagnepour-les-elections-legislatives-et-municipales-enmauritanie.html 19 Les programmes du CJB, n° 12 constitutionnelles, la proportionnalité est introduite et le nombre de députés est augmenté de 95 à 150, avec 18 sièges pour Nouakchott ; en outre, 20 sièges sont réservés aux femmes. Les bulletins de vote ont été commandés à une entreprise britannique, celle-là même qui en a fourni en 2009 et qui a été accusée d’irrégularités par Ahmed ould Daddah. Le 15 novembre, la CENI a publié les données concernant le nombre de militaires participant aux élections, ce qui a causé une surprise désagréable au sein des forces armées qui craignaient que ces informations mettent en danger la sécurité nationale. Selon la CENI, 18 000 soldats et policiers composent les corps militaires, dont 8 114 (46 %) se trouvent dans les casernes de la capitale, 4 367 au Ksar, 1 457 à Tevragh Zeina, 1 118 à Arafat et 572 à Tayaritt. Dans la région de Trarza, voisine de Nouakchott, se trouvent stationnés 1 575 soldats. Cette concentration de militaires dans la capitale montre, selon un ancien officier, que le président Aziz craint un coup d’État ou une insurrection armée. A Nouadhibou, dans la région frontalière avec le Maroc, stationnent 1 559 soldats ; et 1 155 en Adrar. Alors que dans la région du Hodh Chargui, à la frontière avec le Mali, il n’y a que 1 020 soldats (CRIDEM du 15 novembre 2013). Photo 8 : Les militaires participent aux élections en Mauritanie, Nouakchott, novembre 2013 (archives CRIDEM) Les irrégularités de la préparation des élections Comme je le notais précédemment, plusieurs irrégularités ont été dénoncées dans les préparatifs de la campagne 20 électorale. La plus grave concerne l’enregistrement des électeurs dont plusieurs milliers ne disposaient pas de documents leur permettant de s’inscrire au RAVEL et, de ce fait, n’ont pu voter. Selon la COD, sur une population totale de 3,9 millions d’habitants, seulement 2,7 millions ont été recensés (moins de 70 %) ; l’agence ARSTP a produit 1,9 million de cartes nationales d’identité (49 %), dont 1,2 million ont été distribuées (31 %). Quel pourcentage du corps électoral représentent ces 1,2 million d’inscrits au RAVEL ? Officiellement, le pouvoir avance la proportion de 70 %. Autre anomalie relevée par la COD, bien qu’ayant retiré leur carte d’identité, 350 000 personnes n’ont pas pu s’inscrire au RAVEL en raison d’erreurs sur leurs documents12. De son côté, Cheikh Sid Ahmed Babamine a dénoncé en octobre une directive douteuse de la CENI, selon laquelle les agents chargés de la délivrance de cartes d’électeurs peuvent enregistrer n’importe quel citoyen détenteur de la nouvelle carte d’identité biométrique. Cette directive illégale a conduit des candidats en déficit de popularité à recruter et transporter des personnes dans des petites communes où elles devront voter pour eux, en échange d’argent. Le cas de la commune de Tichitt (Tagant) est exemplaire car des centaines de personnes y ont débarqué pour être enregistrées comme ressortissantes des lieux (CRIDEM du 29 octobre 2013). Une autre irrégularité d’importance concerne les bulletins de vote. En effet, à la fin octobre, l’entreprise Smith & Ouzman, qui a imprimé les bulletins pour les élections mauritaniennes de mars 2007, a été mise en examen par le Serious Fraud Office britannique. Quatre citoyens britanniques ont été accusés de corruption pour avoir obtenu des marchés d’impression de votes en Mauritanie, en Somalie, au Kenya et au Ghana. Or, la CENI a commandé à nouveau dix millions de bulletins pour les élections du 24 novembre et du 7 décembre de l’année en cours. La réserve émise par la Commission de contrôle des marchés publics a été balayée rapidement par la CENI (RFI, CRIDEM du 4 et du 21 octobre13). La COD a http://www.lecalame.info/actualites/item/1441-lacod-a-t-elle-déjà-entamé-son-boycott-actif-? 13 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649045 12 Les programmes du CJB, n° 12 dénoncé cette irrégularité et exige une enquête officielle en mettant également en question le rôle de cette entreprise dans la fraude électorale dénoncée lors des élections de 200714. D’autres irrégularités ont été dénoncées lors du second tour ; cependant, elles ne semblent pas associées à une volonté de fausser les élections, mais plutôt à des incompétences réelles du CENI. Photo 9 : Abdellahi Ould Soueid Ahmed, directeur du CENI, Nouakchott, novembre 2013 (archives du CRIDEM). Les observateurs internationaux La présidente de la Commission de l’Union africaine, Nkosazana Dlamini-Zuma, a proposé à l’ancien Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia, de conduire la mission africaine de supervision des élections législatives en Mauritanie. D’autre part, un groupe de 32 observateurs de l’Union africaine est arrivé à Nouakchott le 17 novembre. L’Union européenne n’a pas envoyé d’observateurs, officiellement à cause du retard des élections et du manque de préparation (CRIDEM du 17 et du 18 novembre). Les observateurs de l’UA, conduits par Ahmed Ouyahya, ont considéré que les élections se sont déroulées de manière satisfaisante et ont « félicité la CENI pour le travail remarquable qu’elle a accompli dans le cadre de sa responsabilité exclusive sur le processus électoral. » Dans la déclaration préliminaire des observateurs de l’UA, il est écrit : « en dépit de quelques insuffisances relevées et partant des constats de ses équipes d’observateurs, la mission d’observation électorale de l’UA conclut que les conditions réunies pour la tenue de ces élections législatives et municipales marquent des progrès notables réalisés par les autorités mauritaniennes et une partie de la classe politique sur la voie du renforcement de la transparence du système électoral en Mauritanie. » (CRIDEM du 26 novembre). Après le second tour du 21 décembre, le représentant de l’Union européenne en Mauritanie a déclaré qu’il aurait été souhaitable que les élections aient été plus inclusives, avec la participation de tous les partis politiques ; il a constaté également des défaillances techniques et organisationnelles, mais a souligné qu’elles se sont tenues dans le calme. L’Union africaine juge le scrutin globalement satisfaisant (CRIDEM du 24 et du 26 décembre). De son côté, l’ambassadeur de France en Mauritanie, Hervé Besancenot, s’est impliqué directement dans la campagne électorale, recevant les dirigeants des principaux partis en lice, ainsi que le président du mouvement IRA, Biram ould Abeid. Dans un entretien au journal Alakhbar, l’ambassadeur a affirmé que l’UE sera représentée par deux experts, une Française et un Belge, spécialistes des élections, qui feront un rapport interne à l’issue du processus (CRIDEM du 6 novembre15). En Mauritanie, on considère que les activités politiques de l’ambassadeur français relèvent d’une intermédiation entre les partis politiques d’opposition et le pouvoir. Ainsi, Ahmed ould Cheikh, directeur du journal indépendant Le Calame du 5 novembre16 affirme ne pas bien comprendre le sens des entretiens accordés par Monsieur Besancenot aux dirigeants, tels Jemil Mansour, Mohamed ould Mouloud et Ahmed ould Daddah ; et il écrit : « L’ambassadeur cherche-t-il à rapprocher les points de vue, obtenir un consensus pour des élections apaisées, un nouvel agenda ? On n’en sait pas grandchose, pour le moment, sinon qu’en ces contrées lointaines, l’ambassadeur de France 15 14 Voir l’article de RFI http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649422 16 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649618 http://lecalame.info/editorial/item/1497-franceéternelle 21 Les programmes du CJB, n° 12 ne court jamais pour rien. Saura-t-il persuader les parties, au point d’amener le pouvoir, à tout remettre en cause, et l’opposition, à participer à un processus d’où elle était à mille lieues ? Dans l’affirmative, le prestige de la France en sera, incontestablement, rehaussé. Dans le cas contraire, elle aura, au moins, donné l’impression de ne pas être restée les bras croisés, face à la crise politique. Une impression, rien de plus, comme une politesse de façade : tout le monde sait très bien que le pouvoir mauritanien plierait vite, si l’ex-puissance coloniale faisait réellement pression sur lui. Même après plus de cinquante ans de décolonisation officielle, la France reste la France, en Mauritanie comme en bien d’autres pays d’Afrique… » (Le Calame du 5 novembre). Précisons que le 4 novembre, le président ould Abdel Aziz a reçu l’ambassadeur de France, mais la teneur de l’entretien n’a pas été évoquée à la presse (CRIDEM du 4 novembre). Photo 10 : Le Président ould Abdel Aziz et l’ambassadeur Besancenot, Nouakchott, le 4 novembre (AMI, archives du CRIDEM) Résultats des élections législatives et municipales du 23 novembre et du 21 décembre Le premier tour des élections législatives s’est tenu le 23 novembre et le second tour devait se tenir le 7 décembre, mais il fut finalement reporté au 21 décembre pour des problèmes d’organisation. Comme on pouvait s’y attendre l’UPR a remporté la plus 22 grande partie des sièges à l’Assemblée nationale et dans les mairies du pays, et le parti islamiste Tawassul est devenu la seconde force politique en Mauritanie. Les résultats du premier tour ont donné 37,1 % pour le parti au pouvoir, 22 % à Tawassul, 7,96 % à l’Alliance populaire progressiste, 6,35 % au Sursaut de la jeunesse, et 6 % à El Wiam. Cette tendance générale s’est confirmée lors du second tour du 21 décembre. L’UPR a remporté 50,34 % des voix, suivi par Tawassul (10,88 %), El Wiam (6,12 %) et APP (4,08 %) (CRIDEM du 23 décembre). L’UPR a ainsi obtenu 74 sièges de députés sur un total de 144 sièges ; cependant, si l’on ajoute les partis de la coalition au pouvoir on arrive à 108 sièges pour cette mouvance conservatrice. D’autres petits partis ont obtenu 37 sièges, dont 16 pour Tawassul. En effet, le parti Tawassul a obtenu 12 députés au premier tour et quatre autres au second tour. Le Parti pour l’entente démocratique et sociale, El Wiam, de Bodiel ould Houmeid a obtenu 10 sièges, dont plusieurs dignitaires du régime de Ould Sid’Ahmed Taya. La formation dirigée par Messaoud ould Boulkheyr, l’Alliance populaire progressiste (APP) est la grande perdante de ces élections, avec seulement 7 députés élus. Le parti Alliance pour la justice et la démocratie (AJD), de Sarr Ibrahima, a obtenu 4 députés et devient, de ce fait, le représentant de la mouvance des Noirs mauritaniens au parlement (CRIDEM du 30 décembre). Les résultats des élections municipales suivent cette tendance. L’UPR a gagné 154 communes sur les 218 communes du pays. Tawassul a obtenu 18 communes. Plusieurs villes sont passées dans le camp de cette nouvelle opposition (Rosso, Guérou, Kankjossa, Tintane, Kobenni et Néma), alors que Nouakchott a basculé dans le camp de l’UPR. Des résultats qui font penser, comme le note Ahmed ould Cheikh, à un certain affranchissement des grands électeurs de l’Est du pays (sharg), chefs tribaux et autres notables, de leur loyauté permanente vis-àvis du pouvoir en place (Le Calame du 24 décembre). Selon la CENI, le taux de participation a été de 75 % pour le premier tour et de 72 % pour le second tour ; moins d’un million d’électeurs étaient appelés à voter au second tour, contre 1,2 million au premier tour. Il Les programmes du CJB, n° 12 est également avancé que 25 % des élus sont des femmes, suivant une ordonnance datant de 2006 et qui exige la présence de 20 % de femmes dans les élections. De graves irrégularités ont été cependant dénoncées dans le second tour des élections par Jemil ould Mansour, dirigeant du parti Tawassul. Il a déclaré également que « ces élections n’apporteront aucune solution à la crise politique en Mauritanie », et il a lancé un appel à « un dialogue urgent pour résoudre cette crise qui dure depuis le coup d’État de 2008. » (CRIDEM du 23 décembre). En outre, ould Mansour a critiqué le boycott du COD, estimant que la population ne comprend pas ce mot d’ordre et qu’elle a plutôt besoin d’une alternative au parti au pouvoir. Loin de prôner une position radicale, il se veut réformiste, se dit attaché à la justice sociale et dénonce « la dictature dissimulée derrière une vitrine démocratique » du président Aziz. Il faut préciser que Jemil ould Mansour a été incarcéré plusieurs fois sous le régime de Taya, qui l’a même contraint à s’exiler en Belgique une année, et ce n’est qu’en 2007 que son parti fut reconnu officiellement. Enfin, malgré les accusations de financements occultes en provenance du Golfe, et malgré ses liens avec les partis islamistes de Tunis et d’Égypte, ould Mansour revendique une stricte indépendance (Jeune Afrique, NoorInfo du 31 décembre). Ahmed ould Daddah, président de la coalition d’opposition COD, a exprimé, encore une fois, son rejet des élections qui auraient été, d’après lui, « une vaste mascarade qui enfonce le pays dans la crise politique ». Cependant, cette position — proche du déni de réalité — ne pèsera certainement pas dans la réorganisation actuelle de l’échiquier politique en vue des préparatifs des élections présidentielles prévues en juin 2014. Le processus d’investiture des maires élus a commencé au début de janvier 2014 et devrait se terminer la semaine prochaine. L’ancienne ministre du Travail, Maty mint Hamadi (du parti au pouvoir, UPR), a été investie maire du Ksar de Nouakchott le 23 janvier. En tant que candidate de l’UPR, elle devra être bientôt élue présidente de la Commune urbaine de Nouakchott, en remplacement du très populaire Ahmed ould Hamza (de l’opposition, COD), qui a occupé ce poste entre 2006 et 2013. La capitale de la Mauritanie a basculé en effet dans le camp du parti au pouvoir, comme d’autres grandes villes du pays. La question de l’esclavage et l’interdiction du parti RAG La question de la permanence des relations serviles, impliquant divers niveaux de dépendance personnelle, englobée sous le terme d’esclavage, reste à l’ordre du jour en Mauritanie. Cela d’autant plus qu’un rapport récent de la fondation australienne Walk Free a classé la Mauritanie au premier rang des pays où persistent des formes modernes d’esclavage17. Le mouvement Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), qui déploie un grand activisme sur la scène internationale, a publié un document, analysant ce rapport international, qui considère un total de 162 pays pratiquant l’esclavage moderne, les mariages de mineurs et le trafic de personnes. Après la Mauritanie sont cités : Haïti, le Pakistan, l’Inde, le Népal, la Moldavie, le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Gabon. L’agence australienne recommande au gouvernement mauritanien une étude détaillée et chiffrée sur la prévalence des formes d’esclavage dans le but de les éradiquer ; et demande également de faciliter l’accès à la justice des victimes de l’esclavage, permettant aux ONG de les assister. Ce n’est pas la première fois qu’une institution internationale constate la persistance des formes extrêmes de dépendance en Mauritanie. Loin de là, celles-ci sont dénoncées depuis les années 1980 par Amnesty international et par la Commission des droits humains de l’ONU, mais aussi par des mouvements nationaux, dont El Hor, fondé à la fin des années 1970, et SOS-Esclaves. Cependant, l’émergence du mouvement IRA, en 2008, a changé la donne car son président, Biram ould Dah Abeid, a relancé avec force, et de manière 17 http://www.noorinfo.com/Esclavage-moderne-30millions-d-esclaves-au-monde-et-la-Mauritaniechampionne-toutes-categories_a10972.html. Voir le Rapport de Walk Free : http://www.globalslaveryindex.org. 23 Les programmes du CJB, n° 12 provocatrice, l’exigence de l’éradication des pratiques serviles dans le pays, déjà interdite par la loi anti esclavagiste de 1981, et confirmée par la loi criminalisant l’esclavage, promulguée en 2007 (loi n° 2007-048). La conjoncture politique de l’après Taya, relativement ouverte à la contestation, a compté pour beaucoup dans l’essor de ce nouveau mouvement de défense des groupes serviles. Le discours de Biram ould Dah, bien plus provocateur et agressif que celui des dirigeants précédents, est également pour beaucoup dans l’adhésion des jeunes citadins aux revendications d’égalité sociale. Biram a également la particularité de déployer un activisme important à l’international, ce qui lui a valu des reconnaissances importantes, dont le prix des droits de l’homme de l’ONU, reçu le 10 décembre 2013 (RFI du 27 décembre). Le mouvement de l’IRA fut fondé en 2008, mais il ne dispose toujours pas d’une reconnaissance officielle. En effet, le dossier de demande officielle a été déposé au ministère de l’Intérieur le 15 juin 2010, et au Direction des affaires politiques et libertés publiques le 17 juin 2010 ; mais depuis lors, la procédure a été paralysée (RFI, le 27 décembre 2013). Sur cette question délicate, l’État mauritanien maintien une position paradoxale et ambivalente ; en effet, d’une part, il reconnaît l’esclavage et légifère pour sa disparition et, d’autre part, il bloque les demandes d’application de la loi 048 du 3 septembre 2007, et poursuit le mouvement IRA — dont plusieurs membres ont été détenus aux mois de mai et d’août selon un rapport d’Amnesty International, qui dénonce également les tortures subies par une soixantaine de détenus, dont onze enfants18. La reconnaissance officielle de l’esclavage est par ailleurs remise en question par les discours du président ould Abdel Aziz, qui déclarait en août 2012, dans la Rencontre avec le peuple tenue à Atar, qu’il n’existe plus d’esclavage mais seulement des séquelles que sont la pauvreté et l’ignorance. Reprenant même une idée courante des Bidân du pays : « n’est esclave que celui qui veut l’être ». Cependant, comme je le notais dans la Chronique politique de juillet, le gouvernement a créé, en avril 2013, une 18 http://www.amnesty.org/fr/region/mauritania 24 instance nationale chargée de s’occuper de la question de l’esclavage, l’Agence nationale pour la lutte contre les séquelles de l’esclavage, l’insertion et la lutte contre la pauvreté. Une instance dénoncée par les dirigeants anti-esclavagistes car elle a été créée sans concertation avec les associations de défense des droits des hrâtîn, et elle est présidée par Hamdi ould Mhjoub, un bidânî, ancien ministre de la Communication. Cela étant, le gouvernement favorise la diffusion de la loi criminalisant l’esclavage de 2007 ; ainsi, les 21-22 septembre l’ONG, Association de coopération et de recherches pour le développement, en partenariat avec le Fonds des nations unies pour la démocratie, a organisé deux tables rondes sur la loi d’abolition de l’esclavage à Aïoun, chef-lieu du Hodh el-Gharbi19. Participaient à ces réunions, des représentants de la société civile, de la presse, des dirigeants de la communauté hrâtîn, ainsi que des autorités locales et religieuses. Le coordonateur régional de SOS-esclaves, Lemrabott ould Ali Bourou, a déclaré que la teneur de la loi était correcte, mais qu’il manquait l’application des textes et la mise en examen des personnes dénoncées pour leurs pratiques esclavagistes. L’ouléma Sid’Ahmed ould Hamadi a souligné que l’esclavage est prohibé par l’islam et a invité également les citoyens à dénoncer les pratiques esclavagistes (Le Calame du 25 septembre 2013). Signalons enfin qu’un tribunal spécial pour juger les crimes d’esclavage a été créé le 31 décembre par décision du Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le président Aziz. Aussi, on peut dire que dans les faits, le régime n’est pas complètement sourd aux demandes sociales d’éradication des pratiques de servilité extrême, mais qu’il entend contrôler le processus de changement social. C’est probablement pour cette raison qu’il a décidé d’interdire le parti politique créé à partir du mouvement antiesclavagiste, IRA. En effet, l’interdiction du parti RAG, présidé par Ahmed Labeïd, est intervenue le 4 août ; la direction générale des élections et des libertés publiques a considéré que « les 19 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=647980 voir aussi http://www.cridem.org/C_Info.php?article=646917 Les programmes du CJB, n° 12 documents contenus dans [le] dossier de demande de reconnaissance d’un parti politique ne répondent pas aux dispositions de l’article 06 de l’ordonnance 91-024 du 25 juillet 1994 relative aux partis politiques modifiée par la loi 91.014 du 12 juillet 1994. » Le dit article dispose : « aucun parti ou groupement politique ne peut s’identifier à une race, à une ethnie, à une région, à une tribu, à un sexe ou a une confrérie. » En Mauritanie, comme ailleurs dans les pays qui disposent d’une constitution moderne, les partis politiques ne peuvent pas s’identifier à un groupe restreint de la société. Pourtant, dans la pratique, on peut constater que des partis religieux et de défense de la cause des Noirs existent bel et bien dans le pays ; citons ici le parti islamiste Tawassul ; et les partis qui défendent la cause des Noirs, l’Alliance pour la justice et la démocratie (AJD, présidé par Ibrahima Moctar Sarr, et le Parti pour la liberté, l’égalité et la démocratie (PLEJ), dont le premier participe aux élections et le second les boycotte. Dans ce cadre, l’interdiction du parti RAG, qui met la défense des « esclaves » — qu’il faudrait plutôt appeler groupes serviles — au cœur de son programme politique, revendiquant en même temps la défense des « Négro-africains de Mauritanie », semble correspondre à la crainte du régime de voir se concrétiser un mouvement social d’envergure, réunissant les « Noirs mauritaniens », dont les actions politiques seraient légales. Cette polarisation de l’ordre politique, en fonction de ce qui est conçu comme l’appartenance de « race », n’est pas nouvelle au pays. Le mouvement des Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), a posé la question de la lutte « raciale » entre Noirs et « Beidan »/Blancs depuis 1986. Le régime de Taya a réprimé de manière barbare ce mouvement et, comme on le rappelait dans la Chronique de juillet, des centaines de Noirs ont été tués, et des milliers, parmi eux, ont été expulsés au Sénégal et au Mali entre 1989 et 1992 [Voir l’article de Marion Fresia, dans cette Chronique]. Cela étant, le mouvement IRA/RAG est distinct, car il canalise les revendications égalitaires des groupes serviles, englobés dans le terme « hrâtîn », et, de ce point de vue, il concerne au premier chef les demandes d’égalité statutaire de ces derniers. Certes, les groupes serviles de la société bidân (arabophone) ont des origines africaines, mais ce qui est en jeu, c’est avant tout leur statut social de servilité qui, dans les sociétés sahélo-sahariennes, s’oppose au statut de liberté (Villasante, Groupes serviles au Sahara, 2000). On peut ainsi considérer que les groupes serviles sont discriminés en fonction de leur statut servile, et secondairement en relation avec leur « couleur de peau » noire. Deux remarques sur ce point. (1) La couleur de la peau n’est pas un indicateur d’ethnicité ni de statut en Mauritanie. La communauté culturelle arabophone est le résultat d’un large métissage de populations locales africaines et berbères avec des populations arabes — même si la majorité des Bidân rejette l’idée de métissage et préfère revendiquer une origine arabe. Le rejet idéologique du métissage entre Bidân et Noirs s’observe actuellement dans le fait que les enfants issus de ce métissage ne sont intégrés que rarement à la famille du père ou de la mère, alors que leur nombre devient de plus en plus important du point de vue démographique. Aichetou Camara, présidente de l’association SOS-Exclus, dénonce la discrimination dont les métis sont l’objet et qui va jusqu’au blocage des promotions de travail et leur exclusion de la fonction publique (Le Calame du 9 octobre). Cette réalité sociale contemporaine, qui ira certainement en s’accentuant, nécessite des études approfondies pas encore entamées. En dehors des mariages inter ethniques, les mariages entre hommes libres et femmes issues des groupes serviles, assez courants, impliquent que les enfants ont le teint foncé mais un statut de liberté hérité du père. Ils sont ainsi mieux intégrés dans les familles paternelles et souffrent moins de leurs origines maternelles serviles. Ainsi, les arabophones Bidân sont distingués non pas en fonction de leur « couleur », mais en fonction de leur statut qui, par ailleurs, peut se transformer dans le temps par le biais des facteurs modernes d’éducation et de richesse. Cela veut dire que des personnes ayant le « teint foncé » peuvent avoir un statut libre et noble, et que des personnes issues des groupes serviles peuvent rompre 25 Les programmes du CJB, n° 12 les liens de dépendance vis-à-vis de leurs maîtres/patrons et devenir complètement autonomes. Il existe donc des paliers de dépendance et non pas une appartenance monolithique et inchangée au statut servile. C’est pourquoi l’emploi des termes « esclave/s » et « esclavagiste/s », utilisés par le mouvement IRA/RAG, prêtent à confusion. Ainsi, les relations de dépendance sont fort complexes et ne se réduisent pas à une opposition simpliste entre « bidân/esclavagistes » et « esclaves » ; vision réductrice et potentiellement dangereuse en politique. Les groupes serviles et les groupes de métier, marginalisés aussi, existent également dans les communautés noires du pays, et chez eux la « couleur » ne joue aucun rôle dans la distinction statutaire. Bref, la complexité statutaire et ethnique de la société mauritanienne rend difficile toute tentative de simplification opposant des « Blancs » (bidân) aux Noirs (groupes serviles hrâtîn inclus)20. (2) La création d’un État indépendant en 1960, au sein duquel les colonisateurs ont privilégié les arabophones au détriment des communautés africaines halpular’en, soninké et wolof, a favorisé l’émergence d’une lutte de classement ethnique entre les Bidân/arabophones et les Noirs. Ces luttes ethniques ont renforcé le racisme ordinaire 20 Cette réalité est souvent difficile à comprendre pour les étrangers. Ainsi par exemple, Mireille Fanon, fille de Frantz Fanon, et présidente de la Fondation Fanon, déclarait au Calame du 20 novembre que, lors de sa visite à Nouakchott, elle avait constaté que l’esclavage n’était pas une préoccupation essentielle des gens, et que le racisme n’était pas un problème majeur. Pour fonder ces affirmations, elle s’appuyait sur ses « observations » relevées dans les rues, où elle ne voyait pas de différences entre les « ethnies ». Madame Fanon était en effet incapable de « voir » que les distances hiérarchiques et ethniques n’étaient pas aussi visibles en Mauritanie que ce à quoi elle s’attendait en suivant le « sens commun » européen. Mais le pire est sa vision pour le moins légère sur les problèmes d’une société qu’elle méconnaît. En Mauritanie, les problèmes raciaux ne sont pas des « épiphénomènes » comme elle le pense, il y a racisme ordinaire, racisme d’État, et prépondérance des relations hiérarchiques et serviles. Voir l’entretien : http://www.lecalame.info/interviews/item/1585mireille-fanon-mendes-france-‘’je-me-représentaisla-mauritanie-comme-un-pays-où-sévit-l’esclavagemoderne-et-j’avoue-qu’après-avoir-posé-desquestions-à-droite-et-à-gauche-j’ai-constaté-que-cen’est-pas-la-préoccupation-essentielle-des-gens. 26 entre les deux communautés ; "racisme" construit d’ailleurs en termes pseudoscientifiques (racialistes comme le dit Todorov21), par les colonisateurs qui classaient les sujets colonisés en Afrique selon leurs « races », elles-mêmes hiérarchisées. Or, le racisme est un comportement ancien et d’extension probablement universelle, fait de haine ou de mépris vis-à-vis de personnes qui ont des caractéristiques définies différentes des nôtres. Alors que le racialisme est une idéologie née en Europe occidentale qui considère l’existence, parmi les humains, de « races » distinctes qui doivent rester séparées, et qui postule aussi une continuité entre les attributs physiques et les valeurs morales des « races ». Les différences physiques détermineraient ainsi les différences culturelles. Or, les biologistes ont montré l’unicité de l’espèce humaine et l’inexistence des races, ce qui n’a pas fait disparaître ni le racisme ni le racialisme (Todorov, 1989, p. 134 et sqq.). En Mauritanie, on observe l’existence d’un racisme ordinaire qui oppose les arabophones aux Noirs, et qui a été constaté dans les pays arabes en général22 et au Maroc voisin en particulier23, en relation étroite avec l’ancien statut de servilité des Africains. Ce racisme statutaire, qui concerne autant les Bidân [au sens statutaire de personne libre] que les Hrâtîn, coexiste avec une discrimination ordinaire des personnes libres vis-à-vis des groupes serviles et des groupes de métier (artisans, pêcheurs, musiciens), c’est-à-dire les groupes dominés ou subalternes. Accepter et étudier de manière distanciée ce fait impliquerait un pas en avant pour l’éradication de ces pratiques d’ancien régime dans un pays qui veut se moderniser socialement et politiquement. La composition interne de l’État mauritanien post colonial a favorisé également l’émergence d’un racisme d’État à l’encontre des communautés noires du pays Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Paris, 1989. Voir Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’islam (1971) 1982 ; Race et esclavage au Proche-Orient, (1990) 1993. 23 Voir Mohammed Ennaji, Soldats, domestiques et concubines. L’esclavage au Maroc au XIXe siècle, 1997. Voir aussi Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, 2007. 21 22 Les programmes du CJB, n° 12 et qui s’est déployé de manière hautement répressive au cours du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya. Or, le gouvernement actuel est en train de rééditer ces comportements honteux pour un pays qui se dit démocratique. C’est pourquoi les mouvements de défense des droits des groupes serviles et de défense de l’égalité ethnique sont devenus des acteurs importants de la scène politique. Les liens entre les deux mouvements sont encore mouvants, mais si auparavant ils étaient séparés, on observe qu’après 2005 ceux qui revendiquent les droits des « hrâtîn » et ceux qui défendent les droits des Noirs se sont rapprochés en évoquant une situation commune de domination (incluant les groupes de métier, forgerons, pêcheurs et musiciens), plus qu’une commune appartenance à la « race noire ». Cela étant, les relations entre ces mouvements peuvent être aussi mauvaises. Ainsi, par exemple, l’IRA et le TPMN se soutiennent mutuellement, alors que l’IRA et les FLAM ont pris leur distance publiquement. Photo 11 : Samba Thiam, président des FLAM, Nouakchott, 2013 (archives Le Calame) Le retour des FLAM sur la scène politique date de juillet 2013, lorsque le vice-président Ibrahima Mifo Sow est rentré à Nouakchott pour préparer la venue du président Samba Thiam, en septembre, après 23 ans d’exil. La tâche est lourde car il s’agit de reconstruire l’image politique d’un mouvement qui avait été classé et perçu comme extrémiste, voire terroriste, en raison de ses discours violents contre le « régime raciste beïdane » exposés dans son « Manifeste du négro-mauritanien opprimé », diffusé en 198624. Nombreux sont ceux qui en Mauritanie les rendent responsables de la répression aveugle du régime de Taya contre les Noirs. Le nouveau discours des FLAM, avec lequel les militants espèrent fonder un parti politique, revendique l’unité des Mauritaniens, l’égalité, la démocratie et la justice sociale. Samba Thiam a reçu le soutien des partis PLEJ et Arc en ciel, il a proposé la création des régions autonomes dans le sud de la Mauritanie, et il a dénoncé l’interdiction du parti RAG. Malgré cela, Biram ould Abeid, président de l’IRA, a accusé les FLAM et ses dirigeants d’être proches du gouvernement du président Aziz et de son système esclavagiste. Samba Thiam a déclaré ne pas comprendre cette « sortie haineuse » et il a accusé à son tour Biram d’avoir été membre du parti de Taya, le PRDS (Le Calame du 24 juillet, CRIDEM du 26 juillet). Les violations des droits humains et la situation des réfugiés du Mali En octobre dernier, les Nations unies se sont déclarées préoccupées par la situation des droits civiques et politiques en Mauritanie. En effet, les 21 et 22 octobre a eu lieu à Genève l’examen du premier rapport de la Mauritanie sur l’application du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, signé en 2006. En partenariat avec le Centre pour les droits civils et politiques, plusieurs associations civiles (AMANE, COVIRE, MRG, AFCF) ont évoqué les questions de discrimination raciale et la persistance de l’esclavage malgré les législations existantes. Ont été également évoqués les violences contre les femmes, les viols et les mariages précoces. Dans le cadre étatique, le rapport dénonce le maintien de l’impunité des actes de torture dans les prisons. Aminétou Ely (AFCF) a jugé indispensable d’engager le pays sur la voie de la justice transitionnelle pour renforcer la cohésion nationale et consolider l’État de 24 Voir Villasante, « La Négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française ? Réflexions sur l’idéologie négro-africaine en Mauritanie », in Marc Ferro (dir.), Le Livre Noir des colonisations, 2003, p.726-761. 27 Les programmes du CJB, n° 12 droit. Le rapport final, qui fut discuté avec les autorités nationales, fut présenté le 31 octobre25 (Le Calame du 30 octobre 2023). Photo 12 : Lemine Mangane (archives Alakhbar, CRIDEM) 5- La mort de Cheikh ould Rajel ould Maali, par asphyxie due à des gaz lacrymogène, lors d’une manifestation de l’Ira à Nouakchott. 6- La mort de Mohamed ould Mechdoufi, un ouvrier de la mcm, mort le 15 juillet 2012 sous la torture infligée par des gendarmes qui réprimaient une grève de travailleurs. Le journal Alakhbar avance que les accidents des avions sont de la seule responsabilité des pilotes. Les familles des morts de ould Bezeid, de ould Rajel et de ould Mechdoufi ont subi des pressions tribales pour ne pas porter plainte (Alakhbar du 29 mai, et Noorinfo du 5 juin et du 26 septembre 2013). Le journal Alakhbar a dénoncé ce qu’il appelle les « crimes insolubles de l’ère d’Aziz ». Il est ainsi question des faits suivants : 1- La mort de 9 personnes au cours des crashs de 5 avions militaires (sur un total de 12) entre 2010 et 2013. Les pertes seraient dues au mauvais état des appareils usagés payés à des prix forts dans le cadre de marchés corrompus. 2- L’immolation par le feu d’un homme devant la présidence de la République pour des impayés que le gouvernement refusait d’honorer, le 17 janvier 2011. 3- La mort du jeune Lemine Mangane, élève de Maghama, tué par balle par un gendarme au cours d’une manifestation contre le recensement organisé par le mouvement Touche pas à ma nationalité, le 27 septembre 2011. Aucune enquête n’a été menée et le crime reste impuni. 4- La mort du jeune Abderrahmane ould Bezeid, instituteur suspendu de ses fonctions, et qui se serait immolé devant la présidence de la République selon la version officielle, en protestation de son renvoi ; alors que sa famille avance qu’il a été abattu par un gendarme. Aucune enquête n’a été menée et le crime reste impuni. 25 http://www.lecalame.info/actualites/item/1470-lesnations-unies-préoccupées-par-la-situation-desdroits-civils-et-politiques-en-mauritanie 28 Photo 13 : Manifestation de l’IRA à Boutilimit, septembre 2013 (archives du CRIDEM) Le dernier rapport d’Amnesty international fait état de détentions arbitraires de militants de l’IRA détenus en mai et en août ; ainsi que des tortures infligées à une soixantaine de détenus, dont 11 enfants ; du reste, 14 personnes restent disparues, depuis mai 2011, des prisons de Nouakchott. Les tortures sont en effet ordinaires dans le pays26. Ainsi, par exemple, en octobre de l’année dernière, on a appris que Hacen ould Hadih, détenu à la prison de Dar Naim, a été tué par son bourreau, le sous-lieutenant Daha ould Hadhrami. Celuici a déclaré à Radio Nouakchott qu’il avait reçu l’ordre du commandant Chamekh de torturer plusieurs prisonniers « car ils ne peuvent pas être maîtrisés autrement. » Il 26 http://www.amnesty.org/fr/for-media/pressreleases/men-women-and-children-torturedconfess-crimes-mauritania-2013-06-26 Les programmes du CJB, n° 12 affirma ne pas savoir les motifs de la torture infligée à ould Hadih, et demanda pardon à sa famille et au peuple mauritanien ; précisant que la torture est monnaie courante à Dar Naim, et qu’il avait refusé de signer son procès-verbal car on avait effacé la partie où il affirmait avoir reçu des ordres directs pour torturer les prisonniers (ANI, CRIDEM du 5 octobre 2012). Le cas d’une jeune femme de 18 ans, soumise à des formes extrêmes de dépendance, Nourah mint Hemeid, a été dénoncé par l’IRA au mois de septembre. Suite à une manifestation de militants de l’IRA à Boutilimit, six, parmi eux, ont été capturés et mis en prison (CRIDEM du 30 septembre). Le 28 novembre, jour de la fête nationale, est aussi la date de l’exécution de 28 militaires Noirs par le régime de Taya en 1990. Le Collectif des victimes civiles et militaires (COVICIM) commémorent cette année le 23e anniversaire de cette tragédie, et demandent, encore une fois, qu’une enquête soit menée pour que les bourreaux soient jugés. Le collectif exige également, avec le soutien du parti AJD/MR d’Ibrahima Moctar Sall, l’abrogation de la loi d’amnistie de 1993 ; en février, Sall avait conduit une délégation avec une requête officielle remise au député Kane Hamidou Baba, président du MPR, qui devait la présenter au parlement. Le 6 novembre, les membres du collectif COVICIM, notamment les orphelins et les veuves des militaires exécutés ont transmis leurs doléances au président, dont la mise en œuvre de la décision du ministère des Affaires islamiques, du 12 juin 2011, de cartographier les sépultures des morts pendant les évènements sanglants de 1989199027. Cette année, le Collectif des victimes de la répression (COVIRE) a décidé de ne pas effectuer le pèlerinage à Inal et de le remplacer par un meeting à El Mina. Dans la conférence de presse donnée le 27 novembre, Kane Mohamed El Hussein, président du COVIRE, a annoncé qu’ils vont replacer la commémoration dans le cadre de la question non réglée du passif humanitaire et de la discrimination raciale, en demandant au gouvernement de tenir leurs 27 http://www.lecalame.info/actualites/item/1249pendaisons-des-militaires-négro-mauritaniens-du28-novembre-90-les-orphelins-préparent-le-23èmeanniversaire engagements vis-à-vis des devoirs de vérité, de justice, de réparation et de mémoire (Babacar Baye, CRIDEM du 28 novembre). Les violations des droits humains anciennes et actuelles ne sont pas du tout évoquées par la Commission nationale des droits de l’homme de Mauritanie qui maintient un discours éloigné de la réalité. Lors du dernier congrès de l’Association francophone des commissions nationales des droits de l’homme qui s’est tenu à Paris du 7 au 9 novembre 2013, Mme Irabiha Abdel Wedoud, présidente de la Commission nationale des droits de l’Homme a manié la langue de bois habituelle. Elle a ainsi déclaré : « la Mauritanie, trait d’union entre l’Afrique noire et le Maghreb, terre d’hospitalité et de partage, s’est distinguée par une volonté politique forte de promouvoir et de protéger les libertés fondamentales et la primauté de l’Etat de droit par une série de mesures efficientes dont le renforcement des capacités de la CNDH, le respect des fondamentaux des droits de l’homme, la lutte contre les discriminations et les séquelles de l’esclavage, la promotion de la femme. » (CRIDEM du 11 novembre28). La situation des réfugiés du camp de M’Bera La situation des réfugiés dans le camp de M’Bera est dramatique depuis le mois de septembre. En effet, suite à des pillages de 15,5 tonnes de vivres et à des heurts avec le personnel du Haut-commissariat des réfugiés (HCR), celui-ci avait décidé de partir et de laisser le camp à deux ONG, Médecins sans frontières et Solidarité internationale. Le HCR a suspendu le statut de réfugiés aux candidats et a supprimé la distribution de l’aide alimentaire et toutes les activités dont il s’occupait (programme d’assainissement, activités génératrices de revenus). La situation humanitaire a été très difficile pendant la période d’hivernage, et reste préoccupante jusqu’à présent. Le président de la commission technique du camp des refugiés, Mohamed Ag Malha, considère que s’il est vrai qu’environ 500 personnes sont rentrées au Mali après les élections 28 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649565 29 Les programmes du CJB, n° 12 présidentielles, en réalité les conditions sécuritaire ne sont pas encore réunies pour leur retour définitif. D’autre part, il a déclaré que le personnel du HCR envoyé à M’Bera n’était pas compétent car il n’arrivait pas à trouver un terrain d’entente avec les réfugiés, et ne savait pas adapter les protocoles du HCR à la situation particulière de M’Bera. Il demandait donc qu’on envoie une autre équipe dans les meilleurs délais car la situation empirait chaque jour (Info Sud, pour Noorinfo du 20 septembre29). Photo 14 : Camp de réfugiés de M’bera, Hodh Chargui (archives du CRIDEM) Le 25 septembre, le HCR et le Programme alimentaire mondiale (PAM) sont revenus à M’bera après avoir obtenu des autorités un renforcement de la sécurité du camp. Les agents ont décidé de renforcer la communication avec les communautés hôtes et les réfugiés afin d’éviter des tensions futures. Selon la représentante du HCR en Mauritanie, Ann Maymann, l’essentiel des activités humanitaires a continué pendant les trois semaines qu’a duré leur éloignement et elle comptait reprendre toutes ses activités progressivement 30 (CRIDEM du 27 septembre ). L’organisation des sociétés civiles de l’Azawad (OSCA), présidée par Abdoullahi Ag Mohamed El Mouloud, a publié un communiqué le 24 novembre31. Le collectif soutient la réconciliation nationale au Mali, dénonce le terrorisme et les activités de 29 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649944 Voir aussi http://www.cridem.org/C_Info.php?article=634654 30 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=64798 2 31 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=650054 30 trafic dans le nord du pays, et demande la participation des chefs coutumiers dans le processus de paix en cours. En ce qui concerne les réfugiés déportés au Sénégal, il faut préciser que 7 445 personnes vivent toujours dans sept camps de la localité sénégalaise de Thiabakh (Richard Toll, Dagana). A la fin du mois d’octobre, a eu lieu une assemblée générale des refugiés pour discuter de leurs problèmes. Abdoul Birane Wane, membre du mouvement TPMN, a participé à cette réunion et a constaté la situation de grande pauvreté qui touche ces personnes (Noorinfo du 31 octobre). Le 9 octobre, le gouvernement du Sénégal et le HCR a distribué environ 15 000 cartes d’identité pour réfugiés dans l’axe Saint Louis-Matam, dont 2 146 à des réfugiés mauritaniens. Les responsables de cette opération ont déclaré qu’elle va continuer jusqu’à la fin de l’année pour soutenir les efforts de réinsertion des réfugiés (CRIDEM du 9 octobre32). [Voir l’article de Fresia sur les réfugiés installés au Sénégal avant 2007]. La situation du terrorisme au Nord du Mali : AQMI se replie ? Au mois d’août, deux groupes terroristes, les Moulatahamounes de Mokhtar Belmokhtar, alias Bellawar, et le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihâd en Afrique de l’Ouest) ont décidé de s’unir sous la même bannière jihâdiste dénommée Mourabitunes [les Almoravides, murabitin, du XIe siècle]. Selon l’Agence Nouakchott information (ANI), une source bien informée considère que le chef serait un vétéran jihâdiste qui aurait combattu les Russes et les Américains en Afghanistan, mais il ne serait pas Algérien. La nouvelle organisation a menacé de s’en prendre aux intérêts de la France dans le monde. Le communiqué a salué également les déclarations des oulémas mauritaniens contre l’offensive française au Mali (Ely ould Moustapha, ANI du 22 août). Notons que l’ANI et Sahara Média sont critiqués parce qu’ils reçoivent en premier 32 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=63502 8 Les programmes du CJB, n° 12 les communiqués d’AQMI, devenant la seule source des médias internationaux et se prêtant, en même temps, au jeu des jihâdistes. Selon Jeune Afrique, l’ANI a été créée en 2007 par la société MAPECI, dont le propriétaire, Cheikhna ould Nenni, soutenait ould Taya. Après la chute de ce dernier, il a subi des pressions, mais cela n’est plus le cas car sa nièce est l’épouse du chef d’état-major de l’armée, Mohamed ould Ghazouani, et occupe le poste de conseillère auprès de l’ambassade de Mauritanie à Washington. Le directeur de MAPECI, Mohamed Mahmoud ould Aboulmaali, a commencé à enquêter après le 11 septembre 2001 sur les jihâdistes mauritaniens qui partaient vers le Nord du Mali et l’Algérie rejoindre le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, et les a vu grandir. Il a reçu le premier communiqué d’AQMI en 2007 et en 2011 il a obtenu un entretien exclusif avec Mokhtar Belmokhtar à Gao. Le directeur de Sahara Média, s’est intéressé, lui aussi, très tôt aux jihâdistes et dispose d’un bon équipement dans ses bureaux de Dakar et de Casablanca, et un studio de télévision à Nouakchott. L’auteur d’une étude sur AQMI, Hacen ould Lebatt considère que ce groupe s’intéresse aux médias mauritaniens également parce que les écoles coraniques sont réputées d’excellent niveau, et les Mauritaniens recrutés par AQMI se voient confier des rôles de spécialistes en religion et experts en communication, ce sont eux qui rédigent les communiqués et contactent la presse mauritanienne (Jeune Afrique du 22 avril 2013). En septembre, l’agence ANI a diffusé la nouvelle qu’après la mort des deux chefs des bataillons « Tarek » et « al-Vourghan », tués au cours de l’opération Serval ; l’algérien Said Abou Moughatil et le mauritanien Abderrahmane alias Talha ont été désignés pour les remplacer. Ce dernier est l’un des premiers Mauritaniens à avoir rejoint AQMI en 2006, et il faisait partie du groupe qui avait pour mission le contrôle la ville de Tomboctou entre avril 2012 et janvier 2013 (Noorinfo du 23 septembre). Photo 15 : Membres du MNLA dans la région de Kidal (archives CRIDEM) A la fin du mois de septembre, des combats ont repris entre les Touareg et l’armée malienne dans la région de Kidal. Or, les autorités mauritaniennes sont soupçonnées d’avoir poussé les groupes de l’Azawad à abandonner les négociations avec le gouvernement d’Ibrahim Boubacar Keita. Le président ould Abdel Aziz aurait agi de la sorte pour répondre au refus du président malien de déployer les troupes mauritaniennes à la frontière entre les deux pays (Alakhbar, Noorinfo du 29 septembre). A la fin octobre, des opérations militaires conjointes, maliennes et françaises, ont été déployées au Mali pour éviter la résurgence terroriste (Le Monde du 25 octobre). Dans ce contexte, les trois mouvements touareg (le Mouvement national de libération de l’Azawad, le Mouvement arabe de l’Azawad et le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad), se sont réunis à Ouagadougou pour unifier leurs rangs. Pour Alghabass Ag Intalla (HCUA), Bilal Ag Acherif (MNLA), et Sidi Brahim ould Sidatt (MAA), il s’agit d’unifier leurs forces autour de revendications cohérentes, du même projet de société et d’une même vision politique. Pour rendre effective cette fusion et éviter des dissensions, les trois mouvements se sont donnés quarante-cinq jours pour sensibiliser leurs bases sur la nécessité de ce processus qui doit se concrétiser dans le cadre d’un congrès général et l’adoption d’un nouveau nom collectif. Le thème central de la discussion est celui du statut juridique de l’Azawad. Trois notables des Ifoghas, en déplacement au sud du Kidal pour préparer les réunions, ont été agressés par des soldats maliens ; les soldats de la MINUSMA qui les accompagnaient ne seraient pas intervenus mais auraient averti la gendarmerie. Les soldats maliens, appartenant à une brigade 31 Les programmes du CJB, n° 12 formée récemment par l’Union européenne, ont été rappelés à Bamako (RFI, Noorinfo du 5 novembre). Le 2 novembre a eu lieu l’enlèvement, puis l’assassinat des deux journalistes de Radio France International, Ghislaine Dupont et Claude Verlon. Dans une déclaration à Sahara Médias, AQMI a revendiqué ces crimes « en réponse aux crimes quotidiens commis par la France contre les Maliens et à l’œuvre des forces africaines et internationales contre les musulmans de l’Azawad. » (AFP, Noorinfo du 8 novembre). Selon RFI, le procureur général français, François Mollens, s’est exprimé devant la presse, le 13 novembre, pour donner des détails sur les circonstances de l’enlèvement et de la mort des journalistes tués à Kidal. Mais l’enquête est loin d’être finie et des zones d’ombre demeurent sur l’identification et la recherche des principaux suspects. Baye ag Bakabo, un Touareg de Kidal, est devenu officiellement le suspect no 1. Selon le procureur français, il s’agit d’un trafiquant de drogue, proche d’AQMI, un guide des islamistes connu des autorités maliennes. Il est désormais recherché activement. Contrairement aux informations rendues publiques par la justice française, les interpellations dans les milieux nomades se poursuivent ainsi que les écoutes téléphoniques. Aucun des quatre membres du commando n’a été retrouvé à ce jour (RFI, CRIDEM du 16 novembre33). Le 7 novembre, AQMI a diffusé une vidéo via internet dans laquelle le mauritanien Khalid El-Mouritani affirmait que « la guerre contre la France et ses alliés se poursuit et AQMI va sortir victorieuse ». Suivaient plusieurs autres déclarations de jeunes nord-africains issus de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, mais aussi des arabes du Nord du Mali, des jeunes du Soudan et de l’Égypte. Cependant, selon le journaliste Frederic Powelton (Sahel intelligence), cette vidéo d’une heure et sept minutes avait pour but de recruter des jeunes pour la cause d’AQMI. Or, après décryptage, la vidéo serait ancienne car l’un des intervenants, Mohamed Alami Slimani, aurait été abattu en Syrie en août dernier. Selon les islamistes contactés par le Nouvel Observateur, le film 33 http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649754 32 a été tourné avant la libération des quatre otages d’Arlit, le 29 octobre, dans la région de Gao. En outre, la vidéo ne montre aucune des opérations terroristes menées récemment à Tombouctou, ni les affrontements au Nord du Mali. Selon les analystes, la vidéo aurait été dédiée aux auteurs d’une ancienne opération terroriste en Libye. Les chefs d’AQMI qui y apparaissent (Mohamed Alami Slimani, mais aussi Abubakar al-Mali et Abou Mohammed al-Jazairi), menacent les intérêts français au Maghreb, notamment en Mauritanie. Pourtant, ces menaces en Mauritanie semblent peu crédibles si l’on tient compte des progrès accomplis en matière de sécurité, notamment aux frontières. Or, le danger pourrait venir de l’intérieur, des cellules dormantes qui pourraient être activées (CRIDEM du 13 novembre). Le Nouvel observateur remarque que parmi les islamistes il n’y a que deux algériens et considère qu’AQMI est en train de perdre son influence dans la région, et qu’en Algérie elle est réduite à la portion congrue, l’émir Abdelmalek Droudkel, se terre dans ses montagnes de Kabylie, avec une poignée d’hommes (Le Nouvel Observateur, CRIDEM du 21 novembre). Enfin, la cour d’appel de Nouakchott, a condamné dimanche 10 novembre 2013, le Canadien Aaron Yoon à dix-huit mois de prison pour ses activités terroristes au sein d’AQMI. Il avait été inculpé en 2012 par les forces de sécurité et condamné à deux ans de prison, une peine qui a été réduite. Yoon rejette tout lien avec AQMI, et affirme être venu en Mauritanie pour apprendre l’arabe et étudier le Coran. Or, selon les autorités mauritaniennes, il se serait rendu dans la région avec deux autres Canadiens qui ont été plus tard impliqués dans un attentat terroriste contre une usine de gaz naturel dans le sud-est de l’Algérie (In Amenas) (CRIDEM du 12 novembre). Sur le front du Mali, les militaires français ont commencé leur repli de la ville de Kidal dès le 20 décembre ; en effet, le contingent de l’opération Serval devait passer de 250 hommes à environ 70 hommes qui devront soutenir les Forces armées maliennes (FAMA) et les Casques bleus de la MINUSMA. En février 2014, les soldats français déployés au Mali devraient Les programmes du CJB, n° 12 passer à un millier. L’armée malienne et la MINUSMA comptent environ 1 200 hommes, soit le double enregistré au mois d’octobre. Pourtant, la situation de tension entre le MNLA des Touareg et l’armée malienne, qui se sont encore affrontés en novembre à Kidal, reste un sujet à régler. Il y a quelques mois, on pouvait penser que la guerre au Mali allait avoir des retombées très négatives en Mauritanie, où des milliers de personnes avaient cherché refuge, et où des subversifs s’étaient également habitués à se réfugier. Fort heureusement, l’intervention française et les armées locales ont fait baisser, en un temps record, le danger terroriste dans cette région saharo-sahélienne. Enfin, nous entrons, depuis quelques semaines dans une nouvelle phase de normalisation avec le repli des soldats français. Compte tenu de l’éloignement physique et symbolique de cette guerre, les Mauritaniens ont été plutôt préoccupés par les préparatifs des élections de fin d’année, cela en dehors de leurs problèmes habituels de survie collective dans un pays très mal administré. Comme d’habitude, les élections ont donné lieu à une réactivation puissante des solidarités collectives, tant sur le plan local que régional et national. Les fiertés d’appartenir à un groupe de parenté, par filiation ou par alliance, élargi ou restreint, se sont exprimées une nouvelle fois de façon positive et énergique. En 2013, les représentants des qabâ’il et des communautés ethniques noires se sont montrés au grand jour, bien plus que par le passé, publiant des communiqués d’acceptation ou de mécontentement vis-àvis des choix des notables des partis en lice. Dans certaines villes, comme Kiffa, les groupes de parenté ont ouvert des bureaux pour préparer les candidatures. Moins qu’un « atavisme du passé », comme l’avancent souvent les journalistes mauritaniens, ces manières de faire et de voir, doivent être comprises comme l’expression du politique en Mauritanie contemporaine. C’est-à-dire, un pays sous-développé, avec des grandes inégalités, en cours de lente modernisation, sans aucune expérience démocratique, gouverné de manière autoritaire, qui se sert toujours de ses référents ordinaires de parenté (par filiation et par alliance matrimoniale) pour agir dans un monde en cours de changement rapide. Il serait vain d’interdire ou de sanctionner ces associations collectives, comme le journaliste Mohamed Fall Oumier le suggère, sans comprendre qu’en l’absence d’un système démocratique, l’ordre politique reste fondé sur les références de cohésion sociale ordinaires, passés et actuels (Noorinfo du 24 octobre 2013). Il faut encore du temps pour que d’autres modèles, plus idéologiques, voient le jour au pays, en se mélangeant aux références des solidarités collectives actuelles. En ce début d’année 2014, la Mauritanie commence donc une nouvelle période de renégociations politiques après que les élections législatives et municipales aient confirmé la prééminence du parti-État Union pour la République, et la nouvelle force politique représentée par le parti islamiste Tawassul. La montée en puissance de ce parti, jadis marginalisé, sur la scène politique mauritanienne est la plus grande nouveauté de cette période de l’après-Taya. On ne sait pas encore ce que feront les dirigeants et les militants de cette victoire obtenue grâce au boycott des élections des partis d’opposition « traditionnels ». On ne sait pas non plus quelle sera la position adoptée par le parti au pouvoir. Cependant, il est évident que le gouvernement du président Mohamed ould Abdel Aziz devra tenir compte de cette évolution pour administrer le pays. Il en va de même des partis politiques de l’opposition qui se sont auto exclus des consultations électorales de cette année, et qui devront revoir leurs stratégies en vue des élections présidentielles de 2014 s’ils veulent exister politiquement. Enfin, les partis et les mouvements sociaux qui n’ont pas participé aux élections de cette année (dont l’IRA-RAG, les FLAM, et le collectif TPMN), devront tenir compte de l’importance politique des islamistes dans la scène politique mauritanienne et établir, probablement, des alliances avec eux s’ils veulent avancer dans leurs luttes revendicatives. 33 Les programmes du CJB, n° 12 Articles et études Des « réfugiés-migrants ». Les parcours d’exil des réfugiés Mauritaniens au Sénégal Marion Fresia Assistante professeure Institut d’ethnologie de Neuchâtel, Suisse Article paru dans Cambrézy L., Laacher S., Lassailly-Jacob V., Legoux L., L'asile au Sud, Paris, La dispute, 2009, p. 111-138. Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Marion Fresia et de Véronique Lassailly-Jacob. Qu’ils soient ouverts ou fermés, étroitement contrôlés ou non par les autorités du pays d’accueil, les sites de réfugiés ne sont jamais des espaces isolés. Le déplacement forcé et le regroupement dans des camps suscitent de nouvelles formes de mobilité, activement recherchées par les individus pour reconstruire leur vie sans dépendre de la seule assistance humanitaire. Peu visibles, ces mobilités « recherchées » se construisent sur plusieurs territorialités et catégories identitaires à la fois et empruntent souvent les voies de l’informel et de la clandestinité. S’appuyant sur une analyse des stratégies de survie des Haalpulaaren [ceux qui parlent le pulaar, Peul et Tukolor] mauritaniens réfugiés au Sénégal, cet article met en évidence leur caractère transnational et s’interroge sur la fluidité des frontières entre migration forcée et migration volontaire. Il s’agit de montrer comment, par des va-et-vient incessants entre leur pays d’accueil, leur pays d’origine et des pays tiers, les Haalpulaaren se sont appuyés sur des filières migratoires et des réseaux de solidarité qui dépassent largement l’espace du camp et le cadre rigide des États-nations qui définit le statut de réfugié. Si ces stratégies de survie s’inscrivent dans des formes de mobilités anciennes, caractéristiques des sociétés sahéliennes, elles ont aussi pris une dimension inédite dans le contexte de l’applicabilité du droit international des réfugiés. Introduction L’image la plus répandue du camp de réfugiés est celle d’un espace fermé et isolé dans lequel des milliers de personnes survivent grâce à l’assistance humanitaire. Cette image ne reflète pourtant pas la diversité des situations rencontrées sur le terrain. Quelle que soit leur forme, ouverts ou fermés, étroitement contrôlés par les autorités du pays d’accueil ou non, les sites de réfugiés ne sont en réalité jamais complètement clos. Le déplacement forcé et le regroupement dans des camps suscitent sans cesse de nouvelles formes de mobilité, qui sont activement recherchées par les individus pour reconstruire un capital économique, social et politique. Lorsque la liberté de circulation des réfugiés est restreinte par les pays d’asile, ces mobilités ne disparaissent pas pour autant. Elles deviennent simplement clandestines et donc invisibles aux yeux de l’observateur non averti. Même des camps tels que Dadaab au Kenya ou Kigoma en Tanzanie, réputés pour leur isolement, se trouvent en réalité au cœur de chaînes migratoires et de transferts financiers considérables (Turner, 2002; Horst, 2002). Mettre en évidence l’existence de ces mobilités « recherchées » ne va pas toujours de soi, car elles se construisent sur plusieurs territorialités et catégories identitaires à la fois et empruntent souvent les voies de l’informel et de la clandestinité. À partir de l’exemple des Haalpulaaren mauritaniens réfugiés au Sénégal, cet article se propose d’illustrer comment, en adoptant une méthode de recherche empirique et une perspective historique, il est possible d’apporter un éclairage sur cette frontière floue entre migration forcée et migration volontaire. En nous situant tour à tour de 35 Les programmes du CJB, n° 12 l’intérieur puis de l’extérieur d’un site de réfugié, et en travaillant à l’échelle des cercles élargis de parenté, nous avons identifié au moins trois filières migratoires qui se sont constituées à partir des sites de réfugiés. Elles ont permis aux Mauritaniens de se reconstruire sans dépendre de la seule assistance humanitaire, en contournant les contraintes liées à l’ambivalence de leur statut de réfugié. Après avoir brièvement rappelé le contexte de leur arrivée au Sénégal et présenté la méthode de recherche utilisée, nous expliquerons comment ces filières se sont progressivement structurées suivant une logique de recherche de sécurité. Nous montrerons, en particulier, comment elles se sont inscrites dans des formes de mobilité plus anciennes caractéristiques des sociétés sahéliennes, tout en prenant une dimension particulière dans le contexte de l’exil et du droit d’asile. Photo 1 : Camp de réfugiés de Dagana, fleuve Sénégal, juillet 2007. Marion Rivière, RFI. Une mobilité « sous contrainte » : la crise de 1989 En avril 1989, un incident frontalier entraîne un déchaînement de violences communautaires à Dakar et à Nouakchott ainsi que la rupture des relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie. Chaque pays rapatrie alors ses ressortissants respectifs par voies terrestre et aérienne, mais en Mauritanie, le gouvernement expulse également des milliers de ses propres ressortissants vers le Sénégal et le Mali, d’authentiques Mauritaniens qui pouvaient facilement se confondre avec des Sénégalais ou des Maliens du fait de la couleur de leur peau et de leur appartenance aux mêmes groupes ethniques (wolof, soninké, haalpulaar). Les 36 causes de ces expulsions sont complexes et s’inscrivent dans une histoire longue qui fait l’objet de diverses analyses (Santoir, 1990 ; Leservoisier, 19991) : parmi les causes les plus immédiates, nous retiendrons ici simplement que le gouvernement Ould Taya cherchait à écarter certains fonctionnaires, appartenant principalement au groupe haalpulaar, qui dénonçaient l’oppression subie par les « Noirs » en Mauritanie au sein d’un mouvement politique clandestin appelé les Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM). Il cherchait également à libérer des terres dans le Sud du pays en expulsant les agriculteurs et éleveurs qui en avaient le contrôle depuis plusieurs générations, dans un contexte de forte pression foncière suite à la sédentarisation forcée de milliers de nomades Bidân [arabophones] lors des sécheresses des années 1970. Dans cet article, nous évoquons la situation des Mauritaniens qui furent expulsés vers la rive gauche du fleuve Sénégal en 1989, dans le département de Podor après avoir été dépossédés de leurs papiers d’identité, de leur cheptel et de leurs terres. Majoritairement constitués par des Haalpulaaren, ces populations n’arrivèrent pas en terre inconnue. Agriculteurs comme éleveurs avaient l’habitude d’aller et venir de part et d’autre du fleuve où ils avaient des terres, des membres de leur famille et des amis. Leurs grands-parents ou arrièregrands-parents étaient en effet originaires de la rive gauche du fleuve qu’ils avaient quittée au début du XXe siècle pour s’installer sur la rive mauritanienne. La frontière instaurée par la France entre le Sénégal et la Mauritanie dans le cadre de la colonisation resta toujours artificielle aux yeux des 1 Voir aussi M. Villasante, « Conflits, violences politiques et ethnicités en République islamique de Mauritanie. Réflexions sur le rôle des propagandes à caractère raciste dans le déclenchement des violences collectives de 1989, Studia Africana, n° 12, p. 69-94. « Négritude, tribalitude et nationalisme en Mauritanie. Des héritages coloniaux en matière d’idéologie et de commandement », in Villasante (dir.), Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, vol. II, 2007, p. 445-498. Voir également la thèse de Sidi N’Diaye, Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie : 1989 à 2012, Nanterre, Université Paris-Ouest, 2012 (sous presse) ; ainsi que son compte-rendu dans la Chronique politique de Mauritanie de juillet 2013, p. 49-53. Les programmes du CJB, n° 12 Haalpulaaren dont les anciens empires s’étendaient de part et d’autre du fleuve Sénégal. Pendant toute la période coloniale et post-coloniale, les Haalpularen mauritaniens continuèrent ainsi à cultiver des terres sur la rive opposée à celle de leur lieu de résidence, à se marier avec leurs parents sénégalais et à faire transhumer leur bétail suivant des axes perpendiculaires au fleuve. Aussi, en 1989, de nombreux réfugiés furent hébergés et secourus par leurs parents ou amis sénégalais tandis que d’autres furent pris en charge par la CroixRouge et regroupés dans plus de 250 petits sites le long de la frontière sénégalomauritanienne. Reconnus par le gouvernement sénégalais comme « réfugiés » de prima facie, c’est-à-dire de manière collective et a priori, tous bénéficièrent d’une aide humanitaire et de la protection du HCR. Toutefois, ils ne reçurent jamais de véritables papiers d’identité du gouvernement sénégalais attestant de leur statut et de leurs droits. Celui-ci ne leur octroya que de simples « récépissés de demande au statut de réfugié » valables pour une durée de trois mois renouvelable. Si ce flou juridique sur la reconnaissance de leur statut ne posa pas de problèmes les premières années, nous verrons qu’il donnera par la suite l’occasion aux autorités sénégalaises de revenir sur leur décision de reconnaître les Mauritaniens comme des réfugiés. Cet article s’appuie sur des enquêtes menées entre janvier 2001 et décembre 2004 dans les sites de réfugiés de Ndioum et d’Ari Founda Beylane2. Ndioum est le village de réfugiés le plus grand du département de Podor (plus de 2000 habitants en 1989), situé à 1 km de la commune sénégalaise de Ndioum. Hétérogène, ce site est constitué d’une majorité d’éleveurs peuls ou FulBe qui habitaient le Sud de la Mauritanie, et d’une minorité d’anciens fonctionnaires, enseignants, infirmiers et militaires, qui étaient en poste dans les grandes villes 2 Basé sur des enquêtes antérieures à 2005, cet article ne tient pas compte des changements politiques survenus en Mauritanie depuis la chute du régime Ould Taya, et, en particulier, de l’organisation du rapatriement officiel des réfugiés mauritaniens installés au Sénégal sous l’égide du HCR à partir de 2007 (décembre 2013). mauritaniennes. Dépossédés de leur cheptel, les éleveurs arrivèrent particulièrement démunis d’autant plus qu’ils n’avaient pas de parents proches dans la zone de Ndioum. Ils n’eurent pas d’autres choix que d’être pris en charge par la Croix-Rouge et le HCR, et acheminés vers le camp le plus proche de leur point d’arrivée. Certains fonctionnaires avaient, par contre, des membres de leurs familles parmi les Ndioumois, mais ils préférèrent rejoindre le camp afin d’être plus visibles aux yeux de la communauté internationale et dénoncer l’ampleur du préjudice subi. Ari Founda Beylane est, au contraire, un petit site de 500 réfugiés localisé dans les zones de décrue (le waalo) du département de Podor, près du village sénégalais de Ngane. Ses habitants, des agriculteurs appartenant au groupe des TorooBe [statut religieux], sont tous originaires d’un même village, Beylane, et avaient des terres ainsi que des parents très proches dans leur zone d’accueil. Aussi se sont-ils spontanément installés à proximité de ces derniers afin d’avoir accès aux terres de leur lignage. Photo 2 : Des réfugiés mauritaniens à Ndioum écoutent le comité de concertation mauritanien en juillet 2007. Marion Rivière, RFI. Les Mauritaniens des sites de Ndioum et Ari Founda Beylane reçurent une assistance en vivres jusqu’en 1995 et un appui dans les secteurs de la santé et de l’éducation jusqu’en 1998. Notre enquête de terrain s’est déroulée entre 2001 et 2004, dans un contexte de désengagement progressif du HCR et de faible médiatisation des réfugiés mauritaniens. Après plus de dix 37 Les programmes du CJB, n° 12 années d’exil, ces derniers sont en effet devenus de moins en moins visibles d’autant plus qu’avec la fin de l’assistance humanitaire, les hommes commencèrent à quitter les sites pour chercher du travail. De plus, depuis le rétablissement de ses relations diplomatiques avec la Mauritanie en 1992, le gouvernement sénégalais fait en sorte de ne pas provoquer son homologue mauritanien par un soutien trop évident aux réfugiés mauritaniens. Ce contexte d’étude nous a donc permis d’observer les réfugiés en dehors des institutions qui les nomment (le HCR et les gouvernements) et d’adopter très vite un regard distancié sur notre objet d’étude. Ayant la possibilité de séjourner au sein même des sites et d’observer quotidiennement les activités et les pratiques des réfugiés au-delà de leurs discours, nous nous sommes aperçus que les « choses ne sont pas toujours ce que l’on croit qu’elles sont » et que « les acteurs ne jouent pas toujours le rôle que leur assigne leur statut » (Becker, 1986). Très vite, en effet, nous avons constaté que la vie des réfugiés ne se limitait pas à la vie dans les camps, mais se déroulait également sur d’autres scènes situées à l’extérieur des sites, dans des lieux plus ou moins éloignés. Pour reconstruire les parcours d’exil des réfugiés et les restituer dans une histoire plus longue, il nous est alors apparu évident qu’il fallait replacer les réfugiés habitant les sites – généralement des femmes, vieillards et enfants - dans leur cercle d’appartenance plus large, afin de retrouver la « trace » de leurs frères, leurs fils ou leurs cousins dont ils dépendaient financièrement. Nous avons alors observé que la plupart de ces derniers étaient dispersés entre les zones pastorales du Ferlo sénégalais, les grands centres économiques d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale et les pays occidentaux. jusqu’en Afrique Centrale, et des filières de migration politique qui ont pour destination l’Europe et les USA. Les filières migratoires peules du bassin sénégalo-mauritanien En 1989, les éleveurs peuls arrivèrent à Ndioum démunis et leur expulsion eut pour conséquence désastreuse leur sédentarisation forcée. Leur priorité était d’obtenir des liquidités pour reconstituer au plus vite un petit cheptel, symbole de leur statut social comme économique. Dès les premières années, alors qu’ils recevaient encore des vivres, les plus âgés se contentaient de revendre une partie des dons, tandis que les plus jeunes décidèrent de pratiquer le commerce de contrebande entre la Mauritanie et le Sénégal. Cette activité leur permettait de faire du bénéfice rapidement grâce au taux de change sans engager un capital initial important. Toutefois, elle était dangereuse : non seulement les militaires et les douaniers surveillaient à l’époque étroitement la frontière, mais surtout, les Mauritaniens n’étaient pas censés pouvoir rentrer dans leur pays d’origine au regard de leur statut de réfugiés. Au regard du droit international, tout retour volontaire d’un réfugié dans son pays d’origine peut en effet être interprété comme un acte démontrant qu’il ne craint plus d’y être persécuté et peut ainsi entraîner la cessation de son statut (nous y reviendrons). Des migrations « recherchées » : l’exemple de trois filières migratoires Trois types de filières migratoires se sont constituées à partir du site de Ndioum : des filières locales de migration économique, qui ne dépassent pas le bassin sénégalomauritanien, des filières de migration économique sous-régionale, qui s’étendent 38 Photo 3 : Yahya Béchir et sa famille au camp de réfugiés de Boynguel Thilé (Aleg, Brakna). Irabiha Abdel Wedoud, Le Nouvel Observateur, Rue 89 du 20 août 2008. Les programmes du CJB, n° 12 Dans un premier temps, seuls quelques jeunes osaient ainsi faire ces va-etvient nocturnes. Il s’agissait généralement des cadets de la famille qui, en Mauritanie, avaient été envoyés par leur famille travailler ou étudier dans des grands centres urbains où ils avaient fait un certain apprentissage de l’art de la débrouillardise et du contournement (Ould Ahmed Salem, 2001). Puis, cette activité se généralisa rapidement si bien qu’une véritable filière de produits de contrebande se mit progressivement en place dans la vallée du fleuve Sénégal. Du commerce de simples biens de consommation tels que le sucre, le thé ou le cuir, d’autres jeunes se spécialisèrent dans les produits vétérinaires et d’autres encore, dans les pièces mécaniques et les produits de haute technologie (Fresia, 2004). Lorsque les bénéfices obtenus étaient importants, les jeunes « fraudeurs » décidèrent d’investir leur argent dans l’ouverture de boutiques de produits manufacturés dans les grandes villes sénégalaises ou mauritaniennes, où personne ne les connaissait sous leur identité de « réfugiés». Ces villes étaient choisies là où ils avaient des connaissances ou des parents prêts à les aider dans leurs démarches administratives. En effet, les réfugiés ne pouvaient obtenir un registre de commerce ni une cantine au marché sur simple présentation de leur « récépissé de demande au statut de réfugié ». Seul document officiel qu’ils possédaient, ce récépissé ne fut, en pratique, jamais reconnu par les administrations sénégalaises. Subissant tracasseries administratives et policières pour circuler et travailler librement, ils n’avaient donc pas d’autres choix que d’obtenir des cartes d’identité sénégalaise par voie frauduleuse, grâce à l’appui de parents sénégalais bien placés, afin d’ouvrir leurs échoppes et subvenir à leurs besoins. Ainsi, certains s’implantèrent à SaintLouis, à Thiès ou encore dans la zone de Lingère tandis que d’autres dont les parents ou soutiens se trouvaient toujours en Mauritanie, choisirent de s’installer dans des villes mauritaniennes – ce qui supposait dans ce cas d’obtenir de nouveaux papiers mauritaniens. Les jeunes peuls se faisaient ainsi passer d’un côté, pour des Sénégalais et de l’autre, pour des Mauritaniens non réfugiés. Dans les sites où ils laissaient leur famille, ils affichaient toutefois leur identité de réfugiés vis-à-vis des Ndioumois, des autorités locales et des organisations humanitaires. Après quelques mois ou années d’activité, les jeunes commerçants embauchaient généralement un « aideboutiquier », le plus souvent un neveu ou un cousin, choisi parmi les membres de la famille élargie qui avaient facilité leurs démarches pour obtenir des papiers ou une cantine au marché. Ce soutien leur permettait de payer leur dette envers leurs bienfaiteurs tout en se libérant de certaines contraintes. Les revenus générés par le commerce de contrebande et la gestion de boutiques de produits manufacturés permirent également aux jeunes boutiquiers d’acheter du bétail et de reconstituer progressivement un cheptel conséquent. Le bétail était généralement confié aux aînés de la famille (le frère ou le père du jeune entrepreneur) dans le Ferlo sénégalais, au sud des sites de réfugiés. Contrairement aux plus jeunes, ceux-ci vivaient autrefois dans les zones pastorales et n’avaient jamais acquis d’autres compétences que l’élevage. Au Sénégal, ils n’ont généralement réussi qu’à faire du petit commerce de caprins et d’ovins dans les zones pastorales sans jamais réussir à reconstituer un cheptel aussi important que leurs frères cadets. Les boutiques de réfugiés mauritaniens se sont progressivement multipliées dans les grandes agglomérations du bassin sénégalo-mauritanien. On remarque même que chaque cercle de parenté ou « lignage » s’est implanté dans une localité bien particulière : les GamanaaBe à Thiès, les WodaaBe à SaintLouis et les UururBe à Linguère. En effet, après quelques années d’économies, les aides-boutiquiers, qui sont aussi les neveux, cousins et/ou petits frères des jeunes entrepreneurs, investirent à leur tour dans l’ouverture d’une boutique et lorsque leur activité était rentable, ils appelèrent également un autre parent pour venir les seconder dans leur travail. Par effet de « cascade », les boutiques appartenant à un même cercle de parenté et de connaissances (le lignage) se sont ainsi multipliées dans une même localité. 39 Les programmes du CJB, n° 12 Ainsi, en s’appuyant sur leurs réseaux de parenté en Mauritanie et au Sénégal, certains jeunes peuls réussirent-ils à reconstruire un capital en toute discrétion, tout en laissant leur famille dans le site de Ndioum pour marquer leur appartenance sociale et identitaire au groupe des « réfugiés ». Toutefois, ces parcours de réussite ne concernent pas tous les groupes peuls de Ndioum ni tous les jeunes ou « cadets » qui avaient fait en Mauritanie l’apprentissage d’un certain art de la débrouillardise. D’autres n’avaient pas de relations de parenté ou d’amitié aussi étendues au Sénégal ni des parents sénégalais ayant suffisamment de moyens ou de pouvoir pour les soutenir dans leurs démarches. Eux n’avaient pas d’autres choix que de chercher du travail en Mauritanie où ils avaient encore des « relations ». Aussi sont-ils devenus de simples migrants saisonniers spécialisés dans des professions telles qu’électriciens, plombiers et/ou chauffeurs. Ils se rendent quelques mois à Nouakchott pour des contrats ponctuels puis rentrent dans le site de Ndioum où ils font du petit commerce de caprins ou des contrats de métayage sur les champs des Sénégalais. À l’inverse des jeunes boutiquiers, leur situation est précaire et ne leur a pas permis de reconstituer un cheptel conséquent. De plus, elle est dangereuse car en travaillant clandestinement en Mauritanie, non seulement prennent-ils le risque de perdre leur statut de réfugié, mais aussi de se faire arrêter par les autorités mauritaniennes qui assimilent tout réfugié à un opposant politique potentiel. patrimoine foncier de part et d’autre du fleuve. Ils demandent ainsi à leurs fils aînés de partir vers des pays d’Afrique francophone aux taux de croissance élevé (Côte d’Ivoire autrefois, Cameroun, Gabon) pour y pratiquer le commerce et renvoyer les liquidités obtenues à la famille. Le projet migratoire s’articule donc à des activités rurales, tout comme pour les Peuls qui cherchent des liquidités pour le renouvellement de leur cheptel. Ce type de migration était pratiqué bien avant les événements de 1989 mais elle concernait surtout les Haalpulaaren sénégalais et non les Mauritaniens. Or, réfugiés au Sénégal, ces derniers avaient besoin d’urgence de reconstituer leur capital. En réactivant les liens avec leurs parents sénégalais du village voisin de Ngane à travers des mécanismes d’hospitalité et d’entraide, beaucoup ont ainsi migré vers des pays de la sous-région, grâce ou sous l’influence de parents sénégalais déjà partis ou installés dans la sous-région. Les filières de migration sousrégionale des Haalpulaar Le second groupe de réfugiés qui s’inscrit dans cette filière migratoire est formé par des personnes défavorisées telles que les anciens esclaves (MaccuBe) et/ou les plus jeunes, généralement les benjamins de la famille. Ces départs ne sont pas décidés par la famille mais individuellement et sont motivés par la volonté de s’émanciper et/ou de partir à l’aventure. La destination finale est souvent inconnue et le migrant traverse plusieurs pays où ils pratiquent divers « petits boulots » tels que le commerce ambulant ou l’exploitation des mines de diamants, avant d’arriver à destination. Le parcours se dessine au gré des rencontres et des rumeurs qui circulent sur les endroits où Il existe un deuxième type de filières migratoires qui s’étend au-delà du bassin sénégalo-mauritanien jusqu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, et qui concerne deux groupes à l’opposé de la hiérarchie sociale haalpulaar. Les premiers sont les fils de notables, qui habitent le site d’Ari Founda Beylane. Propriétaires fonciers aussi bien sur la rive mauritanienne que sénégalaise, ces notables (TorooBe) sont en constante recherche de liquidités pour financer les intrants et la main d’œuvre nécessaires à l’exploitation de leurs périmètres irrigués et préserver leur 40 Photo 4 : Enfants haalpulaar (Pulaku Project 2011) Les programmes du CJB, n° 12 l’on peut faire fortune facilement. Dans ce cas, l’argent n’est pas renvoyé à la famille et ne sert pas à financer une activité rurale, agricole ou pastorale. Tout au long de son parcours, le migrant s’expose à de nombreux risques (rafles policières, réseaux de passeurs, etc.). Arrivé à sa destination, il peut se retrouver livré à lui-même. Les structures communautaires d’accueil des migrants haalpulaar (suudu), implantées depuis des décennies dans les pays de destination, tendent en effet de plus en plus à se démanteler (Bredeloup, 1995) et il arrive désormais que le migrant ne trouve pas d’hôte pour l’accueillir, le loger et le protéger. Son insertion dans le pays devient dès lors très difficile et il n’est pas rare que certains disparaissent et ne reviennent plus dans les sites de réfugiés. Dans le cadre de cette filière de migration, il existe donc des trajectoires très inégales suivant le statut social avant le départ (célibataire ou père de famille), le type de projet migratoire (soutenu par la famille ou non) et l’existence d’une structure d’accueil dans le pays de destination. De plus, ces filières ont sans cesse contourné le droit : pour les réfugiés, la recherche de sécurité et de protection s’est faite non pas en s’en remettant au HCR et au gouvernement sénégalais en vertu du droit d’asile mais plutôt par l’activation de différents réseaux de parenté et d’entraide qui dépassent le cadre des États-nations et se construisent à cheval sur plusieurs territoires et identités à la fois. Les filières de migration occidentale via le statut de réfugiés Il existe une troisième filière de migration qui relie les sites de réfugiés aux pays occidentaux (USA et pays européens). Elle se distingue des précédentes en ce qu’elle a une dimension avant tout politique, et se construit officiellement via le statut de réfugié et la procédure dite de « réinstallation ». Cette procédure est l’une des trois « solutions durables » prévues par le droit international pour permettre aux réfugiés de retrouver la protection de son pays d’origine ou à défaut, d’un autre pays. Lorsque le rapatriement n’est pas envisageable, et que l’intégration dans le premier pays d’asile ne peut s’effectuer pour des raisons économiques ou sécuritaires (menaces sur sa sécurité physique), la réinstallation vers un deuxième pays d’asile, généralement un pays occidental, devient alors la seule option restante du point de vue du droit. À Ndioum, comme à Ari Founda Beylane et ailleurs dans la vallée, les anciens fonctionnaires de l’administration mauritanienne dirigeaient le site et y implantèrent une représentation politique des FLAM. Éxilés au Sénégal, leurs leaders gagnèrent en pouvoir et en visibilité en recrutant dans leurs rangs la plupart des éleveurs peuls et des agriculteurs avec qui ils cohabitaient dans les sites. Très vite, ils devinrent également les porte-paroles des réfugiés et occupèrent une place privilégiée d’intermédiaires entre les réfugiés et les organisations intéressées par leur situation (ONG, médias, HCR, etc). De par leur position d’interface, mais aussi grâce à leurs compétences, ils réussirent à prendre le contrôle de la gestion de l’assistance humanitaire, à savoir des vivres, des écoles et des dispensaires construits dans les sites par le HCR. À ce titre, enseignants et infirmiers reçurent mensuellement des « primes de motivation » du HCR qui leur permirent de vivre de la seule assistance humanitaire et de rester dans les camps. Très actifs politiquement, ces fonctionnaires avaient aussi créé des cellules politiques dans chaque site de la vallée du fleuve et étaient, dans un premier temps, soutenus par le gouvernement sénégalais, qui avait lui-même rompu ses relations diplomatiques avec la Mauritanie. Toutefois, à partir de 1992, lorsque les relations entre les deux pays furent rétablies, le Sénégal se désolidarisa progressivement de la cause des réfugiés. Subissant la pression de son homologue mauritanien qui menaçait de procéder à de nouvelles expulsions de Sénégalais, le gouvernement devint de moins en moins tolérant vis-à-vis des activités politiques que les réfugiés menaient sur son territoire. À partir de 1997, les dirigeants des FLAM furent ainsi étroitement surveillés par la brigade spéciale sénégalaise, et sommés de dissoudre leurs associations avant de recevoir des menaces d’expulsion. De plus, au même moment, les primes de motivation qu’ils recevaient au 41 Les programmes du CJB, n° 12 titre de leurs fonctions d’enseignants, d’infirmiers ou de dirigeants des sites furent suspendues tandis que leur incorporation dans l’administration sénégalaise était impossible du fait de leur nationalité. Menacés par le gouvernement sénégalais d’une part, et sans ressources économiques de l’autre, les fonctionnaires se retrouvèrent donc dans une situation pouvant légitimer une demande de réinstallation dans un pays tiers. Aussi, ils entreprirent des démarches dans ce sens en mobilisant les relations qu’ils avaient établies au fil du temps avec le HCR et son ONG partenaire. En novembre 2001, plus de 240 personnes furent finalement réinstallées aux États-Unis et un nombre moins important dans des pays européens. Ces personnes étaient presque toutes des militants actifs des FLAM et des « camarades politiques » des dirigeants, qui étaient aussi dans certains cas leurs « promotionnaires ». Aux Etats-Unis, les familles réinstallées reçurent une assistance à l’intégration pendant six mois sous forme d’aide au logement et à l’apprentissage de l’anglais. La plupart des fonctionnaires ont ensuite été contraints d’accepter des métiers subalternes, tels que le gardiennage, la restauration ou le travail à la chaîne, ce qui est relativement dévalorisant. Toutefois, ils ont su rapidement utiliser les libertés d’expression et les moyens de communication que l’Amérique leur offrait en constituant des associations à caractère social sous couvert desquelles ils continuent jusqu’à présent à mener des activités politiques. Basés à New York et Washington, ils organisent désormais régulièrement des marches, contactent les médias et font du lobbying auprès du Parlement pour sensibiliser l’opinion américaine sur la situation des « Noirs » en Mauritanie. Ils tentent également de maintenir un certain contrôle sur les sites de réfugiés dont l’existence même légitime leur combat politique, en renvoyant régulièrement de l’argent à leurs clientèles politiques locales et en participant au financement de certains projets de développement des villages de réfugiés. Cette filière de migration vers les pays occidentaux s’est donc constituée via la procédure de réinstallation et l’adhésion à un parti politique d’opposition au 42 gouvernement mauritanien. Dans ce cas de figure, ce ne sont pas les relations de parenté qui ont permis de migrer, mais le degré de militantisme et d’activisme politique au sein des FLAM, la position d’intermédiaires et des relations de camaraderie politique. Une fois installés dans les pays occidentaux, les réfugiés ont par contre pu faire venir des membres de leurs familles via le « regroupement familial », autre procédure prévue par le droit d’asile, et ainsi faire jouer les relations de parenté. Mais cette filière de migration se différencie des autres avant tout parce qu’elle est légale. Elle s’opère grâce au statut de réfugié et non pas par la voie clandestine ni l’obtention frauduleuse de papiers d’identité sénégalais ou mauritaniens. Aujourd’hui, tous les réfugiés de la vallée du fleuve Sénégal ont introduit des demandes de réinstallation, espérant suivre la voie empruntée par les « flamistes ». Découragés d’attendre une réponse, certains commencent à penser migrer clandestinement vers l’Europe, mais ils sont encore rares à tenter cette aventure-là. Les inégalités sont donc grandes entre ceux qui migrent légalement vers les pays occidentaux, et ceux qui empruntent la voie de l’illégalité parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour survivre économiquement et parce qu’ils ne disposent pas d’autres pièces d’identité que de « simple récépissés de demande du statut de réfugié ». De plus, les revenus des migrants et le montant des fonds transférés dans les sites varient fortement et entraînent une redéfinition des rapports de pouvoir. Ainsi, d’un point de vue inter-générationnel, l’exil a surtout bénéficié aux jeunes cadets initiés à l’art de la débrouillardise avant les événements et/ou ayant acquis un poste de fonctionnaire dans l’administration civile ou militaire mauritanienne. Par contre, les aînés ont perdu de leur légitimité et de leur pouvoir au sein des familles tandis que les plus jeunes (ou benjamins) sont dans une situation de forte dépendance vis-à-vis de leurs cadets. À l’échelle de la société, l’exil a surtout profité aux familles qui comptent parmi eux des migrants réinstallés aux Etats-Unis par rapport à celles qui ont des migrants installés dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Les programmes du CJB, n° 12 Des logiques sociales similaires L’existence de différentes filières migratoires qui se structurent à partir des sites de réfugiés met en évidence l’hétérogénéité de la population réfugiée. Les Mauritaniens du seul site de Ndioum connaissent des mobilités géographiques comme sociales très diverses suivant le cercle de parenté, d’amitié ou de camaraderie politique auquel ils appartiennent, mais aussi suivant leurs origines sociogéographiques (urbaines/rurales), leur âge (cadet/benjamin/aîné) et leurs compétences (administratives, commerciales ou techniques). Au-delà de cette diversité, on remarque néanmoins que la structuration de ces filières migratoires a répondu à des logiques sociales similaires qui s’appuient à la fois sur des dynamiques migratoires anciennes et sur un nouveau cadre d’action lié au statut de réfugié et à l’exil forcé. L’enchâssement dans l’histoire longue : la multilocalité Les logiques migratoires des réfugiés se fondent d’abord et avant tout sur la volonté de reconstruire un capital économique et/ou politique. Elles répondent à un souci de survie et une recherche de sécurité. Pour atteindre leurs objectifs, les Mauritaniens ont utilisé des stratégies ou encore des tactiques dont ils avaient déjà fait l’apprentissage avant les évènements de 1989, notamment pour faire face aux aléas climatiques, politiques et économiques des années 1970 et 1980. Comme autrefois, ils ont tout d’abord privilégié la multilocalité et la diversification des activités économiques en alliant une activité rurale (l’agriculture ou l’élevage) dans la vallée du fleuve Sénégal à une activité urbaine (le commerce) dans des grands centres urbains de la sous-région. Avant les événements, les familles Haalpulaaren avaient déjà commencé à se disperser entre les zones rurales et urbaines afin d’associer des activités primaires à des activités commerciales ou salariées. Dans une étude menée sur les Peuls de la vallée du fleuve Sénégal, Christian Santoir (1994) montre par exemple que dès les années 1970, la diminution chronique du cheptel – liée plus à des facteurs externes que climatiques – obligea les éleveurs peuls à pratiquer des activités commerciales dans les villes mauritaniennes pour trouver les moyens financiers de renouveler leurs troupeaux. Il note que, dès les années 1980, le bétail commence à être commercialisé et que la vente au détail de produits animaliers (lait, huile animale) mais aussi de cueillette, de charbon ou encore de services magicoreligieux, se répand. Il explique cela notamment par l’introduction de la culture irriguée qui contribue à réduire les espaces de pâtures dans les zones inondables et ne permet plus aux éleveurs de vivre comme autrefois de leurs seules activités agropastorales. Contraints de se convertir progressivement à des activités commerciales et de réduire leurs parcours de transhumance, les familles peules commencèrent ainsi à se disperser entre zones pastorales et milieu urbain, tout comme elles avaient été contraintes de le faire dans le contexte de l’exil. De même, les agriculteurs torooBe avaient commencé à quitter les campagnes bien avant les événements de 1989. La migration haalpulaar des torooBe remonte en effet aux années 30 avec la colonisation française, qui contribua à susciter d’importants transferts de population via le travail forcé et l’administration coloniale de l’Afrique occidentale française (AOF) (Bredeloup, 1995). Depuis cette époque, les Haalpulaaren commencèrent à faire venir leurs parents restés dans la vallée du fleuve pour y pratiquer le commerce ou d’autres petits métiers. Avec l’introduction de la culture irriguée et le besoin croissant de liquidités pour financer les intrants, les départs se sont intensifiés. Cette filière était alors très structurée : le migrant, soutenu par la famille dans son projet, était accueilli par les ressortissants de son village déjà installés sur place. Il existait des structures d’accueil (suudu) bien établies qui permettaient aussi au village d’origine d’exercer un certain contrôle sur le migrant. Comme mentionné précédemment, si les réfugiés se sont insérés dans ces filières de migration anciennes, certains sont partis seuls et ne bénéficient pas de ce soutien communautaire. Pour reconstituer un capital économique et social, les réfugiés ont 43 Les programmes du CJB, n° 12 également mis en œuvre deux autres stratégies qui présentent, comme la première, une certaine historicité : l’activation des cercles de parenté et d’amitié élargis et le couple « patron-apprenti ». Pour contourner les contraintes liées à leur statut de réfugiés, les Mauritaniens se sont en effet appuyés sur leurs réseaux d’appartenance familiale, ethnique mais aussi politique et amicale. L’expansion rapide du commerce des réfugiés peuls fut en effet possible grâce à la capacité des jeunes peuls à conserver leurs liens avec leurs parents et amis restés en Mauritanie tout en réactivant leurs relations avec leurs parents ou amis sénégalais avec qui ils avaient, avant les événements, des contacts plus ou moins sporadiques. C’est aussi suivant ces cercles d’appartenance que les activités professionnelles se sont dessinées et que des spécialisations par zone géographique se sont progressivement constituées. Or, ce phénomène est caractéristique des populations migrantes. Christian Santoir (1975) comme Pierre Bonte (1999) ont par exemple montré que l'expansion du commerce des Bidân [arabophones de Mauritanie] au Sénégal s'est faite à partir de l'utilisation de logiques tribales et familiales, et surtout par la possibilité pour chacun de devenir aide-boutiquier ou « apprenti » chez un parent de même tribu. C’est ainsi que les Bidân se sont progressivement installés au cours du XXe siècle dans les principales villes sénégalaises jusqu’à détenir tout le commerce de vente au détail et en gros. Pendant les événements de 1989, beaucoup se sont fait chassés du Sénégal ou ont été rapatriés en Mauritanie à la suite d’actes de violence menés à l’encontre de leurs commerces. Par une certaine ironie de l’histoire et un mouvement de chassé-croisé, les réfugiés peuls les ont progressivement remplacés en utilisant les mêmes logiques lignagères et familiales dans l’expansion de leur commerce. Toutefois, très peu ont réussi à devenir grossistes comme les Maures autrefois. La plupart sont de simples commerçants au détail qui subissent de plein fouet les fluctuations du marché. De même, Sylvie Bredeloup a montré comment, en Côte d’Ivoire, les immigrés Haalpulaaren et wolof sénégalais se sont progressivement implantés suivant un système de remplacement des aînés par les cadets (au 44 sens large) au sein du foyer du migrant et de la boutique. En contact à la fois avec les Bidân dans les grandes villes mauritaniennes et les Haalpulaaren sénégalais de la vallée du fleuve, les réfugiés mauritaniens ont donc utilisé des modèles d’organisation économique et sociale caractéristiques des sociétés sahéliennes auxquelles ils appartiennent. Les trajectoires des réfugiés s’inscrivent donc dans des tendances socioéconomiques lourdes de la vallée du fleuve Sénégal. Toutefois les événements de 1989 et l’intervention humanitaire ont aussi contribué à infléchir ces dynamiques d’une nouvelle manière. Un nouveau cadre de l’action : le statut de réfugié Inscrites dans des logiques de multilocalité et de recherche de sécurité, les trajectoires migratoires des réfugiés prennent place dans un nouveau cadre de l’action lié à l’exil forcé et à l’introduction du droit international. Pour les réfugiés, ce cadre est porteur de nouvelles contraintes mais aussi de nouvelles opportunités. De nouvelles contraintes L’introduction du droit international des réfugiés, et l’attribution du « statut de réfugié » aux Haalpulaaren mauritaniens ont eu, dans un premier temps, pour conséquence de rigidifier leur appartenance nationale à la Mauritanie et de restreindre leurs libertés de mouvement et de travail. Rappelons que le droit des réfugiés est construit sur une vision nationale et souveraine du monde (Malkki, 1995) et à ce titre, il ne peut pas concevoir un individu en dehors de son appartenance à un Étatnation censé le protéger et lui garantir ses droits fondamentaux. Ayant fui par crainte de persécution, le réfugié se définit donc avant tout comme un être ayant perdu la protection de son État et devant au plus vite retrouver cette protection ou celle d’un autre État qui accepterait d’en faire son citoyen. En attendant que cette possibilité soit concrétisée, le droit prévoit que les réfugiés puissent bénéficier provisoirement de la protection d’un autre État à travers la procédure d’asile ainsi que d’une protection Les programmes du CJB, n° 12 internationale. La Convention de 1951 sur le statut de réfugié garantit aux réfugiés le respect de leurs droits humains fondamentaux pendant cette période provisoire : droit à des papiers d’identité, liberté de mouvement – y compris à l’étranger à travers l’obtention de « titres de voyage » ; liberté de choisir son lieu de résidence ; liberté de travailler dans le pays d’asile ; liberté d’avoir accès aux services publics, etc. Or, en pratique, ces droits sont rarement appliqués par les gouvernements des pays d’asile, essentiellement pour des raisons politiques ou géostratégiques. En Afrique en particulier, l’application du droit d’asile est en effet politisée dans le sens où l’attribution du statut de réfugiés à des populations venues d’un pays voisin et la sauvegarde de leurs droits sont souvent perçues comme une offense diplomatique par le pays d’origine. Si le pays hôte ne souhaite pas envenimer ses relations avec son pays voisin, comme c’est le cas du Sénégal vis-à-vis de la Mauritanie, tout est donc fait pour rendre les réfugiés moins visibles et restreindre leurs droits. Ainsi, la plupart des réfugiés mauritaniens n’ont jamais reçu de papiers d’identité (des cartes de réfugiés) les autorisant officiellement à séjourner, travailler et circuler librement au Sénégal ou leur permettant d’obtenir des « titres de voyage » pour se rendre à l’étranger. Cette situation, liée à la nonapplication et à la politisation du droit d’asile, explique pourquoi les réfugiés mauritaniens sont contraints d’avoir recours à des pratiques frauduleuses pour obtenir des papiers d’identité sénégalais et/ou mauritaniens selon leur lieu de destination. Cela constitue pour eux la seule manière d’avoir accès au marché de l’emploi et aux services publics (école, centres de santé, où des papiers d’identité sont systématiquement exigés) sans subir des tracasseries administratives telles que le racket. Les plus défavorisés, n’ayant pas de parents « bien placés » dans l’administration pour obtenir des papiers ni assez d’argent pour en acheter, travaillent et voyagent de manière complètement clandestine, s’exposant ainsi à des risques importants sur leur sécurité. Ainsi, leurs logiques migratoires qui correspondent, du point de vue de l’histoire locale, à une recherche de sécurité et d’opportunités économiques en fonction de leurs réseaux d’appartenance, sont considérées, au regard de la législation contemporaine, comme illégales. Elles sont aujourd’hui aussi qualifiées de « mouvements secondaires » dans le jargon institutionnel du HCR. À la non-application du droit s’ajoute un second facteur qui vient complexifier davantage encore leur cadre d’action : l’interprétation abusive et politisée des clauses de cessation du statut de réfugié par le HCR et les États. D’après la Convention de 1951, le statut de réfugié cesse dès lors que la crainte d’être persécuté dans son pays d’origine n’existe plus ou que le réfugié a retrouvé la possibilité de se réclamer de la protection de son État, ou à défaut d’un État tierce (article 1C). En pratique, les clauses de cessation sont-elles aussi utilisées à des fins politiciennes (Brotman, 2001). Ainsi, lorsque le HCR souhaite se désengager – généralement sous pression des États – le retour d’un réfugié dans son pays d’origine, et/ou l’acquisition d’un nouveau passeport national, est souvent interprété comme la preuve qu’il n’existe plus de crainte d’être persécuté. Le contexte socio-économique et la non-application du droit des réfugiés, qui obligent souvent ces derniers à travailler clandestinement dans leur propre pays, ne sont donc pas pris en compte dans l’interprétation du droit. De même, lorsqu’un réfugié obtient une carte d’identité de son pays d’accueil pour y exercer une profession, il est considéré comme de facto « intégré » et sous la protection nationale d’un nouvel État. Là encore, le droit est appliqué de manière politicienne : est occulté le fait qu’il n’y a généralement pas eu de naturalisation par voie légale, mais uniquement achat ou obtention de cartes d’identité par voie frauduleuse dans l’unique but de pouvoir travailler et circuler librement. Dans ces deux cas de figures — retour dans le pays d’origine ou intégration dans le pays hôte — il arrive donc très souvent que les États ou le HCR considèrent que le réfugié a atteint l’une des trois solutions durables, justifiant ainsi le retrait et la cessation du statut de réfugié. Celui-ci devient dès lors perçu comme un « faux réfugié » laissant ses femmes et ses enfants dans les sites uniquement pour profiter de l’assistance 45 Les programmes du CJB, n° 12 humanitaire qui leur est offerte. L’interprétation est donc abusive dans le sens où l’on occulte le contexte structurel lié à l’exil forcé et à la non application du droit des réfugiés par les pays hôtes. Si les réfugiés rentrent régulièrement dans leur pays d’origine ou obtiennent des papiers d’identité de leur pays d’accueil, cela ne veut pas dire qu’ils ne craignent plus d’être persécutés dans leur pays d’origine, et encore moins qu’ils ont retrouvé la protection juridique d’un État, mais seulement qu’ils sont obligés de prendre plus de risques et d’avoir recours à des faux papiers pour assurer leur existence et reconstruire un capital économique et social. En pratique, cette interprétation abusive du droit contraint les réfugiés mauritaniens à jouer sans cesse sur des logiques d’invisibilité, ou au contraire, d’hyper visibilité de leur statut de réfugié. Pour travailler, ils sont contraints de s’éloigner de leur zone d’accueil pour aller là où personne ne les connaît en tant que « réfugié » et là où ils peuvent ouvrir des registres de commerce et avoir accès à la propriété sous une autre identité (sénégalaise/mauritanienne, etc.) Autrement dit, ils n’ont pas d’autres choix que de recourir à des stratégies de dissimulation et de clandestinité pour être autosuffisants. Inversement, dans les sites de réfugiés, il leur faut au contraire mettre en scène leur « vulnérabilité » et leur impossibilité de s’intégrer dans leur milieu d’accueil afin de correspondre à l’image d’une « victime déracinée », qui a progressivement supplanté celle du réfugié politique dans le discours du HCR (Pupavac, 2006; Fresia, 2005). Or, pour les Mauritaniens, la volonté de défendre leur statut de réfugié est bien, de leur point de vue, un positionnement politique et non pas l’expression d’un statut économique. Seuls les anciens fonctionnaires n’ont pas eu besoin d’avoir recours à une autre identité ni à des logiques d’invisibilité. Eux ont, au contraire, joué uniquement sur l’« hyper-visibilité » de leur statut de réfugié afin d’obtenir et de légitimer leur rôle d’intermédiaires entre le HCR et les exilés, et être rémunérés dans le cadre de l’exercice de leur fonction d’enseignants ou d’infirmiers au sein des sites. Les primes de motivation qu’ils recevaient à ce titre, en plus des vivres 46 et des projets générateurs de revenus qu’ils captaient le plus souvent pour leur propre bénéfice, leur ont permis de vivre sans avoir besoin de mener d’autres activités économiques, dans des lieux éloignés des sites. De nouvelles opportunités Si ces logiques d’invisibilité et ce jeu sur les identités sont liés à un cadre structurel contraignant (l’absence de reconnaissance de droits et la recherche de sécurité), elles ont néanmoins, et aussi, constitué pour certains une source de nouvelles opportunités et un moyen de reconstruire un capital économique à l’abri des regards indiscrets. L’éloignement et le passage d’une catégorie identitaire à l’autre constituent aussi une façon d’échapper aux pressions sociales exercées par les membres de sa propre famille, et/ou de multiplier les sources d’enrichissement en différents lieux et sous différents visages. C’est également un moyen de se protéger contre les critiques des autres exilés, notamment les dirigeants, pour qui il est important que les niveaux de vie au sein des camps restent en apparence « homogènes » et que les réfugiés ne montrent aucun signe d’intégration dans le milieu local afin de défendre leur statut. Ainsi, dans les sites, personne ne doit savoir qui est riche ou qui est pauvre, et chacun se cache du regard de l’autre. Pour certains, la dissimulation apparaît donc aussi comme une stratégie pouvant permettre de maintenir officiellement une frontière entre les camps et le milieu autochtone, tout en s’intégrant officieusement dans le milieu local. Dans ce jeu sur les frontières et les identités, ce sont d’ailleurs souvent les plus riches et les plus intégrés dans les réseaux économiques locaux ou internationaux qui revendiquent avec le plus de virulence leur statut de réfugié ou de pauvre victime – comme c’est le cas, par exemple, de certains fonctionnaires « flamistes » mais aussi des commerçants devenus aujourd’hui grossistes. Le contexte humanitaire favorise ainsi des décalages croissants entre discours et pratiques. Le déplacement forcé et l’intervention humanitaire ont également permis aux réfugiés de multiplier leurs cercles d’appartenance d’une manière telle que leur situation se singularise par rapport à Les programmes du CJB, n° 12 d’autres migrants. Installés dans une zone frontalière proche de leur pays d’origine et sur le territoire de leurs ancêtres, ils avaient en effet la possibilité de s’insérer ou de compter à la fois sur leurs réseaux d’appartenance côté mauritanien et côté sénégalais. En Mauritanie, la plupart des réfugiés avaient encore des amis, des parents, des promotionnaires ou d’autres connaissances qui pouvaient les soutenir financièrement, les aider à obtenir des papiers d’identité ou constituer des fournisseurs pour le commerce transfrontalier. Au Sénégal, des réseaux existaient déjà mais l’exil forcé a contribué à les réactiver et à les élargir. Cela s’est fait le plus souvent par la création de liens économiques avec la branche maternelle de la descendance, qui n’implique pas de relations de concurrence entre ses membres – contrairement à la branche paternelle – ou encore par des alliances matrimoniales entre réfugiés et Sénégalais. En plus de ces réseaux économiques et de parenté, à cheval entre les deux rives du fleuve, l’introduction du droit des réfugiés a également entraîné la création d’un troisième réseau d’appartenance et d’identification, celui des « réfugiés » stricto sensu. Grâce à leur statut et via la création d’associations de réfugiés, les exilés ont aussi eu un accès direct aux organisations internationales, non gouvernementales et aux gouvernements des pays occidentaux, ce qui n’est pas non plus le cas des autres migrants. Outre l’assistance en vivres, ils ont pu bénéficier pendant presque dix ans d’un accès gratuit à des services tels que l’eau, l’éducation et la santé. Pour les anciens fonctionnaires en particulier, cette position d’interface leur a donné l’opportunité de mettre en œuvre des stratégies d’intermédiation et de courtage et de nouer progressivement des liens étroits avec le HCR et son ONG partenaire qui leur ont été fortement utiles pour négocier leur réinstallation aux USA. A la fois Mauritaniens, Haalpulaaren et réfugiés, les exilés ont ainsi démultiplié leur appartenance à des réseaux d’entraide et de solidarité qui se situent à des échelles différentes : nationale, locale et internationale. Cela est particulièrement visible à travers leur affiliation associative et politique qui est le plus souvent double ou triple : membres d’associations de réfugiés, ils appartiennent aussi à des associations et à des formations politiques mauritaniennes tout en adhérant par ailleurs à des groupements et à des partis sénégalais – généralement ceux de leurs parents ou bienfaiteurs dont ils sont devenus les clients. L’appartenance à ces multiples réseaux sociaux a joué un rôle clé dans leurs trajectoires d’exil, en particulier pour avoir accès aux diasporas Haalpulaaren implantées dans les grandes villes du bassin sénégalo-mauritanien ainsi que dans les pays de la sous-région, mais aussi pour avoir accès aux organisations internationales. Elle est aussi révélatrice d’un phénomène de cumul de repères identitaires qui n’est pas neutre sur la construction du rapport à soi et aux autres. Loin d’être dépossédés de « soi », les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens se caractérisent ici plutôt par une démultiplication de soi, qui peut aussi bien être source d’enrichissement que de malaise identitaire et de difficultés à se « retrouver ». On peut ainsi se demander que signifie pour un Mauritanien d’être catégorisé par le droit comme « réfugié » sur le territoire de ses grands-parents, « clandestin » dans son propre pays (lorsqu’il retourne chez lui sans papier) et « migrant sénégalais » dans un pays tierce ? Conclusion L’étude des trajectoires des réfugiés mauritaniens a souligné comment un déplacement forcé peut engendrer de nouvelles formes de migrations, qui sont à la fois « recherchées » et « contraintes » par un nouveau cadre de l’action lié au statut de réfugié. Trois éléments clés retiendront finalement notre attention. Tout d’abord, ces nouvelles filières migratoires qui se structurent sur des réseaux relationnels préexistants, sont génératrices de fortes inégalités entre les réfugiés, suivant la destination choisie par le migrant, son statut social et la voie migratoire empruntée – formelle ou informelle. Elles contribuent aussi à modifier les rapports de pouvoir au sein des familles, entre les générations, en favorisant les cadets sur les aînés. Ensuite, fondées sur un jeu entre visibilité et invisibilité, et sur le passage 47 Les programmes du CJB, n° 12 fréquent d’une catégorie identitaire à une autre, ces mobilités recherchées ne contestent pas les contraintes spécifiques liées au statut juridique des réfugiés et au non-respect des droits qui lui sont attachés. Elles n’ont pas de portée réformatrice ou contestataire pouvant permettre de questionner des normes nationales et internationales inadaptées ou bien non appliquées, qui créent une situation où les réfugiés — à l’exception des fonctionnaires — sont obligés de rentrer dans l’illégalité ou l’informel pour reconstruire un capital social et économique. Enfin, ces filières migratoires qui se construisent sur plusieurs identités et statuts à la fois — réfugiés, migrants économiques, clandestins mais aussi Sénégalais, Mauritaniens, réfugiés ou Haalpulaar — ne sont pas sans influencer la construction du rapport à soi et aux autres, et bien plus que de « perte de soi », l’exil semble ici donner lieu à des « feuilletés d’être successifs » dont les identités et les statuts rentrent sans cesse en contradiction les uns avec les autres. Références citées BA C.O., 1995, « Un exemple d’essoufflement de l’immigration sénégalaise : les Sénégalais au Cameroun, Mondes en développement, vol. 23, n° 91, p. 31-43. BECKER Howard Saul, 1986, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte. BONTE Pierre, 2000, « Faire fortune au Sahara (Mauritanie) : permanences et ruptures », Autrepart, Nouvelle série n°16 : 49-66. 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Par ailleurs, la recherche en sciences humaines, et particulièrement en archéologie, n’est pas vraiment une priorité en Mauritanie, pas plus que le respect des règles de prévention des risques encourus par le patrimoine, obligeant les entreprises liées aux mines, aux routes et au BTP à faire expertiser les zones où elles s’implantent avant de les impacter. L’Institut mauritanien de recherches scientifiques (IMRS) s’efforce de maintenir le flambeau, avec sa revue annuelle al Wasit, mais il ne peut guère faire plus avec ce que lui permettent ses maigres moyens. On s’efforcera donc de cibler les principaux résultats liés aux dernières recherches archéologiques et paléoclimatiques, puis les éléments de synthèse récemment parus ; enfin, les quelques résultats dans les zones frontalières voisines, avec en particulier les nombreuses publications concernant la partie orientale du Sahara occidental. Publications en archéologie préhistorique en Mauritanie depuis 2010 Pendant la décennie 2000, trois régions ont connu des projets archéologiques : le Golfe d’Arguin (PNBA) ; l’Adrar (concession pétrolière de Total au nord-est, et Richat) ; le sud-est du pays (entre Oualata et Nema et au-delà de la frontière malienne). Des publications sont parues depuis 2010, dont certaines ont de l’importance — Bordes, Gonzalez et Vernet (2010), un ouvrage collectif de 368 pages traitant de tous les aspects d’une longue prospection pendant la campagne de sismique pétrolière de la société Total sur plus de 100 000 km2 au nord-est de l’Adrar1. — Giresse (2012) et Sao (2010) concernant le paléolithique ancien et moyen de l’Adrar, et les éléments paléoclimatiques qui leur sont associés. Des traces d’éléphants dans la diatomite ont été étudiées par Ethman ould Dadi (2011). — Person et al. (2012) et Vallette (2010) sur le dhar Walata-Nema, auxquels on peut ajouter MacDonald (2011) pour un faciès de la culture de Tichitt au-delà de la frontière malienne. — Barusseau et al. (2009, 2010) et Vernet (sur les barrages à poissons - à paraître en 2013) autour du golfe d’Arguin. 1 Un prolongement en 2012 a donné lieu à une nouvelle campagne de prospection, tout aussi riche. Dans l’ouvrage collectif, de nombreux aspects de la préhistoire régionale ont été étudiés : Vernet (paléoclimats) ; Bordes, Mourre, Vernet (industrie lithique paléolithique, puis néolithique) ; Gallin (céramique) ; Tauveron (monuments, art rupestre) ; Tauveron et Vallette (la zone de Boujertala) ; Vernet et Tauveron (essai de différenciation culturelle et chronologique du Néolithique régional). 49 Les programmes du CJB, n° 12 Eléments de synthèse Plusieurs thèmes ont fait l’objet de synthèses : — Chars et tifinagh : Gauthier Y. et Ch., (2011), qui se sont aussi intéressés, dans plusieurs de leurs publications, aux monuments, en particulier en croissant. — Villages du dhar Tichitt-WalataNema : Amblard-Pison (2011). — L’ensemble préhistorique mauritanien : Vernet (2010 et 2011a). — L’économie du littoral atlantique au néolithique : Vernet (2011b) et Vernet et al. (2011). — Le chalcolithique : Vernet (2012). — La préhistoire du Tiris-Zemmour : Vernet, à paraître in al Wasit (2013). — La monographie d’un site de pêcheurs en eau douce, puis d’éleveurs, dans la région de Nouakchott, Nouadhfat (Vernet et al., à paraître). Enfin, Thibault Vallette poursuit l’édification de sa thèse, intitulée, Le monde minéral des habitants du Dhar Nema (Mauritanie sud-orientale) durant la seconde moitié de l'Holocène. Approche typo-technologique, Université de Paris I. Les paléoclimats Outre une synthèse concernant l’ensemble d’une zone allant de l’Atlantique au lac Tchad depuis 2500 ans (Maley et Vernet, 2013), de nombreux articles concernant l’évolution climatique terrestre et marine (cette dernière fournissant des informations essentielles sur le climat continental) sont récemment parus : — Giresse (2012) et Sao (2010), déjà signalés pour les paléoclimats de l’Adrar au Pléistocène ; de même, Barusseau et al. (2009, 2010) pour le rivage du golfe d’Arguin ; Vernet (2010, in Bordes et al., 2010). — Le littoral atlantique tropical entre le sud du Maroc et le Sénégal a toujours intéressé les spécialistes, qui ont déjà publié près de 200 références depuis les années 1970, dont encore une quinzaine depuis 2010. Ils apportent d’irremplaçables connaissances sur les climats pléistocène comme holocène de l’ouest du Sahara, région évidemment peu parcourue 50 aujourd'hui par les géologues, les sédimentologues et autres paléoclimatologues. On se contentera de quelques références récentes où l’on pourra consulter la bibliographie. Les principales zones concernées sont situées au sud du Maroc (Malaizé et al., 2012) ; en face du littoral mauritanien (Collins, 2013a et b ; Eisele, 2011 ; Hanebuth et Heinrich, 2009 ; Matsuzaki et al., 2011 ; Meyer, 2011 et 2013) et de l’embouchure du fleuve Sénégal (Bouimetarhan et al., 2009 et 2013 ; Castaneda et al., 2009 ; Mulitza et al., 2010 ; Niedermeyer et al., 2010 ; Nizou et al., 2011). On peut y ajouter Müller (2013) sur les apports de l’étude des otolithes de poissons pour la compréhension des paléoclimats régionaux. Les pays voisins : Sénégal, Mali, Algérie, Sahara occidental Le Sénégal apporte quelques précieux éléments nouveaux sur la préhistoire du moyen fleuve Sénégal avec Hatté et al. (2010), Sall (2010) et S.K. McIntosh & Scheinfeldt, pour un projet faisant appel à la génétique (2011). Mais aussi, un peu plus loin, avec Huysecom et al. (2012a et b) pour les résultats des campagnes de recherche 2011 et 2012 sur la Falémé. Au Mali, outre l’article déjà signalé de Mac Donald (2011) dans le Mema, il faut se contenter de la thèse de Gallin sur la céramique de Kobadi (2011). Sur la frontière algérienne, seul le court article d’Amara et Yass (2010), pour la région de Tindouf, est à mentionner. Par contre, le Sahara occidental a fourni une énorme quantité de données nouvelles, exclusivement d’ailleurs dans sa partie orientale : la Haute Seguiet el Hamra, le Tiris et le Zemmour à l’ouest de la frontière mauritanienne apparaissent privilégiés pour l’archéologie préhistorique, grâce à une certaine stabilité politique, qui a permis le déroulement de plusieurs projets. Ceux-ci étaient centrés, d’une part, sur l’inventaire régional et, d’autre part, sur l’étude approfondie de la préhistoire du secteur de Tifariti, ville située à une vingtaine de km de la frontière mauritanienne. Les programmes du CJB, n° 12 Plus d’une soixantaine de publications sont recensées depuis 2000. Les plus récentes, pour la Haute Seguiet el Hamra sont, entre autres : Brooks et al., 2009, 2010 ; Milburn, 2010 ; Soler Masferrer et al., 1999 ; Soler Subils, 2007, 2013 ; Soler Subils et al., 2006. Ces régions n’étaient guère connues auparavant que par quelques mentions de sites rupestres et de monuments funéraires. En quelques années, l’explosion des connaissances (plus centrée sur l’archéologie que sur les paléoenvironnements) a conduit à faire de la Haute Seguiet el Hamra et du sud-ouest du Zemmour (Saenz de Burruaga, 2008, 2012) une des zones les mieux connues de la région. — Le Paléolithique a été largement prospecté : des centaines de sites sont désormais répertoriés, pour l’Acheuléen (Saenz et al., 2010-2011) et pour l’Atérien (Ortega Perena & Delage Gonzalez, 2012). des synthèses des deux régions concernées : Clarke et al. et Saenz de Buruaga. De cet effort scientifique exceptionnel il ressort une occupation très dense, à toutes les époques, tout à fait représentative de la préhistoire ouest-saharienne. Il fait également ressortir la nécessité de travaux dans la partie mauritanienne du TirisZemmour et au Sahara atlantique, qui font figure de parents pauvres. Pour terminer, il est nécessaire de rappeler que cette région, comme bien d’autres dans le Sahara, continue à être soumise à un pillage systématique de son patrimoine archéologique par tous ceux qui ont l’occasion de récolter des pointes de flèche ou toute autre type d’outil préhistorique. Ce pillage et l’impossibilité actuelle de travailler sur le terrain font qu’il est bien difficile, en 2013, d’être optimiste pour l’avenir de la recherche archéologique dans l’ouest du Sahara. — Le Néolithique a vu se multiplier les sites, dont certains sont en cours de publication, surtout dans la région de Tifariti. — L’art rupestre, étudié en particulier par l’équipe de l’université de Gérone, est désormais connu avec une grande précision et un vrai luxe iconographique, spécialement sur la Haute Seguiet el Hamra, très riche en rupestres (nombreuses références, parmi lesquelles : Escola Pujol, 2003 ; Gutierrez et Sid Emhamed, 2013 ; Searight, 2011 ; Soler Masferrer & Serra, 2006 ; Soler Subils, 2007, 2013). L’art peint, en particulier, en fait une province très originale du Sahara. — Les monuments funéraires ont été systématiquement répertoriés, tant sur le terrain que grâce à Google Earth, pour les plus grands du moins (Brooks et al., 2006 ; Ehrenreich et Fuchs, 2012 ; Milburn, 2012 ; Saenz de Burruaga, 2013). — La chronologie radiocarbone est en cours d’élaboration (Ehrenreich, 2012 ; Saenz de Burruaga et al., 2012). — Un certain nombre d’ouvrages, plus généraux, sont récemment parus et apportent des éclairages essentiels (Bonte, 2012 ; Rodrigue, 2011 ; Al Khatib et al., 2008, pour l’art rupestre). D’autres devraient paraître sous peu, pour présenter 51 Les programmes du CJB, n° 12 Bibliographie AL KHATIB A., RODRIGUE A., AOUCHI M., 2008, Gravures rupestres de la province de Smara, Rabat, éd. Marsam, 2008. AMARA I., YASS C., 2010, « Notes sur quelques structures funéraires de la région de Tindouf (Sud-sud-ouest, Algérie) » in Calado D., Baldia M., Boulanger M. 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